Pierre-Yves Le Borgn’, député de la Nation depuis son élection en 2012 par les Français établis en Europe centrale et dans les Balkans, a fait montre à plusieurs reprises et de manière constante, dans les paroles et dans les actes, de son malaise face au projet de réforme constitutionnelle que porte l’exécutif, pourtant socialiste comme lui. Un an et demi après la tribune engagée - et toujours actuelle - qu’il avait écrite pour Paroles d’Actu (septembre 2014), il a accepté à nouveau, et je l’en remercie, de répondre à mes questions, et il le fait avec beaucoup de franchise. On pourrait imaginer un sous-titre pour cet article : « Conscience d’un homme de gauche »... Une exclusivité Paroles d’Actu. Par Nicolas Roche.
ENTRETIEN EXCLUSIF - PAROLES D’ACTU
« Qu’on ne me demande pas de me renier... »
Interview de Pierre-Yves Le Borgn’
Q. : 04/02 ; R. : 11/02
Paroles d’Actu : Bonjour Pierre-Yves Le Borgn’, merci de m’accorder cet entretien. Mercredi dernier, vous avez voté contre le projet de révision constitutionnelle que porte le gouvernement, à savoir l’inclusion de l’état d’urgence dans la loi fondamentale et la possibilité de déchoir de leur nationalité celles et ceux (s’entend : binationaux) qui participeraient à une entreprise terroriste - et peut-être à d’autres types d’activités malfaisantes. Comment jugez-vous globalement, en prenant un peu de recul, la teneur des discussions et débats qui ont eu cours dans la société française depuis les attentats de novembre, et dans quel état d’esprit vous trouvez-vous aujourd’hui, franchement ?
Pierre-Yves Le Borgn’ : Merci de me donner la parole sur votre blog, cher Nicolas. J’en suis un lecteur régulier et j’en apprécie la diversité des sujets traités et des personnes interviewées. J’ai été épouvanté par l’horreur des attentats du 13 novembre. C’est notre liberté et notre art de vivre qui ont été pris pour cible par des criminels terroristes. Je ne confonds aucunement l’islam, belle et grande religion de paix, prise en otage et dévoyée au nom de cette folie meurtrière, avec ces actes monstrueux. J’ai été frappé par le sentiment de peur, bien compréhensible au demeurant, qui s’est emparé de la société française dans les jours suivants le 13 novembre. Mes propres parents, vivant dans une petite ville de Bretagne, ont utilisé pour décrire leur réaction un mot que je n’avais jamais entendu dans leur bouche à ce jour : terreur. Cela m’a beaucoup marqué. Et pourtant il faut continuer à vivre, continuer à sortir, continuer à aimer la vie et ses plaisirs, continuer à le revendiquer. Faire recul sur tout cela serait comme apporter de l’eau au moulin des terroristes. Faire recul sur les libertés publiques aussi. Continuer à vivre sans rien oublier, en musclant nos services de renseignement, en développant les effectifs des forces de police et de gendarmerie, en frappant les bases de Daech à l’étranger et luttant par l’éducation contre la radicalisation.
Vous avez souligné ma position et mon vote sur la révision constitutionnelle. Ils expriment un doute : que la constitutionnalisation de l’état d’urgence et la déchéance de nationalité ne soient pas les réponses idoines dans la lutte contre le terrorisme. Je ne conçois pas que l’état d’urgence, d’une manière ou d’une autre (constitutionnalisation ou prolongation dans le temps) devienne peu à peu le droit commun, au détriment des libertés publiques et notamment du rôle du juge des libertés individuelles. Quant à la déchéance de nationalité, je n’ai pas aimé qu’elle tourne au procès a priori des binationaux, alimentant l’idée – diffuse dans l’opinion – que ces compatriotes seraient de moindres Français. Je vois davantage dans la révision constitutionnelle le risque d’un recul des libertés publiques et d’une rupture d’égalité entre Français que des instruments efficaces de lutte contre le terrorisme. Pour répondre à votre question, mon état d’esprit aujourd’hui, c’est la recherche de l’efficacité et des résultats, concrets et mesurables, dans la politique de lutte contre le terrorisme. Pas le suivisme à l’égard de l’opinion publique et des sondages.
