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Paroles d'Actu
30 août 2021

Grégoire Thoby : « Le pardon ça se mérite ; moi d'une certaine manière, j'ai déjà pardonné à mon père... »

Lorsque je songe au prochain article, parfois je sais assez précisément où je souhaite aller (sans être sûr de jamais y parvenir), et parfois c’est la surprise, au gré des rencontres. La publication du jour est de cette catégorie, et je suis heureux que mes pérégrinations virtuelles aient croisé le chemin de Grégoire Thoby, artiste expat, un passionné de cinéma dont le premier roman, d’autant plus touchant qu’il reprend, en de larges proportions, des éléments autobiographiques, vient de sortir. La Ride du souci (Les Presses Littéraires) nous plonge, plus qu’on l’imagine sans doute, dans l’univers et dans la tête de l’auteur, avec au cœur du récit et des réflexions, ces deux concepts essentiels que sont le pardon, et la rédemption. Je ne puis que vous recommander de vous emparer de ce livre qui risque fort d’interpeller ceux qui s’y engageront. Comme une bouteille à la mer. An author is born. Exclu, par Nicolas Roche.

 

EXCLU - PAROLES D’ACTU

Grégoire Thoby: « Le pardon ça se mérite. Moi, d’une

certaine manière, jai déjà pardonné à mon père... »

La ride du souci

La Ride du souci (Les Presses Littéraires, 2021).

 

Bonjour et merci de m’accorder cet entretien à l’occasion de la sortie de ton premier roman, La Ride du souci (Les Presses Littéraires). Ce goût d’écrire, de la fiction et du plus intime, c’est quelque chose qui, pour toi, remonte à loin ?

Merci à toi  ! Ma passion pour l’écriture est assez récente en fait. Bien qu’ayant passé un Bac L, je n’écrivais pas vraiment étant ado. Je n’en avais ni l’ambition ni le désir. C’est arrivé petit à petit, par le cinéma d’abord, lorsque j’ai commencé à griffonner des scénarios il y a quelques années (tous restés dans mes tiroirs). Mais ce goût de la fiction et de l’intime a toujours été présent, que ce soit par le biais du théâtre, ma boulimie de films, la réalisation d’un documentaire…

 

Quelle a été l’histoire de ce roman, de cette aventure ? Je sais que pas mal d’éléments sont, au moins en partie, d’inspiration autobiographique ; est-ce que certaines choses ont été dures ou au contraire, jouissives à écrire, et as-tu mis beaucoup de toi dans cette démarche ?

Fin 2018, alors que j’étais reclus dans le désert espagnol, j’ai appris que mon père, escroc notoire, s’était volatilisé après avoir arnaqué de nouvelles personnes. Je venais de quitter mon quotidien sédentaire parisien pour une vie nomade et me pensais loin de tout, en particulier de ses agissements. Frustré, mais aussi inquiet, je me suis mis à écrire spontanément. Une sorte d’urgence, et l’envie d’entremêler souvenirs réels, fiction et fantasmes afin de raconter une histoire universelle, au-delà de son aspect intime et cathartique. Mon père est devenu Bernard, je suis devenu Gaëtan, et La Ride du souci a commencé à se former. Bien que certains passages aient été douloureux à coucher sur le papier, j’avais la conviction d’avoir le recul nécessaire pour m’y attaquer. J’ai vraiment pris un plaisir fou à écrire ce livre, à réinventer ce père.

 

Avant d’entrer dans le vif du sujet : pas mal de tes personnages, notamment les secondaires, sont hauts en couleur, ou en tout cas bien décrits et rendus vivants. Es-tu quelqu’un qui aime observer les gens, le monde qui t’entoure ?

Oui, c’est fascinant d’observer les gens (de tous âges, cultures, milieux sociaux), de tenter de se glisser dans leur peau, et je ne dis pas cela dans un but uniquement anthropologique et intéressé ; les gens sont fascinants, qu’ils soient bienveillants, abjects ou chiants à crever. Depuis toujours, j’ai une affection particulière pour les marginaux, ceux qu’on ne remarque pas au premier coup d’œil, ceux que la société délaisse, dénigre ou veut faire taire.

