Culture et médias : les exclusivités Paroles d'Actu
19 mai 2023

François-Henri Désérable : « En Iran, la République islamique est déjà morte... »

À l’heure où j’écris cette intro, j’apprends que trois hommes viennent ce jour d’être exécutés en Iran. Trois de plus. Le pouvoir les accusait d’avoir causé la mort de membres des forces de l’ordre, dans le cadre de ces manifestations qui, dans le pays, se succèdent depuis neuf mois, depuis la mort de Mahsa Amini. Mahsa Amini, cette jeune Kurde iranienne décédée peu après son arrestation par la police des mœurs en septembre dernier, une affaire de code vestimentaire pas respecté, et on sait que ces gens-là ne rigolent pas là-dessus - pas sûr qu’ils rigolent sur grand chose d’ailleurs. Depuis lors, ce sont de larges franges du pays, les femmes éprises de liberté en tête, qui crient leur rage face à un régime des mollahs qui se raidit toujours plus, et qui par ailleurs se montre de plus en plus incapable d’assurer un semblant de prospérité matérielle à ses citoyens, ou bien à ses prisonniers on ne sait plus trop.

François-Henri Désérable, écrivain remarqué et salué depuis dix ans, a parcouru l’Iran à la fin 2022, au plus fort, donc, de la contestation. Il en a tiré un récit précieux, qui vaut aussi témoignage, pour lui mais surtout pour celles et ceux qu’il a rencontré.e.s, et qui se sont confié.e.s à lui. L’Usure du monde - Une traversée de l’Iran (Gallimard, mai 2023), c’est un ouvrage qui nous fait penser, comme lui le pense, que le régime actuellement en place à Téhéran, un pouvoir sur la défensive comme jamais, est en train de cramer vitesse grand V le peu de légitimité que la population pouvait encore lui accorder. Ce que ce livre met en lumière surtout, c’est l’extraordinaire vitalité d’un peuple qui compte parmi les plus fins et lettrés au monde. Je me suis permis d’en donner une illustration en reproduisant ici la page 73, émouvante, lisez vous-même, Désérable raconte ça tellement mieux que moi... Quand on considère ce peuple, son intellect, son courage aussi, et quand on songe en même temps à l’obscure captivité dans laquelle ses leaders, le rahbar Khamenei en tête, entendent le tenir, on se dit que cet attelage-là ne tiendra plus longtemps. On l’espère...

Je remercie François-Henri Désérable pour l’interview qu’il m’a accordée, et pour sa fidélité. Quant à son livre, qui est aussi un formidable récit de voyage, il faut le lire et le faire lire, s’en imprégner et partager, c’est peut-être, à notre niveau, la meilleure manière de rendre hommage à Mahsa Amini, à ses sœurs et à ses frères de combat, et tout ça mis bout à bout pourrait bien contribuer à faire bouger les lignes. Exclu Paroles d’Actu, par Nicolas Roche.

 

Extrait du livre

 

 

EXCLU - PAROLES D’ACTU

François-Henri Désérable : « En Iran,

la République islamique est déjà morte... »

L'Usure d'un monde

L’Usure dun monde - Une traversée de l’Iran (Gallimard, mai 2023).

 

François-Henri Désérable bonjour et merci de m’accorder cette nouvelle interview pour L’Usure du monde (Gallimard), qui fait écho à L’Usage du monde, récit de voyage de 1963 signé par l’écrivain suisse Nicolas Bouvier et illustré par son compère Thierry Vernet. Eux avaient traversé (entre autres pays) l’Iran, celui du Shah à l’époque, tout comme toi fin 2022, dans un contexte très particulier, celui des manifestations et des répressions suivant la mort de celle dont il faut écrire le nom encore et encore, Mahsa Amini. J’ai envie de m’arrêter sur les titres, qui sont très parlant. Parler de l’"usure" du monde, c’est quoi, la marque d’un pessimisme ? Ou au contraire, d’un besoin de ne pas rester dans la contemplation, même si tu as comme eux décrit nombre de merveilles, et de secouer tout ça ?

Ce monde auquel mon titre fait référence, c’est celui de la République islamique, un régime liberticide et thanatocratique (régnant par la mort et par la peur des mises à mort), qui réprime dans le sang les aspirations de son peuple. Et si je parle d’usure, c’est parce que, en réalité, ce régime est déjà mort  : il est comme un arbre qui se décompose sur pied, et chaque voix qui s’élève, chaque slogan, chaque manifestation est un petit coup de hache porté à ce bois mort. Reste à savoir combien de temps il faudra pour l’abattre, pour lui porter le coup fatal.

 

Pour cet ouvrage, tu n’es plus romancier mais un témoin qui donne la parole à d’autres  : comme tu me l’as dit toi-même, tu te vois comme le "greffier" d’un livre que "les Iraniens ont écrit". À partir du moment où tous ces gens t’ont donné leur confiance, leur amitié aussi (je laisse aux lecteurs le plaisir de les rencontrer un à un), t’es-tu senti investi d’une forme de responsabilité particulière ?

La seule responsabilité qui m’incombait était de dire les choses telles que je les avais vues, même si je ne le fais jamais qu’à travers une sensibilité qui m’est propre. C’est d’ailleurs la difficulté du récit de voyage  : dépourvu d’intrigue (au contraire de la fiction), il repose entièrement sur une façon de dire les choses, c’est-à-dire la transcription d’une façon de les voir, qui dépend elle-même d’une manière d’être au monde.

 

Ce livre a valeur de témoignage on l’a dit, et je suis persuadé qu’il mérite d’être lu au-delà des frontières de la Francophonie. Des traductions sont-elles prévues, en anglais, peut-être en farsi ? Et j’imagine que pour l’heure, tu ne pourras pas vraiment envoyer ce texte à ceux que tu racontes, pour ne pas les mettre en danger...

Ce texte sera sûrement traduit dans d’autres langues (j’ai la chance d’avoir des éditeurs étrangers qui me sont plutôt fidèles), mais en anglais, je n’en sais rien (je n’ai jamais été traduit en anglais), et j’espère le voir traduit en persan (alors il pourrait être diffusé en Iran de manière clandestine, sous le manteau, comme autrefois les samizdats (en URSS et dans l’ancien bloc de l’Est, ndlr) ou comme aujourd’hui en Russie Le Mage du Kremlin de mon ami Giuliano Da Empoli). 

 

Ce qui est plaisant aussi dans ton livre, c’est la mesure dont tu fais preuve, sans caricature : je songe à Yassin, une de tes rencontres, un type serviable et ouvert et en même temps, un soutien sincère du régime. Voir la vérité, vouloir la regarder en face, ça suppose aussi d’assumer tout ce qu’elle a de complexe ?

Dire que les serviteurs zélés de la République islamique sont tous des fanatiques sanguinaires qui jouent aux billes avec les yeux des dissidents politiques, ça serait peut-être plus simple, mais ça serait surtout faux. Il y a parmi eux d’excellents pères de famille, bons époux, bons citoyens, braves types qui ne feraient pas de mal à une mouche – même aux mouches iraniennes (Bouvier dans L’Usage du monde consacre un merveilleux passage à sa haine des mouches. Attends, je vais le retrouver. Le voici  : «  J’aurai longtemps vécu sans savoir grand-chose de la haine. Aujourd’hui j’ai la haine des mouches. Y penser seulement me met les larmes aux yeux. Une vie entièrement consacrée à leur nuire m’apparaîtrait comme un très beau destin. Aux mouches d’Asie s’entend, car, qui n’a pas quitté l’Europe n’a pas voix au chapitre. La mouche d’Europe s’en tient aux vitres, au sirop, à l’ombre des corridors. Parfois même elle s’égare sur une fleur. Elle n’est plus que l’ombre d’elle-même, exorcisée, autant dire innocente. Celle d’Asie, gâtée par l’abondance de ce qui meurt et l’abandon de ce qui vit, est d’une impudence sinistre. Endurante, acharnée, escarbille d’un affreux matériau, elle se lève matines et le monde est à elle. Le jour venu, plus de sommeil possible. Au moindre instant de repos, elle vous prend pour un cheval crevé, elle attaque ses morceaux favoris : commissures des lèvres, conjonctives, tympan. Vous trouve-t-elle endormi ? elle s’aventure, s’affole et va finir par exploser d’une manière bien à elle dans les muqueuses les plus sensibles des naseaux, vous jetant sur vos pieds au bord de la nausée.  »)

Mais revenons-en à ta question. Assumer la vérité dans tout ce qu’elle a de complexe, dis-tu. Oui, c’est exactement ça. J’aime beaucoup la définition que donne Faulkner de la littérature  : «  Écrire, dit-il, c’est comme craquer une allumette au cœur de la nuit en plein milieu d’un bois. Ce que vous comprenez alors, c’est combien il y a d’obscurité partout. La littérature ne sert pas à mieux voir. Elle sert seulement à mieux mesurer l’épaisseur de l’ombre.  » Eh bien, c’est pareil avec le voyage  : on ne voyage pas pour se rincer l’œil de nouveaux paysages, non, on voyage pour en revenir avec des yeux différents, un regard plus aiguisé, accoutumé à l’ombre – à l’épaisseur de l’ombre, c’est-à-dire au réel dans toute sa complexité. Autrement, on ne fait pas un voyage : on fait du tourisme.

 

Un tête-à-tête avec Khamenei, une question à lui poser les yeux dans les yeux, à supposer que ce soit possible, ça donnerait quoi ?
 
Ça donnerait deux personnes qui non seulement ne parlent pas la même langue (pour ça, me diras-tu, il y a des interprètes), mais qui ne parlent pas non plus le même langage. Moi, je dirais qu’il parle celui du fondamentalisme, du fanatisme, du dogmatisme  ; lui, que je parle celui de l’impérialisme, de l’impiété, du sacrilège. Et lui comme moi, nous serions chacun intimement convaincus d’avoir raison. Bref, nous n’aurions pas grand-chose à nous dire. Mais si je pouvais lui poser une question, une seule, je le ferais peut-être sous la forme d’un dessin : je le dessinerais avec sa barbe et son turban, sauf que le turban serait fait de cordes – celles auxquelles lui et ses affidés font pendre les dissidents iraniens. Et je lui dirais : «  Moi, ce qui m’offense, tu vois, ce sont les cordes autour du cou des Iraniens, et toi, c’est le dessin. Comment le dessin peut t’offenser davantage que les cordes ?  » Et puis je serais arrêté sur-le-champ, et je prendrais Me Camille Gilletta de Saint Joseph et Me Richard Malka comme avocats.

 

Manifestations Iran

Une manifestation en Iran. Source : Gerry Images/AFP.

 

Tu as déjà un peu évoqué ce point mais, au vu de ce que tu as pu palper, sentir de l’opposition apparemment massive du peuple iranien envers le régime, et tenant compte de tes connaissances historiques, penses-tu que la République islamique pourra se maintenir cinq années de plus ?

Les révolutions ne se font pas en un jour. Il aura fallu un an entre les premières manifestations à Qom en janvier 1978 et le départ du Shah en janvier 1979. Ce mouvement de contestations initié à la suite de la mort de Mahsa Amini n’a que quelques mois. La défiance du peuple iranien à l’égard du régime est immense: à terme, la République islamique est condamnée. Mais je ne veux pas me risquer à faire des prédictions. Les Iraniens eux-mêmes ne s’y risquent pas. La plupart de ceux que j’ai rencontrés sont des pessimistes enthousiastes: la chute prochaine du régime, ils ont du mal à y croire ; mais pas un jour ne passe sans qu’ils l’appellent de leurs vœux.

 

Quelles leçons retenir de ce courage plus fort que la peur dont font montre au quotidien bon nombre d’Iraniens, et davantage encore au vu de ce qu’elles risquent, d’Iraniennes ? Qu’a-t-on à apprendre d’eux, dans nos pays libres où peut-être, on tient un peu trop la liberté comme acquise ?

Il y a assez peu de chances que nos démocraties s’effondrent d’un seul coup, comme un château de cartes, pour reprendre une image éculée. Il y a des pays où un coup d’état militaire, où une guerre civile, où le charisme d’un général galonné peuvent balayer la démocratie – la liberté – en l’espace de quelques jours. Nous, en Europe, nous semblons plutôt à l’abri. Mais nos démocraties peuvent s’affaiblir, on peut rogner nos libertés par petites touches juxtaposées  : c’est la technique du pointillisme. Le plus souvent on ne s’en aperçoit pas tout de suite, parce qu’on a le nez sur le tableau, c’est-à-dire dans l’actualité immédiate. Alors on prend du recul, on fait trois pas en arrière, on a une vue du tableau dans son ensemble, et on s’aperçoit combien nos libertés se sont restreintes. À nous, citoyens, d’être en état de veille permanent, diligents, vigilants, intransigeants quand il s’agit de les préserver.

 

On part là sur une question qui peut-être nous dépasse un peu, mais je te la pose quand même : comment peut-on les aider à faire bouger les choses chez eux, nos États et nous autres simples citoyens ? On sait que les embargos font d’abord souffrir les peuples ; les classes dirigeantes elles, largement corrompues, non seulement s’en accommodent, mais elles se servent de cette idée de menace extérieure pour affermir leur emprise sur la société. Alors quoi, ce qu’il faut faire surtout, c’est parler d’eux, de ceux qui luttent ? 

Écrire, parler, on n’a que ça. Ça n’est peut-être pas grand-chose, ça n’est pas rien pour autant. J’espère que mon récit y contribue.

 

Des représentants de la République islamique ont-ils chercher à se renseigner sur toi, peut-être à t’intimider après ton départ du pays ? Quelque chose peut-être depuis la sortie du livre ?

Soixante-dix journalistes ont été arrêtés en Iran depuis la mort de Mahsa Amini, vingt-cinq sont toujours derrière les barreaux, et Reporters sans frontières, dans son classement annuel sur la liberté de la presse, a placé l’Iran à la 177è place (sur 180), juste devant la Corée du Nord, la Chine et le Vietnam. Les Gardiens de la Révolution ne sont pas très enthousiastes à l’idée qu’on vienne fouiller leurs poubelles. Moi, ils m’ont pris pour un simple touriste, ils n’ont pas cherché à m’intimider  : ils m’ont seulement fait comprendre que mon séjour était terminé. Et depuis la sortie du livre, non, rien – si ce n’est que je ne peux plus mettre les pieds en Iran.

 

Qu’est-ce que ce périple t’aura appris sur toi ? Et en quoi en es-tu revenu changé pour de bon ?

Est-ce qu’on revient vraiment changé pour de bon d’un voyage ? Tu sais, je garde toujours à l’esprit la dernière page de L’Usage du monde. Bouvier est seul, ça fait déjà un an et demi qu’il est sur la route, il est en Afghanistan qu’il s’apprête à quitter pour l’Inde. Il fume un narghileh en regardant la montagne  : «  L’étendue de la montagne, le ciel clair de décembre, la tiédeur de midi, le grésillement du narghileh… Ce jour-là, j’ai bien cru tenir quelque chose et que ma vie s’en trouverait changée. Mais rien de cette nature n’est définitivement acquis. Comme une eau, le monde vous traverse et pour un temps vous prête ses couleurs. Puis se retire, et vous replace devant ce vide qu’on porte en soi, devant cette espèce d’insuffisance centrale de l’âme qu’il faut bien apprendre à côtoyer, à combattre, et qui, paradoxalement, est peut-être notre moteur le plus sûr.  » Voilà, c’est exactement ça  : l’Iran, pendant un temps, m’a prêté ses couleurs.  Et ce vide qu’on porte en soi, on le comble en écrivant.

 

FH Désérable en Iran

François-Henri Désérable en Iran, dans le désert de Lout.

 

Après l’Iran, tu aurais envie, à côté de ton activité de romancier, de poursuivre un peu dans cette veine de l’écrivain-témoin, partir explorer l’Afghanistan des Talibans ou bien la Corée du Nord de Kim Jong-un ? Ce serait tout sauf simple évidemment, mais quelque part l’idée te titille ?

Le Pakistan. J’ai envie de voyager au Pakistan, et pour longtemps. L’Afghanistan, oui, bien sûr, c’est sur la liste. La Corée du Nord aussi. Et remonter l’Afrique en Jeep du Cap au Caire  : un vieux rêve.

 

Philippe Sollers vient de nous quitter à l’âge de 86 ans. Tu m’as confié que ta première visite de Venise s’était faite avec, sous le bras, le Dictionnaire amoureux qu’il avait consacré à la Sérénissime. De Nicolas Bouvier - avec Thierry Vernet - jusqu’à Sollers donc, dirais-tu qu’en ce qui te concerne au moins, si "les voyages forment la jeunesse", les lectures font les envies de voyages ? Quels autres livres ont été de ce point de vue les plus inspirants pour toi ?

Un mot sur Sollers. J’ai rencontré Sollers il y a dix ans – j’en avais vingt-cinq –, à la parution de Tu montreras ma tête au peuple. Il l’avait lu, et il m’avait reçu dans son bureau chez Gallimard. Sollers tel qu’on l’imagine  : les bagues, le fume-cigarette, la curiosité, l’érudition, la malice, le rire en cascade. Nous avions parlé de Bernadotte, le maréchal d’Empire devenu roi de Suède, et qui dans sa jeunesse s’était fait tatouer «  Mort aux rois  ». Écrivez quelque chose là-dessus, m’avait dit Sollers, faites-en un roman dans L’Infini. Je n’en ai pas fait de roman, j’ai préféré écrire sur Évariste Galois, mais par la suite, Sollers a accueilli deux de mes textes dans sa revue  : l’un sur un voyage à Beyrouth, l’autre sur un voyage à Vilnius («  Pour saluer un certain M. Piekielny  », qui, pour le coup, devait donner plus tard un roman). Quand on se voyait, c’était toujours chez Gallimard, toujours dans son bureau. Michon a dit récemment qu’il était «  le dernier écrivain du XIXè siècle  ». Eh bien Sollers était le dernier écrivain du XVIIIè  : il n’était pas le contemporain de Houellebecq, non, il était celui de Casanova. Celui de l’amour et du plaisir.

J’ai lu beaucoup de choses sur Sollers depuis sa mort  : «  l’anarchiste bourgeois  » (la formule est de Yannick Haenel, et elle est très juste), le «  virtuose du troisième degré  » (de Lambron, très juste aussi), etc. Mais il y a un point sur lequel les nécrologies n’ont pas assez insisté  : son amour dévorant pour Venise. La première fois que je suis allé à Venise, c’était avec son Dictionnaire amoureux sous le bras. La découverte de Venise a été le plus grand choc esthétique de ma vie. Ce fut aussi le cas pour Sollers. Quand il arrive place Saint-Marc à l’automne 1963, son sac lui tombe de la main droite, tant il est «  pétrifié et pris  »  : «  Je sais, d’emblée, que je vais passer ma vie à tenter de coïncider avec cet espace ouvert, là, devant moi  ». Quand on se voyait, on ne parlait que de Venise. Il n’y allait plus depuis la mort de Dominique Rolin. Un jour, mon téléphone sonne, je décroche et j’entends  : «  Désérable  ? J’ai appris que vous alliez à Venise. Ce qui me ferait plaisir, vraiment plaisir, c’est que vous allumiez deux cierges à la Basilique Santa Maria della Salute pour elle et moi.  » Dans l’un de ces derniers livres, où il parle de Venise, il m’avait laissé cette dédicace  : «  Eh bien, la magie continue  ». Elle continuera encore  : chaque fois que sur les Zattere je passerai devant la Calcina, où il avait ses habitudes, je penserai à lui.

 

 

Bel hommage...

Est-ce que les lectures font les envies de voyage  ? Oui, mille fois oui. Parmi les récits de voyage qui ont compté pour moi, il y a évidemment ceux de Bouvier, il y a ceux du Polonais Kapuściński (ah, Ébène  !), il y a L’Odeur de l’Inde de Pasolini, Tristes tropiques de Lévi-Strauss (on l’oublie trop souvent, mais c’est un récit de voyage), Autoportrait (à l’étranger) de Jean-Philippe Toussaint, Paysage avec palmiers de Bernard Wallet, Voyage à motocyclette de Che Guevara (il y a quelques années, j’ai refait exactement le même voyage à travers l’Amérique du sud, et j’en ai tiré un récit qui sera peut-être un jour publié), ou encore La Trêve, de Primo Levi, que j’ai lu récemment et qui m’a scié en deux tellement c’est beau.

 

J’espère que ce projet de récit sud-américain se fera ! Il y a dix ans presque jour pour jour paraissait Tu montreras ma tête au peuple, déjà chez Gallimard. Quel bilan tires-tu de ces dix premières années en tant qu’écrivain professionnel, si d’ailleurs tu te définis ainsi  ? Où sont à cet égard tes enthousiasmes, tes découragements aussi ?

J’ai appris à faire le distinguo entre la littérature et le milieu littéraire. Avec le milieu littéraire, je sais à quoi m’en tenir, j’ai fait mienne la phrase de Cioran  : «  Et avec quelle quantité d’illusions ai-je dû naître pour pouvoir en perdre une chaque jour  ?  » Mais il y a la littérature. Et par la littérature il y a des admirations parfois réciproques, des amitiés qui se forgent et qui perdurent – Clément Bénech, Maria Pourchet, Miguel Bonnefoy, Guillaume Sire, Lilia Hassaine, Mohammed Mbougar Sarr, pour citer quelques noms.

 

Tes projets et surtout, tes envies pour la suite ?

Un roman dont j’ai eu l’idée il y a tout juste trois ans, et qui m’a demandé de longues, très longues recherches. C’est une histoire qui se passe entre Delhi, la Bourgogne et New York.

 

Un dernier mot ?

Trois derniers mots, et en persan  :

Zan, Zendegi, Azadi (Femmes, vie, liberté, ndlr).

 

François-Henri Désérable

Crédit photo : Claire Désérable.

 

Un commentaire ? Une réaction ?

Suivez Paroles d’Actu via FacebookTwitter et Linkedin... MERCI !


14 mai 2023

Daniel Pantchenko : « Anne Sylvestre était une femme libre... qui avait du caractère ! »

Je dois bien l’avouer : né en 1985, et n’ayant pas vraiment été bercé par ses "Fabulettes" durant mon enfance, jusqu’à il y a peu, le nom d’Anne Sylvestre, s’il me parlait vaguement, n’évoquait pas grand chose pour moi. Oh, je savais qu’elle était une grande dame de la chanson, parce que tous ceux qui l’évoquent le disent, mais de là à citer trois, deux, ou même un de ses titres... Et il y a quelques semaines, j’ai eu l’occasion de lire Anne Sylvestre - Elle enchante encore ! (Fayard, 2023), écrit par le journaliste et écrivain Daniel Pantchenko, grand connaisseur de la chanson française et habitué de Paroles d’Actu. Ce livre, une réédition augmentée d’un ouvrage paru en 2012, a largement bénéficié de la participation bienveillante de l’artiste, malheureusement disparue en 2020 à l’âge de 86 ans.

On y découvre une femme touchante mais au caractère bien trempé, avec ses combats, ses tourments et ses passions ; on y rencontre surtout une artiste dont on se demande pourquoi, au vu de la qualité de son œuvre, aujourd’hui comme hier on ne l’entend pas davantage. "Elle enchante encore", oui, ceux qui la connaissent déjà, mais elle mérite certainement d’être reprise, et d’enchanter de plus jeunes générations, pour peu que celles-ci aient l’occasion d’au moins l’entendre... Merci à Daniel Pantchenko pour l’interview réalisée début mai, et pour son ouvrage, qui je l’espère contribuera à donner au public lenvie de rendre à Anne Sylvestre sa place éminente parmi les grands de la chanson, de la seule manière qui vaille : l’écouter, encore et encoreExclu, Paroles d’Actu, par Nicolas Roche.

 

EXCLU - PAROLES D’ACTU

Daniel Pantchenko: « Anne Sylvestre

était une femme libre... qui avait

du caractère ! »

Anne Sylvestre Elle enchante encore

Anne Sylvestre - Elle enchante encore ! (Fayard, 2023).

 

Daniel Pantchenko bonjour. La réédition avec mise à jour de la biographie que vous aviez consacrée à Anne Sylvestre (1934-2020), avec la participation active de l’artiste, vient de paraître chez Fayard. Je sais que vous aviez eu du mal à la convaincre, il avait presque fallu la harceler pour qu’elle cède, et je crois qu’elle n’avait pas regretté ensuite. Comment se sont passés vos échanges, vos séances de travail avec elle ?

Anne Sylvestre avait dit et répété qu’elle ne voulait pas de biographie de son vivant. Donc, cela a été un peu indécis au début, mais comme j’avais mené à terme une biographie de Jean Ferrat (qui n’en voulait pas non plus, et qui est mort d’ailleurs avant sa parution), j’ai procédé de manière analogue, c’est à dire avec une sérieuse recherche de documents. Jusqu’au jour où Anne m’a téléphoné  : «  Daniel, je vois que tu ne me lâcheras pas  !  » Pour la bio, je l’ai alors rencontrée une première fois dans un bar où elle avait ses habitudes, puis à huit autres reprises chez elle, soit une bonne douzaine d’heures entre février et juillet 2012, le livre étant paru en octobre. Nos échanges se sont super bien passés. La seule discussion un peu délicate a été à propos de l’histoire de son père (qui a été collaborateur) et je me souviens qu’à un moment, elle m’a dit  : «  Mais, c’est mon père  !  » Je lui ai répondu «  Mais c’est mon livre  !  » et on s’est mis assez vite d’accord pour respecter un équilibre entre son histoire personnelle et l’Histoire tout court.

