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Paroles d'Actu
2 septembre 2022

Guillaume Serina : « Pour M. Gorbatchev, le désarmement nucléaire était un objectif indispensable »

La disparition de Mikhaïl Gorbatchev, le 30 août, a comme on pouvait s’y attendre suscité de nombreuses réactions, plutôt chaleureuses côté occidental, plus partagées dans un ex espace soviétique actuellement traversé par une guerre fratricide, celle décidée et menée par la Russie de Poutine contre l’Ukraine. Que dire de Gorbatchev, en quelques mots ? Le dernier maître de l’URSS avait une image moderne qui plaisait aux Européens et intriguait les Américains. Il avait entrepris des réformes (glasnost, ou transparence, et perestroïka, ou restructuration) qui visaient on l’oublie souvent, avant tout à préserver l’édifice soviétique et ses fondations idéologiques telles que posées par Lénine. Mais la maison URSS était trop abîmée, ruinée et pourrie de l’intérieur, et au-dehors ses ennemis étaient à l’affût. Par ses actions d’ouverture, par son refus d’utiliser la force contre les républiques proclamant leur indépendance, et contre les citoyens entrés en dissidence, Gorbatchev a probablement accéléré l’effondrement de l’édifice qu’il voulait sauver : in fine, c’était ça ou le bain de sang, il s’y est refusé. Rapidement, les évènements allaient s’accélérer et lui, perdre quasiment tout contrôle sur la situation au profit d’un Boris Eltsine prêt à proclamer la victoire des nations et le retour de la Russie sur la scène mondiale. Pour le successeur de Eltsine, Vladimir Poutine, l’effondrement de l’URSS en 1991 fut "la plus grave catastrophe géopolitique du XXème siècle", et on imagine qu’ils sont encore nombreux, dans l’ancien espace de l’empire, à penser ainsi, et à en faire reproche, pas uniquement à lui, mais aussi à Gorbatchev. C’est de l’histoire, mais c’est aussi d’une actualité brûlante.

On a beaucoup lu, dès avant ces derniers jours, que Gorbatchev avait modifié la trajectoire du monde, ce qui n’est pas peu dire. C’est sans doute vrai, pour les raisons évoquées plus haut : il a rendu leur liberté, ou plutôt n’a rien fait de significatif pour les en empêcher, à des peuples voulant fuir le joug soviétique dont lui portait le poids. Ce qu’il faut aussi en retenir, c’est son engagement constant et viscéral, notamment depuis qu’il a quitté le pouvoir, pour la paix et pour le désarmement nucléaire. Et il savait de quoi il parlait : il avait eu en son pouvoir, s’il en avait décidé ainsi, et considérant l’arsenal de l’URSS et la capacité de représailles du bloc d’en face, la destruction d’à peu près toute forme de vie sur Terre. Cette position-là avait probablement, pour un ancien patron soviétique, quelque chose de révolutionnaire. Et c’est autour de ce thème, et autour d’un sommet qu’on a un peu, et bien injustement oublié - Reykjavik, ’86 - que j’ai souhaité axer cet article. Il y a six ans paraissait, chez l’Archipel, Reagan-Gorbatchev (novembre 2016), un ouvrage portant sur le sommet en question et signé Guillaume Serina, historien spécialiste des États-Unis. Pour l’écrire, il avait rencontré des personnalités influentes de l’époque, dont Gorbatchev, qui d’ailleurs signera la préface de la traduction anglaise du livre. C’est cette rencontre, et ces enjeux des plus actuels que j’ai proposé à M. Serina d’évoquer pour cet interview : qu’il soit ici remercié pour sa bienveillance, et pour notre échange autour d’un homme qui, à l’heure de son dernier repos, mérite d’être redécouvert, et certainement d’être salué. Exclu. Paroles d’Actu, par Nicolas Roche.

 

EXCLU - PAROLES D’ACTU

Guillaume Serina : « Pour Mikhaïl Gorbatchev,

le désarmement nucléaire était un objectif indispensable »

Reagan Gorbatchev

Reagan-Gorbatchev (L’Archipel, novembre 2016).

 

Guillaume Serina bonjour. Que retenez-vous de votre rencontre en 2015 avec Mikhaïl Gorbatchev, qui vient de disparaître à 91 ans ? Sur Facebook, vous évoquez notamment, la puissance de sa voix malgré une fragilité déjà bien installée, et l’intensité de son regard...

Bonjour. En effet, l’homme était déjà malade, mais sa présence était puissante. M. Gorbatchev a une voix de stentor, il s’en est beaucoup servi dans sa carrière. Et il a un regard très direct. Cela a donné un style de communication politique très différent de celui de ses prédécesseurs à la tête du Parti communiste soviétique. Lorsque je l’ai rencontré, il était très souriant et très passionné par ses souvenirs...

Cela n’avait pas été facile d’obtenir ce rendez-vous. Plus d’un an de négociations par email, deux refus et finalement un accord, mais sans date de fixée. J’ai "forcé la porte" en me rendant directement à Moscou où j’ai enfin obtenu cet entretien. Cela valait le coup et c’était bien entendu impressionnant de le rencontrer. Mais dans ces cas-là, on reste professionnel jusqu’au bout.

 

Dans votre ouvrage Reagan-Gorbatchev (L’Archipel, novembre 2016), il était question du fameux sommet de Reykjavik en 1986, au cours duquel furent exprimées de grandes ambitions quant à l’élimination de la menace nucléaire militaire. Les Américains menés par Reagan, et les Soviétiques par Gorbatchev, étaient-ils également sincères dans leurs volontés d’avancées sur cette thématique, et quelles étaient les motivations profondes des uns et des autres ?

C’est une question essentielle. En diplomatie, il faut distinguer les buts affichés et les arrière-pensées. Lorsque Reagan et Gorbatchev se rencontrent à Reykjavik, ils se connaissent déjà, grâce à un premier sommet à Genève en 1985. Les deux hommes avaient brisé la glace, se respectent, mais ne se connaissent pas bien. Surtout, il y a une méfiance réciproque sur le régime de l’autre : il y a un manque de confiance. C’est Gorbatchev qui réclame ce sommet informel à Reykjavik, il n’était pas prévu. Il le fait juste après la catastrophe de Tchernobyl et après quelques épisodes de tensions classiques de la Guerre froide. Mais à Reykjavik, Gorbatchev va tenter une sorte de coup de poker. Il propose, le 2e jour, une élimination totale des armes nucléaires, des deux côtés. Il faut savoir qu’à l’époque, on compte près de 30.000 têtes nucléaires dans le monde. Une pure folie ! En échange, il demande à Reagan de limiter son programme de "Guerre des étoiles" (programme dont l’objectif était d’armer une ceinture de satellites autour de la Terre de rayons laser pour détruire un missile ennemi en vol) au laboratoire. Les Américains sont pris par surprise. Ils ne s’attendaient pas à une telle proposition. Reagan finit par refuser. C’est l’une des plus grandes opportunités historiques manquées de ces derniers siècles. Imaginez qu’ils aient signer un accord : aujourd’hui, nous vivrions peut-être dans un monde sans menace nucléaire, sans guerre en Ukraine, etc.

Les deux présidents sont sincères lorsqu’ils expriment, plusieurs fois, leur volonté de désarmement nucléaire. Reagan en parle publiquement depuis 1976, bien avant qu’il soit président. Ils ont tous les deux du bons sens, et savent qu’il faut freiner cette course à l’armement. Mais d’autres considérations sont entrées en jeu.

 

Reagan venait de l’anticommunisme dur, Gorbatchev était un apparatchik pur jus : comment ces deux-là, pareillement intéressés au succès du Sommet, se sont-ils entendus sur le plan humain ? Il y avait vous l’avez dit un respect réciproque, une véritable relation personnelle, d’où cela est-il venu ?

Il y a eu un vrai respect personnel, teinté de méfiance envers leurs régimes respectifs. Je pense qu’ils se sont bien entendus du fait de leurs racines rurales et plutôt pauvres. Reagan a grandi quasiment dans la misère dans le Midwest rural et Gorbatchev a grandi dans une ferme au sud de la Russie. C’étaient deux hommes qui n’ont pas oublié d’où ils venaient. Ensuite, ce sont deux personnes qui ont une grande énergie, qui aiment communiquer, même si Reagan, dans la vie, était plus introverti que ce que l’on pense.

 

Le sommet de Reykjavik s’est-il soldé, comme on le lit souvent, par un échec ? A-t-il eu au moins pour effet d’installer, peut-être de manière irréversible, un nouveau climat plus propice au dialogue entre les deux Grands ?

Sur le moment, tous les observateurs ont parlé d’échec. Les deux ont tenté de faire porter le chapeau à l’autre. Plus tard, les pro-Reagan ont dit "On a gagné la Guerre froide à Reykjavik". Ce qui est faux et facile à démontrer. Quant à Gorbatchev, des années après la dislocation de l’URSS, il a préféré parler de succès, qui a mené aux différents traités START de réduction des arsenaux et il aimait mettre l’accent sur le fait que le dialogue et la confiance peuvent mener à tout, avec le temps. Je crois qu’au fond il avait raison. Et nous ferions bien de nous inspirer de ces propos aujourd’hui.

 

Comment expliquez-vous l’importance, presque obsessionnelle, de la question du désarmement, notamment nucléaire, pour l’homme qui, six années durant, fut maître de l’Union soviétique ?

Cela s’explique par le fait que la bombe atomique a conditionné la vie de milliards d’humains depuis 1945. Savez-vous que plus de mille bombes nucléaires ont en réalité explosé sur Terre depuis Hiroshima et Nagasaki lors de longues campagnes d’essais nucléaires, de la part des Américains, des Soviétiques, des Britanniques, des Chinois et des Français ? Il y a eu des dizaines d’accidents évités à la dernière seconde, de tentatives de piratage ou de vol d’armes nucléaires. Tout cela est très bien documenté et Gorbatchev comprenait qu’avec autant de têtes nucléaires, le pire pourrait arriver.

 

La guerre que mène actuellement la Russie de Poutine à l’Ukraine ravive les vieux souvenirs de guerre en Europe, y compris les tensions quant à l’utilisation potentielle de l’arme nucléaire. Pour vous, la menace d’assister un jour, ici ou là, à une détonation hostile est réelle ?

Je réponds oui à 100%. Je travaille actuellement sur un autre projet de livre lié aux armes nucléaires. Un accident est tout à fait possible dans n’importe quel pays qui a des armes nucléaires sur son sol. Et que ce soit en Ukraine, autour de Taïwan ou ailleurs, le risque d’engrenage est réel. Aujourd’hui, les puissances ne se parlent plus. Une mésentente, une mauvaise interprétation, quelques tirs de soldats accidentels sur une frontière contestée, peut tout à fait mener à la catastrophe.

 

Extrait livre Gorbatchev

Extrait choisi de On My Country and the World, ouvrage de M. Gorbatchev paru en 2000.

 

Le désarmement nucléaire était-il, pour Gorbatchev, une nécessité à laquelle il ne croyait qu’à moitié, ou bien le tenait-il pour atteignable ? Quelle est votre intime conviction, à vous ?

Je pense intimement qu’il croyait que c’était possible. Mais attention, pas naïvement. Petit à petit, étape par étape. "Trust but verify" : on fait confiance, mais on vérifie. Surtout, il pensait qu’avoir cet objectif était indispensable. Ne plus avoir cet objectif, c’est déjà un échec.

Mon opinion personnelle, c’est qu’il est indispensable de désarmer massivement. Je suis d’accord avec l’idée de viser totalement l’élimination des armes nucléaires. La majorité d’experts dit que c’est irréaliste, mais il existe des "cadres" de négociations : comme celles, bilatérales entre Reagan et Gorbatchev, ou celles, avec 200 pays, comme l’Accord de Paris sur le climat. Ce n’est pas impossible, mais cela prend du temps. Il faudra peut-être, malheureusement, un accident ou un acte de guerre nucléaire et ses conséquences (nombre de morts, destructions, agriculture mondiale interrompue...) pour enfin prendre cela au sérieux. J’ajoute qu’il existe depuis quelques années un Traité international des interdictions des armes nucléaires, signé sous l’égide de l’ONU et entré en application. Officiellement, au regard du droit international, ces armes sont donc illégales. Mais les neufs pays nucléaires ne veulent pas en entendre parler.

 

Malgré ses volontés de réforme des structures de l’URSS, Gorbatchev n’a pu sauver cet édifice vermoulu qui s’est effondré en 1991 tandis que s’agitaient nationalités et citoyens épris de liberté. La suite, ce fut la Russie de Eltsine, dix années de démocratisation chaotique, puis depuis 2000, le retour d’un fier autoritarisme, avec Poutine. Pensez-vous que la transition aurait pu être plus douce, et moins brutale, si Gorbatchev avait pu mener à bien ses projets de préservation d’une union réformée ?

Je ne me risquerai pas à faire de la politique fiction. Je ne pense pas que Gorbatchev, ou quiconque, aurait pu s’opposer à ce mouvement de l’Histoire. L’objectif de la Perestroika était de renforcer l’industrie civile, de ne plus financer sans limite l’Armée rouge, de retisser des liens au sein de la société. Une ouverture progressive vers une économie de marché aurait-elle été possible ? Je ne pense pas et, en tout cas, ce n’était pas son but.

 

Faut-il faire reproche aux Occidentaux, et notamment à l’Amérique de George Bush, puis de Bill Clinton, de n’avoir pas suffisamment aidé Gorbatchev à moderniser son attelage pour le premier, d’avoir négligé l’ancien espace soviétique et la sensibilité de puissance blessée de la Russie pour le second ?

Je pense que l’Occident, au premier rang duquel l’Amérique de Clinton entre 1993 et 2000, tient aussi une part de responsabilité dans le manque de clairvoyance et son obsession de faire surtout du business. Cela a permis aux oligarques de prospérer autour d’un Eltsine diminué. Poutine, qui était loin d’être le favori et que Eltsine a désigné comme successeur, a d’abord été choisi par sa faiblesse politique et sa volonté de laisser-faire le business. Il a évolué différemment par la suite.

 

An Impossible Dream

 

Avez-vous regretté, après coup, de n’avoir pas posé telle ou telle question à Gorbatchev, par oubli ou simplement, parce que vous n’avez pas osé le faire ? Si oui, laquelle ?

Non, car je savais que j’avais un temps limité avec lui (20-25 minutes) et qu’il s’était déjà beaucoup exprimé sur le sujet. Je l’ai simplement remercié. Il était heureux de partager des souvenirs chaleureux de la France, comme un passage en Bourgogne, un forum avec les étudiants de la Sorbonne et son amitié, réelle, avec François Mitterrand.

 

Si l’Histoire était justement écrite, et si les Hommes avaient de la mémoire, que devrait-on retenir à votre avis de la vie et de l’oeuvre de Mikhaïl Gorbatchev ?

Il était vraiment guidé par l’idée de paix. Il aurait pu écraser militairement les peuples rebelles. Il en avait les moyens. Ses prédécesseurs l’avaient fait. Il a décidé de ne pas franchir ce pas et de laisser faire la volonté des peuples. Et ça, c’est rare dans l’Histoire. Cela doit nous inspirer.

 

Vos projets pour la suite, Guillaume Serina ?

J’enseigne actuellement l’Histoire-Géographie au Lycée international de Los Angeles et je travaille à un projet de livre sur les essais nucléaires. Un sujet méconnu et absolument tragique...

 

G

 

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Commentaires
C
On risque de payer très cher les différents atermoiments des dirigeants américains et leur volonté de dominer le monde, quoiqu'il en coûte...
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