PdA : On évoque souvent, quand on regarde ce qu’ont été et ce que sont les parcours de vie des jeunes partis faire le djihad, les notions de « quête de sens » ou d’« absolu », de recherche de « transcendance ». À l’heure de l’individualisme et de l’argent rois, à l’heure où les communautarismes sont exacerbés, il semble de plus en plus difficile de se rêver des destins collectifs, des perspectives communes à l’échelle par exemple d’une nation. La République et ses valeurs, elles, peinent à faire encore vraiment « rêver ». Est-ce que vous êtes sensible à cette question que je crois prégnante dans pas mal d’esprits, celle au fond d’une « crise de foi » peut-être plus répandue qu’on pourrait le penser ? Les attentats du 13 novembre auraient-ils, de ce point de vue, suscité une espèce de « sursaut » ?
PYLB : Je ne pense pas qu’une « crise de foi » traverse la société française et en son sein la jeunesse de notre pays. Une crise d’identité peut-être, une angoisse face à l’absence d’avenir plus sûrement. Notre société est bloquée par des choix aux conséquences dramatiques, opérés il y a longtemps, depuis les ghettos urbains et l’absence de moyens suffisants mis à disposition de l’école dans les zones d’éducation prioritaires jusqu’au refus de la mixité sociale entretenu dans de trop nombreuses villes. Un plafond de verre prive toute une part de la jeunesse des mêmes chances dans l’accès à l’emploi et au déroulement d’une carrière. Il est bien plus dur, disons les choses directement, d’obtenir un job à qualification équivalente quand on s’appelle Mohamed ou Rachida que quand on s’appelle Bertrand ou Élodie. Or, la France du XXIème siècle est celle de Bertrand et Mohamed, de Rachida et d’Élodie.
La République fait rêver lorsqu’elle donne à chacun les mêmes chances. La vérité est que ce n’est pas le cas à l’épreuve des faits. Dès lors, l’échec scolaire, l’épreuve du chômage, le manque d’avenir conduisent à l’amertume, à la révolte, au communautarisme, à la bigoterie, au rejet de la société et du pays duquel on est pourtant. Si les drames de 2015 peuvent contribuer à une prise de conscience de tout ce qu’il importe de faire pour lutter contre ces difficultés, ce serait heureux. Il faudra des années pour y arriver. Cela commande sans doute de penser à la discrimination positive : mettre la priorité de l’action publique sur certaines régions, certaines villes, certains quartiers. J’ai de ce point de vue la plus grande admiration pour ce que l’ancien directeur de l’Institut d’Études politiques de Paris, Richard Descoings, a fait, ouvrant l’accès à Science Po aux élèves de certains lycées de banlieue. De telles initiatives créent de l’espoir et s’inscrivent dans ce que la République a de meilleur.
PdA : Les attentats du 13 novembre vous ont-ils à titre personnel changé en quoi que ce soit ?
PYLB : Je ne pense pas. Comme tout Français, j’ai été épouvanté par l’horreur. J’ai un ami qui a perdu son fils dans ces attaques. Je pense souvent à ce jeune homme, réuni avec ses copains à La Belle Equipe. Il était plein de vie et de projets. Tout cela est tragique. Il faut redoubler de vigilance face au danger. Le parlementaire que je suis, davantage encore qu’auparavant, entend donner les moyens de son action à nos services de renseignements et à la police. Mais le citoyen, l’homme et le père se refuse à regarder l’autre différemment, à pratiquer la méfiance, à céder au repli. L’avenir reste pour moi dans la main tendue.