 

A

Anne Sylvestre et Daniel Pantchenko au Salon du Livre

de Paris, en mars 2013. Photo : Claudie Pantchenko.

 

Que savez-vous de l’appréciation qui fut la sienne à propos de votre travail ? Je pense notamment à tous ces témoignages de personnes gravitant autour d’elle que vous avez recueillis (je pense à celui très touchant d’Anne Goscinny par exemple)...

Anne n’était pas très expansive à ce sujet, mais c’était à mon sens une forme de pudeur, et j’ai toujours préféré le fond à la forme. Quand des personnes proches se sont étonnées qu’elle ait accepté cette biographie, elle leur a répondu  : «  Je sais qu’il ne me trahira pas  !  » Alors j’ai écrit dans l’introduction  : «  Bref, j’ai la Légion d’honneur.  » À la sortie du livre, Anne m’a dit  : «  Quand même, tu l’as écrit vite  !  » Comme je l’ai indiqué ci-dessus, avant d’avoir son accord, j’avais déjà pas mal travaillé. Le 22 mars 2013, lors du Salon du Livre de Paris, Anne est venue dédicacer à mes côtés et il s’est produit une chose assez savoureuse. Au stand Fayard, deux personnalités TV du moment devaient également dédicacer (l’animateur Karl Zéro et le journaliste économiste François Lenglet) et une dizaine de photographes les attendaient. Raté ! Les deux vedettes ne sont pas venues et les photographes ont commencé à mitrailler Anne, qui leur a lancé en me montrant  : «  Non ! C’est lui qui a écrit le livre  !  » L’année suivante, elle m’a téléphoné un jour, juste pour me dire : «  C’est dur d’écrire un livre  !  » À la demande de son ami Philippe Delerm, elle avait accepté de s’y mettre à son tour et ça a donné le savoureux Coquelicot et autres mots que j’aime (aux éditions Points)… Ce coup de fil, c’était sa manière à elle de saluer mon travail, qu’elle se plaisait à résumer ainsi  : «  Les gens sauront qu’il n’y a pas eu que des cabarets et des Fabulettes dans ma vie. Tout est là  ! C’est fait  !  »

 

Ça a été quoi votre histoire avec Anne Sylvestre ? Pourquoi elle parmi tant d’autres, pourquoi est-ce que tout particulièrement son œuvre vous a touché, parlé ?

Je l’indique dès l’introduction du livre, j’ai vraiment découvert Anne Sylvestre au Printemps de Bourges 1978. Elle m’a fait beaucoup rire et pleurer, en compagnie des quatre mille filles et garçons enthousiastes sous le chapiteau  : après Ferrat, c’était sans doute l’artiste de la chanson qui me touchait le plus, par la qualité de ses textes (ainsi que de ses mélodies, ce que l’on ne souligne pas assez souvent !) et par son implication sociale. À preuve, si je l’ai beaucoup croisée en concerts c’était surtout ceux de jeunes artistes, en particulier de jeunes chanteuses (et d’abord Michèle Bernard que j’ai tout de suite adorée). Donc, dès 1978, j’ai écrit différents articles sur elle dans L’Humanité et L’Humanité Dimanche, puis au fil des publications auxquelles j’ai collaboré, jusqu’au trimestriel Chorus disparu à l’automne 2009. Le succès de ma bio de Jean Ferrat en 2010 (plus grosse vente Fayard de la semaine – 15 000 exemplaires – à sa sortie en septembre 2010) m’a permis de proposer Anne pour mon livre suivant, ce qui n’aurait peut-être pas été possible auparavant.

 

 

"Nul ne guérit de son enfance", disait Jean Ferrat justement. Celle d’Anne Sylvestre fut compliquée, il y a eu les difficultés de la guerre, le fait aussi d’avoir eu, vous l’évoquiez, un père qui n’a pas choisi le bon camp - il a fait de la prison pour cela. La mort surtout, violente, de ce grand-frère lui aussi embrigadé, frère qui la protégeait quand elle était gamine. Elle a mis beaucoup de temps avant d’assumer cela publiquement. Elle a longtemps souffert de cette culpabilité par procuration  ?

Bien sûr qu’il y a eu cette culpabilité. Comment y échapper dans les années 1960 où elle sort ses premiers disques et obtient un succès certain avec ses «  Fabulettes  » (Hérisson, Veux-tu monter dans mon bâteau  ?, Mouchelette…) De plus, en 1968 (année très politique, historique) elle a quitté les disques Philips pour signer chez Meys où enregistre notamment Jean Ferrat. À l’époque, nombre de ses copines et copains artistes sont comme on dit «  bien à gauche  » et elle a confié son «  secret  » à ses plus proches, en se demandant toujours s’ils continueraient à l’aimer… Alors quand sa sœur cadette de huit ans, Marie Chaix, lui a dit qu’elle préparait un livre sur l’histoire de leur père, elle a été terrorisée (selon ses propres mots) et elle lui a demandé de ne pas dire qu’elle était sa sœur. Cela tombe d’autant plus mal pour elle que le livre en question (Les Lauriers du lac de Constance) sort en 1974, année où Anne devient sa propre productrice et sort son premier 30 cm comme telle, avec notamment Non tu n’as pas de nom (titre-phare sur le droit à l’avortement, le droit du choix) et Un mur pour pleurer, aussi sublime qu’autobiographique. L’année suivante, le deuxième album (tout aussi magnifique à mes yeux) s’ouvrira sur Une sorcière comme les autres, véritable «  manifeste  » (le mot est d’elle) de plus de sept minutes sur le sort ordinaire des femmes dans l’Histoire y compris récente, avec dès le premier couplet des allusions familiales sensibles  :

Quand vous jouiez à la guerre
Moi je gardais la maison
J’ai usé de mes prières
Les barreaux de vos prisons
Quand vous mouriez sous les bombes
Je vous cherchais en hurlant
Me voilà comme une tombe
Et tout le malheur dedans

En 2007, Anne Sylvestre enregistrera l’album "Bye mélanco", titre de la chanson d’ouverture qui constituera une espèce de synthèse de sa vie, alors apaisée, mais n’oubliant pas «  Une enfance à refaire […] En s’excusant de tout / La honte jusqu’au bout  »…

 

 

En quoi est-ce que ses débuts dans la musique et dans la chanson la distinguent - ou au contraire la rapprochent - de ses pairs illustres, ceux dont on la rapproche habituellement, les Brassens, Brel, Ferré, Ferrat, Béart, Barbara ?

L’histoire de ses débuts est décisive. Si, dès la petite enfance, elle a beaucoup entendu du Trenet que son père adorait, elle n’était pas encore passionnée par la chanson. Elle y est venue beaucoup plus tard et le premier microsillon qu’on lui offrira contient Le Gorille de Brassens (paru en 1956). En fait, après avoir participé naturellement à des chorales, elle a mis longtemps à réaliser que des artistes écrivaient leurs chansons. C’est grâce à la découverte d’une fille de son âge qui s’accompagnait à la guitare, qu’elle a compris qu’elle pouvait le faire également. Il s’agissait de Nicole Louvier, sans doute la première du genre en 1953 (elle a 20 ans), dont le 25 cm a obtenu un joli succès avec notamment Qui me délivrera  ? et Mon petit copain perdu. Et c’est lors de vacances en Bretagne avec des copines et des copains, qu’Anne Sylvestre se risque à montrer ses toutes premières chansons. Encouragée, elle va faire ses vrais débuts au fameux cabaret La Colombe, à l’automne 1957, en même temps que Jean Ferrat et Pierre Perret. Elle a 23 ans.

Pour répondre plus directement à votre question, Anne a forcément des points communs avec des artistes qu’elle a croisé.e.s dans ces cabarets, mais ce sont fondamentalement d’autres éléments qui la rapprochent ou la distinguent. Bien sûr, elle ne peut pas être insensible aux louanges d’un Brassens qui dès 1961 dit (dans une émission de Denise Glaser): «  À mon sens, parmi les jeunes, les nouveaux venus dans la chanson, c’est celle qui se distingue par les qualités les plus éminentes…  » En photo avec lui, elle devient dans la presse «  sa filleule de la chanson  ». Et comme en bonne logique, il confirmera l’année suivante son sentiment sur la pochette du deuxième 25 cm d’Anne («  On commence à s’apercevoir qu’avant sa venue dans la chanson, il nous manquait quelque chose, et quelque chose d’important.  »), elle deviendra par la suite «  la Brassens en jupons  ». C’est juste la feignasserie et l’incompétence ordinaires des grands médias. En réalité, Anne se sentira toujours beaucoup plus proche d’un Jacques Brel, de ses envies de liberté, de folie, d’imprudence. Ce sera l’inverse à l’égard du très «  engagé  » Jean Ferrat  : alors qu’elle cache/protège son histoire paternelle et qu’elle a signé en 1968 chez son producteur Gérard Meys, elle enregistre Chanson dégagée. Quant à son point commun essentiel avec Barbara, c’est la secrétaire de celle-ci, Marie Chaix, sœur cadette d’Anne…

 

 

Anne Sylvestre a été très tôt auteure-compositrice-interprète, et même productrice pour son propre compte. Trop de casquettes à la fois ?

Je ne pense pas. Pour jouer avec les mots, je dirais qu’elle n’a jamais eu la grosse tête. En revanche, elle avait un sacré caractère et a elle-même qualifié de portrait «  complètement autobiographique  » sa savoureuse chanson Elle f’sait la gueule de 1998. Un joli moment d’humour. Et elle reconnaissait que dans certaines émissions de télé elle avait tendance à rester sur la défensive et à réagir au quart de tour  : «  C’est comme ça  ! Je ne supporte pas qu’on dise des conneries.  » Tant pis si leurs responsables se nommaient Jacques Chancel ou Françoise Giroud… Elle voulait bien faire certains efforts, mais pas se plier au jeu ordinaire des médias… qui se sont mis vraiment à s’intéresser à elle quand elle a sorti son premier livre en 2014, Coquelicot et autres mots que j’aime, dont j’ai déjà parlé. Heureusement, il y a eu la presse écrite ainsi que des José Artur et autre Claude Villers de France Inter.

 

 

Quelques uns des titres d’Anne Sylvestre la positionnent volontiers dans la mouvance des féministes avancées. Des textes sublimes, comme Non tu n’as pas de nom et Une sorcière comme les autres, que vous avez déjà évoqués. Mais se voyait-elle totalement comme une féministe ainsi qu’on entendait ce terme dans les années 70, et quel rapport entretenait-elle avec l’idée d’engagement ? Ce fond de culpabilité par procuration dont on parlait plus haut, ça l’a bridée ?

Déjà, si ces deux chansons que vous citez ont eu et ont toujours un impact très fort, c’est certes par la qualité de leurs textes mais également par celle de leurs mélodies, de leurs musiques. C’est peut-être en cela qu’il y a un cousinage entre Anne Sylvestre et Georges Brassens  : pour lui aussi, on a beaucoup plus parlé de ses textes, jusqu’à ce que des Maxime Le Forestier rétablissent un certain équilibre (y compris pour leurs voix, qui, sans être exceptionnelles, assuraient, avec une vraie personnalité). Pour Anne, je voudrais aussi rappeler qu’elle a très vite travaillé avec le même arrangeur que Brel  : François Rauber.

 

 

Pour le côté «  féministe  », le seul mot en «  iste  » qu’elle supportait, il y a eu bien sûr son histoire, jusqu’au début des années 1980 où des articles de presse ont dévoilé qui était son père. Néanmoins, dans ses trois premiers albums comme productrice (ceux qui m’ont bouleversé et que j’ai beaucoup écoutés après l’avoir vue sur scène), la démarche était clairement entamée avec effectivement Non tu n’as pas de nom en 1974, Une sorcière comme les autres en 1975 (mais aussi Java d’autre chose que je trouve très forte, et Bergère) et Comment je m’appelle, Clémence en vacances et Petit bonhomme en 1978 dans l’album avec "Les Gens qui doutent". Dès l’album suivant de 1979, elle a brossé rien moins que cinq portraits de femmes, chacun à sa manière et souvent personnalisé par un prénom (Marie-Géographie, Frangines, Ronde Madeleine, Mon mystère, La Faute à Ève) et a abordé différents thèmes de société, notamment ici le viol (Douce maison) et la pollution (Un bateau mais demain, inspiré par le naufrage d’un pétrolier géant en mars 1978, l’Amoco Cadiz). En 1981, elle a abordé le risque nucléaire avec Coïncidences et, à sa manière, elle n’a jamais arrêté, acceptant finalement, au fil des ans le qualificatif «  engagée  ». Bref, «  bridée  » en partie au début, mais ça n’a pas duré longtemps.

 

Je citais Barbara plus haut. On ne peut que constater à quel point l’une (la dame en noir) jouit d’une postérité, d’une aura plus grande que l’autre. Et quand on regarde les parcours, on se dit que ça n’est pas vraiment juste, parce qu’elles ont des mérites similaires, d’ailleurs leurs parcours se ressemblent un peu même si pour l’une ce fut le piano pour l’autre la guitare. Vous parlez peu de Barbara dans le livre, comment expliquez-vous cet écart : est-ce lié au fait que Barbara a su créer un personnage, autour d’elle un imaginaire mystérieux, gothique, une communauté de fidèles ? Et s’agissant des chansons pour enfants - ses Fabulettes - je vous posé la même question par rapport à Chantal Goya, que vous évoquez dans la bio : si ça a mieux marché pour elle dans la durée c’est parce qu’il y avait en renfort tout le Barnum visuel très bien pensé par elle et Jean-Jacques Debout ? Est-ce que, par rapport à Barbara (ça a été plus compliqué pour Chantal Goya de ce point de vue après 1985) elle a souffert simplement d’une moindre exposition médiatique ?

Avant de parler de Barbara et de Chantal Goya, quelques précisions qui me semblent essentielles. En 1985, avec un humour plus que jamais d’auto-défense, Anne Sylvestre chante Trop tard pour être une star. Il y a également Les Blondes, à la couleur de cheveux réputée plus vendable au plan médiatique («  Alors on se fait teindre en blonde / Et on se hait  »). À ce moment précis de savie, ce choix s’avère en fait terrible, car dans ce disque et sa chanson-titre Écrire pour ne pas mourir, Anne fait allusion au cancer, à l’opération qu’elle a subie fin 1983, aux neuf mois de chimio et à son changement physique que ce combat a provoqués (Le Western  : «  Pour mieux tenir ta carabine / Déjà tu ressembles à Birkin  »). J’avoue que je n’avais pas vraiment décodé ces allusions, mais les médias, comme trop souvent, ont fait bien pire  : comme Anne avait dû couper ses cheveux, ils ont surtout parlé de ça…

 

 

Dans Trop tard pour être une star, Anne a fait une espèce de clin d’œil à Barbara, ses tenues, son jeu scénique, etc. Bref, un corportement là encore très média-compatible auquel Anne n’a jamais voulu se prêter. Elle l’a clairement payé. Pour le seul service public (de l’ORTF à nos jours), si vous faites une recherche sur l’INA, vous trouverez 1756 résultats pour le nom Anne Sylvestre (904 TV et 852 radio), mais en fait seulement 188 émissions de TV où elle est réellement présente – avec des rediffusions - et 264 de radio. Pour Barbara, décédée 23 ans plus tôt (novembre 1997), cela donne 2383 sur son nom (1299 TV et 1084 radio), avec 334 présences en TV et 208 en radio. Si je n’ai pas beaucoup parlé de Barbara dans mon livre, c’est qu’à mon sens, elle a surtout chanté sa vie intime, sentimentale, son «  je  » très personnel, et beaucoup moins la société et les grands problèmes du monde comme Anne. Sans contester le moins du monde le talent de Barbara (qui, par rapport à Anne, a dit elle-même qu’elle ne faisait que des «  zinzins  »), son écriture et son interprétation ne m’ont jamais vraiment touché. Quant à Chantal Goya, rien à voir me semble-t-il c’était purement commercial et abêtissant, abus d’images à l’appui et pas grand chose à dire  : 1171 résultats INA (1056 TV et 115 radio), dont 562 présences TV et 37 en radio.

 

Je vous connais Daniel, vous allez me dire que vous ne cherchez pas tellement à connaître la personne, que c’est l’œuvre qui compte pour vous, mais malgré tout comment la qualifieriez-vous cette femme que vous avez côtoyée de nombreuses heures ? Fondamentalement une femme libre ? Un caractère aussi?

J’ai écrit des biographies sur Aznavour, Ferrat, Sylvestre et Reggiani, parce qu’il me semblait qu’il n’existait rien de sérieux sur leur œuvre (Aznavour l’a particulièrement apprécié  : il me l’a dit et a été très content en 2017 de me recevoir pour mon livre sur ses chansons «  faits de société  », paru malheureusement après sa mort)  ; ensuite, sur Ferré j’évoquais surtout son histoire avec un théâtre parisien alors dirigé par des anarchistes (le TLP-Déjazet de 1986 à 1992), théâtre que j’ai beaucoup fréquenté comme journaliste. Les deux «  beaux livres  », respectivement sur Goldman et Cabrel, ont été des commandes d’éditeur que j’ai acceptées car il s’agissait de l’histoire de tous leurs disques. Bien sûr, dans tous ces ouvrages, il y a une part biographique minimale, mais je ne cherche jamais à dévoiler une part de leur vie privée que ces artistes veulent préserver.

 

Ecole Bacalan

École du quartier Bacalan à Bordeaux, avril 2019. Photo : Claudie Pantchenko.

 

Oui, Anne Sylvestre était une femme libre. Elle était drôle, sensible, courageuse, partageuse. Je n’ai jamais fait partie de son groupe d’ami.e.s (ni de celui d’autres artistes), mais quand j’essayais de la joindre par téléphone ou par écrit, elle me répondait très vite. En avril 2019, quand je lui ai demandé si elle était d’accord pour donner son nom à une école de mon quartier populaire bordelais (Bacalan), elle est venue et ça a été génial. Alors, oui, elle avait du caractère (ce qui concernant une femme signifie «  mauvais caractère  » pour beaucoup d’hommes), elle n’était pas toujours facile, mais le suis-je moi-même  ? Et vous, l’êtes-vous tous les jours  ? Après la sortie de mon livre, j’ai reçu un mail de Marie Chaix, qui savait combien sa sœur aînée avait toujours refusé de participer à une biographie la concernant  : «  Je reste admirative que vous y soyez parvenu  !  » Génial, non  ? Et Jean-Michel Boris (ancien directeur de l’Olympia)  : «  Une fois de plus j’ai retrouvé ton extrême volonté de vérité et de respect…  » Pour la petite histoire (là, il s’agit de la mienne, donc je peux), un auteur m’a contacté pour me dire qu’il ne comprenait pas pourquoi elle lui avait dit non quelques années plus tôt. Un auteur avec lequel je n’avais jamais eu le moindre contact auparavant. Et plus aucun après… J’ai également décliné deux ou trois demandes d’écriture de livres, qui ne me correspondaient pas suffisamment.

 

 

Dans quelles chansons nous donne-t-elle le plus à voir, à découvrir qui elle est ?

Tant par l’humour (y compris cinglant) que par la tendresse pudique, je trouve Anne omniprésente dans la plupart des chansons déjà citées ici (+ celles du très beau disque – et spectacle – "Partage des eaux", de 2000, indiquées à la fin de mon interview précédente. Par clin d’œil à sa chanson «  chef d’œuvre  » plusieurs fois évoquée (et à la présence de la rivière, de l’eau, dans ses chansons), j’avais titré un de mes articles  : «  Une sourcière pas comme les autres  ». Après, il y a des merveilles comme Carcasse (1981 - une fille qui ne s’aime pas, alors qu’elle a «  les yeux verts  »), Si mon âme en partant (20 ans après, la suite de Un mur pour pleurer, dans laquelle elle cite ses petits-enfants Clémence et Baptiste, ce dernier décédé depuis dans l’attentat du Bataclan en novembre 2015.)

Cette chanson de 1994 - une merveille pour moi, mélodie comprise – figure dans l’album très sentimental "D’amour et de mots", sans doute le plus intime d’Anne Sylvestre au plan de son évolution sexuelle. Elle n’aime pas le mot «  lesbienne  » et à cette question que j’ai mis longtemps à lui poser, elle m’a répondu (et j’ai trouvé ça génial)  : «  Eh bien oui, j’ai aimé des hommes, j’ai aimé des femmes… j’aimerai des chats quand il faudra !  » Dès Allez-y doux, le premier titre de l’album, elle s’adresse explicitement à une femme («  Un jour que je n’y croyais plus / Vous êtes venue…  ») et dans Ruisseau bleu, elle chante en voix de tête «  Qui est l’une ou l’autre comme / Les deux faces d’un reflet  »…

 

 

Elle a persisté et signé de façon ironique en 2007 dans l’album "Bye mélanco" avec Gay marions-nous, mais l’un des titres peut-être les forts/émouvants pour comprendre qui elle est, c’est tout simplement Pour un portrait de moi, une merveille nichée dans son dernier album, "Juste une femme" de 2013 et suivi presque aussitôt par un autre que je trouve également très beau  : Je n’ai pas dit (mon dernier mot d’amour…).

 

Celles qui vous touchent le plus et que vous aimeriez nous recommander (et je sais que ça non plus vous n’aimez pas) ?

Je n’ai quasi jamais accepté (sauf une fois ou deux pour la revue Chorus) de donner un classement. Là, c’est un peu différent, mais j’ai déjà suggéré pas mal de titres. J’en rajouterai deux de l’album "Bye mélanco" de 2007  : Les Rescapés des Fabulettes (tendre clin d’œil d’Anne à son public, qui me permet d’évoquer ses Fabulettes, qu’elle n’a jamais voulu chanter en scène et que j’ai personnellement découvertes bien après, surtout en écrivant le livre) et Laissez les enfants (pleurer, rêver, grandir…) un hymne sensible à la liberté que j’ai proposé à la directrice de l’école de mon quartier quand Anne est venue. Toute l’équipe l’a alors interprétée devant elle et les enfants. C’est dans une vidéo de mon site Internet, dans laquelle Anne interprète d’ailleurs une fabulette avec eux. C’est ici.

Et côté humour, voire rigolade, pour celles et ceux qui ne connaîtraient pas, on peut citer Les grandes balades (1997), Ça n’se voit pas du tout (2000) ou les irrésistibles Le Deuxième œil et Langue-de-pute (2003). Sans oublier son duo historique avec Boby Lapointe dans Depuis l’temps que j’l’attends mon prince charmant (1969).

 

 

Quelle est à votre sens la place singulière d’Anne Sylvestre dans le Panthéon de la chanson ?

Je crois que mes diverses réponses montrent que je la place parmi les plus grandes et les plus grands, dans le sens où elle constitue une entité, entre sensibilité profonde, engagement citoyen (pour ne pas dire féministe) et humour.

 

Qui lui ressemble sur la scène musicale aujourd’hui ?

Je suis d’autant plus incapable de répondre à cette question que j’ai largement arrêté d’aller au spectacle et d’écouter des disques depuis la fin de "Chorus" (juin 2009), situation qui s’est systématisée après mon départ de Paris (juin 2016). Historiquement, il y a eu bien sûr eu – entre autres – Michèle Bernard et Agnès Bihl, mais parmi les plus jeunes je ne sais pas.

 

Y a-t-il des questions que vous regrettez de n’avoir pas songé à lui poser ? Que peut-être vous n’avez pas osé lui poser ?

Sans doute y’en a-t-il, mais je ne vois pas. Au fil du temps, avant, pendant et après l’écriture du livre, je lui en ai quand même posé beaucoup et sans véritable problème.

 

L’anagramme la plus pertinente pour Anne Sylvestre ça donne quoi ?

Le mot «  Lyre  » désignant à la fois une constellation et un instrument de musique, deux dimensions très présentes pour moi chez Anne, il devient donc pluriel. Et comme, elle a également beaucoup joué sur l’humour, voire la rigolade, la synthèse anagrammique s’impose, comme une définition  : Lyres et vannes.

 

Vos projets, vos envies surtout pour la suite Daniel Pantchenko ?

Ainsi que je vous l’ai déjà dit, je travaille effectivement sur un livre d’anagrammes, dans lequel j’associe des chanteuses et chanteurs à une ou plusieurs de leurs œuvres. Comme je procède par ordre alphabétique (et que je risque encore d’avoir une commande de livre), j’en ai au moins pour deux ou trois ans. Quand j’arriverai à Sylvestre, ça commencera à être bon…

 

Un dernier mot ?

À suivre…

 

D

Photo : Claudie Pantchenko.

 

Un commentaire ? Une réaction ?

Suivez Paroles d’Actu via FacebookTwitter et Linkedin... MERCI !

01 mai 2023

Alain Wodrascka: « Mylène Farmer n'est pas dupe du statut de grande prêtresse qu'on lui prête »

Dans un peu plus d’un mois, Mylène Farmer, artiste unique, star incontestée, une icône même, pour certains, débutera sa tournée Nevermore, peut-être sa dernière si on se fie, non seulement à son nom évocateur ("Plus jamais"), mais aussi à la haute exigence dans laquelle la rousse flamboyante tient sa carrière depuis le départ. Alain Wodrascka, auteur prolifique - je l’ai interviewé récemment à propos de Michel Berger (juillet 2022), puis de Barbara (novembre 2022) -, vient de lui consacrer, plus qu’une bio, un essai autour des grands thèmes dont regorge son œuvre : l’imaginaire religieux et spirituel en tête, la sexualité, la mort, l’amour et l’esprit de tolérance n’étant jamais loin dans les chansons et - plus important que chez pas mal d’autres artistes - dans les clips de Mylène Farmer. Mylène Farmer, ange ou démon? (L’Archipel, avril 2023), un ouvrage riche qui intéressera ceux qui veulent lire entre les lignes des textes que souvent, elle a elle-même signés.

