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Paroles d'Actu

23 décembre 2022

Françoise Piazza : « Mieux qu'un poète, Barbara est une effleureuse d'âmes »

Barbara nous quittait il y a vingt-cinq ans, en novembre 1997, une disparition et surtout une œuvre, une vie déjà évoquées dans Paroles d’Actu ces dernières semaines : il y a eu l’interview avec Jean-Daniel Belfond, puis celle avec Alain Wodrascka. Pour compléter cette espèce de trilogie qui n’était pas prévue, et alors que l’année touche à sa fin, j’ai le plaisir de vous présenter, au travers de cet article, un ouvrage original, riche source d’infos et de témoignages inédits sur cette "longue dame brune" que chanta en son temps, en duo avec l’intéressée, Georges Moustaki.

La biographe Françoise Piazza a dirigé ce Barbara à livre ouvert produit de manière participative, avec à ses côtés le jeune Thomas Patey, grand amateur de chanson française qui avait déjà contribué à notre site, pour un hommage à Charles Aznavour (2019). Je les remercie tous deux pour les réponses qu’ils ont bien voulu me faire, je remercie aussi Frédéric Quinonero pour le tuyau. L’ouvrage mériterait bien d’être lu par toute personne aimant Barbara. Lisez, écoutez de la musique, évadez-vous... Joyeux Noël à toutes et tous ! Exclu, Paroles d’Actu, par Nicolas Roche.

 

Barbara à livre ouvert

Barbara à livre ouvert

https://helloasso.com/associations/la-saisonneraie/paiements/barbaraalivreouvert

ou

La Saisonneraie - 32 rue du Russon- 60350 Cuise la Motte (chèque).

29 euros, frais denvoi inclus.

 

 

I. Françoise Piazza, interview 

Françoise Piazza bonjour. Quelle a été l’histoire de cet ouvrage Barbara à livre ouvert, qui est riche en informations biographiques et en témoignages inédits, alors qu’on commémore en ce moment les 25 ans de la disparition de Barbara ? Publier quelque chose pour cette occasion, c’était comme une évidence pour vous ?

Il y a quelques années, "les Oiseaux" évoqués dans cet ouvrage (un groupe de fans de Barbara, ndlr) m’ont confié un dossier avec des lettres écrites à Barbara au lendemain de sa disparition, et quelques dessins, me demandant si "on pouvait en faire quelque chose". C’était très inabouti, très brouillon, je l’ai laissé dans un tiroir. Et le temps a passé.

Le 9 juin, jour de naissance de Barbara, j’ai recherché ce dossier et presque tout éliminé, avec l’envie soudaine d’écrire sur elle, un petit signe 25 ans après sa disparition. Trop tard sur le plan du calendrier de mon éditeur ! J’ai donc élaboré seule le fil conducteur, puis contacté Thomas Patey, dont j’aime la plume, et qui avait écrit l’avant-dernier chapitre de mon livre Cora Vaucaire en clair-obscur, en 2021. En laissant à Thomas toute liberté.

 

Qu’avez-vous ressenti quand vous avez eu le livre terminé entre les mains ? L’aboutissement d’une belle aventure, longue, parfois difficile aussi ?

Un vague à l’âme, comme toujours quand le livre s’en va vivre sa vie, une certaine mélancolie...

 

Vous l’évoquiez à l’instant : racontez-nous la rencontre avec Thomas Patey, tout jeune amateur de chanson française que j’avais eu moi-même la chance d’interviewer un an après la mort de Charles Aznavour ? Comment vous êtes-vous "trouvés" autour de Barbara, et autour de ce projet ?

Lorsque j’ai publié Juliette Gréco - Entrer dans la lumière en janvier 2020, aux Éditions de l’Archipel, Thomas avait 20 ans. Il s’est passionné pour mon livre (la chanson est sa passion vous l’avez dit) et m’a écrit sur les réseaux sociaux. Une correspondance s’est établie au fil des semaines. Juliette est partie. Elle était ma soeur d’élection depuis notre rencontre, en 1968. J’avais 19 ans, et elle 41. Thomas m’a demandé si je pouvais l’aider à entrer à l’église de Saint-Germain-des-Prés , la cérémonie était sur invitation. Nous nous sommes donné rendez-vous là. Après, tout s’est enchaîné, nos rencontres, nos échanges écrits, nos passions communes...

 

Parmi les témoignages recueillis, ceux d’artistes illustres comme Anny Duperey ou Béatrice Agenin, ceux de proches collaborateurs, et aussi d’anonymes, ces "Oiseaux" donc, restés fidèles à Barbara. Comment les uns et les autres ont-ils reçu votre démarche ? Ça a été compliqué parfois d’en faire convaincre certains, peut-être parce que l’exercice peut supposer de toucher une corde sensible, de retirer un voile de pudeur ?

