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Paroles d'Actu
2 septembre 2021

Jean-Marc Le Page : « Jusqu'à présent, la Bombe a toujours responsabilisé ceux qui l'ont possédée »

Un mois et demi après l’interview réalisé avec les trois coauteurs de La Bombe, Alcante, Bollée et Rodier, on reste dans le thème et dans le ton. Jean-Marc Le Page, professeur agrégé et docteur en histoire, a signé cette année La Bombe atomique, de Hiroshima à Trump (Passés/Composés). Cet ouvrage fort intéressant revient, depuis août 1945 et les bombardements américains sur le Japon, sur ces moments parfois méconnus de la Guerre froide et de l’histoire plus immédiate au cours desquels la question d’une utilisation de l’arme nucléaire a été posée plus ou moins sérieusement. Soixante-dix ans de relations internationales sont ici relatés, sous un prisme différent mais éclairant (on comprend mieux, notamment, certains renversements d’alliance, et des rapprochements ou éloignements entre États). Je remercie M. Le Page pour ses réponses et vous invite, si le sujet vous intéresse, à vous emparer de son livre ! Une exclu Paroles d’Actu, par Nicolas Roche.

 

EXCLU - PAROLES D’ACTU

Jean-Marc Le Page: « Jusquà présent, la Bombe

a toujours responsabilisé ceux qui l’ont possédée. »

La Bombe atomique

La Bombe atomique, de Hiroshima à Trump (Passés/Composés, 2021).

 

Jean-Marc Le Page, bonjour. Pourquoi ce livre sur La Bombe atomique (Passés/Composés, 2021) ? Quel aura été, durant votre vie jusqu’ici, votre rapport à cette menace diffuse du nucléaire militaire ?

l’atome et vous

Bonjour. Ce livre est le fruit des mes années d’enseignement en classe de terminale. En particulier les cours sur l’histoire des relations internationales. La question nucléaire arrivait régulièrement, sans être au cœur du programme, mais elle était tout de même en filigrane. J’abordais donc régulièrement ces crises, mais sans véritablement creuser la question, me contentant de la «  vulgate  » des manuels ou de mes lectures éparses. Puis, progressivement je me suis rendu compte que la vision que nous pouvions avoir de ces différents moments n’était pas toujours certaine, bien définie, qu’il y avait de nombreuses interprétations, différents récits, parfois opposés, le plus souvent en liaison avec les opinions personnelles des auteurs. J’ai remarqué également qu’il n’y avait pas d’ouvrages de synthèse sur cette question. Quelques articles, des papiers de chercheurs que l’on peut trouver sur internet. Certaines de ces crises pouvaient connaître des développements plus ou moins long, mais sans qu’elles ne soient vraiment développées. C’est pourquoi je me suis attaché à écrire le livre que j’aurais souhaité lire sur cette question.

Mon rapport à la chose nucléaire est très diffus. Par mes enseignements, mes domaines de spécialisation, mes lectures, je m’y suis souvent confronté, mais sans véritablement approfondir. Par contre, depuis quelques mois ce rapport devient de plus en plus concret  : dans le cadre d’une session régionale de l’IHEDN (Institut des Hautes Etudes de Défense Nationale, ndlr), j’ai eu la chance de pouvoir visiter l’île Longue et l’un des SNLE (sous-marin nucléaire lanceur d'engins, ndlr) de la base. De plus, mon lycée – le lycée Kerraoul de Paimpol – à ouvert une classe Défense et Sécurité globale et nous nous sommes rapprochés de l’école de navigation des sous-mariniers de Brest, qui forme en particulier les équipages des SNLE.

 

Beaucoup d’histoires racontées, dans votre ouvrage, dont certaines tout à fait méconnues, je pense en particulier aux graves tensions soviéto-chinoises en Sibérie en 1969. Rétrospectivement, ça fait frissonner non, de se dire que, bien des fois, on est passé non pas à un, ni même à deux cheveux, mais pas loin de considérer sérieusement l’usage de la Bombe ?

à un cheveu ou deux

Au contraire. L’étude de ces différents moments de tension montre que cette utilisation n’a que très rarement été sérieusement envisagée. Dans ce cas, s’il y a frisson, il est sans doute de soulagement.

