François Durpaire : « La véritable ligne de fracture de ce second tour, qui n'est pas joué, est sociale »
Neuf jours après le premier tour d’une présidentielle éclatée, qui a vu la qualification pour le second tour du président sortant Emmanuel Macron (27,8%) et de la patronne du RN Marine Le Pen (23,1%), et à la veille d’un débat qui sera très scruté, une pause pour analyser les personnalités de l’une et de l’autre, et les rapports de force. Il y a cinq ans, François Durpaire, politologue et historien, avait répondu à mes questions autour de sa série de BD La Présidente (Les Arènes BD), qu’il a scénarisée et qui imaginait, dès 2015, l’élection et l’exercice du pouvoir par Marine Le Pen et ses équipes.
Il y a cinq ans, on était avant l’élection de 2017 qui verrait le jeune loup Macron l’emporter largement (par 66% des suffrages exprimés) contre la présidente du Front national. À cinq jours du second tour 2022, on peut se dire que, du point de vue des rapports de force au moins, on ne vivra pas un bête remake : Emmanuel Macron est président sortant, son agenda politique, sa pratique du pouvoir, son tempérament même lui ont aliéné des franges considérables parmi l’électorat qui fut le sien, beaucoup par défaut, en 2017. Et sa rivale, qui a beaucoup appris de ses échecs, est devenue experte dans l’art d’user d’un langage qui parle aux fractions populaires, à ce peuple qui ne s’est jamais reconnu, ou ne se reconnaît décidément plus dans les discours d’Emmanuel Macron.
Je remercie François Durpaire pour le temps qu’il a bien voulu me consacrer et pour ses réponses, instructives et qui évitent tout parti pris. Exclu, Paroles d’Actu, par Nicolas Roche.
EXCLU - PAROLES D’ACTU
François Durpaire : « La véritable ligne
de fracture de ce second tour,
qui n’est pas joué, est sociale... »
La Présidente (Les Arènes BD).
François Durpaire bonjour. Cinq ans après nos précédentes interviews, bis repetita : un second tour Macron-Le Pen. Que vous inspire-t-elle, cette campagne présidentielle 2022 ?
Pour moi ça n’est pas exactement "bis repetita". Effectivement le duel est le même qu’il y a cinq ans, mais beaucoup de choses ont changé. La première, c’est que l’un est président, l’autre toujours candidate, ce qui veut dire que dans leur rapport, notamment dans le débat, le positionnement ne sera pas le même : il y a cinq ans, c’était promesses contre promesses, là c’est promesses contre défense d’un bilan. Et il est toujours plus difficile de défendre un bilan que des promesses. La deuxième chose, c’est que le rapport de force a changé : Marine Le Pen a aujourd’hui des reports de voix possibles. On a évidemment beaucoup parlé de Zemmour pendant la campagne, il n’y a pas que lui. Les reports de voix seront donc plus importants. Le faiseur de roi, cette année, ce sera forcément les voix de Jean-Luc Mélenchon (22%), avec l’inconnue de l’abstention. Quant à la thématique de campagne, c’est le pouvoir d’achat. On dit souvent que celui qui impose son thème à la campagne est celui qui a le plus de chance de l’emporter. Là, ça contredirait un peu les sondages, puisqu’ils donnent la victoire à Emmanuel Macron. Pourtant cette thématique, imposée par Marine Le Pen, est celle que plébiscitent les Français...
Vous avez beaucoup observé, étudié Marine Le Pen, pour votre trilogie La Présidente (Les Arènes BD) notamment. Êtes-vous de ceux qui considèrent qu’en cinq ans, elle a appris de ces erreurs, et gagné en habileté ?
Oui, elle a en tout cas gagné en habileté politique. Elle a beaucoup appris de son échec lors du débat d’il y a cinq ans. Elle s’est dit qu’il fallait creuser deux sillons. Le premier, c’est la crédibilité du programme : elle a beaucoup répété que son programme était sérieux, qu’elle avait beaucoup travaillé, elle a mis en scène son travail autour du projet, notamment en opposition à Éric Zemmour. Le deuxième, c’est de lisser son image : de nombreuses élections se jouent aujourd’hui sur la fameuse polarisation négative qui veut qu’on ne vote pas "pour" un candidat, mais "contre". Elle a fait beaucoup pour que les Français ne votent pas contre elle. On verra s’il y a plus de gens qui sont contre elle (l’ancien "front républicain") ou contre Macron. Il y a un désir, un besoin d’alternance : il faut rappeler qu’aucun président n’a été réélu hors cohabitation dans la Cinquième République. Dans tous les cas ce sera une première : première réélection d’un président hors cohabitation, ou première élection d’une candidate d’extrême-droite.
