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Paroles d'Actu
31 janvier 2023

Nicolas Gras-Payen : « En histoire, seule devrait compter l'expertise »

Les lecteurs de Paroles d’Actu l’auront remarqué, on parle parfois d’histoire sur ce site. Récemment, deux entretiens grands formats ont été publiés, le premier avec Didier Le Fur, spécialiste reconnu du XVIè siècle, le second avec Paul Jankowski, fin connaisseur des années 1930. Dans les deux cas, un échange s’appuyant sur un livre paru chez l’éditeur d’études historiques Passés Composés. Son directeur, Nicolas Gras-Payen, a d’ailleurs accepté de répondre à quelques questions, je l’en remercie. Exclu, Paroles d’Actu, par Nicolas Roche.

 

EXCLU - PAROLES D’ACTU

Nicolas Gras-Payen : « En histoire,

seule devrait compter l’expertise »

Nicolas Gras-Payen

 

Nicolas Gras-Payen bonjour. Comment définir la patte éditoriale, l’identité particulière de la maison Passés Composés, que vous dirigez, notamment par rapport aux autres éditeurs d’histoire ?

Il me semble important de ne pas se définir par rapport à d’autres, mais de porter une identité réellement singulière. Celle de Passés Composés peut se définir simplement  : être au service des auteurs, tout en respectant les lecteurs, en leur offrant des textes d’histoire de qualité et originaux.

 

À quoi ressemble votre quotidien en tant qu’éditeur ? Quelles sont les grandes joies, et les grandes frustrations inhérentes à ce job ?

L’un des intérêts de ce métier, c’est justement la grande diversité des tâches. Pour le dire très simplement, je partage mon quotidien entre les questions éditoriales, commerciales, médiatiques et financières, bien sûr en échangeant tous les jours avec l’équipe de la maison, que ce soit avec notre directrice commerciale Camille Couture, notre responsable de la presse Amandine Dumas, et bien sûr les éditeurs Arthur Chevallier et Charlotte Balluais.

 

Ça ne me regarde pas, probablement, mais ça m’intéresse : est-ce que ça rapporte, d’éditer des livres d’histoire pointus ? Autrement posé : réussissez-vous à dégager un bénéfice sur la plupart de vos publications ?

Bien entendu, Passés Composés n’est pas sous le régime du mécénat, il est donc indispensable économiquement que nos livres trouvent leur public et, globalement, dégagent un bénéfice.

 

Comment avez-vous vécu, à titre personnel et dans votre profession, les moments les plus critiques de l’épidémie de Covid-19 ? Ça a changé votre façon de voir la vie ? Éclairé d’une lumière nouvelle l’importance des métiers du livre ?

Non, pas particulièrement, je suis convaincu depuis de nombreuses années de l’importance du livre, pour la construction intellectuelle de chaque individu comme pour la qualité du débat public.

 

De par ce que vous en percevez, comme éditeur et comme observateur, les Français ont-ils plus ou moins envie d’histoire qu’il y a 5, 10 ou 25 ans ? Quelles époques vous semblent avoir le vent en poupe actuellement, et qu’est-ce que ça dit de nous ?

À mon échelle, soit depuis plus de 15 ans, je ne vois pas d’évolution massive. Le marché n’est pas en croissance, c’est une constante, mais il reste fort. Les Français aiment l’histoire, dans sa diversité et sa pluralité. Pour ce qui est des périodes, l’époque contemporaine reste la plus porteuse, avec une forte représentation de la Seconde Guerre mondiale. L’histoire antique revient depuis quelques année en force. Ce qui n’empêche pas des succès dans les autres domaines.

 

Aimer l’histoire n’est-ce pas aussi un signe d’inquiétude, un besoin de se rassurer par rapport à notre temps, voire de se réfugier dans le passé ? D’ailleurs que vous inspire-t-elle notre époque ?

Sans doute, mais je crois aussi au plaisir intellectuel de l’histoire. C’est une matière qui porte en elle-même une dramaturgie exceptionnelle. Par ailleurs, je ne crois pas que les lecteurs d’histoire sont des nostalgiques, et sans imaginer que l’histoire explique tout du présent, voire permet d’anticiper l’avenir, il est essentiel de comprendre que tout sujet actuel a une historicité. Réfléchir à l’Europe ou aux migrations sans en connaître la genèse me semble partir d’un mauvais pas…

 

Lors d’interviews vous avez indiqué vouloir mettre en avant la part de récit, de dramaturgie justement de l’histoire. Comment bien raconter l’histoire sans raconter d’histoires, et surtout comment faire naître des réflexions chez le lecteur sans l’assommer de données qui le perdraient et lui feraient perdre de vue l’essentiel du récit ?

Tout passe par les autrices et auteurs  : ce sont eux qui, par leur idées et leurs intuitions, étayées ensuite par les sources, donnent un angle à leur propos. Nous avons d’ailleurs la chance d’avoir dans notre matière un rapport fort à l’écrit  ; les historiens qui produisent des livres ont dans leur grande majorité une écriture claire et agréable.

 

Quelle serait à votre avis la bonne manière pour amener vers l’histoire des publics qui n’y vont pas naturellement, sauf par des voies très sinueuses - je pense notamment aux séries et films qui souvent prennent de grandes libertés avec les faits ? De ce point de vue, votre nouvelle branche BD biographiques rencontre-t-elle un succès intéressant, notamment auprès des publics plus jeunes ?

En tout franchise, je ne pense pas que l’on puisse offrir des livres d’histoire au public qui n’en lit pas. C’est prendre l’ombre pour la proie. Ce qui bien sûr ne nous empêche pas d’être innovants à travers de nouvelles formes, comme l’infographie.

 

Un candidat à la dernière présidentielle s’est fait connaître depuis des années pour ses livres et chroniques télé parlant d’histoire, avec certes une habileté d’écriture incontestable, mais surtout une lecture biaisée des faits pour un prisme idéologique très marqué. Ça vous inquiète, l’instrumentalisation politique de l’histoire, notamment quand ceux qui la pratiquent se voient reconnaître par le public une autorité intellectuelle, et comment contrer cela ?

C’est un vaste sujet. Je rappelle simplement que ce n’est pas nouveau, l’histoire a souvent, par le passé, été utilisée à des fins politiques, dans une lecture subjective. Ce qui m’inquiète en revanche, c’est la place et la légitimité de l’expertise. Je constate fréquemment que la parole d’un historien ou d’une historienne qui a travaillé parfois 20 ans sur un sujet n’est pas plus légitime que celle d’un éditorialiste qui aborde le sujet depuis deux jours. Je crois que la dernière polémique en date autour des tirailleurs sénégalais est assez symptomatique. Cette défiance vis-à-vis du savoir académique m’inquiète.

 

Le concept de "devoir de mémoire", utilisé pour sacraliser en quelque sorte, la mémoire de faits tragiques établis (l’Holocauste, la colonisation...) face à ceux qui les nient n’est-il pas un peu contre-productif, en ce qu’il donne à penser qu’il y a des espèces de dogmes en histoire ? Le "devoir d’histoire", n’est-ce pas aussi, favoriser le débat, et dans quelles limites est-ce acceptable : seuls les historiens doivent-ils pouvoir débattre de sujets d’histoire ?

Non, je ne crois pas que le devoir de mémoire soit contre-productif. Certes, il y a des querelles mémorielles, mais le souvenir est essentiel tant pour les individus que pour les sociétés. Le débat doit bien sûr avoir lieu, mais je vous renvoie à mon point précèdent  : avec quelle légitimité  ? En se fondant sur quelles recherches  ? Tous les points de vue ne se valent pas. Enfin je crois que tous les débats constructifs impliquent écoute et modération, quand la communication au sein des sociétés contemporaines se structure au contraire autour de positions radicales, voire extrêmes.

