Parmi les personnalités emblématiques de la chanson française, il en est qui depuis des générations font partie de nos vies, mais dont la discrétion égale le talent. Discret, Pierre Perret l’est à l’évidence : on le voit ou on l’entend bien peu dans les médias ; quand il s’y exprime, il a toujours cette voix de gamin espiègle et qui a l’air un peu timide, pas totalement sûr d’être légitime. Et pourtant, le talent comme la popularité sont indissociablement liés à son nom, et ce depuis six décennies. Sa vie, on la connaît moins, à part ceux qui ont lu ses livres.
Alain Poulanges, journaliste à Radio-France spécialiste de la chanson française, a choisi tout récemment de consacrer à Perret, qu’il connaît bien personnellement, une jolie bio qui met l’accent sur les chansons de son "ami Pierrot", qu’elles soient rigolotes, tendres ou graves (engagées d’une manière ou d’une autre, elles le sont presque toujours). L’ouvrage s’intitule Pierre Perret - La porte vers la liberté (L’Archipel, octobre 2022), et il est vrai que le mot "liberté" lui va bien, à notre personnage qui depuis des décennies nous invite avec malice à ouvrir "la cage aux oiseaux". À lire, pour la qualité de plume, et pour la découverte d’un artiste, d’un homme décidément attachant. Et merci à Alain Poulanges pour l’interview qu’il m’a accordée. Exclu, Paroles d’Actu, par Nicolas Roche.
EXCLU - PAROLES D’ACTU
Alain Poulanges : « Écrire, composer,
chanter en public, c'est une véritable
drogue pour Pierre Perret ! »
Pierre Perret - La porte vers la liberté (L’Archipel, octobre 2022).
Alain Poulanges bonjour et merci d’avoir accepté de répondre à mes questions. Racontez-nous un peu "votre" histoire personnelle avec notre héros du jour, monsieur Pierre Perret ?
Je l’ai rencontré il y a plus de 30 ans alors que je faisais une émission sur la chanson française sur RFI. Mais j’avais rencontré ses chansons bien des années auparavant. J’étais un jeune ado quand est sorti Le Tord-Boyaux (1964) et j’avoue que ça a été un vrai choc. La chanson détournait tous les genres existants (ce qu’alors je ne savais pas) et surtout elle me faisait marrer par ses outrances, ses expressions et son humour noir. J’ai évidemment continuer à l’écouter et chaque nouveau disque renfermait des chansons jubilatoires avec des trouvailles qui faisaient mon bonheur et celui de mes potes.
Dans votre ouvrage, on découvre ou redécouvre avec plaisir, avec ce focus sur Pierre Perret, l’ascension d’un artiste dans les années 50-60, entre petits cabarets, émissions de radio et grandes salles de spectacle. On y retrouve des personnages hauts en couleur, les Eddie Barclay (ici fidèle à sa réputation), Lucien Morisse, Bruno Coquatrix... C’est une époque que vous regrettez de n’avoir pas vécue ?
Je suis né dans les années 50. Je l’ai connue cette période. Je n’étais pas encore en activité mais je m’intéressais au show-biz comme on disait alors. Plus tard, j’ai pu rencontrer Eddie Barclay, Jacques Canetti et beaucoup d’artistes qui me fascinaient lorsque j’étais plus jeune.
Vous travaillez pour la radio depuis longtemps. Ce média prend-il autant qu’il le devrait sa part dans la mise en avant des nouveaux talents ? Et d’ailleurs n’idéalise-t-on pas un peu trop ce qu’ont fait vos aînés de ce point de vue ?
Quand j’étais à la radio, je me suis appliqué à faire découvrir de nouveaux talents. Je travaillais sur France-Inter et j’avais "un grand frère", Jean-Louis Foulquier, qui recevait beaucoup de jeunes artistes. C’est grâce à lui que j’ai découvert Michel Jonasz, Jacques Higelin, Bernard Lavilliers, etc. On idéalise toujours le passé mais est-ce qu’aujourd’hui une émission prend le risque de programmer des inconnus qui n’ont pas encore intégré l’industrie du disque ou qui ne se sont pas fait remarquer par des télés-crochets ?
Vous revenez longuement sur les chansons d’amour de Perret, sur celles où il parle de cocus, d’épouses bafouées, de mecs lâches ou de "nanas" manipulatrices. Tous ces portraits lui ont été inspirés par les scènes du théâtre de la vie, ces personnages rencontrés depuis le temps du bar de ses parents, sa mésaventure avec sa chérie partie avec le toubib qui était censé le soigner, aussi ?
La réponse est dans votre question. Oui, il s’est inspiré de sa propre vie, de celle des autres, rencontrés dans le café familial, à l’armée ou ailleurs.
Pierre Perret, c’est un lettré qui s’est formé sur le tas (de ce point de vue sa rencontre avec un libraire providentiel est une histoire inspirante). Il manie avec doigté la langue traditionnelle et a aussi une utilisation gourmande de mots d’argot. A-t-il contribué véritablement, comme auteur, à redonner à ces jargons populaires de leurs lettres de noblesse ?