Je n’ai rencontré aucune difficulté . J’en ai d’abord parlé à Martine Chevallier et Anne Delbée qui sont des amies. J’ai écrit à Anny Duperey et à Béatrice Agenin, toutes les deux très touchées qu’on pense à elle. J’ai envoyé Thomas rencontrer Mine Verges que je connais bien pour être allée parfois chercher les robes de Juliette dans son atelier, et Marie-Thérèse Orain, que je connaissais par Cora Vaucaire. Pour les "Oiseaux", j’ai gardé les lettres les plus marquantes, dont celle de Marie-Claude Semel, illustratrice aussi, que je connais depuis Mogador (1991). Jack Gabriel Le Gall, que je connaissais aussi, m’a offert un dessin pour la couverture. Jean-François Fontana ne devait, au départ, que vérifier les dates et les lieux (Barbara l’appelait "ma mémoire") et il a eu envie d’"écrire quelques "Je me souviens", jusqu’à en écrire 50 ! En fait 100, mais il a élagué ! Les témoignages des "Oiseaux" et de Jean-François Fontana, essentiels, apportent un éclairage nouveau à ce portrait à quatre mains.

 

 

Dans ce livre, vous évoquez parmi d’autres vos moments partagés avec Barbara, les émotions qu’elle vous a inspirées et qu’elle inspire encore. Comment qualifieriez-vous la place particulière qu’elle tient dans votre vie, et qu’est-ce qui la rend aussi chère à votre cœur ? Barbara c’est aussi, une source d’inspiration ?

J’ai rencontré Barbara lorsque j’avais 16 ans et, sans avoir jamais été de ses intimes, je l’ai toujours connue. Ses chansons ont bercé mes nuits adolescentes et guéri mes premiers chagrins d’amour. Ma mère lui a demandé si elle pouvait donner à sa maison le nom de La Saisonneraie, titre de l’une de ses chansons. J’habite à mon tour une Saisonneraie, dans l’Oise, et c’est le nom que nous avons choisi pour l’association qui a publié ce livre... Sa mort a été un déchirement, ma mère a versé à sa disparition toutes les larmes retenues à a disparition de ses proches au fil du temps.

 

Touchant témoignage... Nous évoquions Thomas Patey tout à l’heure, il y a une section du livre qu’il a écrite et qui s’appelle "Le bel âge", recueil de témoignages de très jeunes amateurs de Barbara, tous nés après le grand départ de la dame en noir. Comment expliquez-vous, notamment après avoir dirigé ce livre et recueilli toute cette parole, qu’elle nous "parle" toujours autant, aux anciens qui l’ont aimée "avant" comme aux jeunes qui ne l’ont pas connue, contrairement par exemple à une Juliette Greco ?

Elle seule a su - par quel miracle ? -, trouver les mots qui bouleversent, qui consolent, qui guérissent, qui font chavirer Thomas quand il avait 7 ans, la lycéenne que j’étais alors, et les jeunes gens d’aujourd’hui. Juliette, dont j’étais bien plus proche, n’écrivait pas ses textes et on a parfois donné d’elle une image tantôt lointaine , tantôt sulfureuse, elle qui n’était que douceur, rires et tendresse. Juliette était plus discrète, éteignait les applaudissements en glissant sur la chanson suivante, alors que Barbara les entretenait par une frénésie qui électrisait son public et ça devenait la messe !

Juliette Gréco

Impossible de comparer ces deux univers. J’ai écrit trois livres sur Juliette : De Juliette à Gréco, en collaboration avec Bruno Blanckeman, à présent spécialiste de la littérature contemporaine à la Sorbonne (Éditions Christian de Bartillat, 1994), Juliette Gréco, merci !, illustré de centaines de photos, un livre qu’elle a défendu et adoré (Éditions Didier Carpentier. 2009 ). Elle disait "Ce n’est pas un livre pour un livre, c’est un livre pour dire Je t’aime, et c’est bouleversant", et le dernier, à l’Archipel, en 2020. On lui a lu , car elle ne pouvait plus lire ; Ce ne sont pas des biographies, même s’il y a un fil conducteur, ce sont des portraits littéraires et des reflets de vie.

 

Je sais qu’on n’aime pas trop ce genre de question en général quand on aime un artiste, mais je vous la pose quand même : pas vos chansons préférées, non, mais disons, si vous deviez recommander des chansons de Barbara qui vous touchent particulièrement à quelqu’un qui serait curieux de la découvrir, quel serait votre choix ?

Chapeau bas. La Saisonneraie. Coline. Gauguin. La solitude. Il automne. L’île aux mimosas...

 

 

Sa place au panthéon des grands de la culture française, peut-être même de nos poètes authentiques, elle l’a à votre avis ?
Elle n’aimait pas que l’on dise d’elle qu’elle était un poète, elle parlait volontiers de ses "petits zinzins"... Elle est mieux qu’un poète, elle est une effleureuse d’âmes.

 

Trois adjectifs pour qualifier Barbara telle que vous croyez l’avoir comprise ?

Solitaire. Excessive. Imprévisible.

 

Les idées reçues que vous voudriez casser pour de bon avec ce livre ?

Que ses chansons sont noires et désespérées, et qu’elles foutent le bourdon !

 

Si vous aviez pu lui poser une dernière question, savez-vous ce que vous lui auriez demandé ?
Voulez-vous venir fleurir mon jardin ?

 

Vos projets, surtout vos envies pour la suite Françoise Piazza ?

