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Paroles d'Actu
21 juin 2020

« Les peintres naissent poètes », par Silvère Jarrosson

Quelques jours après nous avoir offert un texte intitulé L’artiste endormiSilvère Jarrosson a accepté cette fois de nous livrer une réflexion « colorée » sur la frontière parfois ténue, et la navigation dangereuse pour un artiste, entre poésie et folie. Merci à lui ! Exclu, Paroles d’Actu. Par Nicolas Roche.

 

EXCLU - PAROLES D’ACTU

« Les peintres naissent poètes »

par Silvère Jarrosson, juin 2020

Dans son clip Money Man, le rappeur américain Asap Rocky met en scène une jeunesse fictive, désœuvrée et aux prises avec une drogue hallucinogène issue d’un mélange d’ailes de papillons et de peinture acrylique. Durant ce court-métrage, le portrait social de ces jeunes à l’abandon est progressivement remplacé par l’étrange univers coloré dans lequel ils évoluent (celui des ailes de papillons, de la peinture et des hallucinations qui en découlent).

Avaler des ailes de papillons pour se sentir voler : parfois le rap oublie la vulgarité pour se réfugier dans la poésie.

Les ailes de papillon sont complémentaires de la peinture acrylique comme moyen d’échapper à la réalité — les jeunes d’Asap Rocky l’ont bien compris, qui en font une mixture. L’un comme l’autre manifestent, à leur façon, l’irrationnel et le poétique, par le jaillissement d’innombrables motifs colorés. Aristote appelait justement la couleur une drogue (« pharmakon »). Dans le cas des ailes de papillons, c’est le monde naturel même qui est source de ce jaillissement. La nature est en plein délire. Les papillons ont investi la poésie comme une niche écologique parmi d’autres. Leur génome a évolué vers une réalité qui semble folle, des fards et des poudres de couleurs irréalistes. L’irréalité s’est faite réalité, la folie est devenue la raison.

Chez les papillons, l’évolution vers ce monde coloré et poétique remplit une fonction biologique au service de leur survie et de leur existence. Comme on aimerait que la poésie soit, pour nous aussi, un indispensable de l’existence.

Il me semble que la poésie ne se distingue de la folie que par son degré de persistance. Chez le fou, l’abandon de toute rationalité au profit d’une réalité concurrente est durable, l’esprit ne parvient plus à s’en échapper. Chez le poète, cet état d’éloignement n’est que passager (bien que l’on ignore tout du chemin retour du délire à la réalité).

Les jeunes de Money Man ignorent eux aussi le chemin qui ramène au réel, et finissent perdus dans la folie. Durablement égarés dans leur monde coloré, sans échappatoire, ils ne sont plus poètes temporaires mais fous permanents. Comme les papillons, naviguer en plein délire est devenu, pour eux, la seule façon d’exister. Un indispensable de l’existence. À la fin du clip, à force de laisser leur regard plonger dans celui, factice, des ailes de papillons, ils deviennent tous aveugles.

Beethoven a fini sourd. Les peintres, eux, finissent aveugles. La peinture acrylique agit sur eux comme des ailes de papillon. Elle devient pour eux un indispensable de l’existence, elle les emporte, et un jour ils ne savent plus en revenir. Les peintres naissent poètes et meurent fous.

 

Papillon

 

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16 juin 2020

François Delpla: « Refuser tout armistice à Hitler en 1940 le plongeait dans une impasse mortelle »

Il y a 80 ans jour pour jour se jouait, sous les yeux incrédules du monde, un des plus grands drames de l’histoire de France. Le 16 juin 1940, le président du conseil Paul Reynaud acceptait le principe d’une incroyable fusion franco-britannique, porté par Jean Monnet et soutenu par Churchill et De Gaulle, qui eût conduit à une continuation conjointe et résolue du combat contre l’Allemagne nazie. Le soir même, alors que De Gaulle, confiant, quittait l’Angleterre pour Bordeaux (siège du gouvernement en déroute), il apprenait que Reynaud, vaincu en cabinet, avait démissionné, cédant presque naturellement sa place au maréchal Pétain, et aux partisans de l’armistice, dont la demande fut transmise à l’ennemi dès le lendemain. De Gaulle, désormais condamné par le pouvoir, prit ses dispositions pour regagner Londres et y organiser une résistance tandis que Pétain s’apprêtait, bientôt, à installer le pays dans la voie de la collaboration, et son gouvernement à Vichy.

J’ai proposé, pour l’occasion, à l’historien François Delpla, que les lecteurs de Paroles d’Actu connaissent bien (il est notamment l’auteur de Hitler et Pétain, paru chez Nouveau Monde en 2018), une interview portant sur ces journées décisives et à bien des égards tragiques. Je suis heureux qu’il ait accepté de se prêter au jeu, et salue dautant plus son travail de fouille et de recherche qu’il a été injustement banni par un grand réseau social il y a quelques semaines. Je profite également de l’occasion que me procure cet article pour saluer tout particulièrement quelqu’un que j’ai la joie d’appeler mon ami, l’Américain francophile et passionné d’Histoire Bob SloanUne exclusivité Paroles d’Actu. Par Nicolas Roche.

 

EXCLU PAROLES D’ACTU - 80 ANS JUIN 1940

François Delpla: « Refuser tout armistice à Hitler

en 1940 le plongeait dans une impasse mortelle. »

Reynaud et Pétain

Le général Weygand, Paul Baudouin, Paul Reynaud et le maréchal Pétain, mai 1940.

Photo : © Getty / Keystone-France.

 

Se figure-t-on encore aujourd’hui l’ampleur du traumatisme que constitua, pour les Français d’alors, la défaite lourde de conséquences - et peut-être inéluctable au vu de l’excellence du coup allemand - de mai-juin 1940 ? La plus grave catastrophe de notre histoire ?

débâcle historique

Oui et non. Sans Churchill - ou n’importe quel Anglais décidé… mais il n’y avait guère que lui -, Hitler mourait dans son lit 40 ans plus tard dans un empire allemand qui aurait eu le temps de faire de « nous » ce qu’était la Grèce par rapport à Rome. Fin de la France. Mais, Hitler ayant finalement été vaincu, elle existe, conserve un poids en Europe et dans le monde, n’est pas si inférieure que ça à l’Allemagne et à l’Angleterre, mais évidemment, l’énorme contribution des « deux grands » à la bataille a fait régresser, relativement, toute l’Europe.

