La réforme annoncée du collège n’en finit pas de susciter des débats, souvent passionnés ; de soulever des inquiétudes, parfois vives. Plusieurs questions sont en cause : l’avenir des classes bilangues, le devenir de l’enseignement du latin et du grec, le nouveau cadrage des programmes d’histoire, notamment... Dans ce contexte, et sur ce dernier point en particulier, j’ai souhaité donner une tribune à M. Pierre Branda, historien et chef du service « patrimoine » de la Fondation Napoléon (M. Branda a déjà participé au blog : il y a deux mois, il avait accepté de répondre à mes questions portant sur quelques aspects économiques et financiers de la gestion par Bonaparte des affaires de l’État). Je le remercie vivement pour la qualité de son texte, qui m’est parvenu le 21 mai ; et dont je ne doute pas qu’il constituera une pièce de grand intérêt pour alimenter les débats, les réflexions de chacun. Une exclusivité Paroles d'Actu. Par Nicolas Roche.

 

 

« Programmes d’histoire : Le choc des mots, le poids de l’erreur »

par Pierre Branda, historien et chef du pôle « patrimoine » de la Fondation Napoléon

 

La sémantique peut parfois se révéler amusante. On a beaucoup glosé sur les perles de ce que certains ont appelé la « novlangue » dans les projets de programmes pour le collège récemment rendus publics par le Conseil supérieur des programmes. Dans leur jargon, la piscine est devenue un « milieu aquatique standardisé » et le terrain de football, un « milieu » lui aussi « standardisé ». On aime aussi cette définition de l’art plastique : « Explorer différentes modalités de représentation par des mediums et techniques variés pour jouer des écarts et des effets produits à des fins expressives ». On n’ose envisager cette recherche linguistique comme une simple illustration d’une forme aboutie de pédanterie moderne. Elle est à plusieurs égards fortement signifiante. Elle prouve le soin voire l’obstination qu’ont mis les rédacteurs de ces textes à vouloir redéfinir des concepts que l’on croyait pourtant bien connaître. On ne s’étonnera pas du reste du mauvais traitement réservé par ailleurs au latin et au grec, matrices essentielles de notre langue, quand celle-ci est à ce point malmenée. En histoire, on pouvait s’attendre au pire. Et le pire est survenu. Si le langage est moins abscons pour ce qui concerne l’histoire, la sémantique est revanche pernicieuse.

 

Rappelons d’abord que l’enseignement de cette discipline s’articule entre sous-thèmes obligatoires, imprimés en caractère gras dans les textes du Conseil, et optionnels, publiés eux en caractère neutre. Evidemment, l’œil se focalise sur les premiers, ce qui est du reste l’effet recherché. Le premier thème proposé pour la classe de cinquième s’intitule « La Méditerranée, un monde d’échanges et de cultures » avec pour sujet d’étude obligatoire « L’Islam, débuts, expansion, sociétés et cultures ». Les mots choisis sont plutôt neutres et l’approche imposée semble essentiellement culturelle et sociétale. C’est un point de vue, au fond pas plus critiquable qu’un autre. Il devient cependant suspect quand on lit la suite. Comme second thème, l’élève est amené à étudier « Société, Église et pouvoir politique dans l’Occident chrétien XIe – XVe siècle », comprendre le Moyen-âge, avec pour point d’orgue « La construction du Royaume de France et l’affirmation du pouvoir royal ». Sans la moindre nuance, religion et politique sont donc liés par l’association des mots Église, pouvoir politique, chrétienté, royaume et à nouveau pouvoir. L’Occident apparaît ici comme une civilisation soumise à une chrétienté complice du pouvoir royal. L’approche peut se défendre mais reconnaissons qu’elle est plus engagée que la précédente. Comme si la religion de Mahomet n’avait pas été elle aussi une alliée déclarée des potentats locaux. Continuons avec la Renaissance et les périodes qui suivent, du moins ce qui en tient lieu. Le thème suivant paraît d’emblée plus séduisant : « XVème – XVIIème siècles : nouveaux mondes, nouvelles idées ». L’Occident serait-il sur le chemin du progrès ? L’enthousiasme retombe immédiatement quand nos yeux sont attirés pas le sous-thème en gras : « L’émergence du roi absolu ». On comprend l’idée, la France commence le XVIIIème siècle corseté par un roi tout puissant. Drôle de « nouveau monde ».