 

Au cœur  de l’intrigue donc, le regard porté par un fils sur son père "greater than life" mais toxique pour ses conquêtes et ses proches, entre jugement, espoir et fantasmes. Un père qui finalement, limité par toutes ses failles, et bien qu’agaçant au possible, inspire une bonne dose de tendresse. Comment l’appréhendes-tu, toi, le personnage de Bernard ?

Je l’appréhende un peu comme ce que tu viens de décrire  ! Bernard est un antihéros aussi néfaste qu’attendrissant. Il vole, il ment, il pète des câbles, il trahit ceux qui lui prêtent main-forte, mais c’est aussi un homme profondément inadapté, bloqué dans son enfance, qui génère sa propre solitude. Bien sûr, à l’origine de ce personnage, il y a mon père, et donc un affect particulier, mais bizarrement, j’ai la sensation de m’en être totalement détaché. J’entends par là qu’en rentrant dans la tête de Bernard, en lui imaginant cette soudaine remise en question, je l’ai vraiment considéré comme un personnage à part entière. Un père 2.0, en quelque sorte.

 

Au cœur de l’intrigue, surtout, deux thèmes essentiels, complémentaires : la rédemption, démarche intérieure, et le pardon, accordé ou non par les autres. Est-ce qu’ils te parlent tout particulièrement et, sur la capacité à pardonner notamment, penses-tu avoir toi-même évolué  ?

Intéressante, cette question, et quelque peu déstabilisante. Ces thèmes me parlent, oui. J’aime penser qu’il est toujours possible de se racheter, de s’améliorer, même quand tout paraît foutu et qu’on a déçu tout le monde. Tout est une question de volonté. Il en va de même pour le pardon. Bien sûr, chaque situation est différente et je comprends parfaitement qu’on puisse refuser d’accorder le sien. Le pardon, ça se mérite. Quant au mien, je crois que je n’aurais pas pu débuter l’écriture de ce livre si je n’avais pas, d’une certaine manière, déjà pardonné à mon père. Sans cela, j’aurais probablement accouché d’un règlement de compte indigeste dont les lecteurs n’auraient su que faire. Quant à Bernard, libre à chaque lecteur de se forger un avis.

 

Le narrateur principal du roman, Gaëtan, le premier fils de Bernard, te ressemble beaucoup. Comme toi, il vit dans un camping-car (qui a un nom à lui !) avec son mari et chérit cette vie nomade, un peu bohème aussi. Qu’est-ce qui te plaît dans cette vie-là, et te verrais-tu retourner durablement entre quatre murs ?

J’aime cette sensation de liberté de la vie nomade. Ce sentiment incroyable de voyager dans sa propre petite maison roulante. On se déplace et tout change, les paysages, la lumière, les odeurs, le taux d’humidité, mais l’intérieur reste le même. Être chez soi, mais ailleurs  ; un vrai remède contre la lassitude. On rencontre des gens formidables sur la route aussi  ! Il y a plein de façons de vivre ainsi, en fonction de son budget, de ses envies, de ses exigences en terme de confort. En ce qui nous concerne, mon compagnon et moi, on est off-grid, (panneaux solaires, citerne d’eau, wifi, etc) donc on peut se garer en pleine nature sans avoir besoin de se raccorder à l’eau courante ou à l’électricité. Je ne pense pas encore en être arrivé au stade du «  un appart ou une maison, plus jamais  !  » mais pour l’instant, même si ce n’est pas toujours évident, ce choix de vie me comble.

 

LRDS

 

Votre vie est actuellement en Californie, quelque part dans le désert du Mojave. Qu’est-ce que ça change, et qu’est-ce que ça implique,  de vivre en un tel endroit ?