 

Considérant les forces en présence et les moyens matériels dont disposaient les belligérants, peut-on établir que la défaite était davantage affaire de choix stratégique (mobilité mécanique en attaque contre murs statiques en défense) que d’infériorité numérique ? Si, hypothèse, De Gaulle, avec ses conceptions novatrices de l’armée, avait été aux manettes à la place de Gamelin dès la déclaration de guerre de septembre 1939, la France aurait-elle eu une chance de connaître alors un autre destin ?

rapport de forces

Oui.

L’Allemagne est faible, par rapport à ses ambitions. Elle ne peut gagner qu’en prenant de grands risques, en cachant constamment son jeu, en divisant les gens qu’elle veut léser pour les battre séparément. Sa victoire de mai-juin 40 est due à des facteurs politiques beaucoup plus que militaires. On s’attendait à tout sauf à ce qu’elle joue toute sa mise ainsi parce que jusque là elle ne s’était attaquée qu’à des proies nettement plus faibles. Le 10 mai, tout le monde pense qu’elle ne vise que l’occupation du Benelux. Il y a avant tout une faillite intellectuelle, dans le refus de voir Hitler en face, la propension à le prendre pour un bouffon, l’idée que Staline serait plus dangereux, la croyance en une Allemagne divisée et au bord de l’implosion…

 

Qu’aurait-il fallu pour que la position de Paul Reynaud à la tête du gouvernement demeure tenable au-delà du 16 juin 1940 (voire soyons fous la nomination d’un Georges Mandel) ? Une solution autre qu’une demande d’armistice à l’ennemi (l’exil du gouvernement à Londres ou en Afrique, voire la fusion franco-britannique) eût-elle été sérieusement envisageable au regard de l’immense capacité de nuisance et de destruction aux mains des Allemands sur la France occupée ?

pertinence d’un armistice

Parce que l’armistice ne leur donnerait aucun moyen de nuire ni de détruire ?

Si nous convenons que Hitler n’a conclu un pacte avec Staline que pour écraser la France, provoquer par là une résignation anglaise à sa domination du continent et se payer ensuite sur la bête soviétique (mais pas forcément en 1941 et pas forcément en une seule fois), le seul fait de lui refuser tout armistice en 1940 le plongeait dans une impasse mortelle. C’est d’ailleurs bien dans cette impasse que Churchill l’a englué en l’obligeant à tout miser une fois de plus sur une seule case, une Blitzkrieg vers l’est à finir impérativement dans les trois mois.

Avec une France restée en guerre, il n’aurait même plus eu cette échappatoire.

 

François Delpla 2019

  

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14 juin 2020

Frédéric Quinonero: « N'oublions jamais l'homme derrière la statue, l'icône Johnny... »

Demain, 15 juin, les nombreux fans de Johnny Hallyday auront une pensée particulière pour leur idole, qui aurait fêté ce jour ses 77 ans - et au passage, le même jour, Paroles d’Actu aura 9 ans ! Pour l’occasion (Johnny, pas le site !), j’ai la joie de recevoir, une nouvelle fois dans ces colonnes, Frédéric Quinonero, fin connaisseur de la carrière et de la vie du chanteur. Il y a quelques semaines, son dernier ouvrage en date, Johnny Hallyday, femmes et influences, a été publié aux éditions Mareuil : une enquête rigoureuse et riche qui, retraçant et analysant les failles originelles, puis les rencontres de Jean-Philippe Smet, s’attache à établir l’influence qu’elles ont eue sur le parcours et la vie de l’homme derrière la star (et donc forcément sur sa carrière). Merci à Frédéric Quinonero pour les réponses apportées, le 14 juin, à mes questions. Une exclusivité Paroles d’Actu. Par Nicolas Roche.

 

EXCLUSIF - PAROLES D’ACTU

Frédéric Quinonero: « N’oublions jamais

l’homme derrière la statue, l’icône Johnny... »

JH Femmes et influence

 

Frédéric Quinonero bonjour, et merci d’avoir accepté de répondre une nouvelle fois à mes questions pour Paroles d’Actu, à l’occasion de la sortie de ton nouvel ouvrage. Avant d’entrer dans le vif du sujet, j’aimerais te demander : comment as-tu vécu et ressenti la période que nous venons de vivre (Covid-19 et confinement), et comment ton travail d’écrivain, et pour ce que tu en sais, les activités de ton éditeur ont-ils été impactés ?

l’édition dans le « monde d’après »

Je ne peux parler à la place de mes éditeurs. Je crois savoir toutefois que l’édition ne se porte pas si mal depuis le déconfinement, elle a bien repris. Pour ce qui me concerne, cette situation inédite n’a pas changé grand-chose à mon quotidien étant donné que je suis assez confiné par mon activité toute l’année. Mais je me rends compte tout de même que cela a joué sur le mental… La solitude n’est bénéfique que quand elle est choisie. La vie risque d’être compliquée désormais pour beaucoup de gens… On a rêvé un moment que cette crise sanitaire allait ouvrir des perspectives nouvelles, une autre façon de vivre et d’envisager l’avenir, mais malheureusement ce n’était qu’un rêve… Cependant, Covid-19 ou pas, le problème des auteurs demeure le même et tend à s’aggraver. Je suis de ceux qui réclament un statut, qui pourrait être apparenté à celui des intermittents du spectacle. Sans auteur, il n’y a pas de livre. Donc pas d’éditeur et pas de libraire. Ne l’oublions pas.

 

L’ouvrage qui nous réunit aujourd’hui, c’est Johnny Hallyday : Femmes et influence (Mareuil Éditions). Qu’est-ce qui t’a poussé à écrire sur cette thématique précise, à la manière d’une enquête, toi qui connais si bien Johnny ? Ces questions, tu te les posais depuis longtemps ? J’imagine que l’affaire de l’héritage les a éclairées d’un jour nouveau ?

pourquoi ce livre ?

Tout commence avec un article pour le HuffPost. Comme je le raconte en avant-propos dans le livre, on m’a beaucoup sollicité pour donner mon avis dans l’affaire de l’héritage et j’ai tout refusé en bloc, arguant que je n’avais aucune légitimité pour intervenir. Puis, j’ai écrit cet article au moment où la polémique portait sur le fait que Johnny soit enterré à Saint-Barth. L’idée d’approfondir le sujet a fait son chemin. D’autant qu’on n’a jamais abordé à ma connaissance, du moins pas de façon sérieuse, cette thématique des femmes et de leur apport dans la vie et la carrière de Johnny. J’ai dit un jour que je n’avais pas fini d’écrire sur Johnny. Je le dis encore. Le personnage est complexe, on croit tout connaître de lui, puis on s’aperçoit qu’on découvre d’autres aspects de lui qu’on ignorait selon l’angle à travers lequel on l’observe. Ce travail a été passionnant. Il m’a permis de m’échapper un peu de la forme stricte de la biographie, ce qui a modifié un peu – je crois – mon style d’écriture. J’ai eu la sensation d’être plus libre. Il a occupé tout ce temps du confinement. Une fois encore, Johnny m’a sauvé du désespoir (rires).