PdA : La démission de Christiane Taubira, garde des Sceaux et figure de la gauche progressiste, du gouvernement conduit par Manuel Valls n’a pas fini de faire parler les commentateurs politiques. Ce départ s’est fait, paraît-il, sur un « désaccord politique majeur » qui s’ajoute à d’autres départs liés à des désaccords politiques majeurs. Aujourd’hui la ligne gouvernementale est peut-être plus cohérente mais elle s’appuie sur une majorité moins large qu’au début du quinquennat. Nombre de membres de ce qu’on appelle le « peuple de gauche » se sentent de bonne foi déboussolés (pour ne pas dire autre chose) par les orientations politiques de l’exécutif, je pense notamment au discours sécuritaire, aux attitudes autoritaires de Manuel Valls et aux positionnements, disons, iconoclastes d’Emmanuel Macron sur les questions socio-économiques. Comprenez-vous ces interrogations et, d’une certaine manière, les partagez-vous ? Est-ce que, pour l’essentiel, vous retrouvez de l’esprit de la campagne de 2012, de vos idéaux progressistes dans la gestion 2016 des affaires de l’État et du pays ?
PYLB : J’ai regretté le départ de Christiane Taubira. Sa voix, son charisme et ses combats manqueront dans l’action de l’exécutif. Je partage les raisons qu’elle a invoquées pour expliquer sa démission. Rejetant la déchéance de nationalité, je me sens en communion avec elle. Le souci de protéger les Français a tout mon soutien. Ce que je regrette, c’est la tentation de « triangulation », non sans penser à 2017. Je n’aime pas que la gauche lie l’insécurité et la nationalité. L’an passé, j’étais l’un des orateurs du groupe socialiste dans un débat à l’Assemblée nationale sur une proposition de loi de l’UMP visant à… la déchéance de nationalité. Ma mission était de m’y opposer. Moins d’un an après, le gouvernement voudrait que je me renie et me fasse le zélateur d’une mesure à laquelle je ne crois pas. C’est hors de question.
Je suis attaché aux droits et libertés publiques, partageant sans doute une part de chemin de ce côté-là avec les « frondeurs ». D’un autre côté, j’ai toujours été, expérience professionnelle aidant, modéré au plan économique et ce que fait Emmanuel Macron me séduit. C’est sans doute un curieux positionnement politique au sein du groupe socialiste. C’est un peu, finalement, comme si j’y étais « non-inscrit », à l’écart de toutes les chapelles. Quant à l’esprit de la campagne de 2012, il est loin malheureusement et je le regrette. Trop de prudence, trop d’atermoiements, trop peu de communication sur l’action de l’exécutif ont installé dans l’esprit des Français l’idée que le changement, ce n’est surtout pas maintenant. Je n’aime pas l’ambiguïté dans l’action publique. Il faut afficher les objectifs, obtenir des résultats, faire des compte-rendus d’étapes, ne rien cacher des difficultés. Etre mendésiste, ma filiation politique.
PdA : Question liée : considérez-vous que, pour ce qui concerne l’essentiel des promesses et engagements énoncés en 2012 par le candidat Hollande, le contrat est rempli ou en passe de l’être durant l’année 2016 ?
PYLB : Le contrat sera partiellement rempli et j’en suis heureux. Néanmoins, certaines promesses ont été passées par pertes et profits, comme le droit de vote des étrangers aux élections locales ou bien la ratification de la Charte du Conseil de l’Europe sur les langues régionales et minoritaires. Nous aurions dû les tenir. Nous avions entre 2012 et 2014 une majorité à l’Assemblée nationale et au Sénat pour cela. Je regrette aussi que nous ayons renoncé à autoriser la procréation médicalement assistée pour les couples de femmes mariées. Au bout du compte cependant, c’est sur l’emploi que nous serons jugés et l’absence de réduction de la courbe du chômage reste à ce jour un échec, reconnaissons-le.