L’interview s’est faite hier, le 30 avril. En écrivant ces lignes, j’ai une pensée pour ma tante, ma marraine, qui ce jour-là d’il y a 14 ans avait choisi comme le chante Mylène Farmer dans une chanson que j’ai redécouverte, d’aller se "coucher"... Dans l’échange avec Alain Wodrascka, que j’ai choisi de retranscrire en conservant au mieux l’esprit de la conversation, il est aussi question de Barbara, de Nicola Sirkis, de Gainsbourg, de Pomme, de David Bowie, et bien sûr de l’indispensable Laurent Boutonnat sans qui sans doute, Mylène Jeanne Gautier, née en 1961 dans la banlieue de Montréal, ne serait pas devenue Mylène Farmer. Exclu, Paroles d’Actu, par Nicolas Roche.

 

EXCLU - PAROLES D’ACTU

Alain Wodrascka: « Mylène Farmer

n’est pas dupe du statut de grande

prêtresse qu’on lui prête... »

Mylène Farmer Ange ou démon

Mylène Farmer, ange ou démon ? (L’Archipel, avril 2023).

 

Alain Wodrascka bonjour. Tu as consacré plusieurs ouvrages à Mylène Farmer dont ce dernier donc, Mylène Farmer, ange ou démon ? (L’Archipel, avril 2023). Quels rapports entretiens-tu avec sa musique, avec son personnage ?

Effectivement, j’ai fait quatre livres sur elle. Mon histoire avec elle est surtout liée à son univers, plus qu’une question de musique ou autre. C’est quelqu’un qui est à la fois une chanteuse très populaire et qui malgré tout a su, avec une élégance totale, être tout à fait transgressive et aborder des thèmes complètement tabous avec une légèreté absolue. Cela, dès le départ : dans Maman a tort, elle chante "J'aime l'infirmière, maman". Glissé comme ça en 1984, l’air de rien... Et au fil des décennies, elle a poursuivi cette veine, en s’emparant d’autres sujets cruciaux et sensibles, de l’homosexualité jusqu’à la folie, en passant par l’inceste. L’air de rien, toujours. C’est rare, c’est intéressant et c’est profond, mais avec une forme légère, sinon ça ne serait tout simplement pas entendable, ou en tout cas admissible par un large public. Cet aspect-là m’intéresse énormément, et aussi dans un grand nombre de ses chansons, notamment écrites par elle (ce qui assez rapidement a été systématique), la présence de références culturelles littéraires, picturales très fines et fouillées, distillées ça et là dans un univers populaire. Des choses pointues et exigeantes.

 

 

Il est beaucoup question dans le livre des points communs entre Mylène Farmer et Barbara : l’imagerie gothique, les thèmes de prédilection (les rapports très imbriqués entre Eros et Thanatos, l’amour et la mort, une féminité-puissance), le lien presque de prêtresse à fidèles avec les fans, la grande sensibilité. Et peut-être même une ambiguïté sur une histoire d’inceste... Dans quelle mesure penses-tu que Mylène Farmer s’est inspirée de Barbara ?

Je ne sais pas si Mylène Farmer s’est inspirée de Barbara : elle la cite souvent parmi les chanteurs et chanteuses qu’elle aime beaucoup. Notons qu’elle a repris Déshabillez-moi, tout en reconnaissant préférer Barbara à Juliette Gréco. Il y a une filiation évidente avec Barbara, oui. Est-elle volontaire ? Pas nécessairement. Mais elle se retrouve s’agissant des thèmes qui chez l’une et l’autre sont traités avec une grande élégance, sur la stratégie du mystère aussi que Barbara emploiera à partir des années 1970, et qui en ce qui concerne le personnage de Mylène Farmer sera carrément quelque chose de fondateur et de fondamental. Barbara, Mylène Farmer ensuite, c’est l’artiste qu’on ne voit jamais, et ça crée du fantasme dans l’inconscient collectif : ça rend le personnage irréel, un peu comme une créature de roman gothique...

Mais il y a je crois une différence profonde, touchant non pas à la forme des textes, mais à l’environnement musical. Mylène Farmer fait passer des thèmes qui sont très forts, très puissants, souvent dérangeants, sur une musicalité rythmée, voire dansante, ça n’était pas le cas de Barbara. C’est la principale différence à mon avis. Juste, une anecdote : la chanson L’Aigle noir, qui traiterait de l’inceste - ce que Barbara n’a jamais confirmé - se distingue du reste de son répertoire dans la mesure où on avait demandé à Michel Colombier, l’arrangeur, d’en faire un tube. On a là un titre avec une musicalité pop, à la mode. Mais c’est presque une exception chez elle.

L’inceste, Barbara l’évoque surtout, de manière assumée, dans Au cœur de la nuit. Pour Mylène Farmer, ce sujet précis a été un matériel tabou pour pouvoir créer. Cette ambiguïté elle l’a elle-même créée aussi, en semant un doute.

 

Une Barbara née 30 ans plus tard et ayant débuté dans les années 80 aurait-elle pu être ou faire du Mylène Farmer ?

Bonne question. C’est difficile... Je ne pense pas. Dans la carrière de Barbara, il y a à partir des années 80 une mutation : sur scène elle n’est plus la même du tout, elle fait de grandes salles. Tout cela dérange d’ailleurs le public de ses débuts, des années 60, de Bobino, cette façon de se tenir justement comme une prêtresse avec ses fidèles... Sans doute dans sa façon d’être et de faire se serait-elle rapprochée de Mylène Farmer si elle avait émergé à ce moment-là. Mais sur le plan musical la question reste entière...

 

 

J’ai le sentiment aussi qu’on a quelque chose de similaire avec Indochine : des débuts simultanés, un imaginaire similaire, une rareté travaillée et un même rapport avec des fans...

Oui, tout à fait. Dans cette première partie des années 80, quand Mylène Farmer est apparue, et quand Indochine - enfin, Nicola Sirkis, parce qu’il ne reste que lui du groupe originel - est apparu, la première fois que j’ai entendu leurs titres, L’Aventurier pour Indochine, Maman a tort pour Mylène Farmer, ça m’a intéressé, surtout Mylène Farmer, mais je ne me serais jamais douté que l’une comme les autres seraient toujours là quatre décennies et demi après, et toujours parmi les premiers. Mais pour moi, sans dire du mal d’Indochine, ça n’est pas complètement comparable...

Effectivement, les thèmes se rapprochent : "Une fille au masculin, un garçon au féminin" (3e sexe), ça fait penser à Sans contrefaçon qui apparaîtra plus tard. Après, tout cela était à la mode dans les années 80 : tous les chanteurs, même les plus traditionnels, se maquillaient, en France notamment. En tout cas on peut dire que Mylène Farmer comme Nicola Sirkis ont savamment travaillé. Mylène Farmer, on en revient à ce côté sacerdotal proche de Barbara, n’a fait sa première scène qu’après avoir bossé le chant, la danse de façon dingue. Une discipline qui tient peut-être aussi à son éducation religieuse, on y reviendra peut-être. Dès ce premier concert les gens ont été époustouflés parce qu’elle avait un "métier" incroyable. Nicola Sirkis a beaucoup travaillé lui aussi avant la scène, notamment sur sa voix qui n’était pas top. Celle de Mylène Farmer a toujours été très juste, elle lui a donné par la suite d’autres couleurs. Quant à l’image, à la carrière, l’une comme l’autre ont fait un travail très efficace.

 

Laurent Boutonnat, son Pygmalion, a eu on le sait tous, et tu le démontres bien, un rôle essentiel dans sa carrière et dans sa vie... Quel regard portes-tu sur leur relation à tous les deux ? Peut-on dire que l’un n’aurait rien fait sans l’autre et vice-versa ?

Laurent Boutonnat, pour moi, ce n’est pas son Pygmalion. Certains témoins utilisent ce terme, ce n’est pas mon cas. Pour moi, il est son complément artistique. Un Pygmalion peut façonner plusieurs créatures, plusieurs artistes. Là on est dans autre chose effectivement : pas l’un sans l’autre, pas l’autre sans l’un. Laurent Boutonnat sans Mylène Farmer n’existe pas. Et vice-versa. Il me semble que, dans la chanson française, puisque c’est notre sujet, on trouve le même phénomène avec Alain Souchon et Laurent Voulzy : pas l’un sans l’autre et vice-versa, il n’y a pas d’histoire de Pygmalion mais une complémentarité. On retrouve cela aussi avec France Gall et Michel Berger : pas de France Gall, deuxième période en tout cas, sans Michel Berger, et pas vraiment de Michel Berger sans France Gall non plus.

 

On peut parler d’âmes sœurs artistiques ?

Quelqu’un rencontre la personne qu’il lui manquait pour s’exprimer, laquelle avait besoin aussi d’une autre personne pour s’exprimer, différemment. On est presque là en présence de phénomènes physiques, au sens de la science : certaines personnes sont peut-être faites pour se rencontrer et s’apporter mutuellement. Souvent, ça nous tombe dessus, sans chercher.

 

 

S’agissant de Farmer-Boutonnat, une relation à tel point fusionnelle, on l’apprend dans ton livre, qu’il y avait peut-être des personnes en trop dans l’entourage de la chanteuse, des gens qui ont été un peu écartés et ont été tristes de l’avoir été. Jean-Claude Dequéant, compositeur de Libertine, témoigne notamment...

La presse a un peu buzzé là-dessus, présentant ses propos différemment, comme s’il avait été aigri. L’auteur ici n’y est pour rien : la presse se sert et extrait des phrases de leur contexte en les commentant...

 

Là n’est pas la question à la limite, il réagit, rétablit sa vérité et c’est très bien ainsi : c’est surtout celle des liens presque exclusifs entre Mylène Farmer et Laurent Boutonnat...

Absolument. Quand Laurent Boutonnat a voulu faire des choses tout seul, ses films notamment, on n’en a pas parlé ou très peu. Parfois elle y a tenu de petits rôles, mais on dirait que, dans leurs rapports, quand pour une fois lui est au-devant de la scène et elle derrière, ça ne fonctionne pas. Et elle, de son côté, a tenté sans lui des aventures musicales qui ont marché, mais c’était ponctuel. On en revient à ce côté fusionnel. Point intéressant, les témoins, la comédienne et danseuse Sophie Tellier ou d’autres, souvent, disent "Laurent avait dit"... ou "Mylène avait dit"..., sans plus trop savoir en fait qui a dit quoi, qui a pris telle ou telle décision.

 

Une gemellité ?

Oui, mais pas une exacte gemellité : les jumeaux souvent sont tellement ressemblants qu’ils n’ont pas tant de choses que ça à s’apporter. Parlons de fusion oui.

 

C’est enfoncer une porte ouverte que de le dire mais ça semble particulièrement vrai pour Mylène Farmer : beaucoup se décide dès l’enfance. De sa quête d’identité personnelle à sa rencontre de la morale catholique, qu’est-ce qui dans ces années-là a forgé la future Mylène Farmer ?

Forcément oui, l’enfance de chacun joue sur ce qu’on va devenir, la tienne, la mienne, la sienne aussi. Elle n’y échappe pas. Je pense qu’effectivement le fait qu’elle ait été pensionnaire au collège Sainte-Marcelline à Montréal a joué sur pas mal de choses de son futur. Ne serait-ce que sur le fait de côtoyer ces religieuses qui par la suite apparaîtront souvent dans ses clips, pas réalisés par elle mais correspondant à et nourrissant sa mythologie. Le fait qu’elle leur apporte, dans ses clips et dans ses chansons, un visage apaisant, monstrueux parfois, répond aussi à la règle du conte, où les personnages sont rarement neutres. Mais elle n’est pas anticléricale, elle s’est servie de tout cela après avoir été nourrie par la religion catholique. C’est une forme d’esthétique. Et il y a ces notions de Bien et de Mal, de démon contraire de Dieu, etc... Ces symboles familiers, elle s’en est emparée.

 

Une forme d’esthétique oui. Une forme de contestation par rapport à la morale catholique, aussi ?

Je ne sais pas. Je ne crois pas qu’elle soit dans la contestation. J’ai l’impression que, sur bien des plans, elle n’est pas très loin de Gainsbourg : quand il voulait parler de quelque chose qui lui plaisait ou qui lui déplaisait, il exprimait son avis dans sa façon de dépeindre le sujet, il ne disait pas "J’aime", ou "J’aime pas". Gainsbourg détestait la chanson à message, la chanson rive-gauche de sa génération, qui dénonçait, proclamait qu’il fallait faire ceci ou cela. C’est vraiment sur la lignée esthétique que tout se jouait, et je trouve que Mylène Farmer le rejoint là-dessus. Quand Gainsbourg voulait critiquer le show-biz, il écrivait Chez les yéyé, ou Poupée de cire, poupée de son qui mérite à cet égard d’être réécoutée. Lorsque Mylène Farmer veut exprimer sa solidarité avec la communauté gay, elle ne va pas contester l’homophobie avec des mots mais épouser le personnage androgyne de Sans contrefaçon. Elle est dans une vision esthétique, plus que morale, des choses. La morale lui sert esthétiquement, mais elle ne la fait à personne.

 

C’est un engagement subtil en fait ?

Oui, il y a une extrême intelligence derrière, une finesse aussi. Forcément, sans cela elle ne serait pas restée aussi longtemps sur le devant de la scène, se renouvelant en permanence...

 

Fine, intelligente, à l’évidence elle l’est au regard de la gestion de sa carrière...

Même Apple a fait appel à elle pour savoir comment elle faisait au niveau de la gestion de sa carrière.

 

 

On l’a suggéré tout à l’heure en parlant des similitudes avec Barbara : particulièrement parce que fine et intelligente, elle est forcément consciente de son statut d’espèce de grande prêtresse de religion païenne, elle en joue sans doute. Elle en ressent aussi le poids ? Je prends l’exemple de C’est une belle journée, superbe chanson dont elle a modifié les paroles initiales : le refrain faisait dire au départ au personnage qu’il allait se "tuer", elle a préféré écrire "je vais me coucher", connaissant la grande sensibilité de certains de ceux qui la suivent...

Absolument, il y a cet aspect prêtresse, déesse même, avec toute cette imagerie religieuse autour. Mais encore une fois je crois qu’elle le voit surtout sur le plan esthétique, symbolique, par rapport au rôle qu’elle a à jouer sur scène. Elle fait la distinction entre le personnage public et son être, très secret et dont on ne sait pas grand chose. Esthétiquement elle est prêtresse oui, mais elle sait qu’elle ne l’est pas réellement, elle n’est pas dupe là-dessus.

 

On est d’accord, mais certains lui accordent peut-être cette importance, ce statut ?

Oui c’est parfois du domaine de l’idôlatrie. À des degrés divers, beaucoup de chanteurs et chanteuses sont concernés. Dans son cas c’est extrêmement fort et puissant. Mais elle manie tout cela avec énormément de prudence, et avec une distance. Elle pourrait manipuler des foules. Je pense que son public reste libre, parce que s’il y a un message chez elle c’est celui de la liberté. Ses fans sont dans un univers de liberté. Ils ne sont pas amenés à faire ou penser des choses comme leur idole, comme dans d’autres univers beaucoup plus normés, calibrés, premier degré. Tout est possible chez Mylène Farmer. La tolérance est un maître-mot chez elle.

Encore une fois, il y a la femme qui va sur scène, et celle du quotidien. Elle est une des rares à n’avoir pas été "bouffée" par la notoriété, par la gloire. Son hygiène de vie est restée exemplaire alors que beaucoup de gens arrivés à des niveaux comparables ont perdu pied et se sont enlisés dans des paradis artificiels... C’est elle-même le paradis. Et elle n’est pas artificielle (rires).

 

 

Quelles chansons d’elle lèvent le plus le mystère Farmer ?

C’est très difficile. Par exemple on pourrait citer L’Emprise, mais je n’en suis pas sûr... Elle brouille en permanence les pistes, y compris dans les interviews. Si on compare des propos qu’elle a tenus à des époques différentes, il y a des contradictions manifestes. Parfois elle parle d’elle, parfois du personnage qu’on aime mais qui n’est plus vraiment elle... Alors, parfois, certaines chansons s’échappent et distillent des vérités fortes. Moi j’ai l’impression qu’Ainsi soit je, c’est elle. Je ne sais pas comment on pourrait écrire une chanson comme celle-là sans qu’elle corresponde au moins un peu à ce qu’est la personne. Dans le titre, du Mylène Farmer tout craché, il y a ce titre, "soit", et non pas "sois", elle prend un peu de la distance, troisième personne, "ce n’est pas moi". Mais pour moi c’est la plus intime, y compris dans le chant, la musicalité, les mots... C’est peut-être la plus vraie, il n’y a pas de drame théâtral là-dedans, pas de "grand machin", de situation extraordinaire. Après, c’est du ressenti...

 

 

Celles parmi ses chansons qui te touchent le plus à titre personnel ?

C’est difficile, là encore. Et il y a tellement de périodes différentes... Moi je suis plus adepte de la première période, celle un peu XVIIIè siècle. (Il hésite) Je vais me répéter, mais je veux encore citer Ainsi soit je. (Il réfléchit, regarde la discographie de la chanteuse). Ah, Désenchantée. Datée de 1991 mais toujours d’actualité : un vrai chef d’œuvre. Plus grandir, j’aime beaucoup aussi. Et, parmi les récentes, L’Emprise.

 

Un tête-à-tête avec elle, une question, les yeux dans les yeux ?

"Ainsi soit je ?"

 

Elle sourirait sans doute.

Oui, quand tu lui poses une question un peu frontale, hop, elle fait une pirouette. Mieux vaudrait la jouer comme ça.

 

 

Même question, avec Laurent Boutonnat ?

Ah... Je ne sais pas trop... (Il hésite). "Je est un autre ?"

 

Alors finalement Mylène Farmer, ange ou démon ?

S’il faut vraiment donner une réponse qui soit catégorique, sans ambiguïté, "puisqu’il faut choisir", alors ce serait "ange". Démon elle ne l’est pas du tout. Je choisis l’ange, mais dans sa signification la plus entière : le messager, celui qui se comporte avec bienveillance, quelque chose aussi d’un peu désincarné... Elle a réussi à faire ce métier avec un certain équilibre, elle incarne cet équilibre. Les anges s’envolent et elle, souvent, vole plus haut que les autres. Federico García Lorca, écrivain et poète espagnol, parle parfois des anges, notamment de "los ángeles negros de la muerte", des "anges noirs de la mort". Un ange noir, oui. Pas du tout un démon.

 

Qui placer dans sa suite, dans sa filiation artistique ? Pomme peut-être ?

Eh bien... Je connais Pomme. On a fait une émission autour de Barbara avec elle, au tout début, en 2017 je crois, j’y étais comme biographe et comme chanteur. Pour moi, elle n’est pas de la même envergure. Après, il faut être visionnaire : pour être Mylène Farmer il faut attendre une vingtaine d’années de carrière... pour savoir si on peut l’être...

 

Je pose la question surtout par rapport à une hypothétique filiation artistique, elle a elle aussi une fibre féministe ou en tout cas féminine très poussée, elle utilise une imagerie proche du gothique façon Barbara et façon Mylène Farmer, avec un rapport très fusionnel avec ceux qui l’aiment...

La comparaison est pertinente à mon avis. Mais il faut pouvoir se projeter. Il y a dix ans, j’ai sorti un livre sur Brel, on n’arrêtait pas alors de parler de Stromae comme du nouveau Brel, aujourd’hui on parle moins de lui... À ce moment-là, j’avais répondu qu’on allait attendre de voir. Pomme parmi les influencées, pourquoi pas. Disons que, dès les premiers titres de Mylène Farmer, il y avait comme pour Michael Jackson des clips faits de manière très cinématographique, une ambition extrême. Pomme, malgré tous les talents qu’on peut lui trouver, fait son travail plus sobrement, on ne sent pas chez elle cette capacité à utiliser de grands moyens. C’est plus artisanal, ce qui chez Mylène Farmer n’est pas du tout le cas. Les clips tournés par Boutonnat l’étaient avec du matériel à la pointe de la technologie, tout était pensé pour que ça dure, que les thèmes touchent au plus profond... Pomme, je ne sais pas...

 

 

Peut-être faut-il qu’elle rencontre son Laurent Boutonnat ? À supposer qu’elle ait envie de cela ? La sobriété qui est la sienne, c’est aussi sans doute quelque chose qui est davantage dans l’air du temps aujourd’hui que dans les années 80 ?

Il faudrait demander à quelqu’un qui a vu Pomme dès ses premières télés s’il a vu quelque chose de fort pouvant la rapprocher du parcours de Mylène Farmer. Et en même temps je trouve la comparaison appropriée. Il y a aussi chez Mylène Farmer quelque chose d’important : elle a su dès le départ être à la fois intime et universelle. Chacune de ses chansons est intime, elle parle à tout le monde. Si tu es simplement intime, sans sensibilité, tu ne toucheras pas les autres. Si tu ne fais pas de chanson intime, tu ne toucheras pas vraiment non plus. Elle a su allier les deux depuis ses débuts. Bertrand Le Page que j’ai interrogé en parle bien. Je vois davantage Pomme dans la filiation de Barbara, je ne pense pas que pour elle Mylène Farmer ait compté très fort. D’autant plus que bientôt, s’agissant de Farmer, la page va bientôt se tourner...

 

Nevermore, le nom de sa dernière tournée...

Oui... C’est quelqu’un qui a toujours su mener sa carrière sans commettre une seule faute, et qui s’arrêtera avant que...

 

Avant que l’ombre...

Oui, très bonne formule (rires). C’est rare. Des gens comme ça, il n’y en a pas à toutes les époques.

 

Tes projets, tes envies pour la suite ?

Un livre sur Françoise Hardy, prévu pour la rentrée prochaine. Un autre sur Brigitte Bardot, qui sort au mois de mai. Et j’ai d’autres projets, un notamment sur David Bowie...

 

Intéressant, et là pour le coup on peut faire d’autres parallèles avec Mylène Farmer...

Absolument, et en même temps c’est terrible parce qu’on est un peu dans des cases. Un auteur biographe qui veut faire du roman, on lui dira qu’il est biographe. Un auteur biographe de chanson française qui veut faire dans le chanteur anglo-saxon, on va lui rappeler qu’il écrit sur les francophones. Parenthèse refermée, effectivement la comparaison est là encore pertinente : David Bowie a fait une carrière sans faute, s’influençant des différentes modes, cultivant largement une ambiguïté sexuelle aussi...

 

Eros et Thanatos aussi...

Oui, l’amour, la mort... Et, pour avoir un éclairage sur lui, il faut avoir en tête qu’il a affirmé être gay à des journalistes à ses débuts, tout en disant à ses proches qu’il ne l’était pas. Pas mal de choses transgressives chez lui pour être dans la lumière, faire parler de lui. Une démarche esthétique aussi, à l’évidence il était un esthète. Mylène, un Bowie au féminin ?

 

Un dernier mot ?

Nevermore ?

 

Alain Wodrascka

 

Un commentaire ? Une réaction ?

Suivez Paroles d’Actu via FacebookTwitter et Linkedin... MERCI !

10 avril 2023

Baptiste Vignol : « Véronique Sanson et Lynda Lemay sont deux véritables poètes... »

Mon invité du jour, Baptiste Vignol, a signé depuis une vingtaine d’années un grand nombre de travaux consacrés, en particulier, à la chanson française et francophone, qu’il aime depuis son enfance, et à celles et ceux qui la font et qui la portent. J’ai souhaité l’interroger plus précisément sur deux de ses "personnages" récents, deux femmes, grandes interprètes et créatrices (paroles & musiques), qui comptent toutes deux parmi mes artistes préférés à moi aussi : Véronique Sanson, à laquelle il a consacré l’an dernier Tout Véronique Sanson (Gründ), et Lynda Lemay, qui a largement contribué au livre Lynda Lemay - Il était une fois mes chansons (Gründ également, 2021). Deux ouvrages somptueusement illustrés et richement détaillés sur chaque chanson, chaque album, et sur la "drôle" de vie de l’une et de l’autre. Mais le côté bio vient ici en complément, l’œuvre d’abord, et ça c’est bien.

 Le premier coup de cœur de votre serviteur avec Lynda Lemay.

Si vous aimez Lynda Lemay, si vous aimez Véronique Sanson, vous apprécierez forcément les livres qu’il a consacrés à l’une et à l’autre. Je remercie Baptiste Vignol pour l’interview, une sorte de portrait croisé de deux vraies "poètes", comme il dit. Je veux saluer au passage, pour ce qui me concerne, trois personnes croisées pour de précédents articles : Violaine Sanson-Tricard, qui a écrit la préface de l’ouvrage sur sa sœur, et les gardiens du temple Sanson, Laurent Calut et Yann Morvan. Et dire à Véronique, à Lynda : je me tiens dispo pour une interview, où et quand vous voulez ! ;-) Exclu, Paroles d’Actu, par Nicolas Roche.

 

EXCLU - PAROLES D’ACTU / Q. 01/23 ; R. 04/23

Baptiste Vignol : « Véronique Sanson et Lynda

Lemay sont deux véritables poètes... »

Sanson Lemay

Vancouver interprété par V. Sanson et L. Lemay,

un soir sur France 2... (capture YouTube Granule27)

 

Baptiste Vignol bonjour. Quand on se penche sur votre parcours, on constate rapidement à quel point la chanson française tient une place importante dans votre carrière de journaliste et biographe, et dans votre vie tout court. Qu’est-ce qui a déclenché tout ça, et quels ont été en la matière, vos premières émotions, vos premiers coups de foudre musicaux et artistiques ?

