Écrire pour Paroles d'Actu, c’est d’abord une histoire de rencontres. Enrichissantes, toujours, et parfois franchement agréables. Ce fut le cas s’agissant de celle dont il est question aujourd’hui. Mais commençons... par un petit retour en arrière. J’ai réalisé et publié, avant le présent article, trois interviews relatives aux deux Bonaparte qui dirigèrent la France, au tout début et dans le troisième quart du dix-neuvième siècle (voir : les entretiens avec Thierry Lentz, en décembre 2013 et septembre 2014 ; celui avec Éric Anceau en septembre 2014). Ces publications, j’ai essayé, comme pour toutes les autres, de les faire découvrir à des personnes qu’elles étaient à mon avis susceptibles d’intéresser - Facebook est fort pratique pour cet exercice.
La voie des amis d’amis sur le célèbre réseau social m’a conduit - heureux atterrissage ! - sur la page d’un certain Pierre Branda. Je ne le connaissais pas mais ai vite compris qu’il était historien. Je me suis renseigné sur ses écrits ; ai découvert qu’il est notamment l’auteur d’un ouvrage intitulé Le prix de la gloire : Napoléon et l’argent (Fayard, 2007). Je l’ai aussitôt contacté (20 mars) pour lui proposer de lui soumettre par mail quelques questions touchant aux finances de la France, époques consulat et Empire. Le 21 mars, je lui envoyai mes questions ; ses réponses me sont parvenues le 29. Je tiens à le remercier de nouveau ici pour la générosité et l’extrême courtoisie qu’il m’a témoignées. Pour ses réponses, passionnantes et dont la lecture vous donnera je l’espère envie à vous aussi de vous procurer son ouvrage. Et de continuer à suivre ses travaux. Une exclusivité Paroles d'Actu. Par Nicolas Roche.
ENTRETIEN EXCLUSIF - PAROLES D'ACTU
Pierre Branda : « Avant Bonaparte,
l’État empruntait à 40% »
Éd. Fayard (2007)
Paroles d'Actu : Bonjour Pierre Branda. S’il est un héritage qu’on ne conteste guère à Bonaparte, Premier Consul puis empereur, c’est celui d’avoir restauré ordre et autorité de l’État en France après de longues années de troubles. Cette affirmation vaut-elle pour les grands équilibres structurels des finances et des budgets de la nation, cette question majeure qui a contribué à faire chuter la monarchie et à ôter de leur crédibilité aux premiers gouvernements nés de la Révolution ?
Pierre Branda : La période consulaire est en effet un moment d’exception dans l’histoire de France. Elle l’est tout autant et peut être davantage sur le plan financier. La plaie de finances avait condamné l’Ancien Régime et la Révolution n’avait fait qu’empirer les choses. Si Bonaparte ne donnait pas à la France une véritable organisation fiscale, son régime se serait effondré comme les autres avant lui. L’État empruntait alors au taux usuraire de 40 % par an ! On était dans un état de faillite quasi-permanent. Deux ans après sa prise de pouvoir, la France équilibrait ses finances publiques au million près. Quelles furent les recettes de ce « miracle » ? Elles tiennent en trois mots : volonté, ordre et centralisation. Aucun impôt nouveau ne fut instauré. En revanche l’organisation de la collecte de l’impôt fut profondément transformée. Confiées aux administrations municipales, l’établissement des rôles d’impôt accusait trois ans de retard.
Pour mettre fin à cette impéritie, le Premier Consul créa un mois après son installation au pouvoir une administration fiscale centralisée et à la hiérarchie pyramidale, ancêtre de notre Direction générale des impôts. Ce que l’on a appelé parfois l’ « armée fiscale » de Bonaparte réalisa un travail formidable permettant au régime de survivre. Les années suivantes, les règles de la perception furent également changées si bien que progressivement l’administration des finances publiques passa entièrement dans les mains de l’État. À partir de 1807, les agents du ministère des Finances arpentèrent la France pour créer un cadastre général dans le but de rendre l’impôt foncier le plus juste possible. Napoléon souhaitait un système fiscal efficace mais refusait l’arbitraire. À l’évidence, il perpétuait là l’idéal révolutionnaire. Ajoutons que le régime rendait exactement compte de l’emploi qu’il faisait de l’argent collecté. Ce souci de transparence sans être totalement nouveau visait à établir un réel lien de confiance entre le pouvoir et les Français.
