Au mois de juillet, j’avais sollicité M. Cyril Mallet, germaniste et austriaciste spécialiste des camps nazis (il a notamment consacré deux ouvrages à celui de Redl-Zipf), pour lui offrir un espace d’expression autour du 80ème anniversaire de la tragique Rafle du Vél d’Hiv. Je tenais à ce qu’une publication apparaisse sur ce blog autour de cette thématique. Et je savais pouvoir compter sur cet homme, que j’avais connu précédemment comme assistant parlementaire de Pierre-Yves Le Borgn’, pour pouvoir la traiter avec la rigueur de l’historien, et la sensibilité du citoyen engagé : il y a quatre ans, à l’occasion d’un anniversaire plus souriant, du centenaire de l’armistice du 11 novembre 1918, il s’était saisi d’une proposition similaire et avait livré un texte méritant d’être relu parce que toujours d’actualité. Bref, l’article sur la Rafle du Vél d’Hiv n’a pu se faire, mais à la place, il m’a proposé le principe du texte qui suit : l’évocation d’un évènement militaire méconnu, le Raid de Dieppe (ou Operation Jubilee) du 19 août 1942, vu au travers d’une pièce de théâtre de Nicolas F. Paquin, avec un questionnement, la place et la crédibilité de l’art en tant que vecteur d’une mémoire collective. Son texte, très documenté, m’a conquis, et je le remercie pour cette nouvelle marque de confiance. Exclu, par Nicolas Roche.

 

EXCLU - PAROLES D’ACTU

« Le théâtre, comme véritable

outil mémoriel ? »

par Cyril Mallet, le 27 août 2022

 

Nicolas Paquin

Répétition de Nicolas F. Paquin dans la salle des Fêtes

de Saint Nicolas d’Aliermont. © Cyril Mallet

 

Le 20 août dernier, la ville balnéaire de Dieppe, située sur les côtes de la Manche, commémorait le quatre-vingtième anniversaire de l’Opération Jubilee. A cette occasion, l’artiste canadien Nicolas F. Paquin a présenté son one man show «  Avant d’oublier, les Canadiens français à Dieppe  ». Alors que certains spécialistes continuent de critiquer l’apport du spectacle vivant dans la Mémoire de la Seconde Guerre mondiale, il peut être utile de rappeler le rôle joué par le théâtre dans le domaine mémoriel.

 

Le théâtre comme moyen de dénonciation  : Heldenplatz de Thomas Bernhard

On découvre un peu partout en France et dans le monde des représentations théâtrales dont la mission est de retracer un événement en particulier. Ce phénomène n’est en rien récent et les scènes autrichiennes ont souvent été des lieux de scandales voire de dénonciations au point de diviser la population, à l’instar de la pièce Heldenplatz de Thomas Bernhard, présentée pour la première fois au public le 4 novembre 1988 au Burgtheater de Vienne, l’équivalent de la Comédie française.

L’année 1988 est restée célèbre en Autriche sous l’appellation de Bedenkjahr, une année de commémorations. Le pays souhaitait en effet rappeler le cinquantième anniversaire de l’Anschluss, l’annexion de l’État autrichien par Adolf Hitler en 1938. Malgré cela, force est de constater qu’il n’y a eu que très peu de rendez-vous depuis le début de cette année 1988 jusqu’au scandale initié par la pièce de Thomas Bernhard, dont des extraits ont fuité dans la presse en amont de la première. À sa sortie, Place des Héros donc, veut casser le mythe, alors bien ancré dans le petit pays danubien, d’une Autriche première victime des nazis sous le Troisième Reich ; statut conféré par les Alliés dès 1943. Il faut ici rappeler qu’en 1988, le pays est un terrain fertile pour la pièce bernhardienne puisque sa sortie a lieu deux ans après l’élection de Kurt Waldheim à la présidence de la République autrichienne. Or, cette élection a mis en lumière les actions du nouveau Président commises sous l’uniforme nazi du temps de sa jeunesse durant la guerre. Après quarante années d’amnésie volontaire de la part du peuple danubien, l’élection à la fonction suprême de celui qui avait été l’ancien secrétaire général de l’ONU, va faire prendre conscience dans le monde entier de la participation active des Autrichiens dans les crimes nazis. Heldenplatz va ainsi servir de déclencheur dans le débat politique à l’intérieur du pays. Le titre de la pièce n’a d’ailleurs rien d’anodin puisque la place des Héros existe véritablement à Vienne. C’est sur cette place que des milliers d’Autrichiens se sont rassemblés le 15 mars 1938 pour acclamer Adolf Hitler lorsque celui-ci est venu annoncer depuis le balcon de l’ancien palais impérial de la Hofburg sa décision d’annexer son pays natal au Reich nazi. Faut-il ici rappeler que le Burgtheater, où sera jouée la pièce de Bernhard cinquante ans plus tard, est situé à quelques mètres seulement de cette Heldenplatz  ?

