Immédiatement après l’annonce de la disparition de Françoise Hardy, le 11 juin, les réseaux sociaux ont vu fleurir, par centaines de milliers, des hommages d’anonymes et de célébrités pour cette artiste populaire qui savait parler au cœur de qui l’écoutait.
Parmi ceux, innombrables, que j’ai vu passer, quelques mots touchants signés Stéphane Barsacq, dont je connaissais le nom pour l’avoir lu de la plume de Françoise Hardy elle-même, lors de la dernière interview qu’elle m’a accordée (mars 2024) : il était l’éditeur qui l’avait « harcelée » pour qu’elle écrive ses Mémoires. Deux ouvrages naîtront de leur rencontre : Le Désespoir des singes... et autres bagatelles, cette fameuse autobiographie (2008), et l’unique roman de la chanteuse, L’Amour fou (2012). Deux ouvrages et, je crois, une belle amitié.
J’ai demandé à Stéphane Barsacq (13 juin), avec lequel l’échange a tout de suite été facile, s’il accepterait de se saisir d’un espace que je pourrais lui offrir dans Paroles d’Actu, pour évoquer la Françoise Hardy qu’il a connue à titre personnel, et le travail considérable qui fut accompli avec elle. L’idée lui a plu, et son texte m’est parvenu très rapidement (16 juin). Dans cette tribune inédite, sensible et tendre à l’image de l’affection qu’elle lui inspirait, son auteur fait découvrir au lecteur une femme qu’il ne connaissait pas forcément. Merci pour le partage, M. Barsacq. Exclu, Paroles d’Actu, par Nicolas Roche.
Stéphane Barsacq, éditeur, est également écrivain. Il a publié récemment Renaître avec Hélène Grimaud (Albin Michel, 2023). Son prochain livre paraîtra le 21 août : Dominique suivi de Epectases de Sollers (Le Clos Jouve).
EXCLU - PAROLES D’ACTU
Cette (très belle) photo de F. Hardy a été sélectionnée par S. Barsacq.
Si sa publication devait enfreindre quelque droit, je la retirerais aussitôt.
« Françoise Hardy en toutes lettres »
par Stéphane Barsacq, le 16 juin 2024
Lorsque j’ai édité et publié les Mémoires de Françoise Hardy, les éditions Robert Laffont ont organisé une petite fête : je nous revois avec Françoise, mais aussi Nicole Lattès, Bernard Pivot et Philippe Tesson lever notre verre. Tous sont désormais morts. Parmi les vivants, il y avait Étienne Daho, mais aussi les plus proches de Françoise, ceux dont les media ne parlent guère à l’ordinaire. Aussitôt Le Désespoir des singes, du nom d’un arbre qui symbolisait son destin, pensait-elle, a été un succès – numéro 1 des ventes - , dont Françoise a été la première surprise : en quelques semaines, un demi-million d’exemplaires ont été vendus. Et depuis lors, avec l’édition poche, Françoise a atteint des ventes dignes d’un Goncourt classé « Grand Cru ». Comment les choses ont-elles débuté ? Ce devait être vers l’an 2000. À l’époque, Françoise était sous le choc de sa découverte de la jeune pianiste Hélène Grimaud. Étant ami avec l’une, je suis devenu ami avec l’autre. Sans doute était-ce écrit ! C’était d’autant plus commode qu’Hélène ne vivant pas en France, et étant en tournée de par le monde, je pouvais faire le lien entre elles, au point que je leur ai proposé un jour de faire un duo, ce qui a abouti à la chanson La valse des regrets présente sur l’album Parenthèses. Dans ce disque, paru en 2006, Françoise chantait en duo avec ses meilleurs amis, de Bashung à Daho. La valse des regrets est la seule chanson où Françoise est en solo avec Hélène en vis-à-vis qui l’accompagne depuis son piano ailé et berlinois. Je dois le dire : les choses avec Françoise étaient extrêmement simples : ou elle vous adoptait - quel que soit votre rang -, ou elle vous rejetait, fussiez-vous puissant. Dans les deux cas : « à jamais », mais aussi quels que soient les soubresauts de l’amitié ! J’ai donc passé tous les examens : astrologique, graphologique et musical, puisqu’à l’époque Françoise me questionnait sur les grands pianistes, surtout Richter, Gilels et Gould.
En 2001, étant devenu directeur littéraire pour les éditions Robert Laffont, j’ai proposé à Françoise d’écrire ses Mémoires. Elle y a opposé le plus ferme des refus. C’était naturellement une invitation à la convaincre, ce à quoi je me suis employé le plus volontiers du monde. De courrier en courrier – je dois en avoir plus de deux mille ! -, Françoise s’est peu à peu prise au jeu. Si elle me racontait si bien tel ou tel détail, tel ou tel souvenir, pourquoi ne pas en faire un livre ? Je dois préciser que Françoise avait une double nature : très fragile et très forte. Elle doutait - ce qui n’était pas une pose ou une coquetterie -, mais une fois qu’elle avait pris une décision, elle s’y tenait. Je lui ai d’abord lancé le défi de faire un chapitre, puis un autre, et ainsi de suite, jusqu’à la publication. Ce fut l’aventure de plusieurs années. Dès lors, après l’avoir « harcelée », comme elle l’a répété avec humour, j’ai été littéralement « harcelé » à mon tour. Je pouvais recevoir jusqu’à cinq mails par jour de Françoise qui s’interrogeait sur ce qu’il valait mieux : un adverbe ou pas, un point ou un point-virgule, un passé simple ou un passé composé, à l’infini. Ce fut du travail d’orfèvre. J’ai su d’emblée qu’elle était une vraie écrivaine parce qu’elle était possédée par son sujet. Son univers était devenu - à égalité - la peinture de Bob Dylan ou de David Bowie et celui des conjonctions et des participes. Par ailleurs, dans la même lettre, elle pouvait alterner une dispute sur la place d’un substantif et s’interroger sur le destin du monde : une même aventure intellectuelle qui l’apparentait à Mme de La Fayette. Françoise répondait aux vers de Gilbert Lely : « Il n’est rien d’ineffable au prix d’un long acharnement / Alors cette idée du poème : moins intraitable que la vie, il permet qu’on le recommence. »
Notre aventure ne s’est arrêtée pas avec ses Mémoires, puisque j’ai édité son seul roman, L’amour fou en 2013. Ce fut le même scenario : elle doutait et ne voulait pas l’éditer, quand j’ai réussi à la convaincre à nouveau. Ce fut le même travail : mot à mot, ligne à ligne, page à page. J’aimais que Françoise soit si honnête. Elle ne cherchait pas le style, ni quoi que ce soit de nouveau. Elle cherchait à écrire avec justesse ce qu’elle ressentait, et comment elle le ressentait selon une palette de nuances qui faisaient penser à la garde-robe de ce gentilhomme qui se présentait toujours devant le roi, habillé tout de gris, mais selon une teinte différente. Françoise mettait plus haut que tout la lucidité ; elle désirait voir et rendre visible sa vision. Elle voulait transmettre ses vertiges, ses effrois et ses détresses sur un mode où elle les dominerait. C’était un travail harassant, obsédant, littéralement fou, une manière de s’emparer des mots pour leur faire avouer des variations infinitésimales dans l’expression des passions humaines. Si désemparée devant le monde, Françoise obtenait des mots qu’elle scrutait, ce que la vie lui avait refusé.
