Avec sa Lettre aux Français diffusée massivement depuis le 13 janvier, le président Emmanuel Macron, mis en grande difficulté avec l’exécutif qu’il dirige et, dans une certaine mesure, l’ensemble de la classe politique traditionnelle, par la crise dite des "gilets jaunes", entend reprend la main et l’initiative. En proposant d’ouvrir en grand (premier débat ?) les fenêtres de la discussion, il espère apaiser les colères et miser sur les aspirations populaires à la (re)prise de parole, tant et tant exprimées ces dernières semaines, sur les ronds-points et ailleurs. Qu’adviendra-t-il des conclusions de ce "grand débat national" ? L’exercice est à peu près inédit, faut-il par soupçon le crucifier avant même de lui avoir donné sa chance ? À l’évidence, non. J’ai proposé à François Delpla, historien spécialiste du nazisme, citoyen engagé, et fidèle de Paroles d’Actu, de nous livrer sa réponse au président de la République et, surtout, ses réponses aux questions proposées. Je le remercie de s’être prêté à l’exercice. Une exclu Paroles d’Actu, par Nicolas Roche.

 

UNE EXCLUSIVITÉ PAROLES D’ACTU

« Président, voici ma réponse ! »

GRAND DÉBAT NATIONAL

 

Le premier sujet porte sur nos impôts,

nos dépenses et l’action publique...

 

"(...) Mais l’impôt, lorsqu’il est trop élevé, prive notre économie des ressources qui pourraient utilement s’investir dans les entreprises, créant ainsi de l’emploi et de la croissance. Et il prive les travailleurs du fruit de leurs efforts. Nous ne reviendrons pas sur les mesures que nous avons prises pour corriger cela afin d’encourager l’investissement et faire que le travail paie davantage. Elles viennent d’être votées et commencent à peine à livrer leurs effets. Le Parlement les évaluera de manière transparente et avec le recul indispensable. Nous devons en revanche nous interroger pour aller plus loin. Comment pourrait-on rendre notre fiscalité plus juste et plus efficace ? Quels impôts faut-il à vos yeux baisser en priorité ?"

1°) On convient en général que ce paragraphe exclut du "grand débat national" toute remise en cause de la suppression de l’ISF et des ordonnances sur le travail. Or il est singulier de placer ces dernières dans la rubrique "impôts" ! Cela porte un nom : la contrebande. Et mérite une explication : on n’aura pas trouvé, pour caser cet interdit, d’endroit plus adapté.

2°) Même si une majorité parlementaire servile s’est laissé, dans l’été 2017, dessaisir de ses prérogatives, il est singulier de prétendre que des mesures prises par ordonnance ont été votées. Une faute de frappe pour "volées" ?

3°) Il devient envisageable ou du moins il n’est pas interdit, même par ce dirigeant très imbu de lui-même, d’assortir les cadeaux faits aux riches et aux entreprises de conditions en matière d’emploi, ce à quoi s’étaient obstinément refusés le président Hollande et son conseiller économique, aux initiales identiques à celles de l’expression "en marche".

4°) Des mesures aux effets désastreux, reposant sur des analyses tendancieuses, contestées dès l’origine par des économistes compétents, ne doivent surtout pas être remises en question, du moins avant un "recul indispensable". La Liberté inscrite au fronton de nos mairies exige qu’on les laisse produire tous leurs dégâts. Leurs responsables sont, dans l’intervalle, dispensés de toute argumentation.

5°) La discussion sur la fiscalité se voit canalisée dans un sens unique : les citoyens sont invités à proposer des baisses et non des hausses d’impôts, pour quelque catégorie de contribuables que ce soit. Le fait d’engager plus de moyens, en personnel comme en démarches diplomatiques, dans la traque des fraudeurs fiscaux et le démantèlement de leurs paradis ne fait pas non plus partie des options proposées.
Cependant, un rééquilibrage entre l’impôt indirect, payé également par tous, et l’impôt direct, modulable en fonction des revenus, n’est pas frappé d’interdit : oubli, ou imprudente glissade vers plus de justice ?

 

Le deuxième sujet (...), c’est l’organisation

de l’État et des collectivités publiques.

 

"Les services publics ont un coût, mais ils sont vitaux" : précieux aveu du continuateur de Sarkozy et de Hollande... conseillé par Macron -un homonyme sans doute -, dans la baisse du nombre des fonctionnaires, au nom d’une logique comptable et sans la moindre étude prévisionnelle de ses effets. Comme devait être homonyme celui qui déplorait que la politique sociale coûtât "un pognon de dingue", et faisait fièrement fuiter vers les réseaux sociaux un enregistrement où il le disait.

Dans les solutions suggérées, on n’est pas trop surpris de ne pas trouver un mot sur le nombre des fonctionnaires, et de lire seulement de vagues considérations sur l’organisation de l’État.

 

La transition écologique est le troisième thème.

 

"Je me suis engagé sur des objectifs de préservation de la biodiversité et de lutte contre le réchauffement climatique et la pollution de l’air. Aujourd’hui personne ne conteste l’impérieuse nécessité d’agir vite. Plus nous tardons à nous remettre en cause, plus ces transformations seront douloureuses."

Quel aveu encore ! Ici, l’auteur ne cherche même pas à donner le change sur la politique déjà menée. En écrivant comme s’il partait de zéro, il donne raison à Nicolas Hulot d’avoir démissionné et ne prétend même pas que son successeur Rugy ait entrepris la moindre action.

S’agissant de l’avenir, les "solutions concrètes" se bornent au remplacement des vieilles voitures et des chaudières anciennes : on croirait lire les annonces faites en catastrophe par Édouard Philippe à quelques jours du premier samedi des Gilets, dans l’espoir d’étouffer le mouvement dans l’oeuf.

Puis il est question des "solutions pour se déplacer, se loger, se chauffer, se nourrir" afin d’"accélérer notre transition environnementale". Le grand absent ici est l’aménagement du territoire, tant français que mondial, pour redéployer l’activité au plus près des habitants. Une question jusqu’ici ignorée des conférences internationales sur le climat. Dame, si les multinationales ne sont plus libres d’investir où cela leur chante, où va-t-on ? En attendant, ce sont les oiseaux qui chantent de moins en moins.

 

La lorgnette n’est toujours pas dirigée du bon côté lorsqu’on lit :

"Comment devons-nous garantir scientifiquement les choix que nous devons faire [à l’égard de la biodiversité] ? Comment faire partager ces choix à l’échelon européen et international pour que nos agriculteurs et nos industriels ne soient pas pénalisés par rapport à leurs concurrents étrangers ?"

Ce n’est pas trop tôt pour parler de l’Europe ! Hélas, elle n’est mentionnée que pour absoudre les reculades françaises, par exemple sur l’interdiction du glyphosate ou le contrôle des OGM, en suggérant que, sans des accords internationaux, on ne peut rien faire.

 

Enfin, il (...) nous faut redonner plus de force

à la démocratie et la citoyenneté.

("à la démocratie et la citoyenneté" : quel niveau de français !)

 

"Être citoyen, c’est contribuer à décider de l’avenir du pays par l’élection de représentants à l’échelon local, national ou européen. Ce système de représentation est le socle de notre République, mais il doit être amélioré car beaucoup ne se sentent pas représentés à l’issue des élections."

Ici, le problème n’est pas trop mal posé. Quant aux solutions suggérées, il est à noter qu’elles ont peu à voir avec une certaine réforme constitutionnelle, que le scribe était sur le point de faire prévaloir à grandes enjambées de ses "godillots", quand l’affaire Benalla (que rien n’évoque ici, de près ni de loin) l’a obligé à colmater d’autres brèches. À peine retrouve-t-on son dada de la réduction du nombre des députés.

Les limites imposées au débat n’en sont pas moins sévères. Rien n’est dit du pouvoir présidentiel ni, à plus forte raison, du numéro de la République, alors même que, si certaines des mesures évoquées entraient en vigueur, elles justifieraient qu’on l’appelât Sixième. Il manque aussi le référendum révocatoire, permettant d’écourter le mandat des élus incompétents ou, par rapport à leurs engagements de campagne, excessivement amnésiques. On cherche tout aussi vainement une mention du lobbyisme des intérêts privés auprès des élus, que ce soit par la corruption (un mot absent) ou par la désinformation. Et surtout, peut-être, l’effort annoncé pour "rendre la participation citoyenne plus active, la démocratie plus participative" ignore entièrement la question du rééquilibrage entre la logique nationale ou "jacobine" et la prise en main de leurs affaires par les habitants.

Comme est ignoré le droit de manifestation, si utile pour parer aux abus gouvernementaux. J’ajouterai donc aux suggestions de ce point quatrième, et censément dernier, un modeste codicille :

Souhaitez-vous que, pour que force reste à la loi, la police mette en garde à vue les porteurs d’un vêtement que la loi rend obligatoire, et leur tire dessus sans sommation avec des armes en principe non létales, sauf regrettable malchance ?

 

C’est alors que l’immigration s’invite...

(et que, par une inflation semblable à celle des mousquetaires de Dumas, les quatre questions se retrouvent cinq)

 

"La citoyenneté, c’est aussi le fait de vivre ensemble. Notre pays a toujours su accueillir ceux qui ont fui les guerres, les persécutions et ont cherché refuge sur notre sol : c’est le droit d’asile, qui ne saurait être remis en cause. Notre communauté nationale s’est aussi toujours ouverte à ceux qui, nés ailleurs, ont fait le choix de la France, à la recherche d’un avenir meilleur : c’est comme cela qu’elle s’est aussi construite. Or, cette tradition est aujourd’hui bousculée par des tensions et des doutes liés à l’immigration et aux défaillances de notre système d’intégration.

Que proposez-vous pour améliorer l’intégration dans notre Nation ? En matière d’immigration, une fois nos obligations d’asile remplies, souhaitez-vous que nous puissions nous fixer des objectifs annuels définis par le Parlement ? Que proposez-vous afin de répondre à ce défi qui va durer ?"

Le fossoyeur du plan Borloo ne manque pas de toupet. Car ce travail était déjà un "grand débat national", d’un meilleur aloi que celui qui s’annonce. Il regroupait, autour de l’ex-ministre, des maires de toutes tendances à la tête d’agglomérations de toutes sortes, pour accoucher de propositions tendant à une meilleure intégration, justement. La crise des banlieues n’est d’ailleurs évoquée ici qu’en filigrane.

Une politique de quotas ? Le projet en avait été esquissé par Sarkozy, dans le sens d’un écrémage des compétences du Tiers-Monde pour compléter celles qui manquaient à la France. C’est évidemment l’inverse qu’il faut faire... et que n’induisent pas les questions. Souhaitons que des suggestions intelligentes sur le développement économique des pays d’émigration éclipsent les considérations oiseuses que ne manqueront pas de nourrir les approches proposées.

 

La laïcité, raccordée de façon malsaine à l’immigration, ferme la marche :

"La question de la laïcité est toujours en France sujet d’importants débats. La laïcité est la valeur primordiale pour que puissent vivre ensemble, en bonne intelligence et harmonie, des convictions différentes, religieuses ou philosophiques. Elle est synonyme de liberté parce qu’elle permet à chacun de vivre selon ses choix. Comment renforcer les principes de la laïcité française, dans le rapport entre l’État et les religions de notre pays ? Comment garantir le respect par tous de la compréhension réciproque et des valeurs intangibles de la République ?"

Les valeurs de la République seront mieux gardées, avant tout, quand les autorités seront plus républicaines, les pouvoirs mieux séparés, les puissants punis à l’égal des gueux, et surtout quand le locataire de l’Elysée, soit par un changement de personne, soit par une conversion radicale de celui qui est en place, sera enfin conscient de ses devoirs envers tous, y compris sur le plan de la correction verbale. N’a-t-il pas, dans les jours mêmes où il rédigeait ce texte, trouvé encore le moyen de mettre en doute le "sens de l’effort" de "beaucoup trop de Français" ? Et dès le début de sa tournée de propagande, le 15 janvier, appelé à rendre "responsables" les pauvres "qui déconnent" ? 

En matière d’efforts, il lui reste, à lui, beaucoup à faire, et sa capacité dans ce domaine n’est pas encore démontrée.

François Delpla, le 15 janvier 2019.

 

François Delpla 2019

François Delpla (2014, photo : Paolo Verzone).

 

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