« En France, le théâtre est quelque chose de l’ordre

du culturel et de l’artistique, en Allemagne et en Autriche,

il participe véritablement à la vie de la cité

et est une partie du débat public. »

Avant même qu’elle ne soit rendue publique, la pièce de Bernhard a véritablement heurté les esprits au point que des manifestations ont eu lieu devant et à l’intérieur du Burgtheater le soir de la première représentation. Heinz-Christian Strache, politicien issu du parti populiste FPÖ et vice-président de l’Autriche sous le Gouvernement Kurz de 2017 à 2019, manifestait à l’époque à l’intérieur de la salle au cours de cette représentation. C’est d’ailleurs ici une différence à noter entre la France et l’espace germanophone. Alors qu’en France, le théâtre est quelque chose de l’ordre du culturel et de l’artistique, en Allemagne et en Autriche, il participe véritablement à la vie de la cité et est une partie du débat public.

Le scandale lié à cette pièce est, il faut bien l’avouer, assez légitime tant cette œuvre est un véritable pamphlet contre l’Autriche. Thomas Bernhard n’en est ici pas à son coup d’essai et celui-ci est, du temps de son vivant, souvent considéré par les critiques germanophones comme étant un Netzbeschmutzer, «  celui qui souille le nid  », sous entendu, celui qui souille l’image idyllique de carte postale qu’a le petit pays alpin. Il faut dire que Bernhard y va fort, notamment lorsqu’il fait dire (page 89) au Professeur Robert Schuster, l’un de ses personnages, que  :

L'Autriche elle-même n'est qu'une scène 
sur laquelle tout est pourri, vermoulu et dégradé
une figuration qui se déteste elle-même
de six millions et demi de personnes abandonnées
six millions et demi de débiles et d'enragés
qui ne cessent de réclamer à cor et à cri un metteur en scène

Au-delà de l’outil de protestation, le spectacle peut servir à faire accepter à une population honteuse un passé trouble, notamment en passant par le comique.

 

Le théâtre comique pour aider à accepter son passé  : Zipf oder die dunkle Seite des Mondes de Franzobel

Le 19 juillet 2007, l’écrivain autrichien Franzobel, de son vrai nom Franz Stefan Griebl, assiste en Haute-Autriche à la première de sa pièce Zipf oder die dunkle Seite des Mondes (Zipf ou la face obscure de la Lune). Dans un style tragi-comique, l’auteur décrit la vie du petit village autrichien de Zipf sous le Troisième Reich alors que celui-ci héberge un camp satellite du camp de concentration de Mauthausen. C’est sur le ton de l’humour que l’auteur a décidé de faire connaître ce camp de Redl-Zipf, alias Schlier, qui avait une mission bien singulière dans l’univers concentrationnaire puisque les SS y testaient notamment les propulseurs des V2, ces armes volantes qui devaient apporter à l’Allemagne nazie une victoire totale sur les Alliés. En utilisant cette forme, Franzobel s’inscrit dans ce qu’on appelle le Volksstück, le théâtre populaire, bien ancré en Allemagne du Sud et en Autriche.

Les critiques dans la presse autrichienne de l’époque sont élogieuses comme le montre l’article du journaliste Peter Jarolin dans le journal Kurier en date du 21 juillet 2007  : «  Une fois de plus, Franzobel a écrit un texte fantastique. Franzobel mélange les faits (tragiques) avec la fiction, joue avec virtuosité avec le mythe de Faust et même avec Goethe. Et il montre à quelle vitesse des hommes aveuglés peuvent devenir des bêtes. Tout cela sans montrer du doigt la morale, mais avec un humour grotesque et une dose d'amertume  ». 

« Le risque d’utiliser la forme théâtrale

pour décrire un fait historique tragique

est de ne pas être pris au sérieux. »

Le risque d’utiliser cette forme théâtrale pour décrire un fait historique si tragique est de ne pas être pris au sérieux même si l’on sait que l’auteur s’est basé sur des recherches historiques et les témoignages oraux et écrits de survivants, notamment celui de Paul Le Caër. Pour rendre son travail plus réaliste, l’auteur donne la parole à des personnages qui ont véritablement côtoyé ce petit village, à l’instar de Eigruber (le responsable de la région Haute Autriche sous le Troisième Reich), ou bien encore Ilse Oberth (l’une des victimes nazies de l’explosion à l’intérieur du camp le 29 août 1944). Franzobel s’accorde tout de même quelques libertés en ce qui concerne certaines identités. Ainsi, Käseberg, le kapo de sinistre mémoire bien connu des survivants du camp qui nous intéresse, devient-il Kässberg sous la plume de l’auteur tandis que le dernier commandant de Zipf, Karl Schöpperle devient Adonis Schöpperle sur scène. On comprend évidemment l’allusion de l’auteur à l’amant d’Aphrodite, déesse de l’amour, dans la mythologie grecque. Pour certains hommes, seuls les prénoms voire des surnoms sont précisés à l’instar de Paul ou Rudi.  Un spécialiste du camp de Zipf identifiera ces personnages comme correspondant à Paul Le Caër, déporté français arrivé au camp en 1943 et Rudolf Schöndorfer, déporté autrichien assassiné par les SS le 1er février 1945 pour avoir aidé un autre déporté à s’échapper.

On peut être véritablement critique avec cette forme théâtrale tant elle peut paraître grotesque. Ainsi, la présence de sorcières dans cette œuvre peut surprendre puisque l’on est plus habitué à les retrouver dans les contes pour enfants. Ici, elles ont clairement pour rôle de faire accepter le sujet tragique par le grotesque. Mais un germaniste reconnaîtra pourtant l’allusion aux sorcières de la Nuit de Walpurgis dans le Faust de Johann Wolfgang Goethe.

Dans un même genre, l’auteur fait dire sur scène au personnage-déporté Franz Kedizora qu’il va se plaindre auprès de l’ambassade de Pologne pour le mauvais traitement reçu. Est-il utile de rappeler qu’à l’époque, la Pologne avait été rayée de la carte  ? Lorsque l’on sait que ce jeune homme s’appelait en réalité Franz Kedziora et que le malheureux a été assassiné par les SS en étant installé dans un autoclave lui-même placé sur le feu, on pourrait reprocher à l’auteur de ne pas rendre véritablement hommage à cet homme ou plus généralement aux centaines de victimes du camp de Schlier.

On pourrait également blâmer l’auteur de faire le jeu des négationnistes en déformant la réalité (l’exemple des identités modifiées en est la preuve) mais il ne faudrait ici pas oublier la nationalité de Franzobel. En passant par l’humour, celui-ci cherche à atteindre une cible bien précise, ses compatriotes qui, au moment de l’écriture de la pièce, ont encore beaucoup de mal à accepter le passé national-socialiste du pays. Ce mélange de fiction-réalité a le mérite de rappeler, pour ne pas dire faire connaître, l’histoire du camp de Zipf à l’intérieur du pays et il y a fort à parier qu’en passant par un style plus sérieux et réaliste, le public autrichien aurait boudé les représentations. Cette volonté de faire accepter les pages sombres de l’histoire nationale à ses compatriotes est fort louable mais si ce même texte était joué hors du pays, il serait plus que nécessaire de compléter la représentation d’une explication ou bien d’une contextualisation afin que les faits réels ne soient pas voilés par la fiction et le ridicule.