J ’aimerais écrire sur Serge Reggiani !

 

Un dernier mot ?

J’aimerais la croiser dans l’au-delà, et lui dire à quel point je l’ai aimée.

 

Françoise Piazza

Réponses datées du 8 décembre.

 

 

II. Thomas Patey, interview

 

Bonjour Thomas et merci d’avoir accepté de répondre à mes questions. Comment t’es-tu retrouvé dans cette aventure Barbara, à livre ouvert ? Vous vous connaissiez auparavant, avec Françoise Piazza ?

J’ai écrit à Françoise pour la première fois il y a trois ans. Elle venait de publier un ouvrage sur Juliette Gréco et j’avais voulu discuter avec elle à ce sujet. C’est d’ailleurs lors des obsèques de Gréco que nous nous sommes rencontrés physiquement, quelques mois plus tard, à Saint-Germain-des-Près sous un ciel de pluie. Au fil du temps une amitié est née et rares sont les jours où nous ne discutons pas ensemble. J’ai beaucoup de chance d’avoir rencontré Françoise, elle m’a beaucoup aidé à mon arrivée à Paris, sans pour autant qu’elle y habite. Nous partageons elle et moi, la même passion pour la chanson française, à la différence que Françoise a eu pour amis d’immenses noms de la chanson et du théâtre.

Cette aventure Barbara, à livre ouvert nous est venue au printemps. Nous avons eu envie de rendre hommage à Barbara, disparue il y a vingt-cinq ans. Françoise m’avait déjà demandé d’écrire modestement un texte pour son livre Cora Vaucaire, en clair-obscur et un chapitre dans Francesca Solleville, contre vents et marées, mais là, et je le dis avec un profond sentiment de gratitude, elle a souhaité que nous signions ensemble le livre, en me désignant auteur de plusieurs chapitres. Ça m’a beaucoup touché, et rapidement j’ai eu très envie de le faire. C’était un peu inconscient parce les études me prennent déjà du temps, mais l’idée de rendre hommage à Barbara était importante pour moi. Et donc nous l’avons fait. Quand je pense à ça, je suis assez fier, et je me revois à Calais, acheter l’ouvrage de Françoise consacré à Juliette Gréco, et je me dis que la vie, et les rencontres, ça réserve de jolies surprises.

 

 

Le chapitre "Le Bel Âge", qui reprend le titre d’une chanson de Barbara, est écrit par toi et rendu vivant par la multitude de témoignages de jeunes que tu as recueillis. Il y a le tien, celui de ta sœur aussi d’ailleurs. Je sais déjà ton amour pour la chanson française ancienne époque : Barbara, ça a vraiment été, parmi tous ces artistes, une révélation, un choc particuliers pour toi ?

Ce chapitre est l’un des petits bijoux de ce livre, j’ose le dire. Il rassemble en effet des textes écrits par d’étudiants tous nés après la disparition de Barbara. Je voulais montrer que Barbara continuait sa route auprès de la jeune génération, j’espère avoir réussi. C’était en tout cas très émouvant de recevoir ces témoignages – tous remarquablement écrits d’ailleurs – de jeunes d’horizons très divers. J’ai quand même reçu le texte d’une élève du conservatoire de Montréal, c’est incroyable.

Pour répondre à ta question, oui. Je ne me souviens plus de comment j’ai découvert Aznavour par exemple. Barbara oui, avec la chanson Nantes, j’avais sept ans. C’est un souvenir ancré au plus profond de moi, presque douloureux, mais je suis persuadé que ce moment précis a déterminé tout le restant de ma vie. Ce jour là, j’ai compris, je ne saurais pas te dire quoi, mais j’ai compris... Avant, je n’avais que Piaf pour idole, puis Barbara est venue déposer son piano noir auprès de moi. Crois-moi, quand enfant on a Barbara auprès de soi, on grandit plus vite que les autres camarades de la cour de récréation...

 

Barbara a à ton avis une place à part dans le patrimoine de la chanson française ? Qu’est-ce qui la rend différente à cet égard ?

L’œuvre de Barbara n’est pas immense quand on se penche sur le nombre de chansons, et pourtant, elle incarne à elle seule une certaine idée de la chanson française. Elle est je crois la seule à se livrer à ce point dans ses textes. Là est la différence entre elle et les autres à mon avis  : son œuvre est essentiellement autobiographique là où Ferré, Brel ou Brassens chantent leur vision du monde. C’est évidemment à nuancer mais il faut savoir que Barbara ne pouvait pas écrire sans que quelque chose ne lui soit arrivé, comme si elle prenait son cœur pour l’étaler sur le piano. Elle est ainsi plus qu’une immense interprète, elle est cette femme qui chante en nous offrant le plus profond d’elle-même. C’est pour ça qu’elle nous touche autant. C’est pour cette même raison sans doute que son œuvre est à ce point homogène.

 

Comment expliques-tu, tête froide, que Barbara "parle" autant à tant de jeunes, bien plus sans doute que nombre d’artistes, même auteurs-compositeurs-interprètes, de sa génération ? Qu’avait-elle en plus, et comment ont réagi la plupart des jeunes dont tu as sollicité le témoignage ?