 

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19 janvier 2023

Gérard Chaliand : « Nous n'avons pas suffisamment désiré la construction d'une Europe forte »

Il y a neuf mois, après lecture de son inspirante autobiographie Le savoir de la peau (L’Archipel, mars 2022), j’interviewai pour la première fois M. Gérard Chaliand, un aventurier devenu par la curiosité et l’expérience un fin connaisseur des affaires du monde, des subtilités des peuples et des choses de la vie. Belle rencontre ! Une nouvelle édition de son Atlas stratégique, sous-titrée "De l’hégémonie au déclin de l’Occident" (tout un programme...) a été publiée en novembre, aux éditions Autrement. Dans cet ouvrage, composé avec la complicité de son fils Roc Chaliand, et de Nicolas Rageau, fils de son vieux complice Jean-Pierre Rageau aujourd’hui décédé, il nous propose un état des lieux précis et éclairant de notre monde, de ses périls et challenges, de ses coopérations et de ses rapports de force.

Gérard Chaliand a accepté, une nouvelle fois, de répondre à mes questions en ce début d’hiver, je l’en remercie chaleureusement et invite chacun à l’écouter, à le lire. C’est un homme qui a ses idées, les débats sont évidemment ouverts, mais un homme qui sait d’où il vient, de quels termes, de quelles terres et de quels gens il parle quand il évoque les relations internationales, les mouvements de guérilla et les régimes autoritaires. Pour lui, la démocratie, qu’on considère ici comme un acquis, quelque chose d’un peu abstrait, c’est d’abord un privilège dont il a pu mesurer la valeur : celui de vivre dans un pays dans lequel la puissance publique ne viendra pas vous chercher arbitrairement chez vous, au lever du jour. Voilà une des clés de ses engagements. Exclu, Paroles d’Actu, par Nicolas Roche.

 

EXCLU - PAROLES D’ACTU

Gérard Chaliand : « Nous n’avons pas

suffisamment désiré la construction

dune Europe forte... »

Atlas stratégique

Atlas stratégique : de l’hégémonie au déclin de l’Occident (Autrement, nov. 2022).

 

Gérard Chaliand bonjour. Vous écrivez dans votre livre que la durée de la guerre en Ukraine sera in fine fonction de la volonté qu’auront les pays démocratiques de la poursuivre. C’est là une de nos faiblesses patentes ?

guerre et démocraties

Au-delà de cela, faiblesse ou pas, c’est une question d’intérêt : où est notre intérêt dans cette affaire ? Appuyer la volonté exprimée du président Zelensky de récupérer tout le territoire ukrainien tel qu’il était en 2014, soit la Crimée, qui était russe jusqu’en 1954, et le Donbass dont les populations ont, dès 2014, exprimé leur volonté de ne plus faire partie de l’Ukraine ? Et pousser ainsi la Russie dans ses derniers retranchements, voire davantage ? À quel prix ? Et pourquoi ?

Notre intérêt, c’est que l’Ukraine devienne réellement indépendante, puisque sa population le souhaite. Mais avons-nous intérêt à chercher à écraser le régime russe ? Encore une fois : au prix de quel risques ?

Pour les Européens, le constat est que nous avons à juste titre aidé le régime ukrainien, qui a été agressé. Mais aussi que cela nous coûte cher, et que nous devons savoir jusqu’où aller. Il s’agit là d’une décision politique, pas d’un point de vue idéologique...

L’affaire est quelque peu différente vue par les États-Unis. Après la pathétique retraite d’Afghanistan, l’erreur grave d’appréciation de Vladimir Poutine constitue une aubaine pour Washington. Cela redore leur blason et profite à leur hydrocarbures, sans compter que la guerre est menée par procuration (proxy war), ce qui évite les pertes militaires.

En observant l’évolution de l’opinion publique américaine, on constate une baisse d’enthousiasme pour l’appui financier et politique fourni à l’Ukraine, qui va au cours des mois de l’hiver devenir plus large. Le soutien à la politique actuelle de Joe Biden va s’étioler et profiter sans doute aux Républicains.

Voilà ce qui me paraît représenter un état des lieux assez éloigné de cette propagande forcenée en faveur de l’Ukraine que nous présentent les médias en général, et les télés en particulier. Qu’on le veuille ou non, les opinions publiques des pays démocratiques vont peser dans les décisions de demain. L’hiver jouera son rôle...

 

Vous pointez la responsabilité directe des États-Unis dans les crispations nées dans l’ancien espace soviétique (de l’attitude triomphaliste des années 90 jusqu’aux révolutions de couleur), tout comme celle qu’on connaît dans la déstabilisation du Moyen-Orient (la guerre d’Irak en 2003 mais pas que). L’Amérique a-t-elle été le déstabilisateur en chef, et fait-elle aujourd’hui, un peu amende honorable ?

l’Amérique, puissance d’instabilité ?

Pour ceux qui s’efforcent d’établir sans biais l’état des lieux, à l’évidence sur la trajectoire 1991-2021, les États-Unis ont été, en matière de destabilisation à l’échelle planétaire, de loin les premiers. Cela va des révolutions de couleur - menées par des "ONG" qui n’avaient rien de "non-gouvernementales" - aux déstabilisations au Moyen-Orient, et ailleurs. Par ailleurs, tout a été fait pour systématiquement ramener l’ex-URSS aux frontières de la Russie, Ukraine comprise, comme l’avait théorisé Zbigniew Brzezinski dans son fameux ouvrage, The Grand Chessboard (Le Grand Échiquier, 1997), dont j’ai préfacé la version française.

Bien sûr, les Russes ont historiquement une propension à la construction d’un empire, cela depuis le 16e siècle, et ils ont à tort et à raison toujours considéré l’Ukraine comme le berceau de ce qu’on appelait au départ la Rus’ de Kiev. Mais les temps ont changé. Depuis la Première Guerre mondiale, on sent à cet égard une évolution qui s’est accélérée...

Entre deux impérialismes, le plus rapace a été le plus fort : les États-Unis triomphants en 1991 ont pensé qu’un monde unipolaire était possible, sinon souhaitable. S’agissant de l’ancien espace soviétique, de l’Ukraine, il y a eu de leur part un premier essai en 2004 (la Révolution orange, ndlr), ce fut un échec. La seconde tentative, en 2014 (la Révolution de Maïdan, ndlr) fut une réussite.

Vladimir Poutine a, en 2022, manifestement sous-estimé le degré de préparation des Ukrainiens, et celui des États-Unis (s’agissant de la puissance de leur renseignement, ou de la vitesse avec laquelle ils ont pu fournir aux combattants des armes légères, etc). Mais je le redis : la propagande pro-ukrainienne que nous faisons est outrancière, et la diabolisation de l’adversaire atteint un degré rare. Voilà, à mon sens, l’état de lieux...

 

Vous le suggériez à l’instant : Vladimir Poutine a sous-estimé la puissance d’un nationalisme ukrainien qu’il a ressoudé, tout comme il a revigoré les États-Unis, revitalisé l’OTAN et soudé les Européens. Comment la Russie pourrait-elle sortir par le haut de cette situation, après tant de souffrances provoquées ? Si vous deviez vous trouver face au président Poutine, quel conseil lui donneriez-vous ?

Poutine face à un mur

Il y a plusieurs éléments dans cette question, et plusieurs réponses.

D’une part, il est exact de dire que les États-Unis ont retrouvé leur prestige perdu après la retraite d’Afghanistan, à l’été 2021. L’OTAN est grandement revitalisé, c’est juste. Les Européens ont fait montre d’un soutien unanime. Et la Russie a fondamentalement perdu la guerre, n’ayant pas réussi à changer le régime et mettre en place une Ukraine soumise.

Mais il faut noter aussi que les sanctions à son encontre n’ont pas donné les résultats escomptés. L’économie russe fonctionne, et la Russie a réorienté ses échanges commerciaux vers la Chine, l’Inde, la Turquie, etc... Certes, il manquera technologiquement certaines capacités, puisque certaines pièces ne seront plus fournies par les Occidentaux ou leurs alliés. Mais dans l’ensemble, la Russie s’est adaptée pour tenir.

