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Paroles d'Actu
22 mai 2018

Olivier Gracia : « Gardons-nous de juger le passé à la lumière de la morale d'aujourd'hui. »

Olivier Gracia, essayiste passionné d’histoire et de politique, a cosigné l’année dernière avec Dimitri Casali, qui a participé à plusieurs reprises à Paroles d’Actu, L’histoire se répète toujours deux fois (chez Larousse). Quatre mains et deux regards tendant à éclairer les obscures incertitudes du présent et de ses suites à l’aune de faits passés. Une lecture enrichissante, en ce qu’elle invite à considérer avec sérieux une évidence : si l’histoire ne se répète pas nécessairement, mécaniquement, on perdrait en revanche toujours à négliger d’en tirer les leçons pour comprendre et appréhender notre époque. Interview exclusive, Paroles d’Actu. Par Nicolas Roche.

 

EXCLUSIF - PAROLES D’ACTU

Q. : 16/01/18 ; R. : 14/05/18.

Olivier Gracia: « Gardons-nous de juger

le passé à la lumière de la morale d’aujourd’hui. »

L'histoire se répète toujours deux fois

L’histoire se répète toujours deux fois, Larousse, 2017

 

Olivier Gracia bonjour. (...) Comment en êtes-vous arrivés à publier, avec Dimitri Casali, cet ouvrage à quatre mains, L’histoire se répète toujours deux fois (Larousse, 2017) ? Et, dans le détail, comment vous y êtes-vous pris, pour la répartition des rôles et tâches ?

avec Dimitri Casali

J’ai rencontré Dimitri Casali lors du «  procès fictif  » de Napoléon Bonaparte organisé par la Fédération Francophone de Débat. Alors que je plaidais la défense de Napoléon avec une poignée d’avocats corses, Dimitri était membre du jury «  impérial  » aux côtés d’Emmanuel de Waresquiel. De cette première rencontre éloquente est née une véritable amitié intellectuelle et un premier ouvrage ! Nous sommes vus à plusieurs reprises depuis et avons manifesté ce souhait commun de confronter nos deux cultures afin d’écrire ce livre à mi-chemin entre la politique et l’histoire. Pour l’écrire, nous avons débattu de longues heures tout en échangeant nos différentes conclusions écrites.  

 

Tout l’objet de votre livre est de démontrer que l’histoire, bien loin de n’être que la science de ce qui a été, doit être un outil censé nous éclairer sur ce qui pourrait advenir. À notre charge alors, d’œuvrer à éviter de reproduire le mauvais, et à favoriser ce qui a marché, en tenant compte des réalités du temps présent. Mais cela suppose un regard éclairé, empreint de toutes ces expériences justement, de la part des élites qui gouvernent notre monde, mais aussi de la part des citoyens qui votent. Sincèrement, et sans langue de bois, diriez-vous que les premiers et les seconds l’ont globalement, ce regard éclairé ?

les Français, leurs gouvernants, et l’histoire

Les Français sont de véritables passionnés d’histoire, il suffit d’observer le succès des émissions d’histoire et ou même des livres spécialisés. L’histoire de France, dans sa grande complexité, est néanmoins toujours victime de nombreux débats qui trouvent leur reflet dans l’actualité où nos anciens sont jugés à l’aune des moeurs et valeurs d’aujourd’hui, sans aucune remise en contexte d’époques suffisamment différentes pour en apprécier la diversité et la singularité. L’histoire se répète toujours deux fois met surtout l’accent sur les grands bouleversement de l’histoire contemporaine avec des outils d’analyse qui permettent d’en apprécier la redondance.

 

Question liée : dans votre livre, vous fustigez nos élites, notamment politiques, qui sont aujourd’hui incapables d’« inspirer » les citoyens, du fait d’une pureté d’engagement, d’une érudition admirable, qui les feraient rayonner positivement, mais qu’ils n’ont plus tout à fait. Est-ce que ce point, qui sans doute nous différencie des temps passés, contribue à saper notre respect pour le politique, et par là même l’autorité du politique ? Et quelles sont aujourd’hui, à votre avis, les personnes qu’on respecte et qui « inspirent » ?

les politiques comme source d’inspiration ?

Alexis de Tocqueville analysait très finement la déliquescence de l’Ancien Régime et la fin de l’élitisme aristocrate en écrivant : «  Une aristocratie dans sa vigueur ne mène pas seulement les affaires ; elle dirige encore les opinions, donne le ton aux écrivains et l'autorité aux idées. Au dix-huitième siècle, la noblesse française avait entièrement perdu cette partie de son empire  ». Les mots d’Alexis de Tocqueville sont toujours d’actualité avec ce sentiment que la classe politique se contente de «  gérer les affaires  », sans vision, sans inspiration et sans références fortes au passé. L’homme politique moderne est abreuvé de fiscalité et de sociologie électorale, il n’imagine plus le monde de demain, il le régente comme une entreprise.

 

Le système politique de la Ve République tel que façonné par de Gaulle, qui octroie au Président de la République des pouvoirs et une importance déséquilibrés pour une démocratie (une tendance aggravée par le quinquennat et la concordance des scrutins présidentiel et législatif), ne nous enferme-t-il pas dans une quête permanente, et sans doute illusoire, d’homme providentiel en lieu et place d’une hypothétique prescience de l’intelligence collective (une sorte de « despotisme éclairé panaché de démocratie représentative ») ? Diriez-vous de la République version Ve qu’elle est, tout bien pesé, un point d’arrivée honorable et globalement satisfaisant eu égard aux multiples expériences de gouvernement tentées depuis la Révolution ?

la Vème République, compromis ultime ?

Emmanuel Macron a eu le courage et l’honnêteté de dire que «  la démocratie comporte une forme d’incomplétude  » et qu’il y a «  dans le processus démocratique et dans son fonctionnement un absent. Cet absent est la figure du Roi  » tout en reconnaissant qu’on a essayé de réinvestir ce vide pour y «  placer d’autres figures : ce sont les moments napoléonien et gaulliste.  » En cela la Ve République cherche à réinvestir ce vide depuis la mort du Roi, en plaçant la fonction suprême un arbitre au dessus de la mêlée, d’essence quasi-royale mais avec une élection au suffrage universel afin de conférer un esprit presque providentiel à ce nouveau monarque. Les Français, du fait de leur histoire monarchique, sont exigeants et cherchent une personnalité forte. Par la formule politique d’une République mi-présidentielle, mi-parlementaire, le Général de Gaulle a élaboré un régime de synthèse à mi-chemin entre l’incarnation monarchique et la souveraineté populaire.

 

Autre point (lié ?). Depuis 1981, il y a eu neuf renouvellements de l’Assemblée nationale en France, mais la majorité sortante n’a été reconduite qu’une seule fois (la droite, en 2007). C’est beaucoup plus chaotique que dans, à peu près, toutes les démocraties normales. Est-ce là le signe d’un malaise réel, d’une inconstance, voire pourquoi pas d’une immaturité spécifique des Français vis à vis du politique et de « leurs » politiques ?

alternances et (in)stabilité

L’important nombre de transitions politiques est aussi le fruit d’un malaise idéologique où les électeurs se reconnaissaient simultanément dans les valeurs de gauche et de droite, avec une volonté constante de sanctionner l’échec d’une majorité par le vote d’une nouvelle. Le génie politique d’Emmanuel Macron est d’avoir fait converger toutes les aspirations républicaines, de gauche comme de droite au sein d’un même élan politique qui s’affranchit des ruptures idéologiques, qui selon lui, n’avaient plus lieu d’être, afin de créer un mouvement pragmatique, qui a pour mot d’ordre de mettre la France en marche vers plus de modernité, plus de croissance et plus d’optimisme. Le succès d’Emmanuel Macron est la suite assez logique d’alternances politiques, aussi incohérentes qu’infructueuses qui trouvent enfin un point de convergence. Le quinquennat d’Emmanuel Macron est en quelque sorte le dernier rempart contre une victoire possible des extrêmes.

 

(...) Les bémols de rigueur ayant été posés sur la personnalité et les inclinaisons du Président, est-ce que vous considérez qu’il incarne raisonnablement l’État, qu’il représente correctement la France et les Français ? Qu’il a su trouver, davantage peut-être que ses deux prédécesseurs, l’équilibre entre figure du monarque constitutionnel et premier gouvernant ?

le cas Macron

Contrairement à son prédécesseur François Hollande, Emmanuel Macron a un sens de l’histoire et une idée assez précise de ce doit être un Président ! Il en comprend l’essence monarchique et le prestige. En cela, Emmanuel Macron incarne raisonnablement l’État et représente assez bien les Français, qui perçoivent en lui les qualités d’un véritable chef d’État. Si le Président Macron réussit tout ce qu’il entreprend grâce à un double discours gauche-droite assez redoutable, il est fort à parier qu’il fera un second mandat.

 

Est-ce qu’on a besoin, nécessairement, d’un storytelling collectif puissant (le roman/récit national ?), sous peine d’en voir d’autres, plus segmentants et pas toujours bien intentionnés, prendre le pas chez certains esprits paumés (les embrigadés « chair à canon » qui se sentaient n’être "rien" mais à qui  Daech a vendu du rêve, par exemple) ? Si oui, n’est-ce pas (on y revient) un signe d’immaturité, en cette époque censée être éclairée ? Ou bien y a-t-il, de manière plus profonde, et diffuse, une espèce de perte de sens, de « crise de foi » que l’idéal républicain, à supposer qu’il existe toujours, ne parvient plus guère à combler ?

storytelling national

Jean-Michel Blanquer est le premier à dire qu’il faut réapprendre aux Français à aimer la France par l’enseignement d’une histoire équilibrée et non culpabilisante. L’idéal républicain d’aujourd’hui n’est plus aussi fort que celui que nous avons connu sous la IIIe République où l’enseignement rigide et minutieux des hussards noirs avaient su convaincre les citoyens d’une appartenance forte à une communauté nationale !

 

On ne va pas regretter, bien sûr, les heures sombres des mobilisations générales (1914, 1940), quand tout un pays se mobilisait comme un seul homme autour d’une cause, la défense de la patrie et de la nation. Mais on peut constater qu’aujourd’hui, l’individualisme est de plus en plus ancré : il n’est guère plus que les grands événements sportifs (finale de coupe du monde de foot), les grands drames (les attentats de 2015-16) ou les deuils nationaux (Johnny Hallyday) pour donner, un moment, cette impression de communion à l’échelle de la nation. Que recoupe aujourd’hui, dans la réalité des faits, le principe de « fraternité », fondement de notre devise ?

derrière le principe de fraternité ?

De la liberté, l’égalité et la fraternité, la liberté est de loin le principe le plus palpable, le plus réel ! C’est seulement en 1848 que le principe de fraternité est inscrit dans la constitution. Les jacobins préféraient la devise : «  liberté, égalité ou la mort  ». L’idée républicaine de fraternité est née lors de la révolution de 1848 qui avait une vocation redoutablement sociale ! Le principe de fraternité est néanmoins un principe vivant, qui a du sens pour tous les citoyens engagés dans des missions humanitaires, tant sur le sol français qu’à l’international. L’égalité est de loin le principe le plus utopique !

 

En 1789, la société d’Ancien Régime, de classes et de privilèges, laisse place, au moins sur le papier, à l’égalité civile entre tous les Hommes, devenus citoyens ; à une égalité de devoirs, de droits, et d’opportunités. L’égalité civile ne fait plus débat, mais pour le reste, au vu des inégalités inouïes de situations qui existent dans notre monde et au sein même de notre société, êtes-vous de ceux qui considèrent qu’il n’y a jamais eu autant « de boulot » qu’aujourd’hui ? Car, vous l’expliquez bien dans votre livre, l’ascenseur social (avec l’instruction publique)  fonctionnait mieux en d’autres temps…

l’égalité, vraiment ?

Si l’égalité civile est devenue une réalité, permise par les différentes grandes révolutions française, l’égalité sociale est une utopie difficilement conciliable avec l’idée d’un libéralisme économique. La IIIe République, par la force de son instruction élémentaire a permis l’émergence de grands talents issus de milieux modestes, Charles Péguy en est l’illustration la plus notable. Si l’école redouble toujours d’efforts pour permettre à chacun de s’épanouir dans la société, la mobilité sociale est aujourd’hui contrainte par une phénomène de reproduction des élites, tant dans l’administration que dans l’accès aux grandes écoles.

 

La France peut-elle encore tirer son épingle du jeu, faire entendre sa voix de manière déterminante dans un monde qui inquiète ? Vous êtes raisonnablement optimiste, vous qui vous faites on l’aura compris une « certaine idée de la France » ?

les chances de la France

Il faut être optimiste et ne pas sombrer dans une forme de déclinisme, réservée à quelques spécialistes ! La France a tous les atouts pour réussir, surtout dans un monde en constante ébullition. Si la France a perdu une grande partie de son empire économique, l’esprit français demeure et continue d’enchanter des générations entières au-delà de nos frontières naturelles. Il suffit d’observer l’indicible passion internationale pour des personnages comme Napoléon et Marie-Antoinette !

 

Où se trouvent aujourd’hui, au niveau global, les poudrières potentielles type « Sarajevo 1914 » qui pour vous, peuvent inquiéter ?

poudrières modernes

Elles sont nombreuses et constamment alimentées par les propos provocateurs et dangereux de Donald Trump, qui menace la sécurité internationale à longueur de tweet. L’Iran et la Syrie constituent des points de tensions où les conflits débordent déjà de leur contexte régional !

 

Si vous pouviez voyager à une époque de notre histoire, laquelle choisiriez-vous, et pourquoi ?

voyage ?

Excellente question ! Idéalement, la Révolution française, le Premier Empire ou même la Monarchie de Juillet ! Ce sont des périodes passionnantes de grands changements politiques et institutionnels.