J’avais des parents qui aimaient la chanson et qui en écoutaient beaucoup. J’ai donc grandi dans cet univers avec, comme têtes de gondole, Jacques Brel, Guy Béart, Georges Brassens, Anne Sylvestre, Malicorne, Juliette Gréco, Yves Montand, Mouloudji, Angelo Branduardi... Le premier concert que j’ai vu était un tour de chant, comme on ne dit plus, des Frères Jacques. Je devais avoir 5 ou 6 ans et j’avais été fasciné. Tellement que je voulais devenir, moi aussi, un Frère Jacques. Mon père m’avait emmené les revoir quelques années plus tard à Lyon, lors de leur tournée d’adieu. La mort de Claude François m’avait beaucoup marqué. Elle me l’a fait découvrir. J’étais gamin et j’étais fasciné par ce chanteur si blond, qui dansait si bien, avec ses Clodettes. Enfin, je me souviens de la mort de Jacques Brel. J’avais sept ans. J’étais assis à l’arrière de la voiture, avec mes sœurs. Mon père était au volant. La radio a annoncé la nouvelle. J’entends encore le « Merde ! » de mon père. Et puis j’ai découvert Renaud grâce au 33 tours qu’avait acheté ma mère, celui avec la DS qui brûle… Je n’ai jamais cessé de le suivre. Vinrent ensuite Cabrel, Daho, pendant l’adolescence. À 17 ans enfin, je suis allé voir Charles Trenet au théâtre du Chatelet. Le plus beau concert de ma vie. La poésie, le génie à l’état pur.

 

Renaud 33T

 

Lors de cet entretien, nous nous pencherons plus précisément sur deux personnages, deux grands artistes au féminin : vous avez consacré, chez Gründ dans les deux cas, un ouvrage à Lynda Lemay (2021), un autre à Véronique Sanson (2022). Un principe commun : on regarde l’œuvre, on étudie les chansons avant tout, la vie de l’artiste étant abordée comme toile de fond à la création et non l’inverse. Pourquoi ce parti pris ?

Parce qu’il ne s’agit pas de biographies mais de livres sur la discographie d’autrices-compositrices-interprètes, c’est à dire de femmes qui écrivent, composent et chantent. Qui s’« engagent » donc, se livrent, se dévoilent. La vie privée des artistes ne m’intéresse que si elle nourrit leurs chansons. C’est souvent le cas, bien sûr.

 

Livre Lynda Lemay

Lynda Lemay - Il était une fois mes chansons (Gründ, octobre 2021) 

 

Lynda Lemay est très présente dans le livre que vous lui consacrez, à tel point qu’il ressemble réellement à un livre écrit à deux, et c’est jouissif : elle se confie longuement et avec beaucoup de franchise sur sa carrière et sur chacune de ses chansons. On l’apprend dans votre livre, tout cela est né d’une promesse datant de pas mal de temps : "un jour, on fera un livre ensemble". Alors, comment est-ce que ça s’est fait, de la première idée jusqu’au travail en commun ? Vous vous êtes vus souvent j’imagine, vous avez écouté pas mal de ses chansons ensemble, grand privilège quand on y songe…

Cette promesse dont vous parlez, qui fait l’objet d’une légende d’une photographie où l’on me voit lui parler à l’oreille sur un plateau de télévision, est plus une blague qu’autre chose. Sur le moment, j’avais sûrement d’autres choses à lui dire. Par la suite, bien des années plus tard, alors que j’avais déjà écrit quelques ouvrages sur la chanson, j’ai revu Lynda à l’Olympia. Nous avons alors vaguement évoqué ce projet. Qui s’est concrétisé deux ou trois ans plus tard quand avec l’éditeur Luc-Édouard Gonot nous lui avons formellement proposé, appuyés par Gérard Davoust - l’éditeur de Lynda -, de l’inclure dans la collection « Musique », chez Gründ. L’écriture du livre a commencé en même temps que le monde se fermait avec le Covid. Nous nous sommes donc écrit tous les jours. Je lui posais une question, ou deux, ou trois, auxquelles elle répondait invariablement avec sa finesse et sa générosité.

 

 

L’ouvrage sur Véronique Sanson, très riche également, et comme le Lemay magnifiquement illustré, est différent : chacune de ses chansons est également évoquée, mais plutôt sur la base d’interviews qu’elle a données, ou de vos commentaires personnels. J’imagine que ça a été plus compliqué de l’intégrer sur la durée à un tel projet ? Sur quelle documentation, sur quels témoignages vous êtes-vous appuyé pour ce livre ?

Pour ce livre, j’ai essentiellement recueilli les témoignages de Véronique Sanson en visionnant sur le site de l’INA toutes les interviews qu’elle a pu donner depuis 1972. Mais je me suis également plongé dans le blog Harmonies que lui a consacré Laurent Calut, blog qu’il enrichit encore, avec une précision d’horloger. On y trouve des centaines d’articles de presse. Laurent connaît tout de Véronique, et il possède en outre sa confiance. Il y a quelques années, il avait co-écrit avec Yann Morvan le livre Les Années américaines (chroniqué sur Paroles d’Actu à l’époque, ndlr).

 

Tout Véronique Sanson

Tout Véronique Sanson (Gründ, octobre 2022)

 

Peut-on dire, pour schématiser, et forcément caricaturer un peu, que l’une (Sanson) est plutôt une musicienne qui met le texte au service d’une musique, un peu à l’anglo-saxonne, tandis que l’autre (Lemay) est plutôt une auteure qui songe à la musique pour accompagner un texte, dans une tradition peut-être plus française ? Attention, qu’on ne me fasse pas dire ce que je n’ai pas dit ;-) Sanson a écrit des textes magnifiques, j’invite simplement le lecteur à écouter Mortelles pensées ou Je me suis tellement manquée, et Lemay a composé de très belles mélodies…

Vous avez tout dit. L’une et l’autre écrivent et composent merveilleusement, mais elles n’œuvrent pas dans le même sens.

 

Mortelles pensées, la plus intime, la plus belle de Sanson ?

 

Que vous inspirent la vie de l’une et de l’autre ? Pour Sanson, après les années d’apprentissage, après la gémellité amoureuse et artistique avec Berger, ce furent les années américaines, Sex, Drugs & Rock’n’roll, et pas que, avec Stephen Stills. L’aventure, jusqu’à se faire mal. Lynda Lemay a l’air plus sage, plus apaisée dans son cocon, moins en quête d’aventure justement, mais pas moins curieuse…

À cette question, je répondrai qu’on ne connaît jamais les artistes réellement, que leurs chansons leur ressemblent quand elles ou ils ont du talent, bien sûr, mais qu’il ne faut jamais les prendre, ces chansons, comme le pur témoignage de leur quotidien. La création va plus loin, l’inspiration est mystérieuse. Toutes deux naissent d’un mot, d’une idée, d’une phrase musicale. Cela n’a donc rien à voir avec l’image que l’on peut donner de soi, ce que vous appelez « l’air de », l’air d’être tourmentée, ou sereine, par exemple...

 

Quelles sont les grandes influences musicales de l’une et de l’autre ? On sait que chez Véronique Sanson, on écoutait beaucoup de classique, et aussi de la world music, quand elle était gosse. Chez les Lemay, c’était plutôt de la chanson francophone. Peut-on malgré tout établir, à cet égard, des points communs, des passerelles entre les deux ?

Par-delà leurs différences, ou plutôt leurs singularités, il y a chez ces deux artistes le même amour des mots, du mot juste, de l’image qui foudroie. Elles sont toutes les deux de véritables poètes. Leurs textes, leurs « paroles » comme on disait autrefois, peuvent se lire à voix haute et tiennent debout sans musique.

 

Un trait commun, évident même si j’enfonce là une porte ouverte : l’importance de la famille, pour l’une et l’autre. Avec, dans un cas comme dans l’autre, une sœur qui est une confidente, un repère, un ange-gardien : Diane pour Lynda, et bien sûr Violaine pour Véronique, Violaine qui d’ailleurs signe un texte touchant sur sa sœur... Sans elles, les parcours d’artiste et de femme auraient été différents, forcément ?

Il m’est impossible de répondre à cette question. La seule chose dont je sois certain, c’est que l’une comme l’autre est rassurée par la présence de cette sœur. Elles peuvent dès lors entièrement se consacrer à leur art.

 

Dans ses chansons, Sanson se raconte avec beaucoup de pudeur, mais sans cacher grand chose à son public, à tel point que tout ou presque parmi son répertoire sonne comme un morceau d’autobiographie. Lynda Lemay, elle, raconte surtout les autres, observatrice inspirée de ses contemporains et très bonne comédienne quand il s’agit de se mettre dans la peau d’un(e) autre. Peut-on dire que sur ce point, elles s’inscrivent dans des traditions d’artiste qui ne sont pas tout à fait les mêmes ?

Il y a beaucoup de Lynda dans des chansons qui, à première vue, paraissent être loin d’elle, parce que Lynda a le don de pouvoir se glisser dans la peau de ses personnages et de vivre les situations qu’elle invente ou décrit, comme elle le ferait si elle avait à les vivre concrètement.

 

 

Chez Sanson, souvent, les textes sont très imagés, on ressent des émotions, une atmosphère plus qu’on ne comprend au mot près ce qu’elle dit. Lynda Lemay, elle, a le texte beaucoup plus "précis", à la Aznavour. "Précis", un mot qu’elle emploie d’ailleurs dans le commentaire d’une de ses chansons. Là encore, c’est une école, un exercice bien distincts ?

C’est une façon de voir la vie, de s’exprimer, de se livrer, voire de se dévoiler. La chanson est comme la peinture, elle compte plusieurs courants, plusieurs « écoles ». Véronique et Lynda ne ressemblent à personne. Chacune a son style, qui n’appartient qu’à elle. On ne peut pas dire, ni de l’une ni de l’autre, qu’elles sont les héritières d’untel ou d’unetelle. Bien entendu, elles ont chacune des idoles, mais elles n’ont jamais fait dans l’imitation.

 

 

À l’heure où féminisme rime trop souvent avec "guerre aux hommes", peut-on dire de ces deux-là qu’elles sont des femmes qui portent des combats féministes et qui, pour autant, aiment les hommes et l’assument ?

Je crois que c’est effectivement le cas. Lynda et Véronique aiment les hommes et sont fières d’être femmes. Amoureuse (Véronique Sanson), Jamais fidèle (Lynda Lemay), Besoin de personne (V.S.), Les souliers verts (LL) sont des chansons parmi tant d’autres qui, dès leurs débuts, montrent à quel point ces deux chanteuses se sont toujours présentées comme des femmes qui chantent.

 

Véronique Sanson, Lynda Lemay, deux belles ambassadrices de la chanson, et au-delà, de la francophonie : on les écoute et on les aime en France, au Québec bien sûr, et dans tout cet espace linguistique. Mais ni l’une ni l’autre n’a su, pu, voulu peut-être, percer hors francophonie, comment l’expliquez-vous ?

C’est tout simple, elles aiment trop la langue française, et leurs pays, leurs cultures, francophones, pour tenter une autre aventure.

 

 

Quelles sont les chansons dans lesquelles à votre avis l’une comme l’autre met le plus d’elle-même ?

Il y a dans chacun des répertoires des dizaines de chansons dans lesquelles chacune s’est complètement, irrémédiablement investie. Il faut bien comprendre qu’elles n’enregistrent pas des chansons de remplissage. Si une chanson figure sur un disque, c’est parce que cela leur a semblé essentiel qu’elle s’y trouve. Lynda a coutume de dire que Le plus fort c’est mon père est celle qui lui ressemble le plus. Mais il y a tant d’elle dans Dans mon jeune temps ! Dans La visite. Et tant d’autres… L’œuvre de Véronique regorge de trésors méconnus. Ecoutez Tout va bien sur son album sorti en 1985. Une valse d’une minute quarantes secondes où elle dit, donne tout.

 

 

Celles qu’à titre perso vous préférez d’elles et que vous aimeriez recommander à nos lecteurs ?

Là encore, il est impossible de faire un choix définitif… Leurs répertoires sont si riches, féconds. Tout va bien, justement, m’a ébloui quand je l’ai réécoutée avant hier. La houle de sa voix... Chez Lynda, il ne se passe pas un mois sans que je ne regarde sur YouTube De tes rêves à mes rêves à l’Olympia. Mais j’ai adoré sur son dernier album La mangue, que j’ai du écouter cinquante fois.

 

B

 

Un commentaire ? Une réaction ?

Suivez Paroles d’Actu via FacebookTwitter et Linkedin... MERCI !

Posté par Nicolas Roche à 20:00 - - Commentaires [0] - Permalien [#]
Tags : , , , , ,

07 avril 2023

Pierre Porte : « Toute ma vie, ce sont les notes qui m'ont porté »

Dans le monde du spectacle, souvent il y a une première, et une seconde partie. Il y aura un peu de cela, dans cet article. D’abord un hommage à un artiste qui, de son vivant, n’a cessé d’enchanter, puis le portrait d’un grand musicien, toujours en activité. Un homme permet de faire le lien entre les deux, Matthieu Moulin, directeur artistique du label Marianne Mélodie.

J’ai eu l’occasion, ici, de saluer la mémoire de Marcel Amont, disparu le mois dernier. L’interview partagée avec lui en décembre 2021 fut une de mes rencontres les plus touchantes. M. Moulin a supervisé il y a quelque temps l’édition d’un double CD compilation, et il a accepté d’écrire un petit texte inédit pour évoquer ce tendre amuseur.

CD Marcel Amont

Marcel Amont : Anthologie 1959-1975

« J’ai eu le bonheur de réaliser une double compilation de Marcel Amont et le privilège de le rencontrer à plusieurs reprises, chez lui ou ailleurs, avec son épouse Marlène. Il a été un géant du music-hall mais possédait l’humilité des plus grands. J’ai aimé sa simplicité, sa fidélité, son intelligence. Et puis toutes ses chansons, qui ne ressemblent à aucune autre dans le paysage musical français. Avec ses refrains populaires, cet homme nous a rendu la vie plus belle, plus légère. Son seul nom donnait immédiatement le sourire. Toutes les familles étaient heureuses de l’entendre à la radio ou de le voir sur le petit écran. On avait le sentiment de retrouver un cousin, un copain un ami. Car son histoire, c’est finalement un peu la nôtre. Cet immense artiste va nous manquer. Heureusement il nous laisse des dizaines de disques, empreints de poésie, d’humour et d’une irrésistible joie de vivre. Ne choisissez pas, prenez le premier qui vient, en haut de la pile. Il sera forcément très bien. Salut Marcel et merci pour tout. »

À la question des chansons qu’il aime et qu’il aurait envie de faire découvrir, "3 tubes et 2 moins connues", Matthieu Moulin m’a fait cette réponse : Tout doux, tout doucement - Bleu, blanc, blond - L’amour ça fait passer le temps - Au bal de ma banlieue - La compagnie de son chien. De belles suggestions pour redécouvrir quelqu’un qui n’a pas fini d’insuffler de la joie de vivre. On pense à lui...

 

 

Mon invité du jour, Pierre Porte, Matthieu Moulin le connaît bien, comme tous ceux qui ont une connaissance fine du paysage musical en France : Marianne Mélodie vient, sur une initiative de son directeur artistique, et avec la participation active de l’artiste, de commercialiser un coffret 3 CD (Pierre Porte : Grand Orchestre) regroupant quelques uns des morceaux les plus emblématiques de notre invité. Son nom ne vous dit peut-être pas grand chose comme ça, mais sachez que ce pianiste virtuose compte parmi nos plus grands compositeurs et chefs d’orchestre. Et sa carrière, qu’il raconte dans son autobiographie, également parue il y a peu (Le piano est mon orchestre, L’Archipel, mars 2023), ne peut qu’impressionner : il a longtemps travaillé pour les Carpentier, puis avec Jacques Martin, il a accompagné sur scène des artistes confirmés, a composé trois revues pour Les Folies Bergère, deux pour Le Moulin Rouge (dont "Féérie", celle actuellement à l’affiche). Il était tout récemment (le 20 mars dernier) sur la scène de La Nouvelle Ève, où il a fait un triomphe.

Pierre Porte a accepté ma proposition d’interview, qui s’est déroulée par téléphone mardi 4 avril. Un échange agréable, ponctué d’anecdotes, de confidences. Et pour moi, amateur de musique qui ne la pratique pas (un tort sans doute, à corriger un jour ou l’autre), une vraie source d’inspiration. Prenez un moment pour aller écouter ce que fait cet artiste qui n’est pas connu du grand public à la hauteur de son talent, et quand ce sera possible, allez le voir sur scène ! Exclu, Paroles d’Actu, par Nicolas Roche.

 

EXCLU - PAROLES D’ACTU

Pierre Porte : « Toute ma vie,

ce sont les notes qui m’ont porté... »

Le piano est mon orchestre

Le piano est mon orchestre (L’Archipel, mars 2023)

 

Pierre Porte et merci d’avoir accepté de m’accorder cet entretien. Votre autobiographie, Le piano est mon orchestre vient de paraître (L’Archipel). Qu’est-ce qui vous a donné envie de vous raconter, et quelle est la motivation derrière : témoigner, transmettre ?

Depuis quelques années, notamment avec des amis du métier, de la Sacem, etc..., il m’arrive de me raconter, mais comme on le fait entre amis : de manière conviviale. Plusieurs fois, on m’a dit : "Mais il faut l’écrire, Pierre !". Je répondais que j’allais voir... Je m’y suis mis il y a quatre ans. Le Covid nous a coupé les pattes à tous, pendant plusieurs mois on n’a plus pu faire grand chose. Alors j’en ai profité.

 

Qu’est-ce qui a été plus ou moins difficile à faire pour mener à bien cet exercice?

J’ai interrogé ma mémoire, et d’un détail à l’autre, d’un souvenir à l’autre, les choses ont pris forme. Un souvenir en amenait un autre, c’est un peu l’effet boule de neige.

 

Vous êtes né en 1944, à Marseille, presque sous les bombes. Vous n’avez pas, forcément, de mémoire réelle de la guerre, mais qu’a-t-elle imprimé en vous à votre avis ? Vous parlez du stress transmis par votre mère, et aussi de l’amour du (bon) vin qu’aurait favorisé le fait de se réfugier dans les vignes...

C’était une coïncidence : étant dans le ventre de ma mère, je n’avais pas conscience que ce lieu de refuge durant les bombardements de mai 1944 (des tranchées creusées dans les vignes sur les hauteurs de Marseille) me ferait apprécier les bons vins, plutôt sur le tard d’ailleurs. J’ai raconté cela en faisant un peu d’humour. C’est mon ami Thierry Le Luron (parrain d’un de mes fils, au passage), avec lequel j’ai travaillé à partir des années 70, qui me les a fait découvrir durant une tournée de 1973 (la seule que j’ai faite en accompagnement d’un artiste): pendant une tournée, on découvre les restaurants, les relais-châteaux quand on a les moyens, etc...

Pour en revenir à votre question, la guerre ne m’a pas tant influencé que cela, dans la mesure où à ma naissance, en octobre 1944, il y avait déjà moins de bombardements et la Libération était imminente. Mais effectivement, ma mère m’a expliqué qu’en mai elle avait eu très peur. Les Alliés avaient bombardé le bord de mer pour déloger les Allemands, et si nous n’avions pas été réfugiés sur les hauteurs, je ne pourrais pas vous parler aujourd’hui...

 

Le piano, vous y êtes notamment venu grâce à votre grand-mère, qui vous a fait jouer vos premières notes sur le sien, et à votre mère qui vous a poussé à développer vos talents même quand vous même traîniez les pieds. Vous leur dites quoi, merci, et merci d’avoir insisté ? C’est un conseil que vous donneriez aux aînés d’enfants qui pianoteraient avec un certain talent ?

S’ils n’ont pas envie et qu’ils ne sont pas doués, il ne faut pas insister. Mais si les parents décèlent un talent, comme les miens l’ont décelé, alors... Dans ma famille, il n’y avait pas d’antécédents de musiciens professionnels. Mais ma mère a compris que je reproduisais facilement ce qui passait à la radio, les postes à galène de l’époque, les premiers transistors : les mélodies que je venais d’entendre, je les chantais juste. Comme je le dis dans le livre, ma mère chantait faux et mon père sifflait juste. Ce n’est pas qu’une formule, c’est une vérité : ma mère n’a jamais su chanter juste et mon père reproduisait lui-même, en sifflant, les mélodies qu’il entendait ça et là.

Je traînais les pieds, évidemment. Le jeudi était à l’époque le repos hebdomadaire des enfants. Le jeudi après-midi était le seul moment pour aller voir un professeur particulier. Plus tard, vers 9-10 ans, celui-ci me ferait rentrer au conservatoire de Marseille, dans la classe de solfège. Mais en attendant, je regardais les copains se détendre, et moi j’apprenais la musique. À l’âge du collège, vers 12-13 ans, entre les cours et le conservatoire, je faisais parfois des journées de douze heures. Surtout que, comme je n’étais pas très doué à l’école, j’étais souvent collé le samedi, je me tapais donc six jours par semaine... Le soir, après 18h (les journées de cours se terminaient plus tard qu’aujourd’hui), je prenais mon VéloSoleX, je traversais Marseille et j’allais au cours de solfège. Et de piano par la suite. Il faut noter que le solfège est essentiel, c’est comme apprendre les lettres : si on ne connaît pas les lettres on ne peut pas lire, si on n’apprend pas le solfège on ne peut pas lire la musique...

 

Quels conseils donneriez-vous à un(e) gamin(e) qui rêverait aujourd’hui de faire de la musique et d’en vivre ? Face au même dilemme qui fut le vôtre, arrivé à Paris : partir en tournée et parfaire sa formation sur le tas, auprès d’artistes confirmés, ou bien faire patiemment ses classes au Conservatoire ?

Oui on parle bien là de mes premières années parisiennes. Paul Mauriat, un illustre chef d’orchestre qu’on a un peu oublié depuis mais qui était vraiment quelqu’un (au Japon il était presque comme on aurait dit la Tour Eiffel), a fait en France beaucoup d’orchestrations pour Mireille Mathieu, pour Aznavour aussi... Il m’avait proposé de faire une tournée, d’accompagner les artistes, parce qu’il trouvait que j’étais doué au piano. Avec ma première épouse, la mère de mes grands enfants, on a décidé de ne pas accepter cette proposition qui était alléchante, sur le plan artistique mais aussi sur le plan financier : avec un loyer de 220 francs et une bourse de 200 francs en 1966, il manquait déjà quelques francs pour manger. Si j’avais accepté la tournée j’aurais sans doute gagné cinquante fois plus. Mais j’ai continué ma formation au conservatoire de Paris.

Quelques années plus tard, lors d’une tournée au Japon, ma première avec orchestre, au début des années 80, je rencontre Paul Mauriat : j’étais en relâche et lui jouait le soir, à Osaka. On a ensuite dîné ensemble, il nous a invités dans un grand restaurant japonais. Et il m’a dit : "Pierre, tu as bien fait de continuer tes études". Cela dit, durant ces années de formation, j’ai tout de même pu ajouter un peu de beurre dans les épinards pour subvenir aux besoins de ma famille : très vite, je me suis retrouvé, durant les week-ends, dans un orchestre de danse...

 

Et ce conseil-là, vous le donneriez au jeune qui vous le demanderait ?

Ce que je lui dirais surtout, c’est de décrocher son téléphone avant qu’il ne sonne. Moi, je le fais encore aujourd’hui.

 

Comment nous raconteriez-vous, au plus clair, le métier de la composition, celui de l’orchestration, et celui de la direction d’orchestre ? Qu’est-ce qui les rapproche, et qu’est-ce qui les distingue ?

Moi, je n’ai pas eu besoin de les comparer, de les rapprocher, puisque j’ai les trois casquettes en même temps. Je n’ai besoin ni d’orchestrateur ni d’arrangeur, je compose mes œuvres, je les dirige et je les mixe pour les livrer clé en main. Quand j’enregistre une revue pour le Moulin Rouge, on passe trois semaines en studio avec des musiciens et des choristes. Cette question je ne me la pose pas : sans prétention aucune, j’ai fait ça toute ma vie.

 

Pierre Porte Grand Orchestre

Pierre Porte : Grand Orchestre (Marianne Mélodie)

 

Une compilation de 3 CD parue chez Marianne Mélodie et conçue avec Matthieu Moulin nous donne la mesure de ce qu’a été votre carrière (qui n’est pas terminée). Avez-vous contribué à la sélection des morceaux retenus, et lesquels parmi tous ont à vos yeux, et peut-être à vos oreilles, une importance particulière ? Si, mettons, cette compilation avait dû ne se limiter qu’à cinq morceaux emblématiques ?

J’ai évidemment pris part au choix des morceaux. Il y a quelques titres... (Il regarde le verso du CD) Pas mal d’entre eux me tiennent à cœur. Par exemple, Evoquations, "Suite Symphonique". Ou encore des reprises de chansons de Piaf qui m’ont été demandées par mes producteurs japonais - j’ai été produit par des Japonais pendant douze ans. Les Trois Cloches notamment, avec l’orchestre symphonique, cent choristes, et un contrepoint de Wagner ("Tannhäuser", Ouverture) que j’ai repris dans le refrain. Ce morceau de Wagner qui apparaît d’ailleurs en tant que tel sur le troisième CD. Je peux aussi citer Les Préludes de F. Liszt, Sonate au clair de lune (Opus 27, Adagio) de Beethoven... Je précise que je ne fais là qu’une orchestration, pas d’arrangement : on n’arrange pas Beethoven, ni Chopin, etc... Mais on peut donner apporter une petite touche à l’œuvre classique, sans en trahir les harmonies ou les contrepoints.

