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Paroles d'Actu

1 septembre 2021

Raphaël Doan : « L'assimilation passe forcément par une politique de mixité culturelle volontariste »

Raphaël Doan, premier adjoint au maire du Pecq (Yvelines), compte parmi ces jeunes citoyens qui, au-delà des polémiques parfois stériles, entendent s’intéresser au fond des sujets avant d’émettre des opinions. Et ça fait plutôt du bien ! Son ouvrage, Le Rêve de l’assimilation (Passés/Composés, 2021), constitue un apport précieux à des débats essentiels, parfois casse-gueules (parce que rarement pris comme il le faudrait), et qui pourtant n’ont pas fini d’avoir cours dans nos sociétés : comment bien intégrer les étrangers ? que recoupe le concept d’assimilation et dans quelle mesure celle-ci est-elle souhaitable ? qu’est-ce qui fonde l’identité nationale ? quels moyens pour restaurer le vivre-ensemble là où il est abîmé ? Dans son livre, Raphaël Doan étudie plusieurs expériences historiques (souvent des empires) à l’aune de ce concept d’assimilation, de la Grèce antique jusqu’aux États-Unis et à la France d’aujourd’hui : entre succès et ratés, on y voit peut-être un peu plus clair quant aux chemins à suivre, ou à ne pas suivre. Je vous recommande cette lecture, parce qu’elle est très documentée, et parce qu’elle est utile. Une exclu Paroles d’Actu, par Nicolas Roche.

 

EXCLU - PAROLES D’ACTU

Raphaël Doan: « L’assimilation passe forcément

par une politique de mixité culturelle volontariste »

Le rêve de l'assimilation

Le Rêve de l’assimilation (Passés/Composés, 2021).

 

Raphaël Doan bonjour, et merci d’avoir accepté de répondre à mes questions. Qu’est-ce qui, dans le cheminement de vos réflexions, et dans votre parcours (y compris comme élu local), vous a incité à vous lancer dans cette grande étude sur l’assimilation ?

pourquoi cette étude ?

C’est tout simplement un manque  : je pensais depuis longtemps que l’idée d’assimilation était au croisement de nombreuses problématiques actuelles (la laïcité, l’immigration, l’identité…), et je cherchais un livre synthétique qui en fasse l’histoire. Quand je me suis rendu compte que ce livre n’existait pas, je me suis proposé de le faire, en élargissant la focale à d’autres civilisations que la France récente. C’est une sorte d’histoire comparée des pratiques d’assimilation à travers le monde. Comme mon parcours est plutôt tourné vers l’action publique, c’est le prisme que j’ai adopté à travers l’ouvrage  : comment les gouvernements incitent-ils à l’assimilation d’étrangers  ? On aurait pu faire un livre très différent sur la manière dont, de l’intérieur, les étrangers vivent ce processus.

 

Votre ouvrage, richement documenté, nous invite à un voyage dans l’histoire des empires, de leurs conquêtes plus ou moins brutales, et surtout donc, des différentes politiques menées pour composer avec les populations des territoires acquis. C’est aussi en passionné d’histoire que vous avez entrepris cette aventure ; est-ce qu’on ne néglige pas, trop souvent, de se tourner vers elle pour mieux comprendre notre présent ?

l’Histoire comme repère

J’ai toujours été persuadé que l’histoire longue donne un recul salutaire sur les débats actuels. Ne serait-ce que parce qu’elle permet de définir concrètement ce dont on parle, alors que la plupart des discours politiques tendent à accumuler des mots creux qui ne font plus référence à rien. En plus, il y a un réel appétit pour l’histoire en France  : on le voit dans l’édition comme dans la production audiovisuelle.

 

Je reprends les mots de Lucien Febvre, cités dans votre ouvrage : on s’assimile d’autant plus facilement à une culture ou civilisation reconnue comme étant « enviable et belle ». Il me semble que, dans tout ce que vous racontez, Rome avec ses cités et son modèle clé-en-main aura été la plus efficace, de ce point de vue. Peut-être aussi la civilisation arabe, avec la force d’attraction de l’islam - même si dans les deux cas, la force a précédé l’adoption spontanée, et l’essaimement durable. N’est-ce pas là aussi, un constat des vertus du soft power, ou de l’acculturation, et qui tient ces rênes-là aujourd’hui ?

des cultures enviables et belles

Bien sûr, tout est plus simple quand la société d’accueil suscite le désir de s’assimiler, avant même toute mesure incitative ou contraignante. Rome était désirable parce qu’elle était le véhicule d’une culture universelle, qui était en réalité la culture gréco-romaine, largement héritée du monde hellénistique. De même avec la civilisation arabe, dont la culture avait été enrichie et polie par les apports perses ou byzantins. Aujourd’hui, même si certains sont particulièrement pessimistes sur la qualité de notre propre civilisation, je continue de penser que la culture européenne ou plus largement occidentale, en incluant l’Amérique, reste attirante  ; les problèmes d’assimilation que nous avons dans certains cas ne doivent pas faire oublier qu’il y a aussi beaucoup de gens, à travers le monde, qui désirent rejoindre notre modèle parce qu’ils veulent l’adopter. Si nous avons aujourd’hui des difficultés à assimiler des populations en France, je pense que c’est largement en raison de problèmes politiques et matériels, plutôt qu’en raison d’un hypothétique déclin.

 

Parmi tous vos développements, quelques faits méconnus, mais fort intéressants : la France n’a jamais réussi à franciser les Indiens d’Amérique, car les colons, censés propager un modèle par l’émulation, ont toujours été très (trop) peu nombreux - les Français étant des terriens plutôt que des hommes de la mer. Les Japonais ont connu des problèmes similaires dans leur tentative d’intégration  de Taïwan, et surtout de la Corée. Autre point commun entre les deux pays : tous deux  ont tendu vers une standardisation culturelle - et notamment linguistique - assez autoritaire, via, entre autre, l’abaissement des parlers locaux au profit de la langue nationale. Établissez-vous de vraies ressemblance quant aux modèles suivis par la France et le Japon ?

France, Japon, même combat ?

Oui, c’est quelque chose qui m’a beaucoup intéressé en écrivant le livre, car non seulement on peut y déceler des ressemblances dans l’esprit et la pratique de l’assimilation, mais en plus les hommes de l’époque étaient conscients de ces ressemblances. Les intellectuels japonais réfléchissant sur la politique à suivre dans leur empire colonial citaient les Français, parfois en décelant chez nous des erreurs à corriger, mais malgré tout en reconnaissant une identité de principes. Lors de la conquête de Taïwan, les Japonais firent même appel à un consultant français (après avoir écouté et écarté les conseils d’un Britannique et d’un Américain) pour décider des mesures à adopter concernant les Taïwanais. La principale raison de cette similitude me paraît être le goût pour l’uniformité, qu’elle soit culturelle (chacun des deux pays a souhaité que sa population soit aussi homogène que possible et y a travaillé grâce à un modèle scolaire rigide) ou administrative (on y retrouve la centralisation et le modèle préfectoral).

 

Les États-Unis d’aujourd’hui sont-ils devenus, peu ou prou, l’ « internat polyglotte » - ou « salad bowl » que rejetait Teddy Roosevelt, et si oui, si je vous suis, est-ce d’abord, une conséquence de la mauvaise conscience de l’Amérique par rapport au traitement que, longtemps, elle a infligé à ses Noirs ?

de l’américanisation au « salad bowl »

On oublie souvent que les États-Unis ont été un grand pays d’assimilation, à la fin du XIXe et au début du XXe siècle. Ils voulaient transformer les immigrés européens en «  Américains complets  », selon les mots du président Wilson, qui rejetait toute idée d’Américain «  à trait d’union  » - italo-américain, irlando-américain… Et ils n’y ont pas mal réussi, au prix de beaucoup d’efforts d’éducation et de conditionnement, surtout pendant et juste après la Première Guerre mondiale (on avait peur des immigrés allemands, qui pourraient se rebeller ou au moins former une contre-culture). Mais la faille de ce modèle, c’est qu’il excluait deux parties importantes de la population américaine  : les Amérindiens et les Noirs. Rien n’aurait empêché, sur le papier, leur inscription dans cette politique «  d’américanisation  », comme on disait. Mais je pense comme Tocqueville que les préjugés raciaux étaient depuis longtemps trop ancrés en Amérique pour qu’ils disparaissent de sitôt. Or, à partir de l’époque des droits civiques, il a semblé à beaucoup de militants que l’assimilation, qui ne concernait en fait que des immigrés blancs, était une entourloupe qui ne visait qu’à renforcer la domination blanche. Comme, au même moment, la mode idéologique était de surcroît plutôt hostile à l’homogénéité, à l’uniformité, au comportement majoritaire, l’assimilation a été rapidement remplacée dans le discours officiel américain par son contraire, c’est-à-dire le pluralisme culturel.

 

Dans quelle mesure la faiblesse de la mixité rencontrée, notamment, dans certains quartiers populaires, contribue-t-elle à votre avis à saper l’assimilation en interne, et peut-être in fine, les fondements mêmes de la vie en société ?

assimilation et mixité

Elle est déterminante  : une conclusion qu’on peut tirer de l’étude historique, c’est que l’assimilation a très peu de chances de réussir si les étrangers qu’on souhaite assimiler ne sont pas plongés dans le bain culturel de la population d’accueil. S’ils vivent entre eux sans jamais fréquenter leurs nouveaux compatriotes, ils n’ont ni modèle, ni incitation à modifier leurs mœurs ou leurs comportements. Mais ce phénomène de regroupement entre familles et communautés est assez naturel quand on arrive dans un pays d’étranger  : c’est donc à l’État de faire en sorte que la mixité soit assurée par des mesures volontaristes.

 

L’École est-elle, s’agissant de l’assimilation des masses autour d’une culture commune, le meilleur des atouts ?

la place de l’École

C’est un outil essentiel, au fond le deuxième moteur de l’assimilation. Le premier, on vient d’en parler, c’est la vie en commun avec la population d’accueil  : on apprend à lui ressembler dans la vie quotidienne. Mais pour connaître et comprendre la culture à laquelle on doit s’assimiler, rien ne remplace l’école, qui permet d’accéder à la langue, à l’histoire et à tous les codes qui font une société unie. Toutefois, elle n’est pas suffisante en elle-même, comme on semble parfois le croire. Vous parliez plus haut des Français qui ont tenté de «  franciser  » les Indiens du Canada au XVIIe siècle, leur échec vient notamment de ce qu’ils se sont contentés, pour une large part, de mettre des Indiens dans des écoles de Jésuites. Comme en dehors du temps scolaire les élèves n’étaient pas du tout amenés à fréquenter des Français, l’assimilation ne pouvait être faite en profondeur.

 

L’enseignement de l’Histoire nourrit bien des crispations, plus ou moins instrumentalisées. Est-ce que l’histoire collective, pour peu qu’on la regarde dans les yeux, sans rien occulter mais sans repentance excessive non plus, peut être un outil pour souder la société ?

l’Histoire pour souder

Je pense qu’elle peut l’être, oui. Il s’agirait d’abord d’éviter d’y plaquer de la morale à tout prix, en cherchant à savoir si tel ou tel événement était louable ou condamnable, s’il s’agissait d’un crime ou d’une vertu, s’il aurait fallu faire autrement ou non. La première chose à enseigner, c’est d’abord ce qui s’est passé, en l’exprimant, comme disait Tacite, «  sans affection ni sans haine.  » D’ailleurs, l’histoire antique est un bon modèle, car ce qui s’est passé est si ancien que rares sont ceux qui veulent encore y plaquer des émotions morales. Qui s’indigne encore de ce que les Romains ont fait aux Gaulois  ? Et c’est tant mieux, car ce n’est pas l’intérêt de l’histoire que de s’indigner.

 

L’annonce récente de la panthéonisation prochaine de Joséphine Baker peut-elle être vue aussi, comme un acte politique visant à convoquer l’Histoire et un symbole glorieux de la diversité pour favoriser une forme d’assimilation ?

l’exemple Joséphine Baker

Oui, cela pourrait être présenté ainsi, d’autant que Joséphine Baker avait souvent insisté elle-même sur la différence entre les États-Unis et la France dans leur rapport à la couleur de peau : en France, dès cette époque, il n’y avait aucune difficulté à ce qu’une noire puisse être considérée comme entièrement française, et elle ne s’y sentait pas menacée comme en Amérique. Elle n’est pas la seule à en avoir fait l’expérience dans l’entre-deux guerres. Il y a bien sûr toujours eu des individus racistes, mais l’absence de racisme au fondement de la société est ce qui permettait à l’assimilation française de fonctionner.

 

Joséphine Baker

Joséphine Baker. © Studio Harcourt/Wikimedia Commons

 

Vous l’expliquez très bien : on parle sans cesse de laïcité alors qu’en fait, celle-ci (à savoir, l’impératif de neutralité de l’État vis-à-vis des religions) n’est presque jamais en cause. Pourquoi a-t-on tant de mal, en France, à assumer le terme d’assimilation, vu ici comme une harmonisation culturelle (en opposition à une forme d’éclatement communautaire, dans les pays anglo-saxons) ? La gauche, notamment, ou une bonne partie d’entre elle, n’a-t-elle pas complètement perdu sa boussole ?

pour ne pas dire assimilation

C’est à mon sens pour deux raisons  : d’abord parce que le mot d’assimilation avait beaucoup été utilisé pendant la période coloniale, en parlant de l’Empire, et qu’après la décolonisation il paraissait urgent de se distinguer de tout ce qui pouvait rappeler ce temps-là  ; ensuite parce que, comme je l’ai dit tout à l’heure, l’idéologie ambiante des années 1960 et ultérieures était méfiante envers tout ce qui conduisait à uniformiser, et valorisait la singularité, l’exception, l’original. Or, l’assimilation nécessite un désir de se rendre semblable à une majorité… Ce n’était donc pas très attirant. Pourtant, en France, nous sommes tellement imprégnés de cette volonté d’uniformité que même en semblant la rejeter par la porte, elle est revenue par la fenêtre sous d’autres noms  : laïcité ou ordre public. La loi de 2004 sur le voile à l’école a été présentée comme une loi de laïcité, mais elle ne concernait pas les agents du service public, seulement ses usagers  ; en réalité, c’était une loi d’assimilation, dont on faisait rentrer le concept au sein de celui de laïcité. La gauche a probablement manqué cette évolution, et reste assez hostile à toute volonté d’homogénéiser les cultures (alors même que de la Révolution à la IIIe République, elle en avait été le fer de lance).

 

L’abandon relatif du principe d’assimilation nourrit-il dans de grandes proportions, par réaction, les mouvements identitaires et les poussées populistes ?

du carburant pour les populismes

C’est probable, car au fond, l’assimilation est ce qui rend l’immigration presque invisible  : si les immigrés s’assimilent, c’est-à-dire ressemblent de plus en plus dans leurs comportements à la population d’accueil, celle-ci a de moins en moins de raison d’avoir l’impression qu’ils «  n’ont rien à faire là.  » En réalité, il y a un cercle qui peut être vicieux ou vertueux  : s’il y a assimilation, la xénophobie de la population d’accueil a tendance à diminuer puisque les immigrés se rapprochent d’elle, et de ce fait, il est aussi plus facile pour les immigrés de s’assimiler, car ils sont ensuite mieux accueillis et mieux acceptés. Inversement, si la xénophobie est trop forte, s’il y a du racisme en particulier, l’assimilation est découragée (pourquoi faire l’effort d’adopter les mœurs de quelqu’un qui de toute façon ne semble vous en vouloir que pour votre couleur de peau, que vous ne pourrez jamais changer  ?), et la différence des mœurs accroît encore la xénophobie («  Vous voyez bien qu’ils ne sont pas comme nous  !  »). Il vaut mieux que le cercle soit vertueux…

 

Hypothèse, pas si loufoque : le Premier ministre vient de vous confier, Raphaël Doan, une mission visant à favoriser, par des mesures d’assimilation,  une harmonisation de la société française. Quelles grandes et petites mesures préconiserez-vous ?

mission gouvernementale

Il y aurait d’abord un changement de discours à tenir, non pas forcément pour marteler le mot d’assimilation lui-même, mais pour arrêter de la décourager dans les faits  : il faut que partout les institutions fassent comprendre à ceux qui viennent chez nous qu’ils ont intérêt à adopter entièrement les mœurs françaises, et arrêter d’encourager des comportements qui ne concordent pas avec la manière de vivre en société des Français (en somme, cesser le discours du «  venez comme vous êtes  »). Cela ne veut pas dire qu’il soit interdit aux immigrés de garder de l’affection pour leur pays et leur culture d’origine, évidemment, mais que celle-ci ne doit pas entrer en contradiction avec leur inscription dans la culture française. Ensuite, s’agissant des mesures concrètes, une politique décisive serait d’encourager la mixité culturelle, en prévenant la constitution de nouveaux ghettos et en tentant de démonter ceux qui existent  : les Danois ont des projets intéressants à cet égard depuis 2018.