À la fin de vos BD, le cycle victorieux des Le Pen était brisé par la victoire d’un ticket dit républicain incarné par Emmanuel Macron et Christiane Taubira. Emmanuel Macron est effectivement devenu président depuis, mais sa personnalité et ses orientations ont objectivement contribué à détourner de lui pas mal de gens pourtant attachés aux valeurs républicaines. En 2017, il l’a emporté avec 32 points d’écart sur Marine Le Pen. S’il gagne par 10 points cette année ce sera large... Est-ce qu’on ne sous-estime pas l’hostilité, peut-être la haine qu’il inspire ?
Non effectivement, on ne les sous-estime pas puisque cela se lit dans les sondages. Actuellement les sondages les plus en faveur d’Emmanuel Macron lui donnent 54%, ce qui n’est que très légèrement au-delà de la marge d’erreur. L’hostilité à son égard est réelle : il incarne le libéralisme, il incarne une forme d’arrogance sur laquelle Marine Le Pen a beaucoup joué. Ayons toujours en tête que cette élection, c’est la rencontre d’un homme (ou d’une femme) et du peuple. Il y a donc un côté psychologique qui, nécessairement, a de l’importance.
Et d’ailleurs, quand on voit tous ces gens, notamment des intellectuels, artistes, sportifs... qui appellent à voter Macron pour faire barrage à Le Pen, est-ce qu’on n’a pas tendance, ici, à oublier un peu les leçons de l’élection de Trump en 2016 ?
Vous avez raison, tout cela n’est pas forcément perçu de manière positive : lors de l’élection de Trump, l’engagement des personnalités a plutôt joué contre Hillary Clinton. On pourrait vivre la même chose. L’idée, ce serait de dire que l’électorat du "système" se mobilise. Et ça valide la sociologie du vote : les classes populaires contre les strates plus dominantes de la société. Que ces personnes plus favorisées se mettent à appeler au vote donne donc encore plus de valeur à la terminologie "candidat des élites", "candidat des riches"... "candidat de ceux qui profitent de la mondialisation"...
D’autant plus avec cette habileté qui est celle de Marine Le Pen cette année... Sans doute ne répondrez-vous pas à cette question mais, en tant que scénariste, quels atouts feriez-vous utiliser par Marine Le Pen pour espérer faire pencher la balance lors du débat ?
(Rires) C’est vrai que dans la BD, on lui avait notamment offert le slogan d’une deuxième campagne, "La France Encore Plus". Bon, on va éviter de lui donner des conseils pour le second tour. Je pense toutefois que, comme on l’a déjà dit, elle serait bien inspirée, pour creuser son sillon, de continuer à lisser son image et à mettre en avant le sérieux de son programme. Ce qui est un peu compliqué c’est que les deux candidats ont à aller convertir des électorats à contre-mouvement d’il y a cinq ans : cette fois-ci c’est Emmanuel Macron qui doit séduire l’électorat de gauche entre les deux tours, et Marine Le Pen, qui en a déjà convaincu certains à gauche, doit se faire la plus petite possible, d’ailleurs sa première semaine de campagne a été très discrète. Voulant jouer le "tout contre Macron", elle essaie de se faire oublier, pensant que la polarisation négative va jouer pour elle. En revanche, le fait de n’avoir pas suffisamment été sur le terrain fait que l’écart dans les sondages s’est agrandi. Donc c’est un pari qu’elle a joué, d’une campagne très douce. Elle se dit qu’avec ce faux rythme, comme dans ces sports où il y a des matchs avec un faux rythme, elle peut au bout du compte être la surprise de la fin de la deuxième semaine d’entre-deux tours, surtout si les médias reprennent que les sondages sont au-delà de la marge d’erreur. Si on était, en toute fin de campagne, sur des sondages restant à 54-46, et s’il faisait beau dimanche, cela pourrait entraîner une très forte abstention et une surprise colossale. Si on fait la totalité des voix dont les deux sont sûrs, Emmanuel Macron est à 33%, Marine Le Pen à 32,5... Si on totalise les voix de report quasiment certains, il y a égalité. Le reste n’est que conjectures.
Dans le tome 3 de La Présidente (2017), après deux mandats de Le Pen, tante puis nièce,
débat entre l’ex-présidente Le Pen et un challenger nommé Emmanuel Macron...
Donc autant dire que les choses ne sont pas jouées...
Non, c’est très serré. Quand un journaliste aussi expérimenté qu’Alain Duhamel dit que ce sera l’élection la plus serrée depuis 1974, on peut l’écouter...
Observant Marine Le Pen telle qu’elle mène campagne en 2022, quels points importants d’intrigue auriez-vous modifiés si La Présidente avait été écrit cette année ?
Je me serais amusé à anticiper les répliques du débat Macron-Le Pen, et j’aurais essayé de montrer les coulisses du travestissement de Marine Le Pen en candidate mainstream.