L’unanimité des Européens est circonstancielle et ne tiendra pas face aux difficultés économiques. Déjà les fissures sont visibles. Les États-Unis profitent de la guerre par procuration mais on l’a dit, elle coûte cher, l’opinion publique va se lasser, et il faudra pour conserver le pouvoir en tenir compte.

Bien sûr, la Russie ne peut pas, comme vous dites, "sortir par le haut" de cette affaire. Pour elle, c’est un recul, un échec qu’il va falloir masquer en ramenant un morceau de territoire : le demi-cercle accoté à leur frontière qui va de la Crimée au long de la Bielorussie, si possible... Reste à savoir si des pays comme le Kazakhstan vont manoeuvrer pour accroître leur liberté d’action, etc... Dans ce monde devenu multipolaire il y a des acteurs voraces : la Chine, la Turquie, d’autres encore.

Nous assistons sans doute à une recomposition, surtout favorable aux Chinois et aux Américains, et peut-être aux Indiens. Les Européens, que vous évoquez, n’ont pas même une vision commune, ni de volonté politique cohérente. La Russie restera un État voisin important, ne serait-ce que militairement, et il serait dommage pour une Europe cohérente de la laisser glisser vers la Chine. Mais le mal est fait. Et l’Europe n’a pas su se forger...

 

Quelle devrait être à votre avis, en l’état actuel des choses, la résolution la plus acceptable par toutes les parties (et d’abord par l’Ukraine agressée) de ce conflit ? Est-ce que par cette guerre, Poutine n’a pas brisé définitivement les liens historiques, j’ai presque envie de dire de gémellité, qui existaient entre la Russie et l’Ukraine, donnant ainsi raison à M. Brzezinski ?

l’après guerre russo-ukrainienne

Dans cette guerre, les deux côtés ont cherché à faire mal et dans une certaine mesure, les Russes plus particulièrement, dans la seconde phase du conflit notamment, en détruisant l’infrastructure de l’adversaire pour le faire souffrir et l’amener à souhaiter la fin du conflit. Ne nous trompons pas : cela signe le divorce historique de ce qui avait dans le passé constitué les liens entre l’Ukraine et la Rus’, comme on disait, des liens qui par la suite, avec la langue et l’histoire s’étaient tissés.

Cette rupture est définitive sur le plan politique, même s’il reste culturellement des liens indissolubles.

La paix sera une paix de compromis qui ne satisfera évidemment aucune des parties. Néanmoins, l’Ukraine sera indépendante de façon nette et indiscutable, et jamais plus russe. Elle aura perdu une portion du territoire qui fut le sien en 2014 - la Crimée, faut-il le rappeler encore, fut donnée à l’Ukraine en 1954 par Nikita Khrouchtchev, alors secrétaire général du Parti communiste, et lui-même ukrainien, à une époque où l’URSS paraissait devoir durer. Le Donbass était et demeure rattaché au patriarcat de Moscou, et ce territoire est peuplé de Russes pour l’essentiel, tout comme Lviv et sa région, très longtemps aux mains des Polonais et Lituaniens, sont rattachées à Rome.

Nous saurons à la veille des pourparlers ce qui aura été perdu par l’Ukraine (10% du territoire ? davantage ?) Quant à la Russie, elle aura récupéré un peu plus que ce qui est historiquement à elle, ce qui masquera officiellement son échec. J’émets en revanche les plus grands doutes quant à la perspective d’une victoire militaire complète de l’Ukraine. Quoi qu’en en dise M. Zelensky, tout le territoire initial ne sera pas récupéré : trop risqué, trop cher, pour les opinions publiques occidentales entre autre...

 

Tout au long de votre ouvrage, ce point est martelé : le véritable rival des États-Unis, et peut-être de l’Occident, ce n’est pas la Russie, pas non plus l’islamisme radical, mais bien la Chine. En quoi la Chine est-elle objectivement à craindre pour nous autres Européens, et dans quelle mesure ce constat que vous faites doit-il nous pousser, en Europe, à rester dans le lit d’Américains très doués par ailleurs pour porter leurs propres intérêts - qui ne sont pas toujours les nôtres ? Au final, l’opposition bloc contre bloc qui compte, ça reste démocraties vs dictatures ?

le vrai rival, c’est la Chine ?

Le véritable rival de l’Occident, et plus particulièrement des États-Unis, c’est bien sûr la Chine. L’Ukraine a été une aubaine pour les États-Unis afin d’accroître leur rayonnement et de, plus tard, restaurer le prestige endommagé en Afghanistan, tout en poussant l’avantage acquis avec l’effondrement de l’URSS - notons que Ronald Reagan et Margaret Thatcher avaient activement contribué à l’échec des tentatives de reformes de M. Gorbatchev.

Quant à l’islamisme dont les effets perturbateurs sont réels (et complaisamment diffusés par les médias occidentaux), il ne change pas grand chose aux rapports de forces. Il faudrait pour cela qu’ils puissent générer de la croissance économique, comme l’Inde ou la Chine. En-dehors des États pétroliers, fragiles et sous-peuplés, on ne peut mentionner que le rôle délétère de la Turquie, qui est économiquement faible. L’Iran est en crise, les États arabes comme l’Algérie, la Tunisie, l’Égypte, la Libye, le Liban, la Syrie, l’Irak sont dans des états catastrophiques. Le Pakistan ne vaut guère mieux ; il mise sur l’argent chinois.

Nous autres Européens, avons-nous la possibilité politique - avec notre règle de l’unanimité à 27 -, de prendre la moindre décision importante qui soit défavorable aux États-Unis ? Et le voudrions-nous, quelle capacité militaire avons nous de garantir notre sécurité ? De quelles marges de manoeuvre disposons-nous pour nous distinguer des Américains lorsque nos intérêts sont divergents ? Bref dans ce monde multipolaire complexe, incertain, ne reste que le débat de fond : la rivalité essentielle se joue bien entre les États-Unis et leur hégémonisme d’un côté, de l’autre la Chine qui veut modifier un ordre international qui ne lui convient pas.

 

Vous avez déjà un peu répondu à cela, encore à l’instant, mais votre vision stratégique, développée par votre connaissance de terrain et par votre "savoir de la peau" acquis depuis des décennies, vous pousse-t-elle à considérer que la construction d’une défense européenne intégrée et autonome, y compris par rapport aux Américains, est essentielle ? Et si oui que manque-t-il pour qu’on y arrive ?

pour une Europe-puissance ?

La construction d’une défense européenne autonome, y compris par rapport aux États-Unis, eût été essentielle s’il avait été sérieusement question de s’y atteler. Mais dès le début, avec le refus français, en 1954, d’y inclure les forces allemandes, le projet est tombé à l’eau et cela a marqué toute la suite. En 60 années, nous n’avons guère avancé dans ce domaine.

L’extension de l’Europe elle-même au lendemain de la disparition de l’Union soviétique n’a pas été l’oeuvre des Européens mais des États-Unis (avec l’inclusion simultanée dans l’OTAN d’anciens pays du bloc de l’Est, perçue comme hostile par la Russie, avec surtout l’action des "révolutions de couleur" menées par des organisations en fait gouvernementales.

À l’évidence, nous avons manqué non seulement de volonté, mais de véritable désir d’aboutir à cette Europe forte autrement que de façon réthorique. De surcroît, comme le démontre l’état des lieux que nous établissons, nous ne partageons pas une vision, et moins encore un objectif politique commun. De toute évidence, la Pologne et les pays Baltes restent obnubilés par la Russie. La Hongrie joue sa partition. La Grande-Bretagne est partie après avoir veillé à ce que que l’Europe ne se fasse pas, etc... Bref, l’Europe, hors sur le plan économique, n’existe pas et selon toute vraisemblance elle ne sera pas construite, malgré le souhait de quelques rares États, dont la France.