PdA : Un point de détail sur lequel François Hollande s’était engagé, une thématique qui vous concerne directement et qui peut peser lourd dans la défiance de nombre de nos compatriotes par rapport à la chose politique : le mode d’allocation des sièges à l’Assemblée nationale. François Hollande avait promis qu’il introduirait une dose de proportionnelle pour coller au mieux (ou en tout cas coller mieux) aux aspirations des citoyens. Il a annoncé après les régionales qu’il y renonçait pour ne pas favoriser une entrée trop importante de députés Front national dans l’hémicycle (sans doute aussi pour assurer la formation de groupes potentiellement alliés). Trois questions : 1/ cet argument est-il valable et cette décision juste ? 2/ ne pensez-vous pas que le débat avec le FN doive se tenir aussi à l’Assemblée nationale ? 3/ où en êtes-vous à titre personnel et dans le détail de votre réflexion sur le mode de scrutin pour les législatives ?
PYLB : Ma position est claire : lorsque l’on fait une promesse, on la tient. Revenir sur elle pour des considérations électorales n’est pas juste. Il n’est pas sain que des formations politiques qui pèsent lourd en voix ne soient pas représentées en sièges à l’Assemblée nationale. C’est vrai pour le Front national, que je combats de toutes mes forces. C’est vrai également pour le MoDem, que j’estime et respecte. Il est toujours infiniment meilleur pour la démocratie que le débat ait lieu dans l’hémicycle de l’Assemblée nationale que dans la rue.
À titre personnel, l’idée d’allouer 25% des 577 sièges de l’Assemblée à la proportionnelle me conviendrait. Cela obligerait à redecouper les circonscriptions correspondant aux 75% des 577 sièges qui resteraient alloués au scrutin majoritaire uninominal à deux tours. J’ai, pour ce qui concerne la part déterminée à la proportionnelle, un attachement pour le scrutin d’arrondissement, car c’est au contact de la réalité d’un territoire qu’un parlementaire est efficace. Je ne pourrais m’imaginer député issu d’un scrutin proportionnel, sans lien avec un territoire. Je me sentirais hors sol. J’aime trop le terrain, le contact.
PdA : Qu’est-ce qui, demain, devra vous singulariser sur le fond en matière d’offre politique par rapport à la droite ? Quels nouveaux horizons du « progressisme » devraient être portés par la gauche à votre avis ?
PYLB : Certainement le combat de l’égalité des chances dont j’ai parlé un peu plus haut dans l’interview et les bases de discrimination positive qui me semblent nécessaires pour sortir notre pays de ses ruptures territoriales et générationnelles. Lorsque vous voyez que 100% des classes bi-langues sont maintenues à Paris contre 5% seulement en Normandie, on se dit que l’égalité réelle est bien lointaine. Qu’une telle situation se produise sous un gouvernement de gauche est incompréhensible pour moi. La gauche doit aussi s’engager en soutien sincère et profond pour l’économie verte. L’avenir de la planète comme la pérennité de la croissance en dépendent. Je viens du secteur photovoltaïque et je sais tout le potentiel de cette nouvelle économie pour l’emploi et le bien-être de notre société. Je pense que la gauche doit encourager ce mouvement et lui donner les cartes d’un développement pérenne, notamment en revendiquant un meilleur traitement législatif et fiscal au bénéfice des activités favorisant la transition énergétique.
PdA : Si vous deviez définir en quelques mots le sens que vous donnez à votre engagement politique ?
PYLB : Donner à chacun la chance de réussir sa vie. Cela passe par les moyens pour l’école, l’aide à la petite enfance, le soutien à la famille. Et se battre pour que nos enfants et petits-enfants vivent dans une société libre, reposant sur la responsabilité et la solidarité.
PdA : Si vous aviez un message à transmettre à François Hollande ? À Manuel Valls ?
PYLB : À François Hollande, ce serait de réformer notre pays jusqu’au bout de son mandat, sans se préoccuper des échéances électorales, quitte à ne pas être candidat. En politique, c’est comme au tennis : à jouer petit bras, on perd toujours. Je lui conseillerais aussi de renouer avec l’esprit et la volonté de 2012, en un mot d’oser.
À Manuel Valls, ce serait d’accepter la diversité de sa majorité, de se décrisper, d’entendre et de solliciter les voix critiques. De comprendre que ces voix critiques veulent autant que lui le succès du gouvernement. Je lui conseillerais aussi de sourire de temps en temps et de montrer son humanité en allant vers la jeunesse.
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