C’est une question très difficile, c’est le mystère et la magie de Barbara. Elle est en effet une des rares de sa génération dont la carrière se poursuit aujourd’hui, malgré son absence. Alors pourquoi  ? Son "mal de vivre" y est sans doute pour quelque chose, il est vécu par de nombreux jeunes, et de plus en plus par les temps qui courent. Tous ces étudiants qui m’ont écrit répètent à quel point la sincérité de Barbara les a bouleversés. C’est vraiment troublant et je ne sais pas si cela demande une explication. C’est un fait, cela existe... Barbara est toujours écoutée, et c’est trop beau pour en chercher la cause.

 

Parmi cet emballant patchwork d’articles, il y a les récits de tes entretiens avec des gens ayant côtoyé Barbara, notamment "Mine" sa costumière, et la chanteuse Marie-Thérèse Orain. Que gardes-tu de ces rencontres ? De tous, c’est encore l’exercice que tu préfères ?

Oui, on est dans le vrai lors de ces entretiens. C’est un véritable travail de journaliste auquel je me prêté pour la première fois... et je me suis beaucoup amusé. C’était passionnant. Avec Mine notamment, j’ai passé un moment hors du temps dans les jardins du Palais-Royal. C’était délicieux de drôlerie et tellement émouvant de l’écouter me raconter ses souvenirs avec Barbara. Ce genre d’exercice, comme tu le dis si bien, m’a permis, à travers la voix des autres, d’être au plus proche de Barbara. Je ne pensais pas rire autant. Je remercie vraiment Mine et Marie-Thérèse pour ces souvenirs magnifiques et leur amitié. Vous verrez en lisant nos échanges que Barbara était un vrai clown.

 

T

Thomas Patey avec Mine.

 

Parmi les artistes d’aujourd’hui, ceux que les jeunes de ton âge écoutent plus volontiers, quels sont ceux qui arrivent à trouver grâce à tes yeux ? Des coups de cœur récents ?

En arrivant à Paris, j’ai découvert de jeunes artistes débordants de talent. À titre d’exemple, un garçon nommé Samuel Devin mérite bien un peu de lumière. J’espère que ça va décoller pour lui. Il écrit magnifiquement, dans la pure tradition de la chanson française tout en osant la moderniser. Si vous aimez la chanson, courez l’écouter, vous ne serez pas déçus. Puis en vous promenant dans les rues de la capitale le soir, vous pouvez rencontrer dans quelques cabarets ou restaurants des chanteuses ravissantes comme Angelina Wismes, qui a d’ailleurs enregistré un album hommage à Barbara, ou Donamaria à la voix envoûtante.

J’essaye de suivre l’actualité des nouvelles têtes d’affiche, mais je ne m’intéresse qu’aux artistes ayant une véritable singularité. Beaucoup de chanteurs de la nouvelle génération se ressemblent encore trop les uns les autres et proposent un art similaire, je trouve cela dommage. Après, parmi ceux qui ont véritablement percé ces dernières années, je dois avouer mon petit faible pour Clara Luciani.

 

Si un savant un peu fou te proposait un voyage dans le temps, aller-retour ou aller simple, pour aller vivre ta jeunesse dans les années 50, ou 60, ou 70, tu signerais ? Où et quand voudrais-tu aller passer tes 20 ans ?

J’ai longtemps souffert de ce que Woody Allen appelle le «  syndrome de l’âge d’or  », moins aujourd’hui. Cependant, je ne pense pas que je refuserais un voyage dans le Paris des Années Folles aux côtés de Joséphine Baker, Ernest Hemingway, Kiki de Montparnasse ou Maurice Chevalier, tout comme je ne pourrais pas résister à une nuit dans un cabaret de la Rive Gauche dans les années 50. Je suis de ceux qui regrettent de ne pas avoir pu fréquenter ou voir sur scène les légendes du music-hall. La mémoire a le défaut sans doute de mystifier un peu ces époques, ça ne me dérange pas... on a le droit de rêver un peu  !

 

 

Si tu devais faire découvrir Barbara à quelqu’un de vingt ans qui aurait cette curiosité, sur la base de ton ressenti et de tes préférences à toi, quelles sont, disons, les cinq chansons que tu lui recommanderais d’écouter ?

À mon sens, la chanson la plus adéquate pour découvrir Barbara c’est Mon Enfance. C’est peut-être la plus belle de son répertoire. Je laisse le soin à nos lecteurs de l’écouter pour qu’ils comprennent.

Ensuite je réponds rapidement sinon je ne saurai plus te répondre tant de titres se bousculent dans ma tête. Gueule de nuit est un de mes préférées, tout comme Parce que je t’aime. Puis, pour prouver que Barbara est une femme délicieusement drôle, je dirais la chanson Hop là !, mais à écouter lorsque Barbara la chante en public en introduisant le texte d’une façon magistrale. Enfin Gauguin chanson rarement évoquée dans l’œuvre de Barbara. Tout d’abord parce que pour l’étudiant au Louvre que je suis, c’est un titre sublime, parce c’est un des textes les mieux écrits de Barbara et qu’il est dédié à Jacques Brel. C’est quand même pas mal d’imaginer Gauguin peindre Amsterdam non  ?

