Nicolas Gaudemet : « Un livre né d'une révolte et d'une fascination envers notre société envahie d'écrans »
À la fin des années 60, le pape du Pop Art Andy Warhol prédisait que, dans un avenir que lui ne connaîtrait pas forcément, chacun aurait droit à son quart d’heure de célébrité mondiale. Pouvait-il simplement anticiper le partage massif de contenus, avec internet, et le boom des YouTubers ? L’explosion du nombre d’appareils connectés, avec dispositif photo/vidéo intégré et transmission globale immédiate ? Le phénomène de téléréalité, promettant à des jeunes qui n’ont connu qu’une société de l’image, la notoriété (et tant pis si c’est aux dépens de la pudeur, d’une certaine idée de la dignité et du bon goût) ?
La fin des idoles (voir : le site) c’est le premier roman de Nicolas Gaudemet, un amateur de culture et fin connaisseur des médias. Il est de la génération des « enfants de la télé » mais maîtrise à fond les nouvelles techno, la culture geek et les codes des plus jeunes sur internet. Ceux du roman aussi apparemment : dans le sien, il réussit fort bien à introduire des personnages et à les colorer, à poser des enjeux, des concepts (et pas des plus simples : la psychanalyse et les neurosciences), et à nous y intéresser, enfin à tisser une intrigue riche en rebondissements.
Comment gérer le désir de célébrité ? Deux conceptions, radicalement différentes (éliminer ce désir ou bien s’y abandonner pleinement), s’opposent dans ce livre, et jusqu’au bout on compte les points. Et on assiste à la folle course de deux trains lancés sur une même voie, l’un contre l’autre par, chacun, un pilote fanatisé, jusqu’au dénouement final - forcément tragique. Ce premier roman est une belle réussite, qui comme au temps de la folie du Loft, pourra intéresser tout autant ceux qui aiment la téléréalité, et aussi ceux qui prétendent vouloir simplement « étudier le phénomène ». ;-) Et de cette lecture, on ne sort pas tout à fait indifférent, parce qu’au travers de son récit, l’air de rien, l’auteur nous interroge sur la société dans laquelle on vit, et sur nous et nos désirs... Just read it ! Interview exclusive, Paroles d’Actu. Par Nicolas Roche.
EXCLUSIF - PAROLES D’ACTU
Q. : 20/02/18 ; R. : 08/03/18.
Nicolas Gaudemet: « Ce livre est né d’une révolte, et bien sûr
d’une fascination envers notre société envahie d'écrans »
La fin des idoles, TohuBohu, 2018.
Bonjour Nicolas Gaudemet, merci d’avoir accepté de répondre à mes questions, pour Paroles d’Actu. Est-ce que vous pourriez vous présenter en quelques mots ; nous dire ce qui, à votre avis, serait intéressant à savoir de votre parcours et de votre vie, avant d’aller plus loin ?
qui êtes-vous ?
Bonjour Nicolas Roche, et merci de votre invitation. Passionné de médias, de fiction, de livres, j’ai travaillé pour l’audiovisuel public, chez Orange puis comme directeur du pôle culture de la Fnac, et suis désormais auteur.
L’objet premier de notre échange, c’est ce roman que vous publiez, votre premier... Quel a été, jusqu’à présent, votre rapport à la littérature, et aussi à l’écriture ? S’agissant des livres, quels sont les auteurs que vous placeriez dans votre Panthéon perso, et les lectures qui vous ont le plus marqué ?
lire, écrire
Pour moi la littérature, c’est d’abord Mishima. J’ai lu tous ses romans traduits. Ce sont aussi les classiques japonais (Kawabata, Sôseki…) et russes (Dostoïevski, Tourgueniev, Gogol, Tchernychevski...). J’ai donc un goût assez peu français même si j’admire les auteurs contemporains comme Aurélien Bellanger, Antoine Bello, Christophe Ono-dit-Biot ou encore Thierry Maugenest. Tous ont, à leur manière, inspiré mon premier roman.
On va y revenir dans un instant, mais dans votre livre, La Fin des idoles (Tohu-Bohu, 2018), il est énormément question d’une thématique très actuelle dans nos sociétés de l’image, à savoir : la quête de la célébrité. Pourquoi ce choix ? Quel regard portez-vous en tant que citoyen sur ce phénomène grandissant d’une recherche de célébrité à tout prix et de plus en plus basée sur du vent ? Est-ce que, le joke de la 4ème de couv’ de votre livre mis de côté, au fond de vous vous vous sentez vraiment immunisé contre ce rêve, chimérique mais tellement ancré dans notre temps : être célèbre ?
le désir de célébrité
Je crois que personne n’est immunisé contre ce désir de reconnaissance. Il est ancré dans notre ADN. Déjà chez Homère, les héros sont prêts à mourir pour le κλέος, la reconnaissance éternelle des hommes. Qui à l’adolescence ne s’est jamais imaginé artiste, chanteur, acteur, comédien... ou footballeur ?
« Nous sommes tous mus par ce désir de reconnaissance,
d’attention de la part des autres. À défaut de réussir
à devenir célèbre, on adapte peu à peu ce désir,
à l’échelle d’une communauté accessible. »
Nous sommes tous mus par ce désir de reconnaissance, d’attention de la part des autres. À défaut de réussir à devenir célèbre, on adapte peu à peu ce désir, par dissonance cognitive, à l’échelle d’une communauté accessible : nos proches, nos pairs, le réseau de nos « amis » ou « abonnés » sur Facebook, Instagram et autres Twitter…
Qu’est-ce qui vous a conduit à écrire ce livre, et quelle est l’histoire de sa confection ? Je le signalais tout à l’heure, c’est votre premier roman, donc j’imagine que vous avez dû, sur cet exercice, essuyer quelques plâtres, et connaître au moins autant de moments de grand découragement que d’intense satisfaction ?
premier roman
D’une certaine manière, c’est Lyne, la figure centrale du livre, qui m’a conduit à l’écrire. Sa révolte contre la société médiatique m’a porté, comme elle a porté le narrateur qui se dévoile à la fin du roman. C’est donc un livre né d’une révolte, et bien sûr d’une fascination envers cette incroyable société envahie d’écrans dans laquelle nous vivons désormais.
Ma plus grande satisfaction était d’arriver à être en parfaite synchronie avec mes personnages, à ressentir leurs frissons, leurs peines. Les moments de découragement ? Au moment de remanier le texte, encore et encore...
Pour schématiser, le récit, fort bien construit, va opposer deux clans qui entendent proposer, comme des choix de société, deux conceptions diamétralement opposées de la gestion du désir de célébrité, et du désir tout court. D’un côté, on a Gerhard Lebenstrie, psychanalyste de renom, une espèce de gourou qui ne cesse d’expliquer, en substance, qu’il faut non seulement ne pas brimer ses désirs, mais encore s’assurer de bien les réaliser, pour mieux les évacuer. De l’autre, la machiavélique Lyne Paradis, brillante neuroscientifique et grande prêtresse d’une quasi-foi visant à libérer par la technologie les Hommes de leurs désirs limitants et de leurs instincts primaires.
On remarque que vous ne faites pas que les survoler rapidement, ces thématiques de la psychanalyse et de la neuroscience, on dirait même que vous les maîtrisez bien : alors, cela a-t-il à voir avec des expériences, ou des aspects passés de votre vie, ou bien vous êtes-vous beaucoup documenté pour le livre ?
expérience et documentation
« Pour les besoins du roman, j’ai dû inventer une nouvelle forme
de psychanalyse, qui s’applique aux médias. »
Je me suis documenté. La psychanalyse, d’abord, matière particulièrement complexe. Surtout que pour les besoins du roman, j’ai dû inventer une nouvelle forme de psychanalyse, qui s’applique aux médias. Pour cela, j’ai lu des milliers de pages de Freud, Lacan, Kojève, Jacques-Alain Miller, Clotilde Leguil, Colette Soler... Les neurosciences, d’une certaine manière, étaient pour moi plus simples car j’ai une formation scientifique.
Je me suis documenté pour bien d’autres aspects. Par exemple, lors de repérages dans Paris, alors que je photographiais un commissariat, la police m’a arrêté ! Elle craignait que je prépare un attentat... Au final, cela m’a permis de donner encore plus de réalisme à la scène où Gerhard se retrouve menotté au commissariat des Invalides.
Le monde des médias, et en particulier de la télé, tient lui aussi une part essentielle dans votre histoire : Lyne Paradis, en position d’influence sur la chaîne V19, utilise des programmes de télé-réalité pour valider ses théories et expérimenter ses concepts. La guerre fait rage, avec TF1, et les autorités régulatrices interviennent. Et il y a la presse, entre collusion et indépendance... Ces milieux-là, pour le coup, vous les connaissez plutôt très bien...
Oui et non. Je connais bien les médias. En revanche, j’ai dû me documenter sur l’Agence nationale de sécurité du médicament et des produits de santé, sur la réglementation française et européenne des dispositifs médicaux, sur la bioéthique. Et rendre le tout intelligible.
Paloma, c’est le nom d’un des personnages importants du livre : ex-starlette de la télé-réalité, révélée par une émission de V19, elle était de celles qui recherchent à tout prix la célébrité ; elle a connu la gloire basée sur du vide, puis l’oubli, puis la déchéance... avant sa reprise en main par l’équipe de Paradis, dont elle deviendra la première cobaye, puis l’égérie. Paloma évoque Loana, forcément. Ceux-là aussi, ceux du premier « Loft », ont essuyé des plâtres.
Loana a été une star, puis elle est tombée dans l’oubli, on l’a moquée, elle a trébuché et a bien failli tomber pour de bon, plus d’une fois. C’était l’époque où les candidats de télé-réalité ne connaissaient pas les codes du genre (on est à mille lieues d’une Nabilla qui a très bien compris comment faire le buzz), ils gardaient une forme d’innocence. Loana, et Nabilla... quel regard portez-vous sur, qu’on le veuille ou non, ces deux figures, ces deux trajectoires ayant marqué la culture populaire contemporaine ?
Loana, Nabilla, etc...
J’ai beaucoup de respect pour Loana, Nabilla. Les trajectoires de Splendeur et misère… pour reprendre le titre de Balzac, ont une puissance romanesque qui force l’attachement. Paloma a aussi été inspirée par une Loana du Second Empire, je pense à Nana de Zola, ou encore par Maria, le robot aguicheur dans Metropolis.
Sur la télé, le regretté Alain de Greef m’avait dit ceci il y a cinq ans : « Sur la télé d’aujourd’hui, je crois qu’il y a deux choses bien distinctes. Les gens qui ne reçoivent que la TNT et qui ont un choix indigent de chaînes qui diffusent presque toutes les mêmes choses, à quelques années de distance, hors le service public. Et puis ceux qui peuvent vraiment se composer un programme en ayant accès à un bouquet fourni, tel CanalSat. » C’est aussi le regard que vous portez sur notre télé ?
Les choses ont changé. Les chaînes de la TNT sont montées en puissance avec des budgets accrus, puis sont apparus des acteurs comme Youtube, Snapchat, Netflix, OCS, demain Amazon video.
Je veux vous faire part, ici, d’une réflexion que j’avais eue avec un ami il y a quelques mois (à l’occasion du suicide spectaculaire, devant les caméras, du Croate Slobodan Praljak) : est-ce que la mort en direct, ce n’est pas le tabou ultime, la dernière frontière pour nos sociétés gorgées d’images ?
mourir en live
La mort en public existe depuis longtemps. Socrate, Jésus, Mishima... Avec la multiplication des écrans, en effet, elle pourra davantage se produire en direct, se jouant des contrôles éditoriaux a posteriori. Il y a régulièrement des cas de suicides filmés sur Facebook.
Lyne Paradis utilise des neurocapteurs mis au point par ses équipes et celles de ses alliés, pour nous l’avons dit brider les désirs des Hommes pour les en libérer dans le but de les émanciper véritablement - c’est en tout cas l’objectif tel qu’affiché. Ce qu’elle veut nous vendre, de votre point de vue de citoyen, c’est une utopie, une dystopie, ou bien est-on sur une nuance de gris à préciser ?
Utopie pour Lyne, dystopie pour Lebenstrie, nuance de gris pour le lecteur à qui il revient de forger son opinion !
Admettons. Lyne Paradis a gagné. Ses neurocapteurs, de plus en plus puissants, permettent de juguler les désirs limitants, favorisent la concentration, etc. Ce monde d’après rendrait les jalousies moins opérantes, mais quid de la force créatrice du désir et de l’ambition ? De la passion et des petits grains de folie ? On peut penser à l’entreprise, à l’art, à l’amour ? Comment l’imagineriez-vous, ce monde dont Paradis serait devenue la déesse ?
le monde d’après Lyne Paradis
« Ce serait un monde apollinien, dont la folie
dionysiaque aurait été chassée. »
Ce monde, c’est la société du Cortex dans le roman, rebaptisée Electropolis par Paloma. Ce serait un monde apollinien, dont la folie dionysiaque aurait été chassée, pour faire référence aux concepts développés par Nietzsche dans La Naissance de la tragédie. Lyne ne promet-elle pas qu’un jour, « elle boutera Dionysos hors des frontières du monde » ?
In fine, si vous peinez à juguler vos désirs ardents de célébrité un jour, vous iriez plutôt voir spontanément Lebenstrie ? Paradis ? Ou bien opteriez-vous pour, tiens, le yoga ?
fuir la société d’images
Quand le bombardement médiatique m’exaspère, quand il réussit, malgré moi, à embraser mes désirs, j’aimerais tester la technologie de Lyne. À défaut, je trouve un endroit tranquille, je mets mes écouteurs, je coupe mon smartphone et j’écris.
Parmi vos personnages, est-ce que vous avez un ou une préféré(e), que vous voudriez mettre en lumière et dont vous voudriez nous parler ici ?
un parmi eux
« C’est Lyne qui m’a donné l’énergie d’écrire,
et en même temps le plus de fil à retordre. »
Lyne ! J’aime tous mes personnages, mais c’est elle qui m’a donné l’énergie d’écrire, et en même temps le plus de fil à retordre. Personnage exceptionnel, extrêmement difficile à peindre, sorte de mélange entre Lénine, Sharon Stone et Claire Underwood…
Chacun des personnages de votre roman a un intérêt, parce qu’il est à sa place, parce qu’il a une complexité, des doutes, et parfois des failles béantes. Qu’est-ce que vous avez mis de vous dans ce livre, et dans tel ou tel personnage ?
colorer des personnages
Pour paraphraser Flaubert, « Paloma, c’est moi ». Plus sérieusement, je me suis diffracté dans tous mes personnages. Et j’ai dû les jouer chacun tour à tour, pour ressentir leurs émotions, deviner leurs réactions.
Si vous pouviez mettre votre grain de sel et intervenir, à un moment précis, auprès d’un personnage de votre récit, pour l’alerter de quelque chose, éviter ou favoriser tel ou tel événement : auprès de qui, et pourquoi ?
Ah non, j’ai réglé les rouages du récit au millimètre, réécrit des dizaines de fois, je ne veux plus rien changer !
Si vous deviez « vendre » votre livre en quelques mots, à la manière des petits post-it manuscrits que l’on trouve régulièrement dans les librairies ?
Ayant dirigé le pôle Culture de la Fnac, vous vous sentez une responsabilité particulière dans la mise en avant d’un certain type de culture, que vous jugeriez exigeant et nourrissant, par rapport à des choses plus « médiatiques » (par exemple : la bio de Jem... pardon ;-) Jeremstar) ?
en avant la culture
L’autobiographie de Jeremstar ou les ouvrages de Youtubeurs permettent d’amener à la lecture un nouveau public davantage conquis par les écrans. C’est précieux. Ensuite, il faut mettre en avant la diversité. Les libraires Fnac sont des passionnés qui prennent cette mission à cœur et lisent énormément.
« J’ai choisi une écriture accessible, inspirée des séries télé,
pour tenter d’intéresser un large public : du professeur
émérite de la Sorbonne au fan de Jeremstar,
qui chacun peuvent y trouver leur compte. »
Dans La Fin des idoles, j’ai justement choisi une écriture accessible, inspirée des séries télé pour le rythme et la choralité. Pour tenter d’intéresser un large public : du professeur émérite de la Sorbonne (l’un deux a chroniqué mon livre, estimant qu’il oscillait entre téléréalité et épistémologie !) au fan de Jeremstar, qui peut aussi avoir envie de réfléchir sur la façon dont les médias peuvent parfois le manipuler.
Vos coups de cœur du moment, que vous auriez envie de nous faire partager ?
Mes coups de cœurs sont intemporels. Et là, il me vient à l’esprit Une saison en enfer de Rimbaud, dont l’« opéra fabuleux », le fantasme de toute puissance grâce à l’imagination et aux sens, inspire le dénouement de La Fin des idoles.
Quels sont vos projets, vos envies pour la suite ? Un prochain projet de roman ?
Deux... Et aussi un Duetto sur Mishima (une jolie collection créée par Dominique Guiou, ancien rédacteur en chef du Figaro littéraire, où « un écrivain en raconte un autre »).
Que peut-on vous souhaiter ?
Le κλέος : la reconnaissance éternelle des hommes ?
Un dernier mot ?
Vous avez vu dans l’addendum du roman que j’aime terminer par le début. Alors je cite Épictète, qui inaugure La Fin des idoles par cette phrase : « Ce n’est pas par la satisfaction du désir que s’obtient la liberté, mais par la destruction du désir ».
Un commentaire ? Une réaction ?
Suivez Paroles d’Actu via Facebook, Twitter et Linkedin... MERCI !