 

Dans chacune des situations de votre livre, on joue ici du bluff, là de la franche intimidation, quasiment tout le temps de la guerre des nerfs, quitte parfois à manquer perdre l’équilibre face au précipice. Cette histoire, c’est d’abord celle d’une guerre psychologique ?  Dans quels cas est-ce que vraiment, ça a failli dégénérer ?

guerre des nerfs

La dimension psychologique, politique est essentielle. L’arme est un moyen de pression diplomatique et elle prend cette forme très rapidement, dès les années 1950. Les pays «  dotés  » en ont bien compris l’intérêt comme démultiplicateur de puissance. De tous ces moments où l’arme nucléaire a été évoquée cela reste sans doute l’affaire de Cuba qui a présenté le plus grand risque de dérapage. La tension était extrêmement vive, les pressions sur Kennedy comme sur les forces soviétiques sur l’île très importantes. Le risque d’accident très fort. Les incidents sont nombreux, en particulier le jour du «  Black Saturday  », entre le U2 abattu au-dessus de l’île, l’arraisonnement musclé d’un sous-marin soviétique équipé d’une torpille à tête nucléaire, un incident de radar qui détecte, à tort, une attaque soviétique sur les États-Unis ou encore un autre U2 égaré au-dessus de l’URSS dont l’interception par les forces de défense aérienne soviétique aurait pu s’avérer dramatique… Aucune des autres crises que j’ai pu étudier ne connaît une telle intensité. Mais il ne faut pas oublier non plus, que même à Cuba, l’utilisation de l’arme nucléaire n’était pas une option.

 

« Il ne faut pas oublier que même à Cuba,

l’utilisation de l’arme nucléaire n’a jamais été une option. »

 

On comprend bien, à vous lire, qu’au départ la Bombe a pu être considérée comme une super arme conventionnelle. Est-ce que le gros changement finalement ne vient pas, et de la parité du statut nucléaire avec l’URSS, et peut-être surtout du développement de la monstrueuse bombe à hydrogène ?

super arme conventionnelle, ou arme à part ?

Les militaires américains y voient effectivement une super bombe. Elle a, à leurs yeux, l’avantage de permettre la destruction d’objectifs à moindre coût, matériel et surtout humain. Je rappelle que les campagnes de bombardement massif sur le Japon et surtout l’Allemagne se sont faites au prix de pertes terribles pour les forces stratégiques américaines et britanniques. La capacité de destruction de l’arme est bien notée et l’idée est de la décliner à tous les niveaux des forces armées américaines, depuis la bombe aérotransportée aux obus d’artillerie et même au lance-roquette du Davy Crockett Weapon System. Mais, au grand dam des officiers supérieurs américains, Harry Truman a tout de suite perçu le caractère exceptionnel de cette arme. Certes, l’URSS réalise son premier essai en 1949, mais lorsque Truman interdit à MacArthur d’utiliser des bombes en Corée nous sommes encore loin de la parité. J’aurais tendance à dire que le changement de perception pour le pouvoir politique est immédiat, dès que les premières informations sur les explosions au-dessus du Japon parviennent à Washington.

 

« Harry Truman à tout de suite perçu

le caractère exceptionnel de cette arme. »

 

D’ailleurs, quand on songe que certaines bombes H opérationnelles (je laisse la Tsar Bomba de côté) avaient et ont une puissance explosive 1000 fois plus puissantes que celle d’Hiroshima, est-ce que la menace change ici de degré, ou bien carrément de nature ?

la bombe H, nouvelle donne

La puissance de ces armes est inversement proportionnelle à leur précision. Pour être sûr de frapper sa cible avec un minimum de succès il fallait des bombes de très forte puissance. D’ailleurs, nous voyons ces armes devenir progressivement de moins en moins puissantes alors que les travaux sur les vecteurs progressent. L’objectif restait le même, dissuader l’adversaire d’attaquer et d’utiliser ses propres armes nucléaires. Comme il n’a jamais été question pour les pays dotés de frapper en premier c’est, à mon sens, le degré de la menace qui a changé durant cette période de la Guerre froide durant laquelle les armes étaient mégatonniques. La nature des objectifs connaît également une évolution pour des raisons techniques et politiques  : durant la Guerre froide, alors que les armes étaient peu précises il était envisagé de frapper les villes, les concentrations de population, l’outil industriel, les nœuds de communication… puis avec les années 1980 il s’agit davantage de frappe de décapitation, qui doivent limiter au maximum les dommages sur les populations. Les nouveaux «  outils  » à disposition permettent de davantage circonscrire les cibles.

 

« Les armes nucléaires sont progressivement devenues

moins puissantes à mesure que les travaux

sur les vecteurs progressaient. »

 

Tout l’aspect des bouleversements géostratégiques est intéressant dans votre ouvrage : Mao qui se sent trahi par le "grand frère russe" après la crise de Formose (années 50), un prélude à la rupture et au chemin autonome ; l’Europe qui perd confiance dans la protection américaine après le retrait des missiles U.S. en Turquie et en Italie après Cuba (1962), ce qui précipitera le développement de la force de frappe française, et le rapprochement De Gaulle-Adenauer, etc... C’est tout un pan des affaires internationales qu’il faudrait relire à l’aune du facteur atomique ?

la Bombe, marqueur de la Guerre froide

L’arme nucléaire est consubstantielle de la Guerre froide. Elle en est l’un des marqueurs. Il est indéniable que sa présence a un impact fort sur la période. L’ignorer serait une erreur puisqu’elle induit des positionnements. En particulier elle devient un marqueur d’indépendance nationale. Si un État souhaite montrer sa puissance, intégrer le club fermé des pays qui comptent dans le monde, échapper un minimum à la bipolarisation, il doit se doter de l’arme. C’est, entre autres, à ce titre que la Bombe est politique. Mao Zedong, le général de Gaulle l’ont bien compris.

 

Est-ce qu’à votre avis, parmi toutes ces histoires, dans l’hypothèse où il n’y aurait pas eu la Bombe, certains des conflits mentionnés auraient été moins froids, voire même carrément chauds ? Sans la Bombe, par exemple, une invasion soviétique de l’Europe de l’ouest eût-elle été un développement probable ?

sans la Bombe, le drapeau rouge à Brest ?

Par cette question nous entrons dans le monde de l’uchronie… C’est compliqué à dire, mais je ne suis pas sûr que cela aurait changé grand-chose. La guerre de Corée s’est réglée sans utilisation de la Bombe  ; Mao n’aurait pas envahi Taïwan puisqu’il n’en avait pas les moyens (pas assez de navires, pas de compétences en opérations combinées, protection américaine…)  ; l’affaire sibérienne n’aurait pas été plus loin qu’elle ne l’a été pour les mêmes raisons. En Europe occidentale rien ne montre que les Soviétiques aient eu la volonté de planter le drapeau rouge à Brest. Je crois que durant cette période nous nous sommes beaucoup fait peur et surtout par ignorance de l’autre. Les Soviétiques étaient convaincus que les États-Unis se préparaient à franchir le rideau de fer. C’est dans ce contexte qu’il faut lire la crise de 1983. Nous savons que ce n’était pas le cas. L’inverse était vrai. Il n’y avait pas de plans d’invasions de l’Occident à Moscou. Est-ce que l’absence d’armement nucléaire aurait changé les choses  ? Pas forcément, puisqu’il aurait fallu que le peuple soviétique accepte le statut d’agresseur alors que le souvenir très douloureux de la Grande Guerre patriotique était encore très présent. Les déterminants sociaux, économiques et même politiques n’étaient pas réunis.

 

Dans l’affaire la plus connue, celle de Cuba mentionnée plus haut, on constate que les deux grands, Kennedy et Khrouchtchev, avaient bien conscience des enjeux et qu’ils ont tout fait pour éviter une guerre dont chacun savait qu’elle  aurait été apocalyptique. Castro était furieux, lui aurait apparemment voulu que les pions soient poussés plus loin, tout comme Mao dans la décennie précédente. Avoir la Bombe, ça rend responsable, toujours ?

de la vertu rationalisante de l’atome

Je ne fais que reprendre les propos du général Poirier sur la «  vertu rationalisante  » de l’atome. Il se trouve que tous les chefs d’État qui ont eu entre leurs mains ce pouvoir de décision, n’en ont jamais usé. Même Mao d’ailleurs, malgré les propos qu’il a tenu sur le tigre de papier américain ou soviétique. La doctrine chinoise est strictement défensive. Est-ce que la Bombe rend toujours responsable  ? Pour le moment, et heureusement, il n’y a pas de contre-exemple. Les chefs d’État, lorsqu’ils revêtent leur nouvel habit, semblent avoir conscience de la puissance destructrice qu’ils détiennent, de l’impact politique que peut avoir l’éventuelle utilisation de tels armements. Aucun ne semble souhaiter être rejeté au ban des nations. Castro souhaitait des frappes soviétiques malgré les risques encourus par sa population. Mais il n’en avait pas le pouvoir. Aller au-delà de cet état de fait relève de la conjecture.

 

On se rapproche de notre époque : la Corée du Nord est une puissance nucléaire depuis une dizaine d’années. Malgré ses provocations, personne ne l’attaquera plus, mieux, on la courtise pour l’inciter à la modération. La stratégie de trois générations de Kim semble avoir réussi à merveille : chacun doit désormais composer avec Pyongyang, et le pays est doté d’une assurance-vie à toute épreuve. Est-ce que le signal envoyé n’est pas dérangeant, quand on songe au sort qu’a subi, par exemple, l’Irak en 2003 ? Ces deux exemples mis côte à côte ne risquent-ils pas de favoriser de nouveaux pôles de prolifération ?

le cas Pyongyang

Il est clair que l’exemple nord-coréen pose question. Ce positionnement montre tout l’intérêt pour un État de se doter de la bombe. On peut effectivement considérer que si Saddam Hussein avait pu pousser son programme nucléaire à son terme il serait encore vivant. La question de la prolifération est complexe. L’acquisition de l’arme nucléaires tout autant. Elle demande des moyens intellectuels, matériels, financiers considérables que peu d’États dans le monde sont en capacité de réunir. Il faut réfléchir aux raisons qui poussent certains États dans cette direction  : désir de puissance (les cinq grands), auto-défense (les quatre autres), prestige, qui rejoint la puissance. La prolifération n’est pas inéluctable et nous savons que des pays ont dénucléarisé comme l’Afrique du Sud, l’Ukraine… d’autres ont renoncé à leur programme (Libye, Brésil), en partie pour des raisons économiques et politiques. La Corée du Nord est effectivement un mauvais exemple du fait de la particularité de ce pays. Mais il y a fort à penser qu’il restera une exception.

Il ne fait pas non plus oublier qu’il existe un courant de pensée qui considère que la prolifération est positive. Ce sont les «  réalistes optimistes  ». Pour eux la possession de cette arme oblige à la retenue. À ce titre elle serait un facteur de paix.

 

Quels sont justement, pour vous, les maillons faibles actuels s’agissant du nucléaire militaire, les points de grand risque qu’il s’agisse de prolifération, de fuite auprès de groupes terroristes, voire de potentielle utilisation suicidaire de l’arme par des régimes de type messianique (vous évoquez la République islamique d’Iran même si on n’est pas tout à fait dans un tel cas de figure) ?

les maillons faibles et l’Iran

Bien que l’on puisse en trouver les plans sur internet, fabriquer une bombe nucléaire reste un exercice très difficile. Il faudrait ensuite la déplacer, puis la faire détonner. Ce n’est pas permis à tout le monde. Le risque du terrorisme nucléaire relève plus à ce titre du fantasme. Tom Clancy l’a bien développé dans La Somme de toutes les peurs, mais cela me paraît peu réaliste. Depuis le temps que l’on parle des fuites de matières fissiles depuis la chute de l’URSS, j’imagine que l’on en aurait entendu parler… L’utilisation d’une bombe sale semblerait plus plausible, mais même ce type de moyens demande des compétences particulières. La question est toujours la même  : il faut trouver la matière fissile. Seuls quelques États dans le monde ont la capacité d’en produire et ce sont des processus très surveillés par l’AIEA et les grandes agences de renseignement.

La grande question actuellement tourne évidemment autour de l’Iran et de son programme nucléaire. Faut-il laisser cet État théocratique, aux velléités de puissance régionale affirmée, se doter de l’arme nucléaire  ? Les discours provenant de Téhéran ne sont pas toujours très rassurants… Cependant, l’accord de 2015 (le JCPOA) a montré que l’Iran acceptait la discussion et a suspendu son programme. Le durcissement actuel du régime sur la réouverture des négociations est tout de même à mettre au passif de l’administration Trump qui s’est retirée de l’accord, tout en accentuant les mesures de rétorsion par la politique américaine de «  pression maximale  ». Les conditions émises par Washington pour un retour des États-Unis dans l’accord étaient inacceptables pour l’Iran, comme elles l’auraient été pour tout état souverain. Il n’est donc pas étonnant que les dirigeant iraniens fassent actuellement monter les enchères pour revenir à la table de négociation. Il n’y a aucune raison objective pour qu’ils ne reviennent pas dans l’accord, mais il faudra que les États-Unis en paient le prix.

 

« Il n’y a aucune raison objective pour que les Iraniens

ne reviennent pas dans l’accord, mais il faudra

que les États-Unis en paient le prix. »

 

Ensuite, sans doute que la prudence voudrait que l’Iran abandonne son programme nucléaire militaire. Mais il n’y a que deux moyens pour y parvenir  : la négociation ou l’interdiction qui ne peut passer que par des actions militaires. Et personne ne veut d’une guerre avec l’Iran.

 

Diriez-vous que les populations sont moins sensibilisées, peut-être moins concernées, y compris via la culture populaire, par les problématiques du nucléaire militaire que dans les années 50 à 80, et si oui est-ce préoccupant ?

l’opinion publique face au nucléaire militaire

Avec la fin de la Guerre froide le risque potentiel a fortement diminué. Les populations sont donc plus éloignées de ces questions. Si tant est qu’elles en aient été proches à un moment… Toutefois, le feuilleton nord-coréen montre que nous sommes en présence d’une arme très particulière qui suscite toujours la crainte et le frisson. Mais j’aurai tout de même tendance à penser que la population, en France en particulier, a d’autres sujets d’inquiétudes que l’éventualité d’une frappe nord-coréenne très hypothétique.

Il est toujours bon d’avoir des populations sensibilisées sur ce type de question. Qu’elles soient en capacité de construire un avis argumenté sur le nucléaire  : le coût de cette arme qui n’est pas négligeable, la nécessité ou non d’une force de dissuasion, l’impact de cette dissuasion sur l’économie française… Ce sont des points qui mériteraient d’être débattus au-delà du cercle des experts ou des initiés. Le quasi consensus politique sur la dissuasion et l’arme nucléaire n’aide pas à se forger une opinion.

 

Existe-t-il, ici ou là, des risques de "conventionnalisation" de l’arme nucléaire, avec l’émergence de mini-nukes par exemple, qui pourraient être calibrées pour des théâtres d’opération ?

armes tactiques

Ici nous abordons les armes tactiques. Les États-Unis comme la Russie en sont dotés. À la différence des armements stratégiques, ce sont des armements qui seraient déployés sur les théâtres d’opération en cas de conflit. Mais je pense qu’il en va de même qu’avec les «  grosses bombes  ». Elles ne seraient utilisées qu’en cas de péril grave. Si leur emploi a pu être pensé durant la Guerre froide, en particulier au moment du New Look (durant l’administration Eisenhower, dans les années 50, ndlr), il est très peu probable qu’elles soient utilisées. Encore une fois, le risque politique est trop grand, sans parler de celui d’escalade si elles sont employées contre une autre puissance nucléaire.

 

Cette question, je vous la pose en vous avouant qu’elle me hante un peu depuis pas mal de temps : pensez-vous que, de notre vivant, nous assisterons, quelque part sur Terre, et hors essai, à de nouvelles explosions nucléaires, accidentelles ou délibérées ? Cette perspective vous paraît-elle plus ou moins probable que durant les 70 dernières années ?

un jour une détonation ?

Le risque n’est pas nul. Tant qu’il y aura des armes nucléaires il peut y avoir une détonation. L’accident paraît malgré tout peu probable, sauf effondrement d’un État nucléaire. Les mesures de sûreté sont tout de même très efficaces. Un échange nucléaire est toujours possible dans le cas d’une dégradation extrême dans un conflit interétatique. Nos pensées vont régulièrement du côté de l’Asie du Sud dans le face à face entre l’Inde et le Pakistan. Mais la crise de 1999-2002 a montré qu’ils savaient se «  retenir  » et que la montée aux extrêmes n’était pas inéluctable. Je note que dans 2034 : A History of the Next World War, le roman coécrit par un ancien Marine, Eliot Ackerman, et par un ancien amiral de groupe aéronaval américain, James Stavridis, la Chine et les États-Unis s’opposent et ça s’achève par l’utilisation d’une arme nucléaire. Nous retrouvons ici le schéma qui était celui du général Sir John Hackett dans son ouvrage La Troisième guerre mondiale en 1983. L’ancien commandant de l’OTAN s’est trompé, nous pouvons espérer qu’il en sera de même pour les auteurs de 2034, mais le risque existe...

 

Le  Traité sur l’interdiction des armes nucléaires est entré en vigueur en ce début d’année. Même si aucune puissance nucléaire ne l’a signé, c’est un signe encourageant ? Un monde dénucléarisé sans arme nucléaire, c’est une utopie qui n’est plus réalisable, ou bien... ?

un jour sans arme nucléaire ?

Nous évoquions la sensibilisation des populations plus haut. Cette initiative partie de la société civile montre qu’une frange de la population s’inquiète du risque que représentent ces systèmes d’armes. Nous sommes dans la continuité des combats anti-nucléaires qui se sont développés dès la fin de la Seconde Guerre mondiale. Malheureusement je considère qu’un monde sans armes nucléaires relève pour le moment de l’utopie. Peut-être qu’à la fin de la Guerre froide il y a eu une ouverture, les grands traités comme START le montrent, comme le démantèlement des arsenaux dans les anciennes républiques soviétiques. Barack Obama lui-même avait initié un mouvement en ce sens. Mais ce temps semble révolu. Le monde est plus instable, les tensions croissent entre les principales puissances. Les états-majors n’hésitent plus à communiquer sur de futurs combats à haute intensité, donc entre puissances. Les comportements de la Russie, de la Chine, n’invitent pas au désarmement nucléaire. Le TIAN a le mérite d’exister et montre que le tout-nucléaire n’est pas inéluctable, mais je ne vois aucune puissance dotée se défaire de ses arsenaux actuellement, à moins de faire preuve d’une très grande naïveté.

 

« Au vu des tensions, je ne vois aucune puissance dotée

de l’arme nucléaire se défaire de ses arsenaux actuellement,

à moins de faire preuve d’une très grande naïveté. »

 

Vos projets et envies pour la suite ?

J’ai plusieurs projets, plus ou moins en chantier. Le plus avancé est un ouvrage sur la pacification pendant la guerre d’Indochine. Cet aspect de la guerre, pourtant central, est le parent pauvre des études sur le conflit indochinois. Je travaille sur le sujet depuis plusieurs années et je pense que le temps de la synthèse est venu. Mais nous sommes ici sur un horizon 2022-2023.

Je suis spécialiste de la guerre d’Indochine et de l’histoire du renseignement et à ce titre j’ai également comme projet de faire le point sur le passage de témoin, dans ce domaine, entre les conflits indochinois et algérien, sur la période 1954-1957. Là encore c’est un sujet peu traité et il y a matière.

Enfin, je réfléchis à un nouvel ouvrage, sur le modèle de La Bombe atomique qui permettrait de revenir sur les grands débats encore en cours sur la Guerre froide. Il y a toujours des positions très tranchées sur certains aspects – la «  peur rouge  », le communisme de Castro ou de Hô Chi Minh, la place des services de renseignement… - des thèmes qui mériteraient sans doute une mise au point.

J’ai donc encore de quoi m’occuper. Même si pour le moment c’est la rentrée qui m’occupe et mon futur voyage au Vietnam avec l’une des mes classes de terminale. Ce sera le cinquième groupe à partir et cela me prend tout de même un peu de temps.

 

Un dernier mot ?

Non, si ce n’est un grand merci pour la possibilité que vous me donnez de m’exprimer. Et j’espère que vous avez pris autant de plaisir à lire ce livre que j’en ai eu à l’écrire.

Interview : août 2021.

 

Jean-Marc Le Page

 

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Commentaires
A
Un sujet passionnant. L'arrêt des guerres "mondiales" a beaucoup a voir avec la dissuasion nucléaire, c'est certain, même si d'autres points sont aussi déterminants : mondialisation et interdépendance des économies, philosophies, ou encore nouveaux outils de "guerre" (commerciale / économique / financière / informatique).
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