 

Vous avez évoqué ce point mais jaimerais y revenir : vos cartes nous permettent notamment de visualiser à quel point les tenants d’un islam radical qui nous a, à juste titre, beaucoup préoccupés, ont des ennemis puissants : l’Occident, la Chine, la Russie, l’Inde... Est-ce qu’au niveau global, les fondamentalistes islamistes sont finalement, assez négligeables, trop pour être un facteur dans les équilibres du monde ?

la part de l’islam radical

Les islamismes militants ont été très largement surestimés. Perturbateurs certes, mais pour l’essentiel brouillons, peu efficaces. Et largement répercutés par les médias occidentaux qui participaient ainsi de la vente d’anxiété qui est leur pain quotidien (je parle de certains médias qui diffusent en continu mais qui sont très regardés). Le jour où nous serons sérieusement menacés, il faudra revoir notre façon de nous informer...

Les islamistes militants ont contre eux l’Occident, la Chine, la Russie, l’Inde et Israël, sans compter leurs propres divisions et rivalités et, d’une façon générale, leur peu d’appétit pour la croissance économique - c’est à dire le travail.

Les Occidentaux d’une façon générale ont manqué et manquent de courage pour s’opposer, dénoncer et éventuellement combattre, d’une façon ou d’une autre, les États qui soutiennent ou suscitent l’islamisme radical, tels que la Turquie (et sa presence en Europe) ou l’Arabie saoudite. Voyez le rôle du Qatar, récemment, ou celui du Pakistan, tout au long des conflits afghans...

La politique de l’autruche n’a jamais rien résolu, au contraire elle aggrave la tension et sert l’adversaire, par manque de courage. C’est ainsi qu’on se fait grignoter, entre autre en tolérant chez soi que s’organisent des adversaires déterminés à tirer profit de la démocratie et de l’absence de courage et de determination des États européens, notamment. Nous participons ainsi à notre propre recul.

Sur le plan des grands équilibres on ne peut pas négliger le monde musulman. Cependant, dans le monde tel qu’il est en train de se redéfinir, le monde musulman n’est pas decisif comparé au poids de la Chine ou de l’Inde. Les hydrocarbures ne jouerons pas indéfiniment le rôle majeur qui est le leur, et l’idéologie religieuse seule - et divisée - ne suffit pas à retransformer les rapports de force par eux-mêmes. Il faudrait que celle ci puisse se transcrire par du concret, ce qui n’est pas. La Turquie, qui se caractérise par une inflation catastrophique, ne va pas s’en sortir si elle ne parvient pas à satisfaire des populations qui ne peuvent pas seulement se contenter d’avancées militaires. Quant à la mutation sociologique de l’Arabie saoudite, on verra sur quoi elle débouche... Mais dans l’ensemble, trop d’idéologie et d’émotion, pas assez de travail me semble-t-il...

 

Est-ce que vous considérez, comme Gabriel Martinez-Gros que j’ai interviewé récemment, que les citoyens de nos pays démocratiques seront forcément amenés à se saisir un peu plus de leur part dans leur propre défense, s’ils tiennent à l’assurer ? Que l’époque doit pousser à un engagement plus actif, et qu’on ne peut plus demeurer face à la marche d’un monde qui change des observateurs passifs et distraits ?

des citoyens plus actifs ?

Il faut s’entendre sur ce que Martinez-Gros entend par cette idée que "les citoyens de nos pays démocratiques seront forcement amenés à se saisir de leur part dans leur propre défense". S’agit-il d’avoir une défense nationale plus active, mieux adaptée, ou bien se préparer à se défendre soi-même dans un climat de guerre civile ? Il faut lever l’ambiguïté et dire franchement et clairement ce que l’on préconise. Je suis très prudent sur l’aspect milicien dans le cadre d’une société disloquée. Les pouvoirs publics, par contre, doivent être prêts à assumer toute réponse. En bref, c’est bien à l’État de démontrer sa determination, et de conforter le courage des citoyens.

 

Ce que vous mettez beaucoup en avant dans votre ouvrage également, c’est le poids de la démographie, essentiel pour comprendre le monde qui se prépare, avec notamment la montée en puissance aussi impressionnante que déséquilibrée de l’Afrique de ce point de vue. Ces évolutions à venir, et les guerres des ressources qui ne manqueront pas de suivre, constituent pour vous les menaces majeures pour les prochaines décennies ? Sur ces points et sur la capacité à créer de la croissance économique, notre Occident sera-t-il armé ou bien sommes-nous condamnés au déclin ?

démographie et déclin ?

La démographie est essentielle mais elle n’est pas décisive : voyez Israël. Cependant, nous sommes de façon évidente en déclin démographique, et les conséquences en sont importantes. Qui eût pensé, en 1870 et même encore en 1914, voire en 1940, que l’Inde en 2022 passerait à la cinquième place mondiale, avant la Grande-Bretagne d’un point de vue économique, et que le Premier ministre britannique serait d’origine indienne ?

Qui aurait imaginé que l’Europe qui dominait politiquement le monde en 1914 ne connaîtrait après 1945 qu’une seule victoire militaire, celle de Margaret Thatcher aux Malouines (1982) ? De 33%, nous sommes passés à quelque 12% de la population de la planète entre 1900 et aujourd’hui...

En revanche, la population de l’Afrique, au sud du Sahara notamment, est en train de doubler et elle représentera sans doute 25% de l’humanité sous peu. Mais sans puissance propre, sans enseignement dans nombre de couches sociales, sans avenir ni perspective de travail, sinon celle de se concentrer dans des villes tentaculaires, ou de rêver d’émigrer.

La perspective la plus probable est sans doute la montée de la violence (heurts entres nomades et sédentaires, entre islamistes et évangélistes, etc...) Bref, les guerres civiles, porteuses de famines et d’épidémies...

Le défi le plus sérieux vient à mon sens des sociétés démographiquement puissantes et qui ont largement avancé sur le plan économique, telles que la Chine et, dans une mesure moindre, l’Inde. Ce défi-là est beaucoup plus sérieux que celui des islamistes radicaux.

Nous continuons, en Europe, à être importants sur les plans technique, économique et commercial, mais de plus en plus frileux dans le monde multipolaire et incertain qui nous bouscule (songez encore au rôle trouble de la Turquie).

Heureusement, il y a les États-Unis, certes en guerre civile froide, et démographiquement en baisse, mais qui continuent d’être créatifs, dynamiques, avec une capacité de rebond que les Européens ne paraissent pas avoir. L’esprit d’entreprise y est intact et le moral, toujours optimiste. Rien n’est joué, mais il est grand temps pour les Européens de se ressaisir et de montrer une determination qui manque, comme on le constate sur bien des plans : comment l’OTAN accepte-t-elle que la Turquie exige comme condition d’entrée de la Suède que celle-ci livre des réfugiés politiques originaires de Turquie ? Et nous prétendons défendre les "droits humains" et acceptons l’idée que ces réfugiés aillent se faire torturer ! C’est indigne...

 

Quels conseils intemporels donneriez-vous à quelqu’un qui, lisant cet entretien dans dix ans, s’apprêterait à exercer un poste de responsabilité l’amenant à conduire la politique extérieure de son pays ?

conseils intemporels

Il n’est pas possible pour moi d’imaginer ce que le monde multipolaire d’aujourd’hui pourrait paraître dans dix ans. Aussi, voici quelques invariants :

  • Connaître les terrains de façon concrète.
  • Apprehender de façon rigoureuse les perceptions et données de l’adversaire.
  • Être souple dans les négociations et inflexible sur le non-négociable. Ce qui implique une determination, sinon une stratégie d’ensemble.
  • Compter sur soi-même tout en ayant des alliés dont les vues sont conformes aux vôtres.
  • Veiller à la cohésion interne.

Voici quelques vues générales, qui paraissent assez éloignées de ce qui se pratique actuellement...

 

Que vous inspire-t-il finalement, ce monde sur lequel s’ouvre 2023 ? Est-il réellement plus dangereux, plus imprévisible que celui qui opposa les blocs USA-URSS au siècle dernier ? A-t-on réellement appris des sinistres années 1930, ou bien est-on y compris en Europe, possiblement à la veille de quelque chose de similaire ?

le monde où tu vas

Le monde d’aujourd’hui est à mon sens plus dangereux que celui de l’après guerre, dans la mesure où il est multipolaire et non bipolaire, et par conséquent plus complexe, plus imprévisible. En revanche, il est peut-être moins dangereux parce que l’on sait mieux ce que coûterait une catastrophe nucléaire.