 

Vos projets, vos envies pour la suite ?
 
Toujours de l’histoire, mais sur un sujet bien différent  : je publie à l’automne un Que Sais-Je sur Le Siècle d’Auguste. Ou comment une société sort de l’angoisse des guerres civiles et de la certitude du déclin pour entrer, en une quinzaine d’années, dans ce qu’elle perçoit comme un âge d’or…

 

Un dernier mot ?

Vous remercier pour ces très bonnes questions  !

Interview : fin août 2021.

 

Raphaël Doan

 

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30 août 2021

Grégoire Thoby : « Le pardon ça se mérite ; moi d'une certaine manière, j'ai déjà pardonné à mon père... »

Lorsque je songe au prochain article, parfois je sais assez précisément où je souhaite aller (sans être sûr de jamais y parvenir), et parfois c’est la surprise, au gré des rencontres. La publication du jour est de cette catégorie, et je suis heureux que mes pérégrinations virtuelles aient croisé le chemin de Grégoire Thoby, artiste expat, un passionné de cinéma dont le premier roman, d’autant plus touchant qu’il reprend, en de larges proportions, des éléments autobiographiques, vient de sortir. La Ride du souci (Les Presses Littéraires) nous plonge, plus qu’on l’imagine sans doute, dans l’univers et dans la tête de l’auteur, avec au cœur du récit et des réflexions, ces deux concepts essentiels que sont le pardon, et la rédemption. Je ne puis que vous recommander de vous emparer de ce livre qui risque fort d’interpeller ceux qui s’y engageront. Comme une bouteille à la mer. An author is born. Exclu, par Nicolas Roche.

 

EXCLU - PAROLES D’ACTU

Grégoire Thoby: « Le pardon ça se mérite. Moi, d’une

certaine manière, jai déjà pardonné à mon père... »

La ride du souci

La Ride du souci (Les Presses Littéraires, 2021).

 

Bonjour et merci de m’accorder cet entretien à l’occasion de la sortie de ton premier roman, La Ride du souci (Les Presses Littéraires). Ce goût d’écrire, de la fiction et du plus intime, c’est quelque chose qui, pour toi, remonte à loin ?

Merci à toi  ! Ma passion pour l’écriture est assez récente en fait. Bien qu’ayant passé un Bac L, je n’écrivais pas vraiment étant ado. Je n’en avais ni l’ambition ni le désir. C’est arrivé petit à petit, par le cinéma d’abord, lorsque j’ai commencé à griffonner des scénarios il y a quelques années (tous restés dans mes tiroirs). Mais ce goût de la fiction et de l’intime a toujours été présent, que ce soit par le biais du théâtre, ma boulimie de films, la réalisation d’un documentaire…

 

Quelle a été l’histoire de ce roman, de cette aventure ? Je sais que pas mal d’éléments sont, au moins en partie, d’inspiration autobiographique ; est-ce que certaines choses ont été dures ou au contraire, jouissives à écrire, et as-tu mis beaucoup de toi dans cette démarche ?

Fin 2018, alors que j’étais reclus dans le désert espagnol, j’ai appris que mon père, escroc notoire, s’était volatilisé après avoir arnaqué de nouvelles personnes. Je venais de quitter mon quotidien sédentaire parisien pour une vie nomade et me pensais loin de tout, en particulier de ses agissements. Frustré, mais aussi inquiet, je me suis mis à écrire spontanément. Une sorte d’urgence, et l’envie d’entremêler souvenirs réels, fiction et fantasmes afin de raconter une histoire universelle, au-delà de son aspect intime et cathartique. Mon père est devenu Bernard, je suis devenu Gaëtan, et La Ride du souci a commencé à se former. Bien que certains passages aient été douloureux à coucher sur le papier, j’avais la conviction d’avoir le recul nécessaire pour m’y attaquer. J’ai vraiment pris un plaisir fou à écrire ce livre, à réinventer ce père.

 

Avant d’entrer dans le vif du sujet : pas mal de tes personnages, notamment les secondaires, sont hauts en couleur, ou en tout cas bien décrits et rendus vivants. Es-tu quelqu’un qui aime observer les gens, le monde qui t’entoure ?

Oui, c’est fascinant d’observer les gens (de tous âges, cultures, milieux sociaux), de tenter de se glisser dans leur peau, et je ne dis pas cela dans un but uniquement anthropologique et intéressé ; les gens sont fascinants, qu’ils soient bienveillants, abjects ou chiants à crever. Depuis toujours, j’ai une affection particulière pour les marginaux, ceux qu’on ne remarque pas au premier coup d’œil, ceux que la société délaisse, dénigre ou veut faire taire.

 

Au cœur  de l’intrigue donc, le regard porté par un fils sur son père "greater than life" mais toxique pour ses conquêtes et ses proches, entre jugement, espoir et fantasmes. Un père qui finalement, limité par toutes ses failles, et bien qu’agaçant au possible, inspire une bonne dose de tendresse. Comment l’appréhendes-tu, toi, le personnage de Bernard ?

Je l’appréhende un peu comme ce que tu viens de décrire  ! Bernard est un antihéros aussi néfaste qu’attendrissant. Il vole, il ment, il pète des câbles, il trahit ceux qui lui prêtent main-forte, mais c’est aussi un homme profondément inadapté, bloqué dans son enfance, qui génère sa propre solitude. Bien sûr, à l’origine de ce personnage, il y a mon père, et donc un affect particulier, mais bizarrement, j’ai la sensation de m’en être totalement détaché. J’entends par là qu’en rentrant dans la tête de Bernard, en lui imaginant cette soudaine remise en question, je l’ai vraiment considéré comme un personnage à part entière. Un père 2.0, en quelque sorte.

 

Au cœur de l’intrigue, surtout, deux thèmes essentiels, complémentaires : la rédemption, démarche intérieure, et le pardon, accordé ou non par les autres. Est-ce qu’ils te parlent tout particulièrement et, sur la capacité à pardonner notamment, penses-tu avoir toi-même évolué  ?

Intéressante, cette question, et quelque peu déstabilisante. Ces thèmes me parlent, oui. J’aime penser qu’il est toujours possible de se racheter, de s’améliorer, même quand tout paraît foutu et qu’on a déçu tout le monde. Tout est une question de volonté. Il en va de même pour le pardon. Bien sûr, chaque situation est différente et je comprends parfaitement qu’on puisse refuser d’accorder le sien. Le pardon, ça se mérite. Quant au mien, je crois que je n’aurais pas pu débuter l’écriture de ce livre si je n’avais pas, d’une certaine manière, déjà pardonné à mon père. Sans cela, j’aurais probablement accouché d’un règlement de compte indigeste dont les lecteurs n’auraient su que faire. Quant à Bernard, libre à chaque lecteur de se forger un avis.

 

Le narrateur principal du roman, Gaëtan, le premier fils de Bernard, te ressemble beaucoup. Comme toi, il vit dans un camping-car (qui a un nom à lui !) avec son mari et chérit cette vie nomade, un peu bohème aussi. Qu’est-ce qui te plaît dans cette vie-là, et te verrais-tu retourner durablement entre quatre murs ?

J’aime cette sensation de liberté de la vie nomade. Ce sentiment incroyable de voyager dans sa propre petite maison roulante. On se déplace et tout change, les paysages, la lumière, les odeurs, le taux d’humidité, mais l’intérieur reste le même. Être chez soi, mais ailleurs  ; un vrai remède contre la lassitude. On rencontre des gens formidables sur la route aussi  ! Il y a plein de façons de vivre ainsi, en fonction de son budget, de ses envies, de ses exigences en terme de confort. En ce qui nous concerne, mon compagnon et moi, on est off-grid, (panneaux solaires, citerne d’eau, wifi, etc) donc on peut se garer en pleine nature sans avoir besoin de se raccorder à l’eau courante ou à l’électricité. Je ne pense pas encore en être arrivé au stade du «  un appart ou une maison, plus jamais  !  » mais pour l’instant, même si ce n’est pas toujours évident, ce choix de vie me comble.

 

LRDS

 

Votre vie est actuellement en Californie, quelque part dans le désert du Mojave. Qu’est-ce que ça change, et qu’est-ce que ça implique,  de vivre en un tel endroit ?

En ce qui concerne le désert du Mojave, il faut surtout se préparer à la chaleur ! L’air est ultra sec toute l’année, et la vie sauvage, très présente  : lièvres par milliers, coyotes, lynx, aigles, serpents à sonnettes, tarentules… J’aime beaucoup cette région, mais il est temps de partir vers un peu de fraîcheur maintenant que l’aménagement du bus scolaire est terminé  !

 

Qu’est-ce qui saute aux yeux dans le contraste entre la France et l’Ouest américain ? Les choses (je ne parle pas des proches) qui manquent, et celles qui ne manquent pas quand on est aux US ?

Ce qui saute aux yeux  ? D’autres expatriés pourraient me rejoindre là-dessus, les mentalités sont vraiment différentes. Par exemple, les Américains cherchent très rarement à polémiquer, à débattre de vive voix, même sur des sujets anodins. Ce n’est pas dans leur culture, à l’inverse des Français, rois incontestés dans le domaine. C’est souvent agréable mais ça engendre forcément des limites. Donc paradoxalement, la liberté de ton des Français me manque parfois. Et la bouffe, bien sûr  ! Surtout les pâtisseries… Tu peux m’expédier un Paris-Brest en Colissimo  ? Thanks.

 

 

Il y a quelques années, tu as connu un petit succès autour de Cousine Madenn, touchant documentaire que tu as consacré, comme son nom l’indique, à ta cousine et à ses doutes. Que retiens-tu de cette expérience avec le recul, et aimerais-tu t’essayer encore à l’exercice du long métrage  ?

Incroyable expérience que ce documentaire. Je n’en retiens que du bon, et ma cousine me presse pour qu’on tourne la suite  ! Je suis heureux que ce film ait pu contribuer à faire évoluer les mentalités sur les personnes en situation de handicap mental léger. Aussi, Madenn et moi avons tous les deux gagné en confiance grâce à ce film. J’aimerais en réaliser d’autres, documentaires ou fictions, mais pour l’instant je privilégie l’écriture, médium nécessitant bien moins de budget et de personnes extérieures.

  

Quels sont les livres qui t’ont le plus marqué, et que tu souhaiterais nous faire découvrir ?

Je ne vais pas vous le faire découvrir puisque c’est un best-seller, mais dernièrement, j’ai adoré Vernon Subutex ; Virginie Despentes me bouleverse autant qu’elle me fait rire aux éclats. Sa liberté de ton, son parcours atypique, sa rudesse cachant une grande finesse… Un autre roman qui m’a profondément marqué par sa critique sociale baignée d’humour noir : La Conjuration des imbéciles de John Kennedy Toole. Dans un genre très différent, la délicatesse de Jirō Taniguchi me transporte immédiatement (je recommande Le Gourmet solitaire et Un zoo en hiver).

 

Même question pour les films (je précise ici que tu as étudié le cinéma) ?

Plusieurs de mes films fétiches sont consacrés à l’enfance : Kes de Ken Loach, Fanny et Alexandre d’Ingmar Bergman, Billy Elliot de Stephen Daldry, Bonjour de Yasujirō Ozu, Les Quatre cents coups de François Truffaut… J’aime la filmo de tous ces cinéastes. Pêle-mêle, je citerais également Asghar Farhadi, David Lynch, Billy Wilder, Stanley Kubrick, Céline Sciamma, Pedro Almodóvar, Mike Leigh, Gus Van Sant, Robin Campillo… Et tellement d’autres  !

 

G

 

Après le Mojave, quels endroits insolites aurais-tu envie d’aller explorer, pour quelques jours, ou plus si affinités ?

Le fin fond de l’Alaska et du Canada  ! Du désert aux glaciers, quoi de plus dépaysant  ? Avec le bus, on aimerait aussi faire une bonne partie de l’Amérique latine. Et sinon, j’ai hâte de retourner au Japon, notamment dans les petits villages isolés où les vieilles traditions persistent.

 

Quels sont tes projets et surtout, tes envies pour la suite ?

Continuer à écrire tout en voyageant. J’ai commencé La Ride du souci sur les routes espagnoles, je compte bien terminer mon deuxième roman sur les routes américaines. Et un passage en France est prévu.

 

Un dernier mot ?

Simplement, je vous souhaite à toutes et à tous une excellente lecture  !

Interview : fin août 2021.

 

Grégoire Thoby

 

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10 août 2021

Eric Teyssier : « La magie de la fiction alliée à l'histoire permet de redonner vie aux fantômes du passé »

Quelques jours après une visite appréciée de Nîmes, qui entre autres réjouissances aura été l’occasion de rencontrer physiquement, pour la première fois, l’historien et romancier Éric Teyssierje suis ravi de vous proposer aujourd’hui, cet article basé sur le nouvel entretien qu’il m’a accordé. Après Napoléon, après la Seconde Guerre mondiale, retour à ses premières amours : La Prophétie des aigles, son roman paru il y a peu chez Alcide éditions, nous plonge dans la Nîmes romanisée (Nemausus) de la fin du premier siècle après Jésus-Christ. Rien de surprenant quand on songe aux sujets d’étude de prédilection de l’auteur : la république et l'Empire romains, la société gallo-romaine, et les gladiateurs. Ce roman, que je vous recommande, parce qu’il est immersif, fort bien documenté et efficace, constitue un complément pertinent pour qui apprécie, année après année, les « Grands Jeux romains » de Nîmes, quÉric Teyssier a contribué à développer. Je le remercie pour ces échanges, et salue également ici, amicalement, Gordon qui se reconnaîtra. Exclu, par Nicolas Roche.

 

EXCLU - PAROLES D’ACTU

Éric Teyssier: « La magie de la fiction

alliée aux connaissances historiques permet

de redonner vie aux fantômes du passé. »

Affiche La Prophétie des aigles

La Prophétie des aigles (Alcide éditions, 2021).

 

Éric Teyssier bonjour, et ravi de te recevoir, cette fois pour La Prophétie des aigles (Alcide, 2021), ton nouveau roman dont l’action se déroule principalement dans la Nîmes romanisée (Nemausus) de la fin du premier siècle. J’imagine que ce projet en particulier, tu devais l’avoir en tête, et qu’il te tenait  à cœur  depuis longtemps ?

le projet

Disons que le goût d’écrire des romans historique est venu en 2014 avec Napoléon est revenu ! (Lemme edit). Puis en 2020, avec L’An 40 : La bataille de France (Michalon). Ces expériences m’ont plu et elles me permettaient de m’évader un peu de la période romaine qui constitue ma spécialité universitaire. Disons que les Romains ont fini par me rattraper pour mon plus grand plaisir pour transmettre autrement ce que j’ai compris de cette période après vingt ans de recherche.

 

Qu’est-ce que cette écriture a supposé en matière de recherche, et de quels documents, sources as-tu disposé pour dessiner au mieux la ville et surtout la vie nîmoise de ce temps-là ?

dessiner Nemausus

L’écriture de ce roman a bénéficié des livres d’histoire que j’ai déjà publiés, notamment Nîmes la romaine et Arles la romaine (Alcide). Les sources sont finalement assez nombreuses. Il y a notamment les monuments de Nîmes qui sont toujours debout. Il y a aussi la collection épigraphique nîmoise qui est la plus importante des Gaules et les découvertes constantes de l’archéologie dans la région. Avec cela, j’ai puisé dans ce que nous disent les auteurs antiques sur le plan général. Avec toutes ces informations, j’ai voulu redonner une image de la vie des hommes et des femmes qui vivaient à Nîmes mais aussi à Rome ou sur la frontière en 96 ap. J.-C. Tous les personnages du récit ont réellement existé. Souvent, nous n’avons que leur nom et leur fonction. La magie de la fiction alliée aux connaissances historiques permet de redonner vie à ces fantômes du passé.

 

Que sait-on, notamment, au-delà de ce qui est raconté et sans doute romancé, de la construction de l’amphithéâtre de Nemausus, et de son commanditaire et financeur ?

l’amphithéâtre de Nîmes

On ne connaît pas le nom du commanditaire, contrairement à l’amphithéâtre de Pompéi. Ce que l’on sait, c’est qu’un notable local a offert ce monument sur ses propres deniers. C’est ce qu’on appelle «  l’évergisie  », la générosité publique des riches envers leurs concitoyens. On sait aussi que ce monument merveilleusement bien conservé a été construit après le Colisée et l’amphithéâtre d’Arles, soit vers 100 ap. J.-C. À partir de là, il faut imaginer, en respectant ce que l’on sait du fonctionnement de ces cités.

 

Amphithéâtre de Nîmes

Une vue sur l’amphithéâtre de Nîmes, juillet 2021.

 

Le roman nous fait découvrir, de manière très documentée, comment tournait une ville de province dépendant de l’Empire romain. Moi, ce qui m’a surtout frappé, c’est de voir à quel point tout était politique :  deux familles puissantes convoitant des charges prestigieuses rivalisent de bontés pour se constituer des clients parmi les citoyens électeurs. Le clientélisme fonctionnait-il à plein à cette époque, et si oui y avait-il aussi, dans le système électoral complexe, une volonté sincère d’assurer aux membres de chaque corporation/communauté voix au chapitre au sein de la Cité ?

du clientélisme

Oui, le clientélisme constitue un système totalement assumé. Il est fondamental à cette époque dans les rapports sociaux. En fait, l’individu n’existe pas, il faut faire partie d’un groupe et avoir des protecteurs pour survivre dans ce monde violent. Donner voix au chapitre de telle ou telle communauté n’est pas le sujet. Il n’y a pas de programme «  politique  ». Simplement du don et du contre-don entre les notables et les plus modestes. «  Je te donne un avantage matériel, tu me donnes ton soutien  ». Les Romains font exactement la même chose avec leurs dieux.

 

Nombre des protagonistes importants du récit sont des esclaves, ou d’ex-esclaves affranchis. Le recours massif à l’esclavage a-t-il été une constante des débuts jusqu’à la chute de l’Empire romain d’Occident ? Et peut-on estimer que, malgré les inégalités évidentes sur lesquelles le système était fondé, une forme de méritocratie opérait tout de même (précisément parce qu’un esclave méritant pouvait devenir citoyen, et un plébéien, patricien) ?

esclaves et méritocratie

Les esclaves sont partout, ils sont le moteur de l’économie dans cette époque pré-industrielle. Leur situation est marquée par l’inégalité. Avec les libres bien sûr mais aussi entre eux. Il n’y a rien de commun entre un esclave des villes et un esclave des champs. Entre un pauvre bougre qui trime dans une carrière de pierres et le secrétaire d’un riche notable. Plus on est proche du maître, plus on a de chance d’établir des rapports «  humains  » avec lui et de se voir affranchi si on le mérite. Cet affranchissement très courant chez les Romains constitue la carotte qui rend les esclaves fidèles et efficaces. Ces esclaves affranchis conservaient la «  tâche  » de leur ancienne servilité mais ils pouvaient être citoyens, devenir riches voire très riches et avoir une place dans la cité à travers le collège des sevirs voué au culte des empereurs.

 

Dans le récit, on voit cohabiter, avec parfois quelques tensions instrumentalisées, différents cultes : celui de Cybèle et celui d’Isis, aux côtés des dieux traditionnels. La Rome polythéiste était-elle une société relativement tolérante en matière religieuse ? Et quelle y était la place accordée aux sacrifices, aux présages et aux superstitions ?

tolérance religieuse ?

Le polythéisme est le point commun à la quasi-totalité des peuples de l’Antiquité à l’exception des Juifs et des Chrétiens monothéistes. Cette croyance en plusieurs dieux est source de tolérances car ils ne s’excluent pas les uns les autres. Au contraire, on essaie d’être bien avec chacun, car ils ont tous leur spécialité. Pour cela on leur fait notamment des offrandes et des sacrifices. C’est «  le don et le contre-don  » à une époque ou «  faire c’est croire  ». À cette époque, si les Chrétiens ne sont pas encore présents en Gaule, des cultes orientaux comme Cybèle et Isis sont bien attestés. Contrairement aux cultes traditionnels, gréco-romains ou gaulois, ces cultes proposent un discours plus précis sur l’immortalité de l’âme ou la résurrection des morts. Comme elles «  chassent  » sur les mêmes terres, elles s’affrontent parfois, comme elles s’affronteront plus tard contre le christianisme. Dans tous ces cultes on accorde une place importante aux présages qui sont la manifestation de la volonté des dieux. L’analyse des rêves constitue même une science très sérieuse. La superstition c’est autre chose, car d’une religion à l’autre, telle ou telle manifestation un peu exotique d’un culte pourra être taxée de «  superstition  ». Cependant, il existe toute une frange sombre autour des cultes qui ont pignon sur rue. Elle relève de la magie et de la sorcellerie. Ces pratiques sont très importantes à cette époque et j’en parle dans le roman.

 

Question liée par rapport à l’idée de tolérance : on le voit très bien dans le roman, les rapports homosexuels sont très fréquents, notamment sans doute au sein des hautes sphères. Est-ce un apport des mœurs  grecques, je fais là référence à une pique envoyée par un des personnages à un ami du groupe ? L’homosexualité était-elle mieux tolérée alors que, par exemple, à l’avènement du christianisme comme religion prédominante de l’Empire  ?

l’homosexualité à Rome

Oui l’homosexualité n’est pas une question morale, surtout pour les Romains sensibles à la culture grecque où elle fait partie de l’éducation morale des jeunes gens. En fait, ce qui choque ce n’est pas l’acte sexuel en lui-même. On se moque de l’âge ou du sexe du partenaire, mais si un homme d’un statut social supérieur venait à donner du plaisir à un inférieur, ce serait un véritable scandale. Pour ce qui est des Juifs et des Chrétiens, l’homosexualité est moralement condamnée dans l’Ancien comme dans le Nouveau Testament. Cette pratique sera de plus en plus rejetée au fur et à mesure de l’importance que prendra le christianisme, avant d’être condamnée.

 

Eric Teyssier Maison Carrée

À Nîmes, devant la Maison Carrée (temple), juillet 2021.

 

Parmi les éléments d’intrigue intéressants, le parcours de ce jeune fils de chef "barbare", conduit à Rome pour être romanisé : dans les faits, ses rancœurs demeurent vives et son regard sur la vie romaine oscille  entre admiration et une forme de mépris. Ces procédés étaient-ils courants, et des personnages importants, plus tard amenés à prendre les armes contre l’Empire, ou même à le défendre, ont-ils émergé de ces otages luxueux ?

des otages prestigieux

La prise d’otage pour sanctionner et garantir un traité est fondamentale à Rome. Elle est couramment utilisée sous la République où Vercingétorix a probablement été lui-même un otage. Le but avec ces otages n’est pas de les maltraiter, au contraire. Ces jeunes fils de chefs barbares reçoivent une très bonne éducation dans des familles aristocratiques romaines. Au bout de quelques années, ces jeunes gens deviennent plus Romains que les Romains lorsqu’ils retournent chez eux pour succéder à leurs pères. C’est ainsi que Rome s’assure de la fidélité de peuples vaincus ou alliés. C’est un puissant moyen de «  romanisation  » car ces anciens otages deviennent des vecteurs de la civilisation romaine qu’ils répandent autour d’eux. La plupart du temps ça marche très bien. Parfois ça échoue dramatiquement. C’est le cas avec Vercingétorix ou avec le Germain Arminius qui retournent contre les Romains ce qu’ils ont appris à Rome.

 

L’histoire de ton roman se déroule sous le règne de l’empereur Domitien, dont on parle comme d’un tyran paranoïaque.  Le notable Tacitus le soupçonne même de vouloir se débarrasser du Sénat. Mais, laissant de côté le caractère plus ou moins fou de tel ou tel César, le gouvernement de l’Empire a-t-il jamais été tempéré, démocratique, à partir du moment où, depuis Auguste, il eut à sa tête un empereur divinisé ? Posé autrement : y’a-t-il eu des phases de gouvernance plus ou moins collégiale, selon les époques ?

César, autorité et autoritarisme

La notion de démocratie telle que nous la concevons n’a pas beaucoup de sens dans l’Antiquité. Pour les historiens romains il y a deux sortes d’empereurs, les bons et les mauvais (c’est un peu comme pour les chasseurs). Les bons tiennent compte de cette vénérable assemblée que l’Empire n’a pas fait disparaître. Ils siègent en son sein et écoutent ses conseils, comme l’empereur Claude. Les mauvais règnent au mépris des sénateurs, comme Caligula ou Domitien. Mais dans les deux cas, le Sénat n’est pas une assemblée démocratique mais une caste aristocratique qui défend ses privilèges.

 

Je ne peux pas ne pas mentionner évidemment, un élément dont on sent que tu as pris un plaisir particulier à les raconter et à les décrire, les jeux du cirque, les shows avec des fauves africains mais surtout, les combats de gladiateurs richement acquis à Rome dans le cadre de munera offerts à la population par des mécènes intéressés. Quelle était l’importance de ces événements auprès des communautés romaines, en Italie comme ailleurs ?

les jeux du cirque

Les gladiateurs ne sont pas une invention romaine. Pratiquement tous les peuples de la Méditerranée pratiquent des combats rituels plus ou moins volontaires. Les Romains vont généraliser et donner plus d’ampleur à ce phénomène qui n’a rien à voir avec ce que montrent les péplums. Tous les peuples de l’Empire adorent les gladiateurs et la gladiature constituent un des ciments de l’empire. Les 250 amphithéâtres édifiés en pierre dans tous l’Empire en témoignent. L’expérience des « Grands Jeux romains » a été cruciale pour moi. Elle me permet de retranscrire concrètement les enjeux et les moyens mis en œuvre pour accrocher le public. L’interaction entre la piste et les gradins est fondamentale et de ce point de vue, le fait de concevoir et de participer au Grands Jeux de Nîmes depuis dix ans a constitué une véritable expérimentation historique dont je me sers pour rendre l’ambiance de ces jeux au plus près de la réalité.

 

À quelles idées reçues concernant ce sujet que tu connais si bien, à savoir les gladiateurs, aurais-tu envie, ici, de tordre le cou ?

vérités sur les gladiateurs

Les gladiateurs sont des stars adulées et aussi coûteuses que les footballeurs aujourd’hui. La mort est un enjeu mais elle n’est jamais systématique. Ce sont des sportifs qui s’entraînent intensivement et même leurs entraînements constituent un spectacle. On apprécie leur technique car les différents types de gladiateurs (armaturae) pratiquent chacun un art martial différent avec leurs fans respectifs qui s’empoignent souvent dans les gradins. Ce que le peuple attend des notables, c’est qu’ils leur offrent les stars du moment en dépensant des sommes folles. Ils apprécient aussi de pouvoir décider, ou du moins avoir le sentiment de décider de la vie ou de la mort du vaincu.

 

Est-ce que, d’après la lecture que tu en fais, il y avait déjà à l’époque racontée, des germes de ce qui conduira plus tard à l’épuisement, puis à l’affaissement de l’Empire romain d’Occident ?

 

vers la chute ?

Non, l’Empire n’est même pas encore arrivé à son apogée. Sa plus grande étendue viendra juste après, avec Trajan. Un empereur dont la femme était nîmoise. Les germes de l’épuisement viendront plus tard avec un déclin démographique, qui entraîne un déclin économique et l’incapacité à repousser les barbares sur fond de guerres civiles. Il faut attendre encore près d’un siècle pour assister au début de ce qui causera la chute de l’Empire. Un déclin qui mettra trois siècles avant la chute finale en Occident. Les gladiateurs ne sont en rien un signe de déclin, mais plutôt de vitalité. On ignore trop souvent que les anciens gladiateurs servent de maîtres d’armes aux légionnaires pendant près de quatre siècles.

 

La Tour Magne

La Tour Magne, Nîmes, juillet 2021.

 

Ce roman est riche de détails de la vie de tous les jours, les personnages sont marquants et les rebondissements, nombreux. Nemausus s’anime au fil des pages. Je crois que cette histoire se prêterait bien à une adaptation BD, animée, ou même à un film. Tiens, imaginons qu’on te donne carte blanche, et budget illimité pour le transposer sur grand écran : quel serait ton casting idéal pour les personnages principaux (considérant, en trichant un peu, qu’on pourrait aussi piocher dans les acteurs du passé) ?

sur grand écran ?

Pour les femmes, je verrai bien Isabelle Huppert en Felina, Isabelle Adjani pour Marcella et Monica Bellucci en Flavilla. Elles auraient toutes entre 20 et 30 ans… On peut rêver. Pour les acteurs, Bruno Cremer (jeune) pour Macrinus. Anthony Hopkins ferait un bon Solutus un peu terrifiant et pervers. Jugnot pourrait entrer dans la toge de Kareus, et Jean Dujardin en Regulus séducteur serait génial. Bon après ça, si un producteur veut en faire une série (coucou Netflix) avec de purs inconnus je signe tout de suite…

 

On espère ! Quelques mots sur les prochains « Grands Jeux romains » ?

Normalement, après trois reports, ils auront lieu les 8, 9 et 10 octobre. J’ai écrit le scénario «  Le triomphe de César  » depuis plus de deux ans. Yann Guerrero a fait tous les décors et nous avons fait plusieurs répétitions. Nous n’avons jamais été aussi prêts mais on ne sait encore rien à cause d’une situation compliquée.

 

Extraits des « Grands Jeux romains » de Nîmes, session 2018.

 

Tes grandes fiertés, et peut-être, des regrets, quand tu regardes derrière ?

Je suis fier d’avoir lancé les « Grands Jeux romains » en 2010 et de voir le succès qu’ils ont pris d’année en année. Fier aussi de pouvoir donner du plaisir à mes lecteurs par mes livres d’histoire, mes livres jeunesse ou mes romans. Des regrets, je ne vois pas. Quand j’étais étudiant, il y a presque 40 ans, je n’aurais pas cru un instant pouvoir faire tout ce que je fais. J’espère juste continuer longtemps.

 

Quels sont tes projets, tes envies pour la suite ?

Beaucoup de projets dans le domaine du spectacle historique. Je vais concevoir et mettre en scène d’autres reconstitutions dans des monuments et des lieux prestigieux. Avec l’équipe constituée autour des « Grands Jeux romains », j’ai envie de revenir à mes premières amours avec des spectacles nocturnes. C’est comme ça que j’ai commencé en 2001 au théâtre antique d’Orange. Vingt ans après nous avons des moyens bien plus importants pour mettre en scène une histoire liée à l’Antiquité ou à tout autre période historique. J’ai également d’autres projets dans le domaine du documentaire et du docu-fiction historique. Des projets de livres également. Le tome 2 de L’An 40 sortira en octobre et j’ai prévu de couvrir toute la guerre avec deux opus supplémentaires. La Prophétie des aigles aura une suite également et je voudrais également écrire un ou deux livres d’histoire qui me tiennent à cœur, sur la Narbonnaise et sur Marius notamment. Et puis le rêve serait effectivement de porter à l’écran un de mes romans...

 

Un dernier mot ?

Lisez La Prophétie des aigles, vous allez vous régaler comme je me suis régalé à l’écrire.

Interview : début août 2021.

 

Eric Teyssier amphithéâtre

Éric Teyssier, Nîmes, juillet 2021.

 

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25 juillet 2021

Marc Hecker : « Le centre de gravité du djihadisme semble aujourd'hui se déplacer vers l'Afrique »

Dans un peu plus d’un mois et demi, les États-Unis commémoreront, vingt ans tout juste après leur survenance, les attentats ultra-meurtriers (près de 3000 victimes) et au retentissement mondial du 11 septembre 2001. Une date, connue de tous, même de ceux qui n’étaient pas de ce monde à l’époque. Vingt ans, à peine le temps d’une génération, mais un monde qu’un contemporain des années Clinton, celles de l’hyperpuissance triomphante, peinerait à reconnaître. Vingt ans de lutte plus ou moins bien inspirée contre un terrorisme résilient, organisé et parfois doté comme un État ; vingt ans d’agitations, de bouleversements locaux ; vingt ans de déclin relatif d’une Amérique fatiguée et affaiblie par un interventionnisme extérieur massif, par des crises successives, tandis que la Chine et d’autres puissances émergent pour s’affirmer dans le jeu des puissances. Vingt ans, c’était hier sur l’échelle de la vie des nations, et pourtant...

Pour bien appréhender, avec le recul et donc le regard de l’historien, cette double décennie, je ne puis que vous recommander la lecture d’un ouvrage important, inspiré et richement documenté, La Guerre de vingt ans, écrit de la main de deux spécialistes des questions de stratégie, de terrorisme et de contre-terrorisme, Marc Hecker et Élie Tenenbaum (Robert Laffont, 2021). Je remercie particulièrement M. Hecker, qui est aussi directeur de la recherche et de la valorisation à l’Institut français des relations internationales (Ifri), pour l’interview qu’il a bien voulu m’accorder. Par Nicolas Roche.

 

EXCLU - PAROLES D’ACTU

Marc Hecker : « Le centre de gravité du djihadisme

semble aujourd’hui se déplacer vers l’Afrique. »

La Guerre de vingt ans

La Guerre de vingt ans, de Marc Hecker et Élie Tenenbaum (Robert Laffont, 2021).

 

Vingt ans après le 11-Septembre, des centaines de milliers de morts plus tard, et quelques milliers de milliards de dollars dépensés, les Talibans sont aux portes du pouvoir en Afghanistan, et l’Irak fait quasiment partie de la sphère d’influence d’un Iran de plus en plus entreprenant. Le fiasco est-il total, côté américain ?

un fiasco américain ?

Le terme «  fiasco  », que vous employez, me fait penser au titre d’un livre du journaliste Tom Ricks publié en 2006. Cet ouvrage porte sur la guerre américaine en Irak qui a été déclenchée pour des motifs fallacieux et qui a eu un effet contre-productif majeur en permettant à la mouvance al-Qaïda de se relancer après la perte de son sanctuaire afghan. Au moment de la parution de ce livre, l’insurrection était en plein essor et le pays s’enfonçait dans une véritable guerre civile. De 2006 à 2011, les Américains ont toutefois réussi à stabiliser l’Irak en appliquant une nouvelle doctrine de contre-insurrection. Puis il y a eu le «  printemps arabe  » et le développement de Daech qui a forcé les États-Unis à se réengager militairement.

Pour ce qui est de l’Afghanistan, vous avez raison, les Talibans enchaînent les conquêtes à un rythme effréné depuis le printemps 2021 – moment où Joe Biden a confirmé le retrait des troupes américaines – et paraissent aujourd’hui au seuil du pouvoir. C’est un véritable échec pour les États-Unis qui, au lendemain du 11-Septembre, avaient renversé le régime des Talibans et espéraient la démocratisation de l’Afghanistan. Reste à savoir si les Talibans vont respecter les termes de l’accord de Doha de février 2020 et couper les liens avec al-Qaïda. On peut en douter.

Si l’on considère le bilan global de la guerre contre le terrorisme, on ne peut pas, néanmoins, conclure à une défaite des États-Unis. Ben Laden a exposé à plusieurs reprises ses objectifs  : chasser les «  juifs et les croisés  » des terres d’islam, renverser les régimes «  apostats  », unifier les musulmans sous l’autorité d’un calife. Ces objectifs n’ont pas été atteints et al-Qaïda n’a pas réussi à rééditer un attentat de l’ampleur du 11-Septembre. On ne peut pas pour autant conclure à une victoire américaine car les groupes djihadistes ont loin d’avoir été éradiqués, même s’ils sont traqués sans relâche.

 

Qu’attendre d’al-Qaïda, de Daech, d’autres avatars peut-être dans les mois, les années à venir ? Quelles actions, quel leadership pour le mouvement djihadiste sunnite global ?

al-Qaïda et Daech

La mouvance djihadiste internationale paraît durablement divisée entre al-Qaïda et Daech qui se sont battus pour son leadership. Daech a eu le vent en poupe dans un premier temps, mais sa stratégie ultra-violente de provocation a fini par lui coûter cher. L’organisation a perdu son sanctuaire territorial en zone syro-irakienne et n’a pas réussi à répliquer son modèle en Libye ou en Afghanistan. Al-Qaïda adopte une attitude plus pragmatique, nouant des alliances avec des tribus locales et tentant de s’insérer dans le tissu social. On le voit par exemple au Sahel. Cette stratégie n’empêche pas l’organisation de demeurer dans le viseur du contre-terrorisme et de subir une attrition régulière qu’elle compense par de nouveaux recrutements.

Il est difficile de savoir quelle forme pourrait prendre la mouvance djihadiste à l’avenir. Elle a fait preuve, au fil des années, d’une remarquable capacité d’innovation tant aux niveaux organisationnel et stratégique que tactique. Elle pourrait encore être capable de nous surprendre.

 

Parmi les points du globe gangrénés par une défaillance étatique, par une corruption généralisée, par un sectarisme institutionnalisé, parfois les trois d’un coup, lesquels vous inquiètent le plus en tant que terreau fertile pour l’essor de terrorismes, notamment ceux à visée globale ?

zones de faille

Les zones déstabilisées où les djihadistes sont présents ne manquent pas  : Afghanistan, Syrie, Irak, Yémen, Libye, Sahel, bassin du lac Tchad, Corne de l’Afrique, Asie du sud-est, etc. Le centre de gravité du djihadisme semble aujourd’hui se déplacer vers l’Afrique. Du point de vue français, la dégradation de la situation dans la bande sahélo-saharienne est particulièrement inquiétante avec une présence concomitante de groupes liés à al-Qaïda et à Daech. La zone des trois frontières entre le Mali, le Niger et le Burkina Faso est particulièrement touchée. Il s’agit maintenant d’éviter que la menace djihadiste ne s’étende vers le Golfe de Guinée.

 

Est-ce qu’au-delà des actes terroristes, qui restent heureusement rares, vous percevez des signes (études sociologiques et d’opinion,  résultats électoraux...) tendant à faire penser que, notamment en France, ceux qui visent une fracturation des sociétés (les religieux les plus intolérants, terroristes ou pas, mais aussi les extrémistes autochtones), gagnent du terrain ?

ferments de division

Votre question amène à évoquer à la fois le cas de l’islamisme et de l’ultra-droite. Les travaux de chercheurs comme Bernard Rougier ou Hugo Micheron montrent la progression de l’islamisme dans certains quartiers, même s’il reste difficile de quantifier précisément le phénomène. Lors d’une audition à l’Assemblée nationale en janvier 2021, la cheffe du service central du renseignement territorial a évalué à une centaine sur 2.400 le nombre de lieux de culte musulman en France où est tenu un «  discours séparatiste  ». Le discours en question n’est pas nécessairement violent, mais il a une dimension subversive dans la mesure où il rejette les principes républicains et contribue à polariser la société.

Du côté de l’ultra-droite, certains théoriciens identitaires vont jusqu’à prôner la «  guerre civile raciale  » pour mettre fin au «  grand remplacement  ». Les autorités prennent cette menace d’autant plus au sérieux que des terroristes d’ultra-droite ont frappé dans d’autres pays d’Europe, notamment en Norvège, en Allemagne et au Royaume-Uni. En France, une demi-douzaine de projets d’attentats planifiés par cette mouvance ont été déjoués depuis 2017.

 

20 ans après le 11-Septembre, les États occidentaux, et les États-Unis en particulier, ont-ils appris du monde complexe qui les entoure, l’ont-ils mieux compris ? Leur désengagement relatif de ces conflits périphériques, dicté par des impératifs de recentrage des priorités, est-il marqueur, aussi, d’une forme de sagesse ?

recentrage des priorités

L’administration Bush a fait preuve d’une certaine forme d’hybris en voulant démocratiser le «  grand Moyen-Orient  » par les armes. À l’hybris a succédé la némésis avec le développement d’insurrections en Irak et en Afghanistan. Les administrations suivantes ont fait preuve d’une plus grande retenue stratégique, cherchant une porte de sortie décente aux «  guerres lointaines et sans fin  ». Aujourd’hui, Joe Biden souhaite clairement refermer la parenthèse de la guerre contre le terrorisme pour se concentrer sur d’autres enjeux, comme la montée en puissance de la Chine ou, sur un autre plan, la transition énergétique. Je ne sais pas s’il faut y voir de la sagesse ou, plutôt, une évolution de la conception des priorités stratégiques et des intérêts américains.

 

Que peuvent faire nos États, à leur échelle, et avec une humilité de rigueur, pour contribuer à couper l’herbe sous le pied du discours djihadiste, à l’intérieur comme au-dehors de nos frontières  ?

et maintenant ?

Le terme «  humilité  » que vous employez est important. J’étudie le terrorisme depuis plus de quinze ans et c’est une leçon de modestie  : on voit bien que malgré leur puissance, les États occidentaux peinent à réduire leurs adversaires. À l’intérieur même de ces États, les mécanismes de radicalisation continuent à susciter de nombreuses interrogations.

Cela étant dit, je ne vais pas esquiver votre question. Je crois que pour progresser dans cette lutte, quatre pistes peuvent être suivies  : continuer à analyser précisément la menace car elle est mouvante et ne cesse de se reconfigurer  ; se garder de sous-estimer cette menace mais également de surréagir  ; mettre en avant les incohérences, les contradictions et les divisions des djihadistes  ; et enfin, ne pas renoncer au combat – y compris sur le plan intellectuel.

Interview : fin juillet 2021.

 

Marc Hecker

 

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25 juillet 2021

Noël Simsolo : « Aujourd'hui, le retour à l'ordre moral est général, totalitaire et hystérique... »

Alors qu’est commémorée, pour son bicentenaire, la disparition de Napoléon Bonaparte, force est de constater que le personnage déchaîne toujours autant les passions. Et que sur son nom se noircissent toujours des milliers et des milliers de pages. Parmi les parutions récentes, je souhaite aujourd’hui vous parler d’une BD, tout simplement intitulée Napoléon (Glénat/Fayard, 2021) et qui rassemble trois albums parus entre 2014 et 2016. Un vrai challenge, que de retracer en 150 pages, de manière rigoureuse et intelligible, une époque et une épopée aussi complexes et riches que celles de Bonaparte devenu Napoléon. Le pari, relevé par Noël Simsolo, scénariste et historien du cinéma, par le dessinateur italien Fabrizio Fiorentino, sur le conseil du grand historien spécialiste de Napoléon Ier Jean Tulard, est réussi et le résultat, une expérience épique qui pose bien les faits et les enjeux - même si, pour bien appréhender le tout, il faut sans doute plus d’une lecture. Je remercie M. Simsolo d’avoir accepté de répondre à ma proposition d’interview, et notamment pour sa liste de 50 films à voir, à laquelle j’entends bien me référer. Exclu, par Nicolas Roche.

 

EXCLU - PAROLES D’ACTU

Noël Simsolo: « Aujourd’hui, le retour à l’ordre moral

est général, totalitaire et hystérique... »

Napoléon

Napoléon (Glénat/Fayard, 2021).

 

Scénariser, pour une BD en trois volumes, une vie aussi riche et chargée que celle de Bonaparte/Napoléon, ça n’a pas été trop casse-tête? Quelles furent vos difficultés principales?

La principale difficulté a été d’établir un structure spécifique pour chaque album en fonction de la vie de Napoléon Bonaparte, mais la décision du choix de 3 volumes en la matière a été prise en accord avec l’historien Jean Tulard et l’éditeur Cedric Illand.

Ça n’a pas été casse-pieds puisque j’ai choisi d’écrire cette "bio" en triangulant le destin de Bonaparte avec ceux de Bernadotte et Murat, et de ne pas escamoter la part sombre de cet homme.

 

Dans quelle mesure cet exercice de scénariste BD est-il proche de l’activité du scénariste ciné, ou même du cinéaste qui parfois va visualiser son intrigue via des storyboards?

J’ai toujours préparé mes films de fiction, le long et les courts, en dessinant un story board ; par ailleurs, pour les documentaires, j’ai opté pour un montage selon des dynamiques formelles plutôt que de souligner les textes dits à l’image de manière prioritaire, le sens contre les (5) sens.

Pour les BD que je scénarise, je propose toujours un découpage, planche par planche et case par case au dessinateur. La plupart le respecte…

 

Les Napoléons

 

Le bicentenaire, cette année, de la mort de Napoléon, a été l’occasion de publications intéressantes mais surtout de polémiques plus ou moins légitimes quant à son bilan. Vous connaissez bien son parcours, bien davantage sans doute que la plupart des gens qui ont donné leur avis sur lui récemment. Alors, tout bien pesé, que vous inspire-t-il, à vous? Si vous deviez utiliser trois mots pour le qualifier?

Admiration. Effroi. Doute.

 

Extrait du Napoléon de Sacha Guitry, 1955.

 

Napoléon est le personnage parfait à propulser sur grand écran, et bien des fois il l’a été. Quels Napoléon et quels films sur lui trouvent grâce à vos yeux?

Comme film, je préfère le Napoléon de Guitry à celui de Gance. Par ailleurs, les comédiens jouant Napoléon dans l’oeuvre de Guitry sont tous intéressants et chez Gance je préférerais presque Pierre Mondy dans Austerlitz à Dieudonné dans sa fresque muette.

Pour le reste, ça repose sur la vision (ou le manque de vision) du cinéaste et l’intelligence de l’interprète...

 

Austerlitz

Extrait du film Austerlitz , réalisé par Abel Gance, 1960.

 

Imaginons que vous franchissiez le cap, et qu’on vous demande d’adapter votre BD sur grand écran : quel casting d’acteurs et actrices actuels souhaiteriez-vous employer pour incarner vos personnages principaux?


Je ne réalise plus de films et je connais maintenant trop mal le réservoir d’acteurs contemporains (surtout les jeunes) pour répondre au mieux à cette question reposant sur une situation des plus utopiques car à mon âge, réaliser un film selon mon souhait est impossible.

 

Quel regard portez-vous sur le cinéma d’aujourd’hui? Sait-il globalement se renouveler, tracer de nouveaux chemins par rapport aux grands cinéastes d’hier ou d’avant-hier ?

De nos jours, les cinéastes illustrent des sujets plutôt que d’inventer ou sublimer une écriture cinématographique, confondant aussi la virtuosité donnée par les nouvelles techniques avec le choix du cadrage rigoureux de l’image. Nous en arrivons à un conformisme de l’expérimental lorgnant vers l’exhibitionnisme de Kubrick.

Quant au « sujet » dans le cinéma français, il se répète et s’empêtre inlassablement dans des thèmes sociaux et actuels.

Comme toujours, c’est du côté de l’Amérique que ça se passe de façon plus passionnante: Quentin Tarentino, Jeff Nichols… Mais le cinéma renaît toujours de ses cendres… Même si les cinéastes les plus forts et modernes du moment ont de 70 à 91 ans (Eastwood, Vecchiali, Godard), à l’exception de mon ami Mathieu Amalric (qui n’est plus si jeune)… Enfin, d’abord: classique = moderne, car comme me le disait Monsieur Jacques Rivette: « Les classiques, ce sont les modernes qui ont résisté au temps ».


Est-ce que ces dernières années, le cinéma, je pense en particulier au cinéma U.S., n’est pas allé un peu trop loin dans une forme de docilité par rapport à une bienpensance? Trop conformiste sur le fond, voire parfois un peu moralisateur?

Ce n’est pas que le cinéma d’ici et d’ailleurs… Aujourd’hui, le retour à l’ordre moral est général, totalitaire et hystérique mais conforte le communautarisme religieux ou sexuel en empoisonnant toutes les communications, à commencer par les réseaux sociaux...

 

Petit exercice un peu cruel pour l’amateur de cinéma que vous êtes : quel serait le top 5 ou 10 de vos films préférés, tout confondu, ceux que vous aimeriez inciter nos lecteurs et notamment les plus jeunes à découvrir?

Pas de Top 5 ou 10. En voici 50, indispensables pour comprendre le cinéma. Ils sont sans ordre de préférence, et un film par auteur.


1: Freaks (Tod Browning)

2: Les Contrebandiers de Moonfleet (Fritz Lang)

3: La Rue de la honte (Mizoguchi)

4: Alphaville (Godard)

5: Frontière chinoise (John Ford)

6: L’Amour fou (Jacques Rivette)

7: Le Testament du Dr Cordelier (Renoir)

8: Allemagne Année zéro (Rossellini)

9: Le cri (Antonioni)

10: Il était une fois la révolution (Leone)

 

Il était une fois la révolution, de Sergio Leone (1971).

 

11: Sueurs froides (Hitchcock)

12: La Soif du mal (Welles)

13: Comme un torrent (Minnelli)

14: La Ronde de l’aube (Sirk)

15: Le Violent (Nicholas Ray)

16: Seuls les anges ont des ailes (Hawks)

17: Pépé le moko (Duvivier)

18: La Malibran (Guitry)

19: Orphée (Cocteau)

20: Arsenal (Dovzhenko)

21: Mystic River (Eastwood)

22: Muriel (Alain Resnais)

23: La Jetée (Chris Marker)

24: Verboten! (Samuel Fuller)

25: Méditerranée (J.-D. Pollet)

26 : L’Atalante (Vigo)

27 : Bob le flambeur (Melville)

28: Le Droit du plus fort (RW Fassbinder)

29: Le Règne de Naples (W Schroeter)

30: Le petit garçon (Nagisa Oshima)

31: Monsieur Klein (Joseph Losey)

 

Monsieur Klein de Joseph Losey (1976).

 

32: Judex (Georges Franju)

33: Mark Dixon, detective (Otto Preminger)

34: Outsiders (F.F. Coppola)

35: Jerry souffre-douleur (Jerry Lewis)

36: Sherlock Junior (Buster Keaton)

37: Les Feux de la rampe (Chaplin)

38: Juste avant la nuit (Chabrol)

39: La Chambre verte (Truffaut)

40: Lola Montès (Max Ophüls)

41: Embrasse moi, idiot (Billy Wilder)

42: Les aventures du capitaine Wyatt (Raoul Walsh)

43: Partner (Bertolucci)

44: La vie criminelle d’Archibald de la Cruz (Bunuel)

45: Nightfall (Jacques Tourneur)

46: L’aurore (Murnau)

47: Solo (Mocky)

48: Chinatown (Polanski)

 

Chinatown de Roman Polanski (1973).

 

49: La Barrière (Skolimowski)

50: Vera Cruz (Aldrich)

 

Vous avez eu jusqu’à présent un parcours riche et d’une grande diversité, Noël Simsolo. Des regrets dans tout cela ?

Pas encore...

 

De quoi êtes-vous le plus fier, quand vous regardez derrière ?

Que mon sale caractère m’évite les compromissions.

 

Vos projets, et surtout vos envies pour la suite ?

Plusieurs BD à paraître chez Glénat : Hitchcock 2, Gabin, Fassbinder, Welles, Saint-Just...

Envie de continuer à avoir envie, et c’est pas facile.

 

Un dernier mot ?

Oui : À suivre

Interview : mi-juillet 2021.

 

Noël Simsolo

Noël Simsolo, par le cinéaste Rida Behi.

 

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22 juillet 2021

Bernard Lonjon : « L'âme de Brassens m'a suivi dans mon parcours et dans ma vie. »

Le 22 octobre de cette année, Georges Brassens aurait eu 100 ans. En 1951, Charles Trénet chantait : « Longtemps, longtemps, longtemps / Après que les poètes ont disparu / Leurs chansons courent encore dans les rues... » Que retient-on, aujourd’hui, un siècle après sa première venue au monde, de Brassens, qui davantage peut-être que son statut d’auteur-compositeur-interprète, dont il fut des plus grands, compte et comptera parmi les poètes intemporels ?

J’ai la joie de vous proposer cette interview avec Bernard Lonjon, un des meilleurs connaisseurs de l’artiste, dont il a d’ailleurs embrassé, partant de son Auvergne natale, le berceau sétois (notons quil participe à la programmation exceptionnelle mise en place par Sète à l’occasion de ce centenaire). M. Lonjon est notamment auteur du très ambitieux Brassens, l’enchanteur (L’Archipel, 2021), ouvrage qui retrace minutieusement la vie de Brassens jour après jour, année après année ; une publication agréable à lire parce que très vivante, et sur laquelle les fans du génial moustachu - mais pas que - devraient se précipiter.

Je profite de cet article pour avoir également une pensée pour mon père, qui aurait eu 70 ans la semaine dernière, et qui aimait Brassens. Sur la photo qui suit, les deux coffrets vinyles qu’il possédait de lui. Je n’ai plus, à ce jour, le matériel pour les écouter, mais je compte bien le faire un jour.

Vinyles Brassens

Exclu, par Nicolas Roche.

 

EXCLU - PAROLES D’ACTU

Bernard Lonjon: « L’âme de Brassens

m’a suivi dans mon parcours et dans ma vie. »

Brassens l'enchanteur

Brassens, l’enchanteur (L’Archipel, 2021).

 

Bernard Lonjon bonjour. Quel temps passé, quelle somme de travail (l’écriture et, toute la recherche en amont) votre Brassens, l’enchanteur (L’Archipel, 2021) a-t-il représenté ? Avez-vous eu accès à des documents inédits, je pense à la foisonnante correspondance de Brassens avec notamment, ses copains ? Appris, vous-même, qui en êtes grand connaisseur, des choses importantes ?

Quatre années de travail depuis mon dernier Brassens: Les jolies fleurs et les peaux de vache. De passionnantes longues heures de recherches dans les vidéos (entretiens) on-line ou sur le site de l’INA, des milliers d’articles de presse, des manuscrits ou des correspondances dans diverses Archives, des entretiens avec ses amis à Sète ou ailleurs (de visu ou par mail), des relectures de livres de souvenirs (Tillieu, Battista, Poletti, Onteniente, Laville, Iskin, Larue...), de ses cahiers, de ses journaux intimes (peu nombreux), de ses agendas... Un gros travail de compilation ensuite avant de tenter de relier tous ces évènements petits ou grands qui replacent l’homme et l’artiste dans sa vie quotidienne.

 

Dans quelle mesure les périodes de vaches maigres, qui en son temps, celui des restrictions, ont réellement voulu dire, crier famine, ont-elles forgé le rapport de Brassens à l’argent ?

L’argent n’a jamais été un moteur, ni un frein pour lui. Il le disait: « J’ai de l’argent, c’est bien, je peux manger. Je n’en ai pas, ce n’est pas bien grave, je saute des repas. » La seule chose qui le gênait fut de dépendre des autres, et notamment de 1944 à 1952, de Jeanne. Il le lui rendra bien en l’immortalisant dans trois chansons (Chanson pour l’Auvergnat, La cane de Jeanne et Jeanne), en rendant à sa maison-taudis (ses propres mots) de l’impasse Florimont des allures de lieu de vie plus correct avec eau courante, toilettes et électricité. Ila toujours vécu de peu, même si ce fut souvent à cette époque, de rien! Une lecture-découverte d’un nouveau poète (Antoine Pol par exemple) l’enrichissait plus que des boîte de conserves (dont il a par ailleurs beaucoup trop abusé pour son corps... surtout qu’il les dévorait à même la boîte

 

 

L’anarchisme de Brassens, son anticléricalisme, son antimilitarisme, puisent-ils autant dans ses lectures, dans son regard sur le monde qui tourne (mal, souvent) que dans son expérience de vie ? Son message a-t-il résonné d’une manière particulière auprès des auditeurs de son époque ?

Sa hantise de l’ordre établi, des corps constitués, de la police, de la justice et de toute autorité... remonte peut-être à ce jour où à l’école maternelle de Sète, il fut mis au placard pour indiscipline avec pour conséquence une dizaine de furoncles dans la tête après ce choc psychologique. Plus vraisemblablement après une éducation balancée entre la ferveur catholique de sa mère grenouille de bénitier et la libre pensée de son père, il a penché vers le second à son arrivée à Paris (après l’affaire des bijoux pour laquelle il eut affaire à la justice et à la rumeur des Sétois). C’est là qu’il rencontra en 1946, au coeur du XIVe arrondissement, une bande de joyeux libertaires qui le convertirent très vite à leur cause, ce qui le conduisit à écrire des articles plutôt violents envers l’autorité dans « Le Monde libertaire », alors journal de la Fédération anarchiste.

 

Brassens était-il un vrai timide, ou bien une espèce de misanthrope qui s’est affirmée avec le temps ?

Il était du genre plutôt timide, sauf entouré de sa bande de copains habituels. En même temps, il aimait bien se retrouver seul, pour écrire ses chansons, lire ou flâner dans la poésie, « serein, contemplatif, ténébreux, bucolique. » Il aimait les gens, mais surtout ceux qu’il connaissait. Ce n’était pas un extraverti et son idéal eût sans doute été de se réfugier dans sa thébaïde.

 

Nous réalisons cette interview alors qu’il est question en continu, de vaccination obligatoire, de pass sanitaire pour des activités du quotidien, tout cela sur fond de règne du politiquement correct. Cette époque, la nôtre, Brassens l’anar, l’anticonformiste, il l’aurait haïe, non ?

Ni Dieu, ni maître! Aurait-il cependant obéi en portant un masque ou en allant se faire vacciner? Sans doute oui pour éviter toute confrontation avec l’ordre établi tout comme il le faisait en son temps en traversant sur les passages protégés pour éviter les flics. Il avait une forte tolérance envers les individus et prônait la liberté individuelle. Cette époque l’aurait probablement beaucoup "emmerdé" car il râlait déjà en son temps contre le conditionnement dû à la publicité à outrance. Il se serait peut-être replié sur lui-même. De toute façon, il ne fut jamais de son époque, lui qui disait être « foutrement moyenâgeux » !

 

On cite souvent, parmi les auteurs-compositeurs-interprètes de sa génération, en-dehors de lui, Ferré, Brel, Barbara, Béart, Ferrat... Rarement Aznavour, qui pourtant est peut-être celui qu’on écoute le plus souvent, en partie parce qu’il a vécu jusqu’à nous. Brassens, Aznavour, ce n’était pas tout à fait la même catégorie ?

Oui, on met au même niveau les 4B (Barbara, Brel, Béart, Brassens) et les 2F (Ferrat, Ferré). On oublie souvent Anne Sylvestre. Aznavour est plutôt comparé à Bécaud. En réalité, même Aznavour ou Bécaud ne passent pas la barrière du temps excepté 5 ou 6 ritournelles. Idem pour Béart. Barbara survit grâce à quelques interprètes. Brel et Ferré ont du mal, tout comme Ferrat. Tout ceci est lié à la conjonction de deux phénomènes: l’intemporalité de l’oeuvre (seul Brassens possède cela dans la quasi totalité de toutes ses chansons) et la musique (là aussi seul Brassens peut survivre, d’une part parce qu’il avait choisi, contrairement à ses congénères, une orchestration minimaliste de bout en bout avec guitare-voix et contrebasse, alors que la plupart des autres auteurs-compositeurs-interprètes ont sur-orchestré leurs textes, fait beaucoup d’arrangements, qui ont du mal à passer les génération).

Seul Brassens a su privilégier le texte par rapport à la musique, et certains textes comme La mauvaise réputation, La mauvaise herbe, Je suis un voyou, Le gorille... sont repris par les jeunes générations (rappeurs, slameurs, musiques actuelles...). Sa seconde force est la richesse de sa musique, unique dans le monde de la chanson, à la fois jazzy, swingante et blues. Brassens est à la fois un folksinger et un bluesman, mais on ne l’entend bien que lorsque sa musique est jouée par d’autres (jazzmen, bluesmen...).

 

 

Quelle est votre histoire avec Brassens ? En quoi dans son œuvre, dans son parcours de vie, vous parle-t-il au plus profond de vous, Bernard Lonjon ?

Une histoire d’amour qui remonte à ma tendre enfance. Ma mère chantait La chasse aux papillons, Le parapluie, Les amoureux des bancs publics... lorsque j’étais gamin. Ensuite j’ai découvert les chansons "pas pour toutes les oreilles" et j’ai adoré ces mots inconnus, ces gros mots qu’il chantait avec un sourire coquin, presque complice. Il m’a depuis accompagné, depuis mon Auvergne natale jusqu’à sa ville natale où je vis aujourd’hui, une ville bien singulière, à la fois populaire et d’un très haut niveau culturel, entre Paul Valéry, Jean Vilar, Agnès Varda, Brassens et les peintres Soulages, Combas, Di Rosa... Son âme m’a suivi dans mon parcours professionnel et dans ma vie quotidienne.

 

 
Si, par hypothèse, vous pouviez lui dire quelque chose, ou lui poser une question, que choisiriez-vous ?

J’aimerais savoir s’il se marre vraiment au bistrot des copains avec sa « bande de cons » qu’il adorait, de Fallet à Boudard, de Ventura à Brasseur, de Clavel à Gévaudan, de Laville à Granier... toute cette bande de joyeux lurons qui se retrouvaient autour d’une bonne table ou plus simplement devant une bouteille de rouge et un saucisson pour refaire le monde à leur manière.

 

Quelles chansons de lui, celles qui vous touchent le plus, pas forcément d’ailleurs parmi les plus connues, auriez-vous envie de nous inviter à découvrir ?

Le blason est pour moi la plus belle chanson sur le sexe féminin. Saturne, une magnifique chanson d’amour. Mourir pour des idées, une chanson anarchiste par nature et Supplique pour être enterré à la plage de Sète, sa meilleure à mon goût, et pas seulement parce qu’elle nous ramène en île singulière. Sinon, écoutez Les châteaux de sable, L’inestimable sceau ou encore Le fidèle absolu, Le modeste et Le sceptique. De sacrées trouvailles qui passeront le temps car Le temps ne fait rien à l’affaire. En réalité, chez Brassens, il n’y a Rien à jeter. Il faut embrasser l’oeuvre dans son intégralité, dans sa complexité et dans sa richesse inégalée.

 

 
Brassens s’est largement inspiré, référé à des poètes des temps passés, on le voit au jour le jour dans votre livre. Quelle sera la trace que lui laissera dans le patrimoine des belles lettres françaises ?

Il a déjà laissé des traces, étant au programme à la fois des classes primaires, des lycées et de l’enseignement supérieur. Plus de deux cents thèses ont été défendues sur son oeuvre. Il est traduit dans plus de 80 langues ou dialectes et repris par plus de 5000 interprètes dans le monde (qui ont réalisé des disques de chansons et/ou de musiques en hommage à sa puissance créatrice).

 

Vous êtes très actif quant aux festivités autour du centenaire Brassens, qui se déroulent notamment à Sète. Quels premiers retours vous sont parvenus, et quel est l’auditoire de Brassens en 2021 ?

Des emballements multi-générationnels. On retrouve souvent trois générations côte à côte et il est fréquent d’entendre des jeunes adolescents raconter qu’ils sont là parce que leurs grands-parents leur ont parlé de Brassens. Nous avons programmé des chanteurs et musiciens de toutes générations, de Maxime Le Forestier à son fils Arthur, de Catherine Ringer à Barbara Carlotti, de Michel Jonasz à JP Nataf ou Piers Faccini ou encore de Benjamin Biolay à Albin de La Simone. Joël Favreau est évidemment venu chanter sur le Roquerols, le bateau spécialement amarré à Sète où se déroulent les 250 évènements (de juin à décembre) : concerts, colloques, conférences, théâtre vivant, philo pour enfants, escape games pour ados, dessins pour enfants, expositions... Il y en a vraiment pour toutes les générations. Souvent les soirées se poursuivent avec des DJ qui enflamment le bateau-phare du Roquerols en reprenant Brassens sous forme de musiques actuelles...

 

Est-ce qu’il y a de nos jours, dans la chanson française, parmi ceux-ci et d’autres, des artistes dont vous diriez qu’ils sont des poètes comme a pu l’être Brassens ? Et qui trouveraient grâce à vos yeux ?

J’en ai cité quelques-uns déjà. Il y en a beaucoup : Olivia Ruiz, Jeanne Cherhal, La Grande Sophie, Camélia Jordana, Zaz, Pauline Croze... Philippe Katherine, Thomas Dutronc, Yves Jamait, Cali, Thomas Fersen, Mathieu Boogaerts, Alexis HK, Alex Beaupain, Gérald De Palmas... Liste non exhaustive, sans hiérarchie...

 

Vos projets, peut-être surtout, vos envies pour la suite, Bernard Lonjon ?

Deux autres livres sur Brassens à paraître en fin d’année (La ronde des chansons, Brassens au cabaret), une biographie de Manitas de Plata, des contributions à des livres autour de Polanski et Pasolini... sur Nougaro également... Envie de me remettre à écrire des nouvelles, fictions... de laisser libre cours à mes envies d’écriture !

Interview : mi-juillet 2021.

 

Bernard Lonjon

Bernard Lonjon, par Jeanne Davy.

 

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14 juillet 2021

Alcante : « Notre message, avec 'La Bombe' ? Plus jamais ça... »

16 juillet 1945, il y a 76 ans tout juste. Une des dates les plus importantes dans l’histoire de l’humanité, peut-être LA plus importante, si l’on considère ce qui s’est joué ce jour-là.

 

Trinity

 

Après la réussite du test atomique Trinity, près d’Alamogordo, dans le Nouveau-Mexique, aboutissement du très secret Projet Manhattan, le gouvernement américain, et à terme l’Homme tout court, s’est doté d’une arme d’une puissance prodigieuse. Pour la première fois, il se saisissait des moyens de raser d’un seul coup une ville entière. Quelques années après, avec la folle invention de la bombe à hydrogène, qui en comparaison ferait passer la bombe d’Alamogordo, celle de Hiroshima ou celle de Nagasaki - et c’est terrible à dire - pour un pétard, il ouvrait définitivement la boîte de Pandore. Explosions monstrueuses, retombées radioactives terrifiantes, incendies incontrôlables à même dobstruer le cheminement du soleil jusqu’à la Terre, avec tout ce que cela implique. L’Homme était désormais en mesure de déclencher ni plus ni moins quun suicide planétaire. L’arsenal nucléaire global compte environ 15.000 ogives aujourd’hui. Y pense-t-on ? Pas assez sans doute.

 

Maintenant je suis

Robert Oppenheimer, directeur scientifique du Projet Manhattan, cita ce passage

du Bhagavad-Gita, un des écrits les plus sacrés de l'hindouisme, le 16 juillet 1945.

 

Je suis particulièrement heureux et fier de vous proposer cet article, qui a fait suite à ma lecture d’un monument de la BD, La Bombe (Glénat, 2020), qui, cassons le suspense, et sans mauvais jeu de mot (trop tard) en est une. Un projet fou, follement ambitieux, et réussi avec brio : raconter de manière intelligible et intelligente, prenante, passionnante même, l’ensemble du processus ayant conduit aux bombardements nucléaires d’Hiroshima (6 août 1945) et de Nagasaki (9 août 1945). Je salue Didier Swysen alias Alcante, le chef du projet, et ses camarades Denis Rodier et Laurent-Frédéric Bollée, pour ce travail somptueux tant sur la forme que le fond, qui fera date, et ne manquera pas, tandis que sortiront certaines éditions étrangères (U.S. notamment), de raviver certains débats. Je les remercie tous les trois pour avoir répondu, avec beaucoup d’implication, à mes questions, début juillet. Et Didier en particulier, pour avoir facilité le tout, et pour les photos perso du voyage à Hiroshima qu’il m’a transmises. Pour le reste, que dire sinon : emparez-vous de ce livre, une pépite rare qui ne vous laissera pas indemne... Une exclu Paroles d’Actu, par Nicolas Roche.

 

 

DOCUMENT PAROLES D’ACTU

P.1 : Denis, le dessinateur

Qu’aura représenté, dans votre carrière et dans votre vie, cette aventure de La Bombe ? Quelle charge de travail, quelle implication émotionnelle ?

L’implication était totale et ma discipline devait être sans faille. Autant de pages à dessiner sur une si longue période ne donnent pas droit à l’erreur et surtout pas à la paresse. L’avantage que nous avions fut de travailler les scènes individuellement. De cette manière, j’avais plutôt l’impression de travailler sur un feuilleton, un peu comme une série, plutôt que sur un album qui devait me prendre 4 ans de ma vie.

Pour ce qui est de l’implication émotionnelle, c’est surtout en arrivant aux scènes finales que j’ai dû me préparer. Déjà que faire la recherche sur les résultats de la bombe ne peut laisser indifférent, il est clair que je devais bien transmettre le drame du moment sans me censurer ou pire, faire dans le théâtral et le grand-guignol. Il fallait être vrai et respectueux des victimes. Une scène d’une telle importance peut difficilement être prise à la légère.

 

« Je devais bien transmettre le drame du moment

sans me censurer ou pire. (...) Il fallait être vrai

et respectueux des victimes. »

 

Vous avez pas mal bossé pour Marvel et surtout DC Comics. Hors La Bombe, vos chouchous parmi tous vos bébés, ceux que vous aimeriez nous inviter à aller découvrir ?

Dans mon parcours, il est évident que La mort de Superman est un incontournable, mais si je dois choisir un album qui m’est cher et que je crois qui n’a pas eu la chance d’avoir eu la visibilité que j’aurais souhaitée, je dois avouer que c’est Arale (Dargaud). Un album dont je suis toujours fier, mais qui est passé sous le radar de bien des lecteurs.

 

Arale

 
Faire de la BD, et en vivre, c’est un rêve pour beaucoup de gamins, et pas que des gamins d’ailleurs. Quels seraient vos conseils en la matière ?

La professionnalisation passe par la discipline et cette discipline se traduit majoritairement par le temps passé à la table à dessin. Il faut prendre le temps de faire ses gammes et de se donner le droit à l’erreur. Il vaut mieux faire 300 dessins dans une semaine que de vouloir corriger sans cesse un seul dessin dans la même période.

 

Vos projets, et surtout vos envies pour la suite ?

Après La Bombe, il me faut surtout changer de ton. Je marque actuellement une pause en travaillant sur un album complètement différent : l’adaptation d’une nouvelle de Bruno Schulz, auteur polonais contemporain de Kafka. Un brin fantastique, un brin mystérieux, un brin onirique, c’est le petit bol d’air dont j’avais besoin.

 

Pourriez-vous m’envoyer, parmi les planches réalisées pour La Bombe, un dessin ou une ébauche qui pour vous revêt une dimension particulière, et que peut-être vous voudriez commenter ?

Denis Rodier

Dans mes recherches pour la couverture, je me suis rappelé la fameuse photo d’Oppenheimer pour le magazine Life. Pour moi, c’est un peu une métaphore illustrant la science qui veut percer les secrets de l’univers, cette infinie curiosité qui fait avancer l’humanité. C’est aussi, celle d’Icare qui, dans l’euphorie de la découverte, mesure mal les conséquences de ses actions.

 

 

P.2 : Laurent-Frédéric, le co-scénariste

Qu’ont représenté pour vous ces longs mois de travail autour de la composition de La Bombe ?

Il s’agissait en effet d’une entreprise de longue haleine, mais nous le savions et nous le voulions ! Nous souhaitions être le plus pointu possible, le plus irrépochable, que notre roman graphique soit bien, dans son genre, une sorte d’oeuvre "ultime" sur le sujet. Ne voyez pas ça comme de la prétention mais bien de l’ambition... (rires). Bref, il m’est arrivé de lire des livres en anglais pendant trois mois pour par exemple n’écrire que trois pages dans l’album ! Mais c’était le prix à payer pour être à la hauteur et avoir le sentiment du travail accompli. J’en retiens donc un grand investissement personnel, un grand labeur, une impression parfois de ne pas pouvoir tout maîtriser (mais c’est l’avantage d’être deux au scénario), des moments de doute sur une saga peut-être un peu trop foisonnante, mais toujours avec le sentiment qu’on était dans le droit chemin et qu’on faisait vraiment quelque chose qui aurait un impact...

 

Terra Australis

 

Est-ce que cette aventure aura tenu une place à part dans votre CV, dans votre vie ? L’impression d’avoir effectivement contribué à quelque chose d’unique ?

Oui, incontestablement. Vous savez peut-être que j’ai fait un autre roman graphique sur un sujet qui peut sembler un peu ardu aussi (Terra Australis, Glénat), sur la colonisation anglaise de l’Australie... et qui était même encore plus épais (492 pages de BD au lieu de 449 pour La Bombe), donc je n’ai pas été effrayé par l’ampleur de la tâche. Je savais parfaitement que toutes les thématiques pouvaient être abordées en roman graphique, et qu’il n’y avait pas de raison que le résultat ne soit pas un minimum intéressant. À titre personnel, dès qu’Alcante m’a fait lire la première version de son dossier, j’ai été convaincu du potentiel extraordinaire de La Bombe et le fait de voir autant d’éditeurs ensuite se mettre sur les rangs était forcément un signe tangible d’un album marquant à venir... (Leur dossier de présentation fut envoyé à 10 éditeurs, et 8 dentre eux, preneurs, sont "battus" pour lavoir, ndlr). Cette aventure de création a duré quatre années pleines pour nous et elle restera à tout jamais gravé dans ma mémoire, m’offrant en effet une ligne unique dans ma bibliographie, ce dont je serai toujours fier...

 

« Je serai toujours fier de cette aventure unique... »

 

Vos projets, et peut-être surtout, vos envies pour la suite ?

Je continue mes activités de scénariste avec toujours mes deux "côtés" déjà effectifs depuis de nombreuses années : d’un côté des romans graphiques assez épais et "littéraires" comme par exemple un livre à venir avec Jean Dytar chez Delcourt, d’autres chez La Boîte à Bulles, Robinson, Rue de Sèvres, Glénat... Et puis des projets plus mainstream comme ma reprise de Bruno Brazil au Lombard ou une nouvelle série chez Soleil baptisée H@cktivists... Sans parler de mon ambition d’écrire un scénario de film pour l’adaptation de mon roman graphique consacré à Patrick Dewaere. Affaires à suivre !

 

 

L'équipe de la Bombe

Alcante, L.-F. Bollée et D. Rodier lors de leur séjour à Hiroshima.

 

 

EXCLU - PAROLES D’ACTU

Alcante : «Si je devais extraire un message,

de La Bombe ? "Plus jamais ça"... »

La Bombe

La Bombe (Glénat, 2020).

 

P.3 : Didier, alias Alcante

Votre album, La Bombe (Glénat, 2020), en impose par sa prestance, par l’importance de sa documentation, par les qualités déployées de narration et de mise en scène, par l’atmosphère de tension qu’il installe, et par la beauté puissante du dessin. On imagine le travail que ça a dû représenter, vous le racontez un peu dans la postface... Comment avez-vous vécu l’après, tous les trois, ce moment où, après tant de mois, tout a été finalisé, bouclé ?

après l’ouvrage

Globalement, la réalisation de l’album s’est étendue de 2015 à fin 2019, soit sur une période de cinq ans. Cela a donc été un très long accouchement ! Quand l’album a été terminé, nous étions à la fois épuisés, soulagés d’avoir terminé dans les délais que nous nous étions fixés (pour une sortie en 2020, l’année des 75 ans de la bombe), un peu tristes que cette belle aventure prenne fin, et également excités et angoissés à l’idée de la sortie qui approchait enfin.

Quand l’album est sorti, nous ne savions pas trop à quoi nous attendre. Nous espérions bien sûr de bons chiffres de ventes et des bonnes critiques, mais on ne peut jamais être sûr de rien en la matière.

L’album est sorti le 4 mars 2020 à la Foire du Livre de Bruxelles. La veille nous avions eu droit à une chronique dithyrambique de Thierry Bellefroid, le spécialiste BD de la télévision belge. Nous étions tous les trois (Denis, LFB et moi) en dédicace à Bruxelles et l’album y a directement connu un grand succès : le stock d’albums a été épuisé dès le vendredi soir ; il a fallu en recommander pour le samedi, et ensuite pour le dimanche ! Les très bonnes critiques ont commencé à pleuvoir, et six jours à peine après sa sortie, l’éditeur a annoncé une réimpression !

Nous sommes alors partis pour une tournée de dédicaces en France et celle-ci a très bien débuté… mais s’est malheureusement très vite terminée dans un certain chaos à cause du Covid et du premier confinement ! Nous avons dû rentrer un peu en catastrophe chez nous ! Denis a bien failli être coincé en France !

Avec le confinement, nous nous sommes d’abord dit que notre belle aventure allait prendre fin et que notre album allait s’arrêter là avec la fermeture des librairies, ce qui était assez désespérant. Mais contre toute attente, les ventes ont continué de grimper grâce aux libraires qui faisaient du click and collect. L’album a aussi bénéficié d’une très forte médiatisation, avec énormément d’articles élogieux. Quand les librairies ont rouvert, les ventes se sont envolées et depuis lors cela n’a toujours pas arrêté. Nous en sommes actuellement à la 9e impression et près de 90.000 ventes, avec une petite dizaine de prix remportés, c’est juste incroyable !

 

Qu’est-ce qui, pour ce qui vous concerne Didier, a été le plus difficile dans la conception de cet ouvrage ? Combien de lectures, ardues parce qu’il a fallu comprendre au moins à la surface des concepts très complexes, combien de temps passé à assimiler, à recoller les morceaux, à établir un plan, à s’accorder à trois ?

gestation et accouchement

Je dirais que tout a été difficile en fait: accumuler la documentation, la digérer, la vulgariser, trouver un fil conducteur, un personnage principal, la dramatisation, la vérification et la re-vérification… tout ça a pris beaucoup de temps et d’énergie, c’est peu de le dire ! Mais tout s’est bien déroulé, surtout entre co-auteurs: nous avons eu une parfaite entente. C’était pourtant un projet casse-gueule sur lequel on aurait pu finir par se disputer ou sur lequel on aurait pu prendre un énorme retard, mais tout s’est vraiment bien passé !

Si je devais citer la scène qui m’a posé le plus de difficultés à l’écriture, je pense que c’est celle de la première réaction en chaîne de l’histoire, dans ce stade de Chicago. Il m’a d’abord fallu comprendre exactement ce qui s’était déroulé, puis trouver un moyen de rendre ça compréhensible et passionnant. Pas évident du tout !

 

Est-ce que ça vous a "travaillé", peut-être un peu secoué, de côtoyer à de telles doses la bombe et son horreur, les parcours et visages des victimes (je précise ici que vous avez fait le voyage à Hiroshima), les dilemmes et tournants historiques ?

immersion

Oui, bien sûr ! Je rappelle que c’est une visite au musée de Hiroshima à l’âge de 11 ans qui a tout déclenché ! La bombe atomique à Hiroshima, c’est 70.000 vies qui prennent brutalement fin en quelques instants, dont des civils pour la plupart, femmes et enfants compris. Et à long terme, on parle de 200.000 morts ! Le 6 août à Hiroshima, c’est vraiment l’enfer qui s’est déclenché, c’est impossible de rester insensible à cela…

Nous sommes allés en visite à trois à Hiroshima, avec Denis et LFB en août 2018. C’était ma troisième visite puisque j’y étais déjà retourné en voyage de noces ! Et à chaque fois je suis pris par l’émotion, évidemment. Nous avons eu cette fois un guide dont le grand père est mort durant l’explosion, et dont la propre mère a eu la chance d’être évacuée à la campagne la veille de l’explosion, alors qu’elle avait 15 ans… tout ça me fait frissonner.

 

À Hiroshima

 

À un moment du récit, Leó Szilárd, peut-être le personnage central de cette histoire, se lamente auprès d’Albert Einstein et de son compatriote Wigner de l’imprudence de scientifiques qui, à l’aube de la guerre, et alors que les visées expansionnistes de régimes totalitaires ne faisaient plus mystère, continuaient de publier les résultats de leurs recherches sur des domaines hautement stratégiques, comme l’énergie atomique. Cette partie m’a interpelé, sur le fond que vous a-t-elle inspiré : faut-il taire une découverte scientifique quand elle peut potentiellement être utilisée à mauvais escient ?

science et responsabilité(s)

Je pense qu’à l’époque c’est ce qu’il aurait fallu faire, mais ça s’est avéré impossible. Pourtant, si tout le processus de développement de la bombe avait été retardé de quelques semaines, il est possible que la guerre se serait terminée sans que la bombe n’ait été utilisée. Bien sûr, on ne le saura jamais. Mais de toutes façons la bombe aurait été développée tôt ou tard. Les fondements théoriques étaient là, c’etait inéluctable.

Et aujourd’hui je pense qu’avec toutes les technologies de communication il serait impossible de cacher une découverte majeure.

 

Leó Szilárd

 

Vous êtes-vous demandé ce que vous auriez fait, vous, à la place de Truman ? Après tout, le cabinet de guerre japonais restait largement fanatisé, et on s’acheminait probablement, pour faire rendre les armes au Japon, vers une nécessaire invasion de l’archipel. Une explosion de démonstration eût-elle suffi pour faire plier ceux qui n’ont pas même plié après Hiroshima ? Sachant que Truman, qui n’a lui jamais vraiment hésité, avait déjà en tête le coup d’après, la guerre des systèmes avec l’URSS ?

dans la peau de Truman

Je pense que c’est impossible de s’imaginer ce qu’on ferait dans un cas de figure pareil. ce qui est certain, c’est que je ne voudrais jamais me retrouver dans la position de devoir prendre une décision ayant de telles conséquences ! Bien sûr, cependant, ce n’est pas une décision qu’il a prise seul. En fait, la décision ne lui incombait même pas formellement car c’était une décision du haut commandement militaire. Mais personne ne peut imaginer que dans les faits il n’ait pas été plus que consulté !

Ceci dit, je pense que les historiens sont globalement d’accord pour dire que le Japon était sur le point de capituler, que les Américains le savaient et que l’invasion terrestre du Japon n’était pas nécessaire. Le Japon était tellement affaibli qu’un simple blocus de quelques semaines l’aurait sans doute fait capituler. Mais les Américains craignaient surtout que les Soviétiques ne profitent de ces quelques semaines pour étendre leur influence en Asie en général, et au Japon en particulier.

On entend souvent que la bombe atomique a permis de sauver 500.000 vies américaines qui aurait été perdues dans le débarquement, mais on peut dire que c’est là un mythe qui a été construit après la guerre pour justifier l’utilisation de la bombe.

 

Truman

 

On parle toujours de la bombe sur Hiroshima, très rarement de celle sur Nagasaki, c’est un peu terrible non ?

et Nagasaki ?

Oui, effectivement, on s’est fait la réflexion durant l’écriture que c’était une sorte d’injustice. C’est un peu comme le second homme sur la Lune, on n’en parle quasiment jamais. À l’origine, dans mon tout premier synopsis, je comptais parler plus en détails du bombardement de Nagasaki. Mais LFB m’avait fait la réflexion que pour lui il fallait en quelque sorte "tirer le rideau" après le bombardement d’Hiroshima car d’une certaine manière tout était dit, et le bombardement de Nagasaki (d’un point de vue narratif) aurait été perçu comme une espèce de répétition des mêmes scènes. Je me suis rallié à son avis; je pense que ça aurait déforcé finalement l’impact du livre si on avait en quelque sorte "rallongé la sauce" même si c’est évidemment terrible de devoir le dire comme ça. Donc oui, il y a une forme d’injustice que nous n’avons pas pu éviter. Mais ceci dit, je pense que Hiroshima est évidemment devenu le symbole de "toutes" les destructions atomiques, tout comme par exemple Auschwitz est devenu le symbole de tous les camps de concentration. On dépasse donc de fait la simple notion de ville d’Hiroshima pour parler de manière plus globale.

 

Champignon de Nagasaki

Sans doute la photo la plus fameuse des bombardements atomiques,

celle du champignon infernal au-dessus de Nagasaki, le 9 août 1945.

 

Est-ce que, quelque part, du fait même de cette horreur absolue qu’elle inspiré au monde, la tragédie subie par les enfants d’Hiroshima et de Nagasaki n’a pas eu pour effet de préserver (certes aux côtés de l’équilibre de la terreur) contre la tentation ultérieure d’utiliser la Bombe, et même des mille fois plus puissantes, plus tard durant la Guerre froide ?

un "vaccin" contre la Bombe ?

C’est possible en effet. Je me souviens d’avoir lu il y a quelques années la copie d’un mémo écrit par un conseiller de Nixon pendant la Guerre du Vietnam. On lui avait demandé son avis sur l’opportunité de larguer une bombe atomique sur le Vietnam. Le conseiller déconseillait très fortement cette option, arguant notamment que les USA, après avoir largué les bombes sur Hiroshima et Nagasaki, perdraient définitivement le soutien de toute l’Asie s’ils réitéraient ce coup au Vietnam.

Je pense aussi que les révélations sur ce qui s’est passé au sol à Hiroshima et Nagasaki ont très fortement marqué les opinions publiques et que celles ci sont très majoritairement opposées à un nouvel usage militaire d’une telle arme.

Donc dans un certain sens, les bombardements de Hiroshima et Nagasaki ont peut être permis d’en éviter d’autres. Néanmoins, comme Szilard l’avait prédit, le principal effet de ces bombardements a été de convaincre toutes les superpuissances de se doter de l’arme nucléaire, et d’en produire en grand nombre. Je pense donc que les bombardements ont tout de même accru la dangerosité du monde, si je puis m’exprimer ainsi.

 

Si vous-même, Didier, avec votre connaissance des faits à 2021, pouviez via une drôle de machine à remonter le temps, intervenir à un moment de l’histoire de La Bombe, faire passer un message ou alerter quelqu’un, quel serait votre choix ?

et si j’intervenais ?

En fait, je pense vraiment que Léo Szilard a fait tout ce qu’il fallait faire et tout ce qu’il pouvait faire pour empêcher un usage militaire de la bombe sur le Japon. C’est pourquoi j’ai réellement une sincère admiration pour lui. Mais si même lui n’y est pas parvenu, je pense que personne n’aurait pu le faire. L’engrenage était trop puissant pour qu’on puisse l’arrêter. Deux milliards de dollars dépensés (l’équivalent de 30 milliards actuels, ndlr), la Guerre du Pacifique qui a coûté tant de vies américaines, le jusqu’au boutisme ou fanatisme de certains dirigeants japonais, l’URSS qui pouvait étendre sa sphère d’influence… tout ça ne pouvait mener qu’à une utilisation militaire de la bombe, malheureusement, alors qu’il y avait pourtant bel et bien une alternative.

 

J’ai le sentiment que cette peur d’un holocauste nucléaire, très vivace des années 50 à 80, s’est beaucoup estompée dans les esprits d’aujourd’hui. Ce péril se retrouvait beaucoup, dans ces années-là, dans les médias, dans la fiction, et il imprégnait l’imaginaire collectif. Maintenant on en parle très peu : à part votre livre, on peut penser, et encore de manière décalée, aux Terminator ou aux jeux Fallout. Les opinions publiques des années 2020 négligent-elles les menaces liées au nucléaire militaire, et si oui ont-elles tort de le faire ?

le nucléaire militaire et nous

Pour faire court: oui et oui ! L’armement nucléaire est moins important qu’au sommet de la Guerre froide, mais il reste largement suffisant pour détruire la planète ! Et la puissance des bombes actuelles est très largement supérieure à celle d’alors !

 

Extrait de Terminator 2 : Judgment Day de James Cameron, 1991.

 

Extrait du jeu Fallout 4 (Bethesda Game Studios, 2015).

 

Votre livre c’est, au sens le plus complet du terme, une œuvre, qui captive, fascine, apprend et fait réfléchir. C’est aussi cela, le rôle d’une BD telle que vous la concevez ? Est-ce que vous avez pensé cet objet aussi comme un acte militant, peut-être renforcé par votre visite à Hiroshima ?

ce livre, un message ?

Militant, c’est sans doute trop fort, car nous avons essayé de rester le plus impartial possible et de laisser aux lecteurs la possibilité de se faire son propre avis. Nous sommes avant tout des auteurs de BD et à ce titre nous avons raconté une histoire de la manière la plus passionnante possible, mais évidemment personne ne sort indemne ou indifférent à une visite à Hiroshima, et nous avons un profond respect envers les victimes de ces bombardements. Et évidemment nous nous disons « plus jamais ça ! »

 

Après un petit tour sur un grand site web, j’ai vu qu’il existait de votre ouvrage une version en espagnol, une en allemand, une en italien et une en néerlandais. Qui de l’anglais, et du japonais ? Avez-vous pour projet de diffuser le fruit de votre travail, notamment au Japon et aux États-Unis ?

versions étrangères

Nous espérons évidemment que notre album reçoive la plus grande distribution possible ! Et notre album est vraiment très bien reçu internationalement puisque quinze traductions sont déjà prévues: l’album a déjà été publié en néerlandais, allemand, italien et espagnol, et il doit encore l’être en portugais (Brésil), hongrois, serbe, croate, anglais (USA et GB), chinois, coréen, tchèque, polonais, grec et russe. L’album sortira donc bientôt aux USA dans une version spéciale avec un lavis ajouté aux pages.

Pour le Japon, des contacts sont pris mais rien n’est encore signé. On espère bien sûr que cela pourra se concrétiser.

 

Je verrais bien, très bien même La Bombe adapté sous forme de long métrage animé, en un bloc ou coupé en deux. C’est quelque chose qui pourrait vous tenter tous les trois ? Peut-être y avez-vous déjà songé ?

un long métrage ?

Là aussi les choses bougent et ont déjà bougé mais je ne peux pas en dire plus pour l’instant.

 

Extrait de Barefoot Gen de Mori Masaki, 1983.

 

Je vais vous poser cette question, parce qu’elle me hante toujours un peu quelque part. Quelle est votre intime conviction : croyez-vous que, de notre vivant, nous connaîtrons, quelque part dans le monde, une explosion nucléaire hostile ?

jamais plus, vraiment ?

Je pense malheureusement que nous en connaîtrons encore, oui. Mais à mon sens le risque provient plus d’un groupe terroriste qu’au niveau des États. Malheureusement une bombe atomique n’est pas si difficile à fabriquer, la difficulté est plutôt d’obtenir de l’uranium suffisamment enrichi ou du plutonium.

 

Le Traité sur l’interdiction des armes nucléaires est entré en vigueur en janvier de cette année, et même si les puissances nucléaires ne l’ont pas signé, c’est un signal important. Avez-vous l’espoir qu’on reviendra un jour, du point de vue de l’atome, à un monde d’avant Trinity, en juillet 1945 ?

un monde sans arme nucléaire ?

Non, il est impossible qu’on en revienne à une situation sans nucléaire: il existe des milliers d’armes nucléaires bien plus puissantes que celle du 1er essai (Trinity), c’est un peu comme si vous me demandiez si on pourrait revenir à un monde sans électricité…

Le traité permet de réaffirmer l’horreur absolue de cette arme, mais tant qu’aucun pays détenteur ne le signe, cela reste malheureusement uniquement symbolique je pense.

 

La Tsar Bomba soviétique (1961), bombe à hydrogène, fut l’arme nucléaire

la plus puissante jamais testée : sa force explosive représenta 1500 fois celles

de Hiroshima et de Nagasaki, cumulées... Oui, les chiffres font aussi

froid dans le dos que cette vidéo...

 

Vos projets, vos envies pour la suite ? Un petit scoop ?

Travailler sur La Bombe a été épuisant mais également passionnant. J’adore l’Histoire et je vais développer plusieurs projets en ce sens. J’en ai notamment un en cours de développement pour la collection Aire Libre, qui se déroule à nouveau durant la Guerre du Pacifique, mais sous un angle très différent puisque je suivrai des soldats américains homosexuels qui devaient cacher leur orientation sous peine d’être considérés comme des malades ou des criminels et exclus de l’armée. Les dessins seront de Bernardo Munoz.

Je travaille également sur deux autres projets historiques en co-écriture avec Fabien Rodhain. Le premier sera illustré par Francis Valles, une saga familiale dans le style des Maîtres de l’orge mais dans le milieu du chocolat. Le premier tome se déroule au Brésil en 1822. Ce sera publié par Glenat. Le second projet a trait au fondateur de l’industrie japonaise de whisky, sera illustré par Alicia Grande et publié par Bamboo.

D’autres projets suivront également…

 

Espérons... Un dernier mot ?

A propos des bombardements, je ne peux que répéter « plus jamais ça ! »

 

Merci beaucoup !!!

Merci à toi :-)

 

Le ciel d'Hiroshima

Une lueur pour achever cet article... Avec cette photo

prise par D. Swysen (Alcante), à Hiroshima,

le jour de la commémoration du 73ème anniversaire de la Bombe...

 

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11 juillet 2021

Ramon Pipin : « J'aime qu'un roman soit transgressif, qu'il m'emmène loin... »

Alain Ranval, alias Ramon Pipin, est de ces artistes dont il serait difficile de résumer la carrière en un, deux, trois ou même sept mots. Durant ses plus de 50 ans de parcours artistique (et c’est pas fini !), il a chanté, écrit des chansons, beaucoup composé (chansons, BO de films ou séries), sorti pas mal d’albums en groupe(s) et en solo. Ça, vous connaissez forcément, c’était en 1973, avec "Au Bonheur des Dames" :

 

 

Son actu du moment, c’est la parution de son premier roman, Une jeune fille comme il faut (Mon Salon éditions, 2021). Je l’ai lu, sans trop savoir à quoi m’attendre au départ, et j’ai été séduit par l’histoire et les atmosphères changeantes dans lesquelles il nous fait baigner, un fond de l’air déjanté ici, là touchant, parfois les deux d’un coup. Je remercie Ramon pour cette agréable rencontre, pour ce qu’il est, et pour l’interview grand format qu’il m’a accordée en ce début juillet. Exclu, par Nicolas Roche.

 

EXCLU - PAROLES D’ACTU

Ramon Pipin: « Jaime quun roman

soit transgressif, qu'il memmène loin... »

Ramon et son livre

Une jeune fille comme il faut (Mon Salon éditions, 2021).

(Sisi c’est bien, lisez-le ! Il est dispo sur Amazon ou sur ramonpipin.fr...)

 

Bonjour. Déjà, comment je dois vous appeler ? Ramon (Pipin), ou Alain (Ranval) ? Où est l’un, où est l’autre ?

Comme vous voulez ! Mon vrai nom est plutôt réservé à ma sphère privée encore que de nombreux proches, à mon grand dam, m’appellent Ramon, nom dont on m’a affublé en 1972 et dont personne ne connaît l’origine.

 

Première question d’une actu évidente : comment avez-vous vécu, et vivez-vous toujours cette crise dite du Covid ?

Les restrictions m’ont assez peu pesé. Je n’ai aucunement le profil itinérant de Vasco de Gama et j’en ai profité pour créer tous azimuts : musique, écritures diverses, tournages à l’arrache, etc.

 

Vous êtes un touche-à-tout qui a touché à plein, plein de choses. Racontez-nous l’aventure du roman ? Cet exercice-là a-t-il été plus ou moins difficile que d’autres ?

À force de lire des scénarios mal foutus en tant que compositeur de BO, je me suis dit : "Pourquoi pas moi ?". J’avais en effet réalisé un court métrage dont je ne rougis pas, dans mon registre caustique : Et tu récolteras ce que tu as semé avec Jacky tout droit sorti du Club Dorothée. J’ai sué sang et eau pour parvenir à quelque chose de satisfaisant. J’ai tenté de monter ce film — j’avais un joli casting avec Eddy Mitchell en tête — mais cela n’a pas abouti. Après 8 ans d’efforts j’ai rangé ce script, puis l’ai ressorti du tiroir, hanté par cette histoire, pour en faire un bouquin, qu’a préfacé Tonino Benacquista. Il est sorti en 2015 mais la maison d’édition a déposé le bilan 2 mois après... Je l’ai repris l’année dernière à l’occasion de cette longue hibernation et minutieusement réécrit.

 

Je ne vais pas raconter l’intrigue, qui est riche, je laisse aux lecteurs le plaisir de la découvrir. C’est quoi les livres que vous aimez lire ? De quoi vous êtes-vous inspiré pour composer cette histoire-là ?

L’idée de départ vient d’une scène de Pastorale américaine de Philip Roth, l’un de mes auteurs de chevet. Après j’ai laissé mon imagination dériver pour construire cette histoire qui, sous couvert d’un polar, embrasse des thèmes qui me sont chers : l’humour, l’exclusion, le vieillissement, la sexualité, la famille... les lacets. J’aime être malmené et surpris, quelle que soit la forme artistique.

Je lis surtout des romans car j’aime la transgression, qu’on me prenne par la main pour m’emmener loin, les mots choisis et le style.

En vérité je ne me suis inspiré de personne. Le creuset fumant où crépitent mes nombreuses lectures m’a nourri de ses effluves. Et mon histoire personnelle quelque peu, mes rencontres, bien que ce ne soit pas autobiographique.

  

Parmi les protagonistes, Paul, flic mélomane à la retraite ; Naj, jeune tornade sensuelle et complexe ; le fils et la femme de Paul, Fabien et Julie, et quelques slaves hauts en couleur. Est-ce que vous avez mis de vous dans ces personnages justement, Paul mais pas que ? Est-ce que vous avez dessiné en eux des personnes que vous avez réellement rencontrées ?

Je n’ai pas rencontré de Potok ni de Naja. j’aurais aimé, c’est sans doute pourquoi je les ai imaginés ! Pour Paul, quelques lointaines résonances personnelles.

  

Votre plume est agréable, pas mal d’éléments d’immersion, de références, des sourires et aussi de vrais moments d’émotion. Je pense à ces mots touchants qui décrivent le départ de la mère de Paul, Rachel. Ou à ce qu’évoquent les derniers mots du livre. Parfois, il faut composer avec sa pudeur, quand on écrit ce genre de chose ?

Les mots sont venus, puis je les ai repris, modifiés, triturés sans relâche, je crois avoir fait plus de 100 relectures de la dernière édition. Je ne me suis pas autocensuré. Lorsque la situation m’emportait vers l’émotion, pas de barrières. Vers l’humour ou le zizi-panpan non plus.

 

Page Ramon Pipin

 

Vous connaissez bien le milieu du cinéma : si vous aviez carte blanche et budget illimité, quels acteurs engageriez-vous pour interpréter les rôles principaux de votre récit ?

J’ai beaucoup travaillé en ce sens comme vous l’avez vu ci-dessus. Jean-Pierre Bacri aurait été le personnage mais il l’avait souvent joué, cet atrabilaire misanthrope. C’est pourquoi Eddy Mitchell me semblait correspondre. Depardieu également. Pour Potok, j’avais en scène depuis l’origine Patrick Eudeline, que j’aurais volontiers casté ? Après les acteurs anglo-saxons me ravissent : James Gandolfini ? Ou Robert Carlyle ? Pour Naja, un casting s’imposait. La sublimement touchante Nastassja Kinski de Maria’s Lovers ? J’aime bien celle qui joue dans Scènes de ménages, bizarrement, sur M6, Claire Chust qui me semble avoir un joli potentiel, en-dehors de sa fantaisie.

 

Premier petit décrochage justement : si vous deviez n’en choisir que cinq, ou six ou sept je ne suis pas un tortionnaire, ce serait quoi votre top films, tous confondus ?

Très très dur, je suis un cinéphile assidu. Néanmoins, j’ai adoré le cinéma coréen des années 90-2000 avec un chef-d’œuvre absolu : Oasis de Lee Chang-dong. Ainsi que Memories of murder de Bong Joon-ho. Également sur le podium Sur la route de Madison de Clint Eastwood. Dans un autre genre l’inénarrable Spinal Tap de Rob Reiner. La vraie dernière claque que je me suis prise c’est The Painted Bird du réalisateur tchèque Vaclav Marhoul d’après le roman de Jerzy Kosinski, d’une noirceur étouffante à la limite de l’insoutenable. Ah, je dois citer également le film russe The Tribe de Miroslav Slaboshpytskiy, histoire de bullying dans un internat pour sourd-muets sans sous-titres (non ce n’est pas une blague et c’est génial). Et me revient ce film américain Thunder Road de Jim Cummings avec une scène d’ouverture mémorable.

 

  

Vous avez pas mal côtoyé Coluche, dont on commémore cette année les 35 ans de la disparition. Que retenez-vous de lui, de cette rencontre ? Coluche, Desproges, le professeur Choron (avec Hara-Kiri), des figures d’un temps révolu, peut-être plus léger et ou la parole était plus libre, la bien-pensance, moins pesante ?

Oui certes. Cependant des artistes comme Gaspard Proust perpétuent cet état d’esprit. Je fréquentais Coluche, Desproges, Choron mais il était difficile d’en être proche.

Il est sûr que certaines des chansons interprétées par "Odeurs" à l’époque, voire "Au Bonheur des Dames" auparavant, qui parlaient de nécrophilie, de tournantes, de déviances sexuelles, de religion seraient infaisables aujourd’hui et parfois j’évoque ces moments avec nostalgie et regret. Mais je continue, en essayant de ne pas sortir des rails, à exprimer ce qui me passe par la tête, comme sur mon dernier album la haine, l’indifférence, le mirage de l’ascenseur social ou le groove français !

 

Est-ce que vous lui trouvez des charmes, à notre époque ?

Pour en revenir au cinéma coréen, le dernier plan du 4ème film de Lee Chang-dong, Secret Sunshine, l’histoire magnifique d’une femme qui tente de se reconstruire après la perte de son mari ET de son enfant, nous montre une petite flaque d’eau où se reflète le soleil. Mon interprétation, — peut-être erronée d’ailleurs — est que le réalisateur veut nous montrer que la beauté du monde réside même dans l’infiniment banal. Donc j’y trouve de l’horreur, beaucoup, mais aussi des trésors qui m’enchantent parfois. Ce que j’ai traduit dans ma chanson Qu’est-ce que c’est beau de l’album éponyme.

 

 

J’aimerais aussi vous interroger sur Renaud, avec lequel vous avez beaucoup collaboré, notamment lors de ses premiers albums. Comment avez-vous vécu ces années-là ? Quel regard portez-vous avec le recul, sur sa carrière ?

J’étais simplement un musicien réalisateur. De complicité, nenni. J’ai eu la chance de collaborer avec lui, d’avoir de solides responsabilités artistiques qui se sont soldées par d’énormes succès en le faisant aller vers des contrées moins balisées — un peu — musicalement. Mais ce sont des souvenirs un peu froids en vérité, qui m’ont assez peu fait vibrer.

 

Si vous pouviez lui adresser un message, là ?

La démocratie, c’est quand on sonne chez vous à 6h du matin et que... c’est le laitier (Henri Jeanson).

 

Quelles sont, parmi vos chansons à vous, groupe ou solo, celles que vous aimeriez nous recommander, à ma génération, pour les découvrir ?

Période "Odeurs" : Couscous boulettium, Que c’est bon, Le stade nasal, Je m’aime. Mes albums : Nous sommes tous frères, Je promène le chien, Qu’est-ce que c’est beau, Stairway to eleven et avec "Au Bonheur des Dames", Mes funérailles.

 

 



Votre top chansons, tout confondu, et hors les vôtres ;-) ?

Alors là impossible. Trop ! Disons que dans mon Olympe se trouvent XTC, les Beatles, Gentle Giant. Disons que Stupidly Happy de XTC c’est tout là-haut et God only knows des Beach Boys aussi. En ce moment c’est I disagree de Poppy.

 

 
Qui trouve grâce à vos oreilles en 2021, parmi les artistes mainstream et plus underground ?

Poppy. Leprous. The Moulettes. Brad Mehldau. Michael League. Mainstream ? Connais pas...

 

L’évolution de l’industrie du disque, c’est quelque chose qui vous paraît inquiétant pour la suite ? Ou bien pour le coup, internet et les réseaux permettent-ils une plus grande démocratisation de la production de musique ?

J’ai eu l’extrême chance de vivre de ma musique. Ce ne serait plus possible aujourd’hui. L’offre incommensurable me désole d’un côté et me réjouit d’un autre car elle permet à des créateurs talentueux, s’ils parviennent à maîtriser leur communication, de s’exprimer et de se faire entendre. Mais ma chanson Une chanson ennuyeuse résume parfaitement ma pensée.

 

 
Quelques mots pour inciter nos lecteurs à se précipiter sur Une jeune fille comme il faut ?

C’est un roman qui marie l’humour et l’émotion, ancré dans une réalité intemporelle sans ordis ni smartphones et qui j’espère pourra toucher au cœur avec ces personnages déjantés ou profondément humains. On a évoqué Frédéric Dard mais je me retrouve bien plus dans Jean-Paul Dubois. L’humour y est présent certes, mais il y a, comme dans mes chansons toujours (ou à peu près) un fond de mélancolie ou d’humour allez, juif new-yorkais, gaiement désespéré.

 

Ramon Pipin souriant

Photo : Thierry Wakx.

 

De quoi êtes-vous le plus fier, quand vous regardez derrière ?

De pouvoir me retourner sans rougir.

 

 

Des regrets ?

De n’avoir pas pu faire le film Une jeune fille...

 

Vos projets, vos envies pour la suite ?

Nous sortons à la rentrée le CD des "Excellents", 3 millions de vues sur FB. L’album massacre menu nombre de tubes pop des 50 dernières années. L’accueil est réjouissant.

  

Un dernier mot ?

« L’humour renforce notre instinct de survie et sauvegarde notre santé d’esprit. » (Charlie Chaplin)

Interview : début juillet 2021.

 

Ramon Pipin seul

 

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4 juillet 2021

Cynthia Sardou : « Les femmes se battent toujours pour exister dans le milieu du cinéma... »

En ce 4 juillet, fête de lindépendance américaine, je suis ravi de pouvoir vous présenter cet article autour d’un milieu bien particulier, le cinéma hollywoodien, que mon invitée du jour, Cynthia Sardou, connaît bien pour l’avoir vu tourner de près. Deux ans après notre premier entretien, je vous propose cette nouvelle rencontre, alors que Ramsay a publié il y a peu son premier roman, Le Film, qui nous dévoile les coulisses du cinéma autour des destins de Louise, nouvelle étoile, et de Kevin, son agent. Une histoire d’actualité, bien documentée, qui captive tandis que monte la tension... À découvrir ! Et merci à Cyntha Sardou. Par Nicolas Roche.

 

PAROLES D’ACTU

Cynthia Sardou : « Les femmes se battent toujours

pour exister dans le milieu du cinéma... »

Le Film

Le film (Ramsay, 2021).

 

Votre roman Le film (Ramsay, 2021) nous plonge dans les coulisses du cinéma hollywoodien, milieu que vous connaissez bien. Ce thème-ci vous est apparu comme une évidence ?

Une évidence oui et non, je trouve le thème d’actualité, intéressant. J’ai voulu élaborer celui-ci en particulier, et rendre hommage à la fois, à toutes ces actrices qui vivent le même calvaire depuis longtemps. Elles en parlent ouvertement aujourd’hui, le mouvement #MeToo a aidé, je n’invente rien.

 

Beaucoup de références liées au cinéma et à son histoire dans votre livre. Quels sont les films, quel est ce cinéma que vous aimez, vous ?

Le cinéma de Hitchcock, de Truffaut, de Martin Scorsese, de Kubrick, de David Lynch... Tarantino parfois, Soderbergh j’aime beaucoup aussi. Spielberg reste le plus imaginatif à mes yeux, ou le plus créatif, le plus discret aussi. Il est moins axé sur la réalité et nous fait rêver malgré notre société actuelle... Le reste et la plupart des réalisateurs actuels nous montrent les faces cachées du monde d’aujourd’hui, rejoignent toujours une grande part de réalité, des portraits, des faits de société...

Pour mes références, Peter Biskind, historien et journaliste au New York Times, pour Première, etc... restera celui qui m’a le mieux informée sur le cinéma, en plus de ma propre opinion, et celui qui a peut-être prévenu aussi sur ce qui allait se produire dans le milieu...

 

Je ne veux pas dévoiler l’intrigue mais la thématique de l’emprise est centrale dans votre récit...

Oui et moins apparente en effet. Je me suis surtout inspirée de mon voyage là-bas lorsque j’étais correspondante pour Canal+. J’ai fait des rencontres sur place, en plein coeur d’Hollywood, et au fur et à mesure du temps j’ai aussi rencontré des actrices qui avaient beaucoup de mal à se faire une place dans un milieu cinématographique très masculin. La femme a besoin de se positionner dans tout cela. Mais ça ne se passe pas toujours comme elles le veulent. Elles doivent se battre pour exister...

  

Vous êtes-vous inspirée d’exemples, de faits réels pour développer ces thèmes ?

D’exemples bien sûr, de femmes qui ont quitté leur carrière parce que trop de pression médiatique, c’est le cas Brigitte Bardot par exemple. Je pense à Grace Kelly, qui a décidé de devenir princesse de Monaco après la réception de son Oscar. À Audrey Hepburn, qui a rassemblé ses forces y compris pour l’aide humanitaire, là encore, après l’Oscar.

 

Juste pour le plaisir, un morceau de Breakfast at Tiffany’s, avec la grande Audrey Hepburn.

 

Je rends aussi un hommage dans ce livre, à toutes les actrices, aux records le plus souvent, avec toute la diversité qu’elles représentent et quelles que soient leurs origines. Une actrice quelle qu’elle soit mérite un Oscar, ne serait ce parce qu’elle ont toutes traversé à un moment donné dans leurs vies des moments ou des événements très difficiles...

 

Il est aussi question de la place centrale de la famille, des amis proches, a fortiori quand on s’enferme dans un isolement...

J’ai d’abord et surtout voulu rendre hommage à une communauté à travers mes personnages d’origine juive, et à un ami mort de la Covid, voici un an, des gens qui ont vécu l’antisémitisme. Les piliers et les valeurs de cette communauté restent la famille, la solidarité, et la bienveillance au-delà de la communauté elle-même. Les juifs sont des personnes incroyables et j’en connais quelques uns, et à chaque fois ce sont des moments de joie.

 

Cet exercice du roman vous a-t-il plu ? Vous donnera-t-il l’envie d’en écrire d’autres ?

Je ne dis rien pour le moment. Je vis l’instant présent. On verra bien. :)

Interview : 4 juillet 2021.

 

Cynthia Sardou

 

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16 juin 2021

Julien Tixier : « La vie débordera toujours, on l'a bien vu pendant la crise, et c'est tant mieux ! »

Hier, c’était les 10 ans de Paroles d’Actu. Et je remercie, à cette occasion, les quelques aimables témoignages que j’ai reçus. Je suis du sud-lyonnais, et j’ai déjà reconnu avoir assez peu, et sans doute trop peu mis en avant ma région dans mes articles, via mes choix d’invités. J’entends remédier à cela à l’avenir. Je suis heureux de vous proposer ce soir une rencontre avec Julien Tixier, un des fondateurs (il y a aussi 10 ans !) dun bar à cocktails lyonnais qui mérite d’être découvert, Le Fantôme de l’OpéraExclu, par Nicolas Roche.

 

EXCLU - PAROLES D’ACTU

Julien Tixier : « La vie débordera toujours,

on la bien vu pendant la crise, et cest tant mieux ! »

Julien Tixier

Photo : Arnaud Bathiard.

 

Julien Tixier bonjour. Vous vous présentez, en quelques mots ?

Bonjour, alors jusqu’en 2015 j’ai dessiné pour l’édition française, ça allait du simple dessin à des albums, puis j’ai pris du recul car ça m’amusait beaucoup moins. Désormais je me concentre sur l’écriture, et j’écris principalement des chroniques, la plupart pour un média dédié à la musique. Je développe aussi une carrière dans la photo. Et je suis l’un des fondateurs du Fantôme.

 

Quelle est l’histoire du Fantôme de l’Opéra (pas celui de Gaston Leroux, le vôtre, celui de Lyon) ?

Le Fantôme a ouvert il y a 10 ans en juillet 2011. Le Fantôme c’est vraiment l’histoire d’un coup de tête qui s’est prolongé. Je discutais avec des copains un soir et on s’est dit, « et si on ouvrait un bar à cocktails ? » C’est ce que l’on a fait. Aussi simplement que ça. Sans trop réfléchir en fait. Peut-être même sans trop y croire vraiment.

 

D’où vous vient votre goût pour ces ambiances-là (littérature, musique, ciné...) ?

Du domaine artistique dans lequel j’évolue. Raconter des histoires, créer, j’aime ça. Un bar à cocktails ça peut être un peu ce prolongement. Le côté "fantôme", ça a un imaginaire large, qui permet de partir dans le romantisme, dans quelque chose d’enflammé ou de plus sombre, de plus étrange. Ça laisse des possibilités. Et puis le 19ème siècle ou le début du 20ème, c’est immédiatement visuel.

 

Qu’est-ce que ça suppose, de gérer un tel établissement, en temps normal et en temps de Covid ?

En temps de Covid, c’est assez simple : on nous a forcés à fermer. Ça limite le travail. En temps normal, je suis plus dans la coordination. La cheffe barmaid, Jessica, qui est aussi l’une de mes associés s’occupe de l’opérationnel. Un autre associé va s’occuper de la comptabilité par exemple, un autre des commandes... Moi je fais le lien, et je m’occupe de l’image de l’établissement, de sa stratégie, et de son positionnement.

 

Comment avez-vous vécu les quinze derniers mois à titre pro, et à titre perso ?

À titre personnel, très bien. Je suis quelqu’un de libre et dassez rationnel, donc je n’ai pas changé ma façon de vivre. En aucun cas. Je me suis reconcentré totalement sur mes activités artistiques. J’ai beaucoup travaillé, je suis beaucoup sorti, j’ai rencontré du monde, développé des projets. Concernant Le Fantôme, il suffisait d’attendre, alors on a attendu.

 

Pour vous, dans tout ce malheur, y aura-t-il eu un peu de bon ? Aurez-vous appris, retenu quelque chose de cette crise ?

Je pense qu’il n’y a pas grand-chose à retenir d’une époque comme celle-là. Il faudrait beaucoup de temps pour expliquer sereinement et précisément. Je ne pense pas qu’en quelques lignes on puisse le faire de manière pertinente. Mais pour résumer on a vu l’émotivité, la manipulation, l’égo, le corporatisme exacerbé, l’absence de rationalité prendre souvent le pas sur tout. Sur le pragmatisme, sur l’intelligence ou même sur la simple capacité de réflexion. Il n’y avait pas de débat, que des évidences à suivre, une façon dictée de voir la vie, une vision court-termiste, sans arriver à seulement entrevoir le pire du moindre mal. La notion de liberté s’est retrouvée totalement ignorée par certains, renvoyée à une simple chose secondaire, que l’on pouvait finalement mettre de côté. Certains ont même osé conseiller d’éviter de se parler. Quand on en arrive à ce niveau, je ne suis pas certain qu’il faille retenir beaucoup de choses. Et je passe sur la défaite de la sémantique, avec de la guerre, des héros, et des couvre-feux...

Le point rassurant, et il existe, c’est que l’on ne peut contenir la vie. Celle-ci débordera toujours, et on l’a bien vu. Quand la philosophe Barbara Stieglier parlait d’hébétement ou de sidération d’une partie de la population, une autre partie, la jeunesse particulièrement, ne l’a pas été, et d’une certaine façon a tenu tête à cette période, et à ces prétendues évidences. La turbulence a quelque chose de rassurant.

 

Dans quel état d’esprit vous trouvez-vous alors qu’intervient une nouvelle levée de restrictions, et que l’été s’installe ?

Au beau fixe. On trace notre route comme on l’a toujours fait.

 

Une, deux ou trois photos, commentées par vous ?

 

Jessica

La première, car c’est Jessica, ma complice depuis sept ans je crois. On a forcément un lien de travail fort. C’est une créatrice passionnée.

Cocktail Licorne

La deuxième, car on s’amuse à casser les règles coincées des cocktails. On ose avec beaucoup de nonchalance. Ce cocktail s’appelle "Allez Friponne, touche-moi la corne, je suis une licorne." Il est à la barbe à papa.

Déco du Fantôme

La troisième, car on soigne toujours au maximum nos décorations.

 

Le cocktail qui vous ferait tomber, vous ?

D’une manière générale, si vous mettez des fruits rouges, framboise de préférence, ça devrait me plaire.

 

Les arguments pour donner envie aux Lyonnais (et aux autres d’ailleurs, non mais) de venir découvrir (façon de parler brrr...) le Fantôme de l’Opéra ?

Je dirais que c’est une alchimie, un équilibre entre plein de choses qui ont fait que les gens ont adhéré au Fantôme. Le lieu, l’ambiance décontractée de l’équipe, la musique que l’on passe, les cocktails eux-mêmes, leur décoration que l’on pousse, oui il y a plein de choses je pense.

Mais à sortir des points particuliers, je dirais que Le Fantôme a une carte exclusivement composée de créations. On ne reste pas dans des classiques. Ce qui nous plait c’est créer. Et puis quand on a ouvert Le Fantôme, on ne voulait pas lui coller un esprit guindé, avec ambiance stéréotypée, uniformes et tout le décorum. On ne se prend pas au sérieux surtout.

 

Vos projets, vos envies pour la suite ? P’tit scoop ?

Alors désolé pour le scoop, pour l’instant rien de prévu. À part tout simplement continuer à s’amuser entre nous et nos clients.

 

Un dernier mot ?

Je ne sais pas... Liberté, ou alors turbulence, c’est beau ça, non ?

Interview : mi-juin 2021.

 

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