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Paroles d'Actu
9 novembre 2020

« Ces fractures révélées et amplifiées par l'assassinat de Samuel Paty », par Olivier Da Lage

Le meurtre de Samuel Paty, le 16 octobre dernier, a bouleversé la nation. Professeur d’histoire-géographie au collège du Bois-d’Aulne de Conflans-Sainte-Honorine, il a été décapité, aux abords de son établissement, par Abdoullakh Anzorov, réfugié russe d’origine tchétchène. Peu avant, M. Paty avait été montré du doigt, dans un mouvement largement amplifié par les réseaux sociaux, par des activistes musulmans lui reprochant d’avoir présenté à ses élèves, lors d’un cours, des caricatures du prophète Mahomet - dont le dogme islamique rejette la représentation imagée et a fortiori, humoristique.

Ce crime a placé à nouveau au grand jour, les fractures qui traversent notre société. Avec, au cœur des crispations, la conception française, stricte, de la laïcité, le droit à la dérision et plus généralement, la liberté d’expression. De nombreux musulmans ont fait montre de leur attachement à ces valeurs, et d’autres, parfois de bonne foi, ou parfois cherchant à faire de la politique, ont exprimé leur gêne, voire leur hostilité quant à certaines libertés prises par des non-croyants avec leur religion. Il y a eu, dans le monde arabe, et au-delà, dans le monde musulman, des témoignages de soutiens, mais aussi des manifestations défiantes envers la France.

Pour faire un point, j’ai proposé à M. Olivier Da Lage, journaliste à RFI spécialiste de la péninsule arabique, une tribune libre autour de ces questions éminemment épineuses, et dont le traitement requiert une bonne dose de doigté. Je le remercie pour son texte, fin et éclairant. Une exclusivité Paroles d’Actu. Par Nicolas Roche.

 

EXCLU - PAROLES D’ACTU

« Ces fractures révélées et amplifiées

par l’assassinat de Samuel Paty »

Olivier Da Lage

 

Samuel Paty

Source : SIPA.

 

Depuis le terrible assassinat de Samuel Paty devant le collège où il enseignait l’histoire et la géographie, la France est secouée par de violentes répliques, si l’on prend l’analogie sismique de ce meurtre terroriste commis au nom de l’islam.

Plusieurs chocs se succèdent et s’entremêlent  : la prise de conscience que cinq ans après les attaques contre Charlie Hebdo et celles qui ont visé le Stade de France, le Bataclan et les terrasses de l’Est parisien, la France est toujours une cible du terrorisme. S’y ajoutent la division profonde au sein de la classe politique et des milieux universitaires et intellectuels sur l’analyse des causes et des réponses à y apporter, la résurgence de réflexes xénophobes voyant dans l’immigration la raison principale de la situation actuelle et enfin, la remise en cause de l’État de droit au nom de l’efficacité de la lutte contre le terrorisme. Il faut y ajouter, pour être complet, que la France se sent bien seule face à l’incompréhension non seulement d’une bonne partie du monde musulman – ne parlons pas des dirigeants qui, presque tous à l’exception du président turc Erdogan, ont apporté leur soutien à la France – mais aussi du monde anglo-saxon où l’on n’a jamais véritablement compris ni admis que la laïcité à la française n’avait pas grand-chose à voir avec le sécularisme dont se réclament un certain nombre d’entre eux. Pour tout ne rien arranger, les deux conceptions de la laïcité qui s’affrontaient au début du XXe  siècle s’opposent aujourd’hui frontalement en public  : Combes d’un côté et Briand ou Jaurès de l’autre ont une descendance décidée à ne rien céder sur sa conception de ce qu’est la laïcité et surtout, de ce qu’elle ne doit pas être.

La France plutôt isolée internationalement

Le discours d’hommage à Samuel Paty prononcé devant la Sorbonne par le président de la République était parfaitement calibré pour l’opinion française et du reste, la quasi-totalité des personnalités de l’opposition l’ont approuvé. Mais on vit dans une ère mondialisée et ce qui s’adresse aux Français est entendu par d’autres, qui en fonction de leur culture, de leur histoire et de leurs croyances, ne l’ont pas reçu de la même façon.