Par rapport à la crise économique des années 1930, nous avons fait preuve de plus de sagesse en 2007-2008, et la crise a été moins grave que la précédente parce que l’on connaissait ses conséquences.

L’Europe est en déclin relativement sensible, et il est patent que sur le plan de la sécurité dont nous sommes dépourvus grandement, sinon très dangereusement. Que notre cohésion n’est qu’apparente (dans le cadre des événements issus de l’agression russe en Ukraine) et que notre démographie est en baisse avec, pour conséquence, l’augmentation rapide du nombre de gens âgés (et qui en France ne consentent pas même à travailler au-delà de 62 ans, tandis que tous les autres travaillent jusqu’à 65, et pour certains jusqu’à 67 ans).

L’avenir sera rude.

 

Vous évoquiez le nucléaire militaire. Quelle est votre intime conviction : 73 ans et des poussières ont passé depuis qu’au moins deux États nucléaires rivaux coexistent (1949), sans détonation hostile Dieu merci. Est-ce une anomalie, et si oui à combien établissez-vous la probabilité qu’une détonation hostile se produise dans les 73 années à venir ?

le spectre nucléaire

Je ne crois pas à la probabilité d’une guerre nucléaire. Il me semble que les États qui sont détenteurs du feu nucléaire savent que la fonction essentielle de cette arme est de sanctuariser celui qui la posséde, tout en permettant d’exercer une pression, voire un chantage. Certes, si un État comme l’Irak de Saddam Hussein en avait disposé, au moment où la guerre était en train d’être perdue, la question de son usage aurait sans doute été envisagée...

Dans l’équilibre actuel, le risque nucléaire reste virtuel. Il est par contre hasardeux de prévoir le monde dans sept décennies, mais bien d’autres catastrophes sont possibles et, à cet égard, il faut garder sa determination, être aux aguets et créatifs. Pas d’autre choix que de faire face...

 

Un dernier mot ?

Il faut conserver son esprit critique, ne jamais se laisser duper par notre propre propagande, et faire preuve de determination, toujours...

 

Gérard Chaliand

 

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12 janvier 2023

Paul Jankowski : « Les années 30 constituèrent un crash-test redoutable pour les démocraties... »

Celles et ceux qui ont au moins le souvenir des dates historiques savent qu’on commémorera bientôt, le 30 janvier pour être précis, le 90e anniversaire de la nomination à la charge de chancelier d’Allemagne d’Adolf Hitler. Le président Paul von Hindenburg, tenant compte des réalités issues des récentes élections législatives, nommait à la tête du gouvernement, avec le soutien des élites conservatrices, le chef du Parti national-socialiste, cet homme apparemment brouillon qu’on prenait un peu de haut et que tous ou presque pensaient pouvoir contrôler, neutraliser même. Chacun sait à quel point ils se trompèrent face à un Hitler suprêmement habile : dans les semaines et les mois à venir, il allait avec ses alliés s’assurer une mainmise ferme, puis rapidement absolue, sur tout l’appareil d’État d’une république redevenue Reich.

Tout cela, dans les grandes lignes, on connaît. Mais il s’agit de replacer le tout dans un contexte plus large, celui, global, des débats qui dans les années vingt et en ce tout début des années trente agitèrent les sociétés et tendirent les relations internationales. Tout ne se joua pas à Berlin, loin de là. C’est ce que nous rappelle avec brio Paul Jankowski, professeur d’Histoire à la Brandeis University (Massachusetts). Dans son ouvrage Tous contre tous - L’hiver 1933 et les originede la Seconde Guerre mondiale (Passés / Composés, octobre 2022), ce diplômé d’Oxford, fin connaisseur de la France - et parfait francophone ! - nous raconte avec érudition et de manière très vivante, comme le chroniqueur d’une actualité immédiate, cet hiver 1933 au cours duquel le monde prit certainement, pour des raisons multiples, la direction de grands périls.

M. Jankowski a accepté de répondre à mes questions en ce mois de janvier, je l’en remercie d’autant plus chaleureusement qu’il l’a fait avec beaucoup d’implication, et aussi parce qu’il m’a témoigné une considération touchante. Puisse cette lecture donner des clés pour mieux comprendre ce passé compliqué et mieux appréhender notre présent qui ne l’est pas moins ; j’espère également qu’elle vous donnera envie de vous emparer de son livre, vous ne le regretterez pas ! Exclu, Paroles d’Actu, par Nicolas Roche.

 

EXCLU - PAROLES D’ACTU

Paul Jankowski : « Les années 30

constituèrent un crash-test redoutable

pour les démocraties... »

Tous contre tous

Tous contre tous - L’hiver 1933 et les origines

de la Seconde Guerre mondiale (Passés / Composés).

 

Paul Jankowski bonjour. Pourquoi ce focus, dans vos études, sur ces années trente si riches en évènements, et notamment sur la France (l’affaire Stavisky, etc...) ? Cette époque-là, tellement importante pour l’humanité, a-t-elle aussi une résonance particulière dans votre vie ?

pourquoi les années 30 ?

Fréquemment, un hasard éveille la curiosité, voire une passion, pareil à une rencontre fortuite mais lourde de conséquences. Ayant passé une partie de mon enfance à Genève, puis plus tard à Paris, et ayant été pris d’affection durable pour la France depuis cet âge, j’ai poursuivi ultérieurement mes travaux historiques comme moyen d’y retourner et d’y revivre.

Pourquoi les années trente, décennie sombre, plus travaillée qu’aucune autre  ? Au début, peut-être, des images qui n’avaient rien de sombre ont éveillé chez moi l’envie de me rendre sur les lieux - les grands films de Carné, de Renoir, de Clair, les photos de Brassaï, même les actualités Pathé-Gaumont. Ainsi, je me suis retrouvé, à Marseille dans les années 1980, travaillant pour Oxford une thèse sur un mouvement d’extrême-droite de l’entre-deux-guerres et de l’Occupation. Peut-être aussi parce que, né d’une mère américaine et d’un père polonais qui se sont connus au Palais des Nations à Genève quelques années après une guerre mondiale qui, pour eux, n’avait d’expérience partagée que sa date terminale, je voulais comprendre...

Aujourd’hui, mes travaux portent sur les origines de ce conflit, un peu partout. Mais j’en suis venu à l’histoire internationale par le biais de la France, et non l’inverse. J’ai abordé Verdun, dans mon ouvrage sur l’histoire et la mémoire de la bataille, dans une optique allemande aussi bien que française. Puis ce fut l’ouvrage dont il est question ici.

 

Ouvrage riche sur lequel il y a de quoi dire... Le tableau que vous dressez de ces années 1932-33 est sinistre : on se figure un train qui se dirige lentement face à un mur alors qu’à plusieurs moments on aurait pu l’arrêter. Le lecteur assiste à tout cela impuissant, consterné, tandis qu’on sait, nous, à quel point l’histoire s’est mal finie. Tous contre tous : les satisfaits des traités de Paris devenus anxieux tandis que leurs frustrés se font ouvertement révisionnistes ; les démocraties tétanisées face à d’anciens régimes pluralistes tombés sous la coupe d’un parti, d’une faction (Italie, puis Japon, puis Allemagne) ; ceux qui espèrent du nouvel ordre international qu’il les protège (sécurité collective, coordination économique et financière) et ceux qui en sont arrivés à vouloir le torpiller, etc...

À quels moments de l’histoire cette trajectoire vers l’abîme aurait-elle pu être infléchie ? Les raisonnements des uns et des autres se justifiaient sans doute en leur temps mais objectivement, qui a contribué au pourrissement au profit des dictatures agressives ? Et qui a été clairvoyant en ces années trente ?

d’un certain ordre vers le chaos

«  Qu’aurais-je fait à leur place  ?  » C’est la question qu’il faut se poser si on s’érige en juge des acteurs du passé, ce qui revient à se demander si, dans l’état de leurs connaissances et vu les contraintes qu’ils subissaient, ils auraient pu ou dû agir autrement.