 

La tante paternelle du petit Jean-Philippe Smet, Hélène Mar, a semble-t-il tenu le rôle moteur, décisif, dans l’éducation et la formation artistique de celui-ci. Clairement, si le passage sur cette Terre d’un artiste nommé Johnny Hallyday doit tenir à une personne, une impulsion, ce serait elle non ? N’a-t-elle pas, en revanche, pour tout ce qu’elle lui a apporté de positif, contribué à une espèce d’instabilité dans la tête de son neveu, en entretenant un peu abusivement le récit de l’abandon par sa mère ?

Hélène Mar, sa tante

Oui, sans Hélène Mar il n’y aurait sans doute pas de Johnny Hallyday. En l’enlevant (le terme n’est pas exagéré) à sa mère dès son plus jeune âge pour lui faire faire le tour d’Europe avec ses filles danseuses, elle l’a élevé comme un enfant de la balle, si bien qu’il ne connaissait de la vie que les coulisses des théâtres et des cabarets, puis la scène et les bravos du public. Lorsque sa mère a voulu le récupérer, il fut facile à Hélène de lui faire entendre qu’elle risquait en le gardant avec elle de priver l’enfant de la belle carrière pour laquelle il était destiné. Huguette, la maman, a fini par renoncer. Alors, on a fait croire à Johnny qu’elle l’avait abandonné. Il a passé une grande partie de sa vie à le croire. On imagine les conséquences psychologiques que cela peut avoir dans la vie d’un homme.

 

Dans quelle mesure la figure du père, son père, qui lui l’a bel et bien abandonné, a-t-elle impacté sa construction en tant qu’homme, et plus tard en tant que père ?

la marque de son père

L’abandon du père est à la base de l’histoire de Johnny Hallyday. La phobie de l’abandon l’a poursuivi toute sa vie et a impacté forcément sa vie amoureuse, ses relations avec les femmes et, bien sûr, avec ses propres enfants. Sans la reconnaissance du père, on n’est rien, on doit s’affirmer seul, se construire, s’inventer une identité. Jean-Philippe Smet est devenu Johnny Hallyday. C’est sous ce nom-là que sa vie a pris un sens. Jusqu’à nier le nom du père ? Jusqu’à renier son propre sang ? Qui sait ?

 

Johnny s’est-il cherché des pères, là où ses compagnons masculins souvent, c’étaient des potes, voire parfois des grands frères (je pense à Lee Halliday, mari de sa cousine Desta) ? Quels hommes Johnny a-t-il choisis comme des pères de substitution ? Charles Aznavour a-t-il tenu ce rôle ? Celui de Sylvie Vartan ? D’autres noms ?

pères de substitution

Bien sûr, Johnny s’est cherché des pères de substitution. Le premier a été Lee Ketcham, le mari de Desta. Il lui a pris son nom d’artiste pour le faire sien : Halliday, devenu Hallyday avec deux « y » à cause d’une coquille sur la pochette de son premier disque. Charles Aznavour s’était pris d’affection pour lui à ses débuts, il lui avait enseigné quelques rudiments du métier et l’avait hébergé quelque temps dans sa maison, comme un fils. Plus tard, il eut une relation assez forte avec Jean Pierre-Bloch, le père de son ami et secrétaire particulier Jean-Pierre Pierre-Bloch. Il admirait cet homme, qui fut résistant de la Seconde Guerre mondiale et militant contre le racisme et l’antisémitisme, comme un père idéal. Il y avait toujours selon l’âge des partenaires une dimension paternelle ou fraternelle dans les relations de Johnny avec les hommes. Et, naturellement, la quête d’une maman chez les femmes.

 

Cela est explicité dans ton ouvrage, et se confirme au fil des témoignages et de l’enquête menée : hors les pères des débuts, les hommes ayant croisé le parcours artistique et de vie de Johnny lui ont plutôt été « soumis », et l’ont servi dans ses projets. Ce sont les femmes qui, souvent, lui ont tenu tête, l’ont impressionné humainement parlant. Sylvie, Nathalie, et même Laeticia, elles ont été de celles-ci, à la fois amantes, épouses, et un peu mères ?

femmes fortes

Johnny aimait les femmes fortes, il faut croire que ça le rassurait. Il avait besoin d’admirer pour aimer. Si l’on regarde bien, toutes les femmes de sa vie ont été des femmes affirmées, intelligentes, investies dans quelque chose. Il ne voulait pas de femme soumise à ses côtés, une qui se serait contentée de vivre dans son ombre. En même temps, il fallait le suivre, ce qui n’était pas simple du tout. Accepter son rythme de vie, ses travers, ses phobies. C’était un grand enfant, Johnny.

 

Peux-tu me dire, à ton avis, ce qu’a apporté ou représenté pour Johnny chacune des femmes importantes de sa vie ?

les femmes de sa vie

Pour ne citer que les quatre compagnes majeures de sa vie, Sylvie Vartan a apporté une famille. Elle a essayé de combler ce manque affectif dans sa vie, mais il était sûrement trop jeune pour s’installer dans une vie bourgeoise, telle que la rêvait Sylvie. Tous les deux ont été un couple mythique pour toute une génération. Ils ont vécu leur jeunesse et leur amour aux yeux du public… Nathalie Baye a ouvert une voie nouvelle à Johnny, en lui apportant une crédibilité auprès des intellectuels. Elle l’a transformé physiquement, l’encourageant à mener une vie plus saine. Toutes deux, Sylvie et Nathalie, lui ont donné un enfant… Adeline Blondieau a ramené Johnny aux sources du rock et du blues, la musique qu’il aime. Jeune et rebelle, elle ne tenait pas à ce qu’on lui impose une ligne de conduite. Leur union a été explosive… Enfin, Laeticia est celle qui est restée jusqu’au bout et lui a fermé les yeux. Aimée des fans, parce qu’elle était comme eux, fan elle-même de son mari, elle est parvenue à l’accepter tel qu’il était et à construire autour de lui cette vie familiale qui lui a tant manqué. Il lui a donné le pouvoir à un moment où la mort a failli l’emporter une première fois…

 

QUESTION BONUS ANNIVERSAIRE (15 juin 2020)

C’est Adeline, qui a incité Johnny a reprendre le Diego, libre dans sa tête de Michel Berger, qui fut d’abord interprété par France Gall et compte désormais parmi les grands classiques du répertoire Hallyday ?