Après le premier tour, beaucoup de frustrations se sont fait entendre : est-ce qu’on arrive pas au bout d’un système, où à la faveur de la juxtaposition des quinquennats présidentiel et législatif, tout se décide sans partage pour cinq ans ("the winner takes all") là où dans les démocraties normales (j’assume ce terme) il y a meilleure représentation de la Nation, obligation de négociation et contre-pouvoirs ?
Disons que c’est un peu dommage pour ceux qui croient en la rénovation de la démocratie... Marine Le Pen a fait une conférence de presse sur la rénovation de la démocratie qui propose notamment la mise en place du référendum d’initiative populaire. Cette thématique se trouve plutôt du côté du camp Mélenchon pendant la campagne. Peu de propositions sinon. On a entendu Emmanuel Macron dire qu’il aurait un style différent, mais rien de concret pour rénover la démocratie. Ce serait pourtant une piste importante, les Français souhaitant sans doute participer plus souvent qu’une fois tous les cinq ans.
On a quand même compris de quel côté vous penchez plutôt pour dimanche : quels seraient vos arguments décisifs pour convaincre notamment les électeurs de gauche, qui probablement feront la clé de ce scrutin ?
Là par contre, je vais me retrancher derrière ma position de scénariste : je ne suis personne pour appeler à voter pour l’un ou pour l’autre, ce serait ridicule. Des dirigeants de partis politiques connus et reconnus ne le font pas non plus alors moi, aucun intérêt. Que chacun vote en son âme et conscience. On peut tout de même dire que c’est une pratique française, que des personnes s’arrogent le droit de dire pour qui elles vont voter, s’imaginant que cela puisse influer sur d’autres personnes. C’est assez franco-français et lié au système à deux tours : au premier tour on choisit, au second on va souvent devoir aller vers un opposant à celui qu’on a choisi. Ma position est assez cohérente je crois. Voyez la position de Mélenchon : il est assez clair, en disant aux gens qu’ils sont libres dans la mesure où il n’y a pas de voix "pour l’extrême-droite". Mais un citoyen est un citoyen... J’ai entendu beaucoup de critiques sur le non-positionnement de l’Union populaire, provenant notamment du camp Macron. Je pense que les partisans du "et en même temps" sont mal placés pour critiquer une force dont le positionnement est clairement éclaté : un tiers pour l’abstention, un tiers pour Macron, un tiers pour Le Pen. Au nom de quoi Mélenchon irait, appelant à voter Macron, faire exploser son propre camp ? Pour des gens qui, encore une fois, ont travaillé sur le "en même temps" pendant des années, travaillé à la disparition des partis traditionnels - LR et le PS additionnés font à peine le score d’Éric Zemmour ? Je crois que cette leçon de morale est complètement déplacée.
La véritable ligne de fracture de ce second tour, le choc (je parle ici des électeurs, pas des postures des politiques), ce sera entre optimistes et pessimistes, entre les heureux et les inquiets face à l’Europe telle qu’elle se fait, à l’Europe telle qu’elle se joue ?
Marine Le Pen entend opposer "mondialistes" et "nationalistes". Emmanuel Macron aimerait opposer "républicains" et "extrémistes". En fait, la sociologie du vote, ce serait plutôt d’un côté, dans le camp de Marine Le Pen, les classes populaires, celles qui ont fait moins d’études supérieures, et de l’autre, un public plus CSP+ (les catégories socioprofessionnelles les plus favorisées, ndlr). Pour moi, la vraie ligne de fracture est là. Ce qui est intéressant, c’est qu’elle est sociale, et pas identitaire. En cela, du côté des souverainistes de droite, on peut dire que Marine Le Pen a eu une intuition plutôt juste par rapport à un Éric Zemmour qui a tout misé sur la "fracture identitaire".
Dans la lutte d’influence globale entre régimes libéraux et régimes autoritaires, entre pensée progressiste et pulsion de repli sur soi, c’est à ce stade plutôt l’optimisme ou le pessimisme qui dans votre esprit l’emporte ?
Ce sont des fractures apparentes. Il ne faut pas toujours se laisser prendre aux discours des uns et des autres. Les "autoritaires" et les "progressistes" ne sont pas toujours ceux qu’on croit. Un exemple : Emmanuel Macron nous avait expliqué qu’Erdogan était un autoritaire. Dans le cadre de la guerre actuelle, Erdogan se trouve apparemment du côté des démocraties soutenant l’Ukraine contre la Russie. Dans le cas contraire, l’Inde, dont personne ne peut nier qu’elle est une grande démocratie, est plutôt en soutien de la Russie... Il faut donc distinguer les discours et les réalités géopolitiques et historiques, toujours plus subtiles.
Vos projets, vos envies pour la suite, François Durpaire ?
Quelques projets de BD à venir, je pense qu’on en reparlera.
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