 

 

Si tu avais pu rencontrer Barbara (pas de regret, vous vous êtes ratés de loin), et si tu avais pu lui poser une question, sais-tu ce que tu lui aurais demandé ?

Je lui aurais demandé son numéro de téléphone pour pouvoir la rappeler, tout simplement...

 

Trois adjectifs pour la qualifier au mieux par rapport à ce que tu crois avoir compris d’elle ?

Barbara était une femme généreuse, cela ne fait absolument aucun doute. C’est le sentiment qui est le plus apparent lorsque l’on discute avec ses proches. Roland Romanelli raconte souvent cette anecdote de Barbara offrant une girafe en peluche géante à un petit garçon qui la regardait derrière une vitrine. Son engagement contre le SIDA, ses récitals en prison sont aussi indissociables de cette générosité exceptionnelle. Je pense que Barbara était très drôle, on devait beaucoup s’amuser avec elle. Marie-Thérèse Orain présente Barbara comme une femme intelligente, en y réfléchissant je pense qu’elle a raison. L’intelligence à la fois de réussir une telle carrière, en se créant elle-même, puis cette intelligence dans l’écriture que personne ne peut lui contester.

 

Tes projets, et surtout tes envies pour la suite ?

C’est une aventure formidable d’écrire un ouvrage, je ne serais pas contre en écrire de nouveaux dans les années à venir... tu en seras informé  ! J’ai de nombreuses idées en tête, je pense même que tenir une émission radiophonique ou télévisée pour discuter musique, peinture, littérature, avec des cinéastes, des écrivains, des danseurs, ça me plairait beaucoup.

En ce qui concerne ma passion pour la chanson, là aussi un projet plus concret est en train de se construire. Avec Carla Scalisi, ancienne étudiante à Science-Po, nous mettons en œuvre une initiative de protection et de sauvegarde du patrimoine musical français avec la création du Panthéon de la Chanson, un projet porté par des institutions, ayants-droits et descendants d’artistes qui, nous l’espérons, deviendra le lieu de mémoire de la chanson française, telle que nous la définissons. Nous espérons que notre projet séduira du monde et aboutira à deux choses, l’ouverture d’un «  Musée de la chanson française  », et élever la chanson française au rang du Patrimoine immatériel de l’UNESCO.

 

Un dernier mot ?

Je tiens vraiment à remercier Françoise Piazza de m’avoir cru capable d’écrire à ses côtés, et de son amitié. Il ne me reste plus qu’à te remercier toi, à souhaiter à tous ceux qui nous lisent de très belles fêtes de fin d’année... avec Barbara qui chante si joliment «  Il s’en allait chez Madeleine près du Pont d’l’Alma / Elle aurait eu tant de peine qu’il ne vienne pas / Fêter Noël, fêter Noël  ». À très bientôt pour la suite des aventures  !

 

Thomas Patey 2022

Réponses datées du 21 décembre.

 

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16 décembre 2022

Didier Le Fur : « Les guerres d'Italie voulues par la France ont surtout provoqué de grandes souffrances »

En cette fin d’année, je vous propose un article grand format, fruit d’une lecture enrichissante - Les guerres d’Italie, un conflit européen (Passés/Composés, septembre 2022) - et d’une rencontre avec un passionné passionnant, l’historien Didier Le Fur, un des plus grands spécialistes français du XVIème siècle. M. Le Fur a dirigé la conception de cet ouvrage rassemblant quelques uns des meilleurs connaisseurs français et européens de ces guerres d’Italie finalement méconnues et qui pourtant ont été lourdes de conséquences quand aux cohésions nationales (les guerres de religion en découlent en partie, en France et dans l’espace germanique) et aux équilibres de l’Europe (à l’issue de cette période, les Habsbourg domineront l’Allemagne et l’Italie trois siècles durant).

Après lecture, nous avons échangé pendant près de 2h30, par téléphone, avec Didier Le Fur, à la mi-octobre. La retranscription fut longue, parfois laborieuse, il a fallu faire des choix pour une longueur d’article raisonnable - exit, une question sur Catherine de Médicis et des éléments de discussion relatifs à l’Histoire et à la politique - mais pour un résultat, je crois, qui intéressera celles et ceux qui viendront à bout de cette lecture. Je remercie en tout cas Didier Le Fur pour cet échange, l’ouvrage mérite réellement d’être lu, et j’en profite également, alors que 2022 touche à sa fin, pour remercier Amandine Dumas, qui fut précieuse pour la réalisation de cet article, et à travers elle, toutes et tous les attaché(e)s de presse. Exclu, Paroles d’Actu, par Nicolas Roche.

 

EXCLU - PAROLES D’ACTU

Didier Le Fur : « Les guerres d'Italie

voulues par la France ont surtout provoqué

de grandes souffrances... »

Les guerres d'Italie

Les guerres d’Italie, un conflit européen (Passés/Composés, septembre 2022).