 

Si vous pouviez vous entretenir avec un personnage du passé, quel serait-il ? Que lui demanderiez-vous ; que lui conseilleriez-vous, à la lumière de votre connaissance des faits à venir ?

intrusion dans l’histoire

Henri IV et Napoléon, le premier pour le prévenir de son assassinat imminent et le second pour lui révéler le désastre de la campagne de Russie. Henri IV est à mon sens le meilleur des Français et très certainement le plus grand Roi. Il avait un sens de l’État, une amitié toute particulière pour la paix et un contact chaleureux avec les Français. Il demeure toujours aujourd’hui le bon Roi Henri. Pour Napoléon, j’aime son audace et j’admire sa détermination ! Il est l’exemple le plus illustre de son fameux mot : «  Impossible n’est pas français !  »

 

Pour quels moments de faiblesse de notre histoire avez-vous, instinctivement, de l’indulgence ? Un regard de sévérité ? Et quels sont les épisodes de hardiesse qui vous inspirent la plus grande admiration ?

regards sur l’histoire

C’est toujours difficile d’avoir de l’indulgence pour les fautes ou les erreurs de nos ancêtres, surtout quand elles sont meurtrières et dévastatrices. Le rôle de l’historien n’est pas de juger l’histoire mais de l’interpréter à la lumière des pièces à conviction de l’époque. L’erreur est précisément d’aujourd’hui réinterpréter les comportements ou les décisions des hommes du passé à la lumière de la morale d’aujourd’hui. On a hélas l’impression que les hommes du passé sont jugés par un tribunal redoutablement contemporain qui jugent leurs crimes à la lumière de la législation d’aujourd’hui. C’est un exercice dangereux qui nous condamne à faire table rase du passé. L’exemple le plus frappant est celui de Colbert, qui est aujourd’hui traité de criminel ! Pour les épisodes les plus sombres, j’ai évidemment un regard critique sur la Terreur et les massacres à répétition, où des Français assassinent d’autres Français ! Pour les épisodes de hardiesse, je songe immédiatement au courage des résistants français qui ont pris les armes au mépris de leur vie pour défier et terrasser l’idéologie la plus effroyable de l’histoire de l’humanité.

 

Un mot, pour les gens, et notamment les jeunes, qui n’auraient pas encore pleinement conscience de l’intérêt (et aussi du côté agréable !) que peut avoir la connaissance des faits historique ?

pourquoi l’histoire ?

L’histoire permet d’en apprendre beaucoup sur soi et notamment pour savoir où l’on va. De façon assez paradoxal, connaître son passé, c’est mesurer son avenir ! Dans une période avec une forte perte de repères, l’histoire permet aussi d’apprendre le sens du courage, de la détermination et saisir le goût de la liberté !

 

Quels sont vos projets, vos envies pour la suite, Olivier Gracia ? Que peut-on vous souhaiter pour la suite ?

projets et envies

J’aimerais me lancer dans d’autres projets littéraires dans l’idée de confronter toujours l’actualité et l’histoire afin d’en démontrer l’utilité ! L’histoire est un science vivante et mouvante.

 

Dimitri Casali et Olivier Gracia

 

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14 mai 2018

Fabrice Jaumont: « Je suis heureux de participer à la révolution bilingue »

En ces temps où, troubles extérieurs et crispations internes n’aidant pas, les réflexes de repli sur soi sont légion, j’ai eu envie de donner la parole à quelqu’un qui, depuis des années, se bat pour que, précisément, l’ouverture aux autres cultures soit reçue et inculquée comme une valeur, comme une richesse. Non pas comme un mantra vide de sens, mais sur la base de réalisations concrètes : M. Fabrice Jaumont, auteur et activiste enthousiaste, compte parmi les plus ardents défenseurs de ce que soit favorisée, partout, l’instauration de classes bilingues. Sur ce sujet et d’autres, comme l’attrait, la place de la francophonie aux États-Unis ou le poids des fondations privées dans le système éducatif, il a accepté de répondre à mes questions, et je l’en remercie. Interview exclusive, Paroles d’Actu. Par Nicolas Roche.

 

EXCLUSIF - PAROLES D’ACTU

Q. : 10/02/18 ; R. : 07/05/18.

Fabrice Jaumont: « Je suis heureux

de participer à la révolution bilingue ! »

Fabrice Jaumont

Fabrice Jaumont. Photo : Jonas Cuénin.

 

Fabrice Jaumont bonjour, et merci d’avoir accepté de répondre à mes questions. Comment vous présenteriez-vous, en peu de mots mais sans rien omettre de l’essentiel de votre parcours et de vos engagements ?

En quelques mots, je suis éducateur, chercheur et auteur avec un penchant pour les livres qui peuvent changer l’éducation, la culture et le développement humain.

 

Né en France, vous vous êtes installé aux États-Unis en 1997, soit, il y a un peu plus de vingt ans. Qu’est-ce qui, au premier abord, puis à l’usage au fil des années, vous a sauté aux yeux, s’agissant des différences, petites et grandes, entre les deux pays ?

Sans tomber dans les clichés, j’ai trouvé ici beaucoup de liberté à pouvoir faire les choses que j’avais envie de faire, ce qui m’a mis en confiance et m’a permis de m’épanouir, d’oser, de progresser. À commencer par mon doctorat que j’ai fait à la New York University, mes livres sur la philanthropie, l’éducation, le cinéma, mon activisme pour les communautés linguistiques et bien d’autres projets. Bien sûr, j’aurais sûrement réussi à trouver de belles choses à faire en France, d’ailleurs mes nouvelles affiliations avec la Fondation Maison des Sciences de l’Homme à Paris et NORRAG à Genève m’amènent à multiplier les initiatives en Europe.

 

Vous portez actuellement la « révolution bilingue » dans les écoles américaines : le français semble avoir le vent en poupe sur le territoire américain en encourageant les initiatives d’établissement de filières bilingues (cours en français et en anglais) dans les écoles. Quelles sont les vertus observées, avec le recul, de ces filières bilingues pour les élèves qui les suivent ? Quel bilan tirez-vous, à ce stade, de ces programmes, et quels retours en avez-vous ?

Aux États-Unis, on remarque un engouement réel pour l’éducation bilingue qui prend plusieurs formes : en immersion partielle ou totale, en programme double-langue ou dans l’école du samedi. En ce qui concerne notre langue, ce phénomène s’est concrétisé par l’ouverture de filières bilingues français-anglais dans plus de 200 écoles publiques et privées. La demande est forte, les élèves réussissent bien aux tests et aux évaluations nationales, les parents s’engagent pour soutenir ces filières ou en créer de nouvelles s’ils n’en trouvent pas près de chez eux. Bref, c’est très intéressant de participer à cette révolution bilingue.

 

Est-ce que la promotion du français à l’étranger s’apparente à une  «  diplomatie d’influence  » (le terme n’étant pas entendu comme péjoratif)  ? Quels en sont les meilleurs vecteurs : la littérature ? le cinéma ? la chanson ?

La promotion du français, comme  pour la promotion des films, des artistes, des auteurs, des échanges universitaires, entre autres, peut sûrement aider à influencer les esprits. J’y vois surtout une manière de mieux les ouvrir, par le dialogue, l’enrichissement de soi et la découverte de l’autre. Je le vois à mon niveau, dans les classes, et c’est très enthousiasmant. La langue sert de point d’entrée vers la culture d’un pays, ses traditions, son peuple.

 

Est-ce que vous diriez que le français se défend plutôt bien, ou plutôt moins bien que les autres langues étrangères, par rapport à la dynamique de leur diffusion sur le territoire américain ? Et d’ailleurs, que peut-on en dire, de la communauté francophone aux États-Unis ?

La langue française a su conserver sa place de deuxième langue enseignée après l’espagnol aux États-Unis. L’image du français est toujours très positive et véhicule un certain cachet même chez des individus qui ne connaissent rien de la France. La communauté francophone, quant à elle, est vibrante avec près d’1,3 million de locuteurs qu’on retrouve dans les grands centres urbains et dans les zones d’héritage francophone comme la Louisiane et la Nouvelle-Angleterre.

 

Sur la couverture de votre livre, The Bilingual Revolution: The Future of Education is in Two Languages (TBR Books, 2017) apparaît le mot « multiculture », comme un terme positif parce qu’il implique une ouverture à l’autre, à ce qu’il est. Mais vous n’êtes pas sans savoir que cette notion est vue globalement d’un œil moins favorable qu’en pays anglo-saxons,  en France, où l’on chérit le conformisme républicain tout en se méfiant des communautés, soupçonnées parfois de vouloir « pousser » leurs particularismes jusqu’à les faire déborder sur l’espace commun. Est-ce que vous comprenez ces crispations, qui plus généralement peuvent être apparentées à celles ressenties par toutes celles et tous ceux qui, de bonne foi, et sans pour autant avoir l’esprit étriqué, ressentent le  « multiculturel » comme une atteinte potentielle à des traditions, à leur identité ? A-t-on un problème spécifique avec le multiculturel en France, en Europe continentale ?

C’est une question complexe. Ce que je peux dire en réponse, c’est que je suis très heureux d’avoir trouvé à New York une société, des politiques, un système scolaire ouvert aux langues et aux cultures des autres, à commencer par ma propre culture et par ma langue. Je m’estime chanceux de voir mes filles suivre leur scolarité en deux langues dans une école publique américaine. Grâce au travail de parents et d’éducateurs bienveillants, elles pourront, comme des milliers d’autres à New York, devenir complètement bilingue, bi-lettrée et biculturelle. C’est une opportunité et elle est proposée à de plus en plus de familles de la ville peu importe leur origine ethnique ou leur statut socio-économique. D’ailleurs, la ville vient d’annoncer la création de 48 écoles bilingues supplémentaires avec des programmes en espagnol, chinois, arabe, français, italien, ourdou, bengalais, allemand, russe, polonais, coréen et, pour la première fois, albanais. J’en ai aidé plusieurs à se monter et j’invite toutes les communautés à suivre le mouvement, comme je l’explique dans mon livre. À mes yeux, cette approche offre un bel exemple de cohésion sociale ; elle favorise la compréhension mutuelle, le respect et la tolérance, tout en permettant le maintien des patrimoines culturel et linguistique de chaque groupe.

 

The Bilingual Revolution

The Bilingual Revolution: The Future of Education is in Two Languages (TBR Books, 2017)

 

Je rebondis sur la question précédente, pour citer une partie du propos de promotion de votre dernier livre, Partenaires inégaux. Fondations américaines et universités en Afrique (Éditions de la Maison des Sciences de l’Homme, 2018), questionnant sur l’importance de la philanthropie internationale « à une époque où l’enseignement supérieur est à nouveau reconnu comme un moteur de développement économique, que les sociétés du savoir exigent de nouvelles compétences, rendant obsolètes les économies basées sur l’industrie manufacturière... » : est-ce que de fait, ce paradigme tel que posé ne crée pas un « gap » aigu entre anciennes et nouvelles générations, entre jeunes « éduqués » et personnes moins intégrées à l’« économie de demain » ? Comment intégrer pleinement, en évitant de nourrir les frustrations qu’on peut imaginer,  toute la masse des gens qui ne sont pas des élites (et le terme n’est pas vu comme péjoratif) au monde de demain tel que celles-ci nous le préparent ?

En ce qui concerne l’exemple des filières bilingues de New York, c’est bien parce que la solution permet de servir, à terme, tous les enfants, avec des parents et des éducateurs travaillant ensemble, que le modèle est remarquable et qu’on parle d’une révolution bilingue. Certes, il y a de nombreux défis à surmonter, comme celui de trouver des enseignants qualifiés et multilingues en nombres, mais je crois qu’on a ici l’opportunité de construire quelque chose d’important, surtout si les institutions, les communautés, voire les nations, collaborent entre elles, comme dans le cas d’échanges d’enseignants par exemple. Pour les fondations américaines impliquées dans le développement des universités en Afrique, c’est là-aussi une question de collaboration, de coordination et de mise en place de stratégies partagées, entre donateurs et récipiendaires, dialoguant de façon équitable pour œuvrer à des solutions de grande envergure certes, mais voulues par tous dans le but de changer un secteur pour mieux servir les jeunes générations.

 

Partenaires inégaux

Partenaires inégaux. Fondations américaines et universités en Afrique

(Éditions de la Maison des Sciences de l’Homme, 2018)

 

L’ouvrage traite comme son nom l’indique de la place des fondations américaines dans le financement du système d’éducation supérieure africain : quelles masses cela représente-t-il, et dans quelle mesure cela vient-il pallier les manquements des financements publics ? Surtout, qualitativement parlant, on peut imaginer que ces structures privées, qui sont philanthropiques mais ne versent pas strictement dans l’humanitaire, ont aussi des intérêts identifiables, qu’elles ciblent les formations financées et cherchent à influencer le fond de ce qui est enseigné, par exemple pour former les élites africaines de demain aux vertus de l’économie de marché et en faire des ambassadeurs futurs des manières américaines de faire du commerce. Est-ce que ces fondations sont des fondations qui, clairement, visent aussi à  « influencer » ?

C’est une évidence, les fondations cherchent à influencer, que ce soit les universités, les gouvernements, les organisations internationales, voire les autres fondations, l’argent leur permet d’orienter les choses vers leurs idéaux et elles ont développé des stratégies pour y parvenir. Dans le cas du secteur universitaire, le volume des fonds qu’elles investissent n’est proportionnellement pas si important que cela. Mon livre couvre une période de dix ans pendant laquelle une centaine de fondations américaines ont versé 500 millions de dollars dans le secteur universitaire africain. C’est une goutte d’eau comparé au budget total des gouvernements pour l’enseignement supérieur du continent pendant la même période. Malgré tout, ces fondations ont permis de redonner de l’importance à un secteur jusqu’alors délaissé tout en repositionnant les universités africaines comme des moteurs au cœur du développement économique africain.