Avec Françoise, les souvenirs sont nombreux, entre autres avec Hélène Grimaud qu’elle aimait maternellement, ou à l’occasion de voyages, - je me souviens en particulier être parti en Belgique avec elle, où chaque minute nous transportait dans un roman de Simenon, ce qui la faisait rire. Pour moi, je lui garde la reconnaissance de m’avoir choisi alors que j’étais dans ma vingtaine. Au moment de terminer ce trop bref hommage, je relis ce que je lui ai envoyé après la remise du manuscrit de ses Mémoires : « D’un point de vue formel, tu es un écrivain. Tu écris avec des mots qui ont une âme : on découvre un fil duquel tu ne tombes jamais. Ensuite ce que tu racontes est passionnant à tous égards : on voit par tes yeux si voyants. On est admis dans la présence et l'amitié d’artistes que nous aimons. Mais surtout tu parles avec force, dans la retenue, l'une s’arc-boutant sur l’autre, selon une alchimie supérieure, de choses à la fois très intimes et universelles. Avec cette lucidité qui est la vraie générosité pour le lecteur. Tu as la même puissance d’analyse qu’un Ingmar Bergman : cette capacité à raconter, sans tout dire, de sorte que l’essentiel est à la fois transmis et préservé. Tu tiens un livre de première importance : tu es bien née "l’étoile au front", comme le disait Raymond Roussel des âmes choisies. »
Le poète Georges Henein avait raison d’écrire en 1962 : « Elle a l'expression immobile des gens qui ont beaucoup voyagé, sans croire au changement et beaucoup aimé, sans renoncer à leur solitude. Elle sourit au ralenti comme dans un rêve et ce sourire ajoute on ne sait quelle mélancolie à ce visage lointain, trop précis pour le brouillard, mais trop fragile pour le soleil. » Une dernière chose : Françoise aimait que je termine mes mails par l’expression : « N’aie crainte ». Elle l’avait reprise dans sa chanson L’amour fou, le même titre que son roman, composée par Thierry Stremler. Aujourd’hui nul doute que toutes ses craintes soient levées.
Photo privée, prise par Stéphane Barsacq. Merci à lui pour le prêt !
Tous ceux qui, ces dernières années, ces derniers mois, avaient suivi les nouvelles concernant Françoise Hardy s’attendaient, malheureusement, à apprendre à assez court terme sa disparition tant on la savait diminuée par la maladie. Son décès, survenu ce mardi, le 11 juin, a été annoncé par son fils Thomas via un tendre message posté sur les réseaux sociaux. Si elle n’a pas surpris grand monde, l’information a provoqué une vague importante et sincère de tristesse, et aussi d’amour : l’occasion fut saisie par nombre de célébrités, et par énormément d’anonymes - pas simplement d’ailleurs en terres francophones -, de rendre hommage, via le partage de titres qu’ils aimaient, à cette belle artiste qui incarnait la douceur, l’élégance et la mélancolie.
Que sait-on, au fond, de la personnalité d’un artiste, en-dehors de ce qu’il veut bien donner à voir de lui dans son œuvre ? Françoise Hardy se racontait beaucoup dans ses chansons, y compris dans celles qu’elles n’avait pas écrites : il y était souvent question de ces amours douloureuses qui frustrent, qui font mal et qui rendent triste. Elle avait même écrit son autobiographie, Le désespoir des singes... et autres bagatelles (2008), ouvrage dans lequel elle se livrait avec une sincérité désarmante. Malgré tout, lire des mémoires, par définition subjectifs, suffit-il à saisir le vrai d’une personne ? « Qui êtes-vous, Françoise Hardy ? » Permettez-moi, histoire d’apporter un élément de réponse à cette question, de vous raconter une anecdote personnelle qui s’étale sur cinq mois, les cinq derniers de sa vie.
Une précision, avant de poursuivre : l’objet de cet article n’est pas de réaliser une analyse détaillée de la carrière ou du répertoire de Françoise Hardy. Je ne dirais que des banalités, d’autres, bien meilleurs connaisseurs de la musique en général et de la sienne en particulier, le feraient et l’ont déjà fait bien mieux que moi. Je me lance par ailleurs, y réfléchissant au moment où j’écris cette phrase, dans un exercice qui ne m’est pas familier. Le lecteur indulgent ne jugera pas trop sévèrement je l’espère la lourdeur de ce texte, son manque de style, que sais-je. Mais je tiens à l’écrire, pour des raisons que vous allez comprendre. Venons-en au fait.
17 janvier 2024. Les 80 ans de Françoise Hardy. J’aime cette artiste, pour sa sensibilité, la classe qu’elle dégage, pour sa discrétion aussi. Et pour ses chansons, d’où émane tant de sensibilité, et une grâce naturelle. Parmi celles-ci, ce titre que j’ai régulièrement partagé sur Facebook, un de mes morceaux préférés, tous artistes confondus : Mon amie la rose. Je ne suis pas un grand connaisseur de son œuvre je l’ai dit, bien d’autres seraient plus qualifiés que moi pour en parler. Mais ce que je connais d’elle me plaît. Et sa personne m’inspire beaucoup de sympathie. Sur les réseaux, beaucoup d’hommages chaleureux, émus déjà, à l’occasion de cette date symbolique.
L’ami Frédéric Quinonero, qui a écrit une bio d’elle en 2017 - joliment intitulée Un long chant d’amour - est en contact régulier avec Françoise Hardy, par messages électroniques. Après réflexion, je lui demande, en fin d’après midi, s’il accepterait de me donner son mail, pour que je puisse lui écrire un message pour son anniversaire, lui dire mon admiration et, connaissant son mauvais état de santé, lui transmettre mes bonnes pensées. Je le lui envoie le soir même, évidemment, et lui propose, si elle est d’accord, une interview. Qui ne tente rien... on verra.