 

Didier Le Fur bonjour. Il est beaucoup question, pour justifier les aventures des rois de France en Italie à partir de 1494, entre Naples et Milan, de prétentions dynastiques. Dans quel cadre européen s’inscrivent ces débuts des guerres d’Italie ?

la fin du XVè en Europe

Le contexte est assez simple. La guerre dite de Cent Ans, qu’en France on a longtemps appelée guerre "contre les Anglais", s’est achevée sous Charles VII (1453). Il y a, dès lors, une reconstruction incontestable du pouvoir monarchique, avec également une réflexion sérieuse sur la pensée de l’État. Il y a eu une vraie possibilité, durant les XIVème et XVème siècles, de voir la France évoluer vers un modèle plus fédéral, mais l’option retenue fut celle de la centralisation, choix qui s’est par la suite constamment poursuivi. Après la guerre de Cent Ans donc, conflit qui a objectivement ruiné les finances royales, choix fut fait on l’a dit de recentraliser le pouvoir, et de reprendre l’État en main.

Parallèlement à cela fut signée, en Italie, la paix de Lodi (1454) qui était censée pacifier toute la péninsule. Elle intervient à peu près en même temps que la fin de la guerre de Cent Ans, et la prise de Constantinople par les Turcs (1453 dans les deux cas). Certes, la paix de Lodi va chavirer relativement vite  : au bout d’une vingtaine d’années il n’en sera plus vraiment question. En France, le travail d’unification du domaine royal avec les frontières du royaume s’accentue, un travail que l’on retrouve sous les règnes de Louis XI (1461-1483), Charles VIII (1483-1498) et Louis XII (1498-1515), jusqu’à François Ier (1515-1547), de l’annexion de la Provence à celle  de la Bretagne au domaine royal. Centralisation et accroissement de la puissance territoriale vont de pair dans le cas de la France. Et cette puissance-là, qui est incontestable, va donner d’autres ambitions aux rois de France pour revendiquer des droits, notamment ceux échus après la mort de René d’Anjou et de Charles du Maine à Louis XI. Des droits sur des terres plus lointaines, dans la péninsule italienne, désignées sous l’appellation de royaume des Deux-Siciles, et qui devint le royaume de Naples, pour ces mêmes Français après 1496. La revendication d’un territoire par le droit est coutumière, c’est en grande partie comme cela que le royaume de France s’est augmenté. Ce sont ces droits-là qui vont amener à la fin du XVème siècle les rois de France en Italie...

 

Merci... Cadre intéressant, avec ce lien fait avec la guerre de Cent Ans...

C’est une suite, forcément. Et ces guerres d’Italie vont s’arrêter à la fois en raison des problèmes économiques, puis des guerres civiles en France. Sinon on aurait continué, je crois que c’est une évidence... La paix du Cateau-Cambrésis de 1559, fut regardée comme une pause : il n’y a plus d’argent nulle part,  autant du côté français que du côté hispano-impérial. Cette légende des richesses d’Amérique, pour les Espagnols, a envahi l’historiographie au XXème siècle, mais dans les faits Charles Quint, et même Philippe II (son fils, roi des Espagnes de 1556 à 1598, ndlr), avaient de gros problèmes d’argent... Et la seule qui va en profiter réellement, ce fut Gênes... Si les guerres de religion - vous aurez remarqué que contrairement à leurs voisins les Français ne font jamais de "guerres civiles", des "révoltes", des "jacqueries" ou "des révolutions" oui, mais pas de "guerres civiles" - n’étaient pas intervenues, celles d’Italie se seraient poursuivies.

 

Avec cette question on fait un bond dans le temps : François Ier a-t-il perdu cette si importante élection impériale de 1519 aussi par la crainte qu’inspirait alors la France, puissance agressive, aux princes et aux prélats européens ?

le duel Charles/François

D’abord, il y a une différence d’âge. D’un côté, un jeune homme de 19 ans qui jusque là n’a jamais fait la guerre. Charles Quint est devenu ce qu’il est devenu parce qu’il était né Habsbourg, autant pour l’Espagne que pour le titre de roi des Romains, qui va lui conférer la charge impériale. De l’autre côté était François Ier, 25 ans, avec déjà un passé militaire glorieux : il avait Marignan (1515) derrière lui, bataille qui lui permit la conquête du duché de Milan  ; elle affirmait une capacité militaire incontestable, et c’est d’ailleurs à cette occasion que cette bataille fut racontée puisque jusque là, cela n’avait pas été fait.

Dans la propagande que les Français vont développer pour justifier cette candidature française, il était impératif de démontrer la capacité de François Ier à assumer la protection de l’espace germanique  en plus de la protection du royaume de France. Cette victoire de Marignan et la conquête de Milan en étaient les preuves. Un élément important, car la puissance ottomane était proche des frontières impériales et tentait de grappiller des territoires vers la Hongrie  ; elle avait déjà conquis la Croatie...

Il y avait cette idée, toujours, de montrer qu’un prince se devait être un prince guerrier capable de conduire des armées et de les mener à la victoire. Et ce point-là fut l’atout de François Ier sur Charles Quint. Reste que la défense des frontières ne fut pas le seul argument retenu par les Français, il y a eu aussi tout un discours autour des liens communs entre Français et Germains que l’on fit remonter jusqu’aux origines gauloises, avec cette idée qu’un roi de France pouvait donc gouverner des Allemands puisque français et allemands auraient été à l’origine un seul et même peuple.