Au-delà de la cible nationale, l’auteur rappelle au spectateur par la voix de Ilse Oberth que ce n’est pas simplement l’histoire d’un camp de concentration installé dans une petite bourgade autrichienne qui est décrite mais bien un pan de l’histoire mondiale. En effet, la jeune fille rappelle que sans déportés, il n’y aurait pas eu de V2 mais que sans V2, il n’y aurait pas eu non plus de fusées envoyée sur la Lune. On a tendance à l’oublier mais en 1945, l’Opération Paperclip a permis aux Alliés de récupérer les cerveaux de l’Allemagne nazie et parmi eux, Wernher von Braun, qui a concrètement aidé à la conquête spatiale américaine. Alors oui, on sait les Américains très fiers du premier pas sur la Lune mais étonnamment, peu savent que cet exploit s’est fait avec l’aide d’anciens SS.

Après le théâtre du scandale et celui de l’absurde, la forme utilisée par l’auteur canadien Nicolas F. Paquin est plus sobre, et dans le texte et dans la représentation, mais justement, n’est-ce pas cette sobriété qui participe au réel hommage voulu par l’auteur  ?

 

Le théâtre comme outil de lutte contre l’oubli  : Avant d’oublier de Nicolas F. Paquin.

Le 19 août dernier, alors que les cérémonies officielles en l’honneur des soldats de diverses nationalités qui ont débarqué sur ce sol en 1942 se sont succédées toute la journée dans la cité balnéaire de Dieppe, Nicolas F. Paquin a présenté son spectacle intitulé «  Avant d’oublier, les Canadiens français à Dieppe  ». Celui-ci est complété d’un ouvrage retraçant le parcours de nombreux soldats canadiens ayant participé à ce raid rédigé par ce même N. F. Paquin à partir des archives et des témoignages de proches (Cf. bibliographie).

Le 19 août 1942, aux aurores, plus de 6 000 hommes, dont 5 000 Canadiens, participent à ce raid au cours duquel meurent de nombreux participants  : pour les seuls Alliés, 1 200 hommes sont tués, dont 913 Canadiens. 1 600 autres ont été blessés et plus de 2 000 sont faits prisonniers. Le spectacle de Nicolas F. Paquin est dédié aux seuls Canadiens francophones qui ont pris part à cette Opération Jubilee en débarquant sur Dieppe et les alentours.

 

Le Cimetière des Vertus

Le Cimetière des Vertus où sont inhumées les victimes alliées

débarquées à Dieppe le 19 août 1942. © Cyril Mallet

 

Tout au long du spectacle et à travers de petits détails, l’on comprend que Nicolas F. Paquin est allé loin dans la recherche archivistique. Ainsi, il n’hésite pas à raconter combien il a été ému de découvrir au bas d’un testament rédigé par un soldat (comme cela se faisait à l’époque avant de partir combattre) le petit mot laissé par ce même soldat et destiné à son épouse. Ce spectacle est véritablement touchant car il met à l’honneur ces héros mais également leur famille, ce que font rarement, il faut bien l’avouer, les chercheurs. L’artiste, qui fait donc ici œuvre d’historien, présente par exemple le combat d’Albertine Picard, mère de Oscar Francis et de Paul-Emile, qui ont tous deux grandi à Edmundston, au 59 de la rue d’Amours. Après le raid du 19 août 1942, cette maman est demeurée sans nouvelle de son fils Oscar plusieurs semaines durant au point de devoir écrire au Gouvernement pour connaître le cruel destin de son fils. Il lui faudra plusieurs mois et encore écrire plusieurs autres courriers pour que le Ministère de la Défense nationale lui réponde qu’Oscar est mort à Dieppe dans les heures qui ont suivi le Débarquement. Le deuxième fils d’Albertine, Paul-Émile, a lui aussi été tué au combat mais à l’été 1943 alors qu’il participait aux opérations en Sicile. Seul Jacques, le plus jeune des trois fils a survécu. À travers les courriers d’Albertine, que le comédien lit tel que sur scène, l’on comprend toute la détresse des familles de disparus.