Diego, et Adeline

Elle aimait cette chanson, elle a suggéré à Johnny de la reprendre et d’y mettre toute la rage qu’il manquait dans la version originale par France Gall ou par Michel Berger. Elle l’a aussi incité à reprendre des chansons écrites pour le texte par son père, comme Joue pas de rock’n’roll pour moiVoyage au pays des vivants... Puis, c’est encore elle qui est à l’origine de l’album blues-rock en anglais Rough Town et la tentative de tournée européenne qui a suivi, même si leur histoire était finie au moment de leur réalisation.

 

 

Comme biographe connaissant très bien sa vie, et comme fan, pour laquelle de toutes éprouves-tu la plus grande tendresse finalement ?

une favorite ?

Ça n’a pas beaucoup d’importance. En tout cas, il était inconcevable d’aborder cette thématique avec un parti pris. Il ne fallait pas perdre de vue le principe que Johnny les avait toutes aimées, sans exception. De quel droit se permettrait-on de démolir cela ? Jamais je ne me suis placé en juge. L’intervention des témoins m’a beaucoup aidé à garder ma neutralité. Cependant, comme un romancier s’attache à ses héroïnes, j’ai éprouvé de l’empathie pour toutes, ce qui m’a tenu à l’écart de tout manichéisme. Et j’ai de l’affection pour deux ou trois, il suffit de lire entre les lignes…

 

La paix intérieure, il l’a trouvée avec Laeticia non ? J’ai le sentiment que ton regard sur elle a un peu évolué avec la concrétisation de ce travail, et notamment les témoignages que tu as recueillis, je me trompe ?

Laeticia, ou la paix retrouvée ?

Le temps aidant, Johnny a pu construire une famille et assumer une paternité comme il ne l’avait jamais fait précédemment. Ses démons se sont calmés, ses angoisses et ses phobies aussi. Il a réussi à réduire sa consommation d’alcool et de cigarette. Tout ça s’est fait au contact de Laeticia, qui a certainement eu beaucoup de patience et d’ambition, puisqu’elle est restée. Johnny rêvait même d’être un patriarche entouré d’enfants. Ceux qui les ont connus ensemble témoignent d’un couple qui s’aimait. Personne n’en a vraiment douté. Il n’en reste pas moins que leur histoire est à la fois une histoire d’amour et d’argent… Le regard qu’on porte sur Laeticia évolue dès lors qu’on s’interroge sur la part de responsabilité de Johnny, dès lors qu’on cesse de le considérer comme un être parfait, intouchable. Cela ne veut pas dire qu’on le dénigre ou qu’on l’aime moins. On le considère comme un être humain, pas comme une statue, une icône. Ce livre m’a rapproché davantage encore de Johnny, et tous les témoins rencontrés m’y ont aidé.

 

Comment le rapprochement avec Huguette, sa mère, s’est-il opéré, et à qui, à quoi est-il dû ? Cela a été quelque chose d’important pour Johnny dans sa quête de paix intérieure ?

la mère, ou la rédemption

C’est Nathalie Baye la première qui a réuni la mère et le fils. Huguette a pu ainsi assister aux premiers pas dans la vie de Laura. Johnny a d’ailleurs donné pour second prénom à Laura (puis plus tard à Joy) celui de sa maman. Peu à peu, il a renoué de vrais liens avec cette mère à la fois aimée et rejetée. Il a fini par comprendre qu’elle ne l’avait pas abandonné, et il en a voulu à sa cousine Desta de le lui avoir fait croire. Huguette était présente au mariage de son fils avec Adeline à Ramatuelle. On la retrouve encore au Parc des Princes pour les cinquante ans de Johnny. Plus tard, à la mort de son mari, elle s’est retrouvée seule dans sa maison de Viviers, en Ardèche. Laeticia, qui s’occupait déjà de son arrière-grand-mère, a permis à ce qu’Huguette vienne s’installer à Marnes-la-Coquette. C’était important psychologiquement pour Johnny non pas de pardonner à sa mère, mais de lui demander pardon. Ils ont fait la paix ensemble, comme il n’a jamais pu le faire avec son père. Ça a beaucoup contribué, à la fin de sa vie, à le libérer de ses démons.

 

Parmi les témoignages recueillis, celui de Jean Renard, puis celui de Sandrine Décembre, t’ont intrigué, parce qu’ils allaient à rebours peut-être d’idées que tu avais quant aux influences portées sur Johnny. Ils l’ont affirmé : personne ne manipulait Johnny, il savait exactement quel chemin il voulait suivre et dominait son monde. Finalement, quelle idée t’es-tu faite sur cette question ?

Johnny et les influences

Le premier témoignage que j’ai recueilli est celui de Jean Renard, qui m’a dérouté. Car il n’allait pas dans le sens de ma thématique, il bousculait mon propos et – comme je l’ai cru sur l’instant – s’en écartait. Je suppose qu’il avait quelques comptes à régler, mais sous le propos amer jaillissaient tout de même une vérité et beaucoup d’amour. Il y avait surtout une vraie analyse du personnage, pas simplement un avis tranché. C’est un discours qui, après réflexion, m’a emmené ailleurs. Et ce fut bénéfique. Sandrine Décembre a enfoncé le clou, si j’ose dire, car elle partageait entièrement l’avis de Jean Renard, qu’elle ne connaissait absolument pas - ce qui rendait le point de vue d’autant plus crédible. Ensuite, je n’ai pas cherché à savoir qui avait raison parmi tous les témoins que j’ai interrogés. J’estime qu’il y a une part de vrai dans tous ces regards portés sur lui. On ne cherche pas une seule vérité quand on part à la recherche d’un personnage… Chaque témoignage est une pièce de puzzle. Toutes ces pièces ne s’imbriquent pas toujours les unes dans les autres ; le puzzle n’est pas forcément complet. Je l’ai dit : je n’ai pas fini d’écrire sur Johnny.