 

Le système de fondations philanthropiques privées apportant des financements, portant des causes et « poussant » des formations est infiniment moins développé en France que, par exemple, aux États-Unis, comment l’expliquez-vous ? Est-ce, pour le coup, une question culturelle ? Et est-ce qu’à choisir vous diriez qu’il est toujours, forcément meilleur, que ce soit la collectivité qui finance les formations supérieures quand c’est possible ?

Aux États-Unis, on dénombre plus de 100 000 fondations qui, chaque jour, soutiennent telle ou telle cause, ou des institutions qui œuvrent pour le bien commun. On retrouve les méga-fondations comme celle de Bill Gates et d’autres milliardaires comme Rockefeller, Ford, Carnegie, MacArthur, Mellon, Soros, Hewlett, etc. Cependant, ces dernières ne sont pas les plus représentatives, la majorité des fondations privées sont des organisations familiales, de petite taille, ou des organisations communautaires, servant une région ou une ville en particulier. Ce qui est le plus frappant, c’est que ces fondations ne représentent qu’une petite partie de la philanthropie américaine, majoritairement dominée par des dons d’individus qui soutiennent leur église, leur école ou leur musée, entre autres. Les États-Unis sont une société du don, tradition qui prend sa source avec l’arrivée des premiers colons venus d’Europe, donc très liée à l’individualisme protestant, au capitalisme, et encouragée fiscalement qui plus est. Pour ce qui est du développement des universités aux États-Unis, il se fait principalement par l’apport de la philanthropie, les noms de mécènes sont souvent donnés à un bâtiment, une bibliothèque, un laboratoire. Mais ces dons n’empêchent pas des frais de scolarité élevés qui provoquent l’endettement des étudiants, parfois sur des dizaines d’années, un vrai problème qui, pour moi, montre les limites de ce système.

 

Quels sont vos projets, vos envies pour la suite ? Que peut-on vous souhaiter ?

Je travaille actuellement sur de nouveaux projets de livre. Je viens tout juste de ressortir un essai sur les Odyssées de Stanley Kubrick, en hommage au 50ème anniversaire de la sortie de 2001 : l’Odyssée de l’espace. Je vais sortir un livre sur les linogravures de Raymond Verdaguer, artiste français résidant à New York et qui a, pendant 40 ans, produit des illustrations publiées dans les plus grands journaux comme le New York Times, le Los Angeles TimesHarper’s Magazine et bien d’autres. Enfin, je travaille à l’écriture d’un livre sur l’histoire de la langue française aux États-Unis et j’aide plusieurs auteurs à sortir leur livre aux États-Unis.

 

Qu’aimeriez-vous que l’on dise de vous, de la trace que vous aurez laissée, après vous, Fabrice Jaumont ?

Je préfère attendre un peu avant de me prononcer, ou laisser passer quelques années. J’ai encore beaucoup de projets à accomplir, d’étapes à franchir pour parler de trace.

 

Un message pour nos lecteurs ?

Qu’ils me contactent s’ils ont envie de publier un livre aux États-Unis.

 

Un dernier mot ?

Bravo Nicolas pour votre blog que j’apprécie depuis plusieurs années.

 

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12 mai 2018

« Macron, simple exécutant ? », par Henri Temple

Emmanuel Macron est aux affaires depuis un an. Quel bilan tirer de cette première année ? Qu’en penser, d’après telle ou telle grille de lecture ? Après Philippe Tarillon, ex-maire PS de Florange, j’ai demandé à Henri Temple, avocat et juriste spécialiste du droit économique, universitaire et citoyen engagé (il fut jusqu’à très récemment un haut cadre du mouvement Debout la France) d’évoquer pour Paroles d’Actu cette actualité, et de nous dire en quoi sa philosophie politique se distingue de celle portée par le Président. Il y a deux ans, M. Temple s’était déjà prêté, sur ma proposition, au jeu d’un article pour notre blog, à propos de questions constitutionnelles. Tout un programme... là encore, toujours amplement d’actualité... Une exclu Paroles d’Actu. Par Nicolas Roche.

 

Macron FR EU

E. Macron, président de la République. Source de la photographie : RFI.

 

« Macron, simple exécutant ? »

Par Henri Temple, universitaire et avocat.

Texte daté du 8 mai 2018.

 

Un an après son élection-surprise que reste-t-il d’Emmanuel Macron ?

Rien qu’on ne sache déjà depuis la mise en place du monde multilatéral et pyramidal post Maastricht/Marrakech. Il ne s’agit pas, ici, de dresser un simple catalogue et une appréciation de ce qui a été fait depuis un an, mais plutôt de se demander ce qui n’a pas été - et ne sera pas - fait pour sauver la France d’un profond déclin, voire de sa déchéance.

Emmanuel Macron est, à plus d’un titre, une personnalité étrange mais sans nul doute un habile calculateur. Pas si habile que cela toutefois, aidé qu’il fut par des adversaires lamentables qui lui ont offert une opportunité unique de s’imposer. On le créditera aussi - pour l’instant - d’un réel facteur chance et d’un talent rare de communiquant.

Il reste qu’il demeure, par nature, par carrière et par sa dépendance à ses soutiens, un exécutant qui ne voudra - ni d’ailleurs ne saurait - adopter les puissantes mesures de fond que les Français attendent, confusément, mais dans une immense frustration annonciatrice de colères sans frein.

 

Réforme démocratique. Alors que près de 60% des Français, écœurés, ne sont plus inscrits sur les listes électorales, ne vont plus voter, ou votent blanc ou nul, la grande urgence est de rétablir la République. Que leur dit le prochain projet de loi de réforme de la Constitution ? Des broutilles : interdiction aux ministres de cumuler leur poste avec des fonctions exécutives dans des collectivités territoriales. Ils seront donc plus disponibles et moins indépendants. Les anciens présidents de la République ne pourront plus siéger au Conseil constitutionnel... Modification du travail parlementaire. Un verrouillage en réalité : à l’avenir, seuls les projets et les propositions "justifiant un débat solennel" (sic) seront examinés. Les lois de finance seront votées plus vite... La Constitution va aussi fixer les principes fondamentaux de la loi en y inscrivant dorénavant la "lutte contre les changements climatiques". Réduction du nombre de parlementaires, limitation des mandats dans le temps et "dose de proportionnelle" (combien ?) aux législatives. Suppression de la
Cour de Justice de la République pour juger les ministres, avis conforme du Conseil supérieur de la magistrature pour les nominations au parquet...Inscription de la Corse dans la Constitution...

 

« Il y a en France une caste de politiciens qui est hostile

à la vraie proportionnelle et au vrai référendum.

Et donc à la vraie démocratie... »

 

Or la seule vraie réforme que veulent vraiment les Français est celle de la voie référendaire. Leur actuelle anomie date de 2008 lorsque droite et gauche amalgamées au Congrès de Versailles avaient abrogé la Nation française en adoptant la réforme fédéraliste des institutions européennes que les Français avaient rejetée trois ans auparavant. Pour mieux abuser l’opinion publique on introduisit alors, dans la Constitution (article 11), un "référendum d’initiative partagée" avec des conditions de quorum telles (un dixième des parlementaires et... un dixième du corps électoral !) que depuis 10 ans ce mécanisme n’a jamais été obtenu, ni même tenté. Et ne le sera jamais. Or il y a en France une caste de politiciens qui est hostile à la vraie proportionnelle et au vrai référendum. Et donc à la vraie démocratie. Redoutant que cette vraie démocratie mette fin à leurs petites mais juteuses combines. Ainsi, ce qui est permis aux Suisses (1 à 2 référendum par an) et à d’autres nations est honni en France. La Suisse serait "petite" et la France trop grande pour cet exercice. Trop grande ? Ou trop abaissée...

La seule réforme constitutionnelle qui vaudrait serait de faire adopter (par référendum) l’abaissement de 1/10e à 1/20e le nombre des pétitionnaires pour inscrire dans le marbre le référendum d’initiative partagée.

 

Économie. La seule réforme que Macron ne fera jamais est la seule qui redonnerait sa substance industrielle et agricole à la France : un protectionnisme mesuré et de bon sens. Au lieu de se couvrir de ridicule (et nous couvrir de honte; voir les photos officielles de la Maison blanche) aux États-Unis, Emmanuel Macron a gâché la chance française et européenne de suivre le sillage du brise glace Trump. Les médias français (qui les possède financièrement ?) désinforment sans cesse nos concitoyens sur des sujets majeurs comme l’affaire de l’Ukraine et sur la politique économique américaine.

On en vient à infuser l’impression que Donald Trump serait une sot et/ou un fou qui dirige seul les États-Unis à coups de tweets... Or cette politique économique a un seul maître mot : la défense de l’intérêt américain. On aimerait que Emmanuel Macron s’en inspire. Comme on aurait aussi aimé que Chirac, Sarkozy, Hollande le fassent. Hélas. J’ai patiemment étudié la remarquable politique économique et fiscale du gouvernement Trump et me contenterai de renvoyer le lecteur à mes études de droit économique à ce sujet : Trump va-t-il détruire la mondialisation ? ; À Davos, Trump met fin au multilatéralisme absolu ; Le libre-échange, c’est la guerre commerciale ; Guerre commerciale : quand le monde s’éveillera, la Chine tremblera (Causeur).

 

Social. Toute notre société dépend de notre capacité à produire les richesses à partager; et donc à notre capacité de maintenir cette capacité. Quels que soient les moyens employés, la légitime défense est légitime, pourvu qu’elle reste proportionnée au péril.

Aussi toutes les questions d’équilibre budgétaire, de dette, d’impôts ou de CSG, de retraites, de santé, de salaires, d’école, d’armée, de moyens de la police et de la justice ne sont que des conséquences de cette cause première qui est l’affaiblissement continu de notre économie, causé par la sujétion à une Europe elle même auto-soumise à la mondialisation multilatérale.

 

Migrations. Terrorisme. Le débat public est, sur ce sujet, inhibé par la marge étroite que certains juges croient devoir lui laisser. Si le terme "immigration de masse" demeure encore impuni, ceux de "invasion migratoire" sont poursuivis. Et sont pénalement condamnés les propos affirmant que la France vit "depuis trente ans une invasion" et que "dans les innombrables banlieues françaises où de nombreuses jeunes filles sont voilées" se jouait une "lutte pour islamiser un territoire", "un djihad". Une cour d’appel vient d’estimer que ces deux passages "visaient les musulmans dans leur globalité et constituaient une exhortation implicite à la discrimination". En revanche, curieusement la cour n’a pas retenu trois autres passages d’une émission, pour lesquels un polémiste avait été condamné en première instance, pour avoir soutenu que "tous les musulmans, qu’ils le disent ou qu’ils ne le disent pas" considèrent les jihadistes comme de "bons musulmans".  La cour d’appel a estimé que ces passages ne comportaient "pas d’exhortation, même implicite, à la provocation à la haine, telle que la nouvelle jurisprudence" l’impose. Car la Cour de cassation décide, depuis juin 2017, qu’une "incitation manifeste" ne suffit pas à caractériser le délit et qu’il faut désormais "pour entrer en voie de condamnation" que les propos relèvent d’un "appel" ou d’une "exhortation". Sur ces sujets voir nos recensions de deux livres essentiels : Une exploration clinique de l’islamComprendre l’islamisme (pour mieux le combattre) avec Taguieff (Causeur). Ces livres savants ne disent-ils pas des choses "interdites" ?

En pratique, en dépit de quelques gestes administratifs, d’ailleurs ambigus, Emmanuel Macron ne se démarque pas des politiques permissives de ses prédécesseurs.

 

Politique internationale. Au demeurant même s’il l’avait voulu s’en démarquer, Emmanuel Macron accepte de demeurer assujetti aux politiques européennes sur les migrations et, plus généralement, à la misérable politique étrangère de la Commission bruxelloise ; en tous cas nuisible aux intérêts de la France. S’il en a une, Emmanuel Macron n’exprime jamais sa vue d’ensemble géopolitique pour proposer des idées neuves. On dit d’Emmanuel Macron  qu’il mène une politique étrangère "dans la continuité", ce qui est censé rassurer, faire sérieux. Hélas, c’est-à-dire comme depuis 40 ans : ni lucidité ni anticipation, ni indépendance, ni leadership, ni habileté, ni saisie des opportunités.

Le Brexit aurait été, par exemple, une belle occasion pour repenser la construction européenne, y maintenir ainsi le Royaume-Uni, respecter les demandes des nations pré-dissidentes (les quatre du groupe de Višegrad : Hongrie, Pologne, République tchèque et Slovaquie ; et désormais les Pays-Bas, l’Autriche, l’Italie) pour redonner confiance en l’Europe aux opinions publiques.

En Afrique en lutte pour la paix, la sécurité, le développement, Emmanuel Macron, pas plus que ses prédécesseurs, n’a su entendre, au-delà des faits djihadistes, les appels des populations du nord Mali (une zone plus grande que France) à un respect culturel, économique, social et démocratique. La France avait pourtant toutes les cartes en main après sa victoire militaire. On maintient donc, depuis lors, tout l’Azawad dans les frustrations qui alimentent les rebellions.

 

« Pourquoi ne consacre-t-on jamais de moyens, dans le cadre

de la coopération et du développement, au co-développement

des PME industrielles ou agricoles, là où se créent les emplois

qui stabilisent les générations migrantes ? »

 

Le 8 février 2018, le Comité interministériel de la coopération internationale et du développement (CICID) a rendu publiques ses préconisations pour le développement économique de l’Afrique dont tout le monde proclame qu’il est indispensable à l’équilibre de notre partie du monde. Ce relevé de conclusions, c’est l’ancien monde calcifié : les priorités affirmées ce sont surtout, outre l’éducation, l’accord de Paris et l’égalité femmes/hommes. Les cadres politiques choisis pour ces actions sont Bruxelles, les structures multilatérales, les fondations. Un travail sans créativité. Beaucoup d’argent dépensé mais rien sur le co-dévelopement des PME industrielles ou agricoles, là où se créent les emplois qui stabilisent les générations migrantes. Parmi les pays bénéficiaires de nos impôts, il y a l’Éthiopie, la Gambie et le Liberia (du nouveau président-footeux George Weah), anglophones ; mais pas le Cameroun francophone, de la ligne de front contre Boko Haram.