Le plus gros problème pour François Ier fut de briser ce courant déjà bien en place où les identités nationales se renforcent, il n’y parvint pas : le fait d’être gouverné par un étranger était devenu de moins en moins supportable à beaucoup. Alors certes, le Habsbourg était autrichien, il n’était pas totalement allemand, mais de par ses liens avec de précédents empereurs  : Maximilien Ier (son grand-père Habsbourg, ndlr), et Frédéric V, son arrière-grand-père, il correspondait davantage à l’imaginaire allemand qu’un Français qui lui avait une toute autre conception du pouvoir et de l’organisation politique.

Il faut ici reparler de la centralisation de l’autorité royale, étrangère à la plupart des États allemands dans l’Empire. La définition même de cette Allemagne qu’on connaît aujourd’hui, fédérale, est un peu une résurgence de ce Saint-Empire germanique. Certains territoires ont été absorbés par les uns et par les autres, mais finalement l’idée des Länder, de cette construction régionale, existait déjà au début du XVIème siècle. C’était d’ailleurs un peu compliqué de pouvoir imaginer qu’un roi de France, avec cette politique de centralisation qu’ils connaissaient et pouvaient critiquer, puisse être leur chef...

 

Intéressante perspective, opposant déjà les libertés germaniques au centralisme français...

Oui exactement. Mais le même problème se présente avec l’Italie.  Et c’est pourquoi Charles Quint va être mieux accepté que les rois de France. Même si la position française, avec cette autorité, et principalement sous Louis XII, calmera aussi les factions internes qui mettaient à feu certains territoires.

 

L’alliance de la France de François Ier avec l’Empire ottoman, autant dire le grand épouvantail pour le monde chrétien, a-t-elle provoqué des remous au sein de la société française ?

l’alliance avec l’épouvantail ottoman

Disons qu’ils ont été très astucieux, ils ont présenté cela comme une alliance commerciale, qui n’est pas une alliance politique. On a le droit de s’associer pour faire de l’argent. Notons que Venise était l’état chrétien le plus puissant dans le monde oriental à la fin du XVème siècle, et une des volontés de Louis XII fut de réduire cette influence. Un traité commercial fut d’ailleurs signé avec le pacha d’Égypte, au tout début des années 1510 qui impliquait des facilités pour les marchands français sur les routes de Marseille ou de Gênes, via Alexandrie. Au même moment, il y avait aussi le chah de Perse, Ismaël Ier (1501-1524), qui commençait à faire parler de lui parmi les chrétiens  ; l’organisation de la Perse rassurait parce que les chiites ont un clergé  - c’est savoureux quand on songe à la manière dont on considère, maintenant, la religion en Iran. Dans leur imaginaire et dans leurs croyances, ils étaient regardés plus proches des chrétiens que les Turcs. On se disait alors qu’une alliance pouvait être possible dans la perspective d’une croisade, y compris pour se protéger des prétentions ottomanes dans les Balkans, en Hongrie, et en Italie. Dès le règne de Louis XII, l’idée d’un relationnel économique certes, mais peut-être aussi politique, était déjà dans l’air. La puissance incontestable de Bajazet II (1481-1512) et de Selim Ier (1512-1520) rompit cette idée, tout simplement parce que la Perse fut conquise par les Turcs tout comme l’Égypte. Dans les années 1520, tout ce qui fut imaginé par Louis XII était devenu obsolète.

Il faut repenser les rapports avec l’Orient. Dans les années 1520, on songeait en France à développer un nouveau relationnel économique, et potentiellement une alliance, pas forcément militaire, pas forcément politique, mais qui correspondrait à une forme de soutien avec les Turcs, un lien que s’apporteraient deux ennemis face à un ennemi commun bien identifié. Un peu comme Staline et Roosevelt s’associant contre Hitler à partir de 1941. Mais il était hors de question de mettre cela à découvert, tout simplement parce qu’un roi très-chrétien ne peut pas s’associer dans une alliance politique avec un prince ottoman, et inversement l’Ottoman n’eut pas non plus envie de s’allier avec un chrétien. On oublie souvent ce point, mais le sultan qui était plus puissant que le roi de France, n’avait pas intérêt à afficher au grand jour une telle association. Cette ambivalence, des deux côtés, va être respectée. Il y aura toutefois des relations, des ambassades, et un rapprochement réel après la défaite française de Pavie (1525) entre la France et l’empire de Soliman, et plus encore après 1530 : à partir de cette date, l’alliance politique fut effective, même si elle ne fut pas déclarée. Lorsque l’armée de Soliman, et surtout de Barberousse (le fameux corsaire ottoman, ndlr), va arriver à Toulon et y camper pour préparer le siège de Nice, la propagande royale trouva un stratagème assez extraordinaire : alors qu’officiellement il n’y avait pas de musulmans dans le pays, la propagande de François Ier annonça à une population peu au fait des affaires mondiales que Soliman souhaitait devenir chrétien. L’annonce de la conversion prochaine du sultan, qui justifiait l’accueil de ces soldats qui à la suite de leur souverain allaient devenir chrétiens eux aussi, ne manque pas de sel.