En ce qui concerne le désert du Mojave, il faut surtout se préparer à la chaleur ! L’air est ultra sec toute l’année, et la vie sauvage, très présente  : lièvres par milliers, coyotes, lynx, aigles, serpents à sonnettes, tarentules… J’aime beaucoup cette région, mais il est temps de partir vers un peu de fraîcheur maintenant que l’aménagement du bus scolaire est terminé  !

 

Qu’est-ce qui saute aux yeux dans le contraste entre la France et l’Ouest américain ? Les choses (je ne parle pas des proches) qui manquent, et celles qui ne manquent pas quand on est aux US ?

Ce qui saute aux yeux  ? D’autres expatriés pourraient me rejoindre là-dessus, les mentalités sont vraiment différentes. Par exemple, les Américains cherchent très rarement à polémiquer, à débattre de vive voix, même sur des sujets anodins. Ce n’est pas dans leur culture, à l’inverse des Français, rois incontestés dans le domaine. C’est souvent agréable mais ça engendre forcément des limites. Donc paradoxalement, la liberté de ton des Français me manque parfois. Et la bouffe, bien sûr  ! Surtout les pâtisseries… Tu peux m’expédier un Paris-Brest en Colissimo  ? Thanks.

 

 

Il y a quelques années, tu as connu un petit succès autour de Cousine Madenn, touchant documentaire que tu as consacré, comme son nom l’indique, à ta cousine et à ses doutes. Que retiens-tu de cette expérience avec le recul, et aimerais-tu t’essayer encore à l’exercice du long métrage  ?

Incroyable expérience que ce documentaire. Je n’en retiens que du bon, et ma cousine me presse pour qu’on tourne la suite  ! Je suis heureux que ce film ait pu contribuer à faire évoluer les mentalités sur les personnes en situation de handicap mental léger. Aussi, Madenn et moi avons tous les deux gagné en confiance grâce à ce film. J’aimerais en réaliser d’autres, documentaires ou fictions, mais pour l’instant je privilégie l’écriture, médium nécessitant bien moins de budget et de personnes extérieures.

  

Quels sont les livres qui t’ont le plus marqué, et que tu souhaiterais nous faire découvrir ?

Je ne vais pas vous le faire découvrir puisque c’est un best-seller, mais dernièrement, j’ai adoré Vernon Subutex ; Virginie Despentes me bouleverse autant qu’elle me fait rire aux éclats. Sa liberté de ton, son parcours atypique, sa rudesse cachant une grande finesse… Un autre roman qui m’a profondément marqué par sa critique sociale baignée d’humour noir : La Conjuration des imbéciles de John Kennedy Toole. Dans un genre très différent, la délicatesse de Jirō Taniguchi me transporte immédiatement (je recommande Le Gourmet solitaire et Un zoo en hiver).

 

Même question pour les films (je précise ici que tu as étudié le cinéma) ?

Plusieurs de mes films fétiches sont consacrés à l’enfance : Kes de Ken Loach, Fanny et Alexandre d’Ingmar Bergman, Billy Elliot de Stephen Daldry, Bonjour de Yasujirō Ozu, Les Quatre cents coups de François Truffaut… J’aime la filmo de tous ces cinéastes. Pêle-mêle, je citerais également Asghar Farhadi, David Lynch, Billy Wilder, Stanley Kubrick, Céline Sciamma, Pedro Almodóvar, Mike Leigh, Gus Van Sant, Robin Campillo… Et tellement d’autres  !

 

G

 

Après le Mojave, quels endroits insolites aurais-tu envie d’aller explorer, pour quelques jours, ou plus si affinités ?

Le fin fond de l’Alaska et du Canada  ! Du désert aux glaciers, quoi de plus dépaysant  ? Avec le bus, on aimerait aussi faire une bonne partie de l’Amérique latine. Et sinon, j’ai hâte de retourner au Japon, notamment dans les petits villages isolés où les vieilles traditions persistent.

 

Quels sont tes projets et surtout, tes envies pour la suite ?