 

En principe, devrait suivre le siècle des Lumières. Voltaire et Rousseau vont-ils enfin faire briller la civilisation ? La réponse est donnée à l’intérieur du thème « L’Europe et le Monde XVIIe – XIXe siècle ». Voici le premier passage obligé : « Un monde dominé par l’Europe : empires coloniaux, échanges commerciaux et traites négrières ». Doit-on désormais désigner le XVIIIème siècle comme le siècle des Ténèbres ? Un élève pourrait à priori le penser. Le second sous-thème obligatoire « La Révolution française et l’Empire » rappelle néanmoins, une fois n’est pas coutume, nos anciens manuels d’histoire. Ne nous réjouissons pas trop vite. L’enseignant n’aura guère de temps pour le traiter, à peine deux ou trois heures à la fin du premier trimestre. Ajoutons qu’en primaire, Napoléon Ier comme Napoléon III sont totalement occultés. Le risque d’un « Napoléon ? Connais pas ! » est donc bien réel parmi les jeunes générations. Ensuite, pour le XIXe, deux sujets uniques doivent être traités : « L’industrialisation : économie, société et culture » et « Conquêtes et sociétés coloniales ». Privilégier le colonialisme et l’industrialisation au siècle de Victor Hugo n’est sans doute pas innocent. À la lecture du premier thème, on songe déjà aux gueules noires de Germinal si chères à Zola. Quand au second, il reprend l’idée de domination européenne déjà soulignée plus haut. Ainsi, aux dominations religieuses et absolutistes succèdent ainsi d’autres formes d’exploitations, celles-ci capitalistiques et universalistes. Toujours aucun progrès décidément sous le ciel européen. Le troisième trimestre de la classe de quatrième débute par la consolidation de la République. Comment pourrait-on l’oublier ? Puis l’année se termine par l’exposé de « La Première Guerre mondiale et les violences de guerre (inclus le génocide des Arméniens) ». La Première Guerre mondiale connut certes des horreurs sans nom mais pourquoi n’envisager que ce seul lien ? Le premier conflit mondial est ainsi réduit à sa seule dimension sanglante. En outre, la précision entre parenthèses concernant le génocide des Arméniens sonne faux. Cet « inclus » est même presque blessant tant il fait penser à un devoir de mémoire hâtivement placé.

 

L’élève de troisième débute son année par les années 30 et la Seconde Guerre mondiale. Deux nouveaux sous-thèmes sont abordés : « L’Europe entre démocratie et régimes totalitaires » puis « La Seconde Guerre mondiale ; génocides des Juifs et des Tziganes ; déportations et univers concentrationnaires ». Un premier trimestre chargé donc et nécessairement démonstratif à propos des abominables crimes contre l’humanité qui furent commis. S’il faut combattre l’obsession malsaine du « détail » que certains répètent en boucle et les révisionnistes de tous poils, doit-on pour autant reléguer au second plan ceux qui se sont dressés contre la barbarie ? Quid de la Résistance ? Quid de l’appel du 18 juin ? Le chant des partisans est-il condamné à retourner à la clandestinité ? Dira-t-on seulement que grâce à de nombreux Français, comme l’a rappelé récemment Serge Klarsfeld, deux tiers des Juifs ont été sauvés dans l’hexagone ? Relisons à nouveau les mots mis et évidence dans ces propositions de programme et relatifs à l’histoire européenne : domination, traites, roi absolu, pouvoir, industrialisation, conquêtes, guerres, violences et enfin génocides. Cette lecture est à la fois fausse et injuste. À force de n’insister que sur les abominations de nos ancêtres, quel avenir construit-on ? Si la jeunesse est amenée à mieux connaître Hitler que Napoléon, que peut-elle en penser ? À l’heure où il nous faut intégrer de plus en plus de jeunes esprits venus d’ailleurs dans la communauté nationale, comment les intégrer sur de telles bases ? Ce serait peut être faire injure aux travaux des historiens contemporains que de revenir sans changer une virgule au roman national d’autrefois. Non, le vase de Soissons ne fut jamais brisé et oui, nos ancêtres étaient si peu gaulois. Mais pour autant, faut-il déconstruire jusqu’à l’écœurement ce qui fut un ferment d’unité nationale ? Ce serait une grave erreur. Une erreur de civilisation même.

 

Pierre Branda

 

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