Commençons par ce qui, à ce stade, est le plus rassurant – et ça ne l’est pas vraiment  : la campagne internationale contre la France, qui évoque à la fois celle de 2004, suite à l’adoption de la loi interdisant le port de signes religieux ostensibles à l’école (en réalité, le foulard islamique). À l’époque, chefs d’État et de gouvernement, y compris des alliés de la France, rivalisaient de condamnations pour se montrer les meilleurs défenseurs de l’islam, comparés à leurs voisins et adversaires. Même chose, en plus grave, après la fatwa prononcée en 1989 contre Salman Rushdie par l’ayatollah Khomeiny. Les pays sunnites n’avaient pas voulu laisser le monopole de la condamnation des Versets sataniques à l’Iran chiite et, s’ils n’avaient pas à leur tour appelé publiquement à tuer l’écrivain britannique, ils ne s’étaient pas non plus dissociés de cet appel.

Rien de tel cette fois-ci. Même si plusieurs pays arabes du Golfe, le Maroc ou l’Iran ont condamné la republication des caricatures de Charlie Hebdo représentant Mahomet, tous ont pris soin de condamner le meurtre de l’enseignant et plusieurs ont apporté publiquement leur soutien à la France contre les violences terroristes qui se sont produites à la suite. Les seules exceptions notables de dirigeants en fonction ayant choisi de réserver leur condamnation à la France en tant que telle sont le président turc Recept Tayyip Erdogan et le Premier ministre pakistanais Imran Khan.

«  Il faut comprendre que parfois, les opinions

publiques du monde islamique se dissocient largement

de leurs dirigeants, voire les associent au monde

occidental dans un même opprobre.  »

C’est rassurant, mais loin d’être suffisant. À force d’assimiler de façon simpliste les pays musulmans à leurs dirigeants, un grand nombre de leaders d’opinion négligent le fait que l’opinion publique du monde islamique s’en dissocie largement, voire associe leurs dirigeants et le monde occidental dans un même opprobre. Il faut suivre avec attention les manifestations d’ampleur qui ont eu lieu au Bangladesh et au Pakistan. En 1989 aussi, c’est dans le sous-continent indien qu’avait débuté la contestation, relayée ensuite dans la diaspora indo-pakistanaise en Angleterre, puis alors seulement dans le monde arabe.

De même, le ferme soutien apporté par plusieurs dirigeants occidentaux (mais pas tous  !) ne saurait dissimuler le fait que beaucoup sont mal à l’aise devant ce qui apparaît comme un soutien officiel de l’État en France à la publication de dessins qui blessent profondément les musulmans. Le Premier ministre canadien Justin Trudeau ne s’est pas caché pour le dire explicitement et Paris a reçu ses déclarations comme une trahison. Mais si elle fait l’effort de regarder alentour, la France ne peut que constater son isolement sur cette question. La conviction que le modèle laïque français est supérieur à tous les autres est peut-être une consolation, mais bien insuffisante pour faire face aux difficultés politiques et diplomaties à venir.

Ce serait plus facile si la société française était soudée pour faire face à ces multiples défis.

Unie, elle l’a été quelques heures, jusqu’à ce que certaines personnalités, notamment l’ancien Premier ministre socialiste Manuel Valls et ses proches, ne rejettent la responsabilité de l’action terroriste de ce jeune Tchétchène sur ceux qui l’ont à leurs yeux rendu possible, à savoir les «  islamo-gauchistes  » et tous ceux qui, par leur déni de réalité, ont fait le lit de la progression islamiste en France.

Sur l’utilisation du mot «  islamisme  »

Avant de revenir sur ces divisions françaises, il peut être utile de s’arrêter quelques instants sur cette notion d’islamisme. Ceux qui y recourent aujourd’hui y mettent des significations très différentes qui n’ont souvent pas grand-chose à voir les unes avec les autres. Le mot a une histoire et elle a son importance.

Pour résumer, dans la bouche de nombreux responsables politiques et journalistes, il est désormais synonyme de terrorisme. C’est un contresens et le moment est sans doute venu de rappeler l’origine du mot. Depuis la fin du XIXe  siècle et jusqu’aux années 80, il était souvent indifféremment utilisé pour parler de l’islam et de ses adeptes. Les choses changent après la révolution islamique iranienne. À l’époque, pour désigner les partisans de l’ayatollah Khomeiny en Iran, au Liban et ailleurs, les journalistes recourent fréquemment à l’expression  : «  intégristes musulmans  ». Or, ce terme fait directement référence à l’Église catholique et à la dissidence de Mgr  Lefebvre. C’est un non-sens. Pour éviter ce travers, certains choisissent alors d’utiliser à l’instar des anglophones le terme «  fondamentalistes  ». C’est un autre contresens, puisque tout musulman profondément croyant se considère comme un fondamentaliste, ce qui ne fait pas de lui un extrémiste pour autant  : cela signifie seulement qu’il croit fondamentalement aux principes de sa religion, ni plus, ni moins. Donc, ni intégristes, ni fondamentalistes, comment qualifier ces extrémistes se revendiquant de l’islam en tant que projet politique aux régimes en place dans le monde musulman  ?