Continuer à écrire tout en voyageant. J’ai commencé La Ride du souci sur les routes espagnoles, je compte bien terminer mon deuxième roman sur les routes américaines. Et un passage en France est prévu.

 

Un dernier mot ?

Simplement, je vous souhaite à toutes et à tous une excellente lecture  !

Interview : fin août 2021.

 

Grégoire Thoby

 

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10 août 2021

Eric Teyssier : « La magie de la fiction alliée à l'histoire permet de redonner vie aux fantômes du passé »

Quelques jours après une visite appréciée de Nîmes, qui entre autres réjouissances aura été l’occasion de rencontrer physiquement, pour la première fois, l’historien et romancier Éric Teyssierje suis ravi de vous proposer aujourd’hui, cet article basé sur le nouvel entretien qu’il m’a accordé. Après Napoléon, après la Seconde Guerre mondiale, retour à ses premières amours : La Prophétie des aigles, son roman paru il y a peu chez Alcide éditions, nous plonge dans la Nîmes romanisée (Nemausus) de la fin du premier siècle après Jésus-Christ. Rien de surprenant quand on songe aux sujets d’étude de prédilection de l’auteur : la république et l'Empire romains, la société gallo-romaine, et les gladiateurs. Ce roman, que je vous recommande, parce qu’il est immersif, fort bien documenté et efficace, constitue un complément pertinent pour qui apprécie, année après année, les « Grands Jeux romains » de Nîmes, quÉric Teyssier a contribué à développer. Je le remercie pour ces échanges, et salue également ici, amicalement, Gordon qui se reconnaîtra. Exclu, par Nicolas Roche.

 

EXCLU - PAROLES D’ACTU

Éric Teyssier: « La magie de la fiction

alliée aux connaissances historiques permet

de redonner vie aux fantômes du passé. »

Affiche La Prophétie des aigles

La Prophétie des aigles (Alcide éditions, 2021).

 

Éric Teyssier bonjour, et ravi de te recevoir, cette fois pour La Prophétie des aigles (Alcide, 2021), ton nouveau roman dont l’action se déroule principalement dans la Nîmes romanisée (Nemausus) de la fin du premier siècle. J’imagine que ce projet en particulier, tu devais l’avoir en tête, et qu’il te tenait  à cœur  depuis longtemps ?

le projet

Disons que le goût d’écrire des romans historique est venu en 2014 avec Napoléon est revenu ! (Lemme edit). Puis en 2020, avec L’An 40 : La bataille de France (Michalon). Ces expériences m’ont plu et elles me permettaient de m’évader un peu de la période romaine qui constitue ma spécialité universitaire. Disons que les Romains ont fini par me rattraper pour mon plus grand plaisir pour transmettre autrement ce que j’ai compris de cette période après vingt ans de recherche.

 

Qu’est-ce que cette écriture a supposé en matière de recherche, et de quels documents, sources as-tu disposé pour dessiner au mieux la ville et surtout la vie nîmoise de ce temps-là ?

dessiner Nemausus

L’écriture de ce roman a bénéficié des livres d’histoire que j’ai déjà publiés, notamment Nîmes la romaine et Arles la romaine (Alcide). Les sources sont finalement assez nombreuses. Il y a notamment les monuments de Nîmes qui sont toujours debout. Il y a aussi la collection épigraphique nîmoise qui est la plus importante des Gaules et les découvertes constantes de l’archéologie dans la région. Avec cela, j’ai puisé dans ce que nous disent les auteurs antiques sur le plan général. Avec toutes ces informations, j’ai voulu redonner une image de la vie des hommes et des femmes qui vivaient à Nîmes mais aussi à Rome ou sur la frontière en 96 ap. J.-C. Tous les personnages du récit ont réellement existé. Souvent, nous n’avons que leur nom et leur fonction. La magie de la fiction alliée aux connaissances historiques permet de redonner vie à ces fantômes du passé.

 

Que sait-on, notamment, au-delà de ce qui est raconté et sans doute romancé, de la construction de l’amphithéâtre de Nemausus, et de son commanditaire et financeur ?

l’amphithéâtre de Nîmes

On ne connaît pas le nom du commanditaire, contrairement à l’amphithéâtre de Pompéi. Ce que l’on sait, c’est qu’un notable local a offert ce monument sur ses propres deniers. C’est ce qu’on appelle «  l’évergisie  », la générosité publique des riches envers leurs concitoyens. On sait aussi que ce monument merveilleusement bien conservé a été construit après le Colisée et l’amphithéâtre d’Arles, soit vers 100 ap. J.-C. À partir de là, il faut imaginer, en respectant ce que l’on sait du fonctionnement de ces cités.

 

Amphithéâtre de Nîmes

Une vue sur l’amphithéâtre de Nîmes, juillet 2021.

 

Le roman nous fait découvrir, de manière très documentée, comment tournait une ville de province dépendant de l’Empire romain. Moi, ce qui m’a surtout frappé, c’est de voir à quel point tout était politique :  deux familles puissantes convoitant des charges prestigieuses rivalisent de bontés pour se constituer des clients parmi les citoyens électeurs. Le clientélisme fonctionnait-il à plein à cette époque, et si oui y avait-il aussi, dans le système électoral complexe, une volonté sincère d’assurer aux membres de chaque corporation/communauté voix au chapitre au sein de la Cité ?

du clientélisme

Oui, le clientélisme constitue un système totalement assumé. Il est fondamental à cette époque dans les rapports sociaux. En fait, l’individu n’existe pas, il faut faire partie d’un groupe et avoir des protecteurs pour survivre dans ce monde violent. Donner voix au chapitre de telle ou telle communauté n’est pas le sujet. Il n’y a pas de programme «  politique  ». Simplement du don et du contre-don entre les notables et les plus modestes. «  Je te donne un avantage matériel, tu me donnes ton soutien  ». Les Romains font exactement la même chose avec leurs dieux.

 

Nombre des protagonistes importants du récit sont des esclaves, ou d’ex-esclaves affranchis. Le recours massif à l’esclavage a-t-il été une constante des débuts jusqu’à la chute de l’Empire romain d’Occident ? Et peut-on estimer que, malgré les inégalités évidentes sur lesquelles le système était fondé, une forme de méritocratie opérait tout de même (précisément parce qu’un esclave méritant pouvait devenir citoyen, et un plébéien, patricien) ?

esclaves et méritocratie

Les esclaves sont partout, ils sont le moteur de l’économie dans cette époque pré-industrielle. Leur situation est marquée par l’inégalité. Avec les libres bien sûr mais aussi entre eux. Il n’y a rien de commun entre un esclave des villes et un esclave des champs. Entre un pauvre bougre qui trime dans une carrière de pierres et le secrétaire d’un riche notable. Plus on est proche du maître, plus on a de chance d’établir des rapports «  humains  » avec lui et de se voir affranchi si on le mérite. Cet affranchissement très courant chez les Romains constitue la carotte qui rend les esclaves fidèles et efficaces. Ces esclaves affranchis conservaient la «  tâche  » de leur ancienne servilité mais ils pouvaient être citoyens, devenir riches voire très riches et avoir une place dans la cité à travers le collège des sevirs voué au culte des empereurs.

 

Dans le récit, on voit cohabiter, avec parfois quelques tensions instrumentalisées, différents cultes : celui de Cybèle et celui d’Isis, aux côtés des dieux traditionnels. La Rome polythéiste était-elle une société relativement tolérante en matière religieuse ? Et quelle y était la place accordée aux sacrifices, aux présages et aux superstitions ?

tolérance religieuse ?

Le polythéisme est le point commun à la quasi-totalité des peuples de l’Antiquité à l’exception des Juifs et des Chrétiens monothéistes. Cette croyance en plusieurs dieux est source de tolérances car ils ne s’excluent pas les uns les autres. Au contraire, on essaie d’être bien avec chacun, car ils ont tous leur spécialité. Pour cela on leur fait notamment des offrandes et des sacrifices. C’est «  le don et le contre-don  » à une époque ou «  faire c’est croire  ». À cette époque, si les Chrétiens ne sont pas encore présents en Gaule, des cultes orientaux comme Cybèle et Isis sont bien attestés. Contrairement aux cultes traditionnels, gréco-romains ou gaulois, ces cultes proposent un discours plus précis sur l’immortalité de l’âme ou la résurrection des morts. Comme elles «  chassent  » sur les mêmes terres, elles s’affrontent parfois, comme elles s’affronteront plus tard contre le christianisme. Dans tous ces cultes on accorde une place importante aux présages qui sont la manifestation de la volonté des dieux. L’analyse des rêves constitue même une science très sérieuse. La superstition c’est autre chose, car d’une religion à l’autre, telle ou telle manifestation un peu exotique d’un culte pourra être taxée de «  superstition  ». Cependant, il existe toute une frange sombre autour des cultes qui ont pignon sur rue. Elle relève de la magie et de la sorcellerie. Ces pratiques sont très importantes à cette époque et j’en parle dans le roman.

 

Question liée par rapport à l’idée de tolérance : on le voit très bien dans le roman, les rapports homosexuels sont très fréquents, notamment sans doute au sein des hautes sphères. Est-ce un apport des mœurs  grecques, je fais là référence à une pique envoyée par un des personnages à un ami du groupe ? L’homosexualité était-elle mieux tolérée alors que, par exemple, à l’avènement du christianisme comme religion prédominante de l’Empire  ?

l’homosexualité à Rome

Oui l’homosexualité n’est pas une question morale, surtout pour les Romains sensibles à la culture grecque où elle fait partie de l’éducation morale des jeunes gens. En fait, ce qui choque ce n’est pas l’acte sexuel en lui-même. On se moque de l’âge ou du sexe du partenaire, mais si un homme d’un statut social supérieur venait à donner du plaisir à un inférieur, ce serait un véritable scandale. Pour ce qui est des Juifs et des Chrétiens, l’homosexualité est moralement condamnée dans l’Ancien comme dans le Nouveau Testament. Cette pratique sera de plus en plus rejetée au fur et à mesure de l’importance que prendra le christianisme, avant d’être condamnée.

 

Eric Teyssier Maison Carrée

À Nîmes, devant la Maison Carrée (temple), juillet 2021.

 

Parmi les éléments d’intrigue intéressants, le parcours de ce jeune fils de chef "barbare", conduit à Rome pour être romanisé : dans les faits, ses rancœurs demeurent vives et son regard sur la vie romaine oscille  entre admiration et une forme de mépris. Ces procédés étaient-ils courants, et des personnages importants, plus tard amenés à prendre les armes contre l’Empire, ou même à le défendre, ont-ils émergé de ces otages luxueux ?

des otages prestigieux

La prise d’otage pour sanctionner et garantir un traité est fondamentale à Rome. Elle est couramment utilisée sous la République où Vercingétorix a probablement été lui-même un otage. Le but avec ces otages n’est pas de les maltraiter, au contraire. Ces jeunes fils de chefs barbares reçoivent une très bonne éducation dans des familles aristocratiques romaines. Au bout de quelques années, ces jeunes gens deviennent plus Romains que les Romains lorsqu’ils retournent chez eux pour succéder à leurs pères. C’est ainsi que Rome s’assure de la fidélité de peuples vaincus ou alliés. C’est un puissant moyen de «  romanisation  » car ces anciens otages deviennent des vecteurs de la civilisation romaine qu’ils répandent autour d’eux. La plupart du temps ça marche très bien. Parfois ça échoue dramatiquement. C’est le cas avec Vercingétorix ou avec le Germain Arminius qui retournent contre les Romains ce qu’ils ont appris à Rome.

 

L’histoire de ton roman se déroule sous le règne de l’empereur Domitien, dont on parle comme d’un tyran paranoïaque.  Le notable Tacitus le soupçonne même de vouloir se débarrasser du Sénat. Mais, laissant de côté le caractère plus ou moins fou de tel ou tel César, le gouvernement de l’Empire a-t-il jamais été tempéré, démocratique, à partir du moment où, depuis Auguste, il eut à sa tête un empereur divinisé ? Posé autrement : y’a-t-il eu des phases de gouvernance plus ou moins collégiale, selon les époques ?

César, autorité et autoritarisme

La notion de démocratie telle que nous la concevons n’a pas beaucoup de sens dans l’Antiquité. Pour les historiens romains il y a deux sortes d’empereurs, les bons et les mauvais (c’est un peu comme pour les chasseurs). Les bons tiennent compte de cette vénérable assemblée que l’Empire n’a pas fait disparaître. Ils siègent en son sein et écoutent ses conseils, comme l’empereur Claude. Les mauvais règnent au mépris des sénateurs, comme Caligula ou Domitien. Mais dans les deux cas, le Sénat n’est pas une assemblée démocratique mais une caste aristocratique qui défend ses privilèges.

 

Je ne peux pas ne pas mentionner évidemment, un élément dont on sent que tu as pris un plaisir particulier à les raconter et à les décrire, les jeux du cirque, les shows avec des fauves africains mais surtout, les combats de gladiateurs richement acquis à Rome dans le cadre de munera offerts à la population par des mécènes intéressés. Quelle était l’importance de ces événements auprès des communautés romaines, en Italie comme ailleurs ?

les jeux du cirque

Les gladiateurs ne sont pas une invention romaine. Pratiquement tous les peuples de la Méditerranée pratiquent des combats rituels plus ou moins volontaires. Les Romains vont généraliser et donner plus d’ampleur à ce phénomène qui n’a rien à voir avec ce que montrent les péplums. Tous les peuples de l’Empire adorent les gladiateurs et la gladiature constituent un des ciments de l’empire. Les 250 amphithéâtres édifiés en pierre dans tous l’Empire en témoignent. L’expérience des « Grands Jeux romains » a été cruciale pour moi. Elle me permet de retranscrire concrètement les enjeux et les moyens mis en œuvre pour accrocher le public. L’interaction entre la piste et les gradins est fondamentale et de ce point de vue, le fait de concevoir et de participer au Grands Jeux de Nîmes depuis dix ans a constitué une véritable expérimentation historique dont je me sers pour rendre l’ambiance de ces jeux au plus près de la réalité.

 

À quelles idées reçues concernant ce sujet que tu connais si bien, à savoir les gladiateurs, aurais-tu envie, ici, de tordre le cou ?

vérités sur les gladiateurs

Les gladiateurs sont des stars adulées et aussi coûteuses que les footballeurs aujourd’hui. La mort est un enjeu mais elle n’est jamais systématique. Ce sont des sportifs qui s’entraînent intensivement et même leurs entraînements constituent un spectacle. On apprécie leur technique car les différents types de gladiateurs (armaturae) pratiquent chacun un art martial différent avec leurs fans respectifs qui s’empoignent souvent dans les gradins. Ce que le peuple attend des notables, c’est qu’ils leur offrent les stars du moment en dépensant des sommes folles. Ils apprécient aussi de pouvoir décider, ou du moins avoir le sentiment de décider de la vie ou de la mort du vaincu.

 

Est-ce que, d’après la lecture que tu en fais, il y avait déjà à l’époque racontée, des germes de ce qui conduira plus tard à l’épuisement, puis à l’affaissement de l’Empire romain d’Occident ?

 

vers la chute ?

Non, l’Empire n’est même pas encore arrivé à son apogée. Sa plus grande étendue viendra juste après, avec Trajan. Un empereur dont la femme était nîmoise. Les germes de l’épuisement viendront plus tard avec un déclin démographique, qui entraîne un déclin économique et l’incapacité à repousser les barbares sur fond de guerres civiles. Il faut attendre encore près d’un siècle pour assister au début de ce qui causera la chute de l’Empire. Un déclin qui mettra trois siècles avant la chute finale en Occident. Les gladiateurs ne sont en rien un signe de déclin, mais plutôt de vitalité. On ignore trop souvent que les anciens gladiateurs servent de maîtres d’armes aux légionnaires pendant près de quatre siècles.

