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Paroles d'Actu
29 novembre 2015

« Volet militaire de la guerre contre l’EI : quelle cohérence stratégique ? », par Philippe Gros

Philippe Gros est chargé de recherche auprès de la Fondation pour la Recherche stratégique. Il participe régulièrement aux ateliers visant l’élaboration de la doctrine des armées et s’est notamment spécialisé, au sein de la FRS, dans les questions qui ont trait au dispositif de défense américain et, plus globalement, à la stratégie, aux chaînes de commandement militaires. Le 18 novembre, je l’ai contacté pour lui faire part de mon désir de l’interroger sur plusieurs de ces thématiques, ô combien d’actualité dans le contexte que l’on sait. Ses réponses me sont parvenues le 27. Elles sont très complètes, d’une grande richesse et nous permettent d’appréhender un peu mieux ce qui se joue sous nos yeux aux plans militaire et diplomatique. Je vous en remercie bien sincèrement, M. Gros et en profite pour saluer avec vous à nouveau ces experts qui, depuis plusieurs semaines, avant et après les attentats du 13, m’ont ainsi consacré de leur temps. Je pense à M. Lasconjarias du Collège de défense de l’OTAN, à MM. Joubert et Coste de la FRS. Les autres médias seraient bien inspirés de faire un peu appel à vous eux aussi... Nicolas Roche.

 

ENTRETIEN EXCLUSIF - PAROLES D’ACTU

« Volet militaire de la guerre contre

l’EI : quelle cohérence stratégique ? »

Interview de Philippe Gros

 

Rafale

Illustration : un chasseur-bombardier Rafale atterrissant sur le Charles de Gaulle ; src. : AFP

 

Paroles d’Actu : Bonjour Philippe Gros, merci d’avoir accepté de m’accorder cet entretien. Depuis les tragiques attentats perpétrés à Paris vendredi 13 novembre au soir, la France a redoublé d’efforts dans le cadre de la lutte contre l’État islamique, sur le plan militaire notamment. Plusieurs sites, dont certains situés à Raqqa (Syrie), capitale officieuse de l’EI, ont été bombardés. Pouvez-vous nous rappeler ce qu’est le processus décisionnel dans pareille situation : si la guerre est décidée par les politiques, on sait peu, finalement, qui choisit de frapper telle ou telle cible, d’engager tels ou tels personnels et ressources à un moment x...

 

Philippe Gros : Tout d’abord, je vous remercie de l’opportunité que vous m’offrez. Je prie d’avance les lecteurs d’excuser la longueur de mes réponses mais il me semblait opportun de les développer car il s’agit de sujets des plus complexes.

 

Pour commencer, rappelons qu’il y a deux grands types de frappes :

- Celles dites « d’interdiction », assistées ou non depuis le sol, et qui relèvent du processus de ciblage ;

- Celles dites « d’appui aérien rapproché » (CAS pour Close Air Support) qui visent plus spécifiquement à appuyer les troupes au sol.

Ces deux types de frappes sont pratiqués sur l’Irak, alors qu’en Syrie la France ne mène que des frappes d’interdiction. Le processus de ciblage de ces frappes d’interdiction relève lui-même de deux modes : « délibéré » ou « d’opportunité ».

Le « Deliberate Targeting » correspond à des frappes planifiées sur des objectifs préalablement identifiés. C’est précisément le cas des frappes françaises actuelles en Syrie. Elles visent des sites fixes comme les centres de commandement, les dépôts logistiques ou encore les camps d’entraînement. Une importante « préparation » de renseignement, c’est à dire l’analyse de la situation et des activités de l’ennemi, permet aux états-majors de désigner et de hiérarchiser les objectifs en fonction de la mission donnée par les autorités politiques, de mener une évaluation des risques de dommages collatéraux, de planifier puis d’exécuter les missions, enfin d’évaluer les dommages subis par l’ennemi.

 

L’organisation ainsi que les acteurs de ce processus complexe ne sont pas clairement explicités mais on peut les esquisser. Il implique en premier lieu les organisations de niveau stratégique national. Citons la Direction du Renseignement militaire (DRM), dont les exploitants travaillent avec l’appui de son Centre de renseignement géo-localisé interarmées (CRGI) de Creil. Ce dernier traite les images des satellites Hélios, Pléiades, des capteurs type ATL-2 et nacelles Reco NG des Rafale et en fusionnent les renseignements, façon « Google Earth » comme l’explique le général Gomart, patron de la DRM, avec les informations d’autres sources (électromagnétiques, humaines, ouvertes), y compris non militaires. Le centre national de ciblage (également à Creil) exploite quant à lui ces renseignements pour sélectionner les objectifs et élaborer les « dossiers d’objectifs » détaillés. Le Centre de Planification et de Conduite des Opérations (CPCO) assure l’orientation de l’effort et la planification stratégique comme bras armé du chef d’état-major des armées. Les objectifs sont enfin validés, dans le cas présent, au plus haut niveau de l’exécutif.

 

Vient ensuite le travail en coalition. Les missions sont sans doute coordonnées avec nos partenaires, soit au grand commandement américain de la zone (CENTCOM) soit à l’état-major de la force interarmées combinées de l’opération Inherent Resolve (CJTF-OIR) au Koweït, mis sur pied en décembre pour assurer la coordination de l’ensemble des activités aériennes, terrestres et navales de la coalition en Irak. Il convient enfin de programmer ces missions dans le ballet aérien de la coalition (près de 200 sorties par jour), via ce que l’on nomme « l’ordre de mission air », l’Air Tasking Order produit par le Combined Air Operations Center (CAOC) américain d’Al Udeid au Qatar. Les unités de combat effectuent enfin à leur niveau leur planification de mission en fonction des ordres reçus. L’exécution des missions est suivie par le CAOC et le centre d’opérations interarmées d’ALINDIEN, l’amiral commandant la zone de l’océan indien disposant du contrôle opérationnel sur les forces françaises engagées dans Chammal. Puis nos capteurs permettent enfin d’élaborer le « BDA » (Battle Damage Assessment, l’évaluation des dommages).

 

Le renseignement est donc d’une importance cardinale dans le ciblage. Dans le cas présent, les objectifs avaient préalablement été identifiés dans le cadre de l’analyse de renseignement, mais ce sont les Américains qui ont fourni les dossiers d’objectifs détaillés. Cette transmission est intervenue suite à une décision du président Obama, comme il est de coutume. En effet, l’échange de renseignement découle avant tout d’une volonté politique et dépend du degré d’implication du pays dans l’opération considérée. Certes, le niveau de coopération entre la France et les États-Unis en matière de renseignement est exceptionnel en ce moment, notamment depuis 2013 et les responsabilités assumées par la France au Mali. Sur ce plan, notre pays se hisse presque au niveau du groupe des « 5-Eyes » (le club d’échange de renseignement fermé réunissant les États-Unis, la Grande-Bretagne, l’Australie, le Canada et la Nouvelle-Zélande) sans pour autant (souhaiter) l’intégrer structurellement. Cela n’empêche pas cependant que si nous participons peu à tel volet d’un engagement - ce qui était le cas des frappes en Syrie - alors il n’y a que peu de transmission de renseignement.

 

Une part importante des frappes d’interdiction de la coalition en Irak relève d’un autre processus, celui du « ciblage d’opportunité » (« Dynamic Targeting »). Ces frappes visent des objectifs fugaces comme les véhicules en mouvement, les unités tactiques en cours de déploiement, etc. Voire des objectifs de haute valeur comme des responsables ennemis (on parle alors de « Time-Sensitive Targeting »). Si un objectif (par exemple une unité de l’État islamique) est positivement identifié par les drones, les autres moyens de surveillance, tel l’ATL-2 de la Marine, ou des chasseurs en reconnaissance, un processus de ciblage très rapide est mis en œuvre par le CAOC d’Al Udeid, incluant la vérification des règles d’engagement, la caractérisation de l’objectif, la hiérarchisation de la frappe dans le plan d’activité et bien entendu, l’évaluation des dommages collatéraux. Les avions les mieux placés et équipés de l’armement adéquat, qui mènent des reconnaissances armées sur les zones d’intérêt identifiées par l’analyse de renseignement ou se tiennent prêt à décoller, sont alors routés ou déroutés sur cet objectif.

 

Cependant, l’essentiel des frappes consiste dans l’appui aérien rapproché des forces irakiennes et des combattants kurdes ; là encore soit par des patrouilles en vol, soit sur alerte. Les frappes de CAS ont la particularité d’être guidées par un « contrôleur aérien avancé » ou un Joint Terminal Attack Controller (JTAC) chez nos partenaires. Généralement, le JTAC est en première ligne mais ce n’est pas le cas pour cette opération. Ces officiers, principalement américains, assurent ce guidage terminal depuis des centres d’opérations à l’arrière de la ligne de front, comme celui d’Erbil, sur la base des vidéos de drones et des informations communiquées par les forces locales au contact et reçues via satellites. Des forces spéciales américaines (mais aussi celles de leurs partenaires) sont cependant présentes sur le terrain pour désigner des objectifs comme on l’a vu lors de la bataille de Sinjar.

 

« L’objectif "zéro dommage collatéral" n’est pas réaliste »

 

Ces frappes sont soumises à des règles d’engagement très restrictives et font l’objet d’une évaluation très pointilleuse des dommages collatéraux avec l’objectif affiché d’un « zero collateral damage », lequel s’avère bien sûr irréalisable (si les 8500 frappes ont touché 16 000 objectifs et tué plus de 20 000 combattants de l’EI, le site Airwars.org estime que plus d’une centaine d’entre elles ont aussi causé la mort d’au moins 700 à 1000 civils). En théorie, pour les frappes d’interdiction, l’autorité qui décide d’engager la cible peut varier en fonction des niveaux de risques déterminés par l’évaluation des dommages collatéraux (pilote, CAOC voire état-major stratégique du pays auquel appartient l’appareil destiné à la frappe). Dans la présente campagne, cette décision d’engagement est centralisée au niveau des généraux. Il n’existe pas de « délégation cockpit » c’est à dire de cas où le pilote est autorisé à décider lui-même de sa frappe. Il semble que les frappes françaises soient doublement validées par le CAOC et une autorité nationale (sans doute un officier français au CAOC, à l’état-major de la CJTF-OIR ou à l'état-major ALINDIEN). Cependant, l’un des effets des attentats de Paris est d’amener le Pentagone à quelque peu assouplir ces règles pour améliorer l’efficacité opérationnelle de la campagne aérienne, comme le réclament à corps et à cri, depuis des mois, beaucoup de membres du Congrès et d’observateurs. Précisons enfin que la quasi-totalité des frappes sont menées avec des armes de précision.

 

Les opérations russes, par comparaison, semblent beaucoup plus proches de ce que fut Tempête du désert en 1991. Elles se composent en effet de raids de « Deliberate Targeting » et de l’appui aérien des forces de Bachar, menés avec uniquement une fraction de munitions de précision et de missiles de croisière. On ajoutera que les dommages collatéraux ne font de toute évidence pas partie de leurs préoccupations premières (l’observatoire syrien des droits de l’Homme estimant que la moitié des pertes occasionnées par ces frappes sont civiles).

 

PdA : Qu’est-ce qu’une lutte de type militaire contre un acteur qui n’est plus tout à fait un groupe terroriste mais pas vraiment un État non plus suppose en ce qui concerne une réactualisation potentielle du « logiciel » stratégico-doctrinal des armées ?

 

P.G. : Il faut effectivement déjà préciser ce à quoi nous sommes confrontés depuis plusieurs années déjà, et qui est totalement inédit dans le domaine de la stratégie, à savoir la combinaison :

- Du socle que constitue cette idéologie « salafiste-djihadiste » subversive, antisystème ;

- Des éléments isolés, des cellules autonomes ou opérant en réseaux transnationaux qui représentent la menace directe contre nos populations (voir les explications d’« Abou Djaffar », expert de longue date de ces questions, sur son blog Terrorisme, Guérilla, Stratégie et autres activités humaines) ;

- D’entités djihadistes territorialisées, à commencer par l’EI, qui n’est ni la première, ni la seule du genre. Elle a été précédée notamment par les Shebab en Somalie, par AQMI au Nord-Mali en 2012, par Boko Haram au Nigeria, etc. L’EI s’en distingue cependant par sa richesse, son statut autoproclamé de « califat », ses capacités de propagande et de recrutement planétaire, lesquelles s’adossent sur ces réseaux transnationaux tout autant qu’elles les démultiplient. L’EI, et dans une moindre mesure AQMI auparavant, sont organisés en proto-État, c’est à dire qu’ils disposent d’un système de pouvoir, d’un système de ressources et de capacités opérationnelles leur permettant de contrôler, voire de gouverner un territoire et sa population, comme le ferait un État mais avec un fonctionnement très spécifique (voir par exemple les posts de Grégoire Chambaz sur les « Facteurs tribaux dans les dynamiques du contrôle territorial de l’État islamique » sur le site des Cahiers de lOrient, ou encore l’abondante littérature de la Carnegie, du Washington Institute ou encore du Counter-Terrorism Center de West Point).

 

Beaucoup d’experts mettent en avant les objectifs revendicatifs locaux ou régionaux affichés par ces entités dans des proportions variables. De fait, elles ne semblent pas constituer un front uni, ni même une coalition (voir les luttes entre Jabat Al Nosra et l’EI en Syrie ou celles opposant les milices « Aube de la Libye » à celles se réclamant de l’EI dans plusieurs villes libyennes). Néanmoins, les relations entre beaucoup d’entre elles, le parcours et les inspirateurs d’une partie des terroristes ayant ensanglanté notre pays et, plus globalement, ce ciment idéologique qui coule jusque dans nos cités, impose de prendre cette mouvance dans sa globalité. Dans cette perspective, il me semble que les attaques du 13 novembre ne sont en réalité qu’une bataille dans une guerre déjà bien engagée.

 

« L’hypothèse d’une nouvelle intervention en Libye

ne peut être exclue »

 

Un autre facteur de ce conflit est le temps. Ces entités « fleurissent » sur le terreau de la déstructuration géopolitique du Moyen-Orient et de l’Afrique occidentale et centrale. Or, cette déstructuration apparaît si profonde que l’on peut douter qu’un mécanisme de stabilisation durable susceptible de les réduire, se mette en place avant longtemps. Ajoutons que la situation géostratégique peut s’aggraver encore avec de nouvelles déstabilisations (dans les pays du G5, au Maghreb, etc.). Le besoin d’une intervention en Libye également peut refaire surface. C’est donc un marathon stratégique qu’il nous faut courir.

 

Par conséquent, c’est dans le cadre d’une stratégie globale, de temps très long, couvrant le triptyque désarticulation des réseaux transnationaux / destruction des entités territorialisées les plus menaçantes / affaiblissement de l’idéologie salafiste qu’il faudrait replacer l’ensemble de la stratégie générale militaire. Il ne s’agit pas uniquement de la stratégie opérationnelle (l’emploi des forces) et de la stratégie de déploiement mais aussi de la stratégie capacitaire (le développement et l’organisation de nos moyens).

 

« La mobilisation massive de militaires dans le cadre

de l’op. Sentinelle est un non-sens stratégique »

 

Sur le plan de la stratégie opérationnelle, l’outil militaire devrait être utilisé là ou il est le plus efficace et avec le souci de sa régénération, ce qui n’est pas le cas. Le Livre blanc de 2013 avait prévu trois scénarios d’engagement : un scénario d’opération de grande ampleur mobilisant 15 000 hommes, 45 avions et tous les groupes navals ; un scénario de deux ou trois engagements « de gestion de crise » mobilisant 6 à 7000 hommes et une quinzaine d’avions ; et enfin un scénario d’engagement de 10 000 hommes sur le territoire national (TN). Actuellement, l’opération Sentinelle consomme ces 10 000 hommes sur le territoire national alors qu’à la façon de la « mince ligne rouge », nos maigres troupes tiennent à bout de bras la situation au Sahel avec le talent que l’on sait, tout en restant engagées en République centrafricaine et au Liban. En d’autres termes, on cumule les second et troisième scénarios. Or, d’une part, comme les attaques du 13 l’ont montré, Sentinelle ne fournit qu’une garantie réduite de sécurisation contre les terroristes (et leur offre des cibles supplémentaires...), d’autre part ce cumul de missions épuise nos forces qui ne peuvent plus se régénérer. L’exigence « politique » de rassurer les Français aboutit donc à un non-sens dans le domaine de la stratégie. Il serait plus cohérent de réserver nos forces aux OPEX présentes et à venir et de n’envisager l’engagement massif sur le TN qu’en cas de menaces dépassant, par leurs moyens et leurs modes d’action, la police et la gendarmerie, ce qui n’est absolument pas le cas actuellement.