 

Il y a cinq ans et demi, lors d’une interview, tu me confiais que Johnny, toujours vivant à l’époque, était le grand frère que tu n’avais jamais eu. Il est parti il y a deux ans et demi : comment vis-tu cette absence aujourd’hui, et comprends-tu avec le recul l’influence, l’impact qu’il a pu avoir sur toi ?

te manquer

Je ne m’habitue pas à cette absence, je la comble en évitant de penser qu’il n’est plus là. Je continue à l’écouter, à regarder des spectacles de lui. Et à écrire sur lui, à creuser l’histoire du personnage. J’ai l’impression qu’il me faudra du temps avant d’en avoir fait le tour, et c’est tant mieux. Car à mon âge je n’envisage pas une vie sans Johnny. Il m’a accompagné toute ma vie jusqu’ici, il continuera à le faire jusqu’au bout. Oui, il a été une sorte de grand frère, un modèle masculin, une certaine idée que je me faisais de la virilité (rires).

 

Tes projets pour la suite ?

Je viens de signer un contrat pour un nouveau livre avec L’Archipel, mais il est encore trop tôt pour en parler… J’espère pouvoir trouver encore des sujets à aborder, cela me paraît de plus en plus compliqué. Mais je dis ça depuis 15 ans que je suis publié… Il n’empêche que j’aimerais trouver une voie de repli, grâce à mes connaissances sur la chanson. L’appel est lancé.

 

Une émission, par exemple ?

Oui, par exemple. Ou autre chose. Je suis open.

 

Un dernier mot ?

Par les temps qui courent, je dirais : soyons solidaires et responsables !

 

Frédéric Quinonero p

  

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6 juin 2020

« L'artiste endormi », par Silvère Jarrosson

Le peintre Silvère Jarrosson, auteur en 2015 d’un autoportrait touchant et inspirant pour Paroles d’Actu, propose ici une tribune libre, un texte poétique dans lequel il livre un regard original sur la démarche de création : « L’artiste endormi ». Je l’en remercie et vous invite, que vous soyez amateurs d’art ou simples curieux, à venir découvrir son oeuvre. Exclu, Paroles d’Actu. Par Nicolas Roche.

 

EXCLU - PAROLES D’ACTU

« L’artiste endormi »

par Silvère Jarrosson, juin 2020

Dans les derniers chapitres du Roi des Aulnes, Michel Tournier décrit trois positions dans lesquelles dorment les enfants d’un internat : sur le dos, sur le ventre ou sur le côté. Les postures de ces enfants endormis sont décrites comme trois façons d’embrasser le sommeil. Elles apparaissent comme différentes conduites que l’on peut choisir d’adopter face à la vie. Les enfants s’endorment comme certains partent en voyage ou se mettent à peindre : comme une simple façon d’exister.

J’aime à penser que l’on peut être artiste comme un enfant endormi, dont les rêves mystérieux sont les œuvres. Beau dans l’existence, émerveillé et inconscient.

Première posture, latérale. En dormant sur le côté, l’enfant-artiste rejoint le foetus, se referme et rêve pour lui-même. Son art s’apparente alors à une recherche timide et personnelle. Il s’agit d’un art centripète, dont le nombril est le centre. Deuxième posture, sur le dos. Probablement plus confiant, l’enfant-artiste regarde le ciel, sans pudeur. Il rêve peut-être d’ascension. Un artiste mondain somme toute, et un art centrifuge, destiné aux autres. Troisième posture, sur le ventre. Dans cette position, l’enfant-artiste n’est ni vraiment en communion avec lui-même, ni tourné vers les autres. C’est à la terre qu’il se donne, vers elle qu’il se tourne. Face aux profondeurs, on devine que son œuvre pourrait en être le miroir. On a alors affaire à un artiste tellurique, tourné vers les entrailles du monde, avec lequel ses rêves résonnent.

Le ballet Les Sept danses grecques de Maurice Béjart s’ouvre d’ailleurs sur une séquence durant laquelle, avant de danser, les danseurs remercient eux aussi le sol qui les soutient, en l’effleurant. Dorment-ils également sur le ventre pour embrasser la terre ? Nul doute que la danse de Béjart est ancrée dans le sol, et tournée vers lui.

L’enfant-artiste et ses trois postures ensommeillées est une image qui m’intéresse, car elle peut nous permettre de comprendre et d’apprécier la peinture (et la danse). Elle m’a moi-même guidé dans mon cheminement artistique. Chacune de ces postures est une attitude que l'on peut adopter face au monde, et donc, par extension, face à une œuvre d’art. Elles m’ont appris à regarder mon travail, et à le juger. J’ai débuté mes premières années de peinture comme un enfant endormi sur le côté, pour moi-même et sans me soucier du regard extérieur. Replié en foetus et sûr de ma démarche picturale, je ne jugeais mes œuvres que d’un point de vue strictement personnel. « Cette œuvre est bonne car je la trouve bonne. » Point de vue auto-centré, toujours très tentant pour qui ne souhaite pas se soumettre aux aléas de la critique. Point de vue facile aussi, qui se cache derrière une certaine vision de la création artistique pour éviter d’avoir à se remettre en question.

Cette posture d’évitement m’est apparue insuffisante, et je me suis tourné vers le public, au gré de certaines expositions notamment. J’étais alors un enfant endormi sur le dos, tourné vers les gens et acceptant que mon travail soit jugé et accrédité par les autres. Reconnaissance sociale. « Cette œuvre est bonne car elle est considérée comme telle par les autres. » Posture plaisante puisqu’elle permet de se faire apprécier. Posture mercantile aussi, puisqu’elle revient à peindre ce que demande le public. Et donc posture insuffisante, puisque le public ne demandera jamais autre chose que ce qui existe déjà.

Il reste alors à adopter la troisième posture, celle de l’enfant dormant sur le ventre. Contact intime et réconfortant avec la réalité, stabilité apaisante de la joue plaquée contre le drap. Lorsqu’il dort sur le ventre, l’enfant-artiste prend appui sur la terre, comme un danseur au moment de s’élancer. L’œuvre n’a alors plus besoin de validation extérieure, car elle devient sa propre démonstration. Elle est juste dans ses fondements telluriques, donc elle est juste.

Le foetus cherche sa force en lui-même, le mondain croit la trouver chez les autres. L’enfant de la terre la puise dans le sol, comme un danseur de Béjart. Pour lui, peindre revient à prendre appui sur le monde, pour nouer avec lui une relation qui engendrera l’œuvre. Est-il encore besoin de valider son travail a posteriori ? L’enjeu artistique n’est plus là. On pensera ici à Vendredi se glissant entre les racines d’un arbre pour que la nature puisse enfanter de leur symbiose (dans Vendredi ou la vie sauvage, un autre texte de Tournier).

Je voudrais peindre comme un enfant endormi sur le ventre, être cet esprit guidé par ses rêves, dans un état second. La nature humaine parle à travers ces enfants artistes. Ils en sont la voix.

 

S

« Hommage à Antonin Artaud, performance de Silvère Jarrosson

à la Villa Medicis, juin 2019. Curateur : Cristiano Leone. »

 

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5 juin 2020

Isabelle Bournier : « 1944 : le D-Day, certes, mais n'oublions pas la bataille de Normandie ! »

Demain, 6 juin, sera commémoré, comme toutes les années depuis 1944, le débarquement des soldats alliés sur les plages de Normandie, épisode clé de la victoire contre l’Allemagne nazie sur le front occidental. 76 ans après, ce souvenir reste vif, comme la flamme qu’on maintient animée, et c’est heureux : le sacrifice de ces soldats, parfois venus de très loin pour secourir, et parfois inonder de leur sang une terre qu’ils ne connaissaient même pas, force le respect. Mais n’y a-t-il pas surreprésentation du « D-Day » dans la mémoire des batailles de la Seconde Guerre mondiale, telle que transmise par les médias, le cinéma, et même les officiels ? Qui songe, par exemple, à la bataille de Normandie, suite décisive du Débarquement, qui s’est tenue jusqu’à la fin août et a permis, enfin, daffermir les positions alliées en France ?

Invasion of Normandy

Petite expérience réalisée sur Google, quelques minutes avant d’avoir écrit cette intro. Le mot clé recherché : « Invasion of Normandy movies », l’idée étant de voir quels films de cinéma abordaient cet épisode de la guerre. Le constat saute aux yeux : le « D-Day » tire toute la couverture à lui (même si pas mal de ces oeuvres abordent aussi les jours ayant suivi le 6 juin). C’est en tout cas une des questions que j’ai abordées avec Isabelle Bournier, directrice culturelle et pédagogique au Mémorial de Caen, à quelques jours de commémorations qui se feront dans un contexte bien particulier, celui des restrictions liées à la crise sanitaire. Je la remercie chaleureusement pour ses réponses et sa bienveillance constante à mon égard, et m’associe sans réserve à l’hommage porté aux soldats porteurs de liberté retrouvée, et à tous les résistants de ces temps-là. Une exclusivité Paroles d’Actu. Par Nicolas Roche.

 

EXCLUSIF - PAROLES D’ACTU

Isabelle Bournier: « 1944 : le D-Day, certes,

mais noublions pas la bataille de Normandie ! »

 

Isabelle Bournier bonjour, et merci d’avoir accepté de répondre à mes questions pour Paroles d’Actu. Vous êtes directrice culturelle et pédagogique au Mémorial de Caen. Parlez-nous un peu de vous, de votre parcours ? L’Histoire, c’est une passion depuis longtemps, et comment cette passion est-elle née ?

l’Histoire et vous

Au risque de vous décevoir, non, l’Histoire n’est pas une passion qui remonterait à l’enfance, une passion qui m’aurait été transmise par un membre de ma famille. Je dirais que c’est l’immersion inconsciente et non-consentante dans une histoire familiale, durement marquée par la bataille de Normandie, ses drames mais aussi ses histoires cocasses, qui m’a menée à l’Histoire.

 

Vous vous tiendrez, avec les équipes du Mémorial de Caen, en première ligne pour commémorer, à partir du 6 juin, le débarquement, puis la bataille de Normandie, qui ont contribué de beaucoup à la libération de l’Europe en 1944... Comment les choses se sont-elles organisées, et comment vont-elles se dérouler cette année, en ce contexte exceptionnel de crise sanitaire ? J’imagine que cette fois, les vétérans, leurs familles, et les dignitaires attendus - notamment étrangers - ne pourront être au rendez-vous ?

une année particulière 

La Normandie a, sur son territoire, une trentaine de musée sur le Débarquement. Ils sont implantés sur les lieux mêmes où se sont déroulés les événements. Le Mémorial n’est pas un « Musée du Débarquement », c’est un musée qui ne se trouve pas sur la côte, mais à Caen. Son propos est différent. Même si le Débarquement et la bataille de Normandie y tiennent une place importante, son discours s’inscrit dans un contexte beaucoup plus large, celui de la Seconde Guerre mondiale et de la Guerre froide.

Nous avons eu la chance – on peut se permettre de dire cela aujourd’hui – de pouvoir célébrer le 75e anniversaire du Débarquement l’année dernière et d’accueillir des vétérans et leurs familles. Cette année sera très différente et même si les commémorations doivent se tenir en comité restreint, elles auront lieu. Le Mémorial, pour sa part, diffusera sur les réseaux sociaux un concert donné sur un des pianos Steinway qui a débarqué. Pour les cérémonies officielles, il est annoncé une cérémonie internationale à Omaha Beach dans laquelle les pays seront représentés par leurs ambassadeurs. Effectivement, ce format réduit est une première depuis très longtemps !

 

Question un peu poil à gratter, mais allons-y et évacuons-la maintenant : il est beaucoup question, année après année, lorsque l’on évoque la Seconde Guerre mondiale, du débarquement en Normandie. Entendons-nous : l’événement a été énorme et décisif, mais n’est-il pas sur-représenté dans l’imaginaire de tous, comme s’il écrasait tout par rapport à des faits comme, justement, la bataille de Normandie qui a suivi, les débarquements en Afrique du nord et en Provence, pour ne rien dire du front de l’est ? Les Américains, y compris via la puissance de leur culture (je pense au cinéma), n’ont pas un peu trop tiré la couverture vers eux (même si, encore une fois les mérites des vétérans ne sont pas contestables) ?

le D-Day et les Américains

C’est tout à fait exact. Le 6 juin 1944 capte toute l’attention depuis 75 ans. La mémoire américaine de l’événement - on pense au cinéma, aux cimetières militaires et aux photos très largement diffusées – a contribué à faire du 6 juin un épisode héroïque de la Seconde Guerre mondiale. La recherche historique, le Mémorial de Caen et les instances du tourisme œuvrent depuis plusieurs années à faire connaître la bataille de Normandie qui a duré presque 100 jours et à expliquer son enjeu. Sans oublier les 20 000 morts civils qui ont payé cher cette victoire ! Mais le mythe du 6 juin comme clé de la Libération est une image tenace !

Le 6 juin 1944 décisif ? Oui et non. Oui, parce que réussir à faire débarquer 150 000 hommes sur des plages était un pari fou et non, parce que les jours décisifs sont ceux qui ont immédiatement suivis le 6 juin. La consolidation des têtes de pont et l’arrivée de renforts étaient indispensables au maintien des troupes alliées sur le sol normand. Une puissante contre-attaque allemande aurait pu tout compromettre.

 

Comment les Allemands, et je pense notamment aux jeunes générations, perçoivent-ils ces commémorations ? L’évolution au fil des décennies a-t-elle été notable sur ce point, et la mémoire des déchirements passés peut-elle contribuer à renforcer les liens présents et futurs ?

côté allemand

C’est une question intéressante. Au Mémorial, les visiteurs allemands représentent environ 5% des visiteurs étrangers. Ce chiffre est stable depuis des années. Le 6 juin 2004, pour la première fois depuis la fin de la guerre, un chancelier allemand a été officiellement invité aux commémorations. En fin de journée, le président Chirac et le chancelier Schroeder se sont retrouvés à Caen, sur l’esplanade du Mémorial. Le discours prononcé par Gerhard Schröder dans lequel il affirme que « les Allemands ne se déroberont pas à la leçon du passé » et l’accolade avec Jacques Chirac sont restés dans les mémoires comme un moment d’intense émotion à forte portée symbolique.

 

Quelle place cette mémoire si particulière occupe-t-elle auprès des habitants de la région de Caen, et notamment, une fois de plus, auprès des plus jeunes, des écoliers ?

les nouvelles générations

Au-delà du débarquement et de la bataille de Normandie qui a suivi, l’été 1944 peut aussi être raconté à hauteur d’hommes et de femmes. On peut dire qu’il n’est pas une famille qui n’ait subi les bombardements massifs des Alliés, les représailles de l’occupant, l’exode, la séparation, la peur, la souffrance, la mort… Chaque famille a une histoire à raconter. Au plus fort de la bataille, il y avait 2 millions de soldats alliés pour un million de Normands ! Autant dire que les récits ne manquent pas de rencontres pittoresques, de méfiance et de liens d’amitiés qui se sont créée entre les Normands et les GI. Mais la mémoire des Normands n’a, jusqu’à une période assez récente, pas pu s’exprimer complètement. Comment dire que les villes, les maisons, les familles ont été bombardées par les Alliés ? Là encore, il a fallu un anniversaire du 6 juin pour donner la parole aux civils et reconnaître le drame des villes détruites. Le temps qui passe éloigne la jeunesse de l’événement mais un récent sondage auprès de la population normande a révélé que, même si elle déclare ne pas vraiment s’intéresser au débarquement, il fait partie de leur histoire. On ne peut y échapper que ce soit sur la côte avec les restes (très visibles) du Mur de l’Atlantique ou dans les villes reconstruites. L’empreinte de la bataille de Normandie est particulièrement forte dans le paysage urbain.

 

Vous avez, dans le cadre de votre mission, eu le privilège de rencontrer bon nombre de vétérans, ces héros souvent humbles et taiseux qui ont contribué pour beaucoup à notre condition actuelle de citoyens libres. Combien sont-ils aujourd’hui, de ceux des opérations en Normandie, à être encore en vie ? Et si vous le pouvez, racontez-nous en quelques mots l’histoire d’un d’entre eux, disparu ou toujours là, et qui vous aurait particulièrement marquée ?

récits de vétérans

Effectivement, les vétérans ont toujours été présents aux commémorations du 6 juin mais ils sont, malheureusement, de moins en moins nombreux. La très grande majorité d’entre eux venaient des États-Unis, du Canada et de Grande-Bretagne. C’était un long voyage. Certains revenaient tous les ans, d’autres ont attendu d’être très âgés pour accomplir ce « pèlerinage ». Pendant la semaine qui précède les commémorations – qui commencent le 6 juin et se poursuivent au-delà – on les croise encore dans les musées, sur les sites, dans les communes qui ne manquent jamais d’honorer leur présence. De mon point de vue, c’est un moment irremplaçable. Si parmi eux, il y a quelques authentiques héros, la plupart étaient des soldats, des témoins. Venus d’abord en couple, puis accompagnés de leurs enfants et de leurs petits-enfants, ils sont là pour partager, pour transmettre, pour se recueillir et pour profiter de l’accueil chaleureux qui leur est accordé. Je pense à Bernard Dargols, un Français engagé dans l’armée américaine qui nous a raconté son parcours étonnant et ses retrouvailles émouvantes avec la terre de France, et n’a jamais cessé de revenir à Omaha Beach jusqu’à la fin de sa vie.

 

Bernard Dargols

M. Bernard Darcols (1920-2019).

 

Dans quelques années, malheureusement, il n’y aura plus de témoins directs de ces événements, et nous n’aurons plus pour nous en souvenir, et alimenter la conscience collective, que les témoignages et documents recueillis. Que fait le Mémorial de Caen sur ce front de la conservation de la mémoire ? Et que faudrait-il faire, tous ensemble, auprès de ces gens pendant qu’ils sont encore là ?

la mémoire des disparus

Le Mémorial a un service d’archives riche en documents, en photos et en témoignages. Après avoir récolté, dès son ouverture, des récits de vétérans et de résistants normands, le Mémorial a lancé des collectes de témoignages de civils dont la parole s’est libérée tardivement. Aujourd’hui, il nous reste à poursuivre l’enregistrement de ceux et celles qui étaient enfants et en âge de se souvenir. Plusieurs programmes de recherche montés avec l’université de Caen ont permis ce travail parmi lesquels EGO (Écrits de Guerre de d’Occupation), qui fait l’inventaire des écrits publiés.

 

Est-ce qu’on enseigne et transmet l’Histoire de manière satisfaisante aujourd’hui, à vos yeux ? Les programmes sélectionnés sont-ils tous pertinents, et les outils pédagogiques employés, efficaces ?

l’Histoire et la jeunesse

N’étant pas enseignante, je ne me prononcerai pas sur les programmes d’histoire. Pour ce qui est des activités pédagogiques proposées par les sites historiques et par les musées, il y a encore beaucoup à faire mais il est certain que travailler l’Histoire et les questions de mémoire dans le cadre d’un musée permet des approches originales. L’objet historique et l’archive apportent une dimension concrète à l’Histoire, et les élèves ne s’y trompent pas. Certains témoins ont aussi beaucoup transmis dans les classes. Ils ont apporté une multitude de détails sur leur quotidien, qui là encore captivent les élèves. La bande dessinée, le roman jeunesse ou le dessin animé, constituent eux de très bons supports d’apprentissage pour les enfants, à la seule condition qu’ils soient rigoureux historiquement, qu’ils ne confondent pas Histoire et mémoire et soient suffisamment nuancés pour ne pas transmettre une image caricaturale de la période et de ses acteurs.

 

Un dernier mot ?

Je pense avoir été trop bavarde ! Je vais m’arrêter là mais je suis curieuse de savoir comment la mémoire du Débarquement évoluera dans les décennies à venir. Que racontera-t-on du D-Day dans cinquante ans ?

 

Isabelle Bournier 2020

Isabelle Bournier est directrice culturelle et pédagogique au Mémorial de Caen.

  

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2 juin 2020

« La parole publique au défi du Covid », par Pierre-Yves Le Borgn'

Pierre-Yves Le Borgn, ancien député des Français de l’étranger (entre 2012 et 2017), est bien connu des lecteurs réguliers de Paroles d’Actu. Il a été, depuis notre première interview de 2013, la personnalité politique que j’ai le plus souvent interrogée, toujours avec plaisir, pour ce site. Il y a quelques semaines, dans un contexte de fin de confinement, j’ai souhaité lui accorder, une fois de plus, une tribune libre pour évoquer, via l’angle de son choix, l’exceptionnelle expérience vécue collectivement. Son texte, dont je le remercie, est un focus pertinent sur l’importance et l’impact de la parole publique en ces temps troublés, et un message, un appel directement adressés à nos dirigeants. Exclu, Paroles d’Actu. Par Nicolas Roche.

 

EXCLU - PAROLES D’ACTU

« La parole publique au défi du Covid »

par Pierre-Yves Le Borgn, le 1er juin 2020

En ces premiers jours du mois de juin, la France sort pas à pas du confinement imposé durant près de deux mois en réponse à la pire pandémie qu’elle ait connu en un siècle. Les nouvelles communiquées par le Premier ministre Édouard Philippe il y a quelques jours sont encourageantes. Rien n’est certes encore gagné, mais la pandémie recule. Il n’en reste pas moins qu’une redoutable crise économique et sociale nous attend, dont la portée et l’ampleur seront malheureusement inédites. À la fin de cette année maudite, ce seront sans doute plus d’un million de Français supplémentaires qui auront rejoint les chiffres des demandeurs d’emploi. Pareille perspective est une bombe à retardement, une catastrophe pour la société française, déjà minée par nombre de fractures sociales, territoriales et générationnelles révélées par la crise des gilets jaunes, le mouvement contre la réforme des retraites et le drame sanitaire du printemps.

« On ne peut ignorer plus longtemps la colère sociale

qui gronde, les souffrances et les appels à l’aide. »

Derrière cela, il y a un pessimisme, un marasme, une défiance, une crise morale qui viennent de loin. Deux livres, chacun à leur manière, le présentaient remarquablement il y 4 ou 5 ans : Comprendre le malheur français, de Marcel Gauchet, et Plus rien à faire, plus rien à foutre, de Brice Teinturier. Leur lucidité d’analyse m’avait impressionné. Ainsi, le diagnostic avait quelque part déjà été fait. En a-t-on seulement tenu compte ? Là est la question, à laquelle il faut lucidement reconnaître qu’une réponse insuffisante a été apportée. La peur du déclassement travaille pourtant la société française depuis longtemps et elle progresse de jour en jour. Notre société est l’une des plus pessimistes, si ce n’est la plus pessimiste d’Europe. Des moments difficiles, beaucoup de pays en ont traversé. Ils ont su pourtant se redresser, chacun à leur manière. Et nous ? On ne peut ignorer plus longtemps la colère sociale qui gronde, les souffrances et les appels à l’aide.

Dans ce contexte, la parole publique est essentielle. Elle doit avoir du crédit, de la force. Malheureusement, la polémique sur les masques l’a mise à mal. La défiance se nourrit de petits arrangements coupables et ravageurs avec la vérité. Il n’y avait pas suffisamment de masques. Pourquoi le gouvernement ne l’a-t-il pas dit, plutôt que de laisser entendre que les masques ne servaient à rien avant, poussé par la réalité, de devoir se raviser ? Autre erreur : annoncer un samedi soir la mise à l’arrêt de toute l’économie française et le confinement de 66 millions de personnes tout en leur demandant d’aller voter le lendemain pour les élections municipales. L’incohérence était flagrante. Les Français ont eu le sentiment d’être infantilisés, méprisés, qu’on leur mentait ou qu’on leur cachait quelque chose. Le complotisme y a trouvé matière à prospérer. Et derrière la perte de sens de la parole publique, c’est toute l’efficacité de l’action publique qui est affectée.

Il faut trouver le mot et le ton justes. Il faut pouvoir écouter, expliquer et justifier. De ce point de vue, ce quinquennat, comme les précédents, n’a pas à ce jour répondu aux attentes. À deux ans de son terme, le pourra-t-il ? L’optimisme farouche d’Emmanuel Macron, sa détermination à faire bouger les lignes et mettre en mouvement l’économie et la société ont été desservi par une pratique excessivement verticale, distante et centralisée du pouvoir. Le Président est en surplomb des Français, là où il devrait être avec eux et parmi eux. Jamais le sens des réformes n’a été suffisamment présenté, comme si cela n’avait pas été jugé nécessaire. C’est une erreur profonde. Aucune réforme n’est efficace ni durable sans appropriation par tout ou partie des Français. La parole publique souffre d’être tour à tour rude, vague, lointaine ou lyrique. La question n’est pas de parler fort, trop ou trop peu, elle est de parler juste et de parler vrai.

« Il faut trouver une expression et un ton

qui fédèrent derrière l’immensité des efforts

à accomplir et la direction à prendre. »

La France est un pays que l’on doit sentir. Je suis convaincu que les Français peuvent entendre la réalité, même si elle est dure, pour peu que l’on mêle à l’exercice de la parole publique la sobriété, le souci didactique, la simplicité de l’échange et la volonté de rassurer par l’exercice de la vérité. C’est ce que le Premier ministre Édouard Philippe est parvenu à faire ces dernières semaines et cet engagement doit inspirer. C’est ce qui fait en Allemagne depuis des années la force de la Chancelière Angela Merkel. On ne sortira pas notre pays de la crise sans l’adhésion d’une majorité de Français. Il faut pour cela trouver une expression et un ton qui fédèrent derrière l’immensité des efforts à accomplir et la direction à prendre. Le défi, c’est la capacité de la France de se réinventer, de reprendre une marche en avant émancipatrice pour chacun, solidaire et créatrice de sens pour tous. Beaucoup se joue maintenant et pour longtemps. Plus que jamais, l’unité de la parole publique doit y contribuer.

 

PYLB

Pierre-Yves Le Borgn’, ancien député des Français de l’étranger (2012-2017).

 

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