En Europe et au Moyen-Orient, des mouvances politiques nouvelles se constituent : Russie-Turquie-Iran (accords d’Astana), face aux USA-Arabie-Israël. Des face-à-face militaires inédits (turco-américain, notamment) produisent chaque jour des renversements inopinés d’alliances ou d’hostilités.

La France est bien incapable de faire des choix audacieux. Souvenons-nous que François Mitterrand et Jacques Chirac avaient été incapables de prendre, en ex-Yougoslavie, des positions conformes à l’intérêt national. La France pourrait pourtant, en infléchissant la "stratégie" bruxelloise vis-à-vis de l’Ukraine, retourner la Russie et négocier avec les États-Unis pour proposer des solutions politiques innovantes et durables, en Ukraine et en Syrie. Neutralité, fédéralisation, démocratisation et paix en Ukraine. En Syrie/Irak, en finir avec les accords Sykes-Picot et créer enfin les conditions d’une paix ethnico-religieuse au Moyen-Orient.

Mais pour cela il eût fallu une philosophie politique d’une autre hauteur de vues et qui sache tenir compte des réalités et des aspirations humaines, des volontés de vivre (ou de ne pas) vivre ensemble que seules savent incarner les nations démocratiques. Pour un développement de ces analyses : La France n’a aucune stratégie géopolitique (Causeur).

 

Henri Temple

M. Temple interviendra lors d’une conférence-débat à l’Assemblée nationale le 24 mai prochain,

sur le thème : "Demain: quelle monnaie pour quel monde ?". Infos ici.

 

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9 mai 2018

Antoine Capet : « Churchill avait les défauts de ses qualités. Nobody's perfect... et c'est tant mieux ! »

Alors qu’était célébrée hier, à l’occasion de son soixante-treizième anniversaire, la fin de la Seconde Guerre mondiale en Europe, comment ne pas penser, encore et toujours, à celles et à ceux qui l’ont subie, et qui l’ont faite ? J’ai choisi de consacrer un nouvel article « grand format » à Winston Churchill, sans doute l’homme qui, seul, pesa dès mai 1940 du poids le plus déterminant pour la suite des événements, en des heures sombres où à peu près tout paraissait perdu face au funeste rouleau compresseur nazi. J’ai l’honneur de recevoir, pour cette interview, M. Antoine Capet, qui comme son nom ne l’indique pas (!) est un historien grand spécialiste du Royaume-Uni. En janvier de cette année était publié son ouvrage qui, je le crois fera date, de ce côté-ci et bientôt sans doute de l’autre côté de la Manche : Churchill, Le Dictionnaire (Perrin). Tout Churchill y est : c’est riche, très riche, hautement lisible car bien pensé et bien rangé, et épuré de tous les fantasmes (vraies-fausses petites phrases, etc.) que l’on peut voir passer ici ou là, souvent, à propos du « Vieux Lion » britannique. Je remercie M. Capet d’avoir accepté de répondre, avec enthousiasme et précision, à mes questions. Je remercie amicalement Isabelle Bournier, directrice culturelle et pédagogique du Mémorial de Caen, pour avoir facilité cette prise de contact, et pour sa fidélité en général. Et je vous invite enfin, lecteurs, à lire cet article, long mais qui en dit beaucoup sur Churchill. Et à lire ou relire également, à côté, mon interview de François Delpla - que je salue ici - sur Churchill, les deux se complètent bien. Un document exclusif Paroles d’Actu, par Nicolas Roche.

 

EXCLUSIF - PAROLES D’ACTU

Q. : 29/04/18 ; R. : 04/05/18.

Antoine Capet: « Churchill avait les défauts de ses qualités.

Nobody’s perfect... et c’est tant mieux ! »

Churchill Le Dictionnaire

Churchill, Le Dictionnaire, Perrin, 2018.

 

Antoine Capet bonjour, et merci d’avoir accepté de répondre à mes questions. Voulez-vous, avant d’entrer dans le vif du sujet, nous parler un peu de votre parcours ? Et de ce goût pour l’histoire du Royaume-Uni : d’où vous vient-il ?

pourquoi le Royaume-Uni ?

C’est en fait mon enfance au Havre qui a déterminé la suite. Tous les Havrais connaissent le Quai de Southampton, à l’entrée du port, d’où partaient depuis le XIXe siècle les «  bateaux d’Angleterre  ». J’avais hâte d’entrer en 6e pour commencer l’anglais. Dès l’âge de dix-sept ans, j’avais obtenu une bourse offerte par les Anciens Élèves du Lycée du Havre et j’ai pris le Normannia pour faire un petit voyage d’étude sur le Wessex en auto-stop pendant les vacances d’été, logeant en auberge de jeunesse. Depuis, je ne compte plus les fois où j’y suis retourné en bateau, en voiture, en train ou en avion. Certains anglicistes sont attirés par la littérature ou la linguistique – dans mon cas, cela a toujours été ce que les universitaires appellent dans leur jargon «  la civilisation britannique  » : cela va au-delà de l’histoire pour englober les arts, les pratiques religieuses, les idées et institutions politiques, les questions sociales et les syndicats, le système d’enseignement, le service de santé, etc. Ces choix, dictés par les goûts et les aptitudes de chacun, sont impossibles à expliquer rationnellement.

 

Pourquoi avoir choisi de consacrer à Winston Churchill cet ouvrage massif, Churchill, Le Dictionnaire, publié chez Perrin en janvier dernier ? Manquait-on d’ouvrages de référence sur le Vieux Lion britannique, de ce côté-ci de la Manche ? Et comment avez-vous procédé pour rassembler, classer et restituer de manière digeste tous ces morceaux éparpillées d’une vie aussi riche ?

pourquoi Churchill ?

Ma thèse d’État – soutenue il y a bien longtemps – portait sur «  Les classes dirigeantes britanniques et la réforme sociale, 1931-1951  », et Churchill figurait bien sûr au premier rang de ces dirigeants à partir de 1940. Mais la thèse ne traitait que de cet aspect du personnage, alors dans une phase de son existence où, quand il ne la chassait pas de ses préoccupations, il freinait des quatre fers face à la «  Reconstruction  » d’une société britannique sur de nouvelles bases après la guerre. Ce n’est que peu à peu que je me suis véritablement penché sur les autres – et fort multiples – aspects de sa vie et de son action, avant puis après la guerre.

Je me suis alors aperçu qu’il existait une véritable «  industrie Churchill  ». Souvent avec une dimension méprisable  : on mettait son nom à toutes les sauces dans les titres pour faire vendre (on dit que les deux noms figurant sur le titre qui font le mieux vendre les livres en Grande-Bretagne sont ceux de Churchill et d’Hitler). D’où les multiples intitulés du genre «  L’armée de Churchill », «  Les armes secrètes de Churchill  », etc, où en fait il n’apparaît guère ou pas du tout. On publiait aussi de lucratifs «  recueils de bons mots de Churchill  » qui n’étaient nullement attestés et que l’on répétait d’édition en édition sans jamais en vérifier l’authenticité. À côté de cela, cependant, au Royaume-Uni, et encore davantage aux États-Unis, il existait tout une catégorie d’admirateurs et d’amateurs éclairés qui s’efforçaient au contraire de cerner la vérité de leur «  idole  » au plus près. Ils ont fondé des associations qui ont finalement et récemment fusionné sous le nom de International Churchill Society, publiant depuis maintenant quelque cinquante ans un trimestriel consacré à l’étude du grand homme sous tous ses aspects – du plus anecdotique (ses cigares ou ses chats) jusqu’aux plus austères (ses complexes relations avec la religion). Les plus distingués des historiens et biographes churchilliens anglophones n’ont jamais refusé d’y apporter leur contribution. Cumulativement, tous ces numéros de Finest Hour – The Journal of Winston Churchill and his Times, comme il s’appelle actuellement (simplement Finest Hour à ses modestes débuts) m’ont fourni une matière abondante et précieuse sur tous les débats qui subsistent autour de son action, de ce qu’il a dit ou n’a pas dit, de ce qu’il a fait ou n’a pas fait – le pourquoi alimentant des interprétations qui ne cesseront vraisemblablement jamais, et qui personnellement me passionnent.

 

« Je voulais livrer au public francophone un ouvrage

qui dissipe tous les malentendus et toutes les rumeurs

à caractère non fondé qui circulent sur Churchill. »

 

Un collègue britannique de l’université de Nottingham, Chris Wrigley, avait fait paraître aux États-Unis en 2002 Churchill : A Biographical Companion, désormais épuisé. C’est là bien sûr l’«  industrie Churchill  » dans ce qu’elle a de meilleur. Je le trouvais très commode pour trouver très vite une précision de date ou de lieu, mais en même temps je me disais bien souvent que je n’y trouvais pas ce que je cherchais, malgré l’excellent index. C’est à mon sens parce qu’un ouvrage de cette nature doit être tout ou rien. Soit vous dites tout – soit vous ne dites rien : vous vous abstenez alors de l’écrire. Mais «  tout dire  » sur Churchill représente évidemment une tâche considérable. Tâche irréalisable, d’ailleurs – mais on peut tenter de s’approcher au mieux de cet idéal. D’où les 862 pages du Dictionnaire. On ne peut décemment faire moins sans tromper l’acheteur, sans l’induire en erreur, faute de place, par des silences (qui valent cependant mieux que des notices à demi fausses), des approximations hâtives qui équivalent à des contre-vérités, ou des simplifications de problèmes qui exigent un examen nuancé, donc approfondi. Je voulais livrer au public francophone, qui n’en disposait pas sous cette forme, un ouvrage qui dissipe tous les malentendus et toutes les rumeurs à caractère non fondé qui circulent à la fois dans certains opuscules ficelés à la va-vite et surtout sur Internet, où l’on le replace les sempiternelles «  citations  » apocryphes et répète les mêmes âneries sur Churchill sans se poser de question.

J’ai donc dressé une liste des notices qu’il me semblait indispensable d’inclure – elle faisait dix pages – et je suis parti du noyau de fiches cartonnées que j’ai toujours conservées depuis les premiers pas dans la rédaction de ma thèse, il y a quelque quarante ans  : cela me donnait un bon point de départ sur la pensée philosophique, politique et sociale de Churchill. J’ai étoffé ensuite chaque notice, sur le principe de la boule de neige, à partir des innombrables sources sérieuses que l’on a sur Churchill – au premier chef l’admirable série de Churchill Documents en cours de publication depuis 1966, initialement intitulés Churchill Companions. On en est au volume 20, qui nous mène à décembre 1944, et les éditeurs en prévoient encore trois pour parvenir à 1965, année de la mort de Churchill. Chaque volume compte désormais quelque 2 500 pages de correspondance publique et privée, de procès-verbaux gouvernementaux alors ultra-secrets, de brouillons de discours, de lettres aux journaux, de factures : Churchill ne jetait jamais rien, ce qui nous facilite la tâche. Par ailleurs, je me suis constitué au fil des ans une copieuse bibliothèque où figurent les volumineux écrits, notamment autobiographiques, de Churchill lui-même, ainsi qu’une bonne partie (je crois qu’aucun particulier n’en possèdera jamais l’ensemble) des biographies et commentaires qui le concernent – notamment sous la plume de ceux qui l’ont côtoyé, leurs témoignages étant bien sûr à vérifier par recoupement.

C’est l’informatique qui aujourd’hui permet de mettre progressivement et impeccablement la chair sur le squelette (les dix pages initiales de liste de notices à prévoir), en autorisant tous les ajouts à chaque notice à mesure que l’on rencontre un élément intéressant à y inclure.

 

Deux biopics ont récemment été consacrés à Winston Churchill, au cinéma : Churchill de Jonathan Teplitzky en 2017, avec Brian Cox dans le rôle-titre, et Les Heures sombres de Joe Wright (2017 également), film qui valut à Gary Oldman l’Oscar du Meilleur Acteur, cette année. Deux films évoquant deux périodes critiques de la Seconde Guerre mondiale : l’avant-Débarquement en Normandie pour le premier, les bouleversements de mai-juin 1940 pour le second. Avez-vous vu ces deux films, et si oui, qu’en avez-vous pensé en tant qu’historien et en tant que spectateur ? Quid des deux acteurs ?

les deux films sur Churchill ?

J’ai parlé plus haut de l’International Churchill Society et de Finest Hour : évidemment les plus fins limiers churchilliens se sont attelés à débusquer toutes les erreurs factuelles ou psychologiques, petites ou grosses, de ces deux films (auxquels, puisque l’on parle de 2017, on pourrait ajouter – ce que je ne ferai pas ici – la série The Crown, où Churchill joue un grand rôle dans les premiers épisodes). Commençons donc, chronologiquement selon le mois de sortie (et non de la vie de Churchill) par le Churchill de Jonathan Teplitzky. Tout le monde a à la fois salué le beau travail d’acteur de Brian Cox et démoli – le mot est encore trop faible – le travail de la scénariste, dont il vaut mieux passer le nom sous silence par charité. J’en étais gêné pour elle en voyant le film pour la première et unique fois : je n’avais pas encore lu les réactions de mes collègues churchilliens d’Outre-Manche et d’Outre-Atlantique, mais je l’appréhendais en pensant à ce qui l’attendait. Ils se sont déchaînés à juste titre sur le tissu d’invraisemblances que constitue le film, avec des acteurs qui ne ressemblent en rien aux personnages qu’ils incarnent (en ne prononcent aucunement leurs paroles réelles) : le roi, Eisenhower, Montgomery, dont tous les spectateurs d’un certain âge connaissent les traits et parfois la voix. Cependant il y a toujours une exception pour confirmer la règle : le maréchal sud-africain Smuts, proche ami et conseiller écouté de Churchill, est plus vrai que nature – mais il est peu connu, voire inconnu, du grand public visé par les producteurs…

 

Churchill 

Affiche du film Churchill de J. Teplitzky.