 

Frères Picard

Les frères Picard : Oscar à gauche, Paul-Émile à droite. © Mémorial virtuel du Canada

 

D’autres portraits de soldats sont divulgués tout au long du spectacle  ; spectacle qui se termine sur l’expérience plus controversée d’Alcide Martin. L’auteur nous apprend ainsi que cet homme a participé au raid de 1942 puis à la Bataille de Normandie deux années plus tard. Survivant à la Seconde Guerre mondiale, celui-ci décidera également de s’enrôler pour participer à la Guerre de Corée, surtout pour bénéficier d’une prise en charge de soins qu’il ne pouvait s’offrir dans la vie civile. Si l’histoire de ce soldat est contée, c’est avant tout une volonté de la part de l’auteur d’évoquer les ravages sur le psychique des soldats rentrés après guerre. Les médecins avaient bien découvert des symptômes alarmants mais Alcide Martin s’était vu prescrire comme seul traitement «  Une bonne nuit de sommeil  ». Le traumatisme lié aux années de guerre ne va pourtant pas disparaître au point que, le 30 juillet 1951, le survivant en est arrivé à assassiner sa grand-mère, le compagnon de cette dernière et un voisin venu les secourir. L’auteur pose alors une question importante qui trouvera difficilement réponse  : aurait-il fallu oublier ce meurtrier ou bien au contraire se rappeler qu’il a été un héros en participant au raid, et que c’est justement ce raid qui a fait de lui un assassin  ?

 

Sur scène, le décor est sobre, dépouillé. Au premier plan, trois cubes noirs. Tout au long du spectacle, un simple bouquet de coquelicots amené par le comédien lors de son entrée sur scène est placé à même le sol, et rendu visible par un faisceau de lumière. Ce bouquet annonce à lui seul le thème du spectacle puisque, depuis la parution du poème In Flanders Fields, écrit par le lieutenant colonel canadien John McCrae durant la Première Guerre mondiale en l’honneur d’un ami tombé au champ d’Honneur, cette fleur est devenue le symbole du Souvenir au Canada et dans plusieurs pays du Commonwealth. Au fond de la scène, trois éléments gris et bleu posés à même le sol représentent une barge, comme celle utilisée quatre-vingts ans plus tôt par les soldats. L’élément central de ce triptyque servira d’ailleurs en fin de spectacle pour suggérer un cénotaphe que le comédien fleurira du bouquet mentionné auparavant. On ne peut alors que s’interroger sur le rôle de la représentation dans le spectacle dédié à la Mémoire. En faisant revivre un village entier sous le Troisième Reich, Franzobel veut époustoufler le spectateur par une «  mise en scène-spectacle  ». L’auteur canadien, quant à lui, est dans un tout autre registre. Il se place plutôt dans un théâtre de l’évocation par le biais de l’absence, du fragmentaire. Alors que chez Franzobel, le spectateur est passif comme il pourrait l’être en regardant un film au cinéma, il doit réfléchir et s’interroger en regardant le spectacle de Nicolas F. Paquin. Il doit imaginer et se représenter ce que lui raconte le comédien. On pourrait reprocher par exemple l’absence de photographies des personnes évoquées mais finalement, cette carence oblige le spectateur à se concentrer sur le texte récité. Par cette mise en scène volontairement sobre, par cette volonté d’absence, Nicolas F. Paquin revient alors au degré zéro du théâtre. La force est donc dans la parole théâtrale plus que dans le décor ou le spectacle.

On ressort totalement chamboulé tant l’heure et demie interroge et invite à d’autres questionnements. Ce travail fort utile réalisé par un artiste de l’autre bout du monde en l’honneur des Canadiens français encourage à se demander quel a été notamment le destin des soldats anglophones, qu’ils soient canadiens, britanniques, australiens, néo-zélandais etc. ou encore d’autres nationalités comme les Polonais, les Français et les Belges. Et si Alcide Martin, malgré le triple meurtre, est considéré comme un héros pour avoir participé activement à la Libération de l’Europe, qu’en est-il des soldats allemands tombés à Dieppe pour avoir fait leur devoir  ? En 2022, l’Allemagne ne participait toujours pas aux commémorations dieppoises. Ne serait-il pas temps, 80 ans après les faits, d’inviter ce pays, qui a aussi connu de lourdes pertes estimées à plus de 590 hommes  ? Ou bien la valeur d’un soldat de 20 ans serait-elle plus élevée au Canada ou en Angleterre qu’en Allemagne ou en Autriche  ? Serait-il légitime de considérer la perte d’un enfant plus cruelle pour une mère canadienne que pour une mère allemande  ?

On imagine légitimement la douleur d’Albertine Picard lorsqu’elle apprend le décès de son fils Oscar, tombé sur les plages de Dieppe mais devons-nous continuer d’ignorer la peine ressentie de parents allemands apprenant la mort de leur jeune enfant sur ces mêmes plages de Dieppe  ? Comme il est possible de le lire dans l’ouvrage de Nicolas F. Paquin qui complète le spectacle  : «  À Dieppe, la commémoration impressionne par la démesure de la catastrophe qu’elle souligne. Les cérémonies touchent les cœurs puisque jamais elles ne peuvent être associées à la victoire. Pourtant la disparition des témoins met en péril la portée de ces événements dans les esprits  ». À ce jour, et alors que l’on trouve tout ce que l’on recherche sur Internet, force est de constater qu’il est très difficile d’obtenir des informations basiques sur les soldats allemands tombés lors du raid d’août 1942. On ne parvient même pas à savoir après des heures de recherche où sont inhumés les hommes de la Wehrmacht tombés du côté allemand. Ici, c’est bien l’Allemagne qui est responsable car c’est à elle qu’incombe la responsabilité de faire perdurer la mémoire de ces jeunes hommes, qui n’ont eu d’autre choix que de porter l’uniforme nazi sous le Troisième Reich. L’Allemagne pourrait le faire en encourageant des historiens à effectuer des recherches ou bien alors en passant une commande auprès d’un artiste désireux de se pencher sur le destin individuel de ces hommes.

« Par son seul spectacle dieppois, l’auteur canadien

a touché plusieurs centaines de personnes

en une soirée, ce que mes ouvrages scientifiques

mettront plusieurs années à réaliser. »

En tant que chercheur, j’étais assez dubitatif avec les nouveaux moyens de diffusion de connaissances que sont les BD, les reportages que l’on retrouve sur des sites d’hébergement ou encore le théâtre. En effet, l’on ne peut jamais être certain que les informations transmises se basent sur des faits vérifiés ou si cela sort de l’imagination de son auteur. Finalement, la pièce de Nicolas F. Paquin m’a fait radicalement changer d’avis. Par son seul spectacle dieppois, l’auteur canadien a touché plusieurs centaines de personnes en une soirée, ce que mes ouvrages scientifiques mettront plusieurs années à réaliser. Alors oui, à partir du moment où le spectacle s’inscrit dans une démarche scientifique avec des recherches réalisées en amont, il faut légitimement considérer cet art comme étant un puissant outil de transmission de la mémoire.

 

BIBLIOGRAPHIE SOMMAIRE

Ouvrages
BERNHARD Thomas, 1988, Heldenplatz, Suhrkamp Taschenbuch Verlag, Frankfurt am Main
FRANZOBEL, 2007, Zipf oder die dunkle Seite des Mondes, Verlag Publication N°1 / Bibliothek der Provinz, Weitra
LE CAER Paul, 1996, Les cicatrices de la Mémoire, Heimdal Editions, Bayeux
MALLET Cyril, 2017, Le camp de concentration de Redl-Zipf (1943-1945), Editions Codex, Bruz
PAQUIN F. Nicolas, 2022, Avant d’oublier. Les Canadiens français à Dieppe, Hugo Doc, Paris
STACHEL Peter, 2018, Mythos Heldenplatz. Hauptplatz und Schauplatz der Republik, Molden Verlag, Wien

Presse
JAROLIN Peter, Theater, das süchtig macht, Kurier, 21 juillet 2007

Travaux universitaires
FALTER Barbara, Franzobel französisch  ? Eine Untersuchung literarischer und szenischer Übersetzungsprozesse unter besonderer Berücksichtigung der komischen Elemente, Université de Vienne (Autriche), mémoire de Master sous la direction de Alfred Noe, 2009

 

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