«  Pour mieux comprendre une réalité, il convient

d’être précis sur les termes : un fondamentaliste

n’est pas forcément un extrémiste, et un extrémiste

pas nécessairement un terroriste.  »

C’est alors qu’un certain nombre d’islamologues français, issus de différentes disciplines et par ailleurs rarement en accord entre eux sur d’autres sujets, proposent un adjectif de rechange  : «  islamistes  ». Pour ces chercheurs, voici ce que signifie «  islamistes  », et rien d’autre. Parmi eux se trouvent des conservateurs bon teint, plus rarement des révolutionnaires, d’autres sont des extrémistes et au sein de ces derniers, sans nul doute, des terroristes, mais il n’y a pas d’équivalence sémantique. Un certain nombre de journalistes, sensibilisés par ces chercheurs (je suis du nombre), à leur tour, reprennent ce terme dans l’acception qui est la leur. Le mot commence à se diffuser dans la société.

Une vingtaine, peut-être une trentaine d’années durant, c’est le sens qu’il conserve. Toutefois, après les attentats du 11-Septembre 2001, son utilisation va rapidement changer de sens et glisser vers sa signification actuelle, liée au terrorisme. Il est désormais utilisé indifféremment pour désigner des personnes qui croient à l’islam en tant que projet politique dans leur pays (du monde arabo-musulman), ceux qui veulent modifier la société européenne au sein de laquelle l’islam est minoritaire, et aussi ceux qui projettent et commettent des attentats terroristes. Employer sans différencier «  islamistes  » pour caractériser des gens et des projets si différents n’aide ni à comprendre, ni à répondre, ni à combattre ces projets. Cela engendre de la confusion et rien d’autre.

«  Islamo-gauchisme  » contre «  islamophobie d’État  »

Le meurtre de Samuel Paty par un terroriste se revendiquant de l’islam a aussitôt donné lieu à la mise en cause simultanée des «  islamistes  » de toute nature avec la volonté affirmée du ministre de l’Intérieur Gérald Darmanin de donner un coup de pied dans la fourmilière, voire d’«  envoyer des messages  » à des personnes et associations n’ayant rien à voir avec l’enquête. L’annonce précipitée de la dissolution de plusieurs associations, dont le CCIF, pose de nombreuses questions qui ne sont pas seulement juridiques, quoique cela ne soit pas négligeable, depuis que le Conseil constitutionnel a érigé en 1971 des barrières élevées pour protéger le droit d’association. Il n’est pas besoin d’approuver les buts d’une association ni d’estimer ses dirigeants pour lui reconnaître le droit à l’existence, du moins dans un État de droit. Si le Conseil d’État devait déclarer illégales pour insuffisance de preuves la dissolution d’associations présentées comme favorisant le terrorisme, ce serait un mauvais coup porté à la lutte contre celui-ci. Il faudra attendre l’épuisement des recours pour le savoir, mais les juristes proches du gouvernement semblent peiner pour étayer une décision prise dans l’urgence, pour ne pas dire la précipitation.

La dénonciation du terme «  islamophobie  » est un autre élément à charge  : outre que les historiens ont fait litière de l’affirmation péremptoire de Caroline Fourest selon qui le mot a été forgé par les mollahs iraniens pour interdire toute critique de l’islam (en fait, on retrouve le mot dans des ouvrages datant des premières années du XXe  siècle), ce même terme est employé en anglais et dans bien d’autres langues sans que cela provoque le même émoi qu’en France et désigne couramment non pas la «  peur de l’islam  », mais l’hostilité aux musulmans (tout comme l’homophobie n’est pas la peur de son semblable, mais la haine à l’encontre des homosexuels). Et puisque le débat actuel fait remonter à la surface la participation de politiques de gauche (LFI, EELV, PCF) et de syndicalistes à la Marche contre l’islamophobie organisée le 10  novembre 2019 par un collectif d’organisations dont, entre autres, le CCIF, il n’est pas inutile de rappeler que l’appel a été lancé à la suite de la fusillade contre la mosquée de Bayonne quelques jours auparavant et dans le contexte de l’émotion que cette attaque avait alors suscité, bien au-delà des musulmans français.