 

La stratégie capacitaire n’apparaît pas non plus adaptée à une guerre (1) de longue haleine (2) sur de multiples théâtres (3) face à des adversaires qui, pour déterminés qu’ils soient, ne disposent pas de capacités très perfectionnées. Notre instrument poursuit, comme ses homologues occidentaux, une stratégie de modernisation où la sophistication des systèmes d’armes est privilégiée au détriment de la structure de force. Les raisons sont multiples et connues : sur-spécifications des matériels par les militaires rétifs à assumer des risques dans la confrontation tactique, besoin de soutenir l’activité des bureaux d’étude de nos industries, etc. Elles sont, en soi, légitimes mais aboutissent globalement à une impasse : des équipements, certes plus performants et polyvalents, mais toujours plus coûteux, moins nombreux, plus long à acquérir ce qui aboutit à des parcs de plus en plus vieillissants que mettent en œuvre des effectifs de plus en plus réduits. La logique française, unique en Europe, de maintenir le spectre capacitaire le plus complet possible a minimisé l’érosion, mais l’anémie est tout de même bien réelle. Un exemple : l’armée de l’air maintient difficilement 18 avions de combat sur les deux théâtres du Sahel et du Moyen-Orient. Or, elle doit encore réduire sa flotte de combat de près de 20% dans le cadre de la LPM (loi de programmation militaire, ndlr). Dans le même temps, nos Rafale affichent des surcapacités évidentes lorsqu’il s’agit de neutraliser les pick-up ou les positions de mortiers d’ennemis dépourvus de toute défense antiaérienne significative.

 

« Il faut absolument rectifier la loi

de programmation militaire»

 

Certes, les attaques du 13 ont amené le Président à annuler toutes les réductions d’effectifs prévues par cette LPM jusqu’en 2019, ce qui représente un pas dans la bonne direction. La cohérence stratégique implique de prolonger cette tendance en augmentant sensiblement les crédits de défense, en regonflant les effectifs et les inventaires, en préservant la base d’infrastructure, etc. Cette même cohérence implique de corriger la stratégie d’équipement pour doter nos forces de matériels abordables, aux capacités suffisantes, en quantité plus importante, le cas échéant sur étagère. Ceci implique aussi de redévelopper des filières logistiques capables de soutenir des équipements de niveaux de sophistication différents (ce que le principe de « différenciation » du Livre blanc invite en théorie à faire d’ailleurs). Ce n’est pas la direction prise pour le programme Scorpion de l’armée de terre par exemple. Pour reprendre l’exemple de la puissance aérienne, l’acquisition de drones armés est une nécessité pour bénéficier de la capacité surveillance/frappe intégrée dont l’efficacité n’est plus à démontrer et faire chuter le « coût de la bombe larguée » (au Sahel actuellement, la frappe d’un objectif nécessite non seulement le drone de surveillance mais aussi des chasseurs, donc un ravitailleur en vol, etc.) Yaka-Fokon, objectera-t-on, c’est vrai... Les planificateurs tendent en effet à écarter ce type d’assertion, car ils craignent de lâcher la proie pour l’ombre dans un contexte de forte contrainte budgétaire, ce qui est compréhensible, et la gestion des programmes est aussi facile à corriger que la course d’un paquebot. Un réajustement immédiat est donc impossible, mais une rectification de la LPM pouvant produire des effets sur le moyen terme est, elle, d’une nécessité criante.

 

PdA : Techniquement, la France est-elle « en guerre » ?

 

P.G. : Tout dépend de ce que l’on entend par « techniquement ». Juridiquement non mais c’est le cas de la totalité des guerres actuelles, qui ne se déclarent plus. Sur le plan stratégique, oui bien sûr ! Dès lors que vous avez une entité politique utilisant la force comme voie principale pour endiguer, contraindre ou annihiler une autre entité, vous avez une situation de guerre, quelle que soit la nature (étatique ou non-étatique) de ces entités.

 

PdA : Qui constitue, à l’heure où l’on parle, la coalition (ou en tout cas la mosaïque d’opposants résolus) directement impliquée dans la lutte armée contre Daech ? Existe-t-il entre ces différentes forces, sinon un commandement unifié, du moins une coopération, une coordination des actions menées ?

 

P.G. : Il me semble qu’il existe plusieurs coalitions antagonistes en réalité : certains pays occidentaux / les Kurdes ; lIran / la Russie / Bachar El Assad, etc. ; la Turquie et plusieurs pays arabes, dont certains participent aux frappes. Dans ce panorama, l’EI est l’ennemi d’un peu tout le monde... mais n’est la priorité de personne, hormis des Kurdes et des participants occidentaux, là encore à des degrés divers. La tournée diplomatique du président de la République débouche sur des résultats attendus, tant à Washington que chez notamment nos partenaires européens : ceux qui sont déjà engagés confirment leurs engagements, les autres vont contribuer sans doute un peu plus, tout en confirmant leur non-engagement. Dans ce décor, les seuls à avoir un peu bougé sont les Russes : suite à la destruction de leur avion de ligne dans le Sinaï, ils vont d’une part doubler le volume de leur engagement (de 30 à 60 appareils de combat plus une vingtaine d’hélicoptère) et sans doute consacrer un effort plus important contre l’EI.

 

« Il y aura sans doute un peu plus

de coordination avec les Russes... mais sur le fond

les divergences d’intérêts demeurent »

 

Au plan opérationnel, en ce qui concerne notre coalition, le principe est celui de la coordination stratégique et opérative assurée techniquement par le CENTCOM et la CJTF-OIR évoqués plus haut et de la coopération tactique assurée notamment par le CAOC pour les opérations aériennes et la composante terrestre pour les opérations de développement des capacités des forces irakiennes et kurdes. Entre cette coalition et la Russie, on va peut-être passer d’une simple « déconfliction » (avec notification des vols des appareils) à un minimum de coordination, mais il est difficile d’imaginer que les choses aillent au-delà tant les intérêts fondamentaux restent divergents. On notera d’ailleurs que la combinaison de « carpet bombing » russes de moyenne altitude et de frappes de précision occidentales entreprises dans l’idée de minimiser les dommages collatéraux risque de considérablement brouiller les cartes...

 

PdA : Vous avez beaucoup travaillé sur l’expérience américaine en Irak. On sait à quel point les suites de l’invasion décidée par George Bush en 2003 ont favorisé l’émergence de groupes sectaires radicaux, en ce qu’elles ont contribué à exacerber des tensions communautaristes rendues hors de contrôle par l’affaiblissement considérable de l’État irakien. Quelles leçons peut-on tirer de ce qui a été fait sur le terrain dans les années 2000 s’agissant en particulier de la contre-insurrection ? Seront-elles utiles dans la perspective - pour l’instant lointaine - de l’après-Daech ?

 

P.G. : Espérons que non ! Ce que l’on peut tirer de cette expérience, mais aussi de celle de l’Afghanistan, n’est pas tant son inefficacité opérationnelle, quoiqu’une telle entreprise soit particulièrement ardue à mettre en œuvre, que sa faillite stratégique. En résumant, au tournant de 2005, les Américains ont réalisé la synthèse des expériences britannique en Malaisie, française en Algérie, de leurs improvisations initiales en Irak pour élaborer une doctrine consolidée de contre-insurrection fondée sur l’adhésion de la population qu’ils ont généralisée en Irak à partir de 2007, puis en Afghanistan en 2009. Ce faisant, ils ont transplanté une « grammaire opérationnelle », développée dans des cadres coloniaux, dans un contexte de « state-building », d’institutionnalisation d’un État en faillite selon les normes de la communauté internationale. Or, c’est une entreprise vouée systématiquement à l’échec. Il n’existe pas un exemple où la dite communauté internationale est parvenue à piloter, même via « l’approche globale » menée par une large coalition civilo-militaire, une structuration politique locale sans que les conditions de stabilité aient été en place au préalable. Le succès éphémère enregistré en 2007-2009 sur la scène irakienne doit plus au retournement de certains cheiks sunnites confrontés, justement, à la première territorialisation d’Al Qaeda, qui les menaçait directement, qu’au déploiement de forces supplémentaires (le sursaut ou « Surge ») et à la doctrine de la contre-insurrection (voir le remarquable ouvrage de Myriam Benraad sur l’histoire récente de l’Irak).

 

Les efforts de contre-insurrection peuvent fort bien créer des bulles locales de sécurisation (on en a vu plusieurs exemples en Afghanistan), mais ces dernières explosent rapidement faute d’un système de pouvoir local réellement légitime capable de prendre le relais. On ajoutera qu’un dirigeant sorti des urnes n’est généralement légitime que vis à vis de ses parrains internationaux, contre lesquels la tentation du « coup de pied de l’âne » est alors forte pour exister sur la scène intérieure, ce qui rajoute un niveau d’entropie supplémentaire. Le « doctrinalement correct » de la communauté internationale ne permet pas d’exploiter d’éventuels mécanismes de stabilité alternatifs, parfois plus pertinents, fondés sur autre chose que l’institutionnalisation (comme par exemple les relations d’allégeance traditionnelle entre systèmes de pouvoir tribo-claniques).

 

PdA : Comment anticipez-vous, justement, l’après-phase militaire de la lutte contre Daech sur les territoires irakien et syrien ?

 

P.G. : Il est encore trop tôt pour anticiper une après-phase militaire contre une entité que l’on n’est pas en mesure de détruire pour l’instant dans une zone totalement déstructurée politiquement, sans « solutions » cohérentes.

 

PdA. : Un dernier mot ?

 

P.G. : Oui, un long mot si vous le permettez, qui porte sur la stratégie. La réorientation, minimale, à laquelle on assiste va donner plus d’ampleur à l’effort actuel mais n’altérera pas sa nature. La stratégie reste en effet inchangée : l’endiguement fondé sur la campagne aérienne, la formation des forces de sécurité locales, des actions plus directes de forces spéciales, la lutte informatique offensive et la lutte contre les ressources. Même l’intensité des opérations aériennes ne va pas varier tant que cela. La coalition occidentale a déjà considérablement augmenté son volume de frappes depuis l’été (les sorties d’interdiction et de CAS faisant l’objet d’une frappe sont passées de 25% à 50%). Elles se concentraient ces derniers mois sur l’appui des forces kurdes et irakiennes. Puis, les Américains se sont engagés depuis peu dans un renforcement des frappes d’interdiction en Syrie, notamment contre le système de production et de distribution d’hydrocarbure de l’EI (Operation Tidal Wave II). Viennent les frappes françaises sur les structures d’entraînement et de commandement, peut-être à l’avenir britannique et celles des Russes. En soi, cette stratégie a déjà fait montre de l’efficacité tactique que l’on pouvait attendre d’elle : l’EI est en posture défensive et perd des positions en Irak (cf. la reprise de Sinjar par les Kurdes ou de Baiji par l’armée irakienne). En revanche, les frappes plus stratégiques sur les systèmes de pouvoir et de ressources, qui feraient sens au service d’un but coercitif, ne peuvent générer une annihilation de l’EI, quand même bien ce dernier serait profondément affaibli.

 

Or, cette annihilation de l’EI, but affiché par le Président Hollande, me semble une nécessité, faute de quoi, le « califat » autoproclamé va continuer de métastaser, de multiplier ses attaques terroristes, etc. Certes, son élimination ne garantirait pas en soi de mettre en terme à cette menace, qui préexistait à l’EI, mais elle briserait sans doute cette dynamique victorieuse de démultiplication de ses franchises territoriales et de développement hors de tout contrôle des réseaux dont il est incontestablement le centre. A partir de là que faire ? En fait, il n’y a que de mauvaises solutions.

 

« La situation politique de l’Irak est tellement dégradée

qu’on voit mal une stabilisation s’y dessiner »

 

Si l’annihilation est le but de guerre, quel est alors « l’état final recherché » sur zone, au plan politique ? Sous la pression des évènements, les diplomates se sont entendus à Vienne sur un cadre de transition en Syrie. Cependant, comme souvent, le jeu diplomatique de règlement du conflit apparaît « hors sol » comme on dit maintenant, lorsqu’on le rapporte à la situation politique concrète du pays que Myriam Benraad estime totalement dévastée. Dans ce paysage, parcouru par de béantes lignes de failles confessionnelles et géopolitiques, locales et régionales, lesquelles permettent à l’EI d’émerger et de s’enraciner, aucun mécanisme de stabilisation crédible ne semble pour l’instant se dessiner. Répétons qu’en plus, nous ne sommes pas en mesure d’en imposer un de l’extérieur malgré toute la puissance de nos armes, de notre argent et de notre diplomatie, comme les Américains en ont fait la cruelle expérience en Irak, lors de la précédente décennie.

 

Il est vain aussi dans le présent contexte de s’en remettre à la plupart des belligérants locaux, tant en Syrie qu’en Irak. Sans même évoquer les forces syriennes, la progression des « forces de mobilisations populaires » chiites voire même de l’armée irakienne, quand même elle nous apparaîtrait soutenable, va immanquablement générer une consolidation des forces sunnites locales derrière l’EI. Même les progrès kurdes sont de nature à raviver les tensions sur les zones frontalières de leur espace. La stratégie indirecte consistant à déverser des dizaines de millions d’euros en formation et en équipement des acteurs qui nous paraissent les plus acceptables a déjà montré, sous toutes les latitudes, sa totale vacuité si les dits-acteurs ne disposent pas d’une légitimé politique réelle. Les seuls acteurs qui seraient légitimes semblent donc les tribus sunnites elles-mêmes. La réédition d’un nouvelle « Iraq Awakening », transfrontalier cette fois, vivement débattu depuis des mois, semble cependant poser de multiples défis à écouter les experts de zone : hétérogénéité complexe de leurs liens de clientélisme avec l’EI souvent même au sein de chaque tribu, degré de confiance qu’accorderaient ces tribus à des Américains qui n’ont pas su tenir leurs engagements lors de la décennie précédente et à un gouvernement largement contrôlé par l’Iran. Quand bien même un plus grand nombre de ces tribus seraient prêtes à se lancer dans ce combat, elles nécessiteraient l’appui direct d’une force occidentale nettement plus puissante que celle actuellement déployée.

 

La question centrale, tout autant politique, militaire que diplomatique, reste donc de savoir si nous pouvons, en appui de ces tribus, détruire l’EI sans nécessairement disposer de solutions politiques « nationales » alternatives et sans nous faire piéger dans un nouveau cycle occupation/pseudo-state-building/insurrection/contre-insurrection. Pour le court terme, il est vrai que cette question ne se pose guère dans la mesure où l’administration Obama, ne souhaite pas engager militairement dans cette voie les États-Unis, les seuls disposant des forces requises pour constituer le socle d’une telle coalition. Mais il faut s’y préparer, car la situation n’est pas figée à terme. Deux grandes variables au moins peuvent la faire évoluer. Comme l’évolution de Moscou le démontre, la première réside dans les actions de l’EI lui-même : la multiplication des attentats peut, à force, générer une « masse critique » au plan stratégique en faveur de cette stratégie réelle d’annihilation. Seconde variable, si les évènements ne se sont pas précipités d’ici là, il est probable que le (ou la) prochain(e) locataire de la Maison-Blanche sera plus « faucon » que le président Obama. Il ne faut pas oublier que les Américains, lorsqu’ils sont engagés dans une confrontation militaire, ont la culture de la victoire, d’où un débat beaucoup plus vif que chez nous depuis des mois déjà, sur le développement d’une stratégie plus décisive. Par exemple, le général Zinni, ancien commandeur américain de cette zone, et les sénateurs Graham et McCain défendent l’option d’une projection de 10 000 hommes comme noyau clé d’une coalition. Les choses n’en resteront donc pas là.