 

« Imagine-t-on les services de sécurité laisser le Premier ministre

échapper à leur vigilance, au risque de l’exposer à un attentat

perpétré par des nazis infiltrés dans la foule londonienne ? »

 

Pour les invraisemblances de Darkest Hour, antonyme bien évidemment de «  Finest Hour  », qui parle au premier degré à un Britannique cultivé qui connaît les discours et les ouvrages de Churchill, alors que «  Les Heures sombres  » n’ont pas ce sous-texte pour un francophone, Joe Wright est venu s’expliquer en personne dans un colloque devant les spécialistes de l’International Churchill Society qui – ce n’est pas un mince compliment – lui ont donné quitus. Je passe sur les nombreuses invraisemblances mineures, pour aborder d’emblée les trois plus criantes. Les War Rooms souterraines n’étaient pas encore utilisées par le Conseil restreint à l’époque du film (fin mai 1940) : elles ne le seront qu’à partir du mois d’août. La jeune dactylo n’était pas encore au service de Churchill – elle ne le sera qu’en 1941. Enfin, invention – inventivité diront les défenseurs de la licence poétique et de l’écriture cinématographique – exceptionnelle, il y a la scène du métro, qui naturellement n’aurait jamais pu avoir lieu : imagine-t-on les services de sécurité laisser le Premier ministre échapper à leur vigilance au risque de l’exposer à un attentat perpétré par des nazis infiltrés dans la foule londonienne ?

 

Darkest Hour

 Visuel du DVD Les Heures sombres, de J. Wright.

 

Sur ces trois points, Joe Wright avance qu’il s’est borné à concentrer des faits réels soit en les avançant en date, soit en les transposant dans un lieu que la chronologie lui imposait. Nous avons vu que les War Rooms en sous-sol ont bien été utilisées ensuite et que la dactylo a bien été recrutée un an plus tard. Pour le métro, le réalisateur a un autre argument. Il a voulu symboliser le soutien bien réel dont Churchill a bénéficié lors des bombardements de l’automne 1940 : il est avéré de source absolument sûre qu’il était acclamé par les sinistrés quand il se rendait au milieu des décombres le lendemain pour constater les dégâts de la nuit – ce n’étaient pas des figurants rémunérés. Or, son film se déroule fin mai : l’invraisemblance aurait été mille fois supérieure, et en fait intolérable, s’il avait montré Churchill parcourant des quartiers bombardés.

(...) À mon avis, Gary Oldman a reçu l’Oscar du Meilleur Acteur pour les mauvaises raisons, à savoir qu’on a salué le fait qu’il avait un physique a priori très éloigné de celui de Churchill et que grâce aux miracles du maquilleur-prothésiste japonais il a fini par lui ressembler. On récompense là le tour de force de l’équipe technique, pas le talent de l’acteur. Reste qu’il est excellent – mais pour moi ce n’est pas le meilleur «  Churchill  »  : c’est Albert Finney, immense acteur britannique qui, lui, ressemble à Churchill, dans The Gathering Storm (2002, disponible en DVD et à voir naturellement en V.O.), avec à côté de lui la grande Vanessa Redgrave, elle aussi très ressemblante à Clementine, contrairement à Dame Kristin Ann Scott. Les costumes et les décors de Darkest Hour sont quant à eux splendides de véracité, qu’il s’agisse de la reconstitution des War Rooms, de la Chambre des communes ou du grand salon de Buckingham Palace où le roi reçoit Churchill pour le nommer Premier ministre.

 

The Gathering Storm

DVD du film The Gathering Storm, de Richard Loncraine.

 

Vous venez d’évoquer un peu ce point... Dans le film Les Heures sombres, il est déterminé à refuser tout compromis avec Hitler. Et pourtant, on l’y pousse fortement, y compris des voix fort influentes (Halifax, Chamberlain) au sein de son propre parti. À un moment donné, on le voit sortir dans Londres et, dans une scène marquante, prendre le métro. Une fois la glace brisée, il y échange avec des Londoniens. S’ensuit un moment de communion patriotique au cours duquel toute la rame crie, à l’unisson, que never ils ne céderont, et qu’ils sont prêts à se battre pour défendre leur terre. Est-ce qu’il y a du vrai là-dedans : a-t-il rencontré des citoyens en ces heures critiques ? A-t-il utilisé, comme il est suggéré dans le film, un soutien populaire pour emporter l’adhésion du Parlement à ses vues ?

Churchill... dans le métro ?

Fin mai 1940, Churchill n’a aucun témoignage concret d’un quelconque soutien populaire. Ce qui fait de lui ce qu’il est : un homme politique d’une clairvoyance parfois exceptionnelle, c’est que lui, haut personnage totalement éloigné du petit peuple par sa naissance, son éducation, son mode de vie et sa carrière, a l’intime conviction qu’il sait – contrairement à ses collègues défaitistes – que les petites gens veulent qu’on poursuive la lutte quoi qu’il en coûte. Toutefois, ce ne sont pas eux qui emportent la décision, mais les ministres de second rang qui ne font pas partie du Conseil restreint et assurent unanimement Churchill de leur soutien contre les partisans de la négociation. Chacun jugera s’il trouve les explications de Joe Wright convaincantes. Je dois dire que lors du premier visionnement, j’avais été indigné par la scène du métro – mais à écouter ces arguments, je me laisse désormais un peu fléchir.

 

Dans quelle mesure peut-on considérer que l’histoire passée de Winston (67 ans au compteur lorsqu’il devient Premier ministre du Royaume-Uni) détermine ce que sera Churchill à partir des heures critiques de 1940 ?

Churchill ’40 était-il prévisible ?

C’est là une question éminemment controversée. Si l’on en croit l’intéressé lui-même qui, parlant de sa nomination dans ses mémoires écrits en 1948, indique : «  J’avais l’impression d’accompagner le Destin, comme si toute ma vie antérieure n’avait été qu’une préparation pour cette heure d’épreuve », la réponse va de soi. Mais évidemment tous les commentateurs s’accordent pour dire que ses mémoires sont en grande partie un plaidoyer pro domo. Certes, dès sa prime jeunesse, il proclame urbi et orbi que son ambition est simple : devenir un jour Premier ministre. Certes, il se juge supérieur à tous les Premiers ministres (à l’exception peut-être de Lloyd George) qu’il a connus dans sa carrière jusqu’à 1940 – en particulier Chamberlain à partir de mai 1937. Certes, il pense que ce dernier «  ne fait pas le poids  » face à Hitler après la déclaration de guerre. Mais rien de tout cela ne prouve objectivement qu’il sera pleinement l’homme de la situation après la décisive percée allemande en France de mai 1940.

 

« Par un extraordinaire retournement de l’histoire, ses

pires défauts, dénoncés en se gaussant par ses adversaires

au fil des années 1930, vont précisément devenir les qualités

nécessaires pour résister au choc que provoqua

l’effondrement des armées alliées en mai 1940. »

 

Par un extraordinaire retournement de l’histoire, ses pires défauts, dénoncés en se gaussant par ses adversaires au fil des années 1930, vont précisément devenir les qualités nécessaires pour résister au choc psychologique, politique et diplomatique de l’effondrement des armées alliées en mai 1940. Ces défauts d’avant-guerre sont au premier chef son obstination (démontrée par son rejet viscéral de l’indépendance indienne, qu’il maintient au prix de son exclusion des postes de pouvoir après 1930), son «  anti-hitlérisme primaire  » (alors dénoncé comme irrationnel) et surtout son bellicisme : être le plus vocifère des va-t-en-guerre, comme ses adversaires le décrivaient de 1933 à 1939, fait de lui le dirigeant le plus apte à mobiliser le pays pour la guerre totale qui s’annonce. Par ailleurs, sa formation d’officier et sa passion pour les affaires étrangères sont une parfaite préparation aux décisions lourdes de conséquences qu’il aura à prendre à Downing Street. Le proche entourage politique, militaire et diplomatique de Churchill ne cachera pas après la guerre qu’il a commis un certain nombre d’erreurs extrêmement graves (un seul exemple : le catastrophique raid de Dieppe, qu’il a laissé lancer en août 1942) – mais tous s’accordent sur un point : qui d’autre aurait su faire, non pas mieux, mais aussi bien avec le peu d’atouts qui restaient à la Grande-Bretagne en mai-juin 1940 ?

 

La lutte à mort dans laquelle Churchill se résout à entraîner tout l’empire britannique contre l’Allemagne hitlérienne s’appuie-t-elle véritablement sur de hauts principes moraux, ou bien les arguments décisifs sont-ils plus terre-à-terre (mais certes pas moins légitimes) : perception lucide des ambitions de Hitler, du risque d’asservissement du Royaume-Uni et de l’effondrement du système d’équilibre sur le continent ?

du réalisme et des valeurs

Comme toujours, il y a vraisemblablement un peu de tout cela. Nous ne saurons jamais ce qui traversait l’esprit de Churchill quand il prenait telle ou telle décision, et ses mémoires ne sont pas d’un grand secours car nous n’avons que sa parole – or, c’était un grand manipulateur, au sens où c’était un grand séducteur d’hommes, toujours prompt à avancer l’argument décisif au bon moment. Donc, son argumentaire varie en fonction de son interlocuteur, de ce qu’il perçoit comme l’aspect le plus apte à le séduire. Quand son interlocuteur est l’électorat britannique (qui se contente d’écouter sans pouvoir répondre, mais dont le soutien tacite est capital), il joue sur la corde sensible du patriotisme, de la fierté de ne pas avoir «  vu un bivouac ennemi  » sur le sol britannique depuis 1066, avec un brin de flatterie du petit peuple renfrogné, râleur, difficile à convaincre – mais impossible à faire reculer quand il a pris une décision, ici celle de se battre. Les Britanniques n’aiment pas les grands discours moralisateurs, surtout dans la bouche de leurs hommes politiques, d’autant qu’on «  leur a déjà fait le coup  » en 14-18 du combat du bien contre le mal – et Churchill a la présence d’esprit de personnaliser le conflit en en faisant une querelle personnelle entre chaque citoyen et Hitler, incarnation non pas seulement du mal absolu dans l’abstrait, mais de tous ces importuns de par le monde qui empêchent le bon peuple britannique de vivre sa vie comme il l’entend, en toute tranquillité.

Devant ses chefs militaires ou son ministre des Affaires étrangères, il tient certes le même discours : tant qu’Hitler sera là, la Grande-Bretagne ne pourra espérer voir un monde vivable. Mais ce maître de ce que l’on appellera plus tard la géo-politique fait des calculs pour l’après-guerre dès l’effondrement de la France. Le premier de ces calculs, c’est que toute perspective de victoire ne peut être envisagée qu’avec l’entrée en guerre des États-Unis. L’alliance étant acquise en décembre 1941, il va s’agir de l’entretenir, de faire en sorte qu’une fois la victoire acquise les États-Unis ne repartent pas sur-le-champ Outre-Atlantique, en laissant la Grande-Bretagne seule face au géant soviétique dont elle a certes souhaité le triomphe sur l’Allemagne, mais dont il craint au plus haut point les volontés expansionnistes.

 

« Churchill est parfaitement sincère lorsqu’il répète, dès 1940,

qu’il veut revoir une France forte jouant un rôle de premier plan

en Europe, par francophilie mais aussi comme élément

pour assurer la sécurité britannique et l’équilibre continental. »

 

Quand il répète dès 1940 qu’il veut revoir une France forte jouant un rôle de premier plan en Europe, voire dans le monde (en Indochine, par exemple) après la victoire, il est parfaitement sincère. En partie, peut-être, pour sa francophilie indéniable, mais par-dessus tout parce qu’il a besoin d’un État-tampon entre son île et l’Allemagne, et éventuellement l’URSS.

Qui plus est, comme il l’a indiqué dans un discours resté célèbre, il «  n’a pas été nommé premier des ministres du roi pour procéder à la liquidation de l’empire britannique  » : or, les Américains, que cela soit sincère ou non, se proclament, eux qui sont si fiers d’avoir été les premiers à se libérer du joug d’un colonisateur européen, les ennemis de tous les empires coloniaux et les champions du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes. Objectivement, les intérêts de l’empire britannique et de l’empire français sont identiques face aux remontrances américaines, qu’il lui faut cependant faire semblant d’écouter. Et les intérêts des trois convergent devant la menace de l’expansion communiste, en Europe comme en Asie.

Churchill passera par conséquent la guerre à jongler entre les discours lénifiants destinés à flatter son auditoire, les arguments moraux, les hymnes à la liberté et les nécessités inavouables en public de la Realpolitik. Cela n’en fait pas un hypocrite, mais simplement un membre éminent des «  grands de ce monde  », qui ne peuvent sans péril pour leur pays se soustraire à ces contraintes.

 

Comment qualifier ses relations avec de Gaulle, chef des Français basés à Londres : il lui donne bien des moyens pour préserver et réorganiser de la résistance en France, parce qu’il veut coûte-que-coûte qu’un maximum de forces puissent se tenir de son côté, mais a-t-il à titre personnel estime, peut-être affection pour le Général ? Comment leurs rapports vont-ils évoluer au fil du temps ? Après Mers el-Kébir ? Après l’entrée en guerre et la montée en puissance des géants russe et américain, Staline et Roosevelt ? Qu’est-ce qui a caractérisé leurs rapports après-Guerre ?