Vient enfin l’accusation d’«  islamo-gauchisme  », qui a ceci de particulier qu’elle vise des personnes qui, dans leur écrasante majorité, ne sont ni musulmanes, ni gauchistes, aux fins de disqualifier leur parole. Les islamo-gauchistes seraient des marxistes attardés ayant oublié la dénonciation de l’opium des peuples et ayant remplacé le prolétariat par les musulmans, nouveaux damnés de la terre pour des porteurs de valise en mal de décolonisation à soutenir. Cette vision caricaturale serait risible, si elle n’était portée par des personnages aussi importants que le Premier ministre, le ministre de l’Intérieur, le ministre de l’Éducation nationale qui s’en prend aux milieux universitaires avec une telle virulence qu’il s’est attiré une réponse cinglante de la Conférence des présidents d’université. La lutte contre l’«  islamo-gauchisme  » semble donc être devenue une priorité politique de l’État et de ses plus hauts représentants, même s’il est exact qu’à ce jour, le président Macron s’est bien gardé de reprendre publiquement cette expression à son compte. Parallèlement, des tribunes d’universitaires réputés pourfendent également, tout aussi publiquement, ceux de leurs collègues soupçonnés de faiblesse pour l’«  islamo-gauchisme  ».

«  Les uns crient à l’ "islamophobie d’État", les autres

ont inventé un nouveau maccarthysme ayant remplacé

le communisme par l’ "islamo-gauchisme"...  »

En retour, ceux ainsi désignés se rebiffent et mettent en cause, pour les uns une «  islamophobie d’État  », pour d’autres, ou pour les mêmes, un nouveau maccarthysme ayant remplacé le communisme par l’«  islamo-gauchisme  ».

La même violence a cours dans le monde des médias. L’universitaire dénonce l’universitaire, le journaliste dénonce le journaliste. C’est le concours Lépine des solutions simple à un problème complexe (le terrorisme) dont tous les spécialistes, quel que soit leur positionnement par ailleurs, s’accordent à dire qu’il est là pour longtemps et qu’aucune solution miracle ne le fera disparaître rapidement.

À ce stade de la réflexion, il est bien difficile de parvenir à une conclusion optimiste. Sur le plan international, on peut penser, en s’appuyant sur les expériences passées, que les tensions liées à l’affaire des caricatures finiront par se calmer, si du moins, certains ne remettent pas une pièce dans le bastringue à intervalle régulier pour faire la démonstration que le prix à payer pour considérer que nous sommes libres et non en état de soumission à l’islam.

En ce qui concerne la société française, le mal est en réalité beaucoup plus profond. Pourtant, jamais dans le passé, on n’avait vu autant de responsables musulmans, du recteur de la mosquée de Paris aux mosquées régionales en passant par le président du CFCM s’exprimer publiquement pour non seulement dénoncer les attentats terroristes, mais affirmer haut et fort le droit à la caricature, même si elle choque les sensibilités. Sans doute aurait-il été utile que ces affirmations viennent plus tôt. Le fait est qu’elles ont été relayées avec une relative discrétion par les médias. Cependant, à tort ou à raison, une grande partie des musulmans de ce pays ont le sentiment que la laïcité n’est invoquée que pour s’en prendre aux musulmans et que les autorités se précipitent au secours des catholiques et des juifs chaque fois qu’ils sont menacés, mais que les musulmans, pour ce qui les concerne, sont sommés de faire preuve à chaque fois de leur républicanisme, même lorsque les cibles sont musulmanes.

Quant au discours politique, il semble inscrit dans une dynamique que l’on voit à l’œuvre dans de très nombreux pays  : lorsque l’économie va mal, a fortiori avec une épidémie que les mesures gouvernementales ne parviennent pas à maîtriser, le seul champ lexical qui reste pour mobiliser une population est celui de la dénonciation de l’ennemi intérieur qui, de façon délibérée, ou parce qu’il se comporte en «  idiot utile  » de ce dernier, aide l’ennemi extérieur à s’en prendre à la communauté nationale. Ce regain de nationalisme, qui n’a pas grand-chose à voir avec le patriotisme, n’unit pas la nation  : il la divise en excluant, à la plus grande satisfaction de ceux qui, ayant toujours tenu ce discours, attendent désormais d’en recueillir les fruits, par exemple lors de la prochaine présidentielle en 2022.

par Olivier Da Lage, le 3 novembre 2020

 

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