 

P

 

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26 novembre 2015

« Le citoyen, un acteur à part entière de la sécurité collective », par Frédéric Coste

Frédéric Coste, chargé de recherche auprès de la Fondation pour la Recherche stratégique, est spécialisé dans les questions de défense - celles qui touchent directement aux militaires eux-mêmes bien sûr mais aussi à l’articulation qui peut exister entre ce monde, qu’on imagine plutôt fermé a priori, et la société civile. Alors qu’on semble assister, en la matière, à un rebattement - ou en tout cas à un frémissement - des cartes suite aux attentats de Paris, j’ai souhaité, le 18 novembre, le contacter par internet afin de lui poser quelques questions. Ses réponses, datées du 25, apportent de nombreux éclaircissements, des mises en perspective et pistes de réflexion fort intéressants et utiles face à des problématiques qui d’ordinaire ne touchent pas tellement le grand public mais - malheureusement - d’une actualité ardente en ces temps troublés. Merci à vous M. Coste... Une exclusivité Paroles d’Actu. Par Nicolas Roche.

 

ENTRETIEN EXCLUSIF - PAROLES D’ACTU

« Le citoyen, un acteur à part entière

de la sécurité collective »

Interview de Frédéric Coste

 

JDC

Illustration évoquant les Journées Défense et Citoyenneté ; source : www.defense.gouv.fr

 

Paroles d’Actu : Bonjour Frédéric Coste, merci d’avoir accepté de répondre à mes questions. Vous avez écrit il y a deux ans un article intitulé « Le "déni de la mort" dans les sociétés modernes occidentales et ses conséquences sur la vision de la guerre ». Avez-vous le sentiment que la population française viendrait, depuis le 13 novembre au soir (ou plus sûrement le 14 au matin), de se réveiller brutalement après une espèce de torpeur bercée d’illusions quant à, pour faire vite, sa sécurité, sa relative préservation face aux convulsions du monde ? Est-on entré en la matière dans quelque chose de réellement nouveau, même par rapport au traumatisme « Charlie » ?

 

Frédéric Coste : La France, comme de nombreux pays occidentaux, a été concernée par des changements socioculturels de très long terme, qui ont eu pour conséquence de fortement atténuer la présence sociale de la mort et du mourir. Jusqu’au XIXème siècle, la mort était en effet un événement quasiment omniprésent dans l’existence quotidienne des individus. Elle structurait assez largement les représentations et les pratiques sociales. Avec les progrès de l’hygiène et de la médecine, mais également la baisse du sentiment religieux, elle a été assez largement chassée du paysage cognitif des populations. Les rites funéraires sont, par exemple, beaucoup plus courts ; ils ont lieu dans des espaces relativement peu ouverts au public, presque cachés (comme les funérariums) ; surtout, ils sont largement privatisés.

 

« La mort a progressivement été écartée, la violence

exclue de nos sociétés occidentales »

 

Notre pays a également connu un processus de « civilisation des mœurs » - pour reprendre l’expression de Norbert Elias. Depuis la fin du Moyen-âge, les sociétés occidentales se sont progressivement construites à partir d’une dynamique de forclusion de la violence physique. Alors qu’être violent, voire prendre du plaisir à faire souffrir, pouvait être valorisé et valorisant pendant les périodes précédentes, ces comportements ont été progressivement prohibés en Occident. Les individus ont dû apprendre à maîtriser leurs pulsions et ont été obligés de bannir la violence physique du répertoire des interactions sociales qu’ils étaient en droit de mettre en œuvre. Cette intériorisation de nouvelles règles sociales a été concomitante d’un autre mouvement : la construction d’un monopole de l’emploi de la contrainte légitime par l’État. En dehors du cas particulier de la légitime défense, les représentants de l’État sont les seuls à pouvoir légitimement recourir à la contrainte physique, mais au seul bénéfice de l’ensemble de la communauté nationale et généralement en dernier recours.

 

Le processus de civilisation des mœurs n’est pas une tendance linéaire. Des retours en arrière ont eu lieu. Surtout, la violence n’a jamais disparu. Même si sa forme physique est plus difficile à utiliser, elle continue de s’exprimer par d’autres canaux. On parle, par exemple, de violence psychologique ou de violence symbolique. Par ailleurs, le monopole de l’État est toujours contesté. Mais le constat demeure : les sociétés occidentales sont infiniment plus pacifiées qu’au cours des siècles précédents, et la mort est aujourd’hui presque considérée comme une anomalie, une aberration. Certains auteurs ont même parlé d’une « idéologie de la vie » qui s’exprimerait à l’heure actuelle.

 

Enfin, ces évolutions ont rencontré une période relativement longue d’absence de conflits armés dans notre pays. Du fait de l’existence de la Destruction mutuelle assurée, la Guerre froide n’a jamais pu s’exprimer par des conflits inter-étatiques en Europe. Elle a pris, entre autres, la forme de conflits armés sur des théâtres stratégiques « périphériques » à l’époque (Afrique et Asie notamment). Depuis la fin des conflits de la décolonisation, la France n’a donc plus connu de conflits armés sur son territoire national.

 

Les attentats que la France vient de subir entrent en contradiction avec toutes ces tendances. Il est toutefois encore trop tôt pour savoir si les perceptions développées par les Français à l’égard de leur sécurité ont profondément et surtout durablement changé. Il faudra attendre plusieurs mois, voire plusieurs années, en observant les éventuelles modifications dans leurs comportements, et surtout en analysant les données (issues des sondages et études) sur leur évaluation des risques et menaces.

 

Toutefois, il convient d’ores et déjà de constater que les réponses ont été nombreuses et extrêmement diversifiées aux attentats que nous venons de connaître : au dépôt de fleurs et autres bougies sur les lieux des attaques - réactions finalement assez classiques - il y a par exemple eu une véritable mobilisation via les réseaux sociaux ou la multiplication des minutes de silence au début des compétitions sportives professionnelles. Ces réactions semblent, parmi d’autres, attester d’une prise de conscience.

 

Par ailleurs, en dehors du caractère massif des attentats - qui est propre à créer un véritable « choc » - il faut replacer ces événements dans une séquence. Tout d’abord, il ne faut pas oublier que les Français ont redécouvert les opérations de guerre avec la médiatisation de l’intervention en Afghanistan. Ces opérations ont duré plus de dix ans et ont été, d’une certaine manière, prolongées par d’autres interventions : Libye, Mali, Irak, Syrie... Certaines études réalisées sur les perceptions que les jeunes Français développent à l’égard des armées ont des résultats assez clairs : la composante guerrière, coercitive, du métier militaire est parfaitement appréhendée par nos compatriotes les moins âgés.

 

« Avec ces attentats de novembre, c’est un ensemble

de dénis qui s’effondrent »

 

Surtout, la France a été frappée à plusieurs reprises sur son territoire ces dernières années. À la répétition, vient s’ajouter le fait que les éventuels mécanismes psychologiques de déni de la menace sont désormais confrontés à la réalité : tous les Français sont potentiellement visés. Mohamed Merah s’était attaqué à des militaires et à un établissement scolaire juif. Sid Ahmed Ghlam avait pour objectif des églises. Amedy Coulibaly a abattu une agent de la police municipale de la ville de Montrouge, avant de s’attaquer à un magasin dont la clientèle est majoritairement de confession juive. Les frères Kouachi se sont pour leur part concentrés sur les membres de la rédaction de Charlie Hebdo. En visant des cibles spécifiques, ces attentats ont pu laisser penser à certains de nos compatriotes qu’ils n’étaient pas réellement concernés. Face à une menace, nier est une réaction psychologique assez classique, qui doit permettre de gérer son angoisse. Certains Français semblaient s’être abrités derrière l’idée que ceux qui étaient visés étaient des représentants de l’État, notamment membres des services impliqués dans la lutte contre les groupes terroristes (policiers, militaires), des journalistes engagés ou des croyants (juifs ou catholiques). Ne faisant pas partie de ces catégories, ils ont pu croire - sans même le formuler explicitement - qu’ils n’étaient pas concernés. Avec les attaques de novembre, ces mécanismes de déni ne peuvent plus fonctionner.

 

Enfin, à la répétition des attentats et à l’ampleur des derniers, il faut ajouter le fait que certaines étapes ont été franchies  : la France n’avait notamment jamais connu d’attentats-suicides. Tous ces éléments sont de nature à marquer durablement les esprits.

 

PdA : Les décisions dont le président de la République a dressé ces derniers jours les contours, de l’instauration de l’état d’urgence jusqu’aux annonces faites devant le Parlement réuni en Congrès, vous paraissent-elles de nature à rassurer les Français ?

 

F.C. : L’instauration de l’état d’urgence peut être une décision extrêmement marquante si elle utilisée pour la mise en œuvre de mesures dérogatoires du droit commun perceptibles par tous. En dehors de la fermeture, temporaire, des lieux publics et de l’interdiction des rassemblements et manifestations, elle n’a finalement pas eu véritablement de conséquences directes pour les Français.

 

Pour les services de police et de renseignement, elle a été particulièrement utile. Elle a notamment permis de s’affranchir de certaines contraintes juridiques lors des enquêtes et des interpellations. Par exemple, la police ou la gendarmerie peut habituellement entrer dans un domicile par la force pour arrêter une personne recherchée. Mais dès lors qu’il s’agit d’une simple fouille, le cadre légal prévoit que les perquisitions ne peuvent être réalisées qu’après six heures du matin. Or, l’état d’urgence a permis d’assouplir le régime des perquisitions administratives. Nombre de celles qui ont été organisées après les attentats l’ont été de nuit et sans en référer préalablement à un magistrat. Il s’agit d’un effet concret de l’état d’urgence qu’en dehors des juristes, peu de Français ont sans doute appréhendé.

 

De même, l’état d’urgence a permis de faciliter la dissolution des associations. Il s’agit probablement d’un procédé utile pour sanctionner les collectifs problématiques, mais il est peu « voyant » pour le commun des mortels. À l’inverse, instaurer un couvre-feu est, par exemple, une décision qui a un impact beaucoup plus concret dans la vie des citoyens. L’état d’urgence donne cette possibilité au préfet. Si un couvre-feu a bien été décrété par le préfet de l’Yonne, pour une partie de la ville de Sens, aucune application à l’ensemble du territoire n’a été décidée.

 

Le constat est donc que l’état d’urgence a surtout été utilisé pour renforcer les pouvoirs de la police dans la lutte contre le terrorisme, complétant d’ailleurs les dispositions de la loi sur le renseignement votée en juillet, mais qu’il n’a pas servi de socle pour instaurer des décisions impactant considérablement la vie quotidienne des Français. C’est donc plutôt sa valeur symbolique qui est susceptible d’influencer nos compatriotes. En cela, son instauration est complémentaire de l’annonce d’une réforme de la Constitution.

 

L’autre décision principale du président de la République est l’accroissement des effectifs militaires de l’opération Sentinelle. Si l’on peut s’interroger sur l’efficacité de ce dispositif, tel qu’il est actuellement pratiqué, mais également sur sa pérennité (les forces de police et les armées étant « en surchauffe » du fait des déflations d’effectifs), il a le mérite, pour les populations, d’être voyant. Le problème est que les militaires sécurisent depuis maintenant de nombreuses années les lieux publics et les sites sensibles – notamment en Île-de-France. Nos concitoyens ont perçu l’augmentation des effectifs sur le terrain – phénomène qui favorise la réassurance –, mais sont également habitués à cette présence.

 

Enfin, les annonces en matière d’effectifs (recrutement dans la police, la gendarmerie et les douanes) sont, de nouveau, des décisions qui n’ont pas d’impact direct pour les populations. Surtout, elles n’auront de conséquences que dans quelques mois. Il faut en effet environ un an pour former un fonctionnaire de police, deux pour qu’il devienne spécialiste du renseignement. De même, l’armée de Terre estime qu’il faut environ dix-huit mois pour former un militaire du rang et qu’il soit véritablement opérationnel… Ces décisions sont une nécessité, leur annonce constitue un signal envoyé par les autorités politiques, mais elles n’auront pas d’effets immédiats.

 

« La population doit ressentir l’effet des mesures prises

dans son quotidien pour voir son angoisse s’atténuer »

 

Je pense donc que la réassurance viendra probablement de changements plus concrets. Les décisions annoncées ne semblent pas heurter les populations : l’autorisation donnée aux fonctionnaires de police, volontaires, de porter leurs armes en dehors des heures de service, la dissolution facilitée d’associations diffusant des discours problématiques, les assignations à résidence prononcées par le ministre de l’Intérieur et l’augmentation des effectifs militaires affectés à l’opération Sentinelle sont finalement des mesures relativement consensuelles. Elles viennent compléter des choix plus symboliques : déclaration, puis prorogation, de l’état d’urgence et annonce d’une réforme constitutionnelle à venir. Mais pour faciliter la prise de conscience de ceux qui sont encore dans le déni et atténuer l’angoisse de nombre de nos concitoyens, il faut sans doute également : 1/ des progrès rapides dans les enquêtes, assortis d’arrestations – ce qui a été le cas ; 2/ des mesures de sécurité  concrètes, comme la multiplication des fouilles de sacs et des détecteurs et autres portiques dans les établissements publics ou accueillant du public, qui s’appliquent dans le quotidien de la population.

 

PdA : Plaidez-vous en faveur d’une re-sensibilisation active de la population civile à ce qui touche aux problématiques liées à la sécurité et à la défense nationales ? Si oui, comment visualisez-vous cela ?

 

F.C. : Il faut effectivement sensibiliser bien plus les Français aux problèmes de sécurité et de défense. Tout d’abord parce que nous sommes en démocratie et qu’il faut que les citoyens, qui prennent part à la décision politique, notamment en votant, puissent disposer des informations nécessaires pour comprendre les choix, les arbitrages qui sont faits par les autorités dans ces domaines (et éventuellement les soutenir ou les critiquer).

 

Ensuite, parce que la menace existe. Pour éviter les phénomènes de sidération et favoriser la mise en œuvre de « bons » comportements au moment où un attentat a lieu, il faut que les individus soient informés. La surprise peut être extrêmement dangereuse, car incapacitante, en situation de stress extrême.

 

« Donnons aux citoyens les moyens d’être un peu plus

acteurs de leur propre sécurité »

 

Dans l’absolu, il faudrait donc que la sensibilisation et l’information du public soient complétées par l’apprentissage des comportements à adopter en cas d’attaques. Il a été choquant de voir des personnes se rapprocher du Bataclan, ou de l’Hyper Casher en janvier, alors que l’assaut était donné par les forces de police. Lorsque les cordons de sécurité étaient repoussés, certains cherchaient manifestement à demeurer au plus près – comme pour voir un spectacle. Ces comportements peuvent gêner les forces de sécurité et même représenter un risque. Un certain nombre de réflexes peuvent ainsi être inculqués : savoir comment s’enfermer et se protéger chez soi, connaître les canaux d’information fiables vers lesquels se tourner pour avoir des nouvelles officielles et se tenir au courant des consignes à suivre, disposer des numéros de téléphone officiels pour déclarer un événement inquiétant… Il s’agirait donc de donner les moyens aux citoyens d’être, dans une certaine mesure, un peu plus acteurs de leur propre sécurité. La résilience des individus et des collectifs est d’autant plus élevée que les personnes ont l’impression de détenir et détiennent effectivement des informations et des compétences pour faire face à la situation dangereuse.

 

L’article 4 de la loi de modernisation de la sécurité civile, qui date de 2004, précise que « Toute personne concourt par son comportement à la sécurité civile. En fonction des situations auxquelles elle est confrontée et dans la mesure de ses possibilités, elle veille à prévenir les services de secours et à prendre les premières dispositions nécessaires ». Dans une certaine mesure, cette logique devrait être élargie à la sécurité en général.

 

En dehors des éventuelles informations et analyses fournies par les médias, il existe déjà des médiums pour réaliser cette sensibilisation. La question est de savoir si leur utilisation est optimisée. Le Parcours de citoyenneté, qui a remplacé le Service national obligatoire, comprend par exemple une Journée Défense et Citoyenneté (JDC). Il s’agit du seul dispositif qui touche l’ensemble d’une même classe d’âge, filles comme garçons. Au cours de cette journée, des présentations sont réalisées, dont certaines portent sur les risques et menaces auxquels la France doit faire face et sur la politique de défense de notre pays. De même, des visites de sites sont parfois organisées, en particulier de bases du ministère de la Défense, de casernes de sapeurs-pompiers ou de commissariats. Il s’agit de faire appréhender plus concrètement aux jeunes Français ce que sont les métiers et les missions des forces armées et des services impliqués dans les missions de sécurité (au sens large).

 

En dépit d’améliorations indéniables, cette journée demeure insuffisante. En dehors de l’administration du module d’information sur les enjeux de la défense, elle sert également à la détection de l’illettrisme, à une formation sur les responsabilités du citoyen et à une initiation aux gestes de premier secours. Le programme est extrêmement chargé. L’idéal serait que ces différentes composantes soient étalées sur plusieurs journées. Dans le cadre d’un éventuel allongement de la durée, il serait sans doute possible d’accentuer la sensibilisation aux menaces.

 

Le parcours de citoyenneté comprend également deux modules d’enseignements spécifiques, programmés en classe de 3ème et de 1ère. Cette sensibilisation particulière, qui porte notamment sur les principes et l’organisation de la défense, intègre une présentation sur la diversité des menaces et leurs évolutions. En dehors de ces séquences clairement identifiées, certaines notions liées à la défense et à la sécurité sont également présentes dans les programmes d’histoire-géographie. Ces informations doivent être véritablement considérées comme un complément indispensable à l’enseignement moral et civique (EMC), mis progressivement en place depuis 2013. De nombreuses modifications ont d’ailleurs permis d’améliorer leurs contenus. Les enseignants peuvent désormais s’appuyer sur des fiches pédagogiques très bien construites. Mais à nouveau, nous devons nous demander si cette sensibilisation ne devrait pas faire l’objet d’un nombre d’heures d’enseignement plus important.

 

Il existe donc déjà des voies pour pratiquer cette sensibilisation aux questions de défense et de sécurité, en particulier chez les plus jeunes. Elles concernent notamment l’Éducation nationale, mais également les armées (en particulier les réservistes) et l’Institut des Hautes études de Défense nationale (IHEDN). Les journées « portes ouvertes » dans les unités militaires, les animations liées au 14 juillet, les interventions de professionnels dans les collèges et les lycées, les différents types de sessions et manifestations (colloques et conférences) organisées par l’IHEDN et ses associations régionales… complètent le Parcours de citoyenneté. Dans chaque établissement d’enseignement supérieur, il existe également un « référent défense et sécurité » (RDS), qui a pour mission d’informer et de sensibiliser les étudiants et les personnels aux questions de défense et de sécurité nationale.

 

« Il est indispensable de répéter les messages de prévention

et de sensibilisation pour une efficacité optimale »

 

Nous savons qu’en matières de prévention et de sensibilisation, la répétition des messages est indispensable. Cette répétition est déjà pratiquée à l’heure actuelle. Il ne s’agirait pas donc de créer à partir de rien. Les compétences existent, de même que les formats pédagogiques, adaptés à des publics très différents. Avant même de penser à mettre en place de nouveaux dispositifs, nous pourrions optimiser ceux qui existent, en y consacrant plus de moyens, financiers et humains, et surtout de temps.

 

PdA : Les civils doivent-ils, pour l’heure, considérer et intégrer dans leur esprit l’idée que la France est en guerre et que cette guerre peut s’immiscer jusque dans leur vie ?

 

F.C. : Je suis personnellement extrêmement mal à l’aise avec l’emploi du terme « guerre ». Pour plusieurs raisons. Tout d’abord, parce que la guerre est un phénomène qui bénéficie d’une définition, certes assez imprécise, en droit international. Le mot est normalement employé pour caractériser les conflits armés entre entités étatiques. À la différence des autres conflits armés internationaux, la guerre fait normalement l’objet d’une déclaration, acte solennel de nature quasi juridique (et généralement précédé d’un ultimatum). Pour qu’il y ait guerre, il faut également que les parties au conflit reconnaissent l’état de guerre. La situation que nous connaissons ne correspond pas véritablement à cette définition. Et il peut être dangereux de brouiller les catégories existantes, en particulier lorsque l’on cherche à analyser et comprendre les phénomènes. Le concept américain de « guerre contre la terreur », né après le 11 septembre 2001, est la preuve que des excès peuvent survenir lorsque les catégories juridiques ne sont plus véritablement respectées.

 

« Parler de "guerre" revient à reconnaître à Daesh

le caractère étatique auquel il prétend »

 

Par ailleurs, l’emploi du terme pourrait être compris comme une reconnaissance implicite du caractère étatique de Daesh. Or, notre stratégie est bien de délégitimer cet acteur et ses méthodes, alors même qu’il dispose déjà de certains des caractères d’un État.

 

L’utilisation du mot est évidemment liée à la volonté de faire prendre conscience de la gravité de la situation aux Français. Elle s’explique également par le fait que, pour lutter contre cet ennemi, nous devons mettre en œuvre des moyens militaires et réaliser des opérations armées similaires à celles que nous pourrions être amenées à employer dans le cadre d’une véritable guerre : acquisition de renseignement à vocation opérationnelle, ciblage et établissement de plans de frappes, bombardements… La lutte contre Daesh et les autres groupes terroristes qui visent la France se joue en effet autant à l’intérieur de nos frontières que dans les espaces extérieurs dans lesquels interviennent nos forces armées.

 

La lutte contre ces acteurs nécessite par ailleurs une mobilisation des énergies et un état d’esprit qui se rapproche de celui qui doit prévaloir lors d’une guerre. Les Français vont devoir accepter de vivre avec la menace et, éventuellement, de faire certains sacrifices. L’état d’urgence a été utilisé pour permettre l’application de normes beaucoup moins protectrices pour le citoyen que celles qui prévalaient auparavant. En accroissant le champ d’application des procédures administratives, ces normes amoindrissent notamment les capacités de contrôle du juge – garant des libertés fondamentales. Mais ces modifications doivent permettre un gain d’efficacité pour les forces de police et les services de renseignement.

 

En dehors de la création de ces normes, les Français vont également devoir accepter des procédures de sécurité plus strictes et plus nombreuses. Les contrôles d’identité, fouilles de sacs, passages au détecteur… vont se multiplier, créant de nouvelles contraintes (notamment une perte de temps). C’est la contrepartie qu’il faudra supporter pour accroître le niveau de notre sécurité.

 

« Depuis le début de l’année 2015, en moyenne,

un attentat a été déjoué par mois »

 

La menace malheureusement le justifie. Entre 2001 et 2010, les services de renseignement et de police sont intervenus pour empêcher, en moyenne, un ou deux attentats par an. Depuis le début de l’année 2015, les démantèlements successifs de réseaux et cellules ont permis d’éviter, en moyenne, un attentat par mois. S’y ajoutent ceux que nous ne sommes pas parvenus à empêcher. Cette arithmétique, très simple, est révélatrice de l’accroissement de la menace.

 

PdA : Un dernier mot ?

 

F.C. : Les attentats de Charlie Hebdo puis ceux de novembre ont malheureusement confirmé qu’en dépit de très bons services de renseignement, toutes les attaques ne pouvaient être anticipées ni empêchées. Pour élever notre niveau de vigilance et renforcer nos capacités de réponse face à ce type de menaces, il va sans doute falloir que les citoyens soient plus « acteurs » de la sécurité et que nous réfléchissions à une nouvelle répartition des tâches entre les différentes catégories d’acteurs privés et publics  impliqués dans ces missions : police nationale et gendarmerie, polices municipales, « para-polices » (forces de sécurité privées dotées, par délégation, de certaines prérogatives de police – comme la sûreté ferroviaire de la SNCF et le Groupe de protection et de sécurisation des réseaux de la RATP) et sociétés de sécurité privée.

 

Frédéric Coste

Photo : Fondation pour la Recherche stratégique

 

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26 novembre 2015

« Manque-t-il un roi à la France ? » par Jean-Christian Petitfils

« Il manque un roi à la France » : la formule d’Emmanuel Macron, ministre volontiers iconoclaste de l’Économie dans l’actuel gouvernement socialiste (Le 1 hebdo, 8 juillet 2015), n’a pas manqué de faire réagir. Sans doute aurait-elle mérité de susciter davantage de débats, tant il est vrai qu’elle pointe une réalité - le déficit d’incarnation au sommet de l’État - prégnante au cœur de nos institutions (le président de la République, premier des représentants de la nation sur le papier, est aussi l’acteur numéro un de la vie politique ; élu au suffrage universel direct, il émerge de mécanismes partisans et demeure dans les faits, de plus en plus, l’homme d’un camp - sous entendu : « face à l’autre camp/homme »).

À la mi-octobre, j’ai souhaité proposer à M. Jean-Christian Petitfils, historien populaire de renom (une nouvelle édition de son Louis XVI de référence vient de sortir chez Perrin, en même temps que Lauzun, biographie du célèbre courtisan de Louis XIV, chez Tempus/Perrin), de composer autour du thème que nous venons de poser sa propre partition. Je le remercie d’avoir une fois de plus - il avait déjà répondu à des questions pour Paroles d’Actu en décembre 2014 - accepté de se prêter au jeu, pour notre plus grand plaisir. Un document éclairant en plus d’être passionnant. Une exclusivité Paroles d’Actu. Par Nicolas Roche.

 

Jean-Christian Petitfils 

 

« Manque-t-il un roi à la France ? »

par Jean-Christian Petitfils, le 25 novembre 2015

 

Qu’un ministre de la République en fonction - et qui plus est, l’un des plus importants -, Emmanuel Macron, ministre de l’Économie, de l’Industrie et du Numérique depuis août 2014, ait pu affirmer qu’il manquait « un roi à la France » et que « la démocratie comporte toujours une forme d’incomplétude car elle ne se suffit pas à elle-même » peut paraître étonnant assurément (Le 1 hebdo du 8 juillet 2015). Cependant, en privé, bien des hommes politiques de gauche comme de droite le rejoignent sur le fait qu’il manque à la tête de l’État une figure impartiale – un « pouvoir neutre », comme disait Benjamin Constant - capable de représenter la France dans son unité et sa continuité. Ils s’accommoderaient très bien d’une monarchie parlementaire, comme en Grande-Bretagne, en Espagne, en Belgique, aux Pays-Bas ou dans les pays scandinaves. Mais, en politique, il ne suffit pas de rêver pour transformer en réalité ce qui est aujourd’hui de l’ordre de la chimère.

La France a connu une histoire très différente de ses voisins. Le roi y est mort trois fois. La première fois, le 10 août 1792, lorsqu’une petite minorité de sans-culottes parisiens, de sectionnaires et de fédérés (les Marseillais venus à Paris en chantant le « Chant de guerre de l’armée du Rhin », qui devint ainsi La Marseillaise) s’est emparée des Tuileries et a renversé la monarchie constitutionnelle issue de la Constitution de 1791. Comme chacun sait, dans la turbulence des événements, la Révolution fut conduite à la proclamation de la République, à instruire le procès de Louis XVI et à le faire décapiter le 21 janvier 1793, lors d’une cérémonie publique assimilable à un découronnement sanglant. Ce ne fut pas seulement le roi constitutionnel qui fut alors exécuté sur la place de la Révolution (actuelle place de la Concorde), mais le roi Très-Chrétien, l’Oint du Seigneur, héritier de la longue dynastie des Capétiens ayant reçu l’onction du sacre (le fait qu’on ait appelé Louis XVI « Louis Capet » est éloquent à cet égard).

La seconde fois, ce fut le 2 août 1830, lorsque Charles X, retiré à Rambouillet après la Révolution de Juillet, abdiqua.

La troisième et dernière fois, ce fut à l’automne de 1873. Alors que la restauration paraissait sur le point d’aboutir – la majorité appartenait aux royalistes à l’assemblée -, le comte de Chambord, petit-fils de Charles X, crispé dans une attitude contre-révolutionnaire, réaffirma son attachement au drapeau blanc et rejeta le drapeau tricolore qui aurait fait de lui, selon ses propres termes, « le roi légitime de la Révolution ». Son lointain cousin Juan Carlos, de la branche espagnole de la maison de Bourbon, n’a pas eu de tels scrupules lorsqu’il prêta serment en 1975 au Movimiento Nacional franquiste, tout en préparant secrètement le retour à la démocratie… « Paris vaut bien une messe », avait dit Henri IV ! Le dernier rendez-vous de la monarchie et de l’histoire de France fut ainsi raté, stupidement. L’Histoire ne repasse pas les plats.

Si l’Action française a pu devenir un mouvement royaliste relativement attractif entre les deux guerres, ce fut en raison de la faiblesse congénitale de la IIIe République, de son système parlementaire instable et des scandales à répétition qui avaient terni son image. Mais elle fut loin de s’imposer ou de dominer la droite.

Le régime de la Ve République a changé la donne avec l’instauration d’un parlementarisme rationalisé, l’élection au suffrage universel du président de la République. Certes, tout n’est pas parfait dans l’actuel système constitutionnel, et ses défauts se sont aggravés avec le référendum du 24 septembre 2000 instaurant le quinquennat : le président n’est plus que le chef d’un parti majoritaire, soignant sa clientèle en vue de sa prochaine réélection plutôt que l’homme de la Nation au-dessus des partis, comme l’avait voulu Charles de Gaulle. Mais cette monarchie républicaine à laquelle les Français sont très attachés, particulièrement à l’élection du président au suffrage universel, a détruit, semble-t-il à jamais, le principe même de la monarchie héréditaire.

En attendant une très hypothétique restauration monarchique, contentons-nous de défendre notre belle cathédrale pluriséculaire qu’est la France, aujourd’hui si douloureusement assaillie. Qu’on le veuille ou non, « la République une et indivisible, comme le disait Charles Péguy, c’est notre royaume de France. »

 

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25 novembre 2015

« La lutte contre le changement climatique : un combat plus que jamais nécessaire », par Clarisse Heusquin

Le 30 novembre (lundi prochain) s’ouvrira à Paris la grande conférence sur les changements climatiques, désormais communément appelée « COP21 ». Il s’agira pour les délégations venues du monde entier de s’entendre sur une stratégie et des plans d’action visant la limitation du réchauffement climatique - que les parties voient comme un fait acquis -, de l’ordre de 2°C au maximum à l’horizon 2100.

Dès la mi-juillet, j’invitai Clarisse Heusquin, jeune militante écologiste et proeuropéenne (elle a notamment mené les listes Europe-Écologie-Les Verts de la région Centre lors des élections européennes de 2014 et est une contributrice régulière de Paroles d’Actu) à exprimer son point de vue, ses sentiments sur les enjeux dont il est question. Son texte, imprégné d’autres éléments sombres d’actualité, m’est parvenu le 25 novembre. Un plaidoyer passionné, des constats - et des prédictions - qui interpellent. Merci Clarisse. Une exclusivité Paroles d’Actu, par Nicolas Roche.

 

Cop21

Photo d’illustration : diplomatie.gouv.fr

 

« La lutte contre le changement climatique : un combat

plus que jamais nécessaire »

par Clarisse Heusquin, le 25 novembre 2015

 

On pourrait croire que les attentats ont permis de dégager les priorités claires des prochains mois : garantir un « pacte de sécurité », selon l’expression de François Hollande. Le dérèglement climatique semble désormais un problème bien moins pressant que les bombes et les cartouches. Mais si le Président veut bâtir une sécurité internationale de long terme, la lutte contre le changement climatique doit aussi passer au premier plan. La COP21 est une des clés pour garantir sécurité internationale et justice sociale.

 

Sortir des énergies fossiles pour ne plus acheter le pétrole de Daesh

500 millions de dollars par an, c’est ce que le pétrole rapporte à l’État islamique. À la manière d’une multinationale, celui-ci bichonne sa plus grande pépite économique en embauchant le personnel qualifié nécessaire au développement de cette activité extrêmement lucrative. Sur les 34 à 40 000 barils de pétrole brut produits par jour, certains alimentent directement les pompes à essence européennes, comme l’a dénoncé l’ambassadrice d’Irak auprès de l’Union européenne il y a quelques mois.

Que se passerait-il alors si nos sociétés ne finançaient plus les industries fossiles ? Que se passerait-il alors si la transition énergétique permettait de réduire notre dépendance au pétrole ?

À la première question, le mouvement de désinvestissement des énergies fossiles (charbon, pétrole et gaz), lancé notamment par l’ONG 350.org, a commencé à répondre en enregistrant ses premiers succès : des universités reconnues telles que Stanford, Yale, Harvard, Oxford, ainsi que, par exemple, le fonds souverain norvégien (le plus gros du monde), ont annoncé leur désinvestissement du charbon et des sables bitumeux.

Pour répondre à la seconde question, prenons le temps d’imaginer un monde où le pétrole ne serait plus considéré comme un enjeu stratégique. Imaginons un monde ou l’énergie serait majoritairement locale et renouvelable avec des bâtiments à énergie positive, des moyens de transport plus propres, des routes récoltant l’énergie solaire et une agriculture bio. Si l’énergie n’était plus un enjeu géopolitique, de nombreux conflits présents et futurs n’auraient plus lieu d’être, que ce soit en Arctique ou au Proche-Orient. La sécurité internationale s’en trouverait renforcée. La transition énergétique du monde, parce qu’elle signifie la relocalisation de la production énergétique et alimentaire, permettrait de pacifier les relations entre les humains et de garantir leur bien-être.

 

Si rien n’est fait, le changement climatique pourrait causer 100 millions de morts d’ici à 2030

Il y a eu vingt-deux millions de réfugiés climatiques en 2013. Trois fois plus que les réfugiés de guerre. Et ce chiffre prend seulement en compte les déplacés de catastrophes, et non pas les réfugiés climatiques ayant subi une dégradation lente de leur environnement. En plus des migrants, DARA, l’organisation humanitaire espagnole, a estimé qu’il y a cinq millions de morts dus au changement climatique chaque année. Si rien n’est fait, les catastrophes naturelles, la pollution, la famine et les maladies qui y sont liés pourraient provoquer six millions de morts par an, soit cent millions d’ici à 2030.

 

La lutte contre le changement climatique : un enjeu de justice sociale

Le changement climatique est inégal. Inégal dans ses effets, selon où l’on vit, dans quel hémisphère, sur quel continent, dans quel pays, en ville ou à la campagne. L’Asie connaît ainsi le plus grand nombre de réfugiés climatiques.

Inégal parce qu’il touche différemment selon que l’on soit riche ou pauvre. Si les Pays-Bas, dont les deux tiers de leur territoire se trouvent sous le niveau de la mer, peuvent consacrer vingt milliards d’euros contre la montée des eaux, les pays en voie de développement devraient concentrer l’immense majorité des décès liés au changement climatique, faute de moyens pour lutter contre ses effets. À une échelle plus locale, le changement climatique est inégal selon que l’on puisse se payer une maison bioclimatique ou que l’on crèche dans un HLM. Cent millions de personnes supplémentaires pourraient ainsi tomber sous le seuil de pauvreté d’ici 2030 si rien n’est fait pour réduire les émissions de gaz à effet de serre.

Le changement climatique est d’autant plus inégal qu’il n’est pas de la responsabilité de tous les hommes et de toutes les nations. Ce sont les pays industrialisés qui totalisent la plus grande responsabilité. Ce sont nos modes de vie qui sont responsables du pillage des ressources de la Terre et de la pollution.

Les Inuits, les tribus amérindiennes et les habitants des îles pacifiques ne sont pas responsable du changement climatique. Pourtant, ce sont eux qui souffrent les premiers et le plus radicalement.

 

La plus grande injustice de notre siècle

Le changement climatique est donc injuste. Cette injustice est l’une des plus importantes de notre époque. Elle n’oppose pas seulement le Sud au Nord. Elle oppose les classes dirigeantes économiques et politiques au reste de la population. Elle oppose ceux qui sont riches et qui sont les principaux acteurs des négociations de la COP21 - ceux qui organisent les pollutions, la déforestation, les émissions, et décident des politiques censées les contrer (!) - à ceux qui survivent au Sud, à ceux qui se battent au Nord tout en vivant relativement bien, à ceux qui n’ont pas conscience des enjeux sociaux du climat.

En interdisant la marche pour le climat du 29 novembre pour des raisons de sécurité, la France empêche la réunion symbolique de toutes les composantes hétérogènes de la lutte contre le changement climatique. Elle retarde peut-être la formation d’une nouvelle lutte de classes. Mais tant qu’une forme de justice climatique ne sera pas assurée, elle n’empêchera pas la formation, progressive, d’un nouveau mouvement social planétaire.

 

Clarisse Heusquin COP21

@C_Heusquin

 

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20 novembre 2015

« La cybersécurité, un enjeu majeur face au terrorisme », par Vincent Joubert

Vincent Joubert, chargé de recherche auprès de la Fondation pour la Recherche stratégique, est spécialiste des questions relatives à la cybersécurité et à la cyberdéfense. Deux thématiques dont les tenants et aboutissants demeurent relativement méconnus mais qui pourtant pèsent d’un poids non - et de moins en moins - négligeable en ce qui concerne la lutte contre la grande criminalité et le terrorisme. Le 16 novembre, soit, trois jours après les attentats qui ont endeuillé la capitale, je l’ai contacté et lui ai soumis quelques questions visant un éclaircissement de tous ces points. Ses réponses, qui me sont parvenues le 20 novembre, sont très instructives et fort intelligibles malgré la complexité du sujet - ce dont je vous remercie, Vincent. Une exclusivité Paroles d’Actu. Par Nicolas Roche.

 

ENTRETIEN EXCLUSIF - PAROLES D’ACTU

« La cybersécurité, un enjeu majeur

face au terrorisme »

Interview de Vincent Joubert

 

Anonymous

Illustration évoquant le collectif Anonymous ; source : www.maxisciences.com

 

Paroles d’Actu : Bonjour Vincent Joubert, merci davoir accepté mon invitation. Votre spécialité détude au sein de la Fondation pour la Recherche stratégique,  cest la double problématique de la cybersécurité et de la cyberdéfense...

 

Vincent Joubert : Bonjour, merci à vous de votre sollicitation. Je travaille effectivement au sein de la FRS, fondation reconnue d’utilité publique dont le rôle est de conseiller et proposer des analyses sur les questions de défense et de géopolitique. Je termine également une thèse en géopolitique sur les enjeux de la politisation de cyberdéfense en Europe, sous la direction de Mme Frédérick Douzet à l’Institut français de Géopolitique, et secrétaire scientifique de la Commission TIC de l’Académie des Technologies.

 

PdA : Quels sont, en matières de cybersécurité et de cyberdéfense, les enjeux dont il est question sagissant, dune part, des activités de lÉtat islamique, dautre part de la lutte contre cette organisation terroriste ?

 

V.J. : L’État islamique, en tant que groupe armé hiérarchisé et organisé, a très vite identifié le rôle majeur des technologies de l’information et de la communication dans la mise en œuvre de sa stratégie. Les actions dans le cyberespace, qu’elles soient défensives ou offensives, font aujourd’hui partie intégrante des opérations militaires étatiques ; depuis quelques années cependant, la question se pose de savoir dans quelle mesure les groupes non-étatiques peuvent utiliser des capacités cyber pour mener à bien leurs opérations, qu’il s’agisse de criminalité organisée transnationale, de terrorisme, ou de soutien à une action étatique. L’enjeu est de savoir si ces groupes peuvent avoir accès à des capacités offensives susceptibles de constituer une menace réelle et probable pour les États, en lançant par exemple des cyberattaques contre des opérateurs d’importance vitale (OIV) tels qu’identifiés à l’article R1332-2 du Code de la Défense : les infrastructures contrôlant la gestion des réseaux et systèmes de transports en commun, des systèmes industriels connectés assurant la distribution en énergie, etc.

 

Dans le cas d’un groupe terroriste tel que l’ÉI, il existe plusieurs moyens d’agir dans le cyberespace, qui renvoie à ce que l’on appelle « cyberterrorisme » : utilisation de cyberattaques à des fins criminelles (financement du groupe par le vol d’argent en ligne), l’utilisation du cyberespace à des fins d’organisation et de planification des activités du groupe (dans le sens d’un C2 militaire), l’utilisation du cyberespace comme outil de propagande (pour de la revendication, de la « justification » idéologique, mais également du recrutement passif et actif) et enfin, cas extrême, l’utilisation de cyberattaques à des fins destructrices (que l’on pourrait maladroitement qualifier de « cyber-attentat »). L’ensemble de ces actions servent la stratégie globale du groupe terroriste, qui peut ainsi étendre son réseau à l’échelle internationale en raison de l’accès quasiment universel à ces technologies.

 

En ce qui concerne l’ÉI, les activités dans le cyberespace dont nous pouvons avoir connaissance en sources ouvertes sont bien évidemment les activités de propagande d’une part, et celles d’organisation et planification d’autre part. Les exemples de propagande (vidéos et sites internet) sont nombreux et constituent un outil essentiel pour l’ÉI, notamment pour l’endoctrinement et le recrutement de nouveaux djihadistes. En matières d’organisation et de planification, outre les technologies classiques de communication (logiciels et applications de messagerie, notamment), les technologies de cryptologie permettant de chiffrer les échanges ont récemment été pointées du doigt par certains responsables politiques. En la matière, il ne faut pas être dupe et ne pas sous-estimer les organisations telles que l’ÉI : l’utilisation de technologies et de capacités permettant de camoufler leurs échanges sera privilégiée dès que possible. Concernant les activités de type cybercriminalité, destinées à voler des fonds pour financer l’organisation, si de telles actions ont eu lieu, seules les personnes ayant besoin d’en avoir connaissance (institutions bancaires ciblées, autorités étatiques de cybersécurité) peuvent confirmer ou infirmer que l’ÉI y a recours. Cette hypothèse reste toutefois possible. Enfin, aucun « cyber-attentat » n’est à déplorer pour l’instant, et ce scénario, qui constitue une crainte majeure des autorités publiques, reste encore peu probable.

 

Autre point notable, les réseaux plus ou moins organisés de sympathisants à la cause du groupe, qu’on appelle hacktivistes. Ces individus ne sont pas officiellement affiliés au groupe terroriste, mais prennent parti pour leur cause soit par sympathie, soit par opposition aux contradicteurs du groupe. Ils décident alors d’agir en soutien au groupe terroriste, de manière plus ou moins organisée, par des techniques souvent peu sophistiquées.

 

Pour les autorités publiques, l’enjeu est d’empêcher l’ÉI de bénéficier des avantages stratégiques que procure le cyberespace. Pour cela, il faut décrédibiliser les discours de propagande, renforcer la sécurité des OIV, empêcher l’accès aux sources financières dans/par le cyberspace, et disposer de capacités permettant d’intercepter les communications. La mise en œuvre de telles capacités requiert une action concertée de l’ensemble des institutions de sécurité et de défense engagées dans la lutte contre le terrorisme et dans la cybersécurité, et doit s’inscrire dans un cadre juridique approprié.

 

PdA : Les frontières entre cyberterrorisme et cybercriminalité sont-elles aussi poreuses quon le dit ?

 

V.J. : Comme nous l’avons exposé, la cybercriminalité peut servir le terrorisme (et le cyberterrorisme). Si nous avons évoqué l’intérêt que représente pour un groupe terroriste le recours à des cyberattaques pour financer l’organisation, il convient d’évoquer le recours à des « cyber-mercenaires » par des groupes terroristes.

 

Il existe un réseau mondial appelé le « dark web » qui constitue une plateforme d’acquisition de biens et de services illégaux  : armes, drogues, etc. De nombreuses études ont démontré que les offres de produits et de services de cyberattaques se sont multipliées de manière exponentielle au cours des cinq dernières années. Ces attaques sont soit destinées à de la cybercriminalité, à du cyberespionnage, ou à des fins destructrices. Énormément de groupes proposent ainsi leurs services ou des solutions « plug-n-play » permettant de mener des cyberattaques contre des infrastructures avec comme objectif d’empêcher leur fonctionnement voire de les détruire. Ces services s’acquièrent de manière anonyme moyennant un prix adapté à la cible et la sophistication de l’outil.

 

Si une grande majorité des logiciels de cyberattaque vendus sur le dark web sont destinées à la recherche de gain financier (fraude à la carte bancaire, accès au compte en banque en ligne, etc.), l’amélioration croissante des techniques d’attaques proposées poussent aujourd’hui les observateurs à réévaluer le risque posé par le recours à des cyber-mercenaires par des groupes terroristes.

 

PdA : Les gouvernements, et notamment le gouvernement français, prennent-ils à votre sens la pleine mesure de ces enjeux, en ce qui concerne en particulier la formation et les moyens alloués aux forces de sécurité et de défense ? Les annonces que vient de faire le président de la République devant le Parlement réuni en Congrès vous paraissent-elles de nature à rattraper un retard - si retard il y a ?

 

V.J. : La France a parfaitement pris conscience des enjeux de cybersécurité et de cyberdéfense. Le Livre blanc 2008 évoquait déjà la menace posée par les cyberattaques, et a mené à la création de l’Agence nationale de la Sécurité des Systèmes d’information (ANSSI) en 2009. Dans le même temps, le ministère de la Défense a intégré la cyberdéfense à ses activités sur le plan opérationnel et en matière de formation, de R&D et de coopération avec l’industrie ; le Pacte Défense Cyber présenté par Jean-Yves Le Drian en février 2013 expose les actions allant dans ce sens.

 

Les actions de cybersécurité des autorités publiques dans le cadre de la lutte contre le terrorisme comprennent cependant autant d’actions de cybersécurité/cyberdéfense que de renseignement. À ce titre, les actions de la DCRI et de la DGSE viennent compléter en tant que de besoin les actions de l’ANSSI et du ministère de la Défense. La Loi de Programmation militaire adoptée en novembre 2014 a défini un cadre juridique des opérations de renseignement qui, bien qu’il ait soulevé plusieurs controverses, s’avère essentiel pour permettre aux autorités de disposer des moyens nécessaires à la lutte contre le terrorisme.

 

Par rapport à ses partenaires et alliés (États-Unis, Royaume-Uni, Allemagne), la France n’est pas en retard. Elle est une puissance dans le cyberespace reconnue sur la scène internationale, notamment pour ses capacités de gestion de crise ; les attaques contre les systèmes d’information de TV5 Monde ont à ce titre constitué une illustration du savoir-faire des institutions françaises en matière de cybersécurité.

 

PdA : Quelles avancées appelez-vous de vos vœux dans ces domaines ?

 

V.J. : D’un point de vue technico-opérationnel, la France s’affaire à maintenir ses capacités à l’état de l’art. C’est un aspect positif et nécessaire au maintien d’un niveau de cybersécurité répondant aux risques actuels. Les autorités publiques n’ont cependant que peu de moyens à disposition pour lutter contre les discours de propagande largement diffusés par Daesh et les quelques initiatives lancées n’ont pas encore fait preuve de leur succès. La contre-narration des messages de Daesh sur les réseaux sociaux constitue un des enjeux prioritaires dont la mise en œuvre s’annonce difficile.

 

PdA : Le collectif hacktiviste Anonymous a dit sa ferme intention, juste après les tragiques attentats de Paris, de prendre sa part dans la cyberguerre contre l'État islamique. Le citoyen est-il et a-t-il vocation à être un acteur à part entière de la part des conflits d'État amenée à se tenir sur internet ?

 

V.J. : L’implication de citoyens dans une action contre l’ÉI dans le cyberespace n’est pas un phénomène nouveau ; les réactions partisanes d’hacktivistes sont aujourd’hui quasiment systématiques et constituent un élément des conflits internationaux. Les attaques contre l’Estonie en 2007, contre la Géorgie en 2008, contre les États-Unis, la Russie, la Chine, l’Iran, Israël, celles contre la France suite à l’entrée en guerre au Mali puis aux attentats de janvier 2015 sont autant d’exemples qui illustrent cette réalité. Toutefois, dans une très grande majorité des cas, le niveau technique des attaques reste faible et les effets produits ne sont que de l’ordre de l’interruption temporaire d’accès.

 

Il convient néanmoins de prendre en considération les effets de l’action volontaire et spontanée de citoyens dans le cyberespace dans le cadre de situations conflictuelles sur la scène internationale. En effet, bien que les effets, comme nous l’avons dit, ne sont que rarement conséquents (la suppression de comptes Twitter, le défacement de sites web du ministère de la Défense, etc.), ces actions peuvent monopoliser l’attention du public et contraindre les autorités à communiquer plus rapidement sur une situation au risque d’affecter le bon déroulé d’une opération militaire sensible. L’exemple de la Géorgie est parlant : les attaques ont empêché la population d’accéder à des sources d’information et les rumeurs entourant les opérations militaires russes sur le territoire géorgien ont contraint le gouvernement Saakachvili à rassurer les populations par une communication réactive, au détriment de la gestion de l’intrusion militaire sur le territoire.

 

La gestion de crise dans le cyberespace est un sujet extrêmement compliqué qui souffre encore de précédents pour guider les autorités politiques. La participation spontanée de citoyens, plus ou moins organisés (les structures vont de lindividu isolé aux groupes hiérarchisés qui peuvent être en lien avec les autorités étatiques), doit donc être systématiquement prise en compte lors de la planification et de la gestion des crises afin d’anticiper au maximum les interférences pouvant émerger d’actions inattendues. Les actions des groupes tels qu’Anonymous contre des comptes Twitter peuvent ainsi nuire aux opérations des services et des institutions de sécurité, qui peuvent utiliser ces médias pour surveiller, infiltrer, et démanteler des réseaux. De plus, dans le cyberespace, les suppressions de comptes sur des réseaux sociaux, de vidéos, de contenus multimédias quel qu’il soit n’aura qu’un effet temporaire. De très nombreux moyens de contourner les blocus, les interdictions, les pare-feu, ou de retrouver des médias supposément effacés existent, et pour un compte supprimé sur un réseau social, trois autres seront créés.

 

La participation des citoyens dans les « cyber-conflits » peut s’inscrire dans le cadre de réserves citoyennes cyber, comme c’est le cas en France ou dans d’autres pays (Estonie, États-Unis, Royaume-Uni). Ces structures permettent aux citoyens « sachant » de proposer leur expertise sur demande des autorités dans le cas d’une crise de grande envergure dans le cyberespace. Outre ce type de participation active, volontaire et encadrée, le coopération des autorités publiques avec le secteur privé reste de toutes façons cruciale ; les entreprises du numérique, de la cybersécurité, de la défense, disposent généralement des expertises les plus recherchées ainsi que de capacités techniques de qualité. Les équipes de techniciens peuvent ainsi compléter celles des agences gouvernementales afin d’accélérer une sortie de crise puis une identification des auteurs (comme ce fut le cas lors des attaques en Estonie, par exemple).

 

PdA : Un dernier mot ?

 

V.J. : La cybersécurité et la cyberdéfense sont des enjeux stratégiques majeurs pour les États, mais également pour les citoyens. Les sociétés sont aujourd’hui entièrement dépendantes des technologies de l’information et de la communication et sont donc vulnérables aux attaques qui pourraient être lancées contre les infrastructures permettant leur bon fonctionnement. Un travail de sensibilisation et de formation est nécessaire pour l’ensemble de la population ; ce n’est que par une connaissance des enjeux que les autorités publiques et la société civile trouveront le bon équilibre entre les mesures nécessaires à la sécurité et le respect des libertés individuelles.

 

Vincent Joubert

 

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20 novembre 2015

Frédéric Quinonero : « Oui, Sophie Marceau est une de nos grandes actrices »

Le 6 novembre dernier - une éternité, par les temps qui courent... -, une version actualisée de la biographie de Sophie Marceau qu’a signée Frédéric Quinonero, La belle échappée, sortait chez Carpentier. Un ouvrage qui fait référence pour qui souhaiterait tout connaître du parcours de l’actrice, qui vient d’avoir quarante-neuf ans : empreint de bienveillance envers son objet mais pas exempt de réflexions critiques, le livre fera le bonheur des fans de Sophie Marceau et de ceux qui, curieux, ont grandi avec elle. Je remercie Frédéric Quinonero et les éditions Carpentier pour cette lecture qui m’a fait découvrir - et apprécier au plan humain - une vedette à laquelle je ne m’étais jamais vraiment intéressé jusque là. Les réponses de Frédéric Quinonero me sont parvenues le 20 novembre, six jours après que je lui ai envoyé mes questions. Bonnes lectures ! Une exclusivité Paroles d'Actu. Par Nicolas Roche.

 

ENTRETIEN EXCLUSIF - PAROLES D’ACTU

Frédéric Quinonero: « Oui, Sophie Marceau

est une de nos grandes actrices »

 

La belle échappée

Éd. Carpentier

 

Paroles d'Actu : Bonjour Frédéric Quinonero, et merci de m’accorder ce nouvel entretien. Une réédition « enrichie et mise à jour » de ton ouvrage intitulé Sophie Marceau : La belle échappée vient de sortir (éd. Carpentier). Je précise à ce stade qu’étant né dans le milieu des années 80, je n’ai pas forcément le même rapport que d’autres générations à Sophie Marceau - ce qui peut rendre l’échange d’autant plus intéressant. Je reviens au livre. Dans la section des remerciements, vers les dernières pages, tu salues l’actrice, confessant qu’elle a été ton « premier coup de cœur de cinéma ». L’envie d’écrire sa bio vient de là ?

 

Frédéric Quinonero : Oui, il y a à la base un élan affectif de ma part à l’égard de Sophie Marceau. Et comme il est important d’être en empathie avec son sujet quand on est biographe, c’est d’autant plus commode quand on le connaît bien, qu’on a grandi avec lui et suivi sa carrière pas à pas.   

 

PdA : La jeune Sophie Maupu, qu’on n’appelle pas encore « Marceau », est issue d’un milieu populaire, fort éloigné du monde du cinéma. Sa première audition, ce sera pour La Boum, en 1980. Le moins qu’on puisse dire, c’est qu’à ce moment-là, la jeune ado de 13 ans a déjà un caractère bien affirmé...

 

F.Q. : C’est en effet ce que révèlent ceux qui l’ont connue à ce moment-là. Issue d’un milieu social défavorisé, Sophie a tôt compris que pour s’en émanciper il fallait faire preuve d’audace et de volonté. Surtout ne pas être timide, inhibée. Elle a vite intégré cette idée qu’elle n’avait rien à perdre. Ajouté à cela, elle avait un charme naturel qui l’élevait au dessus des autres.

 

PdA : La suite, chacun la connaît : elle obtient le rôle de Vic, l’héroïne du film La Boum, de Claude Pinoteau, qui fera un carton monumental ; le film deviendra rien de moins qu’un phénomène de société. Comment reçois-tu tout cela en tant que spectateur qui, du haut de ses dix-sept ans, s’apprête lui à quitter progressivement l’adolescence ?

 

« Avec un ami, nous sommes tombés amoureux

de Sophie Marceau après avoir vu La Boum »

 

F.Q. : J’étais très cinéphile à cette époque et, avec un copain qui l’était tout autant, j’allais voir deux ou trois films par semaine. Je me souviens que nous avions vu tous les films à l’affiche du Gaumont-Comédie à Montpellier, sauf La Boum qui ne nous disait rien. Nous trouvions le titre et l’affiche ringards. Nous étions allés revoir Je vous aime, qui n’en méritait pas tant, puis nous nous sommes finalement décidés. Et nous sommes tombés amoureux de Sophie Marceau. 

 

PdA : Sophie Marceau, devenue hyper populaire en très peu de temps, retrouvera rapidement Claude Pinoteau, son père de cinéma, pour La Boum 2, film qui lui vaudra, en 1983, le César du meilleur espoir féminin. Mais elle est bien décidée à suivre un parcours d’actrice audacieux. Libre, elle le sera résolument dans ses choix de rôles, quitte à déboussoler (un peu) son public...

 

F.Q. : À un moment donné, elle a eu l’instinct de se démarquer de l’image dans laquelle on l’avait enfermée. Elle a compris qu’il fallait cesser de se laisser dorloter par Pinoteau et la Gaumont et prendre sa carrière en main. L’occasion s’est présentée très vite, en 1984. Elle avait le choix entre un petit rôle dans La Septième Cible de Pinoteau et le premier rôle de L’Amour braque de Zulawski. Elle n’a pas hésité longtemps. Sa liberté elle l’a payée un million de francs, en rachetant le contrat qui la liait à Gaumont.

 

PdA : Andrzej Zulawski justement, réalisateur polonais et, accessoirement, son futur compagnon, la prendra bientôt sous son aile. Il lui ouvre de nouveaux horizons, la conforte dans son désir d’aller vers des rôles différents, de casser son image... Quel regard portes-tu sur leur relation ? Que lui a-t-il apporté ?

 

F.Q. : Sa rencontre avec Zulawski a été cruciale, tant d’un point de vue professionnel que personnel. Sophie est tombée sous le charme de cet homme érudit qui se pose en Pygmalion et va contribuer à faire son éducation artistique et culturelle. Il lui recommande des lectures, lui apprend à apprécier des films d’auteur, des œuvres d’art… Et bien sûr elle devient son égérie. Sans doute lui a-t-il permis de gagner un temps précieux. Même si, avec le recul, on peut penser que l’influence prégnante de Zulawski a pu avoir quelque incidence sur la carrière de Sophie, en empêchant sa rencontre avec d’autres metteurs en scène de renom.   

 

PdA : Un passage du livre qui m’a particulièrement intéressé, c’est celui qui concerne Police de Maurice Pialat (1985). La complicité du réalisateur avec sa vedette Gérard Depardieu, le climat un peu malsain qui régnait sur le plateau, envers les actrices féminines (Sophie Marceau et Sandrine Bonnaire) en particulier... avec une Marceau qui n’hésite pas à se rebiffer, à « l’ouvrir ». On comprend qu’elle a acquis assez rapidement l’estime de Pialat. Quelques années plus tard, l’un et l’autre peaufineront leur image rebelle en dérangeant, par des voies certes un peu différentes, le petit monde si bien huilé de l’establishment cinématographique tel qu’on l’entend à Cannes. Est-ce qu’ils ont des traits communs ; est-ce qu’ils se ressemblent, ces deux-là ?

 

« Maurice Pialat avait un certain respect pour elle »

 

F.Q. : Il me plaît de penser, en effet, qu’ils ne sont pas si différents l’un de l’autre. Sur Police, Sophie Marceau a acquis sinon l’estime de Pialat, tout au moins une certaine forme de respect. Il a avoué lui-même avoir été très impressionné par l’actrice, et par sa force de caractère. Dès le deuxième jour de tournage, ne pouvant tolérer l’ambiance malsaine qui régnait sur le plateau, Sophie Marceau eut l’audace de convoquer carrément le réalisateur dans sa loge. Plus tard, Pialat sera l’un de ses rares soutiens à distance après le discours cafouilleux de Cannes : il y verra une forme de rébellion contre le protocole et, naturellement, ça lui plaira. Nul doute qu’il aurait fort apprécié également les récents « accidents vestimentaires » de la star au même festival. Oui, je crois qu’ils ont ce point commun de se démarquer de l’establishment cinématographique.

 

PdA : On avance un peu dans le temps... 1994 : c’est la sortie de La Fille de d’Artagnan, de Bertrand Tavernier ; Marceau y partage l’affiche avec Philippe Noiret et Claude Rich. On le sait peu, mais en coulisses, il y a eu quelques remaniements quant à la réalisation. Et Marceau a pesé dans la balance...

 

F.Q. : À l’origine, La Fille de d’Artagnan ne devait pas être réalisé par Bertrand Tavernier, mais par un vieux cinéaste nommé Riccardo Freda. Tavernier n’intervenait qu’en qualité d’ami et de parrain. Mais il s’est très vite avéré que Freda ne pouvait diriger seul un tel tournage, prévu en hiver, avec plusieurs scènes nocturnes, des cascades, etc. Il fut alors question que Tavernier intervienne comme second réalisateur, une sorte de superviseur en quelque sorte. La proposition n’emballait personne, et c’est Sophie Marceau qui a pris l’initiative d’en parler. Elle a demandé à Bertrand Tavernier de reprendre seul les rênes du film, faute de quoi elle ne signait pas son contrat. Sans elle, il n’y avait plus de « fille de d’Artagnan ». Donc ce fut fait comme elle l’avait dit.

 

PdA : 1995 : Mel Gibson la remarque et l’invite à prendre part à son Braveheart ; 1999 : elle est Elektra King dans Le Monde ne suffit pas, le nouveau James Bond que réalise Michael Apted. En quoi va-t-elle changer au contact de ces superproductions américaines ?

 

F.Q. : Les véritables changements à cette époque sont d’ordre personnel. Elle devient maman pour la première fois, puis elle se sépare de Zulawski.  Elle traverse une période assez tourmentée, qui se traduit par des comportements insolites, comme son discours lunaire à Cannes. C’est son nouveau compagnon, un producteur américain, qui la convainc de tourner le « James Bond ». Mais elle n’est pas particulièrement tentée par une carrière américaine, qui implique qu’on s’installe là-bas et se soumette à leur discipline. Sophie se sent trop Française pour quitter son pays. Elle préfère alors se lancer dans la réalisation, avec un premier film où elle exorcise sa rupture conjugale : Parlez-moi d’amour.  

 

PdA : Je passe rapidement sur ses films des années 2000 : elle continue de grandir, de mûrir personnellement et professionnellement sous les yeux des spectateurs qui ont pris de l’âge avec elle. 2009 : LOL, de Lisa Azuelos, sort dans les salles. Elle y joue, trente ans après La Boum, la mère d’une ado ; toutes deux bien ancrées dans leur temps. Et c’est un succès, un gros succès. Est-ce qu’à ce point de sa carrière, une boucle est bouclée - et peut-être un chapitre refermé ? Question complémentaire : Christa Theret, sa fille de cinéma, te paraît-elle promise à un parcours « à la Marceau » ?

 

F.Q. : Oui, on peut dire que la boucle est bouclée. À nouveau, près de trente ans après La Boum, Sophie Marceau se retrouve à l’affiche d’un film générationnel à gros succès. Ceux qui l’ont suivie réalisent que le temps a passé… Et la jeune génération l’adopte en maman moderne et sympa. Le chapitre n’est peut-être pas refermé. Dans quelques années, on peut imaginer une nouvelle comédie générationnelle où elle serait la grand-mère ou l’arrière-grand-mère cool, comme le fut Denise Grey dans La Boum… En ce qui concerne Christa Theret, elle n’a pas eu le même impact populaire que Sophie Marceau. L’époque n’est pas la même non plus…

 

LOL

Sophie Marceau et Christa Theret à l’affiche de LOL ; source : Cineplex.com.

 

PdA : Une anecdote m’a fait sourire à propos d’un jugement tout personnel qu’elle aurait formulé auprès de François Mitterrand : au président de l’époque, très impliqué dans l’érection d’une pyramide au Louvre, elle aurait confié de manière assez cash, disons, qu’elle n’était pas fan de l’idée. Mitterrand n’a que modérément apprécié. Marceau, rebelle et d’une franchise rafraîchissante, souvent...

 

F.Q. : Oui, la réflexion sur la Pyramide du Louvre c’était lors d’un voyage en Corée avec le président Mitterrand. C’est lui-même qui avait choisi Sophie comme ambassadrice, car elle est une énorme star en Asie – l’enjeu économique était de vendre des TGV à la Corée. La franchise de Sophie est souvent décapante, en effet. Elle en agace certains, et en réjouit d’autres. C’est ce qu’on aime aussi chez elle, son esprit frondeur et sa propension à mettre les pieds dans le plat.

 

PdA : Sophie Maupu, issue d’un univers très popu, nous le rappelions tout à l’heure, n’a eu de cesse de vouloir rattraper un peu du temps qu’elle pense avoir perdu, s’agissant de la constitution d’une culture, littéraire en particulier. Cet aspect m’a touché...

 

« Sophie Marceau s’est longtemps sentie

illégitime dans le milieu des acteurs »

 

F.Q. : Oui, elle a toujours eu à cœur de s’affranchir de son milieu d’origine, sans jamais le renier. Son ambition d’enfant était d’être intelligente. Elle a toujours eu conscience de ses carences culturelles, au point de ressentir parfois le complexe de l’imposture. Se sentir illégitime parce qu’on n’a pas eu comme la plupart de ses consœurs la vocation et suivi un parcours classique au Conservatoire ou dans une école de comédie. Ce discours est récurrent dans la bouche de Sophie, comme le complexe d’être embarrassée avec les mots et devoir chercher systématiquement à s’exprimer avec justesse et clarté. S’adapter à son milieu, celui du cinéma, n’a pas été chose aisée de ce point de vue. D’autant que son apprentissage s’est effectué aux yeux de tous. On parlait tout à l’heure de Zulawski qui lui a beaucoup apporté en ce sens, tout en l’accaparant.

 

PdA : On retrouve cette même logique avec le théâtre : cet univers qu’elle voit comme un peu élitiste, inaccessible a priori pour elle, elle s’attache à s’y immiscer, avec succès. Trop peu ?

 

F.Q. : Oui, elle ne s’interdit aucune audace. Et son aplomb, ajouté à son talent, lui permet de s’imposer. Avec succès, en effet, et la reconnaissance des gens du métier puisqu’elle fut couronnée du Molière de la révélation pour ses débuts sur les planches avec Eurydice. On aimerait la voir plus souvent au théâtre car elle s’y montre souvent plus audacieuse qu’au cinéma. Sa dernière performance dans le monologue de Bergman, Une histoire d’âme, était particulièrement courageuse et réussie. Ceux qui ne l’ont pas vue pourront bientôt l’apprécier sur Arte qui en diffusera une version filmée.

 

PdA : Le rendez-vous est pris. La lecture du livre nous donne à découvrir pas mal d’éléments de critiques d’époque au fil des sorties en salles de ses films. Certains sont bons, d’autres moins ; ce qui frappe, c’est que Sophie Marceau passe quasiment tout le temps, y compris pour les films jugés négativement, comme un élément positif dans la balance : on loue son jeu d’actrice autant que son charme, ce qu’elle a de solaire...

 

F.Q. : Oui, et je me suis appliqué à choisir des critiques de sources très diverses, de Première à Télérama, en passant par Les Inrocks. Il en ressort, en effet, qu’elle porte souvent le film à elle toute seule et on loue généralement sa justesse de jeu, son naturel, sa beauté et son implication physique.

 

PdA : À plusieurs époques, Marceau se retrouve mise en concurrence avec Isabelle Adjani. On croise aussi quelques autres grandes actrices dans ce livre : Isabelle Huppert, Juliette Binoche, Sandrine Bonnaire... Quels rapports entretient-elle avec ces femmes ? Comment les perçoit-elle au plan artistique ?

 

F.Q. : Sophie ne se range pas dans une famille d’acteurs ou d’actrices. Elle s’exprime rarement sur ses consœurs. En outre, elle n’aime pas beaucoup les films choraux. On l’a peu vue partager l’affiche avec d’autres comédiennes, sauf dans Les Femmes de l’ombre. On le regrette, car on adorerait un film qui réunirait à l’affiche les trois comédiennes générationnelles que sont Marceau, Bonnaire et Binoche. On pourrait même y ajouter Dalle.

 

PdA : Sophie Marceau est peut-être la plus populaire de nos actrices - ça se défend aisément ; la classerais-tu parmi nos « grandes » actrices ?

 

F.Q. : Mais oui. Sophie Marceau est une grande actrice. Qui ne fait pas toujours les bons choix, ou qui n’est pas toujours servie comme elle le mériterait… Mais puisqu’on la sait capable de porter sur ses épaules de mauvais films, on ne peut en douter.

 

PdA : Si tu devais nous recommander, ici, une liste de cinq films avec Sophie Marceau (les plus connus mis à part peut-être) ?

 

« Taularde marquera un tournant dans sa carrière »

 

F.Q. : Police ; Marquise ; À ce soir ; Firelight ; La Fidélité. Et le prochain : Taularde, où elle apparaît sans fard et qui va assurément marquer un tournant dans sa carrière.

 

PdA : Ce qui ressort d’elle à tout moment, à la lecture de ce livre, c’est ce qu’elle renvoie depuis des années : l’image d’une femme belle, battante et éprise de liberté. Est-ce là l’image que tu t’es forgée d’elle ?

 

F.Q. : Oui, une femme solaire. Pas une star glacée. Sa beauté est lumineuse. C’est une actrice proche des gens, populaire au sens noble du terme.

 

PdA : Tu as rencontré plusieurs témoins pour la composition de cet ouvrage, des amis de jeunesse notamment. Ça a été compliqué, de ce point de vue ?

 

F.Q. : Non, et ça a été plutôt sympathique et instructif. Je trouvais intéressant de s’attarder sur ses années passées à Gentilly, avant que le cinéma ne la kidnappe. Les témoignages de ses amis de collège ont été précieux. Tout le monde a tendance à confondre Sophie avec la jeune ado de La Boum, alors qu’elle arrivait d’un milieu opposé où l’on partage le quotidien des ouvriers, les influences de la rue, les problèmes d’intégration et de racisme.

 

PdA : Quel message aimerais-tu adresser à Sophie Marceau, là, maintenant ?

 

F.Q. : À quelle heure dois-je réserver le resto ?

 

PdA : Tes projets, tes envies pour la suite ?

 

F.Q. : Un livre consacré à Jane Birkin paraîtra en février, aux éditions de l’Archipel. Puis, on espère continuer…

 

PdA : Que peut-on te souhaiter ?

 

F.Q. : Du bonheur.

 

PdA : Un mot sur le nouvel album de Johnny, auquel tu as consacré plusieurs ouvrages, dont la bio monumentale Johnny, la vie en rock ?

 

F.Q. : J’aime beaucoup. Un soin particulier a été apporté aux textes, et je m’en réjouis. J’aime aussi l’interprétation sobre de Johnny.

 

PdA : Un dernier mot... ?

 

F.Q. : Plutôt deux, par les temps qui courent : Peace & Love...

 

Frédéric Quinonero

Photo : Emmanuelle Grimaud

 

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Pour aller plus loin...

17 novembre 2015

« Paris, vendredi », par Germain Louvet

Qu’il est difficile et vain, parfois, d’essayer de trouver des mots pour exprimer l’horreur, qualifier l’inqualifiable. Atroces, les attentats qui ont ensanglanté la capitale ce vendredi en soirée furent atroces. Sans aller beaucoup plus loin pour ce qui me concerne, je ne puis que me joindre, bien humblement, à toutes celles et tous ceux dont le gros des pensées est orienté, depuis quelques jours, vers les victimes des carnages, leurs familles et leurs proches, vers les forces qui, au-dedans comme au-dehors luttent pour la sécurité et la défense collectives, vers la ville de Paris et, ne l’oublions pas, de Saint-Denis.

J’ai eu envie de réfléchir à un article. Dans ma pensée, il ne pouvait, en dépit de l’état d’esprit du moment, qu’être solaire - quoi de plus naturel après tout, le monde entier dit de Paris qu’elle est la « Ville lumière ». Mon choix s’est rapidement arrêté sur Germain Louvet, jeune danseur à l’Opéra de Paris. En juillet dernier, il nous gratifiait d’un autoportrait sensible, touchant et inspirant. Autant de qualités qui l’ont qualifié à mes yeux pour nous raconter un peu ce qu’est « son » Paris. Le jour même de ma proposition, le 16 novembre, je recevais son texte. Un hymne à Paris. À la vie, qui continue et qui continuera. Merci, Germain... Une exclusivité Paroles dActu, par Nicolas Roche.

 

Je ferme la petite porte de mon appartement, range les clés dans mon sac ; j’allume la minuterie de la cage d’escalier délabrée puis descends les quatre étages. Le bois craque sous mes semelles de crêpe, l’odeur d’un filet mignon se mêle au tabac froid. Au troisième étage, des éclats de rire ; au deuxième, des notes de Chopin accompagnant distraitement la voix nasillarde du présentateur télé. J’appuie sur l’interrupteur « porte ». Un déclic, puis la rumeur de la rue s’impose.

Le froid vif me surprend par un frisson de plaisir, je ne remarque même pas l’odeur âcre des pots d’échappement et du goudron battu par les voitures insatiables. Une prostituée me fait un clin d’œil, sourire ; j’attends que le bonhomme passe au vert, puis je quitte la rue Saint-Denis.

Un Vélib’ ralentit pour me laisser passer, cliquetis du dérailleur trop sec, crissement des patins de frein trop usés. Je passe devant un café, relents de café justement, souffle rauque des poêles d’extérieur, lumières de braise sur la terrasse fumeur enfumées, où une discussion animée s’interpose entre un baiser d’adolescents rougissants et une famille de touristes danois. Quelques mètres plus loin, une vitrine m’attire par son éclairage acidulé ; deux mannequins sans visages prennent lascivement la pose, nonchalants mais sensuels. Je m’arrête, scrute les prix. J’attendrai les soldes. En contrebas, un sans-abri à la peau tannée par le froid, la pluie et l’oubli : « Une petite pièce s’il vous plaît ». Gêne. « Désolé, je n’ai pas de monnaie sur moi ». Honte, culpabilité, je donnerai la prochaine fois. Un fox-terrier surexcité aboie, son propriétaire aboie plus fort, en serrant la laisse. J’évite un arbre gris, marche sur ses feuilles déchues mais encore croustillantes, j’agrippe une barre de fer pour mieux prendre le virage, lampadaires tamisés, enseignes fluo, tiens il fait nuit tôt maintenant... 

Je dépasse une librairie branchée. Le dernier roman d’Amélie Nothomb, un livre de photos sur Pina Bausch, un ouvrage de peinture sur Velasquez. Ça sent le fromage de chèvre. Une fromagerie de quartier attire les papilles gourmandes et les estomacs vides de ses effluves entêtantes, comté affiné vingt-quatre mois, 27,60€ le kilo. Un hurlement survient, non c’est un rire particulièrement aigu provenant du Café Charlot. Conversation en allemand d’un groupe d’étudiants marchant derrière moi, décidément j’ai tout perdu depuis le bac.

La clameur de la place de la République me parvient, comme le gargouillis sourd d’un estomac de géant digérant inlassablement le flot de véhicules et de personnes qui y transitent. Un mélange hétéroclite d’individus se masse devant l’entrée d’un théâtre, à l’affiche Catherine Frot et Michel Fau.

Je continue de marcher. Je croise des hommes et des femmes, une poussette, un attaché-case, un manteau en alpaga, un pull en cachemire, un blouson vintage, une paire d’escarpins vernis - des Stan Smith évidemment -, des enfants qui pleurent, des parents qui aiment. Un béret, un piercing, des jupes plissées, des jupes fendues, un fauteuil roulant, des faux sourcils, des jeans moulants. Des regards affairés, une démarche chaloupée, deux hommes se tenant par la main, un sac de course se balançant au bout d’un bras, et le bal cadencé des sorties de métro aux heures de pointe. Je fonce maladroitement sur une poubelle verte et jaune oubliée par le ramassage, laisse échapper un soupir.

J’aperçois les ombres dansantes d’un lustre finement ouvragé sur les arabesques élégantes des moulures fastes d’un appartement au premier. Une pétarade explose derrière moi, une Harley noire et son coursier de cuir et de bottes déboule sur la voie de bus. Les vibrations font presque frissonner la surface lisse du canal Saint-Martin ; seuls quelques mégots viennent habituellement en troubler l’onde calme. Mon regard se perd dans le miroitement sombre dans lequel se reflète l’étreinte langoureuse d’un couple quinquagénaire accoudé à la rambarde du ponton.

Un battement régulier me ramène à la réalité, sonorités de basses, rap à fond la caisse dans la 205 tunée qui laisse les paroles agressives s’égrainer le long de la chaussée. Un verre de vin rouge s’offre un instant de grâce lorsque l’éclat du rubis qui le traverse me tape dans l’œil. Concurrence rude avec l’or irisé d’une pinte de blonde lui tenant compagnie. Les chaises en rotin interrompent la commande par le raclement inopportun de leurs pieds contre le bitume. Un skateboard se fraie un chemin, équilibriste moderne dans ce cirque urbain.

Quelques notes de guitare retentissent agréablement, guidant la voix suave et douce d’un apprenti mélomane en quête d’oreilles compatissantes. Badauds amusés et curieux, attroupements, quelques déhanchés ; l’artiste satisfait redouble de passion.

J’interromps un moment ma pérégrination à travers cette jungle que je chéris, je regarde le ciel hâlé, mélasse épaisse de mauve et d’encre. Je prends une bouffée d’air frais, je suis entouré de vie et de bruit, je me sens bien.

Une vibration dans la poche de mon pantalon me sort de ma torpeur. Alerte Le Monde sur mon iPhone 4 ; au loin le gémissement des sirènes, l’incompréhension, le silence, puis les larmes.

Mes larmes coulent, rejoignent le pavé, se fraient un chemin parmi les souvenirs d’une ville de liberté, de culture et de joie, pour se confondre dans les eaux impassibles du canal, qui jamais ne cessent leur pèlerinage dans la cité des Lumières et des droits de l’Homme, où s’abreuve notre histoire, notre inspiration et nos idéaux. Malgré la colère, la peine de la perte d’êtres innocents, l’horreur et l’absurdité engendrées par la folie meurtrière, il suffit d’un reflet de lune sur la basilique de Montmartre, de quelques accords d’accordéon près du pont des Arts, du tintement d’une cuiller sur la soucoupe d’une tasse de café ou de la senteur veloutée du pain tout juste sorti du four de la boulangerie au petit matin, pour se rappeler l’espoir et la vie.

Car Paris est là, immortel dans sa beauté comme dans sa laideur. Et dans sa diversité il bat par un seul cœur, celui des Parisiens, des Français, et ceux du monde entier.

 

« Paris, vendredi »

par Germain Louvet, le 16 novembre 2015

 

Robert Doisneau 3 

 

Robert Doisneau 2

 

Robert Doisneau 1

Clichés signés Robert Doisneau, sélectionnés par Germain Louvet pour illustrer son texte.

 

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Et vous, racontez-nous « votre » Paris ?

 

Germain Louvet

L’autoportrait de Germain Louvet a été publié sur Paroles d’Actu en juillet dernier.