Je veux citer aussi, dans ce même troisième CD, Sortilège, morceau que j’ai composé avec, en solo, un oncle de mon épouse qui jouait admirablement du violoncelle et fut d’ailleurs l’élève de Pablo Casals. Citons également Fantaisie et Fugue en Ré Majeur pour Grand Quatuor à Cordes : cette composition date de ma sortie du conservatoire de Paris, en 1972. Je me suis entraîné à toutes les techniques, grâce à l’enseignement de Maurice Duruflé (écriture-harmonie), de Marcel Bitsch (fugue) et d’Alain Weber (contrepoint). Et j’ai pu produire, à l’époque avec Sonopresse, qui était une filiale de Pathé-Marconi, ce morceau parmi d’autres, ce fut du travail mais je dois dire que je me suis beaucoup amusé à le faire.

Dans cette compilation qu’on a faite avec Matthieu Moulin, il y a pratiquement toutes mes facettes. Il y a même Musique and Music, avec Jacques Martin. Un extrait de "Féérie", la revue du Moulin Rouge... Un travail qui a été à mon avis, intelligent et efficace.

 

 

Justement j’ai envie de rebondir là-dessus parce que ce point m’a sauté aux yeux, ou peut-être aux oreilles : à écouter vos musiques je me suis demandé pourquoi vous n’avez pas davantage composé pour le cinéma, vous avez une réponse à cela ?

On me le dit souvent. Mais je vais vous dire : j’ai eu l’opportunité, assez vite, après les émissions des Carpentier puis de Jacques Martin, de faire trois revues pour les Folies Bergère, pendant quinze ans, ensuite le Moulin Rouge depuis 1988 ("Formidable" et ensuite "Féérie" à partir de Noël 1999)... On ne peut pas être partout à la fois. Le cinéma, c’est une famille très à part. J’ai fait quelques films, comme je le raconte (Monsieur Klein de Joseph Losey, avec Alain Delon notamment, ndlr), mais c’est vrai que j’aurais pu en faire plus. Aujourd’hui, il n’est pas trop tard !

 

Vous convoquez beaucoup de souvenirs qui ne manqueront pas de rendre nostalgiques bon nombre de lecteurs : les Carpentier, les "Bon dimanche" de Jacques Martin... Êtes-vous vous-même un nostalgique ?

Oh... Je peux écrire des musiques nostalgiques, mais est-ce que je le suis... Évidemment, comme tout créateur qui a eu une vie assez riche et variée, à haut niveau, haut-de-gamme disons - je vous fais d’ailleurs une confidence, le manuscrit de mon livre s’appelait à l’origine Une vie haut de gamme -, on pense à ce qu’on a fait. Le passé est derrière, avec quelques souvenirs exceptionnels, mais je ne pense pas être vraiment nostalgique. Je suis par contre romantique à souhait, ça c’est sûr.

 

Vous avez travaillé beaucoup au Japon, où vous avez été peut-être plus connu qu’en France...

Non je ne pense pas qu’on puisse dire ça. Pour la scène, à une certaine époque, oui. J’ai eu l’opportunité, après Jacques Martin, que les Japonais fassent appel à moi, pour me produire. Dans ces cas-là, on dit oui...

 

Les Japonais ont des manières différentes d’accueillir la musique ?

Le Japonais, par définition, adore la mélodie. Moi, lorsque je me mets au piano, quand j’improvise, c’est forcément toujours une mélodie qui sort. Ils aiment la musique française, italienne aussi. Ils ont sans doute décelé en moi ce talent : je ne peux pas écrire de musique sans mélodie. Au Moulin Rouge, sur les quatre tableaux qui font, en tout, 70 minutes de musique, il y a pour chacun des tableaux de nombreuses mélodies. Avez-vous déjà vu le spectacle ?

 

Non, je ne suis pas à Paris, et je ne suis encore jamais allé au Moulin Rouge...

C’est à faire un jour Nicolas. On ne va pas changer la revue tout de suite, "Féérie" est dans sa vingt-quatrième année et elle fonctionne toujours très bien, mais il faut y aller avant qu’on en change !

 

Fréquentez-vous souvent le Moulin Rouge vous-même ? Pour un plaisir toujours intact comme spectateur ? Qu’aimeriez-vous dire à nos lecteurs, et notamment aux plus jeunes, pour les inciter à venir y découvrir une revue ?

Plusieurs fois par mois, j’ai toujours le même plaisir à m’imprégner de l’ambiance de cette "belle maison". Notamment lorsque j’y emmène certaines personnes du show biz pas forcément fan a priori de l’idée d’aller au Moulin Rouge. Je ne les y emmène pas de force, ils m’y accompagnent quelquefois "à reculons", mais à chaque fois ils repartent... à reculons ! Beaucoup de gens n’imaginent pas ce qu’est ce spectacle, d’ailleurs le public y est de plus en plus jeune, et c’est complet deux fois par jour. Pour y aller un samedi, il vaut mieux s’y prendre trois semaines à l’avance. Les jeunes, je leur dis vraiment d’aller voir cette revue parce qu’elle est fantastique, et c’est pour tous publics. Il y a des dizaines de nationalités dans la salle, mais bien 30% de Français au Moulin Rouge. On y fête un anniversaire, un mariage, etc... Il y en a pour toutes les bourses : il est moins cher d’aller au Moulin Rouge en dînant que d’aller voir une grande vedette au Stade de France, dîner non compris. Et c’est un des cabarets les plus célèbres au monde...

 

Je viens de lire une info selon laquelle, inflation oblige, 190 représentations au moins avaient été annulées par les opéras et les orchestres pour 2023. Craignez-vous que, la crise aidant, la culture se retrouve mise en danger, et qu’elle s’élitise toujours davantage ?

Je n’en sais rien. En tout cas, au Moulin Rouge la semaine dernière c’était complet. Mais il est sûr que lorsque le climat social n’est pas bon dans le pays, ça peut handicaper la culture. Mais le Moulin Rouge c’est plus que de la culture, c’est aussi du patrimoine.

 

Est-ce qu’on ne risque pas un peu vite de prendre la grosse tête quand sa musique est jouée deux fois par jour depuis 35 ans dans le cabaret le plus célèbre du monde ? Comment s’en préserve-t-on ?

La réponse est : être simple. J’ai la même tête qu’à ma naissance. Mais je regarde aussi les choses comme elles sont. Je suis un des rares compositeurs en France à avoir touché aux grands établissements connus, Folies Bergère ou Moulin Rouge. Peut-être le seul aussi à avoir dirigé, en France, Ella Fitzgerald, avec le grand orchestre philarmonique de Nice lors de sa dernière tournée de jazz symphonique en Europe, le 25 juillet 1978 à Salon-de-Provence (château de L’Emperi).

 

C’est frustrant, au contraire, d’être un artiste de l’ombre, de ne pas pouvoir dire à des personnes qui aiment la musique que vous avez composée que vous en êtes l’auteur ? Sachant que vous avez aussi connu la lumière, notamment au temps de Jacques Martin...

J’ai connu la lumière en effet. Pour le show biz je ne suis pas tout à fait dans l’ombre. Pour le public oui, parce que je ne suis pas sur scène et on ne me présente pas tous les soirs, à part évidemment sur le programme. Quelquefois c’est un peu frustrant, mais j’y pense, et puis j’oublie...

 

C’est la vie c’est la vie (rires). À propos du terme d’auteur justement, et alors que vous avez écrit votre bio on l’a dit, n’avez-vous pas eu envie de poser plus souvent des mots sur les musiques que vous avez composées ?

Lors de mon concert à La Nouvelle Ève, le 20 mars dernier, j’ai chanté une chanson, personne ne m’attendait là. Une chanson datant des années 80, proposée alors à Nana Mouskouri qui l’avait gentiment déclinée à l’époque. Je l’ai donc enregistrée sur un single et chantée sur scène il y a quinze jours, ce fut une standing ovation. Le refrain dit : "Entre Malaga et Corfou / Tous les enfants sont de chez nous / Car la mer qui les a bercés / C’est la mer Méditerranée".

 

Et par la suite, écrire des textes réellement, c’est quelque chose dont vous avez envie ?

Là je parlais bien de la voix. Moi je n’écris pas de textes, je laisse ça aux professionnels. Je m’amuse pour des anniversaires, mais sinon ça n’est pas mon truc.

 

  

On entend beaucoup dire que dans le monde de la télé, et du show business en général, les relations tissées seraient assez superficielles, voire souvent intéressées. Y avez-vous fait des rencontres décevantes d’un point de vue humains, et au contraire y avez-vous rencontré des amis d’une vie ? Thierry Le Luron par exemple ?

Thierry Le Luron oui... J’ai gardé de bons contacts avec Sylvie Vartan, que j’ai accompagnée en octobre 1975 sur la scène du Palais des Congrès (Paris), et avec Johnny Hallyday pour lequel j’ai co-composé une chanson avec Jean-Pierre Savelli (Fou d’amour). Jacques Martin, mais lui était surtout un animateur télé - et aussi un bon chanteur ! J’ai travaillé deux ans avec Jacques Martin pour ses émissions télé, mais aussi pour l’album de chansons qu’on avait fait ensemble et que j’ai toujours beaucoup d’émotion à écouter. On avait pas mal de moyens à l’époque. Pour le reste, j’ai rencontré des centaines de personnes dans le show biz, mais comme le show biz n’est plus ce qu’il était, j’en rencontre moins...

 

 

Quels sont les artistes qui au cours de votre vie vous ont réellement épaté pour leur talent et leur maîtrise ? Un Bécaud par exemple ?

Gilbert Bécaud, ça a été, non pas mon "idole", le mot ne me plaît pas - celui de "fan" non plus d’ailleurs -, mais un vrai modèle. J’ai beaucoup travaillé avec Charles Aznavour aussi, une autre rencontre très agréable. Il y en a eu d’autres bien sûr...

 

À propos de Bécaud, on retrouve sur les CD de la compilation une belle version de la fameuse Et maintenant...

Oui, mais la version que je fais sur scène n’a rien à voir. Elle est plus symphonique. Moi quand je joue du piano, je joue du piano symphonique. J’entends par là que j’utilise les 88 touches d’un piano, blanches et noires confondues, et c’est exactement là l’étendue d’un orchestre symphonique. Tous les instruments qui font partie d’un orchestre symphonique, du plus grave au plus aigu, se retrouvent sur le clavier du piano.

 

 

D’où le titre de votre livre, Le piano est mon orchestre... Quelle musique aimez-vous de nos jours , Pierre Porte ?

Oh... Toutes les bonnes musiques. (Il entonne le refrain de Quand la musique est bonne de J.-J. Goldman).

 

La bio permet le retour sur soi, de faire une forme de bilan. Vous vous dites quoi, quand vous regardez derrière ?

Je me dis que pour l’instant, c’est un bilan provisoire. Disons que, sur le calendrier, le plus dur est fait. Mais le plus intéressant risque d’être encore à faire. À la fin du livre, j’écris qu’à la fin de sa vie, il faut "régler la note". Pour ce qui me concerne, toute ma vie ce sont les notes qui m’ont porté.

 

C’est joliment dit. Nous évoquions tout à l’heure votre concert à La Nouvelle Ève : quel a été votre ressenti, et avez-vous envie d’en refaire d’autres ?

Je n’avais pas joué en France depuis quarante ans. J’ai fait l’Olympia en 1983, le Théâtre des Champs-Élysées en 1984, et je n’ai plus joué depuis sur une scène parisienne. J’ai eu envie de faire ça pour plusieurs raisons : dire au show biz que je suis encore vivant ; leur montrer aussi que je sais jouer du piano alors que la plupart connaissent mes talents de compositeur et de chef d’orchestre. À l’applaudimètre, je me suis dit que j’ai bien fait de faire ce spectacle parce que ça a fait plaisir à tout le monde. Clairement, tout ce qu’on a fait, ça n’était pas pour nous arrêter le 20 mars à minuit. On va maintenant essayer de faire connaître ce concept de spectacle-récital, dans des conditions similaires : il faut des pianos exceptionnels, de bons éclairages, et aujourd’hui tout cela est possible. Et comme pour moi la musique a été, est et restera toujours un véritable langage d’amour, de paix et de partage, je veux que ça continue.

 

Vos projets, surtout vos envies ? Vous souhaiter pour la suite ?

La bonne santé, ça je l’ai. J’ai déjà fait un gros parcours... Je vais faire tout ce qui est en mon pouvoir pour que ça ne s’arrête pas là, c’est mon grand souhait.

 

Je vous le souhaite de tout cœur...

 

[EDIT 10/04/23] Et après la première, après la seconde partie, dans un spectacle il y a des rappels. Ici, il se matérialisera par une question en plus, oubliée lors de l’entretien initial mais à laquelle je tenais. Cet échange-ci a eu lieu lors du week-end de Pâques. Merci Pierre Porte !

 

Vous avez eu une formation classique et avez beaucoup travaillé, à la fois avec des orchestres sur des musiques du patrimoine classique, et en accompagnement d’artistes de variété très populaires. Les musiciens ayant fréquenté ces deux mondes ne sont pas si nombreux. Souvent les élites culturelles méprisent ce qui est populaire, et au contraire les personnes humbles s’interdisent d’aller vers le classique jugé inaccessible. Quel regard portez-vous sur ces clivages, et comment faire pour les réduire ?
 
J’ai davantage touché à la variété, mais j’ai la même formation que ceux du classique. Je dis en souriant que j’ai "mal tourné", c’est une boutade.
 
J’ai coutume de dire que toutes les bonnes musiques méritent d’être écoutées. Si des oreilles s’interdisent d’écouter de la variété ou, à l’inverse, du classique, c’est dommage. Il est vrai que souvent les musiciens classiques trouvent la variété trop populaire pour eux. Certains n’y toucheraient pour rien au monde. Ce n’est pas le cas pour tous.
 
S’agissant des musiciens, beaucoup dans mes orchestres provenaient de l’opéra, de la garde républicaine...  Lors de mes enregistrements (cinéma, revues...), pas mal de cordes provenaient d’orchestres classiques. Et tous étaient ravis de travailler avec moi, avec Michel Legrand, etc...
 
Sur la question du public, je pense au festival de Bayreuth (Allemagne), qui rassemble les amoureux de Wagner. Sans doute le public n’est-il pas exactement le même qu’au Moulin Rouge : ceux de Bayreuth trouveront probablement les revues du Moulin trop populaires. Quant à ceux qui au contraire, n’osent pas aller vers le classique, je pense qu’ils ont tort. Voyez mon triple CD : on y trouve pas mal d’extraits du classique qui sont très connus, de tous les publics. Aux XVIIè, XVIIIè siècles, des compositeurs comme Mozart, Beethoven, Liszt ont composé des choses extrêmement populaires (il fredonne plusieurs morceaux connus en improvisant des paroles dessus, ndlr).
 
La musique n’a pas de frontière, je l’ai redit sur scène le 20 mars, ça, c’est pour qui veut ou ne veut pas l’entendre. Quand je dis que j’ai "mal tourné" en allant vers la variété, c’est parce que j’ai été attiré par cela. J’ai mis mes 17 ans de conservatoire et d’études académiques, classiques, au service de la grande variété nationale et internationale. On peut être un musicien classique de formation et avoir en parallèle un amour véritable pour la grande variété, ça a été mon cas. Les Carpentier, Jacques Martin (dans "Musique and Music" notamment) n’étaient pas fermés au classique. Et à côté donc, j’ai joué et interprété des concertos pour piano et orchestre, j’ai joué du Bach, du Liszt, du Chopin, etc... Donc, j’invite les gens à être curieux. Écoutez mon triple CD, il y en a pour tous les goûts, sur le troisième disque notamment !

 

Pierre Porte

Pierre Porte à La Nouvelle Ève, le 20 mars 2023.

 

Un commentaire ? Une réaction ?

Suivez Paroles d’Actu via FacebookTwitter et Linkedin... MERCI !


11 mars 2023

Frédéric Quinonero : « J'ai voulu réaliser quelque chose de plus personnel, qui m'appartienne vraiment »

Je souhaite, avant d’entrer dans le cœur de ce nouvel article, entamer d’emblée par une digression dont j’aurais beaucoup aimé me passer. La disparition, mercredi 8 mars, de Marcel Amont, artiste complet, auteur fin et homme généreux - j’ai pu le constater très directement, notamment mais pas que, lors de cette interview réalisée en décembre 2021 -, a peiné pas mal d’artistes et un grand nombre d’hommes et de femmes qui l’ont aimé au cours de ses sept décennies (!) de carrière. Il incarnait, plus sincèrement que d’autres sans doute, une forme de légèreté associée à une époque dont beaucoup sont nostalgiques. Une joie de vivre à l’évidence. Dans les hommages, on a beaucoup lu, entendu qu’il était solaire, et il l’était vraiment, Marcel. Alors, on emprunte un moment le chapeau de Mireille (de toute façon je crois qu’ils annoncent du vent aujourd’hui), pour dire simplement : chapeau, l’ami !

 

 

J’ai interviewé Frédéric Quinonero pas mal de fois pour Paroles d’Actu. Toujours pour ses bio d’artistes. Il a choisi cette fois, encore une histoire de chapeaux, de changer de casquette et nous présente aujourd’hui un roman, publié 14 ans après son premier. Carol Eden n’existe pas vient de paraître chez La Libre édition. Vous ne connaissez pas cette maison ? C’est normal, il vient de la créer. Ce roman, il y songeait depuis longtemps. Et ma foi, c’est une belle surprise : il part de sa connaissance encyclopédique de la carrière des chanteuses qui l’ont marqué, Sheila et Françoise Hardy en tête, pour recréer une histoire totalement originale, un huit clos pesant, lourd de non-dits en plein contexte apocalyptique. Ce bouquin, écrit avec l’aisance de plume qu’on lui connaît, nous transporte en plein drame intime, alors que se joue une catastrophe et en même temps, peut-être, des retrouvailles, et quelque chose qui n’est pas rare en temps d’Apocalypse : une forme de rédemption. Un roman court mais intense et parfaitement ficelé, je vous invite à le lire, vous soutiendrez en même temps un nouvel éditeur ! Exclu, Paroles d’Actu, par Nicolas Roche.

 

EXCLU - PAROLES D’ACTU

Frédéric Quinonero : « J’ai voulu réaliser quelque chose

de plus personnel, qui m’appartienne vraiment... »

Carol Eden n'existe pas

Carol Eden n’existe pas (La Libre édition, mars 2023)

 

Frédéric bonjour. Première question, une triste actualité. On vient d’apprendre la disparition, à quelques jours de ses 94 ans, de l’ami Marcel Amont, que toi et moi avions chacun de notre côté interviewé, pour ce qui te concerne il avait notamment témoigné sur le terrible accident de Serge Lama en 1965. Que retiens-tu de tes rencontres avec Marcel Amont, et que t’inspire-t-il, l’homme comme l’artiste ?

L’annonce de sa disparition m’a attristé. Je l’ai interviewé à deux reprises, en 2007 pour mon livre sur les années 60 (Rêves et révolutions) et tout récemment pour la biographie de Lama. En novembre 2007, je l’avais rencontré à Montpellier lors de la tournée «  Âge tendre  ». Il m’avait reçu dans sa chambre d’hôtel et nous avons dialogué – car l’interview s’est rapidement transformée en conversation -, lui allongé sur son lit, moi assis sur un fauteuil. Ce sont des rencontres qu’on n’oublie pas. Outre le talent et le parcours de l’artiste, l’homme était passionné et passionnant, humble, généreux, sincère, attentif, curieux de l’autre. Il appartenait à une «  école  » qui n’existe plus, celle du music-hall. À l’époque, on ne s’embarrassait pas avec l’image, la com, tout ce fourbi. On se donnait sans filtre. C’est tout ça aussi qui s’en va avec lui.

 

On pense à lui, à son épouse et à ses proches... Qu’est-ce qui t’a poussé à écrire ce roman, Carol Eden n’existe pas (La Libre édition), toi qu’on connaît surtout pour des biographies d’artistes (ta biblio en compte une bonne vingtaine, contre un roman sans compter celui-ci) ? Le goût peut-être de laisser libre cours à son imagination, de s’affranchir des rigidités de la bio, de ne dépendre de rien ni de personne, bref le goût d’être "libre" tout court ?

L’idée de Carol Eden remonte à quelques années, du temps où je faisais mon "apprentissage" d’écrivain. J’avais écrit cinq ou six romans, déjà, non aboutis. Puis l’idée de Carol Eden est arrivée au moment où j’ai commencé à être biographe, grâce à un ami journaliste – Benoît Cachin, pour le citer – qui m’a ouvert les portes de l’édition parisienne. Pendant 17 ans, j’ai enchaîné les biographies. On ne me demandait rien d’autre, malgré mes appels du pied. Je faisais ça plutôt bien, pourquoi avoir envie d’autre chose ? me disait-on. Il m’a fallu attendre que ce soit possible et j’ai décidé enfin de me faire plaisir, en créant mon édition. Cela ne veut pas dire que je renonce à la biographie et que je claque la porte de la « grande édition » (rires). Sinon, pour répondre à ta question, oui, on peut tout se permettre dans un roman. La biographie nous contraint à une technique particulière et à un effacement de soi. On se tient à distance pour mettre son sujet en lumière. Avec le roman, on s’immisce partout. Sans que cela se voie.

 

Pas d’obligation en effet d’être béton sur une vie d’artiste, sur des faits... mais qu’est-ce que le roman suppose justement en matière d’exigence particulière pour son auteur ?

Je crois qu’il n’existe aucune règle particulière à suivre, excepté peut-être l’idée qu’on écrit pour les autres et qu’on doit captiver son lectorat. Personnellement, je m’applique à fixer deux choses dès le départ  : comment je commence et où je compte aller. Entre les deux, je me laisse guider par mon imaginaire, sans perdre de vue la chute, le dénouement final. Zola disait  : «  Savoir où l’on veut aller, c’est très bien ; mais il faut encore montrer qu’on y va.  »

 

Comment l’aventure Carol Eden n’existe pas s’est-elle passée pour toi ? As-tu ressenti en y mettant le point final, une jouissance un peu plus grande que pour tes bios ? Et l’exercice t’a-t-il donné envie d’écrire davantage de fiction par la suite ?

La jouissance était plus grande parce que le projet me tient à cœur depuis longtemps, et parce que j’avais fait la promesse à mon ami romancier Michel Jeury, aujourd’hui disparu (ce livre lui est dédié), que Carol Eden existerait un jour  ! Ensuite, j’étais heureux de pouvoir m’échapper un peu du cadre de la biographie et de réaliser quelque chose de plus personnel, qui m’appartienne vraiment. Et oui, je compte bien écrire d'autres fictions.

 

Quel lecteur de romans es-tu ?

Je suis un grand lecteur, très éclectique. Je lis de tout  : romans, récits, essais, livres historiques, biographies. Je n’ai pas toujours du temps à consacrer à la lecture, mais je ne m’endors jamais sans avoir lu quelques pages. Actuellement, je lis une biographie passionnante de Juliette Drouet (Juliette Drouet, compagne du siècle, Flammarion), par Florence Naugrette, que j’ai rencontrée au Festival de la biographie de Nîmes.

 

La Libre édition, c’est une aventure personnelle amenée peut-être à se développer. L’autoédition, c’est quelque chose qui te tentait depuis longtemps et que peut-être, tes expériences avec les éditeurs établis ont précipité ?

Oui, qui sait  ?... Je n’ai pas cherché longtemps un éditeur pour mon roman. J’ai vite compris que c’était peine perdue. Non pas que je sois un piètre romancier, mais pour des raisons purement commerciales. L’édition aujourd’hui, essentiellement tenue par de grands groupes hégémoniques, ne laisse plus guère de chance aux romanciers débutants, à moins d’arriver avec un sujet hyper «  bankable  »…  Je me suis donc lancé en tant qu’éditeur, j’aurais pu simplement m’autoéditer comme le font certains auteurs. Je tenais à créer mon édition, mon logo, faire les choses en professionnel. Avec mon amie graphiste Christine Kovacs, que j’ai connue lorsque j’étais publié par les éditions Didier Carpentier, on a réfléchi à un visuel, un concept, une «  collection  ». On a pris beaucoup de plaisir à se lancer dans cette aventure que je souhaite longue.

 

 

Carol Eden n’existe pas nous fait revivre, comme toile de fond omniprésente, l’exceptionnel épisode cévenol qui a frappé ta région en septembre 2002. Quels souvenirs en gardes-tu, et pourquoi avoir choisi ce cadre-là ? C’était une façon pratique, aussi, de forcer les deux protagonistes à passer une soirée ensemble ?

L’idée de Carol Eden est née chez Michel Jeury, au lendemain de cet épisode cataclysmique. Je n’habitais pas dans les Cévennes à ce moment-là, mais dans la région de Montpellier. J’ai tout de suite imaginé un huis clos cette nuit-là et je l’ai situé à l’endroit où vivait Michel, à qui j’ai demandé de me raconter en détails ce qu’il avait vécu. J’ai tout recueilli sur dictaphone, si bien que toutes les précisions données dans le roman sont rigoureusement exactes. Michel Jeury m’encourageait à écrire, ses conseils étaient précieux, distillés subtilement afin de susciter en moi une vraie réflexion et un vrai cheminement d’auteur. Il faisait en sorte que l’on trouve seul sa voie (sa voix), parce qu’il n’y a pas de recette miracle pour être écrivain. Pendant plus de dix ans, je suis venu régulièrement lui rendre visite dans sa maison d’Anduze. Longtemps, sans faillir, je me suis appliqué à écrire des romans ou des ébauches de romans que je lui faisais lire, parce qu’il me demandait toujours ce que je faisais et lisait tout ce que j’écrivais. La première ébauche de Carol Eden n’existe pas lui avait beaucoup plu, je me devais de le publier, je le lui avais promis.