Il s’est fondu dans un courant qui rassemblait des auteurs tels que Queneau, Boudard, Dard, Bruand, etc. Peu d’auteurs de chansons de sa génération s’y sont risqués.
Pierre Perret a réussi ce tour de force d’écrire des chansons à plusieurs niveaux de lecture, amusant les gamins et faisant réfléchir les adultes prêtant plus attention aux textes (typiquement je pense au Tord-boyaux déjà cité, ou aux Jolies colonies de vacances de 1966). Avec cette malice, cette gourmandise (encore) qui lui font chanter parfois des énormités (ou plutôt, des vérités qui font mal) mais avec le sourire, et cette bonne bouille à laquelle on pardonnerait tout... Sa force, c’est autant ce qu’il raconte, que comment il le raconte ?
Cette force, comme vous le dites, a évolué. À ses débuts, la forme l’emportait. Bien-sûr, sous-jacents, ses valeurs, ses convictions, ses idées filtraient mais ce qui séduisait le public c’était la forme de ses chansons, ses trouvailles langagières pour décrire ses personnages et les situations dans lesquelles il les plaçait. Au fil du temps, le fond est devenu de plus en plus lisible et son répertoire s’est enrichi de titres engagés (Au nom de Dieu, Vert de colère, Le Monsieur qui vend des canons, Voir, etc.). Et le public l’a suivi. Je pense que cette double lecture dont vous parlez lui a permis de conserver son audience quelque soit la forme employée.
J’ai fait il y a peu une interview autour de Francis Cabrel, dont le biographe, Daniel Pantchenko, suggère qu’il aurait un peu souffert de n’avoir souvent été vu que comme le chanteur romantique, et pas assez comme le citoyen lucide sur le monde. Pierre Perret a su ciseler des chansons rigolotes poilantes, mais aussi des textes d’une tendresse inouïe (là tout de suite je pense à Mon p’tit loup, de 1979). Est-ce qu’il a eu du mal parfois à imposer aussi des titres qui collaient moins à son image ?
Les programmateurs ont toujours du mal lorsqu’un artiste dévie de son image publique. Lily (1977) n’a pas décollé grâce à la radio. C’est par la scène et l’accueil que les spectateurs lui ont réservée que cette chanson est devenue un monument de notre culture populaire. Les gens qui aiment Pierre Perret, qui achètent ses disques, qui viennent à ses concerts, l’acceptent en bloc : ils aiment autant l’affreux Jojo que Pierrot la tendresse.
Vous revenez dans le détail sur ses rapports avec Brassens, dont l’influence sur lui fut décisive : Perret l’a un peu imité au départ avant de se créer son propre univers. Les deux hommes étaient amis mais se sont éloignés ensuite, notamment du fait de l’entourage pas toujours bienveillant du poète sétois. Il y a quelque chose de dommage, dans tout ça... Le respect mutuel est toujours resté, mais l’amitié peut-être pas. Peut-on parler d’occasions manquées, entre les deux hommes ?
Sincèrement, je ne sais pas quoi vous répondre. C’est une histoire d’amitié qui tourne mal. Comme dans toutes les histoires qui tournent mal, bien malin celui qui pourra expliquer le pourquoi du comment. Ce qui est certain c’est que les deux hommes ont construit une œuvre, chacun la sienne, personnelle, originale et en même temps toutes les deux teintées d’un regard lucide et bienveillant sur leurs semblables.
Vous évoquez, à un moment du récit, la maladie de Pierre Perret qui l’a contraint à subir des soins coûteux et à mettre son parcours artistique en suspens. Et la solidarité dont il a bénéficié de la part d’artistes, Brassens donc mais pas que (un grand show très joliment peuplé s’est tenu à son profit). A-t-il noué des amitiés véritables dans ce milieu, et quel regard porte-t-il sur ce monde du show biz qu’il connaît bien ?
Un des forces de Pierre Perret, c’est d’avoir acquis une totale liberté. Il a su, au bon moment, s’extirper du show-business, créer son label et devenir son propre patron. Il est sorti des exigences de ceux qui financent les disques et les tournées. Il a refusé d’être contraint d’enregistrer annuellement un certains nombre de titres, d’écouter les conseils de directeurs du marketing qui affirment de façon péremptoire savoir "ce que veulent les gens". Il a fait un pari à la fin des années 60, en pleine gloire, et il l’a gagné. Depuis plus de 50 ans, il est son propre producteur, éditeur, manager, tourneur… Mais je ne pense pas qu’il aurait réussi ce tour de force sans Mme Perret.
Vous racontez très bien en effet la relation particulière qu’il entretient avec sa femme Simone, dite Rebecca. Une complice, une femme forte qui aura été son meilleur agent. Sans elle, sa carrière aurait été différente ? Le petit quelque chose de confiance en soi, de niaque en plus, et cette liberté bien organisée, tout cela est venu d’elle ?