 

Beaucoup d’habileté dans la politique royale en effet...

Oui, c’est intéressant : au moment où des Turcs vont poser le pied en France, la royauté va se retrouver coincée et devoir justifier ce que, des années durant, elle n’a pas assumé. Soliman devenu chrétien, cette alliance devenait concevable. Mais l’entente avec Soliman rentre dans une politique plus vaste  que François Ier entreprit au début des années 1530: la recherche des soutiens de tous les opposants à Charles Quint, dont les princes protestants allemands, les cantons suisses protestants, et bien sûr l’Angleterre... Même si cette dernière alliance tiendra surtout du vivant de Catherine d’Aragon (la première épouse déchue d’Henri VIII, elle était également la tante de l’empereur, ndlr) : sa disparition éteindra une grande partie les griefs nés entre Henri VIII et Charles Quint après son divorce, ce qui provoquera des renversements d’alliances.

Mais Henri VIII, finalement, est un prince secondaire dans ce jeu. À l’époque Soliman est bien plus puissant que tous les autres, à l’exception de Charles Quint. On a tendance, aujourd’hui, à considérer ce sultan comme négligeable dans ce conflit, voire anecdotique, et à donner à Henri VIII la même place qu’un François Ier ou qu’un Charles Quint. Considérez, aujourd’hui, une guerre entre Poutine et Biden, et mettez Macron au milieu.  Ça ressemble à ça : il existait une puissance anglaise politique, financière et militaire certes, mais son influence était réduite. Cet oubli parce que, par la suite, l’Angleterre devint une puissance énorme, et tint tête au royaume de France, comme pendant la guerre de Cent ans, et lui infligea plusieurs défaites successives, je pense notamment au temps  napoléonien. Au début du XVIème siècle, l’Angleterre, c’est 5-6 millions d’habitants et un État qui sort d’une longue période de guerres civiles, et si Henri VIII reprit place dans le concert européen, il ne put prétendre à autre chose qu’à une place d’arbitre. Certainement pas celle d’un belligérant à part entière, et à cette époque, la puissance d’un souverain et d’une nation tient essentiellement à leur capacité à être belligérant à part entière.

 

La France a-t-elle manqué en cette époque, par ses méthodes plutôt brutales de domination, des occasions de s’attacher des alliances équilibrées, solides et durables en Italie ? On songe aussi à Napoléon qui n’a vu ses alliances avec les États de la tierce Allemagne que comme un moyen d’assoir la puissance française...

Italie et centralisme français

Longtemps les dirigeants français ont cru que la puissance armée suffisait, avec un peu de diplomatie par-ci par-là.

C’est une vraie question : comment faire coïncider les principes d’unification, d’autorité et de puissance avec le vivre ensemble. La France fut sous le règne de Louis XII la première puissance européenne, riche par l’étendue de son territoire, la qualité de son sol et sa population nombreuse. Certes, il y avait parfois des famines à cause de mauvaises saisons, mais c’est peu par rapport à d’autres États qui n’avaient pas de quoi nourrir leur population en raison de l’étroitesse de leur territoire, du relief de celui-ci, et devaient recourir à l’importation de blé, etc... Cette puissance française a su conquérir des territoires limitrophes, de langue française et avec des habitudes françaises, mais pas les autres. Pour Charles VIII, on a pu parler d’inexpérience pour Naples. Pour Louis XII, le problème fut presque le même dans le même royaume. À Milan et à Gênes, en revanche, cela fonctionna mieux, si l’on se place d’un point de vue impérialiste, malgré l’autoritarisme des Français. Il est intéressant de voir que Louis XII n’a jamais été critiqué directement ni à Gênes, ni à Milan  ; il y avait un vrai respect pour le personnage mais aussi une vraie opposition envers les Français sur le terrain : leur violence, leur grossièreté, et cette manière de se comporter avec un rapport de dominant à dominé...

Le fonctionnement très hiérarchisé de la société française ne pouvait être accepté dans des cités qui, malgré leur imperfection, avaient tout de même installé une forme de régime avec des pouvoirs partagés. Ce système français, qui prévalait partout sur le territoire national, va être imposé avec peu de finesse dans les territoires conquis, parce qu’il était considéré, par ces mêmes Français, comme le meilleur. Mais, comme je vous le disais tout à l’heure, ce qui peut fonctionner pour supprimer des factions dissidentes au sein d’un État montre aussi ses limites, parce que cela coûte cher d’entretenir une armée d’occupation, et qu’on n’impose pas impunément une domination extérieure à des peuples habitués à des formes de liberté où ils trouvent leur compte...

 

De ce point de vue, c’est bien expliqué dans le livre, Charles Quint et les Habsbourg ont fait preuve de davantage de compréhension, et de finesse...

Parce qu’eux vivaient avec cet empire aux pouvoirs partagés. Regardez Maximilien Ier, souvent il ