Dans une semaine très exactement, les Français et d’autres, au-delà de nos frontières, au-delà même des mers, se souviendront que, deux cent ans plus tôt, disparaissait sur un caillou perdu dans l’Atlantique sud, un homme qui, pour l’avoir longtemps dominée, aurait pu mourir en maître de l’Europe continentale. Un personnage tellement grand qu’on en écrirait bientôt la légende.

Pour ce dernier article d’une « trilogie bicentenaire » qui n’était pas forcément prévue au départ, j’ai la grande joie, après Éric Teyssier (Napoléon et l’histoire) et Charles Éloi-Vial (les Cent-Jours), de recevoir une nouvelle fois M. Thierry Lentz, un des plus fins connaisseurs de l’épopée et de l’époque napoléoniennes (il dirige également la Fondation Napoléon depuis plus de vingt ans).

Je remercie chaleureusement M. Lentz d’avoir accepté de m’accorder cet entretien, traitant principalement du combat implacable que se livrèrent Napoléon, qui aspirait à l’hégémonie continentale, et l’Angleterre, déjà maîtresse des mers. À la fin on le sait, Britannia rules, Britannia rules the waves. Une autre légende, forgée celle-ci par des vainqueurs. Une autre histoire... Exclu, Paroles d’Actu. Par Nicolas Roche.

 

EXCLU - SPÉCIAL BICENTENAIRE NAPOLÉON

Thierry Lentz: « En vainquant Napoléon,

Londres s’est offert un siècle de domination mondiale... »

Pour Napoléon

Pour Napoléon, Éditions Perrin, 2021.

 

Certains réflexes claniques du Corse Bonaparte (népotisme, etc...) ont-ils contribué à la perte de Napoléon?

L’argument « clanique » a été utilisé notamment par les royalistes, Louis XVIII en tête, pour dévaloriser la politique familiale de Napoléon. Il est vrai qu’il a sans doute exagéré sur ce point, en confiant des trônes importants pour son système à ses frères les plus jeunes et incapables, Louis et Jérôme. Sans doute les traditions corses ont-elles joué. Ceci étant dit, l’essaimage des Bonaparte en Europe n’est comparable à celui des Habsbourg ou des Bourbons, voire par la mainmise de certaines familles dans la monarchie d’ancien régime, comme les Colbert sous Louis XIV. On le voit, corse ou non, le tropisme familial a toujours joué… et joue encore aujourd’hui.

 

« Sans doute a-t-il exagéré, en confiant

des trônes importants pour son système à ses frères

les plus jeunes et incapables. »

 

Napoléon a-t-il perdu pied après Tilsit, comme enivré à son apogée?

Après Tilsit et la victoire sur la Russie, Napoléon avait une grande liberté de choix pour la suite. Il pouvait, par exemple, se reposer et peaufiner son système européen. Sans doute, avec un peu de patience, l’Angleterre aurait-elle fini par négocier, la tentative avortée de 1806, qui avait capoté largement par la faute de Napoléon, le prouve. Mais alors qu’il avait assuré la prépondérance française sur le Continent, l’empereur des Français ne s’en contenta pas. L’occasion était trop belle, sa puissance trop grande pour qu’il ne continue pas à s’en servir. Il fit alors de mauvais choix, comme la prise de contrôle de l’Espagne - inutile tant ce pays était un satellite de la France - et l’absence de souplesse dans ses relations avec la Russie alliée. Une sorte d’engrenage, ignoré mais implacable, avait été mis en route.

 

« Napoléon n’a pas su se contenter de la prépondérance

française qu’il avait réalisée en Europe.

Il fit alors de mauvais choix... »

 

The Plumb-pudding in danger

Une des plus célèbres caricatures du temps de Napoléon, réalisée par l’artiste britannique

James Gillray en 1805. À gauche, le Premier ministre britannique Pitt Le Jeune, à droite

l’empereur des Français. Le partage du monde n’aura pas lieu...