Oui, sans elle son parcours aurait été très différent. Il serait resté une vedette de la chanson, c’est certain mais grâce à Rebecca, il a d’abord pris confiance en lui. Elle a toujours été un soutien indéfectible et une oreille sans concessions. Elle l’a dégagé de toutes les contingences emmerdantes, elle s’occupe du business et lui s’occupe de faire des chansons. Au-delà du couple uni depuis le 18 août 1962, c’est une équipe, une entité bicéphale, qui met toute son énergie, tout son talent, au service de l’artiste Pierre Perret et de son œuvre.
Vous le devinez en fin d’ouvrage : il y a beaucoup de textes que Perret ne pourrait sans doute plus écrire aujourd’hui, tout comme Brassens d’ailleurs. Que vous inspire-t-elle notre époque de ce point de vue ? Il n’y a plus de ministre de l’Information pour censurer ce qui est dit sur les ondes, mais la méthode actuelle, avec la puissance des réseaux sociaux anonymes et l’omniprésence d’une bien-pensante qui combinés, peuvent crucifier un artiste, n’est-elle pas plus vicieuse encore ?
Encore une fois la réponse est dans votre question. La censure a toujours existé. Allez faire un tour au fichier central de la discothèque de Radio-France et vous trouverez encore des fiches sur lesquelles sont inscrites des mentions du genre : "interdit", "interdit avant 22h", "m’en parler avant diffusion"… Aujourd’hui les censeurs ont changé de costumes et de canaux d’expressions mais les œuvres, les vraies, celles qui parlent au cœur, à l’intelligence, celles qui ont du style, ont toujours franchi les fourches caudines de la censure.
Ses révoltes à lui, parlons-en. Il me semble que ce qu’il combat, on peut le résumer en deux mots : "bêtise humaine" ?
Oui, c’est ça. La bêtise, le pouvoir, la domination, les dogmes.
Quelle est la place de Pierre Perret dans le patrimoine culturel français ? Comment est-il perçu, entre les populaires et les élitistes ? Lily c’est vraiment son pass pour l’éternité ?
Quand on fait rire on est rarement pris au sérieux par ce qu’il est convenu d’appeler les élites. Et puis, avec le temps, les clowns, les fantaisistes, les rigolos, deviennent cultes grâce à leur longévité et surtout grâce à l’adhésion du public. Des publics. Car en plus de 60 ans de carrière, le public de Perret s’est élargi. Grands-parents, parents, enfants, petits-enfants ont tous un lien avec une ou plusieurs de ses chansons.
Elle est là sa place dans le patrimoine de notre culture. Ce n’est pas un hasard si une trentaine d’écoles portent son nom, si les écoliers de France apprennent La cage aux oiseaux (1971), si les jeunes parents du XXIe siècle transmettent Vaisselle cassée, Les jolies colonies de vacances, Ma p’tite Julia, Tonton Cristobal… à leurs petits. La vraie consécration pour un artiste est l’amour que le public lui renvoie. Et de ce côté Pierre Perret est un artiste gâté.
Perret a-t-il à vos yeux des successeurs évidents, ou au moins, prometteurs ? Vous évoquez Les Ogres de Barback, qui d’autre ?
Des successeurs je ne sais pas. Lui-même est-il le successeur de quelqu’un ? Les Ogres de Barback ont toujours chanté Pierre Perret, depuis leurs débuts avant même de travailler avec lui. Ils ont amené d’autres artistes (Olivia Ruiz, François Morel, Tryo, Didier Wampas, Mouss et Hakim, Massilia Sound System, Alexis HK, Féfé, …) mais avant eux Idir, Yves Duteil, Patrick Bruel, Renaud, Barbara l’avaient chanté.
5 chansons de lui parmi vos préférées que vous aimeriez inviter nos lecteurs à découvrir ou redécouvrir ?
Voir (1986)
Je suis le vent (1983)
Malika (2006)
Les postières (1967)
La petite kurde (1992)
3 qualificatifs pour décrire au mieux cet "ami Pierrot" que vous connaissez bien ?
Fidèle. Généreux. Exigeant.
Si vous pouviez l’avoir face à vous, là au moment de cette interview, les yeux dans les yeux, quelle question auriez-vous envie de lui poser ?
Tu as vraiment aimé mon livre ?
Vos projets et surtout vos envies pour la suite, Alain Poulanges ?
Écrire, c’est à la fois une envie et un projet.
Un dernier mot ?
Pierre Perret est né le 9 juillet 1934. Il a donc 88 ans. Il vient de terminer 10 nouvelles chansons qu’il est en train d’enregistrer. Il assure encore des galas de 2h et, son tour de chant terminé, va à la rencontre de son public, signe des disques, des livres, répond aux questions, accepte les selfies. Écrire, composer des chansons, les chanter en public, c’est une véritable drogue pour lui dont il ne se prive pas, d’autant que la Nature l’a doté d’une santé de fer et d’un moral d’acier !
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