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Paroles d'Actu

12 février 2024

« Robert Badinter incarnait le meilleur de l'engagement politique et de la France », par P.-Y. Le Borgn'

La disparition, le 9 février, de Robert Badinter (1928-2024), a suscité une importante vague d’émotion en France. Sans doute aussi, de nostalgie : l’ancien garde des Sceaux, cheville ouvrière de l’abolition de la peine de mort qu’avait décidée François Mitterrand en 1981, en était presque venu à personnifier une certaine idée de la politique, un subil mélange de rigueur intellectuelle et de combativité pugnace appuyés sur des convictions, des valeurs profondes. Une dignité. On ne l’aurait pas imaginé se livrer à de petits calculs politiciens qui, aujourd’hui plus que jamais, font tant de mal à la politique, tandis qu’on questionne sans cesse la sincérité des engagements des uns et des autres. Plus qu’une voix, il était devenu une source d’inspiration, et une conscience, comme un phare qui, rappelant d’où il venait, d’où "il parlait", gardait qui l’écoutait de céder à ses bas instincts. Il n’est pas garanti que son héritage politique, considérable, essentiel sans doute, se maintiendra toujours face aux bourrasques à venir, demain et après-demain. Mais tant qu’il y aura des hommes et des femmes pour se rappeler qui fut et ce que représenta Robert Badinter, quel que soit le taux d’obscurité, la lumière du phare restera allumée.

 

En 2006, lorsque j’avais interviewé l’ancien ministre socialiste Georges Sarre (1935-2019), qui ne se situait pas nécessairement sur la même ligne politique que Robert Badinter, à propos du positif des mandats de François Mitterrand, il avait eu cette phrase : "On cite souvent (...) l’abolition de la peine de mort, mais je considère que cet acquis était tellement évident, tellement indispensable, tellement consubstantiel à l’humanisme élémentaire, que nous avons fait là non pas une grande avancée, mais simplement notre devoir." Comme un parfum de consensus. A-t-il jamais existé depuis 1981, et si oui, existe-t-il encore ?

 

J’ai souhaité proposer à Pierre-Yves Le Borgn, ancien député socialiste, un espace libre pour une tribune d’évocation de la personnalité et du bilan politique de Robert Badinter. Il y a une quarantaine de jours, il rendait hommage, dans ces mêmes colonnes, à une autre figure emblématique de la gauche, Jacques Delors. Je le remercie pour ce texte sensible et précis, auquel je ne peux que me joindre. Respect, M. Badinter, en attendant l’hommage de la nation reconnaissante. Une exclu Paroles d’Actu, par Nicolas Roche.

 

EXCLU - PAROLES D’ACTU

« Robert Badinter incarnait

le meilleur de l’engagement

politique et de la France »,

par Pierre-Yves Le Borgn’

 

Robert Badinter 2024

Robert Badinter. © Joël Saget / AFP (source : site du ministère de la Justice)

 

Comme tant d’autres Français, la nouvelle de la disparition de Robert Badinter m’a profondément attristé. Il était entré dans le grand âge et nous voulions pourtant le croire immortel. Par les causes qu’il avait portées, par sa personnalité unique, attachante et vraie, il incarnait le meilleur de l’engagement politique, la noblesse des plus beaux combats, ceux dont on se souvient, des décennies et des générations après. Robert Badinter avait traversé les époques, acteur du XXème siècle, témoin engagé du XXIème. Il ne s’est jamais tu, même dans les dernières années, quand la fatigue le gagnait. Il était toujours là, silhouette devenue frêle, mais plus que jamais conscience morale, voix claire et écoutée, avec une autorité et une hauteur d’âme qui forçaient l’admiration. Il était attendu, il se savait attendu aussi. Son expression n’en était que plus précieuse, d’autant que, peu à peu, elle avait fini par se faire plus rare. Des livres très personnels et touchants nous rappelaient sa présence et l’immense richesse de sa vie. Robert Badinter n’était jamais avare d’un combat, d’un encouragement à porter plus loin les causes auxquelles il avait consacré son existence. Il avait le souci de convaincre et plus que tout celui de transmettre. Il savait livrer ses convictions avec l’émotion contagieuse qu’il fallait.

 

Le premier souvenir que j’ai, c’est celui de Maître Badinter, cet avocat qui se battait contre la peine de mort. J’étais encore un enfant, sur le chemin de l’adolescence. Ce que la presse de l’époque avait dit de sa plaidoirie pour éviter la peine capitale à Patrick Henry, l’assassin du petit Philippe Bertrand, m’avait impressionné. Il n’y a rien de plus abject que l’assassinat d’un enfant. Je me souviens de Roger Gicquel et de son expression, "La France a peur", un soir à la télévision. Mais condamner à mort en retour ne pouvait être la justice. La France des années 1970 n’était cependant pas encore prête à l’entendre. Ce fut la force, le talent de Robert Badinter, investi de la confiance de François Mitterrand, de malgré tout mener le combat, contre une part sans doute majoritaire du peuple français, prenant le pari que cette immense évolution sociétale ferait ensuite son chemin pour conquérir le soutien de la plupart. Ce fut le cas. De l’épopée mitterrandienne, c’est sans doute l’évocation de l’abolition de la peine de mort qui me vient le plus spontanément à l’esprit. Elle fut l’œuvre de Robert Badinter. J’ai encore le frisson lorsque je repense à cette phrase, à ses mots détachés face à l’Hémicycle de l’Assemblée nationale  : "… j’ai l’honneur de demander l’abolition de la peine de mort en France…".

 

L’avocat devint Garde des Sceaux, un très grand Ministre, le meilleur sans doute. Le talent de Robert Badinter était de mettre au service de sa rigueur de juriste la force irrésistible des mots et le sens de l’histoire. Son éloquence n’était jamais vaine ni fausse. Elle servait les combats qu’il portait, elle exprimait une sincérité qui ne pouvait laisser indifférent, qui prenait aux tripes. Robert Badinter a fait aimer le droit à des tas de jeunes gens et leur en a donné la vocation. Je fus l’un d’entre eux. Robert Badinter, c’était le droit pour la justice sociale, pour la reconnaissance de la liberté de chacune et de chacun, pour l’égalité des chances, pour une vie civilisée, sûre et heureuse. Et s’il y eut l’abolition de la peine de mort, il y eut aussi la suppression des juridictions d’exception, la reconnaissance par la France du droit de recours individuel devant la Cour européenne des droits de l’homme, la dépénalisation des relations homosexuelles, le développement du droit des victimes et celui des peines non-privatives de liberté. Tout cela en cinq années, souvent face à une opinion publique sceptique, si ce n’est hostile, sans jamais pourtant hésiter, sans jamais flancher. Une sacrée leçon pour notre époque, quelque 40 années plus tard, quand les convictions se font rares et varient tristement au gré des sondages.

 

Robert Badinter était courageux. Il était entreprenant aussi. Il osait porter les valeurs du droit là où elles étaient absentes, bannies ou combattues. Bien longtemps après mon apprentissage de jeune juriste, alors que j’arpentais, député, les territoires des Balkans occidentaux, mes interlocuteurs me parlaient avec une émotion partagée de Robert Badinter. Cette partie-là de l’histoire de Robert Badinter, devenu dans l’intervalle Président du Conseil constitutionnel, est moins connue et c’est dommage tant elle fut certainement décisive pour l’avenir d’une région en guerre, marquée par les haines et la tragédie. Robert Badinter présida une commission d’arbitrage en ex-Yougoslavie qui rendit au début des années 1990 des avis d’une rare qualité pour la paix, la définition des frontières, la construction de l’État de droit dans le contexte de succession d’un pays défunt et de reconnaissance de nouveaux États. Je me souviens ainsi d’un échange à Skopje avec Zoran Zaev, leader de l’opposition en Macédoine, à deux doigts de l’emprisonnement pour divergence avec le quasi-dictateur Nikola Gruevski. Zaev m’avait dit trouver en Robert Badinter et son rôle dans l’élaboration de la Constitution de son pays une inspiration constante pour le travail de réconciliation qu’il appelait de ses vœux.

 

Robert Badinter connaissait la cruauté des destins européens. Il l’avait vécue dans ce qu’il y a de pire. J’ai le souvenir de sa voix soudainement brisée lorsque, dans une interview, il évoqua ce moment terrible où il prit conscience que Simon, son père adoré, juif de Bessarabie naturalisé français quelques mois avant sa naissance, arrêté par la Gestapo et déporté, ne reviendrait jamais des camps. Robert Badinter était alors un jeune homme de 17 ans. Son émotion était bouleversante. Il sut évoquer tout au long de sa vie l’horreur de la Shoah et le devoir d’une lutte implacable contre l’antisémitisme. Il sut aussi agir, avec autorité, pour l’émergence de la justice pénale internationale, parce qu’il n’est aucune paix durable qui ne s’écrive sans la justice et la vérité. Là était toute la force et la noblesse de son message : celui d’un humaniste passionné, bienveillant et libre. Robert Badinter aura immensément et à jamais marqué l’histoire de notre pays. Puisse la République savoir rendre le meilleur des hommages à ce parcours exemplaire, si passionnément français et digne. Puisse-t-elle mesurer combien Robert Badinter aura su rassembler, au fil et au terme d’une vie qui mérite un infini respect. J’espère, un jour, qu’elle saura honorer au Panthéon le très grand homme qu’il fut et la référence qu’il demeurera.

 

Texte daté du 11 février 2024.

 

PYLB 2023

Pierre-Yves Le Borgn’ a été député de la septième circonscription

des Français de l’étranger entre juin 2012 et juin 2017.

 

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7 février 2024

Anny Duperey : « La 'Famille formidable', ça allait bien au-delà de la fiction »

Je ne vais pas vous mentir : il y a des articles dont la réalisation procure une plus grande satisfaction que d’autres. Autant le dire sans faire planer un faux suspense : celui qui vient est de ceux-ci. Grâce à une amie qui se reconnaîtra, j’ai pu contacter une grande comédienne, Anny Duperey. Comme beaucoup de gens de ma génération, j’ai découvert Anny Duperey avec la télé et ce feuilleton attachant qu’était Une famille formidable. Pour préparer l’interview, qui allait se faire par téléphone, j’ai regardé ses téléfilms récents et lu, après en avoir acheté une copie, son ouvrage autobiographique, Le voile noir. Une claque, ce bouquin. À tous, je recommande de le lire, parce que c’est un grand livre sur le deuil et le travail de reconstruction, en fait un grand livre tout court. À un ami biographe auquel je racontais l’imminence de l’interview avec elle, j’ai dit : "C’est quelqu’un d’intéressant, tu pourrais avoir envie d’écrire son histoire ?" Sa réponse : "Elle a écrit Le voile noir. Que veux-tu que j’écrive après ça..."

Beaucoup d’actu, pour Anny Duperey. Celle que j’avais notée, et celle que je ne lui connaissais pas. Tout est illustré au fil du texte, et développé dans la retranscription de notre interview, qui s’est faite par téléphone samedi dernier, le 3 février. J’ai souhaité en retranscrire le texte au plus près de ce qui a été dit, pour en conserver l’authenticité, et pour que le lecteur puisse nous "entendre". Cet article aura aussi été l’occasion de mettre à la lumière un film injustement oublié, le premier réalisé par Bernard Giraudeau (avec Anny Duperey au scénario) : La face de l’ogre. Il est désormais, depuis ce jour, en ligne sur YouTube.

Dès que j’ai su que l’interview allait se faire, j’ai voulu solliciter un témoignage sur Anny Duperey, pour assurer si je puis dire, un peu comme au spectacle, la "première partie" de l’article. Et je savais qui je voulais : la grande comédienne de théâtre Béatrice Agenin. Les fidèles de la Famille formidable s’en souviennent surtout comme de Reine, la meilleure amie de Catherine Beaumont qu’incarnait Anny Duperey. Moi j’avais pris la série en cours, je la regardais de manière décousue, mais je me souviens très bien, des années après, que l’épisode où Reine mourait m’avait marqué. Bref, Béatrice Agenin, dès le 30 janvier, a accepté d’écrire pour moi, pour son amie dans-la-vraie-vie-aussi, ce beau témoignage. Merci à vous Béatrice pour ce temps que vous m’avez accordé, et merci à vous chère Anny, pour votre disponibilité, pour ces confidences et ce moment particulier, et pour votre humanité. Exclu, Paroles d’Actu, par Nicolas Roche.

 

 

partie 1 : le témoignage de Béatrice Agenin

 

Béatrice Agenin

Photo fournie par B. Agenin.

 

J’ai rencontré Anny Duperey au Théâtre Edouard VII dans La répétition ou l’amour puni de Jean Anouilh, en 1986.

Je ne la connaissais pas, je l’avais vue en spectatrice dans Un éléphant, ça trompe énormément, et dans La guerre de Troie n’aura pas lieu, au Théâtre de la Ville. Sculpturale, étourdissante de beauté, Anny était gentille avec tout le monde, mais distante. Il régnait une incroyable gaieté sur cette aventure, même si Anny semblait toujours impénétrable. Il y avait Pierre Arditi, Emmanuelle Béart dans la distribution, nous étions tous très joyeux dans ce Théâtre Edouard VII. À cette époque, Anny vivait avec Bernard Giraudeau, que je connaissais bien depuis le Conservatoire. Tout naturellement je demande à Bernard pourquoi aucune personne de la famille d’Anny ne vient jamais la voir au Théâtre. Il me répond cette phrase incroyable : "Ses parents sont morts quand elle avait 8 ans et elle pense qu’elle en est responsable". Des années plus tard, elle écrit Le voile noir, où elle raconte la tragédie de ses parents. C’est un poème, un hommage, une réparation. Un cri d’amour. Je lui téléphone pour lui dire mon émerveillement.

Plus tard, nous nous retrouvons sur la Famille formidable. Ce n’est plus la même femme. Nous devenons amies. En relatant son histoire, en recevant les lettres de ses lecteurs, elle perd sa carapace. Un médecin lui a écrit qu’elle avait elle-même subi les émanations du gaz qui a tué ses parents… et la libère de la culpabilité qu’elle avait de ne pas avoir répondu à leur appel, le jour du drame.

Elle est drôle, vraie, spontanée. C’est une magnifique comédienne, elle se donne à fond dans les rôles qu’on lui propose. Elle aime la vie, ses enfants, les chats, le soleil, l’ardeur au travail, elle est entière. Elle est entourée des fleurs de ses jardins, qu’elle a dessinés. Elle est peintre aussi. Créatrice de costumes. Photographe. Quand elle ne tourne pas, elle écrit des livres.

Elle ne sait pas mentir. Notre amitié dure depuis presque 40 ans.

Témoignage daté du 5 février 2024

 

 

partie 2 : l’interview avec Anny Duperey

 

Anny Duperey

Photo fournie par A. Duperey.

 

Anny Duperey bonjour, je suis ravi de pouvoir échanger avec vous à l’occasion de cette interview. Je vous ai regardée pendant des années en famille dans Une famille formidable. Beau souvenir pour moi et pour pas mal de gens...

Et pour nous donc ! Merci à vous.

 

 

Une de vos actus du moment, c’est un film qui, je crois, vous vient particulièrement à coeur : Le voyage en pyjama, de Pascal Thomas...

Oui, je l’aime beaucoup... J’espère vraiment qu’il va rester en salle. C’est toujours le problème quand il n’y a pas de véritable tête d’affiche "motrice" pour donner envie aux gens d’entrer dans un cinema. C’est un film un peu choral, le rôle principal est assuré par quelqu’un de charmant, Alexandre Lafaurie, mais qui est totalement inconnu, donc c’était un gros risque... Ce film, je l’aime énormément. C’est un poème. On s’est demandé : est-ce qu’il y aura un petit miracle ? Est-ce que les gens ont envie de ça, de ce questionnement sur le temps qui passe, sur le hasard, les rencontres... Est-ce que ça va les toucher, ou pas ? On espère qu’il y aura un engouement, mais c’est vrai que, suivant les lois commerciales qui régissent un peu notre cinéma, le pari  était hardi, sans tête d’affiche...

 

Je vous souhaite que ça marche en tout cas.

J’espère qu’au moins il restera quelques semaines en salle. Parmi les films que je vois passer, il y a beaucoup de choses que j’appelle quelquefois des télés "déguisées", produits aux trois quarts ou à moitié par la TV, diffusés au cinéma pour faire chic mais qui sont plutôt destinés à un futur passage télé je pense...

 

En tout cas celui-ci vous a plu on le sent bien.

Je ne suis plus vraiment dans le circuit cinéma maintenant. De temps en temps, un fou me propose un rôle. (Elle rit) Sur les chemins noirs, de Denis Imbert, avec Dujardin, a été une bonne surprise. Qu’on me propose de jouer sa tante, c’était sympathique. Mais là, c’était une adaptation d’un livre de Sylvain Tesson, qui est un écrivain très reconnu, et il y avait Jean, qui portait le film... Au début, pour le producteur, ça a été une énorme surprise que ça marche autant. C’était hardi, là encore, de faire un film sur un type qui marche pendant une heure et demie - même s’il y a des rencontres, etc  ! Il y avait dans ce film une quête de la liberté qui, pile après le confinement, a parlé aux gens. Le film tombait bien, même si encore une fois il y a eu l’effet-vedette avec Jean, l’effet Sylvain Tesson... Il est arrivé à un moment où les gens avaient été frustrés de liberté de mouvement d’abord, mais aussi de liberté de l’emploi de SOI. Le personnage refusait le parcours officiel qu’on lui proposait, c’est-à-dire la rééducation en centre de rééducation, pour aller à l’aventure. Les gens ont pris ça comme une bouffée de rêve et d’oxygène. Moi je l’ai analysé comme ça, le succès du film.

 

 

Qu’auriez-vous envie de dire à nos lecteurs pour leur donner envie de donner une chance au Voyage en pyjama, dans un contexte qui est difficile vous l’avez rappelé, notamment pour les petites productions ?

Je dirais que c’est un film qui fait du bien... J’y joue un joli personnage qui dit : "Laissez-vous faire, comme un bouchon au fil de la rivière, croyez en la vie". Laissez-vous faire, laissez-vous porter, par les émotions, etc... J’ai trouvé que ce film commençait joliment, par ce prof qui avait une vie un peu rétrécie, avec sa femme autoritaire et assez désagréable. Il était enfermé dans sa petite vie, puis il a décidé de prendre une année sabbatique "pour savoir ce qu’il restait de sa jeunesse", j’ai beaucoup aimé cette expression. Et il prend son vélo. Et il s’en va ! Je trouve ça...

 

Inspirant !

Oui. Très...

 

Le duplex

 

À partir de la fin février, vous partez pour 40 dates pour Le Duplex, une pièce avec une chouette distribution autour d’affaires de voisins. Vous nous en parlez ?

Absolument (rires). C’est un peu un challenge parce que les trois autres acteurs ont répété et joué cette pièce uniquement pour faire une captation. Elle n’a pas été conçue pour être jouée au public. Mais ils ont eu l’heur, eux, de répéter deux mois (rires). La quatrième larronne est partie pour je ne sais quelle raison, et moi je vais avoir trois répétitions avec la troupe au complet avant de monter sur la scène du Théâtre de Paris. L’exercice est assez Rock ’n’ roll (rires), mais ces circonstances n’ont pas d’intérêt pour les gens, seul le résultat les intéressera, mais c’est un vrai défi. Et je n’ai jamais joué de boulevard léger comme celui-là. En tout cas la compagnie est très gaie, je me suis dit tiens, c’est une bonne manière de finir l’hiver ! Et on s’entend très bien.

 

Et donc vous connaissez très bien, effectivement, en tant qu’actrice, la télé, le cinéma, et donc le théâtre. Est-ce que ce sont véritablement trois facettes distinctes du métier, trois exercices différents ?

Non, le théâtre est extrêmement différent. L’autre jour, à  C à vous,  à Babeth qui me demandait quelle était la différence entre le théâtre et le cinéma,  j’ai dit péremptoirement que "le théâtre est l’état adulte de l’acteur". C’est ma formule et je la partage, parce que c’est absolument ça. Pour le théâtre, on a préparé un rôle. Je pense que le metteur en scène y est beaucoup plus un accoucheur qui aide l’acteur à trouver, LUI-MÊME, son personnage, à être en charge de ce qu’il fait. Parce qu’après l’acteur est totalement responsable du spectacle, de bout en bout, c’est pour ça que je dis "état adulte". Quand la pièce commence, généralement il n’y a plus le directeur, il n’y a pas le producteur, souvent pas le metteur en scène... C’est nous qui menons la barque. Alors qu’on n’a pas ce niveau de responsabilité au cinéma et la télévision - je ne fais pas vraiment de différence entre les deux. C’est filmé, avec un metteur en scène qui pour le coup, n’est pas un accoucheur mais le véritable père du film.

 

Il vous fera refaire les scènes autant qu’il le voudra...

Autant qu’il le voudra. Surtout, il choisit ce qu’il veut. S’il y a une scène en trop il la coupe. Il choisit de vous saisir en gros plan ou de loin, etc. L’acteur n’est maître de rien. Et même lorsqu’il y a une grande complicité avec le metteur en scène, comme j’en ai eu, ça reste SON film. En aucun cas le film d’un acteur.

 

Dans votre expérience, vous avez senti que vous aviez plus de liberté pour vos personnages au théâtre qu’à l’écran ?

Pas du tout, au théâtre on n’est pas Jean Lefebvre (rires), il ne s’agit pas de changer le texte tous les soirs. Au théâtre le texte est absolument répété, fixe, etc... Pour le coup, cette liberté d’invention on l’a plutôt eue avec la Famille formidable. On parlait des thèmes avec Joël Santoni, on les choisissait ensemble... Tant qu’on a fait ces séries tous les deux voire trois ans, on avait le temps pour concocter la saison suivante. Mais complètement en accord avec Joël. On se voyait souvent. Je dois vous dire que j’ai failli y entrer comme auteure, parce que j’ai écrit un nombre incalculable de scènes là-dedans. Mais je ne l’ai pas fait, parce que je ne voulais pas avoir affaire aux pré discussions sur le scénario avec TF1, je n’aurais pas tenu le coup... J’ai assisté à une de ces réunions, après quoi j’ai dit à Joël que je déclarais forfait parce que je n’aurais pas "le cuir". J’écrivais quand on tournait, ou la veille pour le lendemain, quand j’avais une idée je la lui proposais directement… On improvisait beaucoup, aussi. On fonctionnait comme ça, dans une complicité totale, et souvent TF1 n’y voyait que du feu puisque le résultat leur plaisait. Il n’y avait pas de "flic" sur le plateau pour voir si on tournait réellement ce qui était écrit et validé officiellement au départ (rires). Il y avait des trous dans les mailles du filet !

 

Le voile noir

 

Bel élément d’info sur les coulisses !

J’ai lu avant de préparer cet échange votre fameux ouvrage autobiographique, Le voile noir, et je dois dire, VOUS dire, je ne suis pas le premier et ne serai pas le dernier à le faire, que ça a été comme une claque pour moi. Votre récit, sensible et déchirant d’un drame, le vôtre, la mort accidentelle de vos parents alors que vous n’aviez pas neuf ans - votre soeur était bien plus jeune encore...

Je reste encore étonnée d’une chose. Aujourd’hui encore je reste estomaquée d’avoir écrit à treize ans : "un jour j’écrirai MON LIVRE". C’est dingue. D’avoir eu la conscience totale que ça ne serait pas une confidence - ce n’était pas la mode psy à l’époque, il n’était pas question de ça -, que si j’attaquais le problème un jour ce serait forcément par un livre, rien d’autre.

 

Ce "malheur fondateur" de votre vie, dans quelle mesure diriez-vous qu’il vous a façonnée dans votre vie, mais aussi dans votre parcours professionnel ?

Comment vous dire... On m’a demandé dans une émission de parler du deuil, et j’ai dit une chose dont j’ai pris conscience petit à petit, bien après avoir écrit ce livre. En me retournant sur mon parcours, j’ai écrit un autre livre, presque plus intime. Parce que finalement, Le voile noir, c’est un livre sur le deuil, sur le déni du deuil, je soulève le pansement, qu’est-ce qui se passe quand on n’a pas voulu faire un pas pendant trente ans ? Cet autre livre donc, Le rêve de ma mère, paru il y a quelques années seulement, est mon plus "perso perso". J’y reviens effectivement sur le parcours, sur comment j’ai évolué artistiquement et humainement avec cette histoire. Je dis au début de ce livre que c’est très étrange d’avoir assez sûrement mené sa vie sans du tout la mener. C’est-à-dire sans volonté. Je n’ai presque fait qu’obéir. Obéir à ce qui se présentait. À ce que je sentais. Dans les rencontres, dans les projets, à ce qui me semblait bon, ou pas bon pour moi... Quelquefois on me disait : tu devrais faire ça, et moi j’avais un sentiment de recul. Parfois j’ai su, après coup, que j’avais raison. C’est d’ailleurs le thème de mon dernier roman,  Le tour des arènes : l’instinct, l’inconscient et le hasard, les trois se donnant la main. Au bout d’un moment, j’ai pensé que j’avais été menée. Du moins, qu’en tant que survivante, j’avais  un instinct de survie absolument démentiel pour me diriger. Je n’avais plus de soutien avec les parents, mais j’avais des antennes terribles !

Je déteste l’expression "faire son deuil". On apprend à vivre avec son drame, mais faire son deuil, mon dieu... on ne fait pas son deuil. Quand on me demande si j’ai accepté ? Jamais de la vie ! Accepter, ça veut dire "oui". Je ne dirai jamais oui à ce qui est arrivé. Admettre que ça ait pu exister c’est déjà énormissime, mais accepter, ça non, et je n’accepterai jamais. Mais on apprend, petit à petit, et il faut bien dix ans pour faire un pas, à vivre avec. Et le déni, la colère, ce sont des forces extraordinaires. Il ne faut pas coller les gens tout de suite dans leur malheur en voulant absolument qu’ils acceptent, qu’ils pleurent, etc... La colère c’est un moteur extraordinaire ! Et la révolte contre ce qui s’est passé, une force. La révolte vous tient debout.

 

Le rêve de ma mère

 

D’ailleurs vous écrivez, à la fin du Voile noir, cette phrase marquante, comme tant d’autres dans le livre : "Je ne veux pas tuer mon regret", ce qui dans votre esprit voulait dire je crois : tout faire pour ne pas oublier ces parents que vous aviez si peu connus, au prix d’une souffrance prolongée, d’un deuil non réalisé...

Je ne me souvenais plus que j’avais écrit cette phrase. Il y a une amie qui écrit aussi et qui, à propos d’une de mes phrases, m’a dit qu’elle aurait aimé l’écrire elle-même. C’est quand j’analyse la photo des enfants dans le pré. J’ai écrit : "Seuls les enfants ne sourient pas, parce qu’ils n’ont pas peur".

 

D’ailleurs je vais vous en reparler de cette photo. Mais en tout cas, un peu plus de 30 ans après l’écriture de cet ouvrage, et notamment après avoir reçu beaucoup de témoignages bienveillants...

Bienveillants et bousculants !

 

Je vous écris

 

Est-ce que vous vous sentez apaisée aujourd’hui ?

Oui. Absolument. Mais c’est venu avec les gens, mes lecteurs. Avec leurs lettres. Je les ai rencontrés d’ailleurs. Après le livre  Je vous écris..., nous avons organisé, avec ma soeur, avec Le Seuil, etc, une expo des photos de mes parents à Beaubourg. Et on a invité tous ceux auxquels j’avais demandé de reproduire une lettre qu’ils m’avaient envoyée. Je dois dire que ça a été chargé en émotion parce que les gens venaient me voir en me disant "Moi je suis la page 87", "Moi je suis la page 132", etc... Ces lettres qu’ils avaient écrites et qui m’avaient bousculée. C’était extraordinaire. Je crois avoir écrit : "Ils m’ont sorti de ma douleur unique pour m’amener dans le sort commun". C’est exactement ça. Ils m’ont pris par la main pour m’amener dans le sort commun ! Et ça c’est... (Émue)

 

Je comprends... Je veux revenir justement, parmi les photos de votre père, sur ce cliché très émouvant dont vous parliez, on y voit votre grand-mère surplombant et regardant avec bonté et une pointe d’inquiétude la famille réunie. Vous disiez l’aimer, cette photo, pour ce qu’elle vous inspirait, et aussi pour son parfum de paradis perdu. Est-ce que vous vous voyez aujourd’hui, apaisée donc, dans la peau de cette grand-mère, de cette matriarche ?

Un peu (rires). Je vais vous dire honnêtement, je pense peu à l’âge, je ne fais pas le point, instinctivement j’oublie les dates, j’estompe les repères. Mais effectivement il y a quelques photos de réunions familiales comme cela, prises dans ma maison en Creuse, qui est la maison familiale où on se retrouve, parce que j’ai réussi à faire une petite tribu comme ça, un peu comme la Famille formidable (rires). Je pourrais bien me voir dans ce rôle-là. Mais comme je m’accroche très fort à mon sentiment d’enfance, je m’en fous un peu aussi, et je suis souvent plutôt parmi les gamins, à faire le clown (rires).

 

Photo A

Extrait de Le voile noir. La photo est de Lucien Legras,

le père d’Anny Duperey, évidemment.

 

Quel conseil auriez-vous envie de donner à quelqu’un qu’un drame de la vie aurait meurtri, paralysé, et qui ne trouverait pas le chemin pour s’en sortir ?

Oh... Bien, peut-être ça : n’allez pas trop vite. Enfin, ça dépend de ce dont on parle. La perte d’un enfant par exemple, c’est un summum dans l’horreur. Comment jamais s’en remettre ? N’allez pas trop vite si vous avez un chemin à construire après, c’est ça le truc. N’allez pas trop vite si vous êtes très jeune.

 

J’ai entendu récemment votre anecdote à propos de la Famille formidable : après Le voile noir vous avez eu envie de faire quelque chose de plus léger, et vous vous êtes trouvé, avec le futur réalisateur de la série Joël Santoni un incroyable point commun : orphelins de père et de mère tous deux, au même âge je crois...

C’est inouï ce qui est arrivé. J’étais sur le point de finir le livre, j’en étais à  sa conclusion - je l’ai écrit dans l’ordre. Un détail, mais je pleurais tellement, parce que ça a fait remonter tant de choses, qu’avec une ficelle je m’étais attaché autour du cou un rouleau de papier toilettes, comme ça ça m’évitait de devoir chercher des kleenex (rires) pour m’éponger. C’est un détail qui a l’air marrant comme ça, mais ça résume bien l’état de la fille ! Et c’est vrai que mon amie et agent Danièle m’a appelée au mois d’août en me disant : "Tu voulais une comédie pour t’alléger, c’est extraordinaire, on t’en propose trois". Trois fois une heure et demie. J’ai trouvé ça merveilleux, et elle a ajouté que ça commençait tout de suite. Là, j’ai dit non, parce que je ne pouvais pas. J’avais promis au Seuil de leur rendre tout mon texte pour le 15 septembre au plus tard - il y avait une mise en page difficile, avec les photos de mon père, etc... Elle m’a dit : "Tu as de la chance, ça commence le 16" : premier "hasard" marquant.

Puis j’ai rencontré Joël Santoni, le futur metteur en scène, qui m’a immédiatement dit : "Anny, je dois te prévenir, je n’ai jamais rien fait de drôle de ma vie". Et c’est vrai que jusque là il n’avait fait que des films assez noirs. Alors, je rigole et je lui raconte ce que je suis en train d’écrire. Là, je vous jure, en cinq phrases, on découvre qu’on est orphelins de père et de mère au même âge ! Je crois que tous les deux on a levé la tête, parce qu’on ne sait pas où ils sont, nos anges, mais on a fait : "Trop bien organisé"...

 

 

Trop bien organisé... Et est-ce que justement cette Famille formidable, si populaire pendant 25 ans, a constitué pour vous deux comme une sorte de thérapie, et créé peut-être une famille bis ?

Oui, on l’a pensé après, au moins pour deux des créateurs donc. Il y avait comme une manière de se fantasmer une famille "tribale" comme on aurait aimé en avoir une. La mienne n’était pas encore tout à fait construite. Joël ne l’a pas construite. Il y a de ça, et je suis même certaine que quelque part les gens l’ont senti, que cette histoire-là allait bien au-delà d’une télévision. Ils devaient sentir que c’était tellement sincère qu’il y avait une nécessité. Ce n’était pas un feuilleton comme les autres. Il y avait de la part de ceux qui nous suivaient véritablement de l’amour pour cette série. Et à mon avis, cet amour, on l’a récolté parce qu’on était nous-mêmes en création de cet amour.  Ça allait bien au-delà d’une fiction...

 

Ça s’est ressenti en tout cas. Il y avait quelque chose de différent... Et justement, vous êtes toujours en contact régulier avec Bernard Le Coq, Béatrice Agenin et tous les membres de cette "famille bis" ?

Les jeunes, les ai revus un peu dernièrement parce qu’il y a une charmante actrice qui a eu envie justement de faire une petite réunion, mais c’est vrai que j’ai moins de contacts avec eux. Bernard, je le vois de temps en temps, on reprend la conversation là où on l’a laissée. Notre entente est intacte, telle quelle, on pourrait recommencer demain avec la même complicité... C’est drôle d’ailleurs qu’il ait joué le père de ma fille (Sara Giraudeau, ndlr) dans ce très beau feuilleton, Tout va bien. Et Béatrice est une très grande amie...

 

Très bien... Et, même si Joël Santoni n’est plus là, vous auriez envie de refaire des choses ensemble, peut-être de reprendre cette histoire ?

Non, pas sans Joël. Bien sûr que non. C’est en partie pour ça qu’on a arrêté d’ailleurs. Joël était extrêmement malade, on savait qu’il allait disparaître incessamment. Il était évident qu’on ne continuerait pas sans lui.

 

C’est en tout cas un bel héritage collectif !

Oui...

 

Je trouve d’ailleurs dommage, au passage, qu’on ne la diffuse plus que très rarement, la série, ne serait-ce que sur TF1 ?

Oui. Je crois que pendant quelque temps elle est passée en boucle sur TV Breizh !

 

Plus ou moins consciemment, vous vous êtes dit qu’être comédienne, vous mettre dans la peau d’autres femmes, ça vous aiderait à vivre ?

Il y a une chose qui m’a aidée, je l’ai écrit dans Le rêve de ma mère justement. J’ai compris après coup pourquoi le métier de comédienne l’avait emporté sur ma vocation de peintre. J’avais, avec ce déni du deuil qui me tenait, une espèce de force, comme ça, incroyable, après cette petite tentative de suicide qui ne disait pas son nom que j’ai fait à 13 ans. Ayant vérifié que, non, on ne voulait pas de moi là-haut (rires) et qu’il fallait rester ici-bas, là plus rien ne pouvait m’arrêter ! J’ai fait les Beaux Arts, et je me destinais donc à être peintre - j’ai fait deux ans de Beaux Arts et j’allais rentrer en section Peinture au moment où j’ai réussi le concours du conservatoire de Paris.  Pour suivre les copains. Tout cela était encore très indéfini.

Après, je me suis dit que, un peu murée comme je l’étais avec mon deuil impossible, et en même temps cette force, j’avais grand besoin d’exprimer des émotions. Mais il ne fallait pas qu’elles me surprennent... J’étais en maîtrise, en maîtrise totale. Ce métier m’a aidée sur ce point : j’avais à exprimer des sentiments, y compris dramatiques, mais je les avais concoctés, je savais comment ils me venaient, s’ils surgissaient brusquement, si c’était une montée lente, etc... En fait, c’était absolument under control. Et j’avais besoin de ça. D’exprimer des émotions je l’ai dit, tout en gardant le contrôle. Ce qui est tout à fait le travail du comédien.

 

L'admiroir

 

Bien. Je le disais tout à l’heure, la qualité de votre plume impressionne, quand on vous lit. Longtemps je crois, l’écriture a été pour vous comme un refuge, plus jeune vous écriviez de longues lettres à une tante...

Oui, 10 pages par semaine, environ. Et un jour ma tante, cette chère "Tata" qui m’a élevée, a eu le téléphone. Je me suis dit : "Zut, j’ai perdu ma lectrice, à qui je vais écrire maintenant ?", et c’est là que j’ai eu l’idée d’écrire une histoire, mon premier roman L’admiroir. Mais si ma tante n’avait pas eu le téléphone, j’aurais peut-être continué à lui écrire des lettres (rires). Sans penser à écrire autre chose. J’étais frustrée de ne plus lui faire ses dix pages par semaine, on se disait désormais tout en cinq minutes.

L’idée de la comédie, en plus des Beaux Arts, est venue d’un orientateur professionnel. J’étais déjà entrée aux Beaux Arts de Rouen, une magnifique école, à 14 ans et demi. Et ma tante, qui voulait se rassurer elle-même de cette orientation artistique, m’a envoyée faire un test d’orientation professionnelle. On a vu qu’en arithmétique, j’étais au niveau d’une enfant de 4 ans. Mais première en français, première en espagnol, etc. Le mec a dit une chose extraordinaire : "Écoutez, elle vient de réussir son entrée aux Beaux Arts, entrée deuxième sur concours, qu’est-ce que vous voulez de mieux ? Seulement, il y a un truc qui me chiffonne : vous me dites qu’elle écrit, qu’elle lit tout le temps, première en français, etc. Pourquoi ne l’inscrivez-vous pas au conservatoire d’art dramatique deux fois par semaine pour qu’elle continue à étudier des textes ?" C’était ça le principe de base : étudier des textes !

Donc tout est parti de l’écriture, en fait. Et figurez-vous qu’il n’y a pas si longtemps, deux trois ans je crois, dans un salon du Livre, une très vieille dame est venue me voir et m’a dit : "Vous cherchez le nom de l’orientateur professionnel qui vous a dirigée ainsi aussi intelligemment, il s’appelait M. René Galligeau". C’est dingue. Et d’ailleurs dans Le rêve de ma mère, je parle de l’entrée aux Beaux Arts, de mon parcours artistique, et j’ai eu la surprise de me rendre compte en l’écrivant que j’avais de l’entrée aux Beaux Arts un souvenir éblouissant, et AUCUN souvenir de l’entrée au conservatoire, aucun ! Même pas les premiers mois, rien. Je n’avais aucun investissement là-dessus. J’y allais comme ça... J’ai écrit aussi qu’il y a une chose qui m’a complètement embarquée aussi vers ce métier, à part le fait d’exprimer des émotions, c’est la découverte des copains... J’avais été très solitaire à l’école, puis aux Beaux Arts où le travail est un travail aussi solitaire - chacun seul devant sa toile, devant son dessin... Là tout à coup, émerveillement, le "à toi"-"à moi", on se monte des scènes ensemble, on discute…, (elle soupire) mais quelle merveille... C’est ça qui m’a poussée aussi vers ce métier. L’échange.

 

Aimez-vous écrire aussi en tant que scénariste, en vous disant que vos mots prendront forme et vie sur scène ou à l’écran ?

J’ai écrit un scénario dans ma vie, pour que Bernard (Giraudeau, ndlr) fasse son premier film, qui s’appelait La face de l’ogre. Il est fort dommage d’ailleurs que ce film, et je ne sais pourquoi, soit oublié. Quelquefois dans des festivals, quand on parle de Bernard, des films qu’il a faits, on ressort souvent certains titres, mais son premier film, qu’on a fait ensemble donc et dont j’ai écrit le scénario complètement, est passé à la trappe ! La face de l’ogre est un très beau film que j’avais écrit en m’inspirant, de manière assez lointaine, d’un livre de Simone Desmaison. Je n’avais pas compris à l’époque pourquoi j’étais autant à l’aise dans le sujet du refus du deuil. Mais c’est bien de ne pas comprendre, parce que sinon on ne fait pas les choses... C’était l’histoire d’une femme en montagne dont le mari était resté pendu, là-haut, au bout d’une corde. Tous les touristes venaient voir "le pendu", et elle, elle était là tranquille, elle buvait son thé, elle n’avait pas regardé dans la jumelle… Elle faisait absolument comme s’il allait revenir. Elle était dans ce déni, jusqu’à ce qu’on la force à prendre conscience qu’on allait le faire descendre de là-haut. C’était un film super sur le déni du deuil, sur la montagne aussi, j’en suis très fière.

 

La face de l'ogre

(Avec aussi, Anny Duperey y tient et elle a bien raison, Jacques Denis !)

 

Et ce que vous racontez, sur cette femme qu’on pousse à affronter la réalité, à toucher du doigt sa souffrance, ça évoque forcément ce que vous racontez dans Le voile noir, quand on vous a disons fortement incitée à assister à l’enterrement de vos parents...

Bien sûr. Et en même temps, heureusement qu’ils l’ont fait...

 

Mais vous pourriez avoir envie d’écrire à nouveau des scénarios ?

Pas vraiment, quoique... Mon dernier roman est manifestement un film. Mais personne n’en veut (rires). Le tour des arènes est un scénario total, avec un très beau rôle pour moi puisque j’ai la chance que les gens m’acceptent dans des rôles extrêmement différents. Dernièrement, j’ai fait une psychopathe dans un téléfilm qui s’appelait Petit ange. Dans Mort d’un berger, j’incarnais une paysanne assez dure... Pour ce film, s’il se faisait, j’aurais une clocharde extraordinaire à jouer. Mais ça n’intéresse personne !

 

Le tour des arênes

 

Peut-être que ça viendra ? Je vous le souhaite.

Pour la télévision, je sais comment ils fonctionnent. S’il n’y a pas de suspense pour maintenir les gens devant leur écran, ils rechignent. Or, c’est un film (sic) où il n’y a pas de suspense. C’est un conte. Moi je suis persuadée que les gens peuvent rester accrochés à un conte, mais convaincre les gens de la télévision c’est compliqué... J’espère que ça se fera. Et comme ma clocharde est hors d’âge, il n’y a pas de limite d’âge ! (Rires)

 

Revenons à votre métier de comédienne. Comment choisissez-vous vos rôles en général ? Beaucoup aux coups de cœur ? Est-ce qu’il y en a que, de par votre histoire, ou peut-être simplement, de par votre sensibilité, vous ne vous verriez pas jouer ?

En général, quand je lis un scénario, une pièce, etc, il faut évidemment que ça me plaise, qu’il ne me tombe pas des mains. Si je le lis jusqu’au bout, que je le trouve bien écrit, etc, c’est tout simple : je le pose et je vois sans même m’en rendre compte si, cinq minutes ou une heure après, je me dis "Tiens, dans telle scène, je ferais bien ça..." Dans ce cas je me dis, ça commence à travailler ! Et pour ce qui est des rôles, il y en a deux que j’ai obstinément refusés, et que ma copine Béatrice Agénin a brillamment joués d’ailleurs. Deux rôles que je n’ai pas voulu interpréter, et qui m’ont été proposés plusieurs fois. Je n’ai jamais voulu jouer Phèdre, je ne comprends rien à cette bonne femme. Et je n’ai pas voulu jouer Qui a peur de Virginia Woolf ?. Béatrice j’en suis sûre a été magnifique dans Phèdre, et aussi dans Virginia Woolf ! Moi, une dame qui meurt d’amour sans avoir jamais couché avec l’objet de son tourment, j’avoue que je ne comprends pas. C’est là où je me dis que j’ai peut-être une petite infirmité : je dois comprendre ce que je vais jouer, or la passion, c’est un truc que je ne comprends pas. La passion qui vous tombe dessus comme ça et dont on est victime...

Il y a eu un metteur en scène, Michael Cacoyannis, ce n’est pas rien (il a notamment réalisé Zorba le Grec, ndlr), qui a voulu que je joue Phèdre. Il a failli me faire fléchir, avec un argument-massue quand je lui ai dit que je ne comprenais rien à ce que vivait cette femme, que j’allais devoir penser aux enfants qui meurent de faim dans le monde, à n’importe quoi mais tout sauf ce qui se passe dans la pièce. Parce que je n’y comprenais rien. Et il m’a dit (elle l’imite en prenant l’accent grec) : "C’est exactement pourquoi tu es faite pour le rôle, parce qu’elle aussi ne comprend pas" (rires). Et là, c’est la phrase qui vous fait vaciller. Il m’a dit aussi (elle reprend l’imitation) : "On prend toujours des actrices qui ont une voix vaginale pour jouer Phèdre ! Au contraire, c’est une femme qui est plutôt une intellectuelle sur laquelle tombe quelque chose qu’elle ne comprend pas." Et c’était très juste comme argument. Mais je n’y suis pas allée quand même.

 

 

J’aime la manière dont vous racontez tout cela, et votre façon de choisir un rôle ! Et justement vous en parliez, est-ce que, comme dans votre personnage de Mort d’un berger, vous pensez que vous pourriez endosser la responsabilité d’un crime pour protéger quelqu’un que vous aimez ?

Oh, là je ne sais pas du tout. Je ne me pose pas cette question, et je me garderais bien de me la poser ! (Rires)

 

Très bien (rires). Dans Petit ange, votre personnage était moins sympathique, névrosé au point de broyer sa fille pour des malheurs passés...

Ce rôle était extraordinaire. Une psychopathe... Il y a dans le scénario cette histoire de jumeau qui meurt dans son ventre et qui "re meurt" après, etc... On voit très bien comment a pu se développer la folie de cette femme autour de sa petite fille, en disant "Elle l’a déjà tué dans mon ventre, etc..." C’est terrible ! Tordre sa douleur, comme ça, pour en faire une espèce de folie.

 

 

C’est jubilatoire de jouer un rôle aussi éloigné de soi et de l’image qu’on renvoie ? Vous aimez jouer des personnages négatifs, inquiétants même ?

Oh oui alors ! Vous savez, j’ai eu beaucoup de chance sur ce plan. Tout de suite après les Famille formidable, quand on a arrêté, je me suis dit qu’on n’allait plus me proposer que des "grandes sympas". Finalement, le premier rôle qu’on m’a offert, ça a été la mère d’un tueur dans quelque chose qui s’appelait Le tueur du lac. C’était une série pour la 3. La mère du tueur, ce personnage !!! Je me suis foutu les boules à moi-même. Je vous assure que quand j’ai regardé ça, il y avait des scènes où je me serais presque fait peur ! Une femme si dure, qui n’aimait rien ni personne, un personnage à l’oeil complètement froid, fermée à tout sentiment… C’est drôle à jouer ce genre de personnage ! Et c’était génial d’avoir ça tout de suite après La famille formidable. Ça m’a immédiatement démarquée du personnage de Catherine.

 

J’espère qu’ils rediffuseront ça ? Dans toute votre filmographie, et j’inclus dans ce terme les choses faites pour la télé, de quoi êtes-vous particulièrement fière ?

Oh... Il y en a pas mal. Il y a des films qui ne valent pas le coup, mais aussi de belles choses. Il y a une chose qui est très belle, un téléfilm que j’avais fait avec Christopher Frank. Je l’ai revu, celui là, parce que j’ai un ami biographe qui écrivait sur Colette et sa fille. Quand j’ai su ça, je lui ai dit que j’avais tourné un jour avec Christopher Frank donc, un beau metteur en scène qui avait fait l’adaptation de La seconde de Colette. Le film est formidable.

 

La seconde

 

Je parlais tout à l’heure de La face de l’ogre, le premier film de Bernard. J’adorerais qu’on en diffuse une copie correcte. J’ai cherché partout, il n’est dispo ni en DVD, ni en téléchargement, ni même en VHS.  Il n’est même pas disponible sur l’INA. Un ami amoureux de ce film m’en a envoyé une copie, des techniciens ont travaillé dessus, ils ont enlevé un maximum de défauts...  J’adorerais que les gens voient ça. Par ailleurs, une troupe de théâtre amateur, au Havre, en a fait une adaptation théâtrale, qu’ils ont jouée plusieurs fois. Le scénario s’y prête parfaitement : c’est presque un huis-clos.

 

Si notre interview pouvait y contribuer j’en serais vraiment ravi...

 

Note de l’auteur : à la suite de notre entretien, Anny Duperey m’a envoyé

une copie de La face de l’ogre, que j’ai visionné (et aimé). Je l’ai légèrement retouché

pour en gommer certaines imperfections liées aux supports d’origine (TV, puis VHS).

J’ai proposé à Anny Duperey, dans l’attente d’une restauration et d’une mise à disposition

par l’INA ou autre, de le mettre, via YouTube, à la disposition des internautes,

au premier rang desquels, les lecteurs de cet article. Bon film !

 

Est-ce que vous êtes heureuse aujourd’hui, Anny Duperey ?

Ça fait partie des questions que je ne me pose pas. Je crois que je peux dire oui... Disons que je suis bien dans ma vie. J’ai la chance de travailler encore beaucoup, j’adore ça. Je ne me vois pas arrêter d’écrire, de jouer, de chanter aussi - ça c’est nouveau, ça vient de sortir.

 

 

Avec un camarade du music-hall nous avons écrit un spectacle  sur  et  de  café concert. On a 18 chansons à deux, et on a concocté un historique du café concert pour expliquer aux gens, gaiement, ce qu’était vraiment le café concert. J’ai donc ce spectacle, que je joue de temps en temps. Le jouer davantage c’est mon grand projet du moment - avec le fait de faire un film de mon dernier roman. Je veux reprendre au théâtre ce spectacle donc, Viens poupoule, qui m’avait été commandé au départ à l’occasion des Journées Marcel Proust de Cabourg, où j’avais fait des lectures très sérieuses, avec des musiciennes classiques... Et un jour ils m’ont appelée pour me dire : "On vient de trouver un texte magnifique de Proust sur le café concert qui s’appelle Éloge de la mauvaise musique. Ce texte on l’a gardé dans notre spectacle bien sûr. Et ils m’ont demandé si je voudrais y ajouter quelques chansons, comme j’avais déjà fait des comédies musicales, etc. Je ne me voyais pas faire ça toute seule !

J’ai pris par la main ce camarade du music-hall, que je connaissais et qui joue un personnage féminin, on a monté ce spectacle. Après les Journées Marcel Proust de Cabourg, on l’a réglé en l’améliorant au théâtre de Passy, on l’a joué dans un cabaret et on va le rejouer d’ailleurs dans ce même Cabaret de la brèche, près de Paris, les mercredi 12 et jeudi 13 juin - qu’on se le dise ! On l’a joué aussi, figurez-vous, pour être le spectacle surprise de la maison de la culture d’Orléans ! Nous sommes passés pour cette occasion d’une scène de 5 m de large à 14,5 m ! Et 650 personnes dans la salle du CADO. Et c’était génial. Alors ce spectacle, je veux absolument le reprendre quelque part au théâtre, en  2025.

Avant cela, j’espère faire une jolie tournée avec le beau "seul en scène", le texte de Jean Marbœuf, Mes chers enfants. C’est formidable...

 

 

Vous avez pas mal écrit sur les chats, et je crois comme vous qu’ils sont un joli remède contre la déprime. Vous en avez eu beaucoup dans votre vie ?

J’en ai eu beaucoup oui. Actuellement j’en ai deux. Un très vieux chat, tombé dans une grave dépression quand sa vieille compagne est morte il y a deux ans, tiens, au même moment que lorsque j’ai créé Viens poupoule à Cabourg... Je me suis dit qu’il fallait faire quelque chose, il était au bord de se laisser mourir. De chagrin, vraiment. Sur le passage du grand hôtel de Cabourg, où se tenaient les journées Marcel Proust, il y avait une SPA et j’y ai adopté une petite chatte qui l’a sauvé, et que j’ai toujours.

Je vis avec des chats, je ne pourrais pas avoir de chien. Il faut être le dominant, le roi d’un chien. On est son patron. Ils sont faits comme ça, puisqu’il viennent de "la meute", avec sa hiérarchie. Mais moi je n’ai envie d’être le dominant de personne. Alors, les gens me parlent de l’indifférence des chats. Mais non les chats ne sont pas indifférents du tout ! Mais il n’y a pas cette demande constante, cette attente, qui moi me serait insupportable. Mon livre sur les chats, je l’ai commencé par cette phrase : "J’ai pour les animaux un amour raisonnable". À partir de ce moment-là, on n’a pas arrêté de me dire que j’étais folle, ou amoureuse des chats. Non : j’aime les chats tels qu’ils sont. Il y a des cons, j’en ai rencontré, comme chez les hommes. Beaucoup de "braves" gens, quelques personnalités exceptionnelles, et de rares authentiques salopards… Exactement comme chez les humains !

 

Les chats de hasard

 

C’est une jolie réponse. Je voulais vous interroger sur vos projets mais vous avez déjà largement répondu.

Oui. Il y a une vague idée de livre. La tournée de Mes chers enfants, j’espère qu’elle sera belle, c’est vraiment un texte qui parle à tellement de gens : qu’est-ce qu’on fait de sa vie après 65 ans ? Si on ne veut pas rester dans le canapé en attendant désespérément que les enfants viennent vous voir, comment se réinventer, repartir... Et je l’ai dit, remonter Viens poupoule dans un théâtre à Paris !

 

Que peut-on vous souhaiter, chère Anny Duperey ?

Que tout ça marche ! (Rires) Et de continuer à avoir la santé, parce que sans elle rien n’est possible... Continuer, voilà.

 

Interview datée du 3 février 2024.

 

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26 janvier 2024

Bertrand Tessier : « Michel Sardou sait marier le spectaculaire et l'intime »

Nous sommes le 26 janvier, Michel Sardou fête aujourd’hui ses 77 ans. Si par hasard il devait lire cet article, alors je lui dis, à lui que j’ai beaucoup, beaucoup écouté, et que j’écoute toujours pas mal : bon anniversaire, et mes bonnes pensées ! L’artiste, qui alterne entre la comédie (ses premières amours artistiques) et la chanson depuis quelques années, se produit actuellement sur les scènes de France pour une grande tournée.

Plusieurs articles lui ont été consacrés sur Paroles d’Actu, dont en 2018 une interview croisée avec Frédéric Quinonero et Bastien Kossek (plus quelques surprises), et deux ans et demi plus tôt (il y a 2999 jours, me dit Canalblog, ce qui ne rajeunit personne), une autre avec le biographe Bertrand Tessier.

Ce dernier est justement l’auteur d’une bio actualisée du chanteur, Michel Sardou - "Je suis un homme libre" (L’Archipel, novembre 2023), un ouvrage très complet qui apprendra certainement beaucoup de choses à celles et ceux qui aiment les chansons de Sardou sans forcément bien connaître sa vie. Il a accepté, une nouvelle fois, de répondre à mes questions. L’échange s’est déroulé entre la mi décembre et ce jour. Je le remercie pour le temps qu’il a bien voulu m’accorder, et pour ses réponses ! Exclu, Paroles d’Actu, par Nicolas Roche.

 

EXCLU - PAROLES D’ACTU

Bertrand Tessier : « Michel Sardou

sait marier le spectaculaire et l’intime »

MS Je suis un homme libre

Michel Sardou, "Je suis un homme libre" (L’Archipel, novembre 2023)

 

Bertrand Tessier bonjour. Sardou et vous, c’est quoi l’histoire ? Dans quelles circonstances l’avez-vous rencontré, et quels témoignages avez-vous pu recueillir pour cet ouvrage et les précédents ?

C’est le photographe Richard Melloul qui nous a présentés. J’ai découvert un homme à l’opposé des caricatures que l’on pouvait faire de lui. Fin, subtil, cultivé - très cultivé -, drôle - très drôle -, capable même de manier l’autodérision. D’emblée, une véritable complicité s’est installée entre nous. Il me fait 100% confiance et m’a ouvert toutes les portes de son univers personnel et professionnel.

 

 

Avez-vous pu le voir jusqu’à présent dans le cadre de son tour 2023-24, et si oui qu’en avez-vous pensé ?

Il a toujours été obsédé par la crainte du disque ou du spectacle de trop. Il a toujours fait en sorte de pousser le bouchon plus loin à chaque nouvelle tournée. Il ne vit pas sur ses acquis. Il ne se répète pas. Au contraire. La meilleure preuve : pour cette nouvelle tournée comme pour la précédente, il n’a pas hésité à faire appel à Thierry Suc, le producteur historique de Mylène Farmer, spécialiste des superproductions, qui lui a permis d’aller encore plus loin dans sa volonté de proposer un show encore plus spectaculaire que d’habitude, avec des éclairages hallucinants, mais aussi des effets 3D impressionnants, comme pour Les lacs du Connemara ou Verdun.

 

 

Vos grands moments d’émotion discographiques ou scéniques avec lui ?

Ce nouveau spectacle m’a vraiment impressionné. Ses concerts à Bercy avec la scène centrale étaient formidables aussi. Il a un immense talent, celui de faire un show qui soit à la fois extrêmement spectaculaire et en même temps extrêmement intime.

 

 

Michel Sardou n’est-il pas fondamentalement, y compris lorsqu’il chante, un acteur ?

Il est devenu chanteur par accident : il se destinait à jouer la comédie. Il a écrit des chansons qui étaient comme de petits scénarios où il interprétait des personnages qui ne reflétaient pas forcément ce qu’il pensait. C’était totalement nouveau pour l’époque et cela lui a valu quelques déconvenues comme pour Le temps des colonies - Guy Bedos avait connu la même mésaventure quand il avait créé son sketch Vacances à Marrakech. Depuis, il a joué plusieurs pièces au théâtre et il n’a jamais été aussi bon que dans la dernière, N’écoutez pas Mesdames, reprise de Sacha Guitry. Je pense que le fait d’avoir fait du théâtre lui a donné davantage d’aisance sur scène. Désormais il bouge beaucoup plus...

 

Sardou se dévoile peu, et quand on lui parle de lui, souvent il répond par une boutade, ou mieux il répond n’importe quoi. Mais parfois dites-vous il se raconte, ou il raconte les siens, dans certaines chansons... Lesquelles ?

Comme il aime brouiller les pistes, il a toujours dit que ses chansons n’était pas autobiographiques. Faux, il y en a plein où il se raconte et évoque des choses très intimes. Dans Nuit de satin, une chanson d’album, pas destinée à devenir un tube, il évoque la maladie d’Alzheimer qui touchait alors son beau père, François Périer. Parmi ses plus connues je peux citer aussi Je viens du sud, Les deux écoles, Dix ans plus tôt, etc...

 

 

Lequel de ses gros tubes zappez-vous secrètement, parce que vraiment, trop entendu ?

Ca ne me gêne pas qu’une chanson soit trop entendue. C’est même le principe d’un tube qui traverse le temps. J’ai toujours autant de plaisir à écouter La maladie d’amour ou Les lacs du Connemara !

 

Laquelle de ses chansons aurait à votre avis mérité de devenir un de ses grands classiques populaires ?

C’est le public qui décide de ce qui deviendra un "standard"...

 

 

Lors de certains de ses concerts il disait en substance, s’adressant à chacun des membres du public : "Aujourd’hui je sais que je vais vous décevoir, parce que je ne vais pas chanter LA chanson pour laquelle justement vous êtes là ce soir". Petite réflexion, je sais c’est dur : la vôtre, c’est laquelle ?

Ca dépend des jours. Aujourd’hui ce serait En chantant. J’aime bien l’ironie dont il fait preuve quand il dit "C’est tellement plus mignon de se faire traiter de con en chanson".

 

Il y a huit ans je vous avais demandé quel message vous lui adresseriez, vous m’aviez répondu : "Remets-toi à écrire des chansons ! Ta place est unique, le public suivra." À votre avis, il en écrira encore ? Plus intéressant peut-être : en aura-t-il envie ?

Je ne crois pas qu’il se remette à écrire des chansons. Il n’est pas du genre à écrire sans la perspective d’un disque, or franchement je ne le vois pas se relancer dans pareille aventure compte tenu du marché discographique. En revanche, oui, je le vois bien faire une autre tournée. Peut-être moins spectaculaire. J’aimerais bien le voir dans un récital très dépouillé, accoustique...

 

Anne-Marie, qu’il a épousée en 1999, semble être son pilier, celle aussi qui a su l’apaiser et calmer ses passions, et accessoirement le dompter. La femme de sa vie ?

Incontestatablement. Ces deux-là se sont trouvés !

 

 

Vous développez un point intéressant dans votre ouvrage, à propos du statut de "voyageur immobile" de Sardou : il fait voyager dans nombre de ses chansons, mais souvent il n’a besoin que d’imaginer le voyage pour en jouir, pas forcément de l’effectuer réellement. Là aussi, c’est le signe de quelqu’un qui n’a plus la bougeotte, qui a atteint une forme de contentement ?

Voyager pour voyager n’a jamais été son truc. Quand il est allé en Afrique, ce n’était pas pour faire du tourisme mais pour faire le Paris Dakar. Quand il est parti vivre à Miami, c’était avant tout pour faire plaisir à Babeth. Au fond, il n’a jamais aimé cette période américaine, il est profondément français. En revanche, en France, il a la bougeotte, il adore déménager. Il vient de passer treize ans en Normandie : un exploit ! Mais c’est fini : il va désormais vivre dans le sud au bord de la Méditerranée.

 

Si vous l’aviez face à vous là, entre quatre yeux, vous lui diriez quoi ?

Je lui dirais que je viens de voir La vérité de Clouzot avec Brigitte Bardot et je lui dirais que l’on y voit Jackie Sardou et Jacqueline Porel, sa mère et celle d’Anne-Marie !

 

Sardou en trois qualificatifs, histoire de coller au plus près à l’homme tel que vous l’avez compris ?

Complexe, cultivé, drôle.

 

 

On se projette : 2050. Je ne sais pas si à ce moment-là certains des habitants de l’univers s’appelleront W454, mais moi j’ai envie de vous demander votre avis là-dessus, une intime conviction : en 2050, qui de Johnny Hallyday ou de Michel Sardou aura le mieux résisté à l’épreuve du temps, lequel des deux sera le plus écouté ?

Difficile de faire pareille prospective. En revanche, il est clair qu’en écoutant le répertoire de Sardou on aura davantage idée de ce qu’était la société française dans les années 70-2000 qu’en écoutant celles de Johnny ! Resteront aussi les mélodies de Jacques Revaux qui sont exceptionnelles. Une grande mélodie, ça ne vieillit pas, surtout que Michel n’a jamais cherché à être à la mode.

 

On se projette encore, mais moins loin : après sa tournée, vous le voyez refaire, quoi, du théâtre ? Sa première, et sa dernière passion ?

D’abord se reposer. On n’imagine l’énergie qu’il faut pour une tournée de six mois avec un spectacle aussi sophistiqué. Ensuite ? Je suis persuadé qu’il aura envie de retrouver le contact avec le public.

 

Vos projets et surtout vos envies pour la suite, Bertrand Tessier ?

Je viens de réaliser deux documentaires, le premier sur le cinéaste William Wyler, réalisateur de Vacances romaines et de Ben Hur, qui était à... Mulhouse à une époque où Mulhouse était en Allemagne, et le second sur la carrière hollywoodienne de Maurice Chevalier.

 

B

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25 janvier 2024

Franck Médioni : « Ce qui marque chez Michel Petrucciani, c'est le chant solaire qu'il déploie »

C’est une fin janvier musicale que je vous offre sur Paroles d’Actu. Quelques jours après la mise en ligne de mon interview exceptionnelle avec Françoise Hardy (que je salue encore, si elle nous lit), place au jazz avec Franck Médioni, auteur d’une bio fouillée (pas mal de témoignages inédits) et complète sur un personnage attachant, un musicien hors pair : Michel Petrucciani (Michel Petrucciani, le pianiste pressé paru chez L’Archipel). On fait connaissance avec un homme qui, malgré un handicap physique majeur (il était atteint de la terrible maladie dite des "os de verre"), devint un grand du jazz, un homme qui, sachant qu’il ne vivrait pas vieux, vécut sa vie à 100 à l’heure. Un parcours inspirant, pour tous. Merci à M. Médioni pour le partage, et pour l'interview qu’il m’a accordée (22-23 janvier). Exclu, Paroles d’Actu, par Nicolas Roche.

 

EXCLU - PAROLES D’ACTU

Franck Médioni : « Ce qui marque

chez Michel Petrucciani, c’est le chant

solaire qu’il déploie... »

Michel Petrucciani

Michel Petrucciani, le pianiste pressé (L’Archipel, janvier 2024)

 

Franck Médioni bonjour. Quels ont été vos premiers émois musicaux, et comment en êtes-vous venu à aimer comme vous le faites le jazz ?

J’ai découvert le jazz dès l’adolescence, surtout grâce à la radio : Monk, Charlie Parker, Miles Davis, en même temps que Police, Pink Floyd et Bob Marley.

 

Vous souvenez-vous de votre découverte musicale de Michel Petrucciani, et de votre ressenti ?

C’était un concert à Fontainebleau, dans les années 90... J’avais été très impressionné par son engagement dans la musique, son énergie, sa musicalité. Sa virtuosité pianistique, son clavier qui chante !

 

Vous avez eu la chance de le rencontrer, de l’interviewer, que retenez-vous de ces moments passés en sa compagnie ?

Je retiens une grande intelligence, un engagement total dans la musique je l’ai dit, mais aussi sa générosité, et son sourire.

 

 

Qu’est-ce qui caractérise le jazz tel qu’il a été pratiqué par Michel Petrucciani ? En quoi s’est-il distingué ?

Michel Petrucciani prolonge brillamment le double héritage d’Oscar Peterson (la virtuosité digitale) et de Bill Evans (les couleurs harmoniques). Et il a créé son propre style : une main droite puissante qui développe ses longues phrases, une main gauche rythmiquement très sûre. Ce qui est vraiment marquant chez Michel Petrucciani, c’est le chant solaire qu’il déploie.

 

Peut-on dire qu’au-delà de sa maladie, c’est aussi le cadre familial d’où il était issu, l’encadrement hyper-protecteur de ses parents (parce qu’hyper fragile, forcément), étouffant même vous le racontez bien, qui lui a donné envie de se dépasser, et de s’évader ?

Absolument. Handicapé, bloqué par un environnement familial hyper protecteur, il a eu le courage, la force de s’en extraire, de partir aux États-Unis et de voler de ses propres ailes.

 

Quelles auront été les grandes rencontres artistiques de sa vie ? Et la question vaut dans l’autre sens : quels parcours a-t-il bouleversés ?

Le batteur Aldo Romano, qui l’a découvert et qui lui a permis d’enregistrer pour le label Owl Records. Le saxophoniste Charles Lloyd, grâce à qui il s’est fait connaître aux États-Unis, où il s’est installé : ce musicien lui a fait découvrir un autre horizon musical, notamment le jazz modal. Le contrebassiste Palle Danielsson et le batteur Eliot Zigmund pour un trio exceptionnel, dans les années 80. L’organiste Eddy Louiss, pour l’enregistrement du disque Conférence de presse. Le violoniste Stéphane Grappelli, pour Flamingo. Le bassiste Anthony Jackson et le batteur Steve Gadd, son dernier trio.

 

 

A-t-il connu, en France notamment, un succès à la hauteur à votre avis de celui qu’il méritait ? Plus généralement, est-ce qu’on est, ici, suffisamment réceptifs au jazz ?

Oui, il était très connu en France, bien au-delà de la sphère jazz. Je pense que l’on est relativement peu réceptifs au jazz. Question principalement d’éducation musicale, et de médiatisation.

 

Sa différence physique, qui a surtout été cause de grandes souffrances, et occasionné des difficultés qu’on imagine mal, peut-on dire qu’elle a, bien malgré lui, aidé au départ à ce que le public s’intéresse à lui, même si rapidement, les mélomanes ont oublié cela pour se laisser emporter par sa musique ?

Oui, au début, son handicap a créé la surprise et un certain voyeurisme. On voulait assister au phénomène de foire... Puis on a fait abstraction de son handicap, et on a vraiment écouté le musicien.

 

Beaucoup de témoignages dans votre livre, touchant notamment à ses traits de caractère : une fragilité incontestable mais aussi une force de vie hors du commun, et apparemment un grand sens de l’humour. Qu’est-ce que l’homme Michel Petrucciani vous aura inspiré ? Un côté follement "inspirant", justement ?

Oui, c’est un homme très humain, fragile, drôle, très attachant. Et j’avoue avoir pris beaucoup de plaisir à mener l’enquête, à suivre ce bonhomme extraordinaire dans son parcours de vie mené à cent à l’heure.

 

Trois qualificatifs qui lui iraient bien ?

Intelligent. Drôle. Solaire.

 

Rapidement il est parti aux États-Unis, voir comment la musique se faisait là-bas. Qu’a-t-il aimé outre-Atlantique, et qu’est-ce qui, a contrario, lui a déplu là-bas par rapport à la France ?

Aux USA, il a aimé la culture, les gens. Et il a beaucoup aimé les musiciens de jazz américains, leur exigence, leur exactitude rythmique.

 

Est-ce qu’à votre avis, s’agissant du jazz et même, d’autres types de musique, l’Amérique reste toujours aujourd’hui un eldorado avant-gardiste ?

Le jazz est né aux USA et demeure le cœur battant du jazz. Et oui, ce pays demeure à la pointe de l'avant-garde jazzistique.

 

Que reste-t-il de l’œuvre de Michel Petrucciani ? Est-ce qu’on le joue toujours ? Est-ce qu’on le diffuse encore, dans les radios jazz ?

Il y a une discographie conséquente. Mais aussi 114 compositions. Elles sont jouées par de nombreux musiciens de par le monde.

 

Le jazz reste-t-il vivace, un style porteur parmi les jeunes artistes ? A-t-il résisté à l’avènement du rock et de la pop ?

Oui, le jazz est toujours aussi vivace, aux USA comme en Europe.

 

 

Les artistes d’aujourd’hui qui vous font vibrer, Franck Médioni ?

Difficile d’établir une liste... Bill Frisell, John Scofield, John Zorn, etc.

 

Les morceaux de jazz, toutes époques confondues, que vous tenez pour les plus beaux de tous et que vous aimeriez qu’on aille découvrir ?

Body and soul, Laura, God bless the child, Naima, Fleurette africaine.

 

 

Vos projets, et surtout vos envies pour la suite ?

Un livre sur Ornette Coleman, un autre sur Billie Holiday.

 

Franck Médioni

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21 janvier 2024

Françoise Hardy : « Ma plus grande fierté, c'est Thomas : pas seulement ce qu'il fait, mais ce qu'il est »

Françoise Hardy a eu quatre-vingts ans le 17 janvier. Lorsque je songe à elle, presque systématiquement, il y a un titre, une vidéo, parfaits tous les deux, qui me viennent à l’esprit :

 

 

Mon amie la rose. Une pépite, cette chanson. Avis personnel : une des plus belles de tout le répertoire français. Tout est dedans, l’air de rien. Les balbutiements, à la rosée du matin. La vanité de la jeunesse triomphante. Le constat impuissant du vieillissement. Le déclin, jusqu’à la chute finale, définitive. Le retour à la terre / au créateur. Et, imperceptible, quelque chose qui renaît, un cycle qui continue. La lune cette nuit / A veillé mon amie / Moi en rêve j'ai vu / Éblouissante et nue / Son âme qui dansait / Bien au-delà des nues / Et qui me souriait. Je veux ici rendre hommage à son auteure, Cécile Caulier, sans doute trop injustement méconnue. Et saluer, avec émotion, Françoise Hardy, qui fit sienne et porta, de sa voix reconnaissable entre mille, et de sa sensibilité mélancolique, ce titre de 1964. C’était il y a soixante ans.

 

 

J’ai absolument voulu pouvoir adresser un petit message mail à Françoise Hardy le jour de ses quatre-vingts ans. Des planètes bienveillantes s’étant alignées, j’ai pu le faire, lui exprimer ma sympathie pour sa personne, mon respect pour son oeuvre. Parmi les morceaux cités, forcément Mon amie la rose. Message personnel, une incontournable qu’elle a coécrite avec Michel Berger. La reprise charmante de Puisque vous partez en voyage qu’elle fit en duo avec Jacques Dutronc au tout début des années 2000. L’amitié, une des plus belles chansons qui aient été écrites sur le thème, avec Les copains d’abord de Brassens. La question, un texte d’une grande finesse, qu’elle a signé. La touchante Tu ressembles à tous ceux qui ont eu du chagrin, de sa plume, paroles et musique (tout comme pour une autre incontournable, Tous les garçons et les filles). Tant de belles choses, le message bouleversant d’une mère au fils dont elle se prépare à "lâcher (la) main" - ce texte de 2004 est encore d’elle. Que chacun l’ait en tête, une fois pour toutes : Françoise Hardy, c’est une interprète superbe (une des rares, parmi nos contemporains en France, à être connue et respectée en-dehors des zones francophones) ; c’est aussi une grande auteure, sensible et passionnée.

 

 

Dans mon mail, je lui ai glissé aussi, sans trop y croire, que j’aimerais beaucoup l’interviewer. Dès le lendemain, j’avais une réponse encourageante. La nuit suivante, mes questions étaient écrites, envoyées. Et le 20 janvier vers midi, ses réponses, précises, généreuses, désarmantes de sincérité, m’étaient transmises. Je veux, ici encore, la remercier chaleureusement pour l’élégance dont elle a fait preuve à mon égard. Et lui envoyer mes meilleures pensées en ce début 2024. Exclu, Paroles d’Actu, par Nicolas Roche.

 

EXCLU - PAROLES D’ACTU

Françoise Hardy : « Ma plus grande

fierté, cest Thomas, pas seulement

ce quil fait, mais ce quil est... »

Françoise Hardy 1

Crédit photo : Jean-Marie Périer. Photo fournie par F. Hardy.

 

Françoise Hardy bonjour, je suis heureux de pouvoir avoir cet échange avec vous. Vous avez arrêté très tôt, dès la fin des années 60, la scène, les concerts. Vous l’avez fait pour des raisons mûrement réfléchies, vous vous y êtes tenue. Quand on pense à l’énergie partagée, à cette espèce de communion qui peuvent se créer entre un artiste et son public, vous vous dites quoi, que ça n’est décidément pas votre truc, ou bien que parfois, notamment quand vous songez à Jacques et Thomas ensemble, vous auriez pu aimer y retourner ? Est-ce qu’il y a pour vous, dans votre ressenti à vous, le mot est fort mais, quelque chose d’impudique à se donner sur scène ?

Il n’y a pas eu de raisons mûrement réfléchies. J’ai arrêté tout simplement parce que je n’étais pas une chanteuse de scène. Ma voix n’avait qu’une petite tessiture, j’étais souvent enrouée et je ne pouvais pas m’y fier. Je ne savais pas chanter en mesure, je devais compter quand je chantais. Je ne savais pas bouger non plus et j’avais trop le trac, ce qui parfois me donnait des trous de mémoire. Et puis je détestais la vie itinérante qui empêche d’avoir une vie privée à peu près normale. Et si on espère avoir un enfant, ce qui était mon cas, on doit être chez soi presque tout le temps. Il faut aimer être sur scène pour en faire. Rien d’impudique à ce sujet. Mais les grand artistes de scène comme Johnny Hallyday, Jacques Brel, Barbara, et plusieurs autres sont rares.

 

Est-ce que vous avez aimé l’exercer ce métier finalement ? Libre, authentique, comme on vous connaît, c’est le plaisir avant tout qui vous y a guidée ? Avez-vous songé à ce que vous auriez aimé faire, à là où vous vous seriez vue si vous n’aviez pas été chanteuse et auteure, ou si vous aviez arrêté de l’être ?

Mon rêve avait été de faire un disque avec les chansonnettes que je composais, pas terribles au début mais qui se sont améliorées par la suite. La chanson était une passion pour moi. Je n’ai jamais été guidée par le plaisir mais par la passion. J’adorais être en studio d’enregistrement, là où les chansons et les albums voient le jour. Impossible de savoir ce que j’aurais fait si ça n’avait pas marché. J’aurais poursuivi mes études sans doute. Mais comment savoir sur quoi elles auraient débouché  ?

 

 

Nous parlions d’impudeur tout à l’heure, et je sais que cette question touchera un peu à cela : avez-vous le sentiment d’avoir traversé, avec Jacques Dutronc, toutes les couleurs de l’amour, le clair et l’obscur, de la passion jusqu’à l’amour-amitié qui vous lie aujourd’hui, en passant par les turbulences, les souffrances, les absences ? Tout bien pesé, ce que vous avez vécu, vous le souhaitez à la jeune fille qui nous lirait ?

Comment voulez-vous que je souhaite ce que j’ai vécu de globalement éprouvant à quelqu’un d’autre ? En même temps, ce sont toutes mes frustrations qui m’ont inspiré la majorité de mes chansons. Et quelqu’un comme Jacques valait la peine. Une jeune fille doit travailler sur son discernement pour ne pas tomber dans les bras du premier venu. Sur ce plan-là, j’ai eu la chance d’avoir assez de discernement.

 

 

Dans une interview de la fin des années 80 vous rendiez hommage à Véronique Sanson et à sa sublime chanson Mortelles pensées, dans laquelle elle mettait à nu, tout en retenue mais à coeur ouvert, sa culpabilité vis-à-vis de Michel Berger. Exprimer par des chansons ce qu’on n’ose ou qu’on ne peut pas forcément dire plus directement à la personne aimée, vous l’avez fait vous aussi : là encore, c’est se faire violence, aller contre une pudeur naturelle ?

Je vous rappelle que dans Mortelles pensées, il y a ce passage  : Lui, qui m’a dit d’un ton vainqueur / Qu’il n’y avait plus de doute ni de douleur / Dans ma musique, ni dans mon cœur/ Je le tuerais d’avoir pensé ça / Et s’il y a des choses qu’il ignore / Il n’a qu’à m’écouter plus fort. Faire des chansons inspirées par les épreuves amoureuses, c’est sublimer celles-ci, mais pour ça, il faut avoir un don, autrement dit du talent. Quand je suis allée auditionner, j’ignorais si j’en avais ou non.

 

 

Quand vous considérez Thomas votre fils, l’artiste qui a trouvé sa voie et qui y prend du plaisir, l’homme accompli qu’il est devenu, vous vous dites que c’est là votre plus grande fierté ? Quelles chansons de lui auriez-vous envie de nous faire découvrir ?

Ma plus grande fierté, c’est en effet Thomas lui-même, pas seulement ce qu’il fait, mais ce qu’il est. J’aime toutes ses chansons mais j’ai une préférence pour Sésame, ainsi que pour Viens dans mon ile dont le dernier couplet me met les larmes aux yeux, j’ai aussi un faible pour À la vanille, J’me fous de tout, et plusieurs autres. Mention spéciale pour Le blues du rose de Francis Cabrel.

 

 

Tant de belles choses, c’est un texte sublime, le vôtre, celui d’une femme qui rassure le fils dont elle s’apprête à "lâcher la main". Une promesse de lendemains meilleurs aussi. Êtes-vous en dépit de tout une optimiste Françoise Hardy ? Quelles sont-elles au fond toutes ces "belles choses" qui, au quotidien, vous donnent à penser que le pire n’est peut-être pas certain ?

Je ne suis pas optimiste mais réaliste. Après une grosse épreuve, d’autres circonstances, rencontres, évènements intéressants arrivent toujours qui font reprendre goût à la vie.

 

 

Quelles sont, s’il faut choisir parmi toutes, les chansons que vous êtes fière d’avoir chantées, et celles que vous êtes fière d’avoir écrites, pour vous et pour d’autres ?

Impossible de choisir, il y en a trop que j’aime beaucoup et je suis même étonnée d’avoir pu les écrire.

 

Il y a eu dans le temps un débat célèbre entre Serge Gainsbourg et Guy Béart à propos de la chanson, art "mineur" ou "majeur", selon les points de vue. Est-ce qu’à votre avis une chanson peut se suffire à elle-même, être lue à tête reposée, comme une poésie, et seriez-vous favorable à ce qu’un recueil des vôtres soit édité par qui voudrait les présenter aux yeux des lecteurs ?

Personnellement, en dehors de quelques vers de Charles Baudelaire, Alfred de Musset, Victor Hugo, la poésie m’a toujours ennuyée. Un art majeur requiert une initiation, alors qu’un art mineur n’en requiert aucune. J’en suis un bon exemple puisque j’ai fait des chansons sans connaître la musique, sans savoir l’écrire. Mais il peut y avoir des chefs d’oeuvre dans un art mineur et beaucoup de choses médiocres dans un art majeur. C’est Serge qui m’avait appris ça et il s’était amusé à faire mousser Guy Béart qui, comme la plupart des gens, croyait à tort qu’art majeur et art mineur concernent la qualité ou la médiocrité de l’art en question, alors que cela informe juste sur la nature de cet art. À la demande de mon éditeur, j’ai écrit tout un recueil (sorti en 2019, je crois) de mes textes écrits, avec mes commentaires (Chansons pour toi et nous).

 

Qu’aimeriez-vous, si vous aviez un avis à donner là-dessus, qu’on dise de vous après vous, Françoise Hardy ? Peut-être me répondrez-vous que vous vous fichez bien de ce qu’on pourra écrire sur vous ?

Un éditeur m’avait harcelée pendant trois ans pour que j’écrive mon autobiographie ce dont je n’avais pas la moindre envie. Mais quand il m’a finalement fait valoir que lorsque je ne serais plus là, des biographies bourrées de choses fausses sortiraient, j’avais été convaincue et attaqué tout de suite mon autobiographie  : Le désespoir des singes... et autres bagatelles. Je ne regrette pas qu’elle existe car plusieurs livres sont déjà sortis sur moi qui sont tous truffés d’erreurs d’appréciation sur ma personne ou de choses fausses sur ma vie.

 

Le désespoir des singes

 

Quand vous regardez derrière, votre trajectoire d’artiste et surtout de vie, le chemin parcouru sur quatre fois vingt ans, vous vous dites quoi : contente, si c’était à refaire je referais tout pareil ? À la petite Françoise retrouvée au début des années 50 votre conseil ce serait quoi, "Accroche-toi malgré tout, crois à ton étoile et ça ira" ?

Je ne me dis rien du tout car je n’y pense pas et je crois par ailleurs qu’un enfant a besoin avant tout qu’on l’aime et qu’on l’éduque. Il aurait été très inopportun de dire à la petite Françoise des années 50 de s’accrocher et de croire à son étoile. Elle n’aurait pas compris de quoi il s’agissait et ça l’aurait inutilement perturbée.

 

Tenez-vous la déshumanisation des rapports entre les hommes pour le fléau de notre temps ? Quels souhaits voudriez-vous adresser à vos contemporains, pour 2024 et pour la suite ?

Les fléaux de notre époque ont toujours existé  : ce sont l’ignorance et le manque de discernement. Mais les catastrophes climatiques qui vont s’aggraver de plus en plus et durer longtemps, l’avenir de la planète, tout ça fait peur et je m’inquiète non seulement pour mon fils mais pour tous les enfants, tous mes amis, tout le monde finalement... Je pense aussi qu’il est insupportable que des religions telles que l’Islam radical puissent encore sévir et, comme les Talibans en Afghanistan, empêcher les femmes de vivre. Il est insupportable par ailleurs qu’il existe encore des dictateurs tels que Poutine, Xi Jinping et ce dirigeant de la Corée du Nord qui provoquent des guerres inqualifiables...

 

 

Nous sommes très, très nombreux, anonymes ou non, à avoir eu pour vous à l’occasion de votre anniversaire une pensée chaleureuse, tendre. Que peut-on vous souhaiter, chère Françoise Hardy ?

Eh bien quand mon heure viendra, que moi qui ai eu tellement de souffrances physiques depuis 2015, je puisse partir vite et sans trop de souffrances.

 

Mais le plaisir, l’envie d’écrire des textes, vous les avez toujours ?

Non, car je n’ai jamais pu écrire qu’à partir d’une belle mélodie, mais même si on m’en envoyait une, je n’en aurais pas la force. Je suis dans un état inimaginable de faiblesse.

 

Interview datée des 19 et 20 janvier 2024.

 

Françoise Hardy 2

Crédit photo : Jean-Marie Périer. Photo fournie par F. Hardy.

 

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14 janvier 2024

Dominique Trinquand : « La démocratie se défend, la liberté nécessite un effort, ne l'oublions jamais... »

Le général Dominique Trinquand, spécialiste reconnu des questions de défense et de diplomatie, a notamment été chef de la mission militaire française auprès des Nations unies. Il y a un mois et demi, il avait accepté de répondre à une première série de quatre questions de Paroles d’Actu autour de son récent ouvrage mêlant expérience personnelle et analyse géostratégique, Ce qui nous attend : L’effet papillon des conflits mondiaux (Robert Laffont, octobre 2023). Voici cinq nouvelles questions avec leurs réponses, datées de la mi-janvier 2024. Je remercie M. Trinquand pour le temps qu’il a bien voulu m’accorder, une nouvelle fois, en dépit de ses plannings chargés. Son livre est une analyse précieuse du monde où l’on est, et de celui où lon va. Son objectif : interpeller le lecteur-citoyen, qui dans cette histoire-là, n’a pas vocation à être simplement un spectateur passif. Exclu, Paroles d’Actu, par Nicolas Roche.

 

EXCLU - PAROLES D’ACTU

Dominique Trinquand : « La démocratie

se défend, la liberté nécessite un effort,

ne loublions jamais... »

Ce qui nous attend

Ce qui nous attend (Robert Laffont, octobre 2023)

 

5 questions à Dominique Trinquand

 

Général Trinquand bonjour. 2024 s’ouvre dans un contexte de très grande instabilité géopolitique : deux ans après son déclenchement on n’entrevoit pas même le début d’une fin à la guerre russo-ukrainienne ; les crispations régionales et globales nées de la riposte israélienne sur Gaza après les attentats du 7 octobre n’en finissent pas de se faire sentir ; la Chine et la Corée du Nord inquiètent de plus en plus leurs voisins, et la théocratie iranienne sera peut-être bientôt une puissance nucléaire militaire. Le tout dans un contexte de lassitude des démocraties, fortement impliquées notamment en Ukraine, et de grande incertitude quant au résultat de la présidentielle américaine de novembre.

En quelques mots comme en 100 : est-on en train de s’acheminer vers une zone de grandes turbulences, vers quelque chose qui pris collectivement, alors que la puissance américaine est fatiguée (et que ses adversaires en sont bien conscients), pourrait devenir hors de contrôle ?

Vous parlez beaucoup de lassitude des démocraties, de fatigue. Je citerai Thucydide : "Il faut choisir, se reposer ou être libre". L’heure est effectivement aux incertitudes et turbulences, c’est pourquoi plus que jamais il faut être conscient que la démocratie se défend et que la liberté nécessite un effort. Lors de son discours à Harvard en 1978 Soljenitsyne disait que "le monde occidental a perdu son courage civique". Je pense qu’il est temps de retrouver le courage pour défendre la démocratie et garder notre liberté. Les menaces en cours doivent être un électrochoc nous poussant à réagir. Le début de ce XXIème siècle contredit magistralement la thèse de Francis Fukuyama décrite dans son best seller La Fin de l’histoire et le dernier homme. C’est la fin de l’illusion de l’extension de la démocratie, une période durant laquelle il faut défendre la démocratie là où elle existe pour l’améliorer et en faire un aimant ou un modèle enviable. Il y aura des turbulences mais nous avons la force de les contrôler.

  

La Russie est-elle à votre avis en train de devenir, dans le jeu global des puissances, une espèce d’immense satellite, ou au moins d’obligé de la Chine, et si oui faut-il s’en inquiéter ?

La Russie après son action en Ukraine est un facteur de déstabilisation. Le président Poutine l’avait d’ailleurs annoncé dès 2007 lors de son discours à Munich. Compte tenu de ses faiblesses (économie de rente, démographie déclinante) elle ne peut jouer qu’un rôle en soutien de la puissance montante, la Chine. Le président renforce son pouvoir sur le court terme mais sur le long terme il marginalise le rôle de la Russie dans le monde en devenir.

 

La France de 2024, qui n’est plus celle du Général de Gaulle, peut-elle toujours s’enorgueillir de porter une voix différente, une voie de modération, reçue différemment de celle des grandes puissances par les uns et les autres ? Cette voix qui porte, est-ce qu’elle pèse dans la résolution des conflits ?

Le monde a beaucoup changé depuis l’époque du Général de Gaulle. La France de par son histoire, sa culture et sa place dans le monde a toujours un rôle singulier (membre permanent du Conseil de sécurité, membre fondateur de l’UE et de l’OTAN, présence dans le monde). Toutefois pour peser elle doit à la fois s’appuyer sur sa singularité mais aussi sur sa place au sein de l’Europe qui est le relai permettant de peser dans la monde. Ceci n’est pas facile. À cet égard, les élections européennes du mois de juin prochain seront essentielles pour tenir sa place en Europe.

 

La force de la langue française, et l’importance de l’espace francophone, sont-ils des atouts de soft power qu’on néglige, à supposer qu’on puisse avoir du jeu dessus sans trop passer pour néocolonialistes ?

La langue française est un atout majeur non seulement parce que de nombreux pays l’ont en partage, mais aussi grâce à ses qualités propres que l’on ne souligne pas assez. Les meilleurs défenseurs du français sont d’autre locuteurs que les Français, en particulier en Afrique. Compte tenu de l’explosion démographique de ce continent, cette croissance devrait remettre le français en bonne place en complément du "globish" qui en simplifiant tout tend à "l’à-peu-près". Commençons par parler français dans les sociétés françaises, et valorisons les étrangers qui font l’effort de parler cette langue. Le multilinguisme est une force qui permet de mieux se comprendre en accédant à des cultures différentes.

 

Vous évoquez longuement dans votre livre la question du service militaire. De manière plus générale, pensez-vous qu’on devrait contribuer à éduquer plus directement les citoyens français, les jeunes et les moins jeunes d’ailleurs, sur les enjeux de défense et de jeux des puissances ?

Je parle du service en évoquant ce qu’était le service militaire. Il me semble, pour revenir à ma première réponse, que cela revient à rappeler qu’il faut effectuer un réarmement civique. Cela est possible en rassemblant les citoyens (comme les jeunes au sein du Service National Universel, le SNU) et plus généralement en luttant contre l’individualisme pour démontrer qu’au sein de la Nation, il y a plus de choses qui nous rassemblent que de choses qui nous séparent. Thucydide (encore lui !) disait "la force de la cité ne réside ni dans ses remparts ni dans ses vaisseaux mais dans le caractère de ses citoyens"...

 

Dominique Trinquand

 

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2 janvier 2024

« Jacques Delors, un homme d'exception, une trace pour demain », par Pierre-Yves Le Borgn'

Le 27 décembre dernier disparaissait Jacques Delors à l’âge de 98 ans. Il ne fut pas « le » père de l’Europe communautaire, mais sans conteste « un de ses pères ». Président de la Commission européenne de 1985 à 1995, il tint un rôle moteur dans la mise en place de l’accord de Schengen, de l’Acte unique européen, du programme Erasmus et, last but not least, de la monnaie unique, notre Euro. Inutile de préciser donc, que la vision qu’il porta ne fait pas davantage l’unanimité aujourd’hui qu’en son temps, tandis qu’en France, comme partout en Europe, se renforcent les courants contestataires de ce qu’il est convenu d’appeler l’intégration européenne. Mais sans doute, au soir de son décès, ses adversaires ont-ils au moins reconnu à Jacques Delors une cohérence dans ses engagements, et une intégrité personnelle.

Lorsque j’ai appris la disparition de M. Delors, je me suis dit que l’évènement méritait un article. J’ai tout de suite eu l’idée de proposer une tribune libre à Pierre-Yves Le Borgn (qui répond régulièrement aux questions de Paroles d’Actu, encore tout récemment) : ancien député socialiste et européen convaincu, il s’inscrit volontiers dans l’héritage politique et, je crois, spirituel du défunt. Il a accepté ma proposition, et m’a livré le 1er janvier un texte où il est question de notre histoire commune depuis 1981, de leur parcours respectif aussi. Un texte où analyse érudite et émotion s’entremêlent. Un témoignage riche, dont je conçois évidemment qu’il ne fasse pas non plus l’unanimité : puisse-t-il être versé au dossier dans lequel les uns et les autres puiseront pour débattre de la place et de la trace de Jacques Delors, qui vient de faire son entrée dans l’Histoire. Une exclu Paroles d’Actu, par Nicolas Roche.

 

EXCLU - PAROLES D’ACTU

« Jacques Delors, un homme

d’exception, une trace pour demain »,

par Pierre-Yves Le Borgn’

Jacques Delors

Jacques Delors. © HALEY/SIPA

 

J’ai l’impression d’avoir grandi politiquement, humainement avec Jacques Delors. Le premier souvenir que j’ai de lui est celui d’une grande affiche de la campagne présidentielle de François Mitterrand. J’avais une quinzaine d’années. Derrière Mitterrand apparaissait une série de visages, qui m’étaient inconnus pour la plupart. Ils étaient ceux des conseillers et soutiens du candidat socialiste à l’élection présidentielle de 1981, ceux qui deviendraient ministres quelques mois après. Il y avait Haroun Tazieff, Edmond Hervé, Alain Bombard, Nicole Questiaux, Claude Cheysson, Catherine Lalumière. Et Jacques Delors. Je n’avais pas la moindre idée de qui il était. Mais son nom, comme cette belle affiche dont le slogan était «  L’autre chemin  », m’était resté en mémoire. Mon second souvenir, c’est celui du ministre de l’Économie et des Finances qu’il était devenu réclamant une pause dans les réformes au printemps 1982. La gauche, au pouvoir pour la première fois depuis 23 ans, se heurtait rudement au mur des réalités. Son programme de relance de l’économie par la consommation creusait les déficits et la balance du commerce extérieur. Les dévaluations s’enchaînaient. La France filait un bien mauvais coton. L’air du temps était pourtant encore à changer la vie. Pour une part des militants socialistes, Jacques Delors était un briseur de rêves. Confusément, je sentais pourtant qu’il avait raison.

Je n’étais alors qu’un adolescent qui s’éveillait à la politique. Mon cœur était à gauche. L’économie m’intéressait. On parlait alors d’expérience socialiste – expression que je trouvais incongrue – pour décrire les premiers mois du mandat de François Mitterrand. Que resterait-il de cette «  expérience  » si l’économie devait s’affaisser et la France terminer au FMI  ? Le mandat de François Mitterrand devait s’inscrire dans la durée, au prix d’un changement de politique, pensais-je alors confusément. Longtemps, François Mitterrand, qui n’avait pas grande appétence pour l’économie, hésita. Il avait envie d’aller au bout du défi au capitalisme. Ses convictions européennes, en revanche, étaient profondes. C’était l’émotion contre la raison. Ce fut Jacques Delors – et la raison – qui l’emportèrent finalement. La France ne larguerait pas les amarres avec l’Europe, elle resterait au sein du Système monétaire européen. La lutte contre l’inflation serait la priorité et le maintien d’une parité fixe avec le Mark l’objectif. Il ne manqua pas grand-chose, en cette fin d’hiver 1983, pour que Jacques Delors succède à Pierre Mauroy à la tête du gouvernement. François Mitterrand se méfiait de lui. Il n’aimait pas beaucoup, je crois, cet homme pudique et modeste, à l’écart du happening permanent des premières années du septennat. Jacques Delors resta au gouvernement de Pierre Mauroy, mais il était clair que son histoire s’écrirait ailleurs.

Ce fut Bruxelles et la Commission européenne. J’étais entré à l’université et j’avalais des tas de livres sur l’Europe. Le charisme de Jacques Delors, sa personnalité, son engagement me touchaient. Son parcours, depuis des études somme toute modestes, par la formation, l’éducation populaire, le syndicalisme et la fidélité au mouvement personnaliste m’impressionnait. Dans la France des années 1980, celle de mes études, il n’était question que de diplômes ardus, d’individualisme, de parcours exceptionnels et de crânes d’œuf aussi brillants que déconnectés de la vie de millions de gens. Chez Jacques Delors, c’était tout l’inverse  : il était quelqu’un qui s’était élevé par le travail, le sens du collectif, l’abnégation, le partage et le dépassement aussi. Jacques Delors avait contribué à la naissance de la CFDT, cheminé avec le PSU. De la Banque de France, il était passé au Commissariat général au Plan. Une certaine gauche n’avait pas aimé ses années auprès de Jacques Chaban-Delmas à Matignon, au cœur du projet de «  nouvelle société  ». Jacques Delors n’avait pourtant rien renié de qui il était. L’époque était au clivage gauche-droite, aux excommunications sévèrement prononcées. Delors était suspect, et plus encore à son arrivée au PS en 1974. Tout le monde s’était empressé d’oublier qu’il fut pourtant celui qui porta la loi fondatrice sur la formation professionnelle continue.

Avec le recul, je sais que c’est d’avoir suivi Jacques Delors durant ses années à la Présidence de la Commission européenne qui ancra définitivement mes convictions européennes, puis me mit sur le chemin du Collège d’Europe. J’admirais son courage et sa manière de faire. L’Europe était à plat lorsqu’il prit ses fonctions en janvier 1985  : plus d’idées, plus de jus, des égoïsmes nationaux débridés et Margaret Thatcher à l’ouvrage pour tout détricoter. Son projet de faire tomber les barrières entre États membres pour fonder un grand marché intérieur fut décisif. À la fois parce que l’Europe touchait enfin son objectif et parce qu’il créait une dynamique politique irrésistible, soutenue par une méthode originale, profondément sociale-démocrate  : expliquer, convaincre, rallier les États membres, les parlementaires européens, les partenaires sociaux, les corps intermédiaires, les citoyens. Ce fut une époque formidable, que je vivais passionnément entre mes livres et les journaux à Nantes, puis Paris, avant de découvrir Bruges, puis Bruxelles à l’approche de 1992. J’étais touché aussi par la volonté de Jacques Delors de développer le dialogue social européen et sa détermination à renforcer la politique régionale dans une perspective de solidarité intra-européenne. Vint en 1987 le programme Erasmus, l’une des réussites les plus emblématiques de l’Europe. Et la convention de Schengen.

Sans doute y avait-il moins d’États membres qu’aujourd’hui, moins de complexité, un écart encore large avec le reste du monde. Je suis persuadé malgré tout que l’engagement de Jacques Delors, sa détermination à lever les obstacles, posément, clairement, fut décisif. Il refusait la caricature, la facilité. Delors inspirait la confiance, essentielle pour rassembler diverses histoires nationales et de fortes personnalités. Sans le lien que Jacques Delors avait su construire avec le Chancelier Helmut Kohl, jamais l’Euro ne serait né. Et jamais le Traité de Maastricht n’aurait été le changement décisif qu’il fut pour le projet européen. Avec le temps, sans doute a-t-on oublié l’immense travail de fond que nécessita une telle perspective. À la manœuvre, parlant inlassablement aux uns et aux autres, aux gouvernements et aux parlements, mais aussi aux gouverneurs des banques centrales des 12 États membres, il y avait Jacques Delors. Ce moment de bascule dans l’histoire de l’Europe lui doit beaucoup. Delors apparaissait régulièrement dans les médias, parlait de l’Europe, simplement et passionnément. Il incarnait le projet, cette nouvelle frontière pour des tas de gens et en particulier de jeunes dont j’étais. Nous avions le sentiment que tout était possible, que les atavismes de l’histoire européenne n’étaient peut-être plus fatals, qu’une autre perspective s’ouvrait, liant le marché et les solidarités, et que nous en serions.

La toute première carte d’une organisation que je pris fut dans un club créé autour des idées de Jacques Delors. Et aussi de sa méthode. Ce club s’appelait Démocratie 2000. Il était présidé par Jean-Pierre Jouyet, qui serait le directeur de cabinet de Jacques Delors à la Commission européenne, et animé par Jean-Yves Le Drian, alors maire de Lorient. Il y avait là des politiques, mais aussi des dirigeants d’entreprise, des syndicalistes, des journalistes. Le club était très «  deuxième gauche  », mais il s’ouvrait aussi à des personnalités venues du centre-droit. Nous avions chaque mois de septembre deux jours de travail à Lorient. Jacques Delors en était bien sûr, et nous pouvions alors échanger avec lui. J’étais impressionné, parlant peu et écoutant beaucoup. Je me souviens d’y avoir croisé Simone Veil et Adrien Zeller, qui serait plus tard le Président de la région Alsace. J’admirais aussi Michel Rocard. Leur relation était complexe, je crois. Pour moi, pourtant, ils se complétaient. Michel Rocard avait une fulgurance, un côté ingénieur social et professeur Nimbus, une manière inimitable de produire des tas d’idées que n’avait pas Jacques Delors. Mais il n’avait sans doute pas l’organisation, le sens de la persévérance et la capacité de fédérer qui distinguait Delors. Je ne sais pas s’ils furent rivaux. L’un était en Europe, l’autre était en France. J’imaginais que l’un ou l’autre écrirait la suite, après François Mitterrand.

La suite, beaucoup encore s’en souviennent. Rocard hors-jeu après les élections européennes calamiteuses de 1994, toute la gauche de gouvernement et une petite part du centre-droit se mirent à rêver d’une candidature de Jacques Delors à la Présidence de la République. Cette candidature, je l’espérais moi aussi, mais je n’y croyais pas trop. Je ressentais qu’il y avait chez l’homme Delors une part de raison, un défaut de folie, une réticence intime à ne pas se jeter dans un combat qui n’était pas totalement le sien. Et je ne fus pas surpris de sa décision, annoncée à des millions de Français à la télévision à la fin 1994 de ne pas se présenter. Sans doute fus-je un peu déçu, mais je la compris aussi. Jacques Delors n’avait pas rêvé toute sa vie d’être Président. Son militantisme et son idéal s’étaient exprimés ailleurs, dans les faits, par les résultats. Il s’était réalisé, il n’avait plus rien à prouver, sinon à partager – et il le fit, autant à la fondation Notre Europe qu’au Collège d’Europe. Delors était un homme politique différent, difficile à imaginer aujourd’hui, quelque 30 années plus tard, à l’âge des réseaux sociaux, de l’instantané, des commentaires plutôt que des idées, des ambitions débridées et d’une certaine médiocrité aussi. Le quinqua que je suis devenu mesure la chance qu’il a eu de suivre le parcours, le sillon de Jacques Delors. Cela aura sincèrement marqué ma vie.

L'unité d'un homme

Dans mon petit bureau, sous les toits de Bruxelles, j’ai plusieurs livres de Jacques Delors, et notamment ses Mémoires. Il y a également un beau livre intitulé L’Unité d’un homme, sous forme d’entretiens avec le sociologue Dominique Wolton. C’est ce livre que je préfère. Je le rouvre encore de temps à autre. Je ne peux réduire Jacques Delors à l’Europe seulement. Sa trace et son engagement sont beaucoup plus larges. Les entretiens avec Dominique Wolton révèlent la profondeur de l’homme, sa complexité, ses failles, son humanité, sa part de mystère également. Jacques Delors aura vécu presque un siècle. Il nous laisse une histoire, un leg intellectuel, un espoir en héritage. Delors n’était pas un homme de rupture, il était un artisan de l’union, des femmes, des hommes et des idées. Il pratiquait le dépassement et savait, dans l’action, le faire vivre pour le meilleur, sans jamais nier les différences, dans le respect de chacun. Il n’ignorait rien des petitesses de la vie publique et a su toujours s’en défier. Je crois que cet exemple, cette trace, ce message auraient bien besoin d’être revisités. A gauche, cet espace qui m’est cher, et au-delà aussi. La France rendra hommage le 5 janvier à un homme d’exception. Notre pays a changé depuis les années Delors, l’Europe également. Puissions-nous cependant nous souvenir de Jacques Delors, de ce qu’il nous laisse, pour agir demain, ensemble.

Texte daté du 1er janvier 2024.

 

PYLB 2023

Pierre-Yves Le Borgn’ a été député de la septième circonscription

des Français de l’étranger entre juin 2012 et juin 2017.

 

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1 janvier 2024

Matthias Fekl : « Il faut souhaiter que Cuba trouve sa propre voie pour se réinventer »

Le 1er janvier 1959, il y a 65 ans jour pour jour, Fidel Castro devenait l’homme fort de Cuba, après le succès d’une révolution au terme de laquelle chuta le régime de Fulgencio Batista. Une analyse passionnante de cette histoire, faite dallers retours permanents entre passé et présent, a été publiée aux éditions Passés Composés en septembre 2023. L’auteur du Dernier cortège de Fidel Castro, Matthias Fekl, a un profil atypique : avocat de profession, il fut secrétaire d’État en charge du Commerce extérieur (septembre 2014-mars 2017) et même, pendant un mois et demi, ministre de l’Intérieur (mars à mai 2017). Pourtant, on sent bien quand on le lit que ce livre n’est pas un "essai politique", mais une étude rigoureuse qui ressemble bien à celle que pourrait faire un historien de métier. Je ne peux qu’en recommander la lecture à tous ceux qui sont intéressés par l’histoire de Cuba, et plus généralement par celle de la seconde moitié du vingtième siècle.

J’ai proposé à M. Fekl de lui soumettre des questions après lecture de l’ouvrage, ce qu’il a rapidement accepté. Je les ai finalisées et les lui ai envoyées fin octobre ; ses réponses me sont parvenues le 31 décembre, juste avant l’anniversaire de la révolution cubaine. Je le remercie pour cet échange dont la retranscription vous donnera je l’espère, envie de découvrir son travail. J’en profite enfin, en ce premier jour de 2024, pour vous souhaiter à toutes et tous, lecteurs fidèles ou occasionnels, une année aussi chaleureuse et sereine que possible, avec son lot de petits et grands bonheurs. Exclu, Paroles d’Actu, par Nicolas Roche.

 

EXCLU - PAROLES D’ACTU

Matthias Fekl : « Il faut souhaiter que Cuba

trouve sa propre voie pour se réinventer »

Le dernier cortège de Fidel Castro

Le dernier cortège de Fidel Castro (Passés Composés, septembre 2023)

 

Matthias Fekl bonjour. Qu’est-ce qui vous a poussé à écrire ce livre sur le Cuba de Fidel Castro ? J’ajoute qu’il passe davantage pour un ouvrage d’historien que pour l’essai d’un politique : quel travail a-t-il nécessité ?

pourquoi Cuba ?

C’est une excellente question, et vous avez parfaitement raison  : ce n’est pas du tout un essai politique au sens où on l’entend classiquement.

Je m’intéresse à Cuba depuis longtemps. J’y suis allé à plusieurs reprises, à titre privé mais aussi au titre de mes anciennes fonctions gouvernementales, et j’ai été d’emblée été marqué par ce pays qui, au-delà des images faciles de cartes postales, est un pays de haute culture dont la littérature, l’Histoire, la musique, la peinture et la vie intellectuelle ont souvent été d’une très grande densité.

L’idée d’écrire ce livre a germé alors que je n’occupais plus aucune fonction publique nationale. Sans doute y avait-il l’envie d’aller plus loin, d’approfondir ce qui m’intéressait à Cuba  : une littérature magnifique, une Histoire mouvementée, mais aussi une beauté pleine de nostalgie que matérialisent l’insularité ou un certain rapport au temps. Et puis, après toutes ces années de vie politique active et en parallèle d’une vie professionnelle intense, l’idée de me retirer de temps à autre avec mes documents et ma bibliographie pour écrire mon propre livre n’était pas déplaisante. J’ajoute que l’idée d’écrire librement, sans arrière-pensée et sans raison autre que le seul plaisir d’écrire, n’est pas étrangère à la genèse de ce livre.

Pour répondre enfin à la dernière partie de votre question, j’ai consulté énormément de sources. Des livres par centaines, des témoignages et documents d’époque, des films… des années durant, je me suis ainsi promené dans le Cuba des siècles passées, à la rencontre de lieux mythiques et de personnages haut en couleur.

 

Fidel Castro passe pour moins dogmatique que Che Guevara ou que son frère Raúl. Ceux qui ont soutenu la révolution était d’ailleurs d’horizons très variés. Castro a-t-il été, au moins au départ, sincèrement moins enclin que d’autres à instaurer un régime communiste à Cuba ? A-t-il eu au départ à leur faire des concessions, ou bien a-t-il été maître des grandes orientations de bout en bout ?

Castro, dogmatique ou opportuniste ?

Vous pointez du doigt l’une des grandes dialectiques à l’œuvre dans la révolution cubaine, et l’une des questions que soulève le livre. Nombre de compagnons de route de Castro, de témoins de la révolution puis d’historiens se sont posé cette question  : Castro était-il communiste d’emblée et l’a-t-il masqué pour entraîner davantage de monde derrière lui, ou s’est-il converti au communisme sur le tard, par nécessité  ? Cette question n’est selon moi pas tranchée à ce jour, et il existe des indices allant dans un sens comme dans l’autre.

Ce qui est certain, c’est que les sources d’inspiration premières de Fidel Castro ne sont pas communistes. Il est nourri des héros et penseurs cubains et latino-américains du 19ème siècle, en particulier de la magnifique figure de José Martí, penseur, poète et révolutionnaire cubain mort au combat. Le manifeste fondateur du castrisme, L’Histoire m’absoudra, retranscription de sa plaidoirie après l’attaque de la caserne de la Moncada en 1953, ne contient pas une seule référence à Marx, Engels ou Lénine, ni à aucun autre penseur ou responsable communiste. Les auteurs du libéralisme politique et de la révolution française sont abondamment cités, comme est omniprésente la volonté de souveraineté, d’indépendance et de justice sociale. Et le parti communiste cubain ne soutient pas initialement Castro dans sa lutte contre Batista, loin s’en faut.

Comme vous le rappelez très justement, la base sociologique de la révolution cubaine est au départ multiforme  : mouvements étudiants, chrétiens-démocrates et chrétiens-sociaux, sociaux-démocrates, centristes… les soutiens à la révolution couvrent un spectre très large, et des pans entiers de la haute bourgeoisie économique et industrielle soutiennent Castro. Ainsi en est-il des Bacardi, du magnat du sucre Lobo, de bien d’autres encore.

Dans l’état-major de la révolution, seuls Che Guevara et Raúl Castro sont d’authentiques communistes, et de nombreux débats traversent le mouvement révolutionnaire, avant la victoire de la révolution, mais aussi dans les premiers mois après l’installation du nouveau pouvoir. Cependant, dès 1959, une double dialectique s’enclenche qui, en quelques années à peine, va voir la révolution basculer vers un régime communiste. En interne, Castro a besoin de structurer son pouvoir, et le parti communiste est de loin l’organisation politique la plus efficace du pays. Aussi le parti va-t-il rapidement étendre son emprise tant sur le gouvernement, dont les ministres réformateurs et libéraux démissionnent ou sont poussés au départ les uns après les autres, que sur les mouvements syndicaux et les organisations de masse. Sur le plan international, et c’est l’autre volet de cette dialectique, les relations avec les États-Unis se dégradent tellement vite que l’Union soviétique va devenir un partenaire incontournable  : elle se substitue aux États-Unis lorsque ceux-ci mettent un terme à l’achat de sucre cubain et, très rapidement, signe des accords économiques et commerciaux tous azimuts avec Cuba, qui passe ainsi d’une dépendance à l’égard des États-Unis à une dépendance envers l’URSS. Ce double mouvement, intérieur et extérieur au pays, explique l’évolution de la révolution vers le communisme. Quant aux intentions réelles et initiales de Castro, qui a lui-même fait des déclarations contradictoires au sujet de son rapport au communisme, nous ne les connaîtrons sans doute jamais.

 

Vous expliquez bien, et vous venez de le rappeler, qu’à une dépendance commercialo-financière envers les États-Unis (sous Batista) s’est substitué, très rapidement après la rupture d’avec Washington, une nouvelle dépendance, envers l’URSS. Mais à vous lire on se dit que le nouveau Cuba aurait fort bien pu ne pas avoir à choisir : à cet égard à qui la faute ? La révolution a-t-elle été prise en otage de la guerre froide, ou bien celle-ci lui a-t-elle au contraire servi ?

Cuba et les États-Unis, intolérable voisinage

Il est toujours délicat de réécrire l’Histoire, mais il me semble certain qu’une autre relation aurait entre Cuba et les États-Unis aurait été possible, et éminemment souhaitable  !

Il y a d’abord une série de malentendus et de faux-pas de part et d’autre. Ainsi de Castro qui effectue sa première visite officielle aux États-Unis sans passer par le protocole classiquement applicable dans ce genre de situations – il est l’invité des éditeurs de journaux américains et les autorités officielles ne sont pas vraiment dans le coup de la visite. Ainsi, lors de la même visite, du Président Eisenhower qui part faire une partie de golf pour ne pas rencontrer Castro, et laisse le soin de cette rencontre à son vice-président Nixon, qui déteste immédiatement le Cubain. Ainsi bien sûr des épisodes essentiels de l’invasion de la Baie des Cochons, puis de la Crise des missiles et de l’embargo, ou encore des innombrables occasions ratées pour engager des discussions entre les deux pays. Le Président Kennedy avait ainsi chargé Jean Daniel de sonder Castro sur un éventuel rapprochement, mais il est assassiné au moment même où Jean Daniel est à Cuba, et l’initiative en restera là. Kissinger raconte lui aussi différentes négociations qui avaient été entamées, mais qui ont toutes échoué.

Des relations apaisées demeurent selon moi dans l’intérêt des deux pays. Il est vrai cependant que la présence d’un régime communiste à 80 miles des côtes des États-Unis est une idée proprement insupportable, ce qui explique la virulence des ripostes jusqu’à aujourd’hui, tout comme bien sûr, le fait que Cuba est rapidement devenu un sujet de politique intérieure, avec la puissance du vote cubain. Côté cubain, il faut souligner aussi que malgré les nombreuses et graves difficultés créées par les sanctions américaines, l’utilisation des États-Unis comme bouc émissaire de tous les maux de la révolution est à la fois fréquente et utile, tant elle a souvent permis de détourner l’attention des erreurs propres au régime cubain, pour souder et unir la population contre l’impérialisme du grand et encombrant voisin.

 

Comment expliquer qu’un homme aussi intelligent que Castro ait, à plusieurs époques, aussi mal compris comment fonctionne une économie saine, impulsée et dynamisée par l’initiative privée ? Était-il un dogmatique borné, ou bien faisait-il simplement de la politique ?

Castro et l’économie

Il y a eu beaucoup de débats au sein du mouvement révolutionnaire, puis du gouvernement, pour savoir s’il fallait privilégier les «  incitations matérielles  » - c’est-à-dire récompenser matériellement les efforts fournis par chacun – ou les «  incitations morales  », chères à Che Guevara dans sa volonté de construire «  l’homme nouveau  ». Et il y a eu des cycles, au cours desquelles l’une ou l’autre de ces approches était favorisée. Il a cependant fallu attendre l’arrivée au pouvoir suprême de Raúl Castro pour que de premières réformes aillent dans le sens de plus d’initiative individuelle et même d’auto-entreprenariat. Ce n’est pas le moindre paradoxe de cette révolution que de voir ces réformes décidées par le communiste le plus intransigeant du régime  !

Mais revenons à Castro. Durant ses décennies au pouvoir, il lit tout, s’informe de tout, connaît en profondeur les réalités économiques du pays et ce, jusque dans les moindres détails. Il concentre tout le pouvoir entre ses mains, et cette hyper-centralisation du pouvoir, y compris pour ce qui concerna la décision économique, est sans doute l’une des sources du problème. En effet, des décisions souvent anodines doivent remonter très haut dans la chaîne de décision, ce qui embolise le système, inhibe l’esprit d’initiative des échelons inférieurs et finit par bloquer toute l’économie. S’y ajoutent deux éléments. D’abord, bien sûr, l’embargo américain, qui a contribué a dégrader la situation en asphyxiant un peu plus encore l’économie cubaine. Ensuite, et surtout, les grands choix économiques de Castro sont dictés par des considérations essentiellement politiques. Il craint que plus d’initiative laissée au secteur privée ne conduise, in fine, à une perte de contrôle politique sur le pays, ce qu’il ne veut en aucun cas accepter.

C’est dommage, car la fertilité des terres cubaines, la diversité potentielle de son agriculture, la très haute qualité de sa main d’œuvre et de ses ingénieurs aurait pu permettre de développer un autre modèle, comme le prouvent certaines réussites éclatantes notamment dans le domaine médical.

 

Vous développez pas mal au sujet de l’embargo imposé par les États-Uniens envers le Cuba de Castro : avez-vous acquis la conviction, et je vous interroge ici au regard de cette étude mais peut-être surtout de votre passé de secrétaire d’État au Commerce extérieur, qu’un embargo porté à un pays sur les denrées du quotidien pour faire plier un régime est forcément contre-productif, ne serait-ce que parce qu’il soude la population face à un péril extérieur instrumentalisé ?

histoires d’embargo(s)

Regardons les faits. L’embargo a échoué sur toute la ligne, puisque son objectif affiché et assumé était de conduire à un changement de régime à Cuba et que six décennies après, le régime est toujours en place. En revanche, cet embargo a contribué à dégrader la qualité de vie des Cubains et leur a imposé de nombreuses privations dans leur vie quotidienne. L’ancien président Carter l’a dit de manière très convaincante dans un rapport suite à une mission qu’il a effectuée à Cuba il y a quelques années.

Ce n’est pas un hasard si les réflexions en droit international et la pratique en politique internationale, se sont progressivement orientées vers des sanctions plus ciblées, les fameuses «  smart sanctions  », où l’on essaie de viser non pas un pays et donc une population dans son ensemble, mais soit certains secteurs-clés, soit des personnalités précises, frappées d’interdictions de voyager à l’étranger ou de gels d’avoirs. Ce n’est pas non plus une recette miracle, mais c’est certainement plus efficace et moins injuste qu’un embargo.

 

Vous en avez un peu parlé ici : la lecture du bilan en matière d’éducation et surtout de santé impressionne, notamment s’agissant de cette diplomatie sanitaire qui constitue, vous le dites bien, un atout majeur de soft power pour Cuba. Peut-on dire que, des années Castro jusqu’à aujourd’hui, Cuba a joui d’une force d’influence et d’attraction sans commune mesure avec son poids objectif ?

la santé, l’éducation et le soft power cubain

Les réussites en matière de santé et d’éducation sont à juste titre l’une des fiertés légitimes des Cubains. Dans ces domaines, le pays fait infiniment mieux que nombre de pays comparables, et parfois mieux que des pays beaucoup plus développés. Il faut avoir l’honnêteté de le reconnaître.

La «  diplomatie sanitaire  » n’est que l’un des vecteurs d’attraction de Cuba à l’échelle internationale. Son influence a longtemps été immense au sein du Mouvement des non-alignés, en raison du prestige révolutionnaire en soi, du symbole de ce petit pays qui résiste à son puissant voisin, de la capacité de Cuba à envoyer des troupes dans des combats «  anti-impérialistes  » comme en Angola ou à former des médecins dans nombre de pays de ce que l’on appelait alors le Tiers-Monde. Tout cela a en effet, comme vous le soulignez, donné un prestige et une influence sans commune mesure avec le poids objectif du pays.

 

Il est beaucoup question dans le livre des moments de répression, de fermeture, indiscutables, dans le Cuba de Fidel Castro. Les phases de libéralisation qui sont venues après ont-elles été contraintes ou volontaires ? Le Cuba de Raúl Castro, et l’actuel de Miguel Díaz-Canel peut-il réellement être qualifié d’État en transition ou bien reste-t-il essentiellement autoritaire ?

l’état de l’État autoritaire

Il existe en effet des cycles de fermeture et d’ouverture, que j’analyse dans le livre. Après quelques mois de fête et d’espérance révolutionnaires, un appareil répressif se met en place assez rapidement qui va agir contre les dissidents, contre de nombreux artistes et intellectuels, contre les homosexuels. Les phases de plus grande ouverture me semblent généralement découler de ce que les dirigeants sont alors convaincus qu’il faut «  lâcher du lest  », en particulier lorsque le contexte économique devient vraiment trop difficile.

Comment caractériser le Cuba d’aujourd’hui  ? Il me semble d’abord que la situation économique et sociale est de nouveau extrêmement dégradée, comparable et peut-être pire à la «  période spéciale  » qui avait suivi la chute de l’Union soviétique  : privé de son principal et quasi-unique partenaire économique, Cuba avait alors des années durant connu des temps très durs, avec la réapparition de graves problèmes de nutrition. Je crains que les effets combinés du COVID et de son impact sur le tourisme, des sanctions américaines et de la situation internationale aient aujourd’hui des effets comparables.

Des réformes importantes ont été menées, d’abord sous l’impulsion de Raúl Castro, puis sous celle de son successeur, Miguel Díaz-Canel. La propriété privée est désormais reconnue par la Constitution, aux côtés de la propriété collective, et les entreprises individuelles ont connu un vrai essor dans de nombreux secteurs.

Cela étant dit, Cuba est incontestablement un État autoritaire, qui ne connaît ni l’État de droit, ni le pluralisme de la presse au sens où nous l’entendons. Ce qu’il faut souhaiter, c’est que Cuba trouve sa propre voie pour se réinventer.

 

Est-ce qu’un homme comme vous, d’une gauche bien différente de celle qu’incarna Fidel Castro, peut encore aujourd’hui s’y référer et, sinon la prendre pour exemple, au moins lui reconnaître des mérites ? Cette révolution de 1959 ne fait-elle pas songer finalement à ces temps où l’on rêvait encore du grand soir ?

une référence lointaine pour la gauche ?

Comme vous le faisiez remarquer au début, ce livre est un livre d’histoire et non un essai politique. Je ne suis pas allé chercher dans le Cuba de Fidel Castro des idées pour réinventer la gauche de gouvernement française et européenne  ! Oserais-je ajouter que, plus jeune, j’ai toujours été un peu agacé par certains amis, enfants de la bonne bourgeoisie, qui trouvaient très chic d’arborer des casquettes du Che ou de tapisser leurs chambres de posters à l’effigie des révolutionnaires  ? À mon avis, lorsque l’on se forme un jugement sur un régime ou une situation politique, il n’est jamais inutile de se demander, «  aimerais-je moi-même vivre sous un tel régime  ?  ». C’est en tout cas ce que j’ai retenu de mes années d’enfance et de jeunesse à Berlin.

Concernant Cuba, l’honnêteté oblige selon moi à reconnaître les réussites en matière de santé et d’éducation, parfois remarquables. Elles expliquent en partie le soutien de nombreux Cubains à la révolution  : dans beaucoup d’endroits, singulièrement dans les campagnes, la situation s’est effectivement pendant longtemps améliorée sur le plan éducatif et sanitaire.

Enfin, puisque vous parlez du grand soir, j’ai essayé de rendre dans ce livre l’incroyable densité, la force politique des débuts de la révolution  : entre des images parfois quasi christiques, des personnages mythiques, une espérance folle et une ferveur stupéfiante, les premiers jours de l’année 1959 sont un moment politique total, où toute une population communie dans l’espoir politique et sans doute presque religieux de lendemains meilleurs. C’est aussi un renversement politique et social d’un ordre ancien vers un monde nouveau. C’est, en somme, un moment historique passionnant à reconstituer, même s’il est vrai que passé la ferveur révolutionnaire, seules des réformes conçues avec sagesse et mises en œuvre avec discernement auraient permis de transformer en profondeur la réalité.

 

Finalement, le Cuba des Castro, Fidel puis Raúl, tout bien considéré, les errements, les crimes et les réussites, et considérant la situation du pays au tout début de 1959, bilan globalement... ? Que plaiderait l’avocat que vous êtes face au tribunal de l’Histoire ?

le bilan

Le livre essaie de répondre à cette question, puisqu’il est construit sous forme d’un retour aux sources de cette révolution dont il retrace les grandes étapes, à rebours, depuis la mort de Fidel Castro jusqu’aux racines, au dix-neuvième siècle. Je ne veux forcer personne bien sûr, mais je crois que la meilleure manière de trouver ma réponse à votre question est de lire le livre  !

 

Comment expliquez-vous que la Chine, dans une logique certaine de guerre froide avec les États-Unis, n’ait pas à cœur de devenir le nouveau meilleur ami de Cuba ? S’agissant de la France, quelles relations avons-nous à votre avis vocation à entretenir avec La Havane ?

la Chine à la place de l’URSS ?

Il me semble que la Chine fait ce que vous dites, mais ailleurs dans le monde, en particulier en Afrique, en prenant des positions économiques, politiques et stratégiques de plus en plus fortes.

Cependant, Cuba demeure un symbole et un enjeu dans la perspective de nouvelle guerre froide que vous évoquez. En témoigne l’émoi suscité par un article du Wall Street Journal qui faisait état, en juin dernier, d’un accord qu’aurait obtenu la Chine pour installer à Cuba une base secrète d’espionnage, qui aurait permis d’intercepter nombre de communications aux États-Unis. Malgré les démentis, le souvenir de l’installation d’une base de missiles soviétiques n’était pas si lointain.

 

Vos projets et envies pour la suite, Matthias Fekl ? D’autres ouvrages, notamment historiques, en tête ?

J’ai aimé écrire ce livre et espère que les lecteurs auront plaisir à le lire. Cela m’a en tout cas donné envie d’en écrire d’autres. J’ai une idée d’ouvrage historique, pas encore tout à fait aboutie mais qui chemine. Je vous tiendrai au courant  !

 

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13 décembre 2023

Stone : « C'est le public, plus que les médias, qui fait le succès d'une chanson »

Il y a une quinzaine de jours, je publiai sur Paroles d’Actu une interview avec la chanteuse et musicienne Marie-Paule Belle, que je salue ici. J’avais choisi de donner aussi la parole à Matthieu Moulin, directeur artistique de Marianne Mélodie, pour évoquer le parcours de celle qu’on associe immanquablement à sa chanson phare, La Parisienne. Dans la foulée, j’ai demandé à M. Moulin s’il pouvait me mettre en contact avec certains artistes de son label. Il m’a répondu très rapidement qu’une anthologie de Stone et Charden venait de sortir, et que Stone, ou Annie Gautrat pour l’état civil, pourrait être dispo pour une interview (Éric Charden est décédé en 2012). J’ai trouvé l’idée sympa, j’ai réécouté leurs titres, qui donnent de la joie et mettent de bonne humeur depuis les années 70. L’interview avec Stone, que je remercie encore pour le temps qu’elle a bien voulu m’accorder, s’est faite le 11 décembre par téléphone. Une personnalité humble, solaire, qui ne se prend pas la tête, j’ai voulu faire ressentir tout cela par ma retranscription écrite de la conversation, qui colle au plus près au ton de l’échange... Merci également à Matthieu Moulin qui a accepté une fois de plus d’écrire un petit texte inédit, un bel hommage à Stone !

Stone et Charden... Un des titres les plus connus d’eux c’est certainement celui-ci...

Tant d’autres sont à découvrir ou redécouvrir. À cet égard, la compil en question est un bel objet, ceux qui s’en saisiront ne le regretteront sans doute pas. Exclu, Paroles d’Actu, par Nicolas Roche.

 

 

la première partie : Matthieu Moulin

« Sans eux, la vie, nos vies ne seraient pas aussi belles »

Stone !

Qui ne connait pas Stone, le plus beau sourire de la chanson française de nos tendres années 60-70 !

En solo ou en duo, Annie - pour les intimes - a donné bien du bonheur à la chanson populaire, et on ne peut que l’en remercier. Ces chansons tendres, on les chante toujours, un demi-siècle plus tard, et ça, c’est fort !

Avec Éric Charden, elle a formé le duo le plus célèbre des années 70, pour l’éternité synonyme de joie de vivre, d’insouciance, de fraicheur, de légèreté et de tant d’autres choses qui rendent la décennie post 68 unique en son genre.

Elle et lui, parce qu’ils étaient naturels, spontanés, attendrissants et surtout authentiques, sont devenus les chouchous des auditeurs et des téléspectateurs dès 1971, aidés en cela par un répertoire très bien ficelé dans lequel le public s’est immédiatement identifié.

À commencer par L’avventura, n°1 du hit-parade et des ventes de disques, Feuillet d’or de la SACEM, Disque d’or pour leur millionième disque vendu en février 1972, et même au-delà de nos frontières où le 45 tours était distribué en allemand, espagnol et italien.

Bien que séparés à la ville, leurs chemins se sont toujours croisés, pour la plus grande joie du public qui ne pouvait les imaginer l’un sans l’autre. Le temps a passé, les modes, les genres, les styles aussi, mais Stone et Charden ont réussi tous leurs retours, qu’ils soient sur scène ou au disque. Têtes d’affiche de la tournée "Âge tendre" pour plusieurs saisons, chevaliers dans l’ordre de la Légion d’Honneur, ils ont donné leur dernier récital sous les mêmes applaudissements que ceux qu’ils recevaient quarante ans plus tôt. Avec la même ferveur, la même affection, la même admiration de la part des milliers de fidèles présents dès le premier rendez-vous.

Cet héritage musical remarquable mérite tous les honneurs.

Sans eux, la vie, nos vies ne seraient pas aussi belles.

Parce qu’il n’existait aucun coffret CD réunissant l’intégralité des titres (faces A / faces B) enregistrés par le duo entre 1971 et 1978, et pareillement parce que la discographie solo d’Eric Charden méritait, elle aussi, d’être réhabilitée et remise à l’honneur, Marianne Mélodie vient de publier une anthologie 4CD de 80 titres. Un évènement dans l’histoire du disque et de la réédition à marquer d’une pierre blanche. Pour que jamais ne s’arrête "L’avventura" Stone et Charden.

M

Matthieu Moulin, directeur artistique du label Marianne Mélodie

le 13 décembre 2023

 

 

EXCLU - PAROLES D’ACTU

Stone : « C’est le public, plus que les médias,

qui fait le succès d’une chanson »

Stone & Charden

Stone & Charden et Éric Charden : Anthologie des 45 Tours 1971-82

 

Stone, l’interview

 

Stone bonjour. Je suis ravi de vous avoir en interview à l’occasion de la sortie récente, chez Marianne Mélodie, de cette compilation CD des meilleurs moments de Stone et Charden, et d’Éric Charden solo (1971-1982). Ça a été quoi l’histoire de cet objet, avez-vous contribué au choix des titres retenus ?

Pas du tout, j’ai laissé Matthieu Moulin s’en charger du début à la fin, sans être intervenue. Il est beaucoup plus fort que moi dans ce domaine-là : moi, je serais incapable de faire ce qu’il a fait, c’est tellement vieux, compliqué... de retrouver tous les titres. Un travail énorme, et je l’admire d’avoir fait ce boulot, il y a quand même 4 CD, et ce ne sont pas des titres récents. Il a fait ça très bien : bravo !

 

Comment avez-vous rencontré Matthieu Moulin qui a organisé tout cela ?

Oh là là... ça fait longtemps qu’on se connaît. Je ne sais même plus... C’était certainement en rapport avec Marianne Mélodie, forcément. On a dû se croiser, on a sympathisé. On se voit souvent, d’ailleurs on se voit encore ce soir. On est bien copains. De là à vous dire quand on s’est rencontrés...

 

Chouette travail en tout cas vous avez raison. Quand vous regardez cette compil’, quand vous écoutez ses quatre CD, vous vous dites quoi, vous ressentez quoi ? De la joie ?

Ça me fait plaisir bien sûr. Il y a quelque chose de touchant là-dedans, parce que ça s’adresse vraiment aux fans. La plupart du temps on s’intéresse surtout aux succès des chanteurs. Là, comme Matthieu a fait un tour d’horizon très vaste, on se retrouve avec des titres pas du tout connus, donc il faut vraiment aimer l’artiste pour écouter tout ça (rires).

 

De la joie donc. Un peu de nostalgie aussi ?

Pas vraiment non... Moi ne je suis pas très nostalgique. Je vais toujours plutôt vers le futur (rires) ! Tout ce qui est passé c’est très bien, super, on est ravis d’avoir fait tout ça, mais voilà c’est passé, on passe à autre chose, on a tourné la page (rires).

 

Effectivement cette compil’ c’est une anthologie des 45T sortis entre 1971 et 1982. Est-ce que, comme beaucoup de gens, y compris des jeunes, vous préférez écouter votre musique sur platine vinyle plutôt que sur CD ou plateforme numérique ?

Pour tout vous avouer moi je n’écoute plus rien. On a tellement écouté, tellement pratiqué ça que maintenant on est très éloigné de tout ce qui est musique, et récente on n’en parle même pas. En fait, c’est affreux à dire, mais les seuls moments où on écoute de la musique c’est dans la voiture (rires). On a nos petits CD, parce qu’on a encore le lecteur dans la voiture, des choses cultes, ça va des Beatles aux Rolling Stones en passant par Goldman, Voulzy, tous les gens qu’on aime bien, et là on se régale. Mais c’est vrai qu’à la maison on en écoute peu. À part quand il y a les enfants, et là évidemment c’est plus branché sur les trucs d’enfants. Avec six petits-enfants il y a de quoi faire. Dans ce cas on passe les chansons qu’ils aiment bien eux, on fait les chorégraphies quand il y en a (rires). Mais c’est vrai que nous on n’est plus branchés musique, c’est rigolo d’ailleurs, ça a peut-être été un trop-plein. À la maison on a plus tendance à se tourner vers la télé, avec toutes les chaînes qu’il y a, plutôt qu’à écouter de la musique...

 

 

Ça se conçoit tout à fait. On ne peut s’empêcher en tout cas de noter, encore et encore, ce que ces chansons, les vôtres, renvoyaient de bonne humeur et de joie de vivre. C’était vraiment votre état d’esprit quand vous les chantiez ? L’époque a été heureuse pour vous ?

Oh oui. On n’était pas les seuls. Toute l’époque était un peu axée sur ce trait-là. On a eu tous les avantages, nous, donc on aurait tort de se plaindre. On était dans une période extrêmement tranquille, et on a eu cette chance énorme, toute cette génération du "Baby boom", qui avait tourné la page avec la guerre qu’avaient vécue nos parents. Il y avait plein d’entrain, on était ouverts à beaucoup de choses. On a bénéficié de toutes les innovations qu’il y a eu à cette époque-là. La période était joyeuse et insouciante. Avec le recul, moi je me dis que ça a été une chance folle de naître à ce moment-là.

 

D’ailleurs beaucoup de gens idéalisent cette époque où vous passiez à la télé, même parmi ceux qui ne l’ont pas vécue. "C’était mieux avant" ça n’a pas l’air de trop correspondre à votre philosophie ?

Pas du tout non. Ça n’était pas spécialement "mieux avant". Dans beaucoup de domaines c’est mieux maintenant, encore heureux, tout un tas de petites choses du quotidien. Prenez par exemple le dentiste (rires). Avant, aller chez le dentiste était une horreur. Maintenant, tranquille, ça s’est bien arrangé... Un détail mais voilà, c’est des choses de tous les jours, auxquelles tout le monde est confronté à un moment donné. C’est le cas par rapport à beaucoup de choses. Tenez, le TGV. Hier on a chanté à La Rochelle, on est revenus en trois heures, c’est génial. Avant on n’avait pas le choix, c’était la voiture, et la voiture à l’époque, sans ceinture, avec tous les morts sur la route... On a perdu beaucoup d’amis dans des accidents de la route. Maintenant, il y en a encore hélas, mais beaucoup moins. Donc voilà, il faut reconnaître que beaucoup de choses se sont améliorées...

 

C’est bien de tenir aussi ce discours-là...

Oui. Je vois avec le recul que cette époque qu’on a vécue était heureuse mais aussi qu’en 50 ans on a fait beaucoup de progrès. Tant mieux (rires) !

 

On voit régulièrement les images de ces émissions, celles des Carpentier notamment, où les uns et les autres vous amusiez lors de sketchs, de duos improbables. Il y avait une vraie camaraderie entre artistes, et avez-vous tissé de vraies amitiés avec certains de ceux-là ?

Oh, ça dépend avec lesquels. Mais c’est partout pareil. Dans les entreprises, au bureau, il y a du feeling avec certains, des atomes crochus, et avec d’autres pas du tout, c’est normal, c’est humain... Dans ce genre d’émission, on a pu copiner avec certains, pour la plupart c’est resté des rencontres passagères. Les vrais amis, bien sûr on peut se les faire là, mais souvent ils ne sont pas dans le métier.

 

Bien sûr. Quel regard portez-vous sur le métier aujourd’hui ? Est-ce que vous n’avez pas l’impression que les chanteurs de maintenant se prennent trop au sérieux, qu’ils contrôlent trop leur image ? C’était moins important à votre époque ou bien ça l’était quand même ?

Je serais bien incapable de parler de ça, c’est un domaine que j’ignore totalement. Comme je vous le disais par rapport aux chansons, maintenant je suis totalement détachée par rapport à toutes ces choses. D’ailleurs je suis toujours sidérée quand je vois des plateaux avec des artistes de music-hall, souvent je découvre des gens dont je n’ai jamais entendu parler. Mais je ne suis pas la seule : autour de moi les gens de mon âge sont dans la même situation (rires). Donc je serais bien en peine de porter un jugement sur ces gens-là, je ne les connais pas, ça ne m’intéresse pas vraiment. Certains me plaisent bien quand même, des gens comme Vianney parmi les plus tout jeunes, mais il y a toute une génération que je ne connais vraiment pas du tout...

 

Je vais justement vous parler de quelqu’un qui est un peu plus dans votre génération. Vous avez évoqué Claude François en des termes peu chaleureux lors d’interviews, on ne va pas trop revenir dessus. J’ai envie d’évoquer en revanche celui qui est sans doute la dernière très grande star restant de cette époque, Michel Sardou, qui tourne actuellement pour une "nouvelle tournée d’adieux". Que vous inspire son parcours, et avez-vous des souvenirs avec lui ?

Ah, beaucoup ! D’abord parce qu’il est le parrain de mon fils Baptiste (rires).

 

Ah ? Je ne savais pas.

Oui, il fut un temps où on s’est beaucoup fréquentés, au tout début des années 70. Après on s’est un peu perdus de vue, mais on s’est pas mal fréquéntés, d’abord parce qu’on allait en vacances au même endroit, à Megève où il avait un appartement très bien, nous aussi. On se voyait en vacances, on avait plus de temps comme on était en vacances. Quand on a fait le baptême de Baptiste, dont il était le parrain donc, il a baptisé sa fille en même temps. On a même été jusqu’à échanger nos maisons : avec Éric on habitait à l’époque à Rueil-Malmaison, et Michel qui était venu dîner un soir avait flashé sur notre baraque. Nous, on avait envie de déménager, de nous rapprocher de Paris. Il nous a donc proposé d’échanger son appartement de Neuilly avec notre maison. Bref on était très branchés. Moi j’adorais toute sa première période, La Maladie d’amour etc, même après mais on se côtoyait moins. On connaissait bien aussi Jacques Revaux, qui faisait des chansons, et avec qui on était très copains. Michel c’était quelqu’un d’intéressant, de passionné. Avec Éric ils avaient plein de points communs. On a passé quelques années fort sympathiques avec lui. Je n’ai que du bien à en dire, forcément.

 

Beaucoup plus que de Claude François je l’ai bien compris.

Ah oui, ça n’est pas comparable (rires) !

 

Très bien. Parmi les chansons de cette compilation, et parmi celles de votre répertoire, lesquelles sont vos petites préférées personnelles, celles qui résonnent particulièrement à vos oreilles et dans votre coeur quand vous les écoutez ?

Oh, là, je serais incapable de choisir. Ce n’est même pas la peine d’y penser (rires). D’abord, pour tout vous avouer, je les ai réécoutées comme ça, brièvement, disons que je ne m’appesantis pas là-dessus : comme on disait tout à l’heure, c’est du passé, une page qui se tourne et tant mieux. Les gens les écoutent et c’est tant mieux mais c’est du réchauffé, il n’y a rien de vraiment passionnant à reprendre tout ça...

 

Vous êtes humble de dire ça.

Ah non pas du tout, je suis consciente de l’affaire, c’est pas pareil. À l’époque, ça n’a heureusement pas duré trop longtemps, quand on sortait un 45T, il y avait quatre titres sur un disque ! Ensuite on est passé à deux. Il faut reconnaître, pas que pour moi mais pour tous les chanteurs, qu’on en faisait une qui avait un peu de chance d’être un succès, éventuellement une deuxième, les deux autres c’était souvent du grand n’importe quoi (rires). Les faces B on essayait de faire au mieux mais souvent il n’y avait rien de transcendant, et je ne suis pas la seule à le dire : beaucoup de chanteurs qui faisaient leurs quatre titres avouaient que, disons, les autres titres n’étaient pas aussi performants que ceux soi-disant destinés à passer à la radio. Certaines chansons, ça n’était pas du grand art, ça c’est sûr (rires).

 

Est-ce que malgré tout de ce point de vue là vous avez parfois souffert, vous et surtout Éric Charden, de ce qu’a pu dire de vous une certaine presse qui, disons, avait et a toujours du mal à considérer les chansons légères et populaires comme quelque chose de respectable ?

Ça vraiment, on s’en foutait mais alors cooomplètement, comme de notre première chemise. Par rapport à l’expérience, si on peut parler comme ça, on s’est rendus compte très vite qu’en fait, malgré leur soi-disant poids, ils ne pesaient pas grand chose. Souvent je souriais quand j’entendais dire qu’untel avait réussi parce qu’il avait derrière lui la radio : c’est pas vrai, ça n’existe pas. Nous, dans notre métier, le gros avantage qu’on a, c’est que c’est le public qui décide. On a toujours constaté ça. Alors, tout ce qui pouvait être dit des médias, je m’en contrefichais, et je m’en contrefiche toujours.

La preuve, on a eu un gros exemple avec L’Avventura : quand c’est sorti, ça a été jeté à la poubelle, faut être honnête ! Ça a mis six mois avant de démarrer, parce que les médias avaient trouvé ça épouvantable, ils avaient mis le disque de côté, très loin. Forcément il ne passait pas. Nous on s’est dit que c’était mal barré, qu’on allait être obligés de faire autre chose parce que ça ne fonctionnerait pas. Heureusement, dans le tas des médias, certaines personnes étaient un peu plus malignes et douées que d’autres, je pense notamment à Monique Le Marcis à RTL... Pas que pour nous d’ailleurs, elle a découvert la plupart des chanteurs de l’époque. Elle avait un don, quand elle écoutait une chanson elle savait si ça allait marcher ou pas. C’est grâce à certains, mais à elle surtout, que ça a pu exister, parce qu’elle a exigé de passer cette chanson à la radio. Dès l’instant où il y a eu un peu de passages à la radio... Les médias ne font pas le succès, mais quand ils s’y mettent, ils peuvent faire d’un succès un triomphe. Mais il faut d’abord qu’il y ait l’impact du public. Un après-midi on avait fait une émission, il n’y avait pas foule, mais ça a suffi pour que quelques personnes trouvent la chanson sympa, aillent demander le titre dans différentes maisons de disque, quand le vendeur ne connaissait pas il était obligé de le commander, et petit à petit...

 

 

Le bouche-à-oreille...

Oui, et après forcément, dès que le départ avait été donné, c’était plus facile pour les radios de le diffuser.

 

Tant mieux si ça a décollé ! Vous chantez toujours régulièrement vos chansons avec votre fils Baptiste ?

Bien sûr ! On a fait un gala à La Rochelle samedi soir. On en a tous les week-ends, une dizaine depuis la rentrée. C’est toujours super bien, les gens sont ravis, on est vraiment en famille avec Baptiste. Ce qui me plaît c’est qu’en plus il reprend les chansons de son père. Moi j’ai fait beaucoup de galas, et j’en fais un encore vendredi prochain en solo, dans un programme type "Stars 80" où chaque chanteur fait 15-20 minutes, là on fait plutôt des medleys. Alors que quand il y a Baptiste l’avantage c’est qu’il chante les chansons de son père, Le monde est gris, le monde est bleu, L’été s’ra chaud, Pense à moi, etc... Et on fait les duos ensemble. On peut avoir un spectacle un peu plus complet, c’est agréable.

 

 

Très bien. Et justement, si quelqu’un venait vous voir et vous disait : j’ai écrit des chansons pour vous, ça vous ferait envie, d’enregistrer un nouvel album ?

Alors, figurez-vous que c’est quelque chose dont on me parle souvent. Plusieurs personnes s’imaginent, peut-être avec raison, que je pourrais chanter sur ce qu’ils ont écrit ou composé, je l’entends régulièrement. Mais je ne les encourage pas, je leur dis "non" direct : il n’est pas question ne serait-ce qu’une seconde que j’enregistre quoi que ce soit de nouveau. J’estime avoir suffisamment chanté (rires). Il faut quand même, avec mes camarades de ma génération, qu’on considère notre âge. Quand on était jeune, quelqu’un de nos âges aujourd’hui, pour nous c’étaient un vieillard. On n’aurait pas eu l’idée d’écouter quelque chose de ces gens-là... Il y a ceux de la nouvelle génération, que je ne connais pas, mais qui sans doute sont très bien. D’ailleurs je les encourage vivement à continuer parce que chaque génération apporte son lot d’artistes en tous genres. Je laisse volontiers la place à ceux-là, ils ont bien plus de choses à dire que moi. Moi j’estime que ma carrière est finie. Je suis ravie de pouvoir encore chanter ces chansons-là, c’est une chance inestimable. Pour ce qui me concerne on arrête là, voilà... (Rires)

 

Ça ne se discute pas...

Juste un petit aparté : à l’occasion il y a quand même des rencontres, et on enregistre des choses. J’ai fait il y a quelques années un titre avec Gilles Dreu sur son album, et aussi un autre avec Fabienne Thibeault. Donc quand, de temps en temps, des copains appellent en me demandant si je ne voudrais pas chanter une chanson avec eux, alors oui avec joie si la chanson me plaît. J’aime bien ça.

 

Et d’ailleurs n’avez-vous pas vous-même le goût de l’écriture ?

Non moi j’écris des livres. Une autobiographie il y a quelques années. L’an dernier un nouveau livre qui s’appelle Ma vie dans tous les sens, où je parle énormément de sujets très différents du show biz. Et récemment un autre sur les animaux : j’en ai eu beaucoup dans ma vie et je les adore. Une amie a créé un salon du livre animalier, elle m’a proposé d’y participer et j’ai donc écrit ce livre avec plein de photos de toutes les bêtes que j’ai pu côtoyer dans ma vie. Et ça m’a bien fait plaisir. Écrire m’a toujours plu. Je n’écris pas de paroles de chansons, je m’y suis essayée, ça n’était pas top, mais les livres oui.

 

Éric Charden en trois qualificatifs ?

Alors, qu’est-ce que je pourrais dire... Déjà profondément artiste dans l’âme. Beaucoup plus que moi. Artiste dans l’âme ça évoque la créativité, mais aussi des choses moins sympathiques : Éric étant quand même torturé, toujours dans l’idée de faire mieux, etc... Il était un peu compliqué dans sa vie. Je pourrais dire aussi quelqu’un de joyeux, parce qu’il prenait les choses bien dans la vie. Je dirais enfin original, parce qu’il avait plein d’idées. Même trop, parce que ça allait vite dans le n’importe quoi. C’est arrivé, à trop vouloir changer de style, avec des choses qu’on rajoute. À un moment il était avec une tortue, après il a eu son mannequin, etc. Des espèces de délires parfois que moi je n’approuvais pas du tout mais dont il avait sans doute besoin aussi pour exister, se mettre en avant. C’était son truc. (Rires)

 

Si vous pouviez, là, là où il est, lui dire quelque chose, lui poser une question que peut-être vous n’auriez jamais osé lui poser, ce serait quoi ?

Ah non... Je pense qu’on a eu le gros avantage de beaucoup échanger, de beaucoup parler, même après s’être séparés. Je pense qu’on a vraiment fait le tour, notamment quand il a su qu’il était très malade. On n’avait rien de caché à se dire, tout a été réglé... Mais par rapport à votre questions je dois vous dire que moi je suis un peu médium, parce que ma mère et ma fille le sont. J’ai pas mal ce contact avec les défunts, dont Éric. Dans mes rêves je l’ai vu plusieurs fois. Donc quand vous dites "là où il est", je sais que de toute façon on se retrouvera, c’est une évidence pour moi. Lui et d’autres, mes parents, etc... Quand on va passer de l’autre côté ça va être un bonheur béat parce que là, enfin, on va retrouver nos "chers", nos amis, nos amours... Donc c’est plutôt sympa !

 

C’est une conviction que vous avez...

Oui, une conviction qui a été étayée par de nombreuses histoires qu’on a vécues les uns et les autres et qui prouve que la mort n’est pas une fin, loin de là ! (Rires)

 

Et ça vous permet d’aborder la chose de manière plus sereine...

Ah oui, totalement...

 

Justement : vous êtes une partisane engagée dans le combat pour le droit de mourir dans la dignité...

Oui bien sûr, avec Jean-Luc Roméro, depuis vingt ans.

 

Quand on vous voit, votre forme, votre joie de vivre, on se dit que vous avez du temps...

Comme on le dit souvent avec Jean-Luc on n’incite personne à vouloir mourir, bien loin de nous cette idée. Mais je crois profondément qu’il faudrait qu’une loi passe pour le permettre quand on estime que ça suffit, qu’on a assez vécu, que comme dit Jean-Luc la vie n’est "plus une vie mais une survie". C’est le cas pour beaucoup de gens âgés. C’est monstrueux je trouve de ne pas pouvoir dire : maintenant j’arrête tout. Le pire c’est que ça se sait, on est dans le même cas qu’à l’époque où l’avortement était interdit. Tout le monde le sait mais on fait comme si de rien n’était, c’est tout ce que je déteste. Le jour où ça passera tout le monde sera sur le même pied, et ceux qui préféreront partir décideront de leur fin en ayant la possibilité de le faire sans contourner la loi ou partir à l’étranger.

 

Bien sûr. L’analogie avec l’avortement me paraît très juste.

Oui c’est exactement pareil.

 

Quand ça arrivera, quand ce sera votre heure, vous aimeriez qu’on dise quoi de vous, au JT et dans la presse ?

Oh, alors pour tout vous avouer je m’en fiche complètement ! (Rires)

 

Je me doutais un peu de votre réponse !

Je pense justement que quand on part, on n’en a vraiment plus rien à faire, de ce qui a été notre vie terrestre. On a autre chose à vivre de plus intéressant ensuite. Je crois vraiment qu’on passe à tout autre chose. Alors, on n’a pas idée de ce qui peut se passer bien sûr, même moi, loin de là, mais je pense que ce qui a été accompli avant c’est une fois de plus une page qui se tourne...

 

C’est rafraîchissant de vous entendre parler comme ça. Assez inspirant je dois dire. Et quand vous regardez derrière, votre parcours artistique et de vie, vous vous dites quoi ?

Je me dis que je suis très contente. Comme a dit je ne sais plus quel auteur, "dans la vie fais ce que tu aimes et tu n’auras plus jamais l’impression de travailler", c’est ce qui s’est passé pour moi. Quand on chante comme moi, quand on part retrouver un public génial, c’est un bonheur. Je me dis que d’avoir accompli ça, d’avoir fait toute ma vie un métier qui m’a vraiment plu, c’est une chance énorme. Les gens qui font des métiers qui ne leur plaisent pas, surtout quand ça se répète pendant des années, c’est une horreur. Moi j’ai eu cette chance-là, et ça n’était pas donné au départ. Je ne savais pas trop comment aborder ma vie d’adulte. Je n’avais pas de qualités particulières. Alors il y a les rencontres, même si pour moi il n’y a pas de hasard, on est programmé pour rencontrer ou ne pas rencontrer certaines personnes. Moi j’ai eu cette chance folle de mettre les bonnes personnes sur ma route, de rencontrer celles qu’il fallait. À tous les niveaux, que ce soit sentimental, dans le métier, etc... Je m’estime très heureuse d’avoir rencontré ces gens-là, d’avoir fait ma vie auprès d’eux. Et toute la suite, les enfants, etc...

 

C’est une chouette réponse. Justement vous parliez à l’instant de votre "public génial". Quel message pour celles et ceux de nos lecteurs qui vous suivraient depuis vos débuts, depuis le commencement de l’aventure "Stone et Charden" en 1971 ?

D’abord leur dire merci, un grand merci ! Surtout avec le temps qui s’est écoulé, en gros 50 ans de temps... Je n’aurais jamais imaginé à l’époque pouvoir discuter encore de ça maintenant. Quand j’avais 20 ans, j’ai même dit à un journaliste, une bêtise une fois de plus : à 40 ans j’arrêterai de chanter. Pour moi à 40 ans ils étaient des vieillards ! Dans les années 60-70, il y avait ce côté où on rejettait les vieux. On était très entre nous, "c’est nous les meilleurs, les plus beaux, les plus forts", c’était un peu ça le leitmotiv... Même les chanteurs plus anciens qu’on admirait on les regardait de loin - on ne peut pas ne pas admirer Brel, Brassens ou Barbara. On se la pétait un peu à l’époque ! (Rires) Donc à ces gens qui nous suivent encore maintenant oui, je veux leur dire un merci énorme, parce que c’est inattendu, inespéré, merveilleux !

 

C’est quoi vos envies aujourd’hui ? Qu’est-ce qui vous fait sourire, avancer, rêver ?

Tout ! Vous savez, je suis très bien entourée : j’ai mes animaux, mes six petits-enfants, alors voyez... On s’en occupe beaucoup parce que les parents travaillent, ils sont dans le show biz aussi, ils font des spectacles, donc c’est bien que pépé et mémé soient là pour garder les petits. Il y a tout un travail traditionnel, quand on peut aider on aide un maximum. C’est important, on se dit qu’au moins on sert à quelque chose. Et il y a tous les spectacles, on en a fait pas mal dernièrement. La vie de tous les jours... On a la chance d’être en famille, soudés, on fait tout ensemble : avec les enfants, les petits-enfants, on habite dans le même immeuble, c’est pratique. Tout le monde s’entend bien, on a la maison de famille à la campagne où tout le monde se rejoint. C’est une chance d’avoir pu créer ça.

 

Très bien... En tout cas vous avez une bonne humeur qui est communicative !

(Rires) Merci, c’est gentil.

 

Vous avez un dernier mot ?

Non, je crois qu’on a fait un petit peu le tour...

 

Entretien réalisé le 11 décembre 2023.

 

Stone et Charden

 

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4 décembre 2023

« Mon regard sur Kissinger », par Gérard Chaliand

Le 29 novembre 2023 disparaissait, à cent ans et six mois, une des personnalités les plus controversées du dernier tiers du XXème siècle. Henry Kissinger fut conseiller à la Sécurité nationale des États-Unis auprès des présidents Nixon et Ford (1969-1975), une fonction qu’il cumula même, sous Gerard Ford, avec celle, en pleine lumière, de secrétaire d’État (1973-1977). Conseiller de l’ombre et diplomate en chef. Un théoricien passé à la pratique. Pour certains un authentique criminel de masse, et à cet égard le bilan qu’en feront les historiens ne pourrait que difficilement être tout blanc ; pour d’autres un génie de la géostratégie, un maître de la Realpolitik, terme qu’on croirait inventé pour lui, et dont on rappelle au passage qu’il fut co-lauréat d’un très controversé prix Nobel de la Paix en 1973.

J’ai proposé à Gérard Chaliand, grand spécialiste de la géopolitique et fin connaisseur des guérillas, notamment celle au Vietnam - qui eut beaucoup à voir avec Kissinger -, d’écrire quelque chose à propos du défunt dans un texte libre. Le fruit de son travail m’est parvenu le 1er décembre. Je le remercie d’avoir accepté de se prêter au jeu, un peu plus de dix mois après notre interview qui portait sur son récent Atlas stratégique paru chez Autrement et toujours disponible. Une exclu Paroles d’Actu.

 

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Henry Kissinger, avec Richard Nixon.

Crédits photo : Air Force Magazine.

 

« Mon regard sur Kissinger »

par Gérard Chaliand, le 1er décembre 2023

Pour situer Kissinger avant de l’encenser ou de le critiquer, il faut rappeler son originalité dans le contexte américain.
 
Longtemps, comme le rappelait Stanley Hoffmann, grâce à une rhétorique moralisatrice issue du protestantisme et d’un projet universaliste, les États-Unis ont connu une "virginité historique constamment renouvelée" (pas de colonies, pas d’États voisins capables de rivaliser avec eux, une démocratie à forte mobilité sociale - pour les Blancs) qui les a encouragés à ne pas participer aux querelles européennes pour se consacrer au commerce et à l’édification de leur espace.
 
Lorsqu’ils se retrouvent, au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, en charge des relations internationales, leur provincialisme leur fait considérer la paix comme l’état normal des relations internationales, d’autant plus que l’expérience du désastre leur est étrangère.
 
Kissinger note dans son livre Nuclear Weapons and Foreign Policy (1957) que les personnalités qui occupent des fonctions politiques aux États-Unis sont issues des milieux d’affaires ou du droit, et que d’une façon générale elles manquent de cadres conceptuels, de vision d’ensemble, habituées qu’elles sont à traiter de cas souvent individuels.
 
Le biographe d’Henry Kissinger, Walter Isaacson, écrit à propos de ce dernier : "He had a worldview that a born American could not have" ("Il avait une vision du monde qu’un natif américain ne pouvait avoir"). En effet, né en Allemagne en 1923, juif de surcroît, et ayant dû quitter son pays natal à 15 ans, le jeune Kissinger devenu citoyen américain était, culturellement dedans-dehors, comme un certain nombre de minoritaires, marqué par une culture européenne qui lui sera fort utile à Harvard...
 
C’est en 1969 (il a 46 ans) qu’il devient, sous la présidence de Richard Nixon, responsable de la National Security Affairs (conseiller à la Sécurité nationale, ndlr). On le dit réaliste, stratège et tacticien, plutôt pessimiste sur la nature humaine et partisan du contact direct. Mais c’est deux années plus tard, en 1971, en pleine querelle sino-soviétique, qu’il devient célèbre en prenant contact, à Pékin avec Chou En-lai (le Premier ministre de Mao à l’époque, ndlr).
 
Son récent décès a été l’occasion, bien sûr, d’une foule d’articles établissant des bilans fort contrastés : d’une part son rôle éminent, tout au long du dernier demi-siècle, de façon directe ou indirecte ; d’autre part des critiques sévères de son action au Cambodge, au Pakistan... Tony Greco écrit par exemple : "Dans un monde juste, Henry Kissinger serait mort en prison (ou il aurait été exécuté)".
 
Où est ce monde juste en politique ? Il ajoute : "On ne peut espérer d’une nation qui célèbre Kissinger qu’elle mène une politique étrangère décente". On croit rêver : il y a aux États-Unis, et aux États-Unis seulement, ce mythe de la nation décente et moralement rigoureuse face en général à des adversaires présentés comme indécents ou criminels. Or, il faut rappeler que la politique menée chez soi, en général démocratique, n’a que peu de choses à voir avec ce qui si souvent est pratiqué ailleurs, chez l’adversaire.
 
Oui, Kissinger a beaucoup contribué à envenimer des conflits, à cet égard l’exemple du Cambodge est particulièrement tragique. Il est indirectement responsable de la montée au pouvoir des Khmers rouges...
 
Sans doute faudra-il attendre que s’éteignent les passions pour une appréhension plus réaliste, et moins indignée, du bilan forcement sanglant de qui s’occupe de relations internationales de façon concrète, c’est-à-dire cruelle, comme ce fut le cas au Pakistan, au Chili, au Timor est, etc...
 
 
La question en +
 
Auriez-vous aimé rencontrer Henry Kissinger ? Si vous aviez pu, les yeux dans les yeux, lui poser dans les dernières années de sa vie une question, une seule, quelle aurait-elle été ?
 
Il y a cette question : "Que regrettez-vous ?" Et en même temps je ne me vois pas la poser à Kissinger. Il répondrait encore par une pirouette...

 

G

 

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