 

Une grande paix de compromis aurait-elle pu être atteignable entre Français et Britanniques autour de 1807, une position prépondérante - pas forcément hégémonique, un pacte entre puissances s’en serait assuré - en Europe pour les uns, le contrôle des mers et l’accès aux marchés continentaux pour les autres?

L’ennemi le plus acharné de Napoléon s’avéra être l’Angleterre, libérée de la menace d’invasion suite à la destruction de la flotte franco-espagnole à la bataille de Trafalgar (octobre 1805). Après avoir sciemment fait capoter des négociations (été 1806) afin de poursuivre sa marche en avant de dicter « sa » paix en position de domination absolue du continent, Napoléon décida de la vaincre par là où, selon les Français, elle pêchait : ses finances et son commerce. La réputation de la « perfide Albion » était de vivre à crédit et de ne dépendre que de ses exportations. L’analyse était exacte dans ses grandes lignes mais la fragilité du système anglais comme les conséquences que pouvait avoir à court terme un dérèglement de ce système furent surévaluées. Côté anglais, la détermination était plus forte que les dérèglements. Albion finançait les guerres des autres, contournait souvent le Blocus continental et employait tous les moyens pour faire taire son peuple. Seul le temps aurait pu aboutir à un compromis. Napoléon ne se le donna pas, d’autant plus que la guerre que lui imposa l’Autriche en 1809 ne fit qu’accroître son sentiment d’invincibilité.

 

« Napoléon a surévalué la fragilité du système

socio-économique de son rival britannique. »

 

Tout bien pesé, la victoire du Royaume-Uni dans cette guerre des systèmes et sa domination du XIXème siècle a-t-elle constitué un préjudice évident, palpable quant au développement ultérieur de la France?

Napoléon fut vaincu à Waterloo, désastre militaire aux conséquences politiques et économiques immenses. Avec le second traité de Paris (20 novembre 1815) et les garanties prises par les vainqueurs durant le congrès de Vienne (qui s’était achevé en juin), l’ « équilibre européen » fut restauré presque dans sa configuration de 1789, à ceci près que la France était ramenée au niveau d’une puissance moyenne soumise à la surveillance de ses grands vainqueurs, Autriche, Prusse, Russie, Angleterre. Au niveau mondial, le gagnant principal était indubitablement cette dernière. Elle avait obtenu à peu près tout ce qu’elle souhaitait. Le commerce pouvait reprendre sur des routes maritimes contrôlées par elle et un marché européen libéré. Bien évidemment, Albion ne s’était mise à la tête d’une « croisade » de libération que pour la galerie. Grande importatrice de matières premières, déjà usine de transformation du monde et exportatrice de produits manufacturés, elle pouvait à nouveau s’approvisionner sans obstacle et inonder les marchés. Que ses élites aient toujours allégué un alibi « moral », libéral et pacifique, n’empêche pas de constater qu’en défendant « l’équilibre européen », elles protégeaient surtout un déséquilibre commercial en leur faveur. En ce sens, leur projet n’était pas moins hégémonique que celui de Napoléon, mais elles usaient de moyens d’une autre nature. Sans autres visées territoriales que l’occupation des carrefours commerciaux (Héligoland, Malte, îles Ioniennes, Cap de Bonne-Espérance, Mascareignes, …), elles visaient avant tout au contrôle des échanges et à l’élimination d’un concurrent trop puissant. Au large, la fragilisation des colonies françaises et hollandaises des Antilles, de l’océan Indien et du Pacifique était assurée. Que l’on y ajoute une indépendance des places financières et des tarifs douaniers raisonnables, et tout serait à nouveau pour le mieux dans le meilleur des mondes possibles. Bien calée dans son île inexpugnable, l’Angleterre avait su se montrer patiente, endurante et prodigue avec ses alliés. Elle pouvait désormais rentabiliser l’investissement consenti pendant vingt ans et dominer le monde pour un long siècle.

 

« En défendant "l’équilibre européen",

les élites anglaises protégeaient surtout

un déséquilibre commercial en leur faveur. »

 

Interview : fin avril 2021.

 

Thierry Lentz 2021

 

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