 

Michel Jeury

Michel Jeury. Photo : Andersen/Sipa.

 

L’atmosphère un peu pesante liée à ce huis clos contraint par la météo (et un peu calculé par un des deux personnages), le lecteur la ressent bien me semble-t-il. Le huit clos, c’est quelque chose qu’en général tu trouves attirant pour une narration ? T’es-tu inspiré d’œuvres en particulier pour construire cette ambiance ?

Oui, la tempête de cette nuit-là a pleinement sa place dans l’histoire, comme un personnage à part entière. Elle installe un climat pesant, une situation d’urgence. Sans elle, la rencontre n’aurait pas pu se faire. Le huis clos s’imposait ici. Je ne crois pas m’être inspiré d’une œuvre en particulier, j’avais simplement l’idée d’un film en écrivant. Je visualisais ce que j’écrivais.

 

Le roman met face à face deux personnages, présentés comme étant la sœur jumelle d’une ex-star des sixties disparue, et un jeune journaliste un peu mystérieux. Clairement, ton inspiration, s’agissant du parcours de Carol Eden notamment, tu l’as pioché ici ou là, dans les vies et carrières de tes idoles à toi, Françoise, et surtout Sheila en tête ?

C’était une façon de faire doucement la transition entre le biographe et le romancier. Mais rien n’a été calculé. Il y a un peu de moi chez le jeune journaliste - en 2002, j’étais encore jeune (rires). Et le personnage de Carol Eden s’inspire de toutes nos vieilles chanteuses bien-aimées, à commencer par Sheila, ma fée Clochette, et son producteur. Mais on s’éloigne assez vite de Sheila. Il s’agissait de reconstituer une époque et d’établir une satire du milieu du showbiz. On peut donc y voir plusieurs références…

 

Tu expliques, à un moment du roman, à quel point Carol Eden a mal vécu à la fin de sa carrière le côté hystérique, inquiétant même de certains fans. Quel regard portes-tu finalement sur la célébrité, après avoir étudié la manière dont toutes les stars que tu as racontées ont géré la leur ? C’est plutôt quelque chose que tu trouves enviable, ou lourd à gérer au quotidien ?

C’est enviable à partir du moment où l’on vit de sa passion, tout en gardant les pieds sur terre. Mais tout autour de soi, les conditions de vie, l’argent, les fans, l’entourage, tout invite à perdre le sens des réalités. Je dis souvent que la biographie, malgré ma réputation d’auteur bienveillant, m’a permis de déboulonner les stars de leur piédestal. Enfant, j’avais des idoles. Je les croyais au-dessus de tout. Et c’est un peu le problème  : les stars, souvent, se croient au-dessus de tout. Mon statut d’écrivain m’amène parfois à être reçu dans des endroits prestigieux et je suis toujours amusé par les révérences obséquieuses que l’on suscite dès lors qu’on est un peu connu. Être ainsi courtisé au quotidien fait facilement perdre les pédales. Ils ne sont pas nombreux ceux qui comme Souchon ou Cabrel ont su se préserver, s’écarter du milieu du showbiz, maintenir une certaine «  normalité  ». C’est un métier où on se brûle facilement les ailes, si on se laisse bercer par les flagorneurs.

 

La question de la filiation, celle de la maternité est très présente dans l’intrigue, on songe un peu au beau film Guy que tu m’as dit n’avoir pas vu. C’est un élément que tu as eu assez rapidement en tête quand tu as construit ton histoire ?

Oui. J’avais eu une longue conversation avec le fils d’une chanteuse, et je voulais parler de cette difficulté d’avoir un enfant quand on mène ce genre de vie et qu’on est plutôt autocentré de nature…

 

Si tu devais en quelques lignes inciter une de tes idoles à lire ton roman, qui serait-elle et quel argumentaire déploierais-tu ?

Je n’ai plus trop d’idoles, mais si tu veux parler de nos chanteuses bien-aimées, je les inciterai toutes à le lire. Chacune s’y retrouverait, au gré de l’histoire. Bien sûr, celle avec qui j’ai le plus d’échange est Françoise (Hardy) et j’aimerais beaucoup avoir son avis intransigeant… Mais comme je te vois venir avec ta question, ce serait peut-être l’occasion de me réconcilier avec ma fée Clochette ! (rires). Elle n’a pas beaucoup aimé le biographe, quand bien même il est bienveillant, mais elle apprécierait peut-être le romancier, qui sait...

 

Sheila

 

J’évoquais l’atmosphère particulière du roman tout à l’heure, ce huit clos chargé tant par la météo que par les non-dits entre les personnages. Je me dis, et je ne suis pas le seul, que ça s’adapterait fort bien au théâtre et pourquoi pas au grand écran. Y as-tu songé, et si oui, mettre en scène, c’est une chose qui pourrait te tenter ou pas du tout ?

Je l’ai dit  : j’ai écrit de manière filmique. Je ne sais pas faire autrement  : il faut que je visualise une scène pour pouvoir la décrire. Sans doute le fait que j’ai été pendant quelques années monteur image. Alors oui, l’histoire pourrait s’adapter au cinéma ou à la télé. Ça me plairait beaucoup, je pourrais éventuellement retravailler le texte avec un scénariste mais je laisserais le soin de l’adapter à un vrai metteur en scène.

 

Florent Pagny, à propos duquel tu écris une bio en ce moment, a annoncé il y a quelques jours des nouvelles moins bonnes qu’on espérait à propos de son cancer. Si tu avais un message à lui adresser ?

Je l’ai trouvé courageux et émouvant dans l’émission. Garder le sourire avec les larmes aux yeux, c’est admirable… Je lui souhaite tout le meilleur, vraiment. Il reçoit en ce moment beaucoup de messages d’amour. C’est bien de lui dire qu’on l’aime. Lui envoyer ce genre d’ondes positives. Mon livre sera ma façon de le lui dire.

 

Quels sont tes projets, tes envies surtout, en tant qu’auteur et tout autant, en tant qu’éditeur ?

Je ne sais pas si j’aurai assez de temps, mais je prévois de publier à La Libre Édition une nouvelle version de Chemin d’enfance, avant l’été, et ma biographie d’Édith Piaf à l’automne, rebaptisée et augmentée d’une préface prestigieuse… L’abécédaire Florent Pagny est donc annoncé aussi pour l’automne à L’Archipel. Ensuite, toutes les aventures sont permises. À condition qu’elles soient palpitantes.

 

Un dernier mot ?

Merci (de ta fidélité).

 

 

F 

Photo : Nathalie Bouly.

 

Un commentaire ? Une réaction ?

Suivez Paroles d’Actu via FacebookTwitter et Linkedin... MERCI !

16 février 2023

Nicole Bacharan : « Je dois tout à ma mère... »

Nicole Bacharan est bien connue des téléspectateurs : lorsqu’il est question des États-Unis dans l’actualité, on invite souvent cette experte de la politique et de l’histoire américaines, thématiques à propos desquelles elle a signé ou cosigné (avec Dominique Simonnet notamment) de nombreux ouvrages. À deux reprises jusqu’ici, elle avait d’ailleurs accepté de répondre à mes questions, une première fois à l’occasion de la présidentielle U.S. de 2016, une deuxième fois pour celle de 2020.

L’interview que vous allez ici découvrir (daté du 8 février) est basée sur tout autre chose, un ouvrage beaucoup plus personnel, "un récit qui se lit comme un roman" ; ce roman, ce récit, c’est l’histoire de sa mère, Ginette Guy, jeune femme d’à peine vingt ans qui, aux heures sombres des années 40, s’est engagée dans la Résistance.

Je remercie Nicole Bacharan pour cet échange, pour sa constante bienveillance à mon égard. Et je ne peux que vous encourager, chaleureusement, à lire ce livre, qui est empreint de tendresse, même lorsque ce qui y est raconté est glaçant. Un document finement documenté, pour mieux comprendre une époque. L’histoire d’un engagement pour la liberté, partagé par l’actrice principale et par l’auteure. Et la déclaration d’amour d’une femme redevenue fille pour sa mère, cette mère qu’elle s’était promis de protéger. Promesse tenue, Nicole! Exclu, Paroles d’Actu, par Nicolas Roche.

 

EXCLU - PAROLES D’ACTU

Nicole Bacharan :

« Je dois tout à ma mère... »

La plus résistante de toutes

La plus résistante de toutes (Stock, janvier 2023)

 

Nicole Bacharan bonjour. Comment qualifier cet ouvrage, La plus résistante de toutes (Stock, janvier 2023) ? Est-ce un roman, un récit historique, un témoignage biographique, ou quelque chose d’hybride qui mélange un peu tout ça ?

Je dirais que c’est un récit, parce que tout y est vrai, mais un récit écrit comme un roman. La matière est, à mon avis, vraiment romanesque, et j’ai eu très peu de blancs à remplir, avec suffisamment d’éléments en main pour être sûre que les petits raccords qu’il me faudrait faire soient cohérents par rapport à la réalité. Disons donc, un récit qui se lit comme un roman.

 

Est-ce que justement, en-dehors du côté émotionnel qu’on peut aisément comprendre, ce livre a été difficile à écrire ? Je pense à l’enquête, à ces recherches à mener...

Ça a été une longue enquête. Ça n’a pas été difficile dans le sens où c’est vraiment ce que j’aime faire, je l’ai donc fait avec beaucoup de plaisir, mais difficile en ce sens qu’il n’était pas évident de retrouver certains éléments. Au départ, j’avais une trame, avec ce que m’avait raconté ma mère, et pour chacune des étapes, j’ai recherché les lieux, les derniers témoins ou les descendants des témoins, les événements d'alors, le quotidien à Toulouse et Marseille au moment où ces événements concernant directement ma mère se produisaient... Et j’ai eu cette surprise de retrouver des choses sur elle et sur Jean Oberman, l’homme dont elle était amoureuse, dans des archives tout à fait officielles. À vrai dire, je ne pensais pas qu’on pouvait retrouver, dans des fonds d'archives des choses aussi spécifiques sur des personnes qui n’avaient pas marqué l’histoire, qui n’étaient pas devenues célèbres...

 

Notamment, pour ce qui concerne votre mère, ce rapport d’interrogatoire signé par le tristement célèbre officier S.S. Ernst Dunker, alias Delage...

Exactement. Là, c’est un professeur d’histoire spécialiste de l’Occupation et de l’épuration à Marseille, Robert Mencherini, qui m’a mis sur cette piste. Vous l’avez sans doute lu : au moment où la Gestapo a pris la fuite, ils ont brûlé énormément de documents, mais pas tout. Il restait notamment ce fameux rapport dans lequel ma mère est mentionnée. De manière plus attendue, il reste aussi les archives des interrogatoires du procès de Delage, qui sont déposées aux archives des Bouches-du-Rhône.

 

S’agissant de cette recherche de traces de ce passé, je trouve très émouvante aussi l’évocation que vous faites de votre rencontre avec les descendants de Jean Oberman...

Incroyable en effet... Je ne sais pas quel est votre état d’esprit par rapport à la religion : je ne suis pas très croyante, mais je ne ferme pas tout à fait la porte non plus (rires). Mais c’est vrai qu’il y a eu des coïncidences troublantes. Je raconte à la fin du livre comment, après des années de recherche, j’avais finalement renoncé à les retrouver, et comment je me suis pourtant donné une dernière chance, à lançant, comme des bouteilles à la mer, des messages sur les réseaux sociaux pendant toute une soirée et une partie de la nuit. Quand je suis allée me coucher, je me suis aperçue que c’était l’anniversaire de ma mère... Ça m’a troublée. Le lendemain, j’avais une réponse du neveu de Jean Oberman. Mais ce qui a été le plus extraordinaire, c’est la manière dont cette famille m’a accueillie. Ils auraient très bien pu, sa fille en particulier, demander que les noms soient modifiés, etc. Ce fut le contraire, vraiment. Nous sommes devenues très amies, avec Odile Oberman, on se parle souvent. Chaque fois que je fais quelque chose dans les médias par rapport à ce livre, je la préviens. Lorsque j’ai terminé mon livre, après avoir intégré pas mal des choses qu’elle m’avait dites, je lui ai donné à relire les pages concernant son père pour honorer la confiance qu’elle m’avait faite. Globalement, un cadeau fabuleux oui...

 

Et au passage, un sacré personnage, ce Jean Oberman !

Insensé, je vous l’assure ! J’ai retrouvé dans les fonds de l’INA une émission de 1992 sur les dons Juans à laquelle il avait participé, vraiment un personnage inimaginable. Je comprends qu’il ait fasciné ma mère à 20 ans, et je comprends aussi qu’ils n’aient pas pu faire leur vie ensemble (rires).

 

Vous parliez de religion tout à l’heure. On sent dans votre récit à quel point des gens, même parmi ceux qui ne sont pas religieux, ont recours à la religion en ces périodes sombres, ou simplement de grand doute...

Absolument. J’ai pu voir il y a quelques jours le prochain film de Bernard Henri-Lévy sur l’Ukraine. À un moment est interviewé un pauvre homme qui a été arrêté, torturé, etc... Il disait en substance : "J’étais seul, seul, seul, il n’y avait que Jésus-Christ pour m’aider...". Je pense que lors des moments tragiques, avoir recours à une forme de prière est assez universel...

 

On sent à vous lire une vraie aisance dans l’écriture, cela n’étonne guère, mais j’ai envie de dire, y compris en tant que romancière. Quelle lectrice de romans êtes-vous ?

J’adore lire, depuis toujours. Je lis passionnément. Ce livre, je voulais l’écrire bien, avec simplicité. Je voulais réussir à bien dire ce que j’avais à dire. Un modèle pour moi, quelque chose dont j’avais envie de m’approcher, c’est Alain-Fournier et son Grand Meaulnes. Je ne pense pas du tout l’avoir égalé, mais j’ai cherché cette simplicité : le mot juste sans effet ni volonté d’en mettre plein la vue. Une écriture, je crois, assez humble.

 

Le Grand-Meaulnes

 

Je pense que c’est plutôt réussi du point de vue du lecteur aussi. À un moment de sa vie, votre mère vous a confié, considérant son entrée dans la Résistance active, cette phrase qui m’a marqué : "Je voulais être utile. Je voulais faire quelque chose. Mais c’était un peu comme on se suicide". Comment avez-vous perçu cette phrase, et que vous inspire-t-elle ?

Je l’ai comprise comme venant d’une jeune fille qui avait le cœur brisé. Elle venait d’être frappée d’un grand chagrin d’amour, au fond de soi elle avait envie de mourir, mais elle a pensé : tant qu’à faire autant être utile. Je ne pense pas du tout qu’elle ait envisagé de se suicider au fond de son lit. Elle s’est dit qu’à ce moment-là, elle pouvait risquer, "y aller".

 

Sans trop dévoiler l’intrigue, je précise que ce moment intervient au moment de l’arrestation de Jean, et alors que Ginette vient de recevoir de sérieux motifs de douter de la réciprocité de leur amour...

Exactement. Je pense que Jean a beaucoup aimé ma mère. Il n’a simplement jamais été fidèle à personne (rires).

 

Pas d’offense à prendre à titre personnel donc...

Elle était très entière. Mais de ce grand chagrin elle a fait quelque chose de positif, en s’engageant.

 

Le retour à la maison familiale est décrit d’une façon émouvante, avec Louis, son père, partagé entre joie intense et tristesse infinie à l’idée que comme lui qui avait connu les tranchées de la guerre de 14, sa petite fille, légère et innocente quelques années auparavant, avait perdu cette insouciance, qu’elle porterait dès lors "un fardeau invisible dont elle ne pourrait plus jamais se décharger". Vous l’avez ressentie, cette pesanteur, au contact de votre mère ?

(Émue) À dire vrai, je ne l’ai comprise qu’en écrivant ce livre. Je l’avais perçue, mais sans être forcément remontée jusqu’où il fallait remonter... J’ai très bien connu mes grands-parents : j’allais passer tous mes étés d’enfant dans cette maison à Lézignan. J’étais heureuse aussi d’écrire sur eux, de les inscrire dans une forme de durée. Mais c’est vrai que la blessure très profonde que ma mère portait, j’en ai vu les traces, mais je ne l’ai comprise vraiment que très récemment. Je suis née 10 ans après la guerre, mais quand on est enfant, c’est vers l’âge de 10 ans qu’on commence à comprendre les choses, ça nous amène à 20 ans après la guerre. Et 20 ans quand on est enfant, ça paraît tellement loin... Mais pour les adultes autour de moi, c’était tout proche.

 

Et j’ai le sentiment d’ailleurs qu’un peu tout votre parcours a tendu vers ce livre, non ? Vous avez déclaré avoir eu dès l’enfance une envie viscérale de protéger votre mère, vous avez le sentiment d’une forme de promesse tenue ?

Ça va dans ce sens-là... J’ai le sentiment d’avoir fait ce que je voulais faire. De lui avoir rendu justice...

 

Jolie réponse. Est-ce qu’écrire un tel livre sur sa mère, ça ne suppose pas aussi de se faire violence, de lever un voile de pudeur ?

Si. Vraiment. D’aller au bout de ce que je découvrais, au fond. De ce que j’acceptais de voir enfin. Ça a été dur. Même dans ma volonté de la protéger, ça a été dur.

 

Vous l’avez dit d’ailleurs, il y a des choses que vous ne vouliez pas voir, y compris pour vous protéger vous aussi...

Absolument. Il y a même quelques petits détails qu’elle m’avait confiés mais que j’ai préféré garder pour moi. De toute façon, ils ne changeaient rien de fondamental à l’histoire... J’ai essayé d’être digne, en fait...

 

Ce que je trouve joli là-dedans, c’est que vous vous dessaisissez un peu de cette forme de secret pour le partager, pour partager avec le monde l’histoire de votre mère.

C’est vrai. Vous l’avez très bien compris. Ça me procure un sentiment très étrange que je ne saurais pas qualifier. J’ai commencé à faire des rencontres avec les lecteurs, vraiment les retours sont formidables. Beaucoup de gens d’un certain âge me parlent de ce qu’il s’est passé dans leur famille, on remonte aux parents, aux grands-parents... Je reçois aussi des messages de jeunes femmes, de jeunes filles qui me disent que Ginette est devenue pour elles une source d’inspiration. Qu’elle va dorénavant les accompagner. Je trouve ça formidable.

 

Oui... Cette question-là est un peu difficile, j’imagine que vous vous l’êtes posée comme nous tous en lisant ce livre : qu’aurais-je fait à sa place ? Plus dur encore : aurais-je parlé ?

Évidemment, la question sans réponse. On ne peut pas savoir, mais on se la pose. En essayant d’extrapoler, je me dis sans garantie aucune de ne pas me tromper, que si quelqu’un m’avait demandé de l’abriter pour la nuit, je l’aurais fait. Mais m’engager dans la Résistance... Ne pas parler à la Gestapo... Franchement, je doute vraiment que j’en aurais eu le courage.

 

Comme tous, je pense. Il est émouvant, le personnage de votre grand-père qui ressent cette peine de voir qu’elle a vécu ce qu’il avait vécu, alors que comme toute une génération il avait cru les horreurs derrière eux, que c’était la "Der des der"...

Oui... 25 ans après. Quand on a 25 ans, c’est une durée qui paraît colossale. Mais dans une vie d’homme ça n’est pas très long...

 

Est-ce qu’on ne se dit pas, face à un tel parcours, qu’il faut être à la hauteur, quitte à se mettre une pression irrationnelle ? Dans quelle mesure son exemple a-t-il contribué à faire de vous la femme que vous êtes ?

(Émue) Je dois tout à ma mère. Tout. Mon père a joué un rôle. Il y a des choses dont je lui suis reconnaissante. Il a notamment accepté que je fasse des études, il a travaillé pour me payer mes études... Mais c’était un homme qui n’était pas facile. Et je dois dire que toutes les options morales auxquelles j’ai souscrit me viennent de ma mère. Tout cela crée pour moi des obligations, une forme de responsabilité. Je ne suis pas sûre d’être à la hauteur... Mais disons que j’essaie d’aller vers ce qu’elle aurait souhaité.

 

En quelle année votre maman est-elle partie ? Ce n’est indiqué à aucun endroit du livre je crois.

En 1991. Elle n’a pas vécu âgée, en fait...

 

Je vais faire allusion pour cette question à une série populaire de films américains : si vous pouviez voyager dans ce passé-là, à n’importe quel moment du récit, rencontrer cette jeune Ginette, 19, 20 ans à l’époque, savez-vous ce que vous aimeriez lui dire ?

Fais attention à toi, petite... Elle est redevenue très jeune pour moi, avec l’écriture de ce livre. Je me suis fondue dans la jeune fille qu’elle a été, et mon mari qui ne l’a pas connu ne parle plus d’elle qu’en disant "la petite Ginette". Il la connaît très bien en "petite Ginette" maintenant (rires).

 

Mais c’est vrai que l’exercice doit aussi être joyeux, parce que finalement, vous décrivez votre maman jeune, belle, pleine de vie. La faire revivre.

Voilà. La faire revivre pour toujours.

 

Y compris auprès de tous ces lecteurs.

Oui. Et de ses petites-filles aussi. D’abord pour ses petites-filles, je dois dire. Et ensuite, pour tout le monde (rires).

 

Qu’est-ce qui réveille votre fibre de résistante ? La situation des Iraniens et des Iraniennes combattant la théocratie implacable des mollahs par exemple ?

Oui, je pense. Tout ce qui concerne le combat pour la liberté, la justice, l’intimité... Il m’est arrivé autre chose de très sympathique et d’un peu magique autour de ce livre. J’ai eu un très bon papier dans Elle, au départ prévu pour la semaine précédente et finalement paru avec une semaine de retard. Dans un numéro dédié aux femmes iraniennes, avec Golshifteh Farahani en couverture. Y était présent tout un portrait de femmes iraniennes, un peu plus loin le papier sur mon livre, et en fin de volume un long interview avec Ginette Kolinka... Je me suis dit : "Voilà, Ginette Guy, ma mère, est à la bonne place..." Évidemment, l’Iran, l’Afghanistan, l’Ukraine, la Syrie... autant de situations où des hommes et des femmes combattent pour la liberté...

 

Elle Femmes iraniennes

 

Combat qui malheureusement reste en effet plus que jamais d’actualité...

Jamais fini... C’est vrai que le retour de la sauvagerie de la guerre en Europe constitue vraiment un choc...

 

Oui... On a célébré il y a quelques jours les 60 ans du traité de l’Élysée qui consacrait la réconciliation franco-allemande. Votre mère avait-elle su, pu pardonner aux Allemands ? Ou bien avait-elle rapidement, lucidement fait la distinction entre les purs salauds et ceux, comme Willy, personnage attachant du récit, résolument capables d’humanité ?

Elle n’en voulait pas du tout aux Allemands... C’était très individuel en fait, ce qu’elle ressentait. À la Gestapo, elle avait d’ailleurs surtout eu affaire à des Français. Et c’est vrai qu’à la prison elle avait rencontré ces deux personnages, un vieux soldat de la Wehrmacht, et Willy, jeune homme de 18 en charge de la garder elle et ses camarades et qui avait fait preuve d’humanité, à ses risques et périls. Ce n’était pas une question de nationalité donc. Par contre, je dois dire qu’elle avait quand même assez peur de l’Allemagne (rires)... La première fois que je suis allée en Allemagne, à 20 ans, pour un échange linguistique, ça lui faisait peur. Mais je me suis fait des amis en Allemagne, et elle les recevait à la maison sans la moindre réticence. Elle n’en voulait pas "aux Allemands", mais elle avait toujours un peu peur de ce que l’Allemagne pouvait faire ou devenir.

 

Au passage, l’évasion est assez sympathique à lire. À ce moment-là, on ressent bien la joie qu’on peut avoir à se retrouver dans la nature après avoir été enfermé entre quatre murs. Vous retranscrivez bien ce sentiment...

C’est vraiment quelque chose qu’elle m’a raconté en détail. La chose certaine pour elle, c’était qu’il ne fallait pas franchir la frontière, elle devait se sauver avant...

 

Après la guerre votre mère a travaillé dans les assurances. Je me dis qu’elle aurait pu travailler à la résolution de conflits : on constate lors des interrogatoires de Delage qu’elle avait des atouts fabuleux de diplomate sous pression ?

C’est vrai. Mais elle a quand même fait partie d’une génération de femmes, et particulièrement parmi les femmes résistantes, auxquelles on a plus ou moins fait comprendre après la guerre qu’il était temps de rentrer à la maison (rires). Je crois en effet qu’elle aurait tout à fait eu sa place dans une telle carrière. Même en écrivant, et en relisant ce livre, je m’étonne de cette force. Quand elle dit à Delage ou d’autres, "Mais vous savez bien que l’Allemagne a perdu la guerre...", je trouve ça fou...

 

Ginette Guy

 

Et on dirait qu’elle réussissait à les ébranler un peu dans leurs convictions. En tout cas à les faire douter.

En tout cas elle a essayé ! (Rires)

 

Tout n’est pas comparable, et on en a déjà un peu parlé mais je reviens là-dessus : Louis, le père de Ginette, sentait monter les périls dans les années 30. Est-on aujourd’hui dans une ère de montée de tels périls ?