 

La Tour Magne

La Tour Magne, Nîmes, juillet 2021.

 

Ce roman est riche de détails de la vie de tous les jours, les personnages sont marquants et les rebondissements, nombreux. Nemausus s’anime au fil des pages. Je crois que cette histoire se prêterait bien à une adaptation BD, animée, ou même à un film. Tiens, imaginons qu’on te donne carte blanche, et budget illimité pour le transposer sur grand écran : quel serait ton casting idéal pour les personnages principaux (considérant, en trichant un peu, qu’on pourrait aussi piocher dans les acteurs du passé) ?

sur grand écran ?

Pour les femmes, je verrai bien Isabelle Huppert en Felina, Isabelle Adjani pour Marcella et Monica Bellucci en Flavilla. Elles auraient toutes entre 20 et 30 ans… On peut rêver. Pour les acteurs, Bruno Cremer (jeune) pour Macrinus. Anthony Hopkins ferait un bon Solutus un peu terrifiant et pervers. Jugnot pourrait entrer dans la toge de Kareus, et Jean Dujardin en Regulus séducteur serait génial. Bon après ça, si un producteur veut en faire une série (coucou Netflix) avec de purs inconnus je signe tout de suite…

 

On espère ! Quelques mots sur les prochains « Grands Jeux romains » ?

Normalement, après trois reports, ils auront lieu les 8, 9 et 10 octobre. J’ai écrit le scénario «  Le triomphe de César  » depuis plus de deux ans. Yann Guerrero a fait tous les décors et nous avons fait plusieurs répétitions. Nous n’avons jamais été aussi prêts mais on ne sait encore rien à cause d’une situation compliquée.

 

Extraits des « Grands Jeux romains » de Nîmes, session 2018.

 

Tes grandes fiertés, et peut-être, des regrets, quand tu regardes derrière ?

Je suis fier d’avoir lancé les « Grands Jeux romains » en 2010 et de voir le succès qu’ils ont pris d’année en année. Fier aussi de pouvoir donner du plaisir à mes lecteurs par mes livres d’histoire, mes livres jeunesse ou mes romans. Des regrets, je ne vois pas. Quand j’étais étudiant, il y a presque 40 ans, je n’aurais pas cru un instant pouvoir faire tout ce que je fais. J’espère juste continuer longtemps.

 

Quels sont tes projets, tes envies pour la suite ?

Beaucoup de projets dans le domaine du spectacle historique. Je vais concevoir et mettre en scène d’autres reconstitutions dans des monuments et des lieux prestigieux. Avec l’équipe constituée autour des « Grands Jeux romains », j’ai envie de revenir à mes premières amours avec des spectacles nocturnes. C’est comme ça que j’ai commencé en 2001 au théâtre antique d’Orange. Vingt ans après nous avons des moyens bien plus importants pour mettre en scène une histoire liée à l’Antiquité ou à tout autre période historique. J’ai également d’autres projets dans le domaine du documentaire et du docu-fiction historique. Des projets de livres également. Le tome 2 de L’An 40 sortira en octobre et j’ai prévu de couvrir toute la guerre avec deux opus supplémentaires. La Prophétie des aigles aura une suite également et je voudrais également écrire un ou deux livres d’histoire qui me tiennent à cœur, sur la Narbonnaise et sur Marius notamment. Et puis le rêve serait effectivement de porter à l’écran un de mes romans...

 

Un dernier mot ?

Lisez La Prophétie des aigles, vous allez vous régaler comme je me suis régalé à l’écrire.

Interview : début août 2021.

 

Eric Teyssier amphithéâtre

Éric Teyssier, Nîmes, juillet 2021.

 

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