Churchill et De Gaulle

Si peu d’ouvrages ont été exclusivement consacrés aux relations entre Churchill et de Gaulle, en revanche le nombre de «  témoignages  » plus ou moins orientés, de commentaires destinés à mettre l’un en valeur au détriment de l’autre et d’articles dictés davantage par des préoccupations nationalistes que par un souci de vérité, est considérable. Que retenir de tout cela ? Que la nature profonde de leurs rapports est inévitablement difficile, voire impossible, à cerner – et ce pour plusieurs raisons. Dans ses mémoires, de Gaulle avance que les nations ne peuvent pas avoir d’amies – leur politique doit être dictée par leurs seuls intérêts égoïstes. Churchill, moins franc ou moins provocateur, ne le dit pas : mais tout porte à croire qu’il partage cette opinion.

Ainsi, chacun des deux se voulant le meilleur porte-parole des intérêts égoïstes de son pays, tout va bien quand ces intérêts convergent – ce qui sera fondamentalement le cas la plupart du temps entre 1940 et 1945. On verra alors de Gaulle veiller tard dans la nuit, un verre de vieux cognac dans une main, sa fidèle cigarette dans l’autre, lors des interminables soirées où le Premier ministre invite à tour de rôle des hôtes étrangers de marque dans la résidence officielle de week-end des Chequers.

 

« De Gaulle faisait une fixation sur le Proche-Orient, notamment

le Liban, où il croyait voir partout et la plupart du temps

à tort des complots britanniques pour en éliminer la France. »

 

Mais les meilleurs commentateurs actuels estiment désormais que de Gaulle faisait une fixation sur le Proche-Orient, notamment le Liban, où il voyait partout et la plupart du temps à tort des complots britanniques inspirés par Churchill pour en éliminer la France. Quand les questions du Levant se posaient, c’était alors le conflit – non pas vraiment entre les deux hommes, mais bien plutôt entre les intérêts de leur pays perçus par chacun. Ce n’était pas véritablement à Churchill en tant qu’homme que de Gaulle s’opposait, mais à la volonté de l’empire britannique de «  pousser ses pions  » à travers lui au détriment de l’empire français, dont de Gaulle se considérait alors comme l’unique protecteur de poids. En renversant les rôles, on explique alors facilement la scène houleuse du 4 juin 1944, où un Churchill en rage lance à de Gaulle qu’il choisira toujours Roosevelt contre lui : les intérêts supérieurs de la Grande-Bretagne sont alors de ne rien faire qui puisse introduire la moindre fausse note dans l’harmonie anglo-américaine indispensable à la réussite du Débarquement. En se proclamant chacun les champions uniques d’une cause qui de par l’importance de leur pays à l’échelle mondiale les dépassait largement, ils semaient de facto les graines d’un conflit entre eux en tant qu’hommes alors qu’il s’agissait bien davantage d’un conflit entre les deux empires.

Autant qu’on puisse en juger, car là encore on ne peut pénétrer dans l’âme d’autrui, l’estime qu’ils avaient l’un pour l’autre était considérable, même si pour des raisons d’État telles qu’ils les percevaient, elle était occasionnellement éclipsée par des querelles fracassantes auxquelles la presse et la TSF donnaient un retentissement encore plus grand. Churchill a dû comprendre qu’il avait fait le bon choix en pariant en juin 1940 sur de Gaulle quand quelques semaines plus tard, au moment de la tragédie de Mers el-Kébir, le général prit publiquement la parole avec une grande dignité pour à la fois faire part de son émotion devant ce gâchis et surtout ces victimes innocentes qu’étaient les équipages et indiquer qu’il était conscient que les autorités de Vichy n’avaient laissé d’autre issue à Churchill.

Leur bonne entente culminera au cours de la guerre lors de la grande cérémonie du 11 novembre 1944 dans le Paris récemment libéré, où Churchill est l’invité d’honneur – de Gaulle pour sa part jouissant de son statut tout juste reconnu par les Anglo-Américains (à l’initiative de Churchill, qui avait fini par emporter le consentement d’un Roosevelt fort réticent) de chef du gouvernement provisoire de la République Française. Quand à Yalta Churchill obtiendra pour la France, face à un Roosevelt indifférent et un Staline sceptique, à la fois un siège permanent au Conseil de sécurité des Nations Unies et une zone d’occupation en Allemagne prélevée sur la portion britannique, on pourra estimer comme de Gaulle que Churchill n’a fait là que servir les intérêts bien compris de la Grande-Bretagne à long terme. La gratitude n’existant pas selon de Gaulle entre les nations, il n’en montrera alors pas la moindre vis-à-vis de Churchill.

Viendra pour les deux une «  traversée du désert  », de six ans pour Churchill, de douze pour de Gaulle. Les retrouvailles, avec la remise en novembre 1958 de la croix de la Libération à un Churchill qui n’est plus aux affaires, seront plus que chaleureuses. Après deux autres rencontres, à Londres et à Nice au début des années 1960, ce sera le lent déclin, puis la disparition de Churchill en janvier 1965. Venu pour les funérailles nationales de Churchill dans sa tenue de général, le président de la République Française adressera à la reine d’Angleterre le message protocolaire de rigueur, avec une formule admirative d’une magistrale concision, qui résume tout : « Dans ce grand drame, il fut le plus grand ».

 

De Gaulle et Churchill

C. de Gaulle remettant la croix de la Libération à W. Churchill, en 1958.

Photo © Keystone Pictures USA

 

Est-ce que, comme il est suggéré dans le film Churchill, le désastre de la bataille de Gallipoli durant la Première Guerre mondiale a rendu Churchill très frileux par rapport à la perspective d’un débarquement allié en Normandie ?

Churchill et le projet de débarquement

Les Dardanelles, c’est comme les rapports avec son père : la bouteille à l’encre, une bénédiction pour quiconque se pique de psychologie – freudienne dans le deuxième cas – et s’embarque dans la rédaction d’un livre ou le tournage d’un film sur Churchill où cela explique tout. Inutile de dire que les choses sont infiniment plus compliquées. Un seul fait est certain : Churchill a toute sa vie entretenu le douloureux souvenir du désastre des Dardanelles (1915) – non pas tant l’hécatombe militaire, ce que lui reprocheront toujours les Australiens et Néo-Zélandais, dont les troupes ont proportionnellement subi les pires pertes, que l’injustice perçue de l’accusation de légéreté dirigée contre lui. On discute encore parmi les experts d’histoire militaire pour savoir où se situent les responsabilités de l’échec, et quelle part attribuer à Churchill. Là en fait n’est pas la question : Churchill estimera toujours qu’en le traitant comme un malpropre, ses adversaires ont commis une inexcusable injustice à son égard devant l’histoire. Dans le film Churchill de Jonathan Teplitzky, cela tourne à l’obsession : c’est évidemment une grossière exagération, comme l’est sa panique de dernière minute à la veille du Débarquement.

 

« Churchill craignait des pertes considérables les premiers jours

du Débarquement, et il fut agréablement surpris au soir

du 6 juin 1944 d’apprendre que les pertes humaines

avaient été inférieures aux prévisions. »

 

Reste que Churchill avait insisté auprès de Roosevelt pour qu’on ne lance pas une offensive mal préparée, où les assaillants se feraient décimer sur les plages. Mais d’une part, il y avait le massacre de Dieppe de 1942 tout frais dans sa mémoire (les Américains n’y avaient pas participé) et d’autre part il s’était rendu à la raison à l’automne 1943 et n’avait jamais depuis tenté de remettre en question la décision de procéder au Débarquement en mai ou en juin 1944. Tout est donc faux dans l’extrapolation que fait le film à partir du souvenir de Gallipoli. Reste un point parfaitement avéré : Churchill craignait des pertes considérables les premiers jours, et il est agréablement surpris au soir du 6 juin 1944 d’apprendre que non seulement les alliés ont fermement pris pied sur le sol français, mais de surcroît avec des pertes humaines inférieures aux prévisions.

 

Est-il vrai, comme suggéré également par le même film, qu’il avait songé sérieusement à prendre part au Débarquement, aux côtés des marins et militaires britanniques, aux côtés du roi George VI ? Et qu’il a renoncé, après avoir été raisonné par le souverain ("Si nous mourons tous les deux, ce serait une catastrophe pour la cause que nous défendons") ?

Churchill, dans le Débarquement ?

L’épisode – que l’on retrouve dans plusieurs (télé)films – du petit jeu entre Churchill, le roi, et leurs conseillers est parfaitement véridique. De fait, le 16 mai, Churchill demande à l’amiral responsable des opérations navales de lui réserver une place dans un croiseur pour qu’il puisse lui aussi y assister. L’entourage de Churchill, mis en alerte, organise aussitôt un complot avec la complicité du roi – le seul à pouvoir le faire renoncer. S’ensuit tout un scénario d’intrigues bien intentionnées entre les protagonistes, à l’insu de Churchill, évidemment. Une première lettre du roi, rédigée le 31 mai, contient en substance les propos que vous citez, mais elle ne réussit qu’à le faire changer d’avis sur un point  : il embarquera seul, sans le roi. La lettre décisive du roi, datée du 2 juin, rédigée par ses conseillers, est un petit bijou d’appel au « fair play » du Premier ministre : puisque le souverain n’a pas été autorisé à partir par les chefs militaires, ce ne serait pas juste que le Premier ministre soit de la fête sans lui. Churchill s’incline à regret, mais il s’incline.

 

Churchill and the Royals

W. Churchill en compagnie du roi George VI et de la reine, en 1940.

 

Churchill a-t-il eu des problèmes d’addiction à l’alcool, et si oui, a-t-on connaissance de conséquences que cela aurait pu avoir sur sa vie, publique comme privée ?

Churchill et l’alcool

La question de Churchill et l’alcool constitue une autre bouteille à l’encre, sans mauvais jeu de mots. Non seulement des quantités de demi-vérités ont toujours été colportées sur le sujet, mais Churchill lui-même est souvent intervenu dans le débat – soit par des «  bons mots  », soit par de vraies ou fausses confidences, soit par des mises en scène délibérées destinées à entretenir sa légende. Dans la première catégorie on trouve : «  Quand j’étais jeune, j’avais pour règle de ne jamais boire avant le déjeuner – maintenant, ma règle c’est de ne jamais boire avant le petit-déjeuner  ». Dans la deuxième (à son médecin) : «  J’essaie de réduire l’alcool. J’ai arrêté le cognac [silence et sourire] – et je prends du Cointreau à la place  ». Enfin, ses domestiques ont révélé plus tard que l’éternel verre de whisky qui trônait sur sa table de nuit – même à l’hôpital – contenait infiniment plus d’eau que de whisky, et qu’il le sirotait à toutes petites gorgées pour le faire durer. Bien sûr les visiteurs ne manquaient pas de remarquer ce qui était en fait un manège pour leur faire croire qu’il ingurgitait des quantités considérables d’alcool à longueur de journée. Ils s’étonnaient alors de ne voir chez lui aucun signe d’ébriété.

 

« Churchill buvait certes énormément, notamment pendant

les repas, mais sa résistance à l’ivresse était hors du commun.

On ne l’a jamais vu rouler sous la table. »

 

C’est exact qu’il buvait énormément à table, principalement du champagne (midi et soir) et passait ensuite de longues soirées arrosées de vieux cognac. Mais sa résistance à l’ivresse était hors du commun et on ne l’a jamais vu rouler sous la table. Il était certes alcoolique dans le sens où il était alcoolo-dépendant – mais sa dépendance ne le conduisait pas à la dépression : il soutenait au contraire que l’alcool avait un effet roboratif, tonifiant et stimulant pour lui. «  J’ai tiré plus de l’alcool que l’alcool n’a tiré de moi  », aimait-il à proclamer : lui seul aurait pu dire si c’était une bravade provocatrice ou la conclusion qui s’imposait à lui à la suite d’une longue vie bien arrosée. Un fait est certain : il n’est pas mort de cirrhose du foie mais de thrombose et artériosclérose cérébrales conjuguées à une congestion pulmonaire.

 

A-t-il connu des instants véritables d’abattement ? A-t-il songé au suicide ?

la tentation du suicide ?

Deux passages à vide sont absolument indiscutables : mai 1915, lorsqu’il est limogé de l’Amirauté à la suite de l’enlisement aux Dardanelles ; et juillet 1945, lorsqu’il prend connaissance du désastre électoral qui l’élimine du pouvoir. Dans les deux cas, outre l’humiliation, il y a la crainte de l’inactivité, que Churchill, «  hyperactif  » comme on dit de nos jours, ne supportait pas. Son entourage redoutait le jour où il serait contraint par l’âge de quitter les affaires – ce qui se fit en 1955. Le remède infaillible, même s’il prend du temps, c’est le soleil de la Méditerranée, en septembre 1945 comme en avril 1955.

 

« Il avouait ne jamais attendre un train trop près du quai

au cas où une subite impulsion morbide l’aurait poussé à

se jeter sous les roues de la locomotive qui approchait. »

 

Il avait peur de la tentation du suicide, et il avouait ne jamais attendre un train trop près du quai au cas où une subite impulsion morbide l’aurait poussé à se jeter sous les roues de la locomotive qui approchait. À l’inverse, au cours des multiples combats auxquels il a participé dans sa jeunesse, et jusqu’à la quarantaine dans les tranchées, en y frôlant la mort à plusieurs reprises, il se révèle comme un risque-tout, un trompe-la-mort qui ignore la peur de se faire tuer : le «  feu de l’action  » ne lui laisse aucun répit qui pourrait conduire à des réflexions existentielles. Ce «  feu de l’action  », au sens propre comme au sens figuré, est de toute évidence pour lui nécessaire à son équilibre psychologique.

 

Est-ce qu’à Yalta, Churchill a été clairvoyant quant aux intentions de Staline ? A-t-il, par réalisme, « trahi » la Pologne avec Franklin Roosevelt ?