Oui je le pense. Mais ça ne veut pas dire qu’on ne peut pas les arrêter. On est dans la période où on peut encore les arrêter. Pour moi, les dangers sont très grands : la montée de puissances autoritaires voire dictatoriales comme la Russie, la Chine, constitue une menace réelle. Mais on est "avant". Pas pour les Ukrainiens, mais pour les Européens. Espérons qu’on saura faire ce qu’il faut pour les arrêter.

 

Vous expliquez aussi, dans un autre passage touchant du livre, que votre tropisme pour les États-Unis est né d’elle : ils étaient l’incarnation de la libération, de la liberté tout court. 20 ans quasiment se sont écoulés depuis l’invasion de l’Irak. On pense aussi au Vietnam, et pas que... Le rêve américain tel qu’on le concevait a-t-il été dévoyé ? Malgré tout, ils restent les champions de la liberté, le "dernier espoir de l’homme" ?

C’est affreux à dire, mais je pense que oui. Quoique... Vous citez le Vietnam, l’Irak, et bien d’autres situations au cours desquelles les idéaux américains ont été complètement dévoyés, beaucoup de crimes commis. Que dire aussi de l’esclavage, du génocide des Indiens... l’histoire américaine est essaimée de tragédies. À plusieurs reprises on a pu penser que c’était fini, qu’il ne restait plus rien. Et en même temps, jusqu’à présent, et même en gardant tout cela en tête, on constate que les ressorts démocratiques sont toujours là. C’est vrai que l’élection et le mandat de Trump ont été épouvantables, une destruction de tout ce que l’Amérique devrait être. Puis Biden a été élu, même si ça n’a rien résolu sur le fond. Et, en 2022, alors qu’il y avait beaucoup d’anxiété, les gens sont allés voter en grand nombre aux midterms, croyant encore au bulletin de vote. Des résultats se sont fait attendre, eh bien on a attendu pacifiquement. Et les résultats ont été acceptés. Et il me semble que les États-Unis ont réussi à solidifier une coalition derrière l’Ukraine qui pour l’instant tient toujours. Donc au fond, quand il s’agit de défendre la liberté, il nous reste encore les États-Unis. En étant lucide sur le fait qu’un pays mêlé à tant de trahisons, à tant de tragédies ne peut être idéalisé. D’ailleurs on évoque le rêve américain, il y a aussi un rêve européen, mais je pense que les Européens ont bien du mal à assumer la responsabilité de défendre ce rêve.

 

Même si on a le sentiment que s’agissant de l’Europe les choses bougent désormais un peu...

Oui c’est vrai. Mais c’est difficile.

 

J’avais une autre question à propos des États-Unis, même si on s’éloigne un tout petit peu du sujet principal. Êtes-vous de ceux qui souscrivent à l’idée d’une "guerre civile froide" aux États-Unis actuellement ? Et si oui, Joe Biden a-t-il un peu réussi à guérir le pays ?

Pas vraiment... Les ferments antidémocratiques instillés par Trump ont prospéré : la plaie du complotisme, des fake news, la radicalisation d’une partie du camp républicain... tout cela est encore bien vivant. Mais je crois que le président actuel est un homme raisonnable, calme, il ne tweete pas d’injures au quotidien - il ne tweete d’ailleurs jamais. Il contribue à abaisser le niveau des tensions dans le débat public. Mais c’est très fragile...

 

Vos projets et surtout vos envies pour la suite ?

J’hésite. Je n’ai pas encore arrêté mon prochain projet. Je veux continuer à écrire bien sûr, c’est tout ce que je sais faire, pour dire les choses simplement (rires). Ce livre m’a tellement prise, et le soutenir maintenant dans sa nouvelle vie me prend tellement de mon énergie, mais de manière heureuse, que je veux faire ensuite quelque chose qui m’importe vraiment. On m’a proposé des choses, mais je ne suis pas encore convaincue.

 

Et on se dit qu’une telle histoire, tellement bien racontée, pourrait faire l’objet d’une adaptation à l’écran. Est-ce que vous en auriez envie ?

J’aimerais beaucoup. Quelques personnes m’ont déjà dit la même chose, et c’est vrai que ça pourrait être un scénario. Mais on verra, pour l’instant on en est au début de la nouvelle vie de ce livre...

 

Aimeriez-vous que ce livre soit traduit ?

Bien sûr. Je crois que cette histoire est au fond universelle. Et il y a aussi toujours beaucoup d’intérêt pour la période très trouble de la Seconde Guerre mondiale, on n’a jamais fini de l’explorer.

 

Écrire d’autres romans, vous pourriez en avoir envie aussi ?

Cela fait partie des choses auxquelles je réfléchis…

 

 

N

 

Un commentaire ? Une réaction ?

Suivez Paroles d’Actu via FacebookTwitter et Linkedin... MERCI !

31 janvier 2023

Nicolas Gras-Payen : « En histoire, seule devrait compter l'expertise »

Les lecteurs de Paroles d’Actu l’auront remarqué, on parle parfois d’histoire sur ce site. Récemment, deux entretiens grands formats ont été publiés, le premier avec Didier Le Fur, spécialiste reconnu du XVIè siècle, le second avec Paul Jankowski, fin connaisseur des années 1930. Dans les deux cas, un échange s’appuyant sur un livre paru chez l’éditeur d’études historiques Passés Composés. Son directeur, Nicolas Gras-Payen, a d’ailleurs accepté de répondre à quelques questions, je l’en remercie. Exclu, Paroles d’Actu, par Nicolas Roche.

 

EXCLU - PAROLES D’ACTU

Nicolas Gras-Payen : « En histoire,

seule devrait compter l’expertise »

Nicolas Gras-Payen

 

Nicolas Gras-Payen bonjour. Comment définir la patte éditoriale, l’identité particulière de la maison Passés Composés, que vous dirigez, notamment par rapport aux autres éditeurs d’histoire ?

Il me semble important de ne pas se définir par rapport à d’autres, mais de porter une identité réellement singulière. Celle de Passés Composés peut se définir simplement  : être au service des auteurs, tout en respectant les lecteurs, en leur offrant des textes d’histoire de qualité et originaux.

 

À quoi ressemble votre quotidien en tant qu’éditeur ? Quelles sont les grandes joies, et les grandes frustrations inhérentes à ce job ?

L’un des intérêts de ce métier, c’est justement la grande diversité des tâches. Pour le dire très simplement, je partage mon quotidien entre les questions éditoriales, commerciales, médiatiques et financières, bien sûr en échangeant tous les jours avec l’équipe de la maison, que ce soit avec notre directrice commerciale Camille Couture, notre responsable de la presse Amandine Dumas, et bien sûr les éditeurs Arthur Chevallier et Charlotte Balluais.

 

Ça ne me regarde pas, probablement, mais ça m’intéresse : est-ce que ça rapporte, d’éditer des livres d’histoire pointus ? Autrement posé : réussissez-vous à dégager un bénéfice sur la plupart de vos publications ?

Bien entendu, Passés Composés n’est pas sous le régime du mécénat, il est donc indispensable économiquement que nos livres trouvent leur public et, globalement, dégagent un bénéfice.

 

Comment avez-vous vécu, à titre personnel et dans votre profession, les moments les plus critiques de l’épidémie de Covid-19 ? Ça a changé votre façon de voir la vie ? Éclairé d’une lumière nouvelle l’importance des métiers du livre ?

Non, pas particulièrement, je suis convaincu depuis de nombreuses années de l’importance du livre, pour la construction intellectuelle de chaque individu comme pour la qualité du débat public.

 

De par ce que vous en percevez, comme éditeur et comme observateur, les Français ont-ils plus ou moins envie d’histoire qu’il y a 5, 10 ou 25 ans ? Quelles époques vous semblent avoir le vent en poupe actuellement, et qu’est-ce que ça dit de nous ?

À mon échelle, soit depuis plus de 15 ans, je ne vois pas d’évolution massive. Le marché n’est pas en croissance, c’est une constante, mais il reste fort. Les Français aiment l’histoire, dans sa diversité et sa pluralité. Pour ce qui est des périodes, l’époque contemporaine reste la plus porteuse, avec une forte représentation de la Seconde Guerre mondiale. L’histoire antique revient depuis quelques année en force. Ce qui n’empêche pas des succès dans les autres domaines.

 

Aimer l’histoire n’est-ce pas aussi un signe d’inquiétude, un besoin de se rassurer par rapport à notre temps, voire de se réfugier dans le passé ? D’ailleurs que vous inspire-t-elle notre époque ?

Sans doute, mais je crois aussi au plaisir intellectuel de l’histoire. C’est une matière qui porte en elle-même une dramaturgie exceptionnelle. Par ailleurs, je ne crois pas que les lecteurs d’histoire sont des nostalgiques, et sans imaginer que l’histoire explique tout du présent, voire permet d’anticiper l’avenir, il est essentiel de comprendre que tout sujet actuel a une historicité. Réfléchir à l’Europe ou aux migrations sans en connaître la genèse me semble partir d’un mauvais pas…

 

Lors d’interviews vous avez indiqué vouloir mettre en avant la part de récit, de dramaturgie justement de l’histoire. Comment bien raconter l’histoire sans raconter d’histoires, et surtout comment faire naître des réflexions chez le lecteur sans l’assommer de données qui le perdraient et lui feraient perdre de vue l’essentiel du récit ?

Tout passe par les autrices et auteurs  : ce sont eux qui, par leur idées et leurs intuitions, étayées ensuite par les sources, donnent un angle à leur propos. Nous avons d’ailleurs la chance d’avoir dans notre matière un rapport fort à l’écrit  ; les historiens qui produisent des livres ont dans leur grande majorité une écriture claire et agréable.

 

Quelle serait à votre avis la bonne manière pour amener vers l’histoire des publics qui n’y vont pas naturellement, sauf par des voies très sinueuses - je pense notamment aux séries et films qui souvent prennent de grandes libertés avec les faits ? De ce point de vue, votre nouvelle branche BD biographiques rencontre-t-elle un succès intéressant, notamment auprès des publics plus jeunes ?

En tout franchise, je ne pense pas que l’on puisse offrir des livres d’histoire au public qui n’en lit pas. C’est prendre l’ombre pour la proie. Ce qui bien sûr ne nous empêche pas d’être innovants à travers de nouvelles formes, comme l’infographie.

 

Un candidat à la dernière présidentielle s’est fait connaître depuis des années pour ses livres et chroniques télé parlant d’histoire, avec certes une habileté d’écriture incontestable, mais surtout une lecture biaisée des faits pour un prisme idéologique très marqué. Ça vous inquiète, l’instrumentalisation politique de l’histoire, notamment quand ceux qui la pratiquent se voient reconnaître par le public une autorité intellectuelle, et comment contrer cela ?

C’est un vaste sujet. Je rappelle simplement que ce n’est pas nouveau, l’histoire a souvent, par le passé, été utilisée à des fins politiques, dans une lecture subjective. Ce qui m’inquiète en revanche, c’est la place et la légitimité de l’expertise. Je constate fréquemment que la parole d’un historien ou d’une historienne qui a travaillé parfois 20 ans sur un sujet n’est pas plus légitime que celle d’un éditorialiste qui aborde le sujet depuis deux jours. Je crois que la dernière polémique en date autour des tirailleurs sénégalais est assez symptomatique. Cette défiance vis-à-vis du savoir académique m’inquiète.

 

Le concept de "devoir de mémoire", utilisé pour sacraliser en quelque sorte, la mémoire de faits tragiques établis (l’Holocauste, la colonisation...) face à ceux qui les nient n’est-il pas un peu contre-productif, en ce qu’il donne à penser qu’il y a des espèces de dogmes en histoire ? Le "devoir d’histoire", n’est-ce pas aussi, favoriser le débat, et dans quelles limites est-ce acceptable : seuls les historiens doivent-ils pouvoir débattre de sujets d’histoire ?

Non, je ne crois pas que le devoir de mémoire soit contre-productif. Certes, il y a des querelles mémorielles, mais le souvenir est essentiel tant pour les individus que pour les sociétés. Le débat doit bien sûr avoir lieu, mais je vous renvoie à mon point précèdent  : avec quelle légitimité  ? En se fondant sur quelles recherches  ? Tous les points de vue ne se valent pas. Enfin je crois que tous les débats constructifs impliquent écoute et modération, quand la communication au sein des sociétés contemporaines se structure au contraire autour de positions radicales, voire extrêmes.

 

Un commentaire ? Une réaction ?

Suivez Paroles d’Actu via FacebookTwitter et Linkedin... MERCI !

Posté par Nicolas Roche à 15:22 - - Commentaires [0] - Permalien [#]
Tags : , , , , ,

23 décembre 2022

Françoise Piazza : « Mieux qu'un poète, Barbara est une effleureuse d'âmes »

Barbara nous quittait il y a vingt-cinq ans, en novembre 1997, une disparition et surtout une œuvre, une vie déjà évoquées dans Paroles d’Actu ces dernières semaines : il y a eu l’interview avec Jean-Daniel Belfond, puis celle avec Alain Wodrascka. Pour compléter cette espèce de trilogie qui n’était pas prévue, et alors que l’année touche à sa fin, j’ai le plaisir de vous présenter, au travers de cet article, un ouvrage original, riche source d’infos et de témoignages inédits sur cette "longue dame brune" que chanta en son temps, en duo avec l’intéressée, Georges Moustaki.

La biographe Françoise Piazza a dirigé ce Barbara à livre ouvert produit de manière participative, avec à ses côtés le jeune Thomas Patey, grand amateur de chanson française qui avait déjà contribué à notre site, pour un hommage à Charles Aznavour (2019). Je les remercie tous deux pour les réponses qu’ils ont bien voulu me faire, je remercie aussi Frédéric Quinonero pour le tuyau. L’ouvrage mériterait bien d’être lu par toute personne aimant Barbara. Lisez, écoutez de la musique, évadez-vous... Joyeux Noël à toutes et tous ! Exclu, Paroles d’Actu, par Nicolas Roche.

 

Barbara à livre ouvert

Barbara à livre ouvert

https://helloasso.com/associations/la-saisonneraie/paiements/barbaraalivreouvert

ou

La Saisonneraie - 32 rue du Russon- 60350 Cuise la Motte (chèque).

29 euros, frais denvoi inclus.

 

 

I. Françoise Piazza, interview 

Françoise Piazza bonjour. Quelle a été l’histoire de cet ouvrage Barbara à livre ouvert, qui est riche en informations biographiques et en témoignages inédits, alors qu’on commémore en ce moment les 25 ans de la disparition de Barbara ? Publier quelque chose pour cette occasion, c’était comme une évidence pour vous ?

Il y a quelques années, "les Oiseaux" évoqués dans cet ouvrage (un groupe de fans de Barbara, ndlr) m’ont confié un dossier avec des lettres écrites à Barbara au lendemain de sa disparition, et quelques dessins, me demandant si "on pouvait en faire quelque chose". C’était très inabouti, très brouillon, je l’ai laissé dans un tiroir. Et le temps a passé.

Le 9 juin, jour de naissance de Barbara, j’ai recherché ce dossier et presque tout éliminé, avec l’envie soudaine d’écrire sur elle, un petit signe 25 ans après sa disparition. Trop tard sur le plan du calendrier de mon éditeur ! J’ai donc élaboré seule le fil conducteur, puis contacté Thomas Patey, dont j’aime la plume, et qui avait écrit l’avant-dernier chapitre de mon livre Cora Vaucaire en clair-obscur, en 2021. En laissant à Thomas toute liberté.

 

Qu’avez-vous ressenti quand vous avez eu le livre terminé entre les mains ? L’aboutissement d’une belle aventure, longue, parfois difficile aussi ?

Un vague à l’âme, comme toujours quand le livre s’en va vivre sa vie, une certaine mélancolie...

 

Vous l’évoquiez à l’instant : racontez-nous la rencontre avec Thomas Patey, tout jeune amateur de chanson française que j’avais eu moi-même la chance d’interviewer un an après la mort de Charles Aznavour ? Comment vous êtes-vous "trouvés" autour de Barbara, et autour de ce projet ?

Lorsque j’ai publié Juliette Gréco - Entrer dans la lumière en janvier 2020, aux Éditions de l’Archipel, Thomas avait 20 ans. Il s’est passionné pour mon livre (la chanson est sa passion vous l’avez dit) et m’a écrit sur les réseaux sociaux. Une correspondance s’est établie au fil des semaines. Juliette est partie. Elle était ma soeur d’élection depuis notre rencontre, en 1968. J’avais 19 ans, et elle 41. Thomas m’a demandé si je pouvais l’aider à entrer à l’église de Saint-Germain-des-Prés , la cérémonie était sur invitation. Nous nous sommes donné rendez-vous là. Après, tout s’est enchaîné, nos rencontres, nos échanges écrits, nos passions communes...

 

Parmi les témoignages recueillis, ceux d’artistes illustres comme Anny Duperey ou Béatrice Agenin, ceux de proches collaborateurs, et aussi d’anonymes, ces "Oiseaux" donc, restés fidèles à Barbara. Comment les uns et les autres ont-ils reçu votre démarche ? Ça a été compliqué parfois d’en faire convaincre certains, peut-être parce que l’exercice peut supposer de toucher une corde sensible, de retirer un voile de pudeur ?

Je n’ai rencontré aucune difficulté . J’en ai d’abord parlé à Martine Chevallier et Anne Delbée qui sont des amies. J’ai écrit à Anny Duperey et à Béatrice Agenin, toutes les deux très touchées qu’on pense à elle. J’ai envoyé Thomas rencontrer Mine Verges que je connais bien pour être allée parfois chercher les robes de Juliette dans son atelier, et Marie-Thérèse Orain, que je connaissais par Cora Vaucaire. Pour les "Oiseaux", j’ai gardé les lettres les plus marquantes, dont celle de Marie-Claude Semel, illustratrice aussi, que je connais depuis Mogador (1991). Jack Gabriel Le Gall, que je connaissais aussi, m’a offert un dessin pour la couverture. Jean-François Fontana ne devait, au départ, que vérifier les dates et les lieux (Barbara l’appelait "ma mémoire") et il a eu envie d’"écrire quelques "Je me souviens", jusqu’à en écrire 50 ! En fait 100, mais il a élagué ! Les témoignages des "Oiseaux" et de Jean-François Fontana, essentiels, apportent un éclairage nouveau à ce portrait à quatre mains.

 

 

Dans ce livre, vous évoquez parmi d’autres vos moments partagés avec Barbara, les émotions qu’elle vous a inspirées et qu’elle inspire encore. Comment qualifieriez-vous la place particulière qu’elle tient dans votre vie, et qu’est-ce qui la rend aussi chère à votre cœur ? Barbara c’est aussi, une source d’inspiration ?

J’ai rencontré Barbara lorsque j’avais 16 ans et, sans avoir jamais été de ses intimes, je l’ai toujours connue. Ses chansons ont bercé mes nuits adolescentes et guéri mes premiers chagrins d’amour. Ma mère lui a demandé si elle pouvait donner à sa maison le nom de La Saisonneraie, titre de l’une de ses chansons. J’habite à mon tour une Saisonneraie, dans l’Oise, et c’est le nom que nous avons choisi pour l’association qui a publié ce livre... Sa mort a été un déchirement, ma mère a versé à sa disparition toutes les larmes retenues à a disparition de ses proches au fil du temps.

 

Touchant témoignage... Nous évoquions Thomas Patey tout à l’heure, il y a une section du livre qu’il a écrite et qui s’appelle "Le bel âge", recueil de témoignages de très jeunes amateurs de Barbara, tous nés après le grand départ de la dame en noir. Comment expliquez-vous, notamment après avoir dirigé ce livre et recueilli toute cette parole, qu’elle nous "parle" toujours autant, aux anciens qui l’ont aimée "avant" comme aux jeunes qui ne l’ont pas connue, contrairement par exemple à une Juliette Greco ?

Elle seule a su - par quel miracle ? -, trouver les mots qui bouleversent, qui consolent, qui guérissent, qui font chavirer Thomas quand il avait 7 ans, la lycéenne que j’étais alors, et les jeunes gens d’aujourd’hui. Juliette, dont j’étais bien plus proche, n’écrivait pas ses textes et on a parfois donné d’elle une image tantôt lointaine , tantôt sulfureuse, elle qui n’était que douceur, rires et tendresse. Juliette était plus discrète, éteignait les applaudissements en glissant sur la chanson suivante, alors que Barbara les entretenait par une frénésie qui électrisait son public et ça devenait la messe !

Juliette Gréco

Impossible de comparer ces deux univers. J’ai écrit trois livres sur Juliette : De Juliette à Gréco, en collaboration avec Bruno Blanckeman, à présent spécialiste de la littérature contemporaine à la Sorbonne (Éditions Christian de Bartillat, 1994), Juliette Gréco, merci !, illustré de centaines de photos, un livre qu’elle a défendu et adoré (Éditions Didier Carpentier. 2009 ). Elle disait "Ce n’est pas un livre pour un livre, c’est un livre pour dire Je t’aime, et c’est bouleversant", et le dernier, à l’Archipel, en 2020. On lui a lu , car elle ne pouvait plus lire ; Ce ne sont pas des biographies, même s’il y a un fil conducteur, ce sont des portraits littéraires et des reflets de vie.

 

Je sais qu’on n’aime pas trop ce genre de question en général quand on aime un artiste, mais je vous la pose quand même : pas vos chansons préférées, non, mais disons, si vous deviez recommander des chansons de Barbara qui vous touchent particulièrement à quelqu’un qui serait curieux de la découvrir, quel serait votre choix ?

Chapeau bas. La Saisonneraie. Coline. Gauguin. La solitude. Il automne. L’île aux mimosas...

 

 

Sa place au panthéon des grands de la culture française, peut-être même de nos poètes authentiques, elle l’a à votre avis ?
Elle n’aimait pas que l’on dise d’elle qu’elle était un poète, elle parlait volontiers de ses "petits zinzins"... Elle est mieux qu’un poète, elle est une effleureuse d’âmes.

 

Trois adjectifs pour qualifier Barbara telle que vous croyez l’avoir comprise ?

Solitaire. Excessive. Imprévisible.

 

Les idées reçues que vous voudriez casser pour de bon avec ce livre ?

Que ses chansons sont noires et désespérées, et qu’elles foutent le bourdon !

 

Si vous aviez pu lui poser une dernière question, savez-vous ce que vous lui auriez demandé ?
Voulez-vous venir fleurir mon jardin ?

 

Vos projets, surtout vos envies pour la suite Françoise Piazza ?

J ’aimerais écrire sur Serge Reggiani !

 

Un dernier mot ?

J’aimerais la croiser dans l’au-delà, et lui dire à quel point je l’ai aimée.

 

Françoise Piazza

Réponses datées du 8 décembre.

 

 

II. Thomas Patey, interview

 

Bonjour Thomas et merci d’avoir accepté de répondre à mes questions. Comment t’es-tu retrouvé dans cette aventure Barbara, à livre ouvert ? Vous vous connaissiez auparavant, avec Françoise Piazza ?

J’ai écrit à Françoise pour la première fois il y a trois ans. Elle venait de publier un ouvrage sur Juliette Gréco et j’avais voulu discuter avec elle à ce sujet. C’est d’ailleurs lors des obsèques de Gréco que nous nous sommes rencontrés physiquement, quelques mois plus tard, à Saint-Germain-des-Près sous un ciel de pluie. Au fil du temps une amitié est née et rares sont les jours où nous ne discutons pas ensemble. J’ai beaucoup de chance d’avoir rencontré Françoise, elle m’a beaucoup aidé à mon arrivée à Paris, sans pour autant qu’elle y habite. Nous partageons elle et moi, la même passion pour la chanson française, à la différence que Françoise a eu pour amis d’immenses noms de la chanson et du théâtre.

Cette aventure Barbara, à livre ouvert nous est venue au printemps. Nous avons eu envie de rendre hommage à Barbara, disparue il y a vingt-cinq ans. Françoise m’avait déjà demandé d’écrire modestement un texte pour son livre Cora Vaucaire, en clair-obscur et un chapitre dans Francesca Solleville, contre vents et marées, mais là, et je le dis avec un profond sentiment de gratitude, elle a souhaité que nous signions ensemble le livre, en me désignant auteur de plusieurs chapitres. Ça m’a beaucoup touché, et rapidement j’ai eu très envie de le faire. C’était un peu inconscient parce les études me prennent déjà du temps, mais l’idée de rendre hommage à Barbara était importante pour moi. Et donc nous l’avons fait. Quand je pense à ça, je suis assez fier, et je me revois à Calais, acheter l’ouvrage de Françoise consacré à Juliette Gréco, et je me dis que la vie, et les rencontres, ça réserve de jolies surprises.

 

 

Le chapitre "Le Bel Âge", qui reprend le titre d’une chanson de Barbara, est écrit par toi et rendu vivant par la multitude de témoignages de jeunes que tu as recueillis. Il y a le tien, celui de ta sœur aussi d’ailleurs. Je sais déjà ton amour pour la chanson française ancienne époque : Barbara, ça a vraiment été, parmi tous ces artistes, une révélation, un choc particuliers pour toi ?

Ce chapitre est l’un des petits bijoux de ce livre, j’ose le dire. Il rassemble en effet des textes écrits par d’étudiants tous nés après la disparition de Barbara. Je voulais montrer que Barbara continuait sa route auprès de la jeune génération, j’espère avoir réussi. C’était en tout cas très émouvant de recevoir ces témoignages – tous remarquablement écrits d’ailleurs – de jeunes d’horizons très divers. J’ai quand même reçu le texte d’une élève du conservatoire de Montréal, c’est incroyable.