Le lendemain, sur ma boîte mail, un message de Françoise Hardy (!), qui m’invite à lui envoyer des questions auxquelles ajoute-t-elle, elle répondra si elle le peut. Ravi, pensez donc, je les écris aussitôt. Dès le 20 janvier, je recevrai ses réponses. Joie. Je pourrais même vous dire où j’étais au moment précis où j’ai ouvert ce mail et son fichier texte - au centre commercial de Lyon Confluence, pour ceux que ça intéresse. Le fruit de cet échange, je l’ai publié dans cet article daté du 21 janvier. Françoise Hardy, une de nos plus grandes artistes, une icône pour beaucoup (même si elle déteste l’idée), a pris le temps de me répondre à moi, journaliste amateur de 38 ans qu’elle ne connaît ni d’Ève ni d’Adam ! Grande émotion.
Quelques jours après, j’ai voulu approfondir ma connaissance de l’artiste. J’ai acheté quelques CD que je n’avais pas, et son autobio, citée plus haut. J’ai lu celle-ci rapidement, l’envie bien sûr, et aussi comme un sentiment d’urgence. En redécouvrant sa vie, que j’avais déjà explorée quelques années plus tôt en lisant le rigoureux ouvrage de Frédéric Quinonero, d’autres questions me sont venues à l’esprit. Je lui ai proposé une seconde interview par mail. Elle a été surprise par la démarche, mais je crois que les questions lui ont plu puisque, peu après, je recevais un nouveau mail d’elle, avec ses réponses.
Je veux à ce stade du récit m’arrêter sur un point. La souffrance faisait largement partie du quotidien de Françoise Hardy à la fin de sa vie, mais sa plume n’avait rien perdu de sa beauté et de sa souplesse. Chacune de ses réponses m’a été écrite dans un français parfait et dans la langue inspirée et délicate qu’on lui a toujours connue. Son corps n’était plus que douleur sans doute, mais son esprit est je crois resté jusqu’au dernier jour, ou en tout cas jusqu’aux derniers jours, d’une grande vivacité et d’une complète lucidité.
Après le second échange, qui a eu lieu au tout début de mars, elle m’a demandé si l’article serait à nouveau publié sur Paroles d’Actu. Je lui ai dit que je n’avais jamais fait autrement, que je n’étais pas journaliste pro, et que d’ailleurs, je n’avais jamais rien gagné ou touché sur un article. Elle eut un autre souhait, et rapidement je compris pourquoi : cette interview, elle la présentait comme étant sa dernière. Forcément, lire cela m’a fait de la peine. J’espérais bien qu’elle se trompait, et je le lui ai dit. Je ne voulais aucunement de cette « gloire » qui consisterait à avoir réalisé la dernière interview de Françoise Hardy. Cela aussi, je le lui ai dit. Elle m’a demandé d’utiliser mon réseau pour trouver au plus vite un gros média qui accepterait de diffuser cette interview, sa dernière donc. Elle fut surprise d’apprendre que je n’étais pas journaliste, que mon « vrai » boulot était plutôt dans la logistique, dans un entrepôt froid, et que donc, je ne connaissais pas vraiment de rédacteurs en chef sur la place de Paris.
J’ai parlé de cette situation, embêtante dans la pratique et émotionnellement chargée pour moi, à Frédéric Quinonero. Spontanément, il m’a suggéré de proposer l’interview à Marianne. L’idée m’a plu, moins à Françoise Hardy, qui pour Dieu sait quelle raison, était persuadée que Natacha Polony, directrice de l’hebdo, ne l’aimait pas. Mais elle ne s’est pas opposée à l’idée, et peu après, j’échangeais directement avec le rédacteur en chef du service Culture de Marianne, Emmanuel Tellier, qui se montra intéressé par ma proposition. Je ne vous cache pas que la suite fut compliquée. Françoise Hardy avait pour cette interview des souhaits bien précis : qu’elle soit accessible au plus grand nombre, et non tronquée. Les négociations capotèrent après désaccord sur un point essentiel pour elle : Emmanuel Tellier, pour des raisons de choix éditorial bien légitimes, refusa de diffuser l’entièreté de la dernière réponse de la chanteuse, dans laquelle elle évoquait sa vision du monde, et une prophétie portant sur l’avenir.
La fin des négociations avec Marianne fut acté. Il n’était évidemment pas question pour moi d’aller contre les volontés de Françoise Hardy. Dans le même temps, son état de santé se dégrada fortement. Je le sus par une dame qui l’assistait, et par elle-même, qui n’hésita plus dès lors, utilisant parfois des termes très explicites, à évoquer sa fin prochaine. À la mi-mars, elle émit un dernier souhait, qui venait s’ajouter aux autres, et face auquel je compris rapidement qu’il était inutile d’essayer de discuter : cette interview ne serait diffusée qu’après sa mort. Là encore, je ne vous cache pas que cette demande m’a fait de la peine, ça m’a même travaillé pendant plusieurs jours. Je préférais de loin l’idée qu’elle soit là pour voir les réactions, que j’imaginais pour l’essentiel chaleureuses, que l’interview ne manquerait pas de provoquer. Et l’heure du départ de cette incroyable correspondante semblait se rapprocher de manière inéluctable. Mais soit, nous ferions ainsi...
Les échanges avec elle ont été plus rares à partir de la mi-mars. Elle était je l’imagine au bout du bout de ses forces, elle qui lutta si longtemps contre la maladie. J’osais moins la contacter, de peur de la déranger, de la fatiguer pour rien, ou pire, de prendre le risque de la contrarier pour une futilité. Il y eut, toutefois, d’autres échanges informels. Connaissant son goût pour les questions économiques, je lui proposai de lui envoyer, avant publication, le fichier texte de mon interview avec Charles Serfaty. Sa réponse en dit long sur la modération dont elle faisait preuve en matière de politique : « Oui, si ce n’est pas un économiste d’extrême gauche ou droite, bref si ce n’est pas un idéologue. Il faut n’avoir aucune idéologie quand on est un bon économiste. Depuis plusieurs années, mon économiste préféré est Pierre-Antoine Delhommais. » Elle apprécia beaucoup cette lecture, et prit la peine de me le dire. Peu après, le 13 mars, jour de mon anniversaire, je lui demandai quels pans de l’Histoire l’intéressaient, dans l’optique de lui envoyer d’autres de mes articles. Réponse : « Bien que j’aie terminé récemment la lecture passionnante de Marie Antoinette de Stefan Zweig, l’Histoire ne m’intéresse pas beaucoup. Seule la période des années 30 et de la Seconde Guerre mondiale m’intéresse. »
J’ai appris sa disparition au milieu de la nuit, mercredi 12 juin. Grande tristesse. Je savais qu’il y aurait un point négatif au fait d’avoir ces échanges intimes avec elle : quand elle partirait, il y aurait pour moi une forme de deuil. Coïncidence ou pas, le soir précédent, je l’ai pas mal écoutée, un best of d’elle et son album Tant de belles choses (réécoutez la chanson titre, sublime), et j’ai pour la première fois prêté une oreille attentive à Étienne Daho, auquel je ne m’étais pas beaucoup intéressé jusqu’alors, et qui quelques heures plus tard rendrait à son amie Françoise un bouleversant hommage sur les réseaux. Au moment où j’écoutais l’une et l’autre, le mardi soir donc, le second était au chevet de la première pour ses ultimes instants passés dans cette vie-ci.
Dans la foulée, je relançai Emmanuel Tellier et d’autres responsables de presse. Un accord fut finalement trouvé avec le journaliste de Marianne auquel je confiai alors le texte : l’interview serait publiée le matin du 12, en accès d’abord limité puis dans un second temps, ouvert à tous. Il acceptait également d’au moins mentionner dans la dernière réponse l’histoire de médium et de prophétie à laquelle tenait tant Françoise Hardy, et moi de mon côté, je serais autorisé à en publier sur Paroles d’Actu la version intégrale. Je signale au lecteur que, si elle tenait tant à ce que cette interview soit lue, c’était en grande partie pour cette dernière réponse, qui passe pour son ultime message à ses contemporains. Je vous le livre à la suite, avec la question qui l’a suscité. Ses mots sont datés du 4 mars.
Nicolas Roche : Il est forcément beaucoup question d’astrologie dans votre livre, mais aussi de spiritualité, de philosophies parfois venues de loin mais auxquelles vous vous êtes intéressée, faisant montre d’une grande ouverture d’esprit, et d’une vraie sensibilité. Est-ce que tout cela combiné, ce patchwork de croyances combiné à une pratique scientifique de l’astrologie, vous a aidée à mieux comprendre le monde, les Hommes, et en définitive à mieux vivre ?
Françoise Hardy : Question trop « patchwork » en effet pour moi. Je peux juste dire que le monde actuel me consterne, me terrifie et m’angoisse pour mon fils et pour tous les enfants, tous les jeunes d’aujourd’hui, pour tout le monde en fait. Il y a pas mal d’années, je me suis intéressée de près aux contacts d’un « Initié » de l‘au-delà avec un petit groupe de Suisses via un médium. Voici la fin de son dernier contact en juin 1994 : « Il va y avoir une pause dans bien des secteurs. La politique va s'embourber ainsi que l'économie, l'inspiration va se raréfier afin que les vieux systèmes s'écroulent et disparaissent. Cette pause qui équivaut à quelques secondes pour l'énergie, peut représenter des années, des générations pour la Terre ou pour certains groupes humains, selon l'énergie à laquelle ils sont reliés. Pause signifie que la créativité ne sera guère possible, mais, grâce aux fissures que la pause aura produites, des graines seront semées d'où un nouvel arbre prendra racine. Le passé doit être détruit. On ne peut pas amorcer le moindre changement dans ce monde humain-ci, sans avoir eu la précaution d'opérer une énorme destruction, même si cela ne doit aboutir qu'à un petit changement. » C’est ce qui a commencé à se passer et ça n’aide pas à mieux vivre.
La tonalité pas franchement optimiste du message ne surprendra pas grand monde. On associe beaucoup plus naturellement, à raison sans doute, d’autres termes que « optimiste » à Françoise Hardy. « Mélancolique », par exemple. La lecture de son autobio m’a pourtant permis de la découvrir sous d’autres facettes. Plus d’une fois, on l’y voit rire aux éclats. Je ne vais pas refaire ici un résumé de mes deux interviews faites avec elle, de tous les sujets abordés ensemble, je vous renvoie à leur lecture, la première donc dans Paroles d’Actu, la seconde dans Marianne. Mais, parmi mes dernières questions, il y eut celle au sujet des comédies qu’elle aimait, et elle en a cité quelques unes - en la matière aussi elle avait fort bon goût. Au moment du dernier message que je lui ai envoyé, le 28 mai, je sentais bien qu’elle allait très mal. Je venais de lire une chouette BD sur la Seconde Guerre mondiale et lui ai demandé si elle lisait parfois des BD, et si les films des Monty Python, Sacré Graal et La vie de Brian notamment, comptaient parmi ceux qui lui ont plu. Je n’ai jamais eu de réponse, mais je suis content a posteriori que cet au revoir involontaire ait été plutôt léger.
Je remercie celles et ceux qui auront eu l’indulgence de me suivre jusqu’à ces lignes. Ce que j’ai voulu vous raconter, c’est une correspondance improbable. Cette femme, une vedette respectée comme on en a peu en France, était très diminuée, elle ne savait rien de qui j’étais, eh bien, elle a tout de même fait preuve à mon égard de beaucoup de générosité, et m’a consacré pas mal de son temps, alors même qu’elle savait puiser dans ses dernières forces. Sans doute Françoise Hardy avait-elle un côté misanthrope, mais elle ne faisait pas la distinction entre quelqu’un que la société qualifierait d’important, et quelqu’un qui le serait moins. Et, je le redis, elle se fichait pas mal de la statue qu’on lui avait érigée. Franche, elle l’était absolument, et tant pis si ça devait lui nuire. Elle était d’une grande lucidité et possédait un sens aigu du discernement. Humaine, elle l’était profondément, et cela je peux l’écrire, pour en avoir fait l’expérience.
Elle avait ses failles, et ne cherchait en rien à les dissimuler. J’ai été tenté de lui poser une question qui, grosso modo, aurait été formulée ainsi : « Vous avez une image de grande exigence, pour les autres mais surtout pour vous-même. N’avez-vous pas le sentiment d’avoir franchi très franchement les limites du masochisme ? ». Et je me suis dit que ça n’apporterait rien, et que de ressasser ces questions-là, encore et encore, à ce moment-là, ne lui ferait peut-être pas de bien, alors j’ai laissé tomber. Ce que j’aurais aimé lui dire en revanche, mais peut-être l’a-t-elle senti, c’est qu’au-delà de mon respect pour elle en tant qu’artiste et en tant que femme, j’ai d’autant plus apprécié nos échanges que je me retrouve largement dans les failles qui furent les siennes, et qu’elle sut sublimer par sa musique et par ses textes.
Merci à toi, Frédéric (elle t’appelait « Quinero »), de m’avoir permis de partager ces moments avec elle. Mon seul regret est de ne pas t’avoir demandé son contact plus tôt... Ce long chant d’amour que tu as décrit en racontant sa vie, c’était un message d’amour que tu lui as adressé. Permets-moi de m’y associer.
Merci pour ces échanges, chère Françoise. Pour tout. Croyez bien qu’on ne vous oubliera pas de sitôt. Et qu’en tout cas moi je ne vous oublierai pas. Je vous redis une dernière fois cette phrase que je vous ai écrite plusieurs fois, non sans une forme de fierté : je vous embrasse ! Où que vous soyez. Vous allez nous manquer, à Thomas, à Jacques surtout, bien sûr, mais votre musique, tantôt mélancolique, tantôt souriante, nous accompagnera toujours. Pour le reste, pour remettre de la couleur à l’ensemble, il suffit de regarder autour de soi. Tant de belles choses. Tiens là, une rose qui éclot.
Parmi les invités qui me font l’honneur de répondre toujours présents pour mes sollicitations Paroles d’Actu, je peux citer Alcante, et ça tombe bien, c’est lui que vous retrouverez en vedette de cet article ! Didier Swysen, c’est son vrai nom, est un des auteurs de BD les plus talentueux et prolifiques de la scène francophone actuelle (pourquoi juste francophone d’ailleurs ?) - et en plus de ça, avouez que ça ne gâche rien, c’est un gars bien sympa. Je ne vais pas faire un listing de ses créations, mais vous inviter simplement à lire ICI les interviews qu’il m’a déjà accordées, et surtout à prêter attention à son dernier bébé en date, un récit comme il les aime où la petite histoire rejoint, ou mieux, fabrique la grande.
Dans La diplomatie du ping pong (Coup de tête, mai 2024), Alcante nous raconte, avec son talent de conteur - il est accompagné, au dessin, du non moins talentueux Alain Mounier, que je salue -, ces matchs de ping pong qui contribuèrent, au tout début des années 70, à rapprocher l’Amérique de Nixon et la Chine de Mao, et qui, tout aussi important sans doute, virent la naissance d’une belle amitié entre deux pongistes que sur le papier tout opposait. Si cette histoire ne vous dit rien, pensez-y à deux fois, vous en avez forcément entendu parler si vous avez vu Forrest Gump... Je remercie Alcante pour les réponses qu’il a bien voulu apporter à mes questions, dans les premiers jours de mai, et pour toutes ses confidences. Et je vous recommande sans réserve cet album qui, pas inutile par les temps qui courent, fait du bien, en plus d’apprendre des choses... Une exclu Paroles d’Actu, par Nicolas Roche...
Alcante bonjour. Combien de temps s’est-il écoulé entre le moment où tu as pris connaissance de cette histoire de ping pong et d’amitié sino-américaine, et le moment où tu as décidé d’en faire une BD ?
Alors d’abord une petite présentation pour vos lecteurs qui ne connaîtraient pas le contexte de cette histoire. Si vous avez vu le film Forrest Gump, vous vous souvenez sûrement de ce match de ping pong entre Forrest et un Chinois devant des milliers de spectateurs ? Ce match a réellement eu lieu, et ma BD raconte l’histoire réelle derrière celui-ci. « La diplomatie du ping pong » se réfère donc à des matchs amicaux de tennis de table qui ont eu lieu en 1971 entre la Chine et les USA, alors que ces deux pays n’entretenaient plus de relations diplomatiques depuis l’arrivée au pouvoir de Mao en 1949. Les joueurs américains sont devenus les premiers Américains à mettre le pied en Chine depuis plus de 20 ans, et ces matchs ont permis une reprise des relations diplomatiques entre les deux pays, ainsi que l’entrée de la Chine à l’ONU ! Tout cela a fait suite à l’amitié inattendue et improbable qui s’était nouée entre un pongiste chinois et un pongiste américain lors des championnats du monde de 1971 au Japon.
Je ne sais plus exactement quand j’ai entendu parler pour la première fois de cette histoire, mais cela doit remonter à très longtemps. Quand j’étais enfant, fin des années 70, début des années 80, nous jouions mon frère et moi dans un club de tennis de table, et nous avions une vieille table de ping pong dans notre garage. Par ailleurs, nous avions des amis chinois et mon père était assez passionné par la Chine. Tout ceci explique que j’ai dû prendre connaissance très tôt de cette histoire, du moins dans les grandes lignes.
Quand j’ai appris fin 2020 que les éditions Delcourt lançaient une collection (« Coup de tête ») sur des événements sportifs qui ont dépassé le cadre purement sportif pour avoir un impact sociétal, j’ai immédiatement voulu raconter cette histoire. J’en ai parlé au scénariste Kris, qui œuvre comme directeur de collection sur ce coup-là, et il était directement partant car lui-même est pongiste et connaissait aussi vaguement cette histoire. C’est seulement alors que je me suis renseigné en détail sur celle-ci, et quand j’ai vu que le protagoniste américain était en plus un jeune hippie au look fantasque, cela m’a persuadé que je tenais vraiment une chouette idée de scénario !
Ça a été quoi le processus de création, et le travail pour cet album ? Avec Alain Mounier, le dessinateur et coloriste, vous vous connaissiez ? Comment vos échanges se sont-ils déroulés, s’agissant notamment des souhaits de l’un et de l’autre ?
Comme d’habitude, je suis d’abord passé par une bonne phase de documentation, puis j’ai écrit le synopsis d’une vingtaine de pages, très détaillé donc. Il s’est écrit très facilement et je dois dire que j’en étais très content. Kris a adoré le scénario, donc on s’est mis à la recherche d’un dessinateur. Il y a eu quelques essais non concluants avant qu’on tombe sur Alain Mounier, qui a beaucoup aimé le scénario et était partant.
Je connaissais bien son travail, notamment sur Le Décalogue ou plus récemment sur Ambulance 13, mais je n’avais jamais travaillé avec lui, et je ne l’ai même jamais rencontré puisque jusqu’à présent tous nos contacts se sont faits par téléphone ou e-mail. Je lui ai envoyé le découpage par gros morceaux d’une vingtaine de planches à chaque fois, et tout a été très facilement après les quelques ajustements habituels. Alain travaillait en couleurs directes et nous envoyait directement ses planches finalisées. Il n’encre pas, passant directement d’un crayonné apparemment très sommaire au dessin fini, c’est impressionnant. D’habitude j’aime bien recevoir les storyboards, les crayonnés, l’encrage et puis les couleurs, mais là j’ai reçu directement les planches terminées. Heureusement, son travail était vraiment bon.
Quels éléments de documentation as-tu utilisé justement pour mener à bien ce projet ? Les grandes lignes de l’époque mais surtout, les petits détails de la vie du début des années 70, côté Chine et côté US ?
Je lui ai fourni pas mal de documentation visuelle, comme d’habitude, mais Alain est plus âgé que moi et était déjà ado au début des années 70, il connaît donc bien ces années-là et était content de pouvoir dessiner des chemises à col en pelle à tarte et des pantalons pattes d’éléphant qui lui rappelaient sa jeunesse 😊.
C’est surtout au niveau du tennis de table proprement dit que j’ai dû aider Alain qui ne joue pas du tout au ping pong et méconnaissait d’ailleurs totalement les règles. Il avait même dessiné un joueur en train de reprendre une balle de volée, alors que c’est bien évidemment interdit au tennis de table 😊. Pour l’aider, je lui ai envoyé pas mal de vidéos, et de photos. Sur ces dernières, j’ajoutais des lignes de mouvement (une pour la trajectoire de la raquette, une pour la trajectoire de la balle) et je faisais une croix à l’endroit où l’impact de la balle avait lieu. Au début il a eu un peu de difficulté à représenter des mouvements réalistes, mais il a vite progressé et s’en tire finalement vraiment bien. Il y a juste les rebonds des balles qui sont exagérément hauts, mais on a laissé ça comme ça car ça donne un meilleur impact visuel.
Il y a aussi un rappel sur les horreurs qui ont pu être commises par le régime de Mao, histoire aussi de bien planter le décor. Ça a été rendu nécessaire par l’histoire de notre champion ?
L’album présente effectivement deux épisodes historiques complètement dingues qui ont lieu durant le règne de Mao. Le premier, c’est ce qu’on a appelé « le Grand Bond en avant ». En 1958, Mao a créé d’énormes exploitations agricoles afin d’augmenter considérablement la productivité de l’agriculture, permettant ainsi de déplacer la main d’œuvre dans la sidérurgie. Cela a été un fiasco complet car d’un côté l’acier produit était de très mauvaise qualité et de l’autre ses politiques centralisées dans l’agriculture et ses quotas irréalistes ont abouti à de très mauvaises récoltes. Cela a provoqué d’effroyables famines qui ont causé des millions de morts !
Suite à cela, Mao a été mis sur le côté. Mais pour revenir au premier plan, il a provoqué un deuxième épisode peut-être encore plus dingue : la révolution culturelle. Avec son petit livre rouge, il a réussi à faire une espèce de lavage de cerveau auprès des jeunes qu’il a transformés en gardes rouges, leur faisant croire que les nouveaux dirigeants étaient des traîtres à la nation, des capitalistes corrompus etc. Il s’en est suivi une espèce de chasse aux sorcières hystérique, avec des lynchages en publics, des profs d’unifs et autres « élites » envoyés en camp de redressement, etc, etc.
Le champion du monde chinois, Zhuang Zedong, a lui-même été victime de tout ça, réellement ! C’était non seulement très intéressant, mais aussi extrêmement passionnant pour le scénariste que je suis, car je me suis ainsi retrouvé avec deux personnages principaux totalement opposés l’un de l’autre : d’un côté ce teenager américain hippie rebelle un peu déjanté, qui rêve de gloire malgré un niveau médiocre, et qui est ultra-individualiste et n’a de cesse de se mettre en avant ; et de l’autre, ce trentenaire chinois, triple champion du monde mais qui a été broyé en tant qu’individu par le régime communiste et qui doit toujours s’effacer devant l’intérêt supérieur de sa nation et du Parti ! Comme scénariste, on ne peut pas rêver mieux ! Et quand on sait que c’est une histoire vraie en plus, c’est du pain béni !
Tu as longtemps pratiqué toi-même le ping pong, tu le rappelais tout à l’heure. Tu en vantes d’ailleurs les vertus, et les mérites en tant que sport qui peut être partagé par et avec tous, dans ta postface. Qu’est-ce qui t’a tenu particulièrement à cœur dans la manière dont il fallait le représenter dans l’album ?
En Belgique, nous avons eu la chance d’avoir un joueur exceptionnel, Jean-Michel Saive, qui a été champion d’Europe en 1994 et n°1 mondial aussi cette année-là. Le « ping » était alors très médiatisé en Belgique car la Belgique avait une très très bonne équipe avec notamment le frère de Jean-Michel Saive, Philippe Saive, qui était aussi un excellentissime joueur - je pense qu’il a été top 30 mondial -, avec un magnifique style de jeu. L’équipe belge est d’ailleurs arrivée en finale des championnats du monde de 2001, après avoir aligné 4 quarts de finales lors des championnats précédents. En 2001, ils ont perdu contre la Chine en finale. Mais par après, ils ont rejoué contre la Chine lors d’un match amical en mars 2002 et l’ont battue 3-0 ! C’est apparemment la dernière défaite de l’équipe nationale chinoise ! Tout ça pour dire que le « ping » belge a été d’un excellent niveau, d’autant plus qu’au niveau des clubs, la Villette de Charleroi a été plusieurs fois championne d’Europe également. Les matchs étaient retransmis à la télé, il y avait une ambiance de malade.
Bref, le public belge est plutôt connaisseur en tennis de table, et le public français pas mal aussi, et de plus en plus avec les frères Lebrun qui sont dans le top mondial pour l’instant (avant eux, la France a connu de beaux champions dans la discipline, tels Jacques Secrétin et Jean Philippe Gatien). Partant de là, on ne peut pas raconter ni montrer n’importe quoi ! 😊
Comme spectateur de film ou de séries TV, et comme lecteur de BD, je déteste quand je vois des mouvements sportifs qui ne ressemblent à rien alors qu’ils sont censés être exécutés par des professionnels de ce sport. Je garde par exemple en tête le film de Woody Allen Match Point avec Scarlett Johansson et Jonathan Rhys-Meyers, dans lequel ce dernier joue le rôle d’un prof de tennis qui a été auparavant joueur professionnel et a fait partie du top 100. La première fois qu’on le voit jouer, il entraîne une dame avec un panier de balles. Quand il lui envoie la première balle avec sa raquette, on voit directement qu’il n’a jamais tenu de raquette de tennis de sa vie en réalité, tellement sa prise est incorrecte et son mouvement peu fluide. Bref, en un clin d’œil, on voit que cet acteur n’y connaît strictement rien en tennis alors qu’il est censé être un pro ! Pour ce film, qui est un surtout un thriller / drame qui finalement n’a quasiment aucune scène de tennis, ce n’est pas très grave, même si c’est un peu dommage.
Je voulais donc en tous cas éviter ce genre d’erreurs flagrantes dans notre BD où on voit quand même les championnats du monde et les meilleurs joueurs de l’époque, ça n’aurait pas été crédible, on aurait directement perdu de la crédibilité par rapport aux lecteurs pongistes, ça m’aurait ennuyé ! C’est pour cela que j’ai vraiment insisté auprès d’Alain pour qu’il fasse un effort de réalisme à ce niveau-là. Non seulement dans les différents mouvements en plein jeu, mais également avec les habitudes et petits tics des joueurs, comme par exemple le fait de faire rebondir la balle sur la table avant de servir, de râler en shootant dans les séparations des aires de jeu, etc... 😊 Je voulais que les pongistes reconnaissent qu’on sait de quoi on parle 😊.
Ces matchs amicaux de ping pong ont lancé un processus de réchauffement des relations entre la Chine de Mao et Zhou Enlai et les États-Unis de Nixon et Kissinger, dans un contexte de tensions accrues entre Moscou et Pékin. La Chine communiste a obtenu son siège à l’ONU, 30 ans avant celui à l’OMC. 50 ans après, on n’est plus vraiment dans l’entente cordiale entre Washington et Pékin, mais ça restera pour toi, réellement, un tournant dans l’Histoire ? Une semaine qui aura « changé le monde », dixit Nixon ?
Je me souviens que quand j’étais jeune ado, j’ai vu le téléfilm La Troisième Guerre mondiale (World War III) à la télé, ça devait être en 1983. Le film parle de tensions entre l’URSS et les USA qui finissent par dégénérer en guerre mondiale, et en guerre nucléaire. À l’époque, cela m’avait quand même fort marqué et m’avait fait peur. Tout ceci pour dire que la guerre froide était une période d’énormes tensions mondiales ! Que les USA et la Chine se soient rapprochés quelque peu, et que cette dernière prenne un peu ses distances avec l’URSS à l’époque, ça a dû quand même un peu diminuer toutes ces tensions.
Dans ta postface tu expliques également bien tes motivations par rapport à ce sujet. Au cœur de tout cela, il y a une belle histoire d’amitié, aussi improbable que possible, entre un pongiste américain assez médiocre, hippie jusqu’au bout des ongles, et un grand champion de la Chine maoïste, forcément très réservé. Une amitié qui, dis-tu, fait écho pour toi à celle de Tintin avec Tchang dans Tintin au Tibet, et à ta propre amitié avec un jeune japonais. L’amitié c’est une valeur cardinale pour toi, un thème qui te touche particulièrement ? Dirais-tu que tu t’en es fait dans le métier, de purs amis ?
Oui, l’amitié est quelque chose d’évidemment très important et à laquelle je suis très sensible, surtout quand elle parvient à dépasser et à transcender les différences. Je me souviens par exemple d’avoir été particulièrement ému dans une des dernières scènes de Danse avec les loups, quand le guerrier indien s’en vient faire ses adieux au personnage de Kevin Costner.
La plupart de mes amis sont des personnes rencontrées avant l’âge de 20 ans mais, oui, je m’en suis fait quelques-uns également dans le milieu de la BD.
Crois-tu qu’au-delà du cas exceptionnel comme celui présenté dans l’album, l’amitié entre deux êtres est capable de renverser un ordre établi, a fortiori quand on considère les relations internationales ?
Difficile à dire car quand on parle de relations internationales, les dirigeants sont censés faire passer l’intérêt de leur pays avant leurs sentiments personnels. Mais c’est clair que le fait que Reagan et Gorbatchev, par exemple, s’entendaient plutôt bien, facilite les choses. Et bien sûr, a contrario, des inimitiés personnelles les compliquent.
Tu as avoué avoir, pour les besoins du scénario, modifié un peu l’histoire, notamment s’agissant des matchs entre les deux amis. L’idée étant, j’imagine, de mettre en avant une réflexion sur l’amitié, l’honneur, le patriotisme et le courage. As-tu hésité avant de faire ces changements ?
Mon idée était surtout d’illustrer la phrase que je mets en exergue à la fin : « Everybody can learn from everybody » (tout le monde peut apprendre de tout le monde), qui est vraiment l’idée centrale de l’album, et qui figure sur la photo souvenir que Zhuang Zedong remet en cadeau à la fin à Glenn Cowan. Ce qui est assez étrange, c’est que je ne sais même plus s’il a vraiment écrit cette phrase, ou si c’est quelque chose que j’ai inventé. Il me semble que c’est plutôt une invention de ma part, c’est ce que j’ai écrit dans le dossier en fin d’album, mais je n’en suis plus sûr du tout. En tous cas, dans mon esprit, cette phrase aurait très bien pu être écrite par Zhuang pour Glenn, ça c’est sûr.
Et c’est vraiment ce qui se passe dans l’album : Glenn l’individualiste à l’égo un peu trop développé apprend une certaine forme de modestie et d’empathie grâce à Zhuang. Et ce dernier fait le chemin inverse : grâce à Glenn, lui qui était contraint de se fondre dans le moule dicté par le Parti communiste et de toujours servir l’intérêt (supposé) du Parti avant le sien, va se rebeller et retrouver sa fierté en montrant de quoi il est réellement capable.
Pour faire ce chemin, il fallait leur donner un certain temps, qu’ils n’ont pas vraiment eu dans la réalité historique, puisque l’équipe chinoise était restée au Japon quand les Américains se sont rendus en Chine. Glenn et Zhuang ne s’y sont donc pas retrouvés, contrairement à ce que je montre dans la BD. C’est un écart volontaire de ma part. Je ne suis pas un historien qui doit présenter fidèlement et objectivement une suite de faits réels, mais un scénariste dont le but est de raconter une bonne histoire. S’il faut un peu tricher avec la réalité historique, allons-y. Je n’étais pas ici dans la même démarche que dans La Bombe où tout est rigoureusement authentique vu la gravité du sujet traité. Ici j’aborde certes un événement historique important, mais par le biais de personnages finalement assez peu connus.
Ces changements me sont vraiment venus naturellement. C’était quelque part trop « embêtant » que Zhuang soit absent de la seconde partie du récit, je l’y ai donc remis. Mais j’explique cela dans le dossier en fin d’album, et y raconte ce que ces deux personnages sont ensuite devenus.
Si tu avais pu rencontrer certains des personnages, humbles ou très haut placés de cette histoire, leur poser des questions, ça aurait donné quoi ?
Oh la la, c’est compliqué comme question ! Je pense que j’aurais été trop impressionné si j’avais rencontré Nixon, Mao, ou Kissinger pour vraiment pouvoir leur poser des questions, et je ne suis pas sûr que ça m’aurait intéressé tant que ça. Je préfère lire des livres sur eux… Par contre, j’aurais bien aimé rencontrer les champions de tennis de table de l’époque. Donc pour répondre à la question, j’aurais bien voulu rencontrer Zhuang Zedong et lui demander « on tape quelques balles ensemble ? » 😊
Les JO de Paris vont s’ouvrir bientôt. Il y a tu le rappelles tout un historique d’évènements sportifs, notamment olympiques, qui ont-ils contribué là encore, à faire bouger les lignes, lignes parfois diplomatiques, ou en tout cas à marquer les esprits. Est-ce que le sport peut, y compris dans les temps troublés que nous vivons, être source de dialogue, de rapprochement ?
Je pense qu’il peut faire bouger les lignes, oui, car le sport est quelque chose d’extrêmement populaire, dans tous les sens du terme, et lorsque des sportifs donnent le bon exemple (ou le mauvais d’ailleurs, ça marche dans les deux sens malheureusement), cela peut avoir un impact. Symbolique sans doute, mais la symbolique est quelque chose d’important !
Tu as expliqué être passionné par l’Histoire et par ces petites histoires qui font la grande. Quelles lectures privilégies-tu pour justement déceler et te saisir de ces destins sans prétention qui vont justement, l’air de rien, changer le cours des choses ?
Je n’ai pas vraiment de lecture privilégiée, pas de magazine d’histoire spécifique par exemple. En général, ça commence souvent en surfant sur le Net. Je trouve un article qui parle de quelque chose qui attire mon attention, je le lis et puis hop j’ai envie d’en savoir plus, je fais quelques recherches sur le net et souvent ça me passionne de plus en plus, j’ai l’impression que je tire sur un fil et qu’il y a toute la pelote de laine qui se délie petit à petit. Je creuse, je creuse, et alors seulement je vais chercher des références bibliographiques, qui elles-mêmes en contiennent d’autres et ainsi de suite. C’est un peu une quête sans fin, et c’est le piège dans lequel j’ai tendance à tomber : je veux toujours en savoir plus, plus, plus et c’est très chronophage.
Il y a quelque chose de solaire, qui rend optimiste, dans cette BD. Es-tu quelqu’un d’optimiste, pour toi et pour la collectivité ?
Non, je ne pense pas, objectivement, je suis plutôt quelqu’un de pessimiste. Pourtant j’aime bien les happy ends, mais force est de constater que mes histoires se finissent souvent mal. Mais c’est moins le cas depuis quelques années cependant, et j’ai pris énormément de plaisir à écrire Whisky San par exemple, duquel émane selon moi un vrai sentiment « feel good ». Idem pour La diplomatie du ping pong, pour lequel j’ai même plutôt un peu embelli la fin, en ne parlant pas dans la BD (mais bien dans le dossier) de ce qui se passa après l’histoire pour Glenn et Zhuang, et qui ne fut pas particulièrement réjouissant, ni pour l’un ni pour l’autre. Dans un autre registre, j’ai d’ailleurs « escamoté » dans ma BD le fait que l’entrée de la Chine de Mao à l’ONU en avait parallèlement éjecté Taïwan. J’avais vraiment envie d’écrire une histoire positive, je me suis donc concentré sur les aspects positifs. On a besoin de positif à notre époque, non ?
Ken Follett t’a rendu sur les réseaux un bel hommage il y a quelques jours, louant ton adaptation des Piliers de la terre. Une sensation unique j’imagine. À quand la version en anglais ? D’autres langues en projet ?
Oui, Ken Follett a fait un post sur les réseaux sociaux à l’occasion de la journée de la BD. Il a écrit qu’il n’avait jamais écrit de BD lui-même mais qu’une équipe « talentueuse » avait fait une adaptation « fantastique » des piliers de la Terre. Ça fait évidemment plaisir... 😊
La BD est déjà parue en allemand, et d’autres langues vont suivre, mais cela prend plus de temps que d’habitude car il y a plus d’intervenants à la discussion, ce qui rend les choses plus complexes.
Whisky San sera-t-il adapté en japonais ? En anglais ?
Là, il est vraiment trop tôt pour le dire. En japonais, ça me ferait certainement plaisir. Nous avons proposé l’album pour le « Japan International Manga Award », on croise les doigts.
Un album d’Alcante adapté en film ou en film animé, c’est toujours pas pour demain ? Aucune négo allant dans ce sens en ce moment ?
Par le passé, j’ai déjà eu trois albums pour lesquels des droits audiovisuels avaient été optionnés.
Le premier, c’était Quelques jours ensemble, pour lequel l’option avait d’ailleurs même carrément été levée par une maison de production belge qui voulait vraiment l’adapter en film. Le scénario avait été écrit, mais malheureusement la boîte a fait faillite avant de pouvoir aller plus loin.
Le second, c’était pour ma série Re-Mind qui avait carrément attiré l’attention d’un tout gros producteur américain et qui avait aussi mis un scénariste sur l’affaire pour en tirer un long métrage. Mais le film Source Code avec Jake Gyllenhaal est sorti, qui comportait quelques similarités avec mon histoire, et cela a mis malheureusement fin au projet.
Le troisième, c’est La Bombe, sur lequel un grand producteur français avait pris une option et cherchait des co-producteurs. Mais le film de Nolan, Oppenheimer, a été annoncé et là aussi ça a mis fin au projet, ce qui est un peu bête à mon avis car La Bombe a une approche différente d’Oppenheimer. D’ailleurs un autre producteur est venu aux nouvelles récemment. Puisque nous avons récupéré les droits, nous allons peut-être donc avoir une seconde option sur cette BD.
Au-delà de tes projets du moment, on en a déjà parlé ensemble récemment, de quoi as-tu envie, qu’est-ce qui te fait rêver ?
J’aimerais bien avoir un projet d’adaptation audiovisuelle qui se concrétise justement. Je trouve que j’ai plusieurs albums qui s’y prêtent vraiment bien. Outre les trois que j’ai mentionnés à la question précédente, je trouve que ma série Jason Brice a du potentiel. Et j’en suis carrément convaincu pour Whisky San, La diplomatie du ping pong et mon prochain album G.I. Gay.