À mon avis, à plusieurs reprises entre 1931 et 1936, une menace crédible de guerre préventive proférée par les puissances démocratiques à l’encontre des trois puissances prédatrices, aurait pu arrêter la course à l’abîme à laquelle vous faites allusion. Les trois grandes puissances démocratiques, vainqueurs de 1918, étaient en mesure de dissuader le Japon, l’Italie, ou l’Allemagne, à condition d’y tenir, d’agir ensemble, et de bénéficier du soutien de l’opinion publique – trois conditions qui leur manquaient cruellement.

Pour couper court, et en simplifiant, prenons le cas du IIIe Reich. À la fin août 1939, à la veille de l’invasion de la Pologne, Hitler a acquis la certitude que ni la France ni la Grande-Bretagne n’interviendra. Un an auparavant, à Munich – conférence dont il ne veut pas, cherchant avant tout une courte guerre germano-tchécoslovaque qui anéantira celle-ci – il cède devant les mobilisations françaises et britanniques et les appels de ses propres généraux, et consent à ne s’emparer que des Sudètes. Trois ans auparavant, en 1936, il ordonne aux deux divisions en Rhénanie démilitarisée de se retirer au moindre signe de résistance française. Avant 1936, l’équilibre des forces est tel qu’il est hors de question d’entreprendre un tel pari.

C’est dire que la dissuasion était possible, mais devenait de plus en plus aléatoire après 1936, au fur et à mesure que l’Allemagne s’armait. Pourquoi ne pas y avoir eu recours avant  ?

D’abord, parce qu’on comprend mal le nazisme à ce moment. Des clairvoyants dont vous faites mention, il y en a, mais très peu parmi les dirigeants, qui connaissent la menace allemande pour l’avoir éprouvée en 14-18 mais qui ne voient pas jusqu’où mène le racisme biologique au pouvoir à Berlin. Deuxièmement, parce que les trois vainqueurs de la Grande Guerre – la France, la Grande-Bretagne, les États-Unis – loin d’être unis, se méfient l’un de l’autre ; la faute en incombe non à la France, mais aux deux autres, et cela depuis 1919. En dernier lieu, et crucialement en démocratie, c’est l’opinion publique – qui, très majoritairement, ne veut pas de guerre, sinon défensive, ni de dépenses militaires en ces temps de crise, ni, donc, de dissuasion, et celle-ci repose, on le sait, sur la crédibilité de celui qui entend l’exercer.

Peut-on donc en vouloir aux hommes politiques de la première moitié des années trente d’avoir réagi aussi passivement  ? Sans doute les circonstances étaient-elles plus fortes qu’eux. Mais ne pas avoir cherché à éveiller et éduquer l’opinion, ne pas avoir tiré l’alarme, au risque de se faire chasser du pouvoir  ? La démocratie n’est pas faite pour ces conjonctures. Très tardivement, en 1938 et 1939 pour l’essentiel, un sursaut national se fait sentir en France et en Grande-Bretagne, alors qu’aux États-Unis, Roosevelt prend enfin conscience du danger. Mais c’est très tard...

Si par «  pourriture  » on entend les racines du mal dans les relations internationales, je crois qu’il faudrait s’interroger alors sur l’émergence d’une polarité entre puissances prédatrices et puissances passives. Cela se met au clair vers 1933 mais les origines remontent plus loin, et je crois qu’il faudrait se demander aussi pourquoi les premiers cherchent à se transformer radicalement chez eux alors que les seconds s’imaginent fréquemment capables de revenir vers des temps plus heureux, tout en se réformant pragmatiquement. Cela s’étend au-delà d’une simple distinction diplomatique entre pays du statu quo et pays révisionnistes.

 

Quelle responsabilité particulière attribuez-vous à Franklin Roosevelt quant à l’installation d’un climat général ayant favorisé une conflagration catastrophique ? A-t-il dissimulé ses orientations politiques véritables, essentiellement libérales, par prudence vis-à-vis de son opinion, par manque de courage peut-être ? A-t-il épousé sincèrement de vieux réflexes isolationnistes face à cette vieille Europe bien agaçante avec peut-être une forme de cynisme quant au fait de la laisser s’affaiblir ? Ou bien a-t-il véritablement manqué d’un sens de l’histoire ?

la part de Roosevelt

Ses convictions intimes et ses responsabilités devant la descente vers la guerre sont particulièrement malaisées à établir. On l’appelait, et pour cause, «  le Sphinx  » : il se confiait rarement, se contredisait fréquemment. Des interlocuteurs successifs prenaient congé de lui convaincus d’avoir entrevu son for intérieur et d’avoir gagné son soutien, en emportant des paroles de sa part manifestement incompatibles.

Ses critiques l’accusent d’avoir sciemment entrainé les États-Unis dans la Seconde Guerre mondiale. Ses défenseurs – pour la plupart des historiens de métier – considèrent que, foncièrement internationaliste sinon interventionniste, il n’a cédé aux isolationnistes que par force majeure, contre son gré, et pour sauvegarder politiquement son New Deal et son plan de relance.

Pour ma part je penche plutôt de ce côté, sauf à remarquer que son prédécesseur, Herbert Hoover, n’a pas droit à la même indulgence. Roosevelt, fervent défenseur de la Société des Nations en 1920, suit l’opinion publique en tant que candidat à la présidence en 1932, puis se consacre pendant son premier mandat à la crise intérieure tout en menant une politique étrangère des plus passives, aussi isolationniste, voire plus, que celle de Hoover. Pendant son deuxième mandat (1937-1941) il commence à se retourner de nouveau, mettant progressivement ses compatriotes en garde contre les dangers de l’Axe qui se dessine. Il cherche dorénavant, très prudemment, à préparer l’opinion. À mon avis, il se comporte dès lors en dirigeant qui cherche à mener, et non à suivre l’opinion. Il n’empêche qu’il envoie un télégramme de félicitations au Premier Ministre Neville Chamberlain à la suite des accords de Munich en 1938, et qu’il se présente pour un troisième mandat en 1940 en candidat de la paix. L’opinion américaine d’alors – même après l’effondrement de la France - est certes très hostile envers l’Axe, elle soutient l’aide croissante envoyée à la Grande-Bretagne, mais elle est résolument hostile, aussi, à toute participation directe au conflit. À la fin, c’est l’attaque japonaise de 1941, suivi de la déclaration de guerre d’Hitler aux États-Unis, et non Roosevelt, qui enflamme et retourne l’opinion, et qui produit ce sursaut national qui va balayer l’isolationnisme pour bien des années à venir.

Je trouve le Roosevelt du New Deal bien plus hardi que celui de la politique étrangère pendant ces années. On pourrait dire aussi que Roosevelt s’est longtemps rallié à l’isolationnisme devant la nécessité politique, un peu comme Léon Blum s’est rallié à la non-intervention en Espagne en 1936  ; mais il me semble que Roosevelt s’est plié bien plus volontiers, et avec beaucoup moins d’angoisse, que Blum.

 

Si par extraordinaire vous pouviez, avec vos connaissances d’aujourd’hui, remonter dans le temps pour vous entretenir une heure durant avec une personnalité de l’époque, pour le conseiller, l’alerter sur ce qui risque d’avenir, votre choix se porterait sur Roosevelt, quelqu’un d’autre ? Et que diriez-vous à la personne choisie ?

retour vers le futur

J’aurais envie d’un entretien avec Staline, à la veille de la signature du pacte germano-soviétique en août 1939. Certes, il se servira du pacte pour annexer les pays baltes, l’est de la Pologne, et la Bessarabie, et pour détourner Hitler vers l’ouest. Mais je le mettrais devant la perspective d’un Hitler qui se retournera contre lui moins de deux ans plus tard avec l’Europe à ses pieds – grâce en partie au même pacte –, et qui sera tout près d’anéantir l’Armée rouge et avec elle, l’URSS. Que me répondrait-il  ?

 

J’aimerais sur cette question, votre intime conviction : la Seconde Guerre mondiale débute-t-elle finalement à Paris (1919-20), à Wall Street (1929), à Mukden (1931), à Genève (1932-4) ou à Munich/Dantzig (1938-9) ?

le démarrage de la Seconde guerre mondiale

À mes yeux, toutes ces dates marquent les origines de la guerre, mais non son début. Celui-ci n’a lieu littéralement qu’en 1941, avec l’entrée en guerre de l’URSS et des États-Unis, en raison non de ne je ne sais quelle mission salvatrice mais des agressions dont ils sont les victimes. Jusque-là, nous avons affaire à deux guerres régionales distinctes, en Europe et en Asie de l’Est  ; à partir de décembre 1941, les deux sont jointes.

Quant aux dates que vous citez  :

  • 1919/1920 : Je ne souscris pas à la thèse qui attribue aux traités de paix la responsabilité de la guerre. Les anciens Alliés ont supprimé la plupart des clauses du traité de Versailles préjudiciables à l’Allemagne avant que Hitler ne déclenche une nouvelle guerre, qui, de toute façon, visait bien plus loin que Dantzig. Il est vrai que les pays mécontents des traités, dont l’Italie, la Hongrie, etc., ont pu semer l’instabilité mais en même temps leur ambitions étaient très démesurées.
     
  • 1929 : Les causes de la grande crise économique mondiale ne se cantonnent pas au krach de Wall Street. Bien que celui-ci ait donné une sorte de coup d’envoi, en provoquant par exemple des paniques bancaires et financières ailleurs, les crises apparaissent dès les années vingt et les politiques gouvernementaux des années trente sont parfois déterminantes. Mais, comme année-symbole, 1929 est pratique.
     
  • 1931 : L’invasion japonaise de la Mandchourie est parfois prise comme le début de la seconde guerre sino-japonaise qui dure jusqu’en 1945. L’invasion de 1937, où le Japon s’en prend à toute la Chine et provoque ainsi un état de guerre avec le gouvernement du Kuomintang de Chiang Kai Shek, est plus fréquemment citée. Dans les deux cas, il ne me semble pas qu’on puisse y situer le début de la Seconde Guerre mondiale littéralement. La guerre sino-japonaise n’a pas entraîné les autres puissances directement. Il est vrai qu’en 1940 et 1941, la résistance croissante des États-Unis (ici, de Roosevelt) aux ambitions japonaises en Chine, qui a envenimé les rapports avec le Japon, est pour beaucoup dans la décision japonaise ultérieure d’attaquer Pearl Harbor. Mais de là à dire que la Seconde Guerre mondiale commence en 1931...
     
  • 1938 (Munich) et 1939 (Dantzig) : Déchirant les accords de Munich, Hitler envahit la Tchécoslovaquie, et faisant fi des garanties britanniques et françaises, envahit la Pologne, s’assurant peu auparavant de ses arrières par le pacte germano-soviétique. C’est le début de la guerre en Europe...

Plus que la guerre en Chine, cette guerre en Europe va se répercuter fortement ailleurs. L’effondrement militaire de la France en 1940, l’isolement de la Grande-Bretagne, l’invasion de l’URSS en 1941 vont libérer les forces armées et navales japonaises. Dorénavant les présences dissuasives ─ soviétique au nord, française, britannique et néerlandaise au sud ─ sont plus ou moins hors de combat ou très affaiblies (les Français ne se rendent pas compte aujourd’hui de la portée mondiale de la défaite de 1940). Par conséquent, la seule vraie force de dissuasion restant en lice alors est la flotte américaine du Pacifique, en rade à Pearl Harbor...

Ce n’est qu’alors que commence la Seconde Guerre mondiale. J’ajouterais qu’en septembre 1939, Chamberlain ne conçoit pas la guerre qui commence avec l’Allemagne comme une guerre mondiale...

 

Vous avez une connaissance fine de la manière dont cette guerre a été vécue, notamment, aux États-Unis et en France. Quel regard portez-vous sur la perception qu’on en a aujourd’hui de part et d’autre de l’Atlantique ? Les débats d’historiens sur l’époque sont-ils réellement différents selon qu’on se trouve à Yale, à Oxford ou à Paris ?

historiens et mémoire(s) collective(s)

Dans la mémoire collective, telle qu’elle se révèle dans la culture de masse, les commémorations, etc., la Seconde Guerre mondiale reste pour les Américains – à la différence de la première, et de la grande saignée de la Guerre civile (plus communément appelée Guerre de Sécession en France, ndlr) – une bonne guerre. Ils ne l’ont pas déclenchée, la cause était juste, ils l’ont gagné, ils ont libéré les autres (depuis les années 1970, la connaissance de l’Holocauste aux États-Unis se répand sans cesse et s’y ajoute, un peu à part). Pour les Britanniques, la mémoire clé est bien celle de 1940, quand ils ont tenu seuls. Je mets à part ici les Soviétiques, y compris les Russes, chez qui ce conflit colossal prend des dimensions sacrées, ainsi que chez les Chinois.

La connaissance des chapitres plus sombres n’arrive aux États-Unis que plus tardivement, le fait fréquemment d’historiens de métier. Il est vrai qu’un pays qui a évité l’occupation n’aura pas de collaborateurs à avouer. Mais le bombardement des villes allemandes et japonaises, jusqu’à Hiroshima et Nagasaki  ? Et les tensions raciales aux États-Unis, et les internements des Américains d’origine japonaise  ? Déjà, dans les années 1970, la Maison Blanche présente des excuses à ceux-ci, puis des indemnités en 1988, alors que la polémique sur l’emploi de la bombe atomique fait rage depuis des années. Mais ces débats, ainsi que les travaux universitaires plus récents sur les tensions raciales et sociales dans quelques grandes villes, n’entament pas, à mes yeux, l’enracinement ou l’acceptation à travers les générations d’une «  bonne guerre  ».

Cela constitue depuis longtemps une différence capitale entre les États-Unis et la France, où depuis 40 ans on démystifie et désacralise la version gaullienne, on ouvre des dossiers sériels sur Vichy, la collaboration, les déportations, parmi d’autres. La France est loin d’être seule en Europe à poursuivre ce travail pénible, mais il me semble qu’elle était en avance sur beaucoup d’autres, surtout en Europe de l’Est où toute réflexion de la sorte était impossible avant l’effondrement du communisme soviétique. Elle ne devient vraiment possible en URSS que sous Gorbatchev, avant d’être sévèrement réprimée de nouveau de nos jours sous Poutine.

 

On a souvent tendance à faire parler un peu trop l’histoire pour expliquer après coup les évènements de notre temps. Mais on dit aussi que l’histoire bégaie, et entre la guerre que mène la Russie contre l’Ukraine et la rivalité de plus en plus vive entre l’Amérique et la Chine on en a pour son argent... Voyez-vous dans le monde de 2023 des choses qui rappellent ce que fut le monde il y a 90 ans, et est-on encore collectivement à bord d’un train dont le trajet finira mal ?

revit-on les années 30 ?

Vous avez raison, je crois, de laisser de côté la montée des populismes nationalistes, qu’à tort ou avec raison on assimile souvent aux fascismes des années 30, et de soulever les relations internationales. Surtout la guerre en Ukraine.

Déjà, dans les années 30, Staline voit l’Ukraine comme terrain d’entreprises subversives occidentales. Et il voit la résistance paysanne à la collectivisation soviétique comme inspirée par un nationalisme ukrainien assorti des tentatives des puissances capitalistes de le détacher de l’URSS. Poutine cherche à arrêter net la dérive ukrainienne vers l’Occident. Entre la violence anti-ukrainienne d’alors et d’aujourd’hui, on pourrait dresser des parallèles...

Mais cette guerre a des origines plus lointaines encore. L’empire russe avait cherché à bâtir une zone tampon sur les frontières occidentales, ainsi qu’une frontière défensive poussée vers l’ouest. Staline réussira, grâce à la Seconde Guerre mondiale, à rétablir ces frontières. Poutine ne peut pas aller jusque-là, mais l’impulsion part aussi d’une idée impériale russophone.

Quant à la réponse de l’Occident, on ne peut qu’être frappé par l’insouciance, presque, des dirigeants français et allemands depuis 2014 et les premières annexions flagrantes commises par les Russes. En février 2015, le président Sarkozy déclare dans Le Monde : « (Les habitants) de Crimée choisissent la Russie, on ne peut pas le leur reprocher... Si le Kosovo a eu le droit d’être indépendant de la Serbie, je ne vois pas comment on pourrait dire avec le même raisonnement que la Crimée n’a pas le droit de quitter l’Ukraine pour rejoindre la Russie ». N’est-on pas en droit de rappeler ce qu’on disait en Grande-Bretagne en 1936, au moment de l’occupation de la Rhénanie par Hitler  : «  Ils ne font que rentrer dans leur propre arrière-cour  » («  their own backyard  »), ou de parler ici «  d’apaisement  » ─ «  appeasement  », la politique à jamais accolée au nom de Neville Chamberlain, qui qualifiait la Tchécoslovaquie en 1938 de «  pays lointain, dont nous ne savons rien  »  ?

De même, on ne peut qu’être frappé par le revirement de l’opinion publique, aujourd’hui et alors. À la suite de l’agression russe en février 2022, une vague d’indignation traverse l’opinion, la presse, et la classe politique en France et en Allemagne. Le Monde parle de «  15 ans d’indulgence  ». En Allemagne le retournement de la politique gouvernementale est dramatique  ; récemment le chancelier Schulze l’a qualifié de Zeitenwende, ou tournant séculaire. N’est-ce pas analogue aux revirements des deux côtés de la Manche pendant l’hiver 1938-1939, entre Munich en septembre et l’entrée des troupes allemandes à Prague en mars 1939, quand un sursaut dans l’opinion – plus de conciliabules  ! plus de concessions  ! - emporte les dirigeants, qui adoptent enfin une politique de dissuasion à part entière, assortie d’une garantie militaire à la Pologne, la Roumanie, et la Grèce ?

Point n’est besoin de pousser ces parallèles hasardeux trop loin, mais parfois on y résiste mal : d’un côté, volonté ardente de vivre, de commercer, de dialoguer avec le grand voisin à l’est  ; d’un autre, cynisme érigé en culture politique...

Nous voilà confrontés à la guerre inter-étatique, avec un acteur cherchant à annexer un territoire voisin, chose que nous n’avons pas vue en Europe depuis, justement, 1939-1945.

Pour ce qui est de la rivalité croissante entre les États-Unis et la Chine, je ne vois pas de parallèle convaincant. En revanche, la parenté de celle-ci avec la puissance navale montante de l’Allemagne avant 1914 menaçant la puissance établie de la Grande-Bretagne a déjà fait couler de l’encre. Mais ceci nous mènerait loin...

 

Il est beaucoup question dans votre ouvrage on l’a dit, de ces tentatives dans les années vingt et trente de mettre en place des systèmes de sécurité collective (via la Société des Nations) et de concertation économique visant la diminution des risques de conflit et l’évitement des politiques monétaires et économiques qui iraient dans le sens d’un repli sur soi. Il y a eu faillite de cette sécurité politique et économique collective ; sommes-nous réellement, de ce point de vue, mieux armés aujourd’hui pour désamorcer les crises, plus enclins à la jouer collectif ou bien se leurre-t-on à le croire ?

une sécurité collective plus fiable ?

Oui, je crois qu’on peut parler dans les deux cas d’un passage d’une période d’ouverture à une période de fermeture. Dans les années vingt, on voit des tentatives de mettre sur pied des organismes multilatéraux, de retrouver l’économie mondiale d’avant-1914, notamment grâce au libre-échange et à l’étalon-or  ; on voit également des tentatives de mettre les relations internationales sur une base plus solide que l’équilibre aléatoire des puissances d’avant-1914, de bâtir la SDN, la sécurité collective, dans la mesure du possible, l’autodétermination, et ainsi de suite. Durant les années trente, les mêmes organismes et des mêmes espérances s’effondrent. C’est le repli sur soi, l’abandon du multilatéralisme et de la sécurité collective, la course aux armements surtout après 1935-6, et les crises en série (mon livre évoque le passage de l’un à l’autre, le moment où le monde pivote).

De nos jours, pour forcer la comparaison grossièrement : après l’effondrement de l’URSS en 1991, à la suite de celui du mur de Berlin, surgissent des espoirs d’un nouvel ordre mondial, libéral, promouvant les droits de l’Homme, la démocratie, un ordre assuré par la croissance, le libre-échange, les organisations internationales et en dernier lieu par la puissance militaire des États-Unis. Il n’en est rien, et nous voilà ramenés aux guerres commerciales, aux rivalités de grandes puissances, même à une guerre en Europe d’annexion territoriale, à un monde somme toute du chacun pour soi et du sauve-qui-peut. Le revirement et la déception rappellent le tournant du début des années trente.

Mais il faut nuancer. Si la fragmentation, si un monde de chacun pour soi, du sauve-qui-peut, semblent s’installer, nous ne revenons pas pour autant aux années 30. Le protectionnisme est un moindre mal que dans les années trente, quand le commerce mondial s’arrête presque entièrement – du moins, réduit des deux tiers. Aujourd’hui cela se pratique plutôt en empêchant l’autre d’accéder aux matières stratégiques. Le monde d’aujourd’hui dispose d’une pléthore d’organismes multilatéraux qui n’existaient pas alors – G8 (ou G7 avec l’exclusion de la Russie), G20, Organisation mondiale du Commerce, et bien d’autres. Les acteurs sont nouveaux et là réside la différence majeure : nous avons l’Union européenne d’une part, et l’engagement soutenu des États-Unis d’autre part. Rien de pareil n’existait dans les années trente. Fragmentation et chacun pour soi, oui, mais moyens de maîtrise aussi.

 

Quels sont vos projets d’étude pour la suite ? Quels points méritent à votre avis d’être approfondis pour mieux appréhender ce qui survint entre les années vingt et quarante ?

what’s next ?

Je n’ai fait qu’effleurer le sujet, il me semble, et je travaille sur un ouvrage qui fera suite au dernier. La Seconde Guerre mondiale m’apparaît comme une grande crise des identités nationales, issue d’une décennie au cours de laquelle chacun cherche à se transformer ou à se définir. Les plus agressifs à domicile le sont également à l’étranger  : la politique étrangère et la politique intérieure se confondent, on se définit en s’imposant dans le monde ou en s’en retirant, et s’ensuit une sorte d’autodafé des nations. Il sera donc essentiel de démontrer des continuités dans les comportements entre les dernières années de paix et les premières années de guerre, entre 1936 en 1942 environ  : on fait la guerre comme on a fait la paix...

 

Un dernier mot ?

Toute cette histoire me fait réfléchir à la doctrine réaliste, selon laquelle les États n’agissent dans l’espace entre eux que par souci de sécurité. Les petits contrebalancent les grands en se liguant contre eux, chacun cherche forcément à s’agrandir ou à se protéger, en se cognant et se rejetant comme des billards. À mes yeux, ceci rend compte du jeu tactique diplomatique mais non pas des ressorts plus profonds des comportements interétatiques, où l’imaginaire et la mémoire, et même des fantasmes entrent en lice. Ce que veut un État dans le monde est fonction aussi de la façon dont il se comprend. Le réalisme ne peut pas rendre compte de la vision raciale nazie, la paranoïa soviétique, l’angélisme américain, qui sont fondamentaux dans les années trente et qui sous-tendent leurs comportements à travers la décennie.

Je voudrais en somme raconter cette histoire de l’intérieur des nations elles-mêmes. Les hommes d’État, dans cette optique, deviennent des porte-paroles, des disciples de leurs publics nationaux en même temps que des meneurs. Et dans cette optique, je l’admets, les relations internationales commencent chez soi, à domicile.

 

Paul Jankowski

Photo : Hannah Assouline.

 

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