Pour répondre à ta question, oui. Je ne me souviens plus de comment j’ai découvert Aznavour par exemple. Barbara oui, avec la chanson Nantes, j’avais sept ans. C’est un souvenir ancré au plus profond de moi, presque douloureux, mais je suis persuadé que ce moment précis a déterminé tout le restant de ma vie. Ce jour là, j’ai compris, je ne saurais pas te dire quoi, mais j’ai compris... Avant, je n’avais que Piaf pour idole, puis Barbara est venue déposer son piano noir auprès de moi. Crois-moi, quand enfant on a Barbara auprès de soi, on grandit plus vite que les autres camarades de la cour de récréation...

 

Barbara a à ton avis une place à part dans le patrimoine de la chanson française ? Qu’est-ce qui la rend différente à cet égard ?

L’œuvre de Barbara n’est pas immense quand on se penche sur le nombre de chansons, et pourtant, elle incarne à elle seule une certaine idée de la chanson française. Elle est je crois la seule à se livrer à ce point dans ses textes. Là est la différence entre elle et les autres à mon avis  : son œuvre est essentiellement autobiographique là où Ferré, Brel ou Brassens chantent leur vision du monde. C’est évidemment à nuancer mais il faut savoir que Barbara ne pouvait pas écrire sans que quelque chose ne lui soit arrivé, comme si elle prenait son cœur pour l’étaler sur le piano. Elle est ainsi plus qu’une immense interprète, elle est cette femme qui chante en nous offrant le plus profond d’elle-même. C’est pour ça qu’elle nous touche autant. C’est pour cette même raison sans doute que son œuvre est à ce point homogène.

 

Comment expliques-tu, tête froide, que Barbara "parle" autant à tant de jeunes, bien plus sans doute que nombre d’artistes, même auteurs-compositeurs-interprètes, de sa génération ? Qu’avait-elle en plus, et comment ont réagi la plupart des jeunes dont tu as sollicité le témoignage ?

C’est une question très difficile, c’est le mystère et la magie de Barbara. Elle est en effet une des rares de sa génération dont la carrière se poursuit aujourd’hui, malgré son absence. Alors pourquoi  ? Son "mal de vivre" y est sans doute pour quelque chose, il est vécu par de nombreux jeunes, et de plus en plus par les temps qui courent. Tous ces étudiants qui m’ont écrit répètent à quel point la sincérité de Barbara les a bouleversés. C’est vraiment troublant et je ne sais pas si cela demande une explication. C’est un fait, cela existe... Barbara est toujours écoutée, et c’est trop beau pour en chercher la cause.

 

Parmi cet emballant patchwork d’articles, il y a les récits de tes entretiens avec des gens ayant côtoyé Barbara, notamment "Mine" sa costumière, et la chanteuse Marie-Thérèse Orain. Que gardes-tu de ces rencontres ? De tous, c’est encore l’exercice que tu préfères ?

Oui, on est dans le vrai lors de ces entretiens. C’est un véritable travail de journaliste auquel je me prêté pour la première fois... et je me suis beaucoup amusé. C’était passionnant. Avec Mine notamment, j’ai passé un moment hors du temps dans les jardins du Palais-Royal. C’était délicieux de drôlerie et tellement émouvant de l’écouter me raconter ses souvenirs avec Barbara. Ce genre d’exercice, comme tu le dis si bien, m’a permis, à travers la voix des autres, d’être au plus proche de Barbara. Je ne pensais pas rire autant. Je remercie vraiment Mine et Marie-Thérèse pour ces souvenirs magnifiques et leur amitié. Vous verrez en lisant nos échanges que Barbara était un vrai clown.

 

T

Thomas Patey avec Mine.

 

Parmi les artistes d’aujourd’hui, ceux que les jeunes de ton âge écoutent plus volontiers, quels sont ceux qui arrivent à trouver grâce à tes yeux ? Des coups de cœur récents ?

En arrivant à Paris, j’ai découvert de jeunes artistes débordants de talent. À titre d’exemple, un garçon nommé Samuel Devin mérite bien un peu de lumière. J’espère que ça va décoller pour lui. Il écrit magnifiquement, dans la pure tradition de la chanson française tout en osant la moderniser. Si vous aimez la chanson, courez l’écouter, vous ne serez pas déçus. Puis en vous promenant dans les rues de la capitale le soir, vous pouvez rencontrer dans quelques cabarets ou restaurants des chanteuses ravissantes comme Angelina Wismes, qui a d’ailleurs enregistré un album hommage à Barbara, ou Donamaria à la voix envoûtante.

J’essaye de suivre l’actualité des nouvelles têtes d’affiche, mais je ne m’intéresse qu’aux artistes ayant une véritable singularité. Beaucoup de chanteurs de la nouvelle génération se ressemblent encore trop les uns les autres et proposent un art similaire, je trouve cela dommage. Après, parmi ceux qui ont véritablement percé ces dernières années, je dois avouer mon petit faible pour Clara Luciani.

 

Si un savant un peu fou te proposait un voyage dans le temps, aller-retour ou aller simple, pour aller vivre ta jeunesse dans les années 50, ou 60, ou 70, tu signerais ? Où et quand voudrais-tu aller passer tes 20 ans ?

J’ai longtemps souffert de ce que Woody Allen appelle le «  syndrome de l’âge d’or  », moins aujourd’hui. Cependant, je ne pense pas que je refuserais un voyage dans le Paris des Années Folles aux côtés de Joséphine Baker, Ernest Hemingway, Kiki de Montparnasse ou Maurice Chevalier, tout comme je ne pourrais pas résister à une nuit dans un cabaret de la Rive Gauche dans les années 50. Je suis de ceux qui regrettent de ne pas avoir pu fréquenter ou voir sur scène les légendes du music-hall. La mémoire a le défaut sans doute de mystifier un peu ces époques, ça ne me dérange pas... on a le droit de rêver un peu  !

 

 

Si tu devais faire découvrir Barbara à quelqu’un de vingt ans qui aurait cette curiosité, sur la base de ton ressenti et de tes préférences à toi, quelles sont, disons, les cinq chansons que tu lui recommanderais d’écouter ?

À mon sens, la chanson la plus adéquate pour découvrir Barbara c’est Mon Enfance. C’est peut-être la plus belle de son répertoire. Je laisse le soin à nos lecteurs de l’écouter pour qu’ils comprennent.

Ensuite je réponds rapidement sinon je ne saurai plus te répondre tant de titres se bousculent dans ma tête. Gueule de nuit est un de mes préférées, tout comme Parce que je t’aime. Puis, pour prouver que Barbara est une femme délicieusement drôle, je dirais la chanson Hop là !, mais à écouter lorsque Barbara la chante en public en introduisant le texte d’une façon magistrale. Enfin Gauguin chanson rarement évoquée dans l’œuvre de Barbara. Tout d’abord parce que pour l’étudiant au Louvre que je suis, c’est un titre sublime, parce c’est un des textes les mieux écrits de Barbara et qu’il est dédié à Jacques Brel. C’est quand même pas mal d’imaginer Gauguin peindre Amsterdam non  ?

 

 

Si tu avais pu rencontrer Barbara (pas de regret, vous vous êtes ratés de loin), et si tu avais pu lui poser une question, sais-tu ce que tu lui aurais demandé ?

Je lui aurais demandé son numéro de téléphone pour pouvoir la rappeler, tout simplement...

 

Trois adjectifs pour la qualifier au mieux par rapport à ce que tu crois avoir compris d’elle ?

Barbara était une femme généreuse, cela ne fait absolument aucun doute. C’est le sentiment qui est le plus apparent lorsque l’on discute avec ses proches. Roland Romanelli raconte souvent cette anecdote de Barbara offrant une girafe en peluche géante à un petit garçon qui la regardait derrière une vitrine. Son engagement contre le SIDA, ses récitals en prison sont aussi indissociables de cette générosité exceptionnelle. Je pense que Barbara était très drôle, on devait beaucoup s’amuser avec elle. Marie-Thérèse Orain présente Barbara comme une femme intelligente, en y réfléchissant je pense qu’elle a raison. L’intelligence à la fois de réussir une telle carrière, en se créant elle-même, puis cette intelligence dans l’écriture que personne ne peut lui contester.

 

Tes projets, et surtout tes envies pour la suite ?

C’est une aventure formidable d’écrire un ouvrage, je ne serais pas contre en écrire de nouveaux dans les années à venir... tu en seras informé  ! J’ai de nombreuses idées en tête, je pense même que tenir une émission radiophonique ou télévisée pour discuter musique, peinture, littérature, avec des cinéastes, des écrivains, des danseurs, ça me plairait beaucoup.

En ce qui concerne ma passion pour la chanson, là aussi un projet plus concret est en train de se construire. Avec Carla Scalisi, ancienne étudiante à Science-Po, nous mettons en œuvre une initiative de protection et de sauvegarde du patrimoine musical français avec la création du Panthéon de la Chanson, un projet porté par des institutions, ayants-droits et descendants d’artistes qui, nous l’espérons, deviendra le lieu de mémoire de la chanson française, telle que nous la définissons. Nous espérons que notre projet séduira du monde et aboutira à deux choses, l’ouverture d’un «  Musée de la chanson française  », et élever la chanson française au rang du Patrimoine immatériel de l’UNESCO.

 

Un dernier mot ?

Je tiens vraiment à remercier Françoise Piazza de m’avoir cru capable d’écrire à ses côtés, et de son amitié. Il ne me reste plus qu’à te remercier toi, à souhaiter à tous ceux qui nous lisent de très belles fêtes de fin d’année... avec Barbara qui chante si joliment «  Il s’en allait chez Madeleine près du Pont d’l’Alma / Elle aurait eu tant de peine qu’il ne vienne pas / Fêter Noël, fêter Noël  ». À très bientôt pour la suite des aventures  !

 

Thomas Patey 2022

Réponses datées du 21 décembre.

 

Un commentaire ? Une réaction ?

Suivez Paroles d’Actu via FacebookTwitter et Linkedin... MERCI !

06 décembre 2022

Vincent Delareux : « Aujourd'hui, ma plume est publique, c'est ma victoire ! »

Alors qu’on entre, doucement mais sûrement, dans cette période des fêtes propice à se poser un peu, peut-être à lire de la littérature (jamais une mauvaise idée !), je souhaite vous faire découvrir aujourd’hui un roman, Le Cas Victor Sommer (Éd. de l’Archipel), et tout autant son auteur, le jeune Vincent Delareux. Dans cet ouvrage, vous allez rencontrer Victor Sommer, la trentaine, paumé, le suivre dans une intimité qu’il partage bien peu, et découvrir un peu des méandres d’un esprit torturé. Il y a du Norman Bates, de Psychose, dans le personnage, à l’évidence, mais ce qui est raconté surtout, et c’est là que l’auteur est fort, c’est un glissement presque universellement transposable, d’une stabilité précaire, illusoire, vers une implosion, voire une explosion aux effets catastrophiques. Quand Vincent Delareux nous parle de Victor Sommer, il parle aussi de lui, assumant la part d’autobiographie (limitée, ouf) du roman, et il parle à chacun de nous, parce qu’on peut tous, un jour, perdre pied. Je remercie l’auteur pour l’interview qu’il m’a accordée, pour ses confidences, et je recommande cet ouvrage : la plume est agréable, et le propos, riche, ne manque pas de maturité, et il ne manquera pas de faire réfléchir. Exclu, Paroles d’Actu, par Nicolas Roche.

 

EXCLU - PAROLES D’ACTU

Vincent Delareux : « Aujourd’hui,

ma plume est publique, c’est ma victoire. »

Le Cas Victor Sommer

Le Cas Victor Sommer (L’Archipel).

 

Vincent Delareux bonjour, merci d’avoir accepté de répondre à mes questions pour Paroles d’Actu. Avant de nous parler de Victor, raconte-nous un peu Vincent. Est-ce aussi facile de le mettre à nu lui plutôt que ce M. Sommer qui finalement n’a rien demandé à personne ?

Je n’ai pas de mal à me dévêtir. En fait, je le fais volontiers. Je ne suis pas pudique en matière de sentiments et j’exhibe à chaque coin de rue ce qui m’habite au quotidien  : tiraillements, colère, culpabilité… mais pas que  ! Je ne suis pas un monstre accompli, il me reste encore un peu de vertu (je crois).

 

Ce qui nous réunit au premier chef aujourd’hui, nos lecteurs l’auront compris, c’est ton roman, Le Cas Victor Sommer (L’Archipel). On peut dire qu’il a déjà un peu fait parler de lui, même Amélie Nothomb en a dit du bien ! Ça a été quoi l’histoire de ce roman, de la première idée jusqu’à la dernière touche, je crois d’ailleurs  qu’il a eu un parcours d’édition un peu particulier ?

J’ai commencé l’écriture du roman à l’été  2019 sur mon portable. Nous étions en voiture, de retour d’une course dans la boue. J’étais souillé de la tête aux pieds. Ça tombait bien  : je m’attaquais à écrire la vie d’un pauvre bonhomme englué dans le vice, dépravé malgré lui.

Je l’ai rédigé en six mois, l’ai relu et retravaillé plusieurs fois, avant de l’envoyer à une cinquantaine de maisons d’édition. N’essuyant que des échecs (agrémentés quelquefois de mots très encourageants), je me suis auto-édité chez Librinova à l’été 2020. Puis, en février 2021, surprise : je décroche le Prix des Étoiles (prix organisé par Librinova). Nous étions 1 666 en lice. Je n’en suis toujours pas revenu.

Puis Virginie Fuertes des Éditions de l’Archipel m’a repéré. Nous avons signé le contrat fin 2021, pour une publication en mai 2022. Depuis, mon éditrice est devenue une personne centrale dans ma vie.

 

À la lecture, on note la richesse de ta plume. Écrire, c’est quelque chose qui t’est naturel depuis longtemps ? Qu’est-ce que cet exercice t’apporte : est-ce qu’au delà de te plaire c’est quelque chose qui te fait du bien  ?

Le compliment sur ma plume me touche. Je ne m’attendais pas vraiment à ce que les lecteurs relèvent une telle qualité. D’ailleurs, j’étais persuadé que le roman ne parlerait à personne, ou presque. Heureusement, je me suis trompé. J’en suis le premier surpris.

Disons les choses comme elles sont : j’ai commencé à écrire pour les autres. Ou plutôt contre les autres. J’ai grandi dans un environnement où l’on taisait beaucoup de choses et où le fameux «  vivons cachés, vivons heureux  » était une ligne de conduite. Ne pas faire de vague, ne pas parler de soi. À la fin de l’adolescence, j’ai rejeté cet impératif. Aujourd’hui, ma plume est publique : c’est ma victoire.

Je n’ai pas de mal à exprimer mes sentiments, à les coucher sur le papier. Cela m’est naturel et même indispensable. Je ne suis pas de ceux qui se taisent – malheureusement pour mon compagnon, qui subit ma loquacité avec beaucoup de courage.

 

Je ne raconte pas l’histoire du roman, mais quelques bribes. En gros, quatre personnages, Victor la trentaine qui habite seul avec maman dans… une vieille maison  ; la maman de Victor donc  ; le psy de Victor qui est peut-être un peu plus que juste son psy  ; et cette fille que Victor va retrouver après des années de parfaite indifférence. Bon, ça ne s’invente pas tout ça, est-ce qu’il y a une part de toi dans tout ce récit  ? Pas trop de toi dans Victor quand même, enfin on espère… Et sinon, tout va bien avec ta maman... ?

Les lecteurs s’inquiètent beaucoup pour ma mère, c’est vrai. Disons que Victor, c’est moi – ou plutôt, c’est ce qu’il y a de pire en moi. J’ai extrait mes vices les plus profonds et en ai fait un personnage. Pour autant, je ne suis pas coupable de ses méfaits, rassurez-vous.

 

La psychothérapie tient une place importante dans la vie de Victor, pour essayer de lui faire retrouver comme un semblant d’équilibre. Cette démarche-là c’est quelque chose qui te parle  ?

Je suis en analyse depuis quatre ans et cette thérapie m’a appris une tonne de choses sur ma famille et moi. Je suis très investi dans ce travail et ai beaucoup avancé. Guérit-on pour autant de ses névroses ? Probablement pas. Le simple fait de conscientiser nos souvenirs refoulés ne suffit pas à guérir d’un coup. Mais on apprend beaucoup lorsqu’on est impliqué dans ce type de thérapie. La psychanalyse et l’écriture sont les deux démarches qui m’ont le plus apporté, à ce jour.

 

La question de la quête des origines est très présente dans le roman, pourquoi  ?

Parce que c’est la question suprême et universelle. Tous les peuples sous toutes les latitudes et à toutes les époques se la sont posée. L’angoisse de nos débuts est au moins aussi pesante que celle de notre fin. J’ai fait plusieurs dépressions profondes à cause de ces questionnements existentiels, car je les savais insolubles et ne pouvais me résoudre à ne pas savoir. Puis j’ai fini par accepter d’être ignorant. L’apaisement a suivi, et cette paix, quand vous l’atteignez, est puissante.

 

Là encore j’essaie de ne pas trop en dévoiler, mais on peut découper à mon avis le récit en trois parties, trois tranches du parcours de notre héros si on peut l’appeler comme ça : la routine calfeutrée dans l’ombre, le difficile apprentissage de la lumière, puis l’abîme sans nuance. De quoi ton histoire est-elle le récit ? Ils sont nombreux à ton avis les Victor, ces gentils paumés de la société pouvant péter un câble sans crier gare ?

Ce découpage en trois parties était en effet mon idée. On commence par l’ombre du néant et l’on finit dans l’abîme. C’est peut-être pour cela qu’Amélie Nothomb rapproche le roman de la Bible. Sauf que Victor n’est pas un Christ, même s’il aimerait l’être. (N’est pas Messie qui veut !)

Bien sûr qu’il y a un tas de gens paumés, et j’en suis. Bien sûr que beaucoup peuvent dérailler. D’ailleurs, tout le monde le peut. La psychanalyse ne dit pas autre chose, je crois. Nous refoulons notre bestialité depuis que nous vivons en société. Je ne dis pas que c’est mal, évidemment ; je constate simplement. Quelquefois, l’instinct reprend le dessus et la violence resurgit. C’est fâcheux, parfois désastreux, mais cruellement naturel.

 

Il y a dans le livre ce running gag qui n’en est pas un, tous les matins Victor suit la même routine, il va chercher le journal pour sa mère et se voit toujours accueilli par un vendeur froid qui lui donne invariablement un "Bonjour, Monsieur" des plus impersonnels. C’est un ressenti bien ancré en toi  : aujourd’hui peut-être davantage que par le passé, la plupart du temps, pour peu qu’on ne soit pas doté de qualités particulièrement notables, on est ombre parmi les ombres  ?

Tout le monde ou presque rêve de s’élever en société. Il y a ce fantasme de monter pour briller. Ce fantasme est le mien, je ne m’en cache pas (quitte à vous dire des vérités, autant étaler les plus crasseuses). On rêve de réussite, de gloire, de reconnaissance, d’approbation. Hier, on allait au bal avec de beaux bijoux  ; aujourd’hui, on a toujours de beaux bijoux, mais on les poste en stories Instagram. C’est plus commode et ça demande moins de temps, vous me direz. On fait ce qu’on peut pour s’extirper de l’ombre, pour être plus qu’un «  monsieur  » fade et sans intérêt.

Je ne crois pas que cette envie soit absolument mauvaise. On peut s’élever sans trop nuire. Il me semble que la littérature est un bon moyen de tenter une échappée : on fait porter sa voix tout en nourrissant nos lecteurs du meilleur texte possible. C’est donnant-donnant.

 

Quel regard portes-tu sur ce personnage autour duquel tout tourne et qui quand même, est assez fascinant, à sa manière…  ?

Victor est misérable. C’est un rat. Non, moins que ça  : l’ombre d’un rat – qui, pourtant, se rêve en Dieu. Je ne crois pas qu’il soit si méchant, cependant. C’est un prisonnier avant tout. Son plus grand tort est de ne pas avoir su s’affranchir de l’autorité maternelle. Être sous le joug d’une mère tyrannique, ça finit par aigrir. On ne peut pas sortir indemne d’une telle relation.

 

Amélie Nothomb parle d’un mix entre Psychose et les Évangiles, c’est justement vu, il y a aussi on l’a dit  En thérapie qui n’est pas loin. Qu’est-ce qui, pour ce roman en particulier, a pu t’inspirer, que ce soit dans la culture ou même dans l’actu  ?

L’Étranger d’Albert Camus m’a marqué par son narrateur marginal, coupé des usages de la société et condamné pour cette raison. On notera que «  Sommer  » est l’inverse de «  Meursault  » à l’oral.

Psychose m’a forcément influencé, mais en toute sincérité, je ne le savais pas. Ça peut paraître fou, mais j’avais complètement occulté ce film de bout en bout. Je ne me rappelai même pas le dénouement. La plupart de mes influences sont inconscientes, quand j’écris.

 

Si tu pouvais intervenir à un moment de l’histoire, n’importe lequel, quelle interaction essaierais-tu d’avoir, quel conseil donnerais-tu à Victor ?

Je ne lui donnerais pas de conseil. Sa mère lui en a suffisamment donné. La moindre parole de ma part ne ferait qu’empirer son infantilisation.

 

On en parlait tout à l’heure, à un moment du récit, dans sa phase d’ouverture à la lumière, Victor retrouve une fille camarade de cours qu’il n’avait pas vue depuis des années  : elle avait alors un physique ingrat et est devenue jolie mais toujours aussi peu sûre d’elle… Je voulais te demander pourquoi, alors que tu aimes les garçons, tu n’as pas choisi de lui faire rencontrer (assumons le jeu avec la chanson d’Aznavour jusqu’au bout) un Eugène en lieu et place d’une Eugénie ? Est-ce que ça tient au fait qu’une femme, ça créait une rivalité avec sa mère et un cas de conscience plus intense pour Victor  ?

Je n’ai pas envisagé de lui faire rencontrer un homme. Ça ne m’a pas effleuré l’esprit. Je cherchais peut-être à me distancier de Victor, car il m’aurait alors trop ressemblé. Mais dans le fond, aime-t-il vraiment les filles, ou son attirance pour Eugénie découlerait-elle d’une simple envie d’outrager Maman  ? Eugénie ne serait-elle pas qu’un objet de transgression  ? Un moyen d’écarter une mère encombrante…  ?

 

Avec le recul des mois qui se sont écoulés depuis la parution de ce livre, quel bilan en tires-tu, et qu’as-tu retenu des retours que tu as pu en avoir  ?

J’en tire de la joie. Les lecteurs aiment le roman, le recommandent et l’offrent. Mieux encore : ils attendent la suite avec impatience. Une remarque revient dans presque tous les avis : il y a dans Le Cas Victor Sommer une véritable «  atmosphère  », épaisse et pesante. C’est ce que je voulais et visiblement, c’est réussi. Je ne demandais pas mieux !

 

Quel post-it de libraire ferais-tu pour vanter les mérites de ton roman, en essayant d’être aussi objectif que possible ?

 

Post it Delareux

 

Tes coups de cœur littérature (ou culture tout court, tiens) récents ?

J’ai adoré Gabrielle ou les infortunes de la vertu de Catherine Delors. Cette auteure est une véritable femme de lettres, très calée en histoire et brillante de manière générale.

 

Gabrielle ou les infortunes de la vertu

 

Les livres que tu aimerais inciter tous ceux de ton âge à lire au moins une fois ?

Dix petits nègres (désormais Ils étaient dix) d’Agatha Christie car c’est un roman qui plaît et parle à tous : il y a l’action, le suspense et une réflexion morale très intéressante dans ce livre. Cet ouvrage ne prend pas la poussière : on l’aime aujourd’hui comme on l’aimait au siècle dernier. Agatha Christie, de manière générale, apporte réconfort et douceur sans pour autant masquer la brutalité du monde. Elle m’a plus d’une fois sauvé de l’angoisse.

 

Notre époque est-elle à ton avis plutôt plus favorable que les précédentes pour un jeune auteur qui voudrait percer, ou bien au contraire serait-ce plus compliqué d’émerger et de se distinguer dans une marée de publications ?

Il y a du pour et du contre. L’auto-édition est un bel atout pour nous autres, jeunes auteurs d’aujourd’hui. J’ai choisi cette voie dans un premier temps, et je n’ai même pas fait mes preuves par les ventes, car avant de gagner le Prix des Étoiles, j’avais vendu 16 exemplaires numériques seulement. Il est rassurant de constater que la qualité d’un texte est encore valorisée de nos jours et que l’on ne mise pas uniquement sur la quantité d’exemplaires vendus.

 

Quels sont tes projets, et surtout tes envies pour la suite Vincent ? Un nouveau roman en route ?

Mes deux prochains romans sont prêts, et beaucoup d’autres projets grouillent dans mon crâne. Jusqu’à 2024, nous continuerons dans la lignée des Sommer. Chaque roman sera autonome (pas besoin de lire l’un pour lire l’autre) mais les livres se compléteront. J’envisage mes livres comme les membres d’une famille.

 

Comment te vois-tu dans 10 ans ?

Sur le plateau de La Grande Librairie. Après tout, il faut avoir de l’ambition !

 

Augustin, si vous nous lisez... On te le souhaite avant dix ans ! Un dernier mot ?

Maman va bien.

 

Vincent Delareux

 

Un commentaire ? Une réaction ?

Suivez Paroles d’Actu via FacebookTwitter et Linkedin... MERCI !

Posté par Nicolas Roche à 17:58 - - Commentaires [0] - Permalien [#]
Tags : , , , , ,