Churchill, Staline, et la Pologne

Les accords de Yalta continuent d’alimenter commentaires savants et polémiques orientées, et il est inévitable que Churchill, l’un des «  Trois Grands  » de la conférence, soit lui aussi au cœur des controverses qui se poursuivent. Il expliquera lui-même dans ses mémoires – et tout porte à le croire – qu’il n’avait d’autre choix que de faire le pari que Staline tiendrait parole quand il promettait le retour à des élections libres dans la Pologne libérée et restaurée dans de nouvelles frontières. Toute l’histoire de l’humanité, fait-il valoir, démontre que la possession militaire du sol vaut possession politique. Là où l’armée Rouge était indélogeable, tout reposerait sur la bonne volonté des Russes (Churchill ne disait jamais «  Soviétiques  » en dehors des contraintes diplomatiques et protocolaires). Que veut dire «  trahir la Pologne  », comme l’en accusaient les «  Polonais de Londres  » comme les Soviétiques les appelaient désormais, par opposition aux Polonais prosoviétiques mis en place par l’armée Rouge à mesure qu’elle «  libérait  » le pays ?

 

« Au printemps 1945, Churchill fit étudier la possibilité d’un

retournement d’alliances pour une croisade antibolchévique,

mais, inconcevable militairement comme politiquement,

l’initiative, évidemment ultra-secrète, fit long feu. »

 

Churchill était parfaitement conscient que jamais les Soviétiques n’accepteraient volontairement la présence d’un gouvernement anticommuniste et anti-russe sur leur frontière – or, accepter des élections libres, c’était assurer une majorité conservatrice et donc hostile. On apprit plus tard qu’en fait Churchill n’était pas resté inactif au printemps de 1945 : il avait fait étudier la possibilité d’un retournement d’alliances, les Anglo-Américains libérant dans cette hypothèse tous leurs prisonniers allemands pour qu’ils se joignent à eux dans une croisade antibolchévique. Baptisée «  Operation Unthinkable  » (Opération Impensable), cette initiative évidemment ultra-secrète fit long feu. D’une part les responsables militaires faisaient valoir l’écrasante supériorité de l’armée Rouge en hommes et en chars, de l’autre ses conseillers politiques objectaient que l’opinion publique ne suivrait pas, vu l’immense prestige dont jouissait l’héroïque peuple russe en 1945 à la suite de tous ses sacrifices. Churchill n’avait donc plus comme issue que de s’en remettre au bon vouloir de Staline : nulle fourbe trahison là, mais perception réaliste du rapport de forces en Europe au sortir de la guerre, qui prendra plus de quarante ans à s’inverser.

 

 

Yalta

Churchill, Roosevelt et Staline à Yalta, 1945.

 

En 1945, sa majorité est renversée lors d’élections qui propulsent le travailliste Clement Attlee au 10 Downing Street. Peut-on dire qu’à ce moment-là, il n’a pas su sentir ce qu’étaient les aspirations profondes du peuple britannique tout juste sorti d’une guerre épuisante ? Qu’il était sur les questions intérieures un conservateur manquant de souplesse ? Qu’il a été meilleur chef de guerre que chef de temps de paix ?

Churchill comme dirigeant de pays en paix ?

Alors qu’on discute encore des actions militaires et diplomatiques de Churchill pendant la guerre, la cause est depuis longtemps entendue sur son action en matière de politique intérieure entre 1940 et 1945 – action qui conduira à son éviction. On est très vite tenté de dire «  qui conduira logiquement à son éviction  ». Tout indiquait en fait que Churchill était hostile à ce qu’il voyait comme une «  utopie  » ou un «  Eldorado  » proposé par des idéalistes qui «  brassaient de l’air  » dès les premiers éléments concrets de plans de «  Reconstruction  » (au sens propore comme au sens figuré), publiés en décembre 1942, où l’on envisageait la création à la fois d’un État-Providence et d’un Service national de santé accessible à tous, ainsi que la mise en œuvre des idées de Keynes pour éliminer le chômage, notamment «  l’économie dirigée  » et «  l’économie mixte  » accompagnées d’une acceptation provisoire du déficit budgétaire qui selon lui serait comblé lors du retour à la croissance soutenue.et donc au plein emploi. Logiquement, donc, les classes populaires avaient tout intérêt aux législatives de juin 1945 à voter pour le Parti travailliste, qui promettait de traduire ces projets de «  Reconstruction  » en institutions bien réelles, et non pour le Parti conservateur emmené par un Churchill, certes au faîte de sa gloire, mais bien décidé à prolonger l’austérité au nom du refus du désarmement face aux Soviets et de la défense des possessions impériales menacées par des courants nationalistes qu’il exécrait.

 

« Après sa défaite électorale de 1945, Churchill laissera à des

conservateurs plus jeunes et plus souples le soin d’adapter

la doctrine du parti aux nouvelles problématiques sociales

pour éviter qu’il ne soit exclu perpétuellement des affaires. »

 

L’erreur de tous les observateurs de l’époque – y compris les experts électoraux travaillistes – avait été de surestimer le prestige de Churchill chef de guerre qui, pensait-on, bouleverserait cette logique et lui ferait gagner les élections malgré son lourd handicap sur les questions sociales. Aussitôt les résultats connus, tout le monde s’est aperçu de son erreur – Churchill au premier chef, qui retiendra l’amère leçon et laissera les conservateurs plus jeunes et plus souples que lui adapter la doctrine pour que leur parti ne soit pas à jamais condamné à la défaite. De sa défaite cuisante de juillet 1945 à sa démission volontaire d’avril 1955, il leur laissera dans les faits carte blanche pour «  acheter la paix sociale  », au prix de toutes les dérives budgétaires, comme le dénoncent aujourd’hui a posteriori ses adversaires «  thatchériens  ».

 

Churchill a-t-il été un combattant d’arrière-garde sur l’affaire, gigantesque pour le Royaume-Uni d’après-guerre, de la décolonisation ? Quel fut son sentiment quant à la perspective d’une indépendance de l’Inde et du Pakistan ?

Churchill et l’impérialisme

Churchill lui-même se proclamait fièrement «  victorien  » – après tout, il avait 25 ans quand la souveraine est morte : ses schémas mentaux étaient évidemment déjà en place. Si l’on y ajoute que son premier poste de militaire de carrière l’a conduit aux confins des Indes face aux redoutables «  insoumis  » de la frontière afghane, qu’il a obtenu d’en être détaché pour pouvoir aller combattre les musulmans soudanais en révolte au sud de l’Égypte, puis qu’il a été fait prisonnier par les Boers lors d’une sanglante embuscade en Afrique du Sud avant de quitter l’uniforme – le tout dans les dernières années de règne de Victoria (1837-1901), on comprend que l’empire britannique à son heure de gloire de la fin du XIXe siècle n’était pas pour lui une abstraction livresque, mais un ensemble de territoires bien réels qu’il fallait en permanence défendre pied à pied : il parle souvent du «  tribut du sang  » que payaient les Britanniques pour asseoir leur domination.

 

« Cette tutelle, Churchill en avait l’intime conviction,

n’était pas égoïste : elle était dans l’intérêt de ces

"peuplades barbares" elles-mêmesIl soutiendra jusqu’à

sa mort que la colonisation concilie les intérêts bien compris

du colonisateur britannique et du colonisé "indigène". »

 

Cependant, à ses yeux, cette tutelle n’est pas égoïste : au contraire, elle est dans l’intérêt de ces «  peuplades barbares  » elles-mêmes. Churchill avait lu Gibbon, Adam Smith, Malthus et Darwin entre deux confrontations avec les «  rebelles  » quand il était posté aux Indes. Il est presque contemporain de Kipling (1865-1936), qui lance la formule du «  fardeau de l’homme blanc  » en 1899 – concept auquel Churchill souscrit totalement. Il ne va pas jusqu’à dire que la colonisation est désintéressée : il soutiendra en revanche jusqu’à sa mort qu’elle concilie les intérêts bien compris du colonisateur britannique et du colonisé «  indigène  ». Chez Gibbon et Darwin, il puise l’idée que les civilisations sont périssables (Gibbon) et que seules celles qui sont les plus aptes à suivre le progrès des techniques et des lumières pourront survivre (Darwin) : il est clair en 1900 que la Grande-Bretagne répond aux critères «  darwiniens  » tels que les impérialistes victoriens les ont façonnés (on sait qu’en fait Darwin ne parlait pas des civilisations, mais seulement des espèces animales), alors qu’avec leur démographie galopante, les «  populations arriérées  » sont vouées à l’extinction par famine si rien n’est fait pour les préserver de leurs errements (Malthus). Par ailleurs, il suit Adam Smith à la fois dans son idée que le progrès passe par la libération de l’initiative potentielle qui sommeille en chaque individu – les règles tribales ancestrales maintenant le primitif dans un carcan obscurantiste d’où il ne pourra jamais sortir – et dans celle selon laquelle l’intérêt général n’est que la somme des intérêts individuels quand on leur donne libre cours.

Pour Churchill, les Britanniques – qui sont pourtant selon lui les premiers au monde à y être parvenus – ont mis des siècles traversés de sanglantes luttes internes pour trouver tant bien que mal les règles de gouvernement qui garantissent à peu près paix civile, liberté politique et prospérité relative à tous les habitants du pays. Comment espérer que des territoires qui pour certains vivent encore à l’âge de pierre ou presque puissent du jour au lendemain se voir confier une indépendance fondée sur les canons du «  Westminster Model  », un homme-une voix ?

Certes, les Britanniques apportent chaque jour scolarisation et adoucissement des mœurs auprès de ces miséreux – mais vu leur nombre et l’ampleur de la tâche, on ne peut envisager ni autonomie ni a fortiori indépendance dans un avenir prévisible : ce serait livrer ces populations à la loi du plus fort, du plus cruel, du moins scrupuleux, les soumettre à un nouvel esclavage dont beaucoup ont été tirés en ce XXe siècle naissant.

Viennent s’y greffer les rivalités ancestrales, ethniques et religieuses, auxquelles la Pax Britannica avait imposé une trêve, l’exemple le plus frappant étant les Indes (qui englobaient Ceylan et la Birmanie) avec leurs multitudes de groupes toujours prêts à s’entretuer. Churchill se gardera bien de tenir des propos triomphants quand éclateront les massacres liés à l’indépendance et à la partition des Indes en 1947, et il avait fini par céder, résigné, à la pression des dirigeants plus jeunes qui l’entouraient pour annoncer in extremis que le Parti conservateur allait entériner la législation travailliste qui conférait l’indépendance à l’ancien Raj. La mort lui épargnera de voir entre autres les crimes d’Amin Dada en Ouganda (colonie à laquelle il promettait un avenir radieux dans l’empire quand il l’a visitée en 1907) ou la perpétuation des massacres de Tamouls à Ceylan. On peut supposer qu’il avancerait que ses refus constants jusqu’à 1947 d’accepter l’accession à l’indépendance de peuples non encore formés à établir des institutions durables autres que fondées sur la violence permanente n’étaient en aucune façon un combat d’arrière-garde, mais un combat humanitaire pour protéger le faible contre le fort.

 

Quels sentiments, au fond, vous inspire Churchill ? Quelle est l’image que vous vous êtes forgée de lui ?

Churchill, d’après vous ?

Vaste question ! La première idée qui me vient, c’est le jugement du maréchal Alanbrooke, chef suprême des armées britanniques, qui côtoyait Churchill tous les jours pendant la guerre, et qui écrit dans ses Carnets publiés dix ans après : «  c’est de loin l’homme le plus difficile avec qui j’aie été amené à travailler, mais pour rien au monde je n’aurais raté la chance de travailler auprès de lui  ». Je me permettrai de le paraphraser en disant que Churchill a constitué de loin le sujet le plus difficile sur lequel j’aie été amené à travailler mais que pour rien au monde je n’aurais raté la chance de travailler sur lui.

 

« Ce qui, au-delà de tout "présentisme", exaspère, c’est la vaniteuse

confiance en lui dont il a fait preuve à de multiples reprises,

se comportant en goujat. Mais le plus souvent il regrettait de s’être

laissé emporter par la passion, et faisait amende honorable. »

 

Dans ces mêmes Carnets, il a aussi écrit : «  Jamais je n’ai simultanément admiré et méprisé un homme à un tel point. Jamais de tels extrêmes contraires n’ont coexisté chez le même être humain  ». De fait, Churchill exerce une sorte de fascination sur quiconque passe du temps à étudier les multiples facettes de sa personnalité, de son action et de ses écrits ; mais en même temps on peut éprouver une certaine répulsion face aux défauts criants de la cuirasse. Je ne parle pas des accusations faciles pour les adeptes du «  présentisme  », le travers qui consiste à juger les hommes du passé à l’aune de nos critères actuels : raciste, nationaliste, ultra-patriote, militariste, belliciste, anti-féministe, anticommuniste primaire, sybarite, dépensier avec l’argent des autres, écornifleur, expert dans l’art de l’évasion fiscale, buveur invétéré, gros fumeur même en présence de non-fumeurs, élitiste, ouvertement méprisant vis-à-vis des pas-doués et des incultes – bref un sale réactionnaire à l’égotisme démesuré. Non, ce qui exaspère au-delà de tout «  présentisme  », c’est la vaniteuse confiance en lui : «  nous sommes tous des vers, mais moi je suis un ver luisant  », déclara-t-il tout de go à sa voisine de table au cours de sa jeunesse. On a mille témoignages de situations où il s’est comporté comme un goujat – et ce aussi bien face à des gens du peuple qu’à de hauts personnages. Mais le plus souvent il regrettait de s’être laissé emporter par la passion et son tempérament impétueux et il faisait amende honorable en envoyant un télégramme d’excuses ou un bouquet de fleurs peu après en espérant se faire pardonner – ce qui était le plus souvent le cas.

Nous ferons comme les personnes offensées qui passaient sur ses écarts d’humeur : nous jugerons qu’il avait les défauts de ses qualités et qu’à côté de ses dons et qualités hors du commun les défauts apparaissaient certes irritants, mais comme la rançon à payer pour qu’il reste humain. «  Nobody’s perfect  » – et c’est tant mieux.