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4 novembre 2015

« Décentralisation : regard sur nos Régions », par Nicolas Mayer-Rossignol

Nicolas Mayer-Rossignol est, à 38 ans, le plus jeune de nos présidents de Région. Il dirige depuis 2013 le Conseil régional de Haute-Normandie (dont Rouen est la capitale) et conduira en décembre prochain les listes des socialistes et de leurs alliés pour la conquête d’une majorité politique nouvelle dans le cadre d’une Région Normandie reconstituée. Le président de la Région Basse-Normandie Laurent Beauvais, PS lui aussi, a concédé la tête de listes à son cadet, qu’il soutient sans réserve dans cette bataille qui, au-delà des bilans locaux, s’annonce difficile pour les socialistes du fait notamment d’un contexte politique national défavorable. En Normandie, outre celles menées par M. Mayer-Rossignol (qui ne rassemblent pas pour l’instant, loin s’en faut, la totalité des forces de gauche), les principales listes en lice lors de ces Régionales seront celles de l’union de la droite et des centres, menées par l’ex-ministre de la Défense Hervé Morin, et du FN, conduites par le secrétaire général du parti Nicolas Bay.

Dès le mois de juin, j’ai souhaité inviter M. Mayer-Rossignol à évoquer pour Paroles d’Actu l’état de ses réflexions quant à la décentralisation au point où elle se trouve, avec évidemment un accent particulier mis sur les Régions, leur rôle dans le dispositif et leurs perspectives éventuelles d’évolution : « Quelle devrait-être, de votre point de vue (dont on accepte volontiers ici quil puisse être iconoclaste et, par exemple, sappuyer sur des expériences étrangères), la place dévolue à la Région dans l'organisation politico-administrative de la nation (quelle représentation au sein du Parlement ? quels champs d'action et allocation de moyens ?) et des territoires français ? (quels rapports à éventuellement repenser entre la Région et les collectivités déchelons inférieurs dune part ; entre les Régions elles-mêmes dautre part ?) » Sa composition, très instructive et fort intéressante, m’est parvenue ce jour. Une exclusivité Paroles d’Actu, par Nicolas Roche.

 

« Décentralisation : regard sur nos Régions »

par Nicolas Mayer-Rossignol, le 4 novembre 2015

UNE EXCLUSIVITÉ PAROLES D’ACTU

 

Nicolas Mayer-Rossignol

 

« La France a eu besoin d’un pouvoir fort et centralisé pour se faire, elle a, aujourd’hui, besoin d’un pouvoir décentralisé pour ne pas se défaire ». Par cette phrase, François Mitterrand annonçait lors du Conseil des ministres du 15 juillet 1981 le point de départ d’une révolution majeure pour notre République : la décentralisation ! Si notre Constitution prévoit que la République française est décentralisée et que ce processus apparaît comme faisant partie du patrimoine commun des républicains, il ne faut pas oublier que c’est principalement la gauche – je dis principalement car je n’ignore pas les réformes de 2003-2004 du Gouvernement Raffarin - qui a fait avancer cette idée et qui a procédé aux réformes nécessaires pour qu’elle advienne.

 

Si, au début des années 1980, la commune et le département, créations révolutionnaires, existaient déjà en France, ce sont bien les lois Defferre qui, en supprimant la tutelle administrative, vont constituer l’acte de naissance des collectivités territoriales que nous connaissons aujourd’hui, et en particulier de la Région, dont l’assemblée sera dorénavant élue au suffrage universel direct.

 

Plus de trente ans après, force est de constater que la Région est l’échelon territorial qui a le plus profité de la décentralisation. Alors que, depuis plusieurs années, la réforme communale - avec la montée en puissance de l’intercommunalité - est engagée et que la suppression du département est régulièrement évoquée, la Région n’a cessé de prendre de l’ampleur et de la consistance dans le paysage politique et administratif territorial de notre pays. Ce succès des Régions, dont il nous faut expliquer les raisons (II), avant de réfléchir à leur rôle et à leur place dans l’avenir (III), ne doit pas laisser penser à nos lecteurs que cette évolution était acquise d’avance (I).

 

I) Le développement régional longtemps à l’épreuve du modèle français hérité de la Révolution française.

 

La régionalisation en France est tardive et elle ne s’est pas imposée naturellement. Elle a très souvent été appréhendée comme une menace pour l’unité nationale, pâtissant de son parfum « d’Ancien Régime » évoquant ces « anciennes » Provinces ou circonscriptions régionales (baillages, sénéchaussées, généralités) abolies au moment de la Révolution française. Chacun se souvient de la formule de Thouret, (non pas Alain Tourret député et conseiller régional radical figurant sur ma liste, mais le révolutionnaire député de Rouen), qui déclarait à la Constituante : « Craignons d’établir des corps administratifs assez forts pour entreprendre de résister au chef du pouvoir exécutif, et qui puissent se croire assez puissants pour manquer impunément de soumission à la législature » !

 

Il faudra attendre la Vème République pour que les Régions reviennent sur le devant de la scène et s’autonomisent peu à peu du Département. Rappelons en effet que l’ancêtre de la Région, l’établissement public régional (EPR), a été fondé en 1972 sur la base de la conception pompidolienne, toujours majoritaire à droite, d’une région conçue comme l’« expression concertée des Départements », et non sur la reconnaissance d’une quelconque identité régionale ou d’une entité autonome. Cette départementalisation de la Région, dont l’héritage se retrouve encore aujourd’hui au niveau du scrutin régional, bâti sur des listes départementales, faisait suite à la tentative avortée du général De Gaulle (échec du référendum d’avril 1969) de faire de la Région une collectivité territoriale pleine et entière avec des compétences relatives à l’activité économique, sociale et culturelle. Car si François Mitterrand a indéniablement permis l’émergence de la Région telle qu’on la connaît aujourd’hui, il faut également rappeler et rendre hommage à l’intuition du général De Gaulle qui avait perçu, avant beaucoup d’autres, que « les activités régionales seraient les ressorts de la puissance économique de demain ».

 

À partir des lois Defferre et jusqu’aux réformes constitutionnelles et organiques de 2003 et 2004 conduites par le Gouvernement Raffarin, la Région va voir ses compétences renforcées et va peu à peu asseoir sa légitimité dans l’organisation territoriale du pays. À rebours de la cohérence de ces deux premiers actes de la décentralisation, la loi du 16 mars 2010 portant création du conseiller territorial de M. Sarkozy va menacer un temps l’édifice bâti. Cette contre-réforme aurait, en effet, renforcé la départementalisation de la Région et signé à terme leur disparition. Elle a fort heureusement été rejetée par les élus et par la Nation, son volet sur le conseiller territorial étant abrogé par le gouvernement de Jean-Marc Ayrault.

 

II) Des Régions qui réussissent !

 

Si la Région est aujourd’hui une collectivité reconnue, c’est parce qu’elle a su prouver son efficacité dans la mise en œuvre des missions confiées par l’État. Le bilan des Régions de ces vingt dernières années est exemplaire. Dès que l’Etat a confié un bloc de compétences à la Région avec des moyens, des progrès ont été enregistrés, le service rendu au public amplifié, amélioré et modernisé. Nous pouvons, entres autres, citer l’exemple des TER, des lycées ou de la formation professionnelle. De plus au regard des actions menées, la part des Régions dans le déficit public est extrêmement faible. Pour ne prendre que l’exemple de la Haute-Normandie et de la Basse-Normandie, nous avons réussi la rénovation de l’ensemble des lycées, modernisé la flotte de nos TER, financé la création de multiples équipements sportifs et culturels, investi dans le numérique et soutenu nos filières d’excellence et des milliers d’entreprises et d’associations tout en réduisant notre endettement. La Région Normandie est aujourd’hui sur le podium des régions les mieux gérées de France. Peu de collectivités peuvent se targuer d’un tel bilan.

 

Les Régions sont même allées au-delà de bon nombre de leurs compétences, usant à bon escient de la clause générale de compétence dans les domaines de la santé, de l’enseignement supérieur et de la recherche. En Normandie, nous avons participé à la création de maisons de santé, à l’installation de médecins en zones déficitaires, à aider les hôpitaux à l’acquisition d’équipements de pointe en matières de chirurgie et de lutte contre le cancer, par exemple. Nous avons investi des millions d’euros dans nos trois universités à Caen, Rouen et au Havre. Dans le domaine des grandes infrastructures, les Régions ont su mobiliser et dynamiser l’État pour accélérer la mise en œuvre des contrats de projets. Nous avons réussi à négocier, en plus du CPER (contrat de plan État-Région, ndlr), un CPIER (contrat de plan interrégional État-Régions, ndlr) pour la vallée de la Seine, qui est l’un des plus importants de France. Les Régions ont également mis en place un grand nombre de politiques innovantes dans le domaine énergétique. En Haute-Normandie nous avons été à l’avant-garde avec le chèque-Énergies, l’appel à projets Énergies, le déploiement de véhicules électriques…

 

Nos Régions, sous des exécutifs de gauche plurielle (socialistes, radicaux, écologistes et communistes), ont su dépasser leur seul rôle de financeur pour impulser de réelles dynamiques et favoriser un aménagement équilibré et durable de nos territoires. Pas un grand projet ne s’est réalisé en Normandie sans l’appui des Régions. En Haute-Normandie, la coopération « 276 » (entre la Région et les Départements de l’Eure et de la Seine-Maritime), unique en son genre et saluée pour son efficacité par de nombreux rapports, a favorisé le regroupement intercommunal, permis des mutualisations innovantes et de financer sur tous les territoires des projets structurants dont les habitants jouissent au quotidien !

 

L’autre force des Régions a été de mettre en place des coopérations interrégionales originales. Les deux Régions normandes ont ainsi développé, ensemble, de nombreuses actions en matières aéroportuaire avec Normandie Deauville, de numérique, de tourisme avec un comité régional commun, d’économie avec les pôles de compétitivité ou la création de fonds d’investissement, ou encore de prévention de l’érosion de notre littoral.

 

Enfin, cette montée en puissance des Régions a été favorisée et encouragée au plan européen. La Région est en effet, plus que d’autres, l’échelon territorial pertinent à l’échelle d’une Europe qui doit résolument se tourner vers l’investissement, la croissance et l’emploi. L’importance prise par les Régions dans notre organisation administrative territoriale ne résulte donc pas seulement de facteurs législatifs ou institutionnels mais aussi très clairement de la réussite des exécutifs régionaux !

 

III) Bâtir et réussir la Normandie, l’avenir se conjugue au présent !

 

L’heure n’est plus à se demander, « Quelles Régions pour demain ? » mais bien de considérer, avec la plus grande attention, les trois réformes majeures voulues par le président de la République, le gouvernement et la majorité qui sont actuellement en cours : loi sur le développement et le renforcement des métropoles avec la loi MAPTAM, loi relative au nouveau découpage régional et loi NOTRe sur la répartition des compétences. Ces trois réformes constituent le tant attendu Acte 3 de la décentralisation. Elles consolideront à terme l’organisation administrative territoriale de notre pays autour du couple Régions et intercommunalités, et notamment des métropoles.

 

Avec la loi NOTRe, la Région voit son rôle de stratège et de planificateur renforcé grâce au Schéma régional d’aménagement, de développement durable et d’égalité des territoires (SRADDET), document de planification majeur et intégrateur des autres schémas régionaux (obligatoires ou facultatifs) qui revêtira un caractère prescriptif. En matière économique, les compétences régionales sont aussi affermies, la Région étant responsable du développement économique sur son territoire. Sur l’emploi, après l’importante loi du 5 mars 2014 relative à la formation professionnelle, à l’emploi et à la démocratie sociale mettant en place le Service Public Régional de l’Orientation, la Région se voit enfin dotée d’un bloc de compétences cohérent en matière d’orientation, de formation et d’emploi. En matière de transport, la Région se verra confier, au 1er janvier 2017, la responsabilité des transports routiers non urbains (notamment des transports scolaires) et des transports maritimes réguliers de personnes et de biens pour la desserte des îles françaises. Il faut également rappeler que la Région est devenue, il y a peu, autorité de gestion des fonds européens.

 

Toutes ces nouvelles compétences, ces nouveaux documents stratégiques à élaborer en concertation avec les autres collectivités positionnent clairement la Région comme une collectivité incontournable chargée de la préparation de l’avenir, du développement et de l’aménagement des territoires. À ces nouvelles compétences s’ajoutent la réforme de leur périmètre géographique et les défis liés à la fusion d’anciennes régions. Avec Laurent Beauvais, nous pilotons et préparons avec nos administrations cette fusion de nos deux collectivités depuis plus d’un an et nous mesurons l’importance, les difficultés mais aussi les opportunités d’un tel projet. La priorité est donc de réaliser et de réussir cette fusion et, dans le cadre de la nouvelle répartition des compétences, d’engager le dialogue nécessaire avec l’ensemble des autres collectivités afin d’optimiser les rôles de chacun. Importance de la Région ne veut pas dire domination de celle-ci. Au contraire, il lui incombe d’instaurer les voies d’une concertation nécessaire. En ce sens, la conférence territoriale de l’action publique sera amenée à jouer un rôle important. Nous devons être à la hauteur et au rendez-vous de ces enjeux majeurs car nos concitoyens attendent un service public local et régional de qualité, efficace et le moins coûteux possible.

 

Bien que le temps ne soit pas, j’y insiste, à penser de nouvelles réformes mais à appliquer et à réussir celles en cours, tant leur portée et les défis posés sont grands, je veux conclure par deux observations :

 

La première sous forme de souhait. Il sera indispensable, à moyen terme, de repenser la fiscalité régionale notamment au regard de l’évolution de leur périmètre géographique et de leurs compétences. Je suis partisan de davantage d’autonomie financière pour les Régions car elles sont aujourd’hui encore beaucoup trop dépendantes des dotations de l’État. Le gouvernement a récemment annoncé une augmentation de la part régionale de la CVAE (cotisation sur la valeur ajoutée des entreprises, ndlr), c’est un premier pas qui va dans le bon sens. Il ne s’agit pas pour autant de plaider pour un pouvoir fiscal autonome, comme le connaissent d’autres régions en Europe en Allemagne ou en Espagne, par exemple. Nos Régions n’ont pas vocation à devenir des Länders ou des communautés autonomes. La France est et doit demeurer un État unitaire et la décentralisation à la française est un modèle original adapté à notre histoire et à nos traditions. Néanmoins, si on veut encore davantage donner aux Régions les moyens de leurs ambitions, il faudra nécessairement leur offrir de nouvelles marges de manœuvre en termes de recettes.

 

Enfin, la consultation et l’association des présidents de Région aux choix du gouvernement en matière de grands projets structurants pour la Nation est indispensable. À plusieurs reprises, j’ai pu, ainsi que mes homologues, être reçu, consulté et associé aux réformes conduites par l’État impactant nos territoires. C’est un grand progrès par rapport à ce qui se passait sous l’ère Sarkozy. Il me paraît indispensable que cette coopération puisse être identifiée par une instance dédiée à l’image de ce qui se passe en Allemagne. Certains considéreront que c’est le rôle du Sénat, mais je suis trop attaché au non-cumul des mandats parlementaire et de fonctions exécutives locales pour militer pour que notre Sénat, qui représente déjà les collectivités locales, ne se réduise à une seule chambre pour grands élus locaux et régionaux.

 

Vous comprendrez par cette tribune que je suis un authentique « Girondin » ! Le décentralisateur pas le supporter de foot, mes préférences allant au stade Malherbe ou au HAC… Je considère, en effet, que pour être efficace la prise de décision doit se faire au plus près des besoins des populations et des réalités du territoire. Pour moi, la décentralisation n’est pas seulement un mode de réflexion, c’est principalement un mode d’action ! Enfin, mon régionalisme ne sera jamais celui d’un repli identitaire, d’une défiance envers l’État et encore moins d’un hégémonisme à l’égard des autres collectivités. Il découle simplement de mon analyse de notre histoire politico-administrative et de la richesse de mon expérience à la tête de la Haute-Normandie. Malgré tout le chemin parcouru par nos Régions ces 30 dernières années, il reste encore beaucoup à faire ! C’est dans cet état d’esprit, enthousiaste et plein d’ambition pour ma région et ses habitants, que je me présente au suffrage des Normands.

  

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Et vous, quel avenir entrevoyez-vous pour nos Régions ?

 

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