PdA : Sait-on estimer les bénéfices engrangés par les expéditions militaires victorieuses et conquêtes de Napoléon ? Quelle est la part de fantasme dans le cliché somme toute assez répandu du « trésor de guerre » motivant - pour partie - et supportant d’incessantes fuites en avant ?
P.B. : Avec toutes les réserves qu’il convient, des estimations sont possibles. Compte tenu du désordre inhérent à la guerre, elles restent bien sûr imprécises. Néanmoins, des chiffres existent, notamment ceux qui étaient présentés régulièrement à l’empereur. Quand on connaît son souci du détail, ils ne pouvaient être totalement faux. En les étudiant, on constate que Napoléon tenta d’appliquer systématiquement et avec méthode le vieux principe « la guerre paie la guerre ». Une fois armées et équipées aux frais du Trésor public, les armées napoléoniennes devaient en effet vivre aux dépens des pays traversés, qu’ils soient alliés ou ennemis. Le pillage n’était pas la règle mais les prélèvements effectués pouvaient heurter les peuples. Grâce à ce système, Napoléon finança une petite moitié de ses dépenses de guerre.
Les premières campagnes avec leur cortège de victoires furent « profitables » mais celles d’Espagne et de Russie ne purent s’autofinancer. Aussi, au fil des années, la pression fiscale s’accentua irrésistiblement. Les taxes sur le tabac, l’alcool et le sel, dénommées alors « droits réunis », furent réintroduites, ce qui eut un coût politique pour Napoléon. Dans les campagnes, on criait : « À bas la conscription, à bas les droits réunis ! » Dans le même temps, en Europe, d’autres taxes notamment douanières renforcèrent les sentiments anti-français. La pression fiscale de l’époque (entre 10 et 15 % du revenu national) n’a toutefois rien de comparable à la nôtre (plus de 46 % en 2014). À croire que l’on s’habitue à l’impôt.
PdA : L’Angleterre, « âme des coalitions » anti-napoléoniennes, en fut également, de loin, le financeur numéro un. La tâche fut titanesque mais sa détermination ne faiblit pas : elle savait ce que lui eût coûté une fermeture complète des marchés continentaux ; avait conscience du péril qu’une victoire française en Russie aurait signifié pour elle. Par quels mécanismes Londres a-t-elle pu dégager d’aussi colossaux moyens ? La réponse à cette question - celle, au fond, du « carburant » de la « cavalerie de Saint George » - aurait-elle quoi que ce soit de comparable avec celle touchant aux efforts que devrait consentir, bien des années plus tard, un lointain successeur de Pitt, Winston Churchill, dans sa lutte contre le péril nazi dans les années 1940 ?
P.B. : À tous points de vue, l’effort anglais fut considérable, comme si le pays se sentait en danger de mort. Pitt le jeune et ses successeurs multiplièrent les impôts par trois, par quatre et même par dix. Ils créèrent l’impôt sur le revenu qui n’existait nulle part ailleurs et empruntèrent également des sommes incroyables. J’ai pu calculer que leur endettement représentait quatre à cinq fois tout l’or qui existait alors dans le monde. Ils ont atteint là des niveaux comparables à ceux des grands conflits mondiaux du XXe siècle. Un seul mécanisme explique leur réussite : la confiance. La finance mondiale se réfugia en Angleterre et la place de Londres devint la première de la planète. Avec cette manne, le cabinet anglais put financer toutes les coalitions, développer et entretenir la première flotte de guerre et dépêcher un corps expéditionnaire au Portugal et en Espagne commandé par un certain duc de Wellington.
Au cours de la Deuxième Guerre mondiale, Churchill fit preuve de la même détermination que ses lointains prédécesseurs. Comme eux, il était résolu à l’emporter quel qu’en soit le coût. Financièrement, New-York avait cependant supplanté Londres depuis longtemps. Ceux qui disposaient des leviers financiers les plus importants n’étaient plus les Anglais mais les Américains. Leur entrée dans le second conflit mondial après Pearl Harbor fit à l’évidence basculer le cours de la guerre.
PdA : Dans quel état les finances publiques d’une France vaincue et exsangue se trouvent-elles en 1814-15, soit, à l’aube de la Restauration ?
P.B. : Le trou financier fut jugé énorme par les successeurs de Napoléon. Politiquement, ils y avaient tout intérêt. La réalité était tout autre. Le régime napoléonien laissa un déficit équivalent à une année de recettes fiscales. Il résultait essentiellement de l’invasion du territoire national. C’était certes important mais pas insurmontable surtout après vingt ans de guerre. Peu de belligérants peuvent se vanter d’un tel bilan. Napoléon était presque obsédé par l’équilibre des comptes. Force est de constater que son obstination fut couronnée de succès. Le problème fut différent après Waterloo. Pour nous punir, les Alliés nous infligèrent d’importantes contributions de guerre. Les Cent-jours peuvent ainsi être vus comme les Cent-jours les plus chers de l’histoire de France. Néanmoins, la seconde Restauration réussit à s’acquitter de cette dette assez facilement grâce à un indéniable retour de la confiance. Le crédit public moderne était né.
PdA : Napoléon fut un enfant des Lumières mais aussi d’une tradition étatique française bien ancrée. Sa vision très administrative de l’économie, fort éloignée des conceptions britanniques sur cette question, a-t-elle, de votre point de vue, contribué, d’une manière ou d’une autre, à le perdre - et l’Empire avec lui - dans cette lutte sans merci entre deux titans, deux systèmes ?
P.B. : Le système napoléonien de finances n’a pas démérité, loin de là. L’Empire britannique fut le plus fort, c’est certain. L’explosion de leur dette et l’incroyable développement de leur papier monnaie constituèrent des phénomènes tout à fait nouveaux et même inattendus. L’économie britannique et surtout sa monnaie entrèrent à ce moment-là en terre inconnue. Aucun pays n’avait pu auparavant s’affranchir ne serait-ce que partiellement de l’étalon-or ou argent. En 1797, malgré un certain fléchissement, la livre papier accomplit ce « miracle » sans que personne n’en comprenne alors vraiment les mécanismes.
Dans le même temps, la France venait d’échouer avec son papier monnaie, l’assignat. Ce papier d’État imprimé à foison et déconnecté de l’activité économique fut un échec cuisant, plongeant l’économie française dans une récession d’une rare ampleur. Sous l’Empire, les billets de la Banque de France furent mieux appréciés mais leur nombre resta modéré. Compte tenu du lourd héritage des régimes précédents, Napoléon ne pouvait guère aller plus loin et copier le modèle anglais. Ajoutons que tous les banquiers ou presque pariaient sur le dynamisme économique anglais. Ils étaient persuadés que, quelle que soit l’issue de la guerre, l’Angleterre restait le pays le plus attractif. Contre cette réalité, Napoléon ne pouvait rien. Une décennie de paix aurait sans doute pu changer le cours des choses mais on ne refait pas l’histoire.
PdA : J’ai souhaité axer cette interview autour de questions économiques et financières époques consulat et Empire, étant entendu que vous leur avez consacré un ouvrage qui fait référence, Le prix de la gloire : Napoléon et l’argent (Fayard, 2007). J’aimerais tout de même rappeler, à ce stade de notre entretien, que vous avez écrit bien d’autres livres sur Bonaparte, dont vous êtes un spécialiste éminent. Et vous inviter à évoquer pour nous les points le concernant que vous souhaiteriez porter à notre connaissance - ou à notre bon souvenir ?
P.B. : Oui, je vous remercie. Je me suis intéressé aussi à la Maison de l’empereur, cette institution plutôt méconnue qui l’entourait et le servait. Aidé par le dépouillement de nombreuses archives, j’ai pu découvrir un homme parfois différent, ce qui m’a conduit ensuite à développer de nombreux aspects de sa personnalité dans Les secrets de Napoléon (éd. La Librairie Vuibert, 2014). Plus récemment encore, j’ai étudié son séjour à l’île d’Elbe et surtout les motivations de son retour dans un ouvrage intitulé La guerre secrète de Napoléon (éd. Perrin, 2014). J’ai voulu comprendre comment cet homme qui venait de tout perdre, son empire, sa famille, son entourage, avait pu renaître à l’histoire de manière aussi flamboyante. Une nouvelle fois, il sut faire face au danger et prendre ses adversaires de court.
PdA : Voulez-vous nous entretenir de vos projets, Pierre Branda ?
P.B. : Je termine actuellement une biographie de l’impératrice Joséphine. Une femme fascinante mais au total méconnue tant la légende a pris le pas sur la réalité dans son cas. Avant d’entreprendre ce travail, je n’imaginais pas à quel point et j’en ai été même le premiers surpris. En s’attachant à retracer exactement son histoire, on découvre une femme complexe, forte et ambitieuse. Loin des poncifs habituels, son histoire est encore plus incroyable.
PdA : Un dernier mot ?
P.B. : Dans l’épopée napoléonienne, la réalité est encore plus enthousiasmante que la fiction !
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