 

Quels sont vos envies, vos projets pour la suite, Antoine Capet ?

Je ne veux surtout pas les divulguer – j’ai trop peur qu’on me vole mes bonnes idées d’ouvrages à venir sur Churchill ! Une exception, cependant : je suis très désireux de proposer une édition du Dictionnaire adaptée pour un lectorat anglophone. J’y suis encouragé par mes collègues et amis churchilliens d’Outre-Manche et d’Outre-Atlantique qui l’ont lu ou parcouru – selon leur degré de compréhension du français. Des pourparlers sont en cours avec un éditeur prestigieux, qui a soumis le projet à son comité de lecture pour avis. J’attends le verdict : nous verrons bien.

 

Antoine Capet

Antoine Capet.

Un événement à noter, le 26 mai au Salon du Livre de Caen.

 

Un dernier mot ?

Oui – ce sera pour mettre en garde tous vos lecteurs contre toutes les choses fausses qui circulent sur Churchill. Ce n’est pas la peine d’inventer des «  bons mots  » de toute pièce ou de lui attribuer ceux qu’il a empruntés à d’autres : les authentiques traits d’esprit churchilliens sont assez nombreux et savoureux comme cela. Ce n’est pas la peine non plus d’inventer des péripéties amusantes ou émouvantes autour de sa personne : sa longue existence en est suffisamment riche pour remplir des ouvrages aussi épais que le Dictionnaire. Il faut donc toujours tout vérifier avant d’avancer quoi que ce soit sur Churchill – et ce n’est pas une mince affaire vu l’ampleur de la «  désinformation  » hagiographique, malveillante, ou simplement ignorante, qui entoure le personnage.

 

Churchill V

Cheers, Mr Capet ! À la vôtre !

 

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6 mai 2018

« Le nouveau monde, un an après », par Philippe Tarillon

Philippe Tarillon a été le maire socialiste de Florange (Moselle) de 2001 à 2014. De sa position d’observateur très au fait des questions démocratiques et de gouvernement, il a assisté comme nous tous à l’émergence objective, sinon d’un monde nouveau, en tout cas d’un paysage politique complètement recomposé suite à l’élection d’Emmanuel Macron. Militant, il a aussi assisté, dans la douleur, à l’effacement quasi total de sa famille politique, le PS, qui incarna quarante années durant la gauche dite de gouvernement. Comme il y a un an, après la fin de la saison électorale de 2017, il a accepté la proposition que je lui ai faite de coucher sur papier numérique ses réflexions quant aux douze derniers mois, décidément pas tout à fait comme les autres. Qu’il en soit, ici, remercié. Une exclu Paroles d’Actu. Par Nicolas Roche.

 

E

E. Macron, président de la République. Source de la photographie : Atlantico.

 

« Le nouveau monde, un an après »

Par Philippe Tarillon, ancien maire

socialiste de Florange (2001-14).

Texte daté du 6 mai 2018. 

 

À la demande de Nicolas Roche pour Paroles d’Actu, je livre mes impressions un an après l’élection d’Emmanuel Macron.

C’est le regard d’un observateur engagé, socialiste déçu, meutri par certains choix et certains comportements, mais resté fidèle, toujours «  hollandais  » de cœur, malgré les déceptions d’un quinquennat que l’histoire jugera sans doute avec plus d’équité et qui ne peut se résumer au goût d’inachevé, voire de gâchis qu’on en a retenu.

L’an dernier, j’ai voté et avais appelé à voter Emmanuel Macron au second tour. Même s’il n’y avait pas de danger d’une victoire de Marine Le Pen au second tour, il était important, comme en 2002, que le score de l’extrême-droite soit le plus faible possible, ne serait-ce que pour l’image de la France. J’ajoute, plus localement, au vu du score élevé que le FN avait obtenu au premier tour dans ma commune, que je ne voulais pas que Florange fasse, à nouveau, la une des medias en devenant une commune symbolique qui accorderait la majorité à l’extrême-droite. Nous avons pu éviter cela, même si le FN y a obtenu un score élevé, à plus de 41% au second tour. Pour en finir sur le local, je note que le barrage à l’extrême-droite n’a pas bénéficié, à la différence de ce que j’avais fait en 2002, du moindre geste républicain du «  plus jeune maire (filloniste) de France  », élu par le conseil municipal en décembre 2016.

« J’ai gardé un goût de cendre envers tous ces "barons noirs"

qui ont lâché le candidat officiel du PS, ont soutenu Macron,

allant jusqu’à quémander une investiture aux législatives. »

Contrairement à bien d’autres, je n’avais pas rallié Macron au premier tour, faisant campagne pour Benoit Hamon, quand bien même celui-ci n’avait pas été mon candidat au premier tour des Primaires de la gauche. C’était là aussi une leçon de loyauté, car, quand on est membre d’un parti politique, la moindre des choses est de soutenir son candidat, tout particulièrement quand sa désignation est le fruit d’un processus démocratique. J’ai gardé un goût de cendre envers tous ces «  barons noirs  » au sein de l’appareil socialiste, qui, plus ou moins discrètement, ont lâché le candidat officiel du PS, ont soutenu Macron, allant jusqu’à quémander une investiture aux législatives. Le comble est qu’aujourd’hui beaucoup de ces gens continuent à tirer les ficelles au sein du PS et cherchent à se refaire une virginité en étant, selon la formule consacrée, «  plus à gauche que moi, tu meurs  ».

Au-delà du principe de fidélité, j’avais refusé au premier tour à la fois les sirènes macroniennes et l’impasse mélenchoniste, ce que le candidat de La France insoumise avait appelé la tenaille.

Je n’insisterai pas davantage sur le rejet de l’illusion tribunitienne de Jean-Luc Mélenchon car elle représente une impasse totale dans un contexte européen que la France ne peut ignorer, sauf à tourner le dos aux réalités. Même si la France n’est pas la Grèce, Tsipras a illustré ce qu’il en coûte d’aller dans ce sens.

« Macron partage sur bien des points le logiciel

idéologique de la droite, qui est devenu, il faut bien

le reconnaître, l’idéologie dominante. »

Le sujet de ce papier, c’est Macron, puisque c’est lui qui détient tous les leviers du pouvoir jusqu’en 2022. J’ai refusé à l’époque sans hésiter ses «  sirènes  », au-delà d’un discours souvent habile et d’une campagne dynamique. Je l’ai récusé en prenant en compte la réalité d’un programme d’inspiration libérale, et disons-le, partageant sur beaucoup de points le logiciel idéologique de la droite, devenu, il faut bien le reconnaître, l’idéologie dominante. C’est une pensée où le mot «  réforme  » devient synonyme de régression sociale, où les droits nés de longues luttes sont décrits comme des archaïsmes voire des privilèges, ou bien encore, au service public, on préfère la concurrence, naturellement «  libre et non faussée  ».

De ce point de vue, je reconnais à Macron qu’il ne m’a pas déçu. Il applique son programme et sa politique est à l’image de celui-ci  : «  et de droite, et de droite  ». Cela est particulièrement vrai pour la politique fiscale, qui, entre l’augmentation de la CSG qui touche durement de petits retraités et les nombreux «  cadeaux  » faits aux plus privilégiés, ont établi durablement l’image d’un «  Président des riches  ». Il en est de même pour la politique sociale, où les Ordonnances sur le code de travail poursuivent le chemin hélas ouvert par la loi El Khomri, au nom de la flexibilité.

Certes, le macronisme n’est pas que cela. Je reconnais au Président qu’il est brillant et volontaire, qu’il est un bon tacticien, avec le sens de la formule. Son «  en même temps  » et son «  ni gauche, ni droite  » ont bénéficié d’un contexte où l’un et l’autre camp qui ont alternativement gouverné le pays depuis près de quatre décennies souffrent d’un profond discrédit, semblent avoir échoué les uns et les autres et ont été incapables de renouveler à temps leurs visages et leurs discours.

Emmanuel Macron n’est pourtant avant tout que le produit de circonstances exceptionnelles, au point qu’on a pu parler d’un alignement des planètes. Qui aurait pu imaginer François Fillon englué dans les affaires ou encore François Hollande empêché de se représenter, ouvrant ainsi la voie à jeune candidat encore inconnu deux ans auparavant ?

Quant au rejet du clivage droite-gauche, opportun au regard de la perception de l’opinion publique pour qui il s’est peu à peu brouillé, la formule «  ni de gauche, ni de droite  » me fait naturellement penser à ce qu’en disait dès 1925 le philosophe Alain (1868-1952) : « Quand on me demande si la division entre partis de droite et de gauche, entre gens de gauche ou de droite, a encore une quelconque signification, la première chose qui me vient à l’esprit est que quiconque pose la question n’est certainement pas de la gauche.  » (Éléments d’une doctrine radicale).

« Sur le plan sociétal, il ne semble pas que ce soit clairement

tranché entre une ligne progressiste, et la tentative d’apaiser

les franges les plus conservatrices de l’opinion. »

Dans d’autres domaines, les choses sont plus nuancées. Sur le plan sociétal, il ne semble pas que ce soit clairement tranché entre une ligne progressiste, prolongeant ce qui a été acquis lors du quinquennat Hollande et la tentative d’apaiser les franges les plus conservatrices de l’opinion, comme en témoigne le stupéfiant discours du président de la République devant les évêques de France. L’Assemblée nationale vient en outre d’adopter un texte qui fait, dans presque tous les domaines, reculer les droits des migrants et des demandeurs d’asile. Ce texte a d’ailleurs, pour la première fois, réveillé quelques consciences au sein d’une majorité jusque-là aux ordres.

Il reste aussi à savoir, au-delà de la tactique, jusqu’où ira la moralisation de la vie politique. Les premiers textes sont clairement décevants, avec notamment une dose de proportionnelle annoncée mais qui sera très symbolique. L’Assemblée Nationale est muselée comme aux temps les plus classiques de la Vème République et il n’y aura pas de frondeurs chez les Marcheurs. Le point-clé à mes yeux sera la volonté de mener à bout la limitation du cumul des mandats dans le temps, qui permettra un profond renouvellement de la classe politique.

J’ajoute enfin qu’il est des domaines où l’action, ou au moins le discours du Président de la République, suscitent un réel intérêt. Il a su par exemple trouver les mots pour que soit mené à terme le processus dit de Matignon en Nouvelle-Calédonie. Il en est de même sur la relance de la construction européenne ou encore quand il faut faire preuve de fermeté, au moins symbolique, face à l’usage de l’arme chimique par le dictateur syrien. Cela ne veut pas dire que la politique étrangère et européenne de Macron suscite une adhésion d’ensemble, mais chaque avancée mérite d’être relevée.

Alors, quel futur pour le macronisme ?

Il faut d’abord dire qu’il continue à bénéficier du paysage politique qui a fait son succès de 2017. L’extrême-droite se remet mal de la prestation catastrophique de sa championne au second tour de l’élection présidentielle. La droite parlementaire a fait le choix du repli conservateur, incarné par la ligne Wauquiez, libérant ainsi un boulevard pour le centre macronien. La gauche est éclatée, entre un parti socialiste qui se remet difficilement d’une débâcle historique et une France insoumise, dotée d’un leader charismatique, mais tellement clivant qu’il ne saurait être le rassembleur capable de porter une stratégie d’alternance.

Du point de vue du mouvement social, face à des syndicats divisés et affaiblis, Macron semble réussir à faire passer en force ses réformes d’une ampleur, je dirai d’une brutalité inédite. Il bénéficie en outre de l’impact sur l’emploi d’une conjoncture économique plutôt favorable et des effets des mesures structurelles prises sous le quinquennat précédent en faveur de la compétitivité de l’économie.

« Sans réelle opposition forte, Macron jouit d’un contexte

très favorable. Cela étant, il serait bien inspiré de freiner

sa tendance naturelle à une certaine arrogance... »

Ce contexte si favorable ne devrait pourtant pas aveugler le président de la République, qui devrait freiner sa tendance naturelle à une certaine arrogance. À cet égard, il devrait méditer les leçons de la consultation récente du personnel d’Air France, qui semble montrer qu’il n’est pas forcément bon de chercher à contourner la démocratie représentative.

De même, il devrait cesser cette politique, certes engagée avant lui, consistant à étouffer la démocratie locale par le biais du garrot financier.

Emmanuel Macron est arrivé à la tête du pays avec une image de réformateur dynamique. Et pourtant, comme l’a dit le nouveau Premier Secrétaire du PS, Olivier Faure, «  on attendait Mendès-France, on a eu Giscard d’Estaing  ».

Nul ne peut imaginer où ira le pays dans la suite du quinquennat et au-delà. Il ne faut pas cacher qu’un profond mécontentement existe, d’autant plus inquiétant que, s’il s’exprime, il n’aurait pas de traduction syndicale et encore moins politique. La situation serait alors difficilement contrôlable et ferait le lit des populismes, des deux côtés de l’échiquier politique.

Le pire, heureusement, n’est jamais sûr. Mais pour l’éviter il serait bon que le président de la République ne s’abandonne pas à l’arrogance de ses succès, rééquilibre sa politique vers plus de justice sociale et redonne plus d’espace aux corps intermédiaires, au Parlement, aux contre-pouvoirs. Ce n’est pas ce qui dessine à ce jour, mais n’avons-nous pas le devoir de l’espoir et de l’optimisme ?

« Je ne désespère pas que puisse se reconstruire une force

de progrès qui aspire à gouverner le pays et à le rendre

plus juste, tout en tirant les leçons du passé... »

En ce qui me concerne, ayant donné la priorité de mon engagement politique à l’action locale, je ne désespère pas pour autant que puisse se reconstruire une force de progrès qui aspire à gouverner le pays et à le rendre plus juste, tout en tirant les leçons du passé. C’est loin d’être gagné et cela prendra du temps, beaucoup de temps. Cela vaut pourtant la peine d’y croire et d’y contribuer.

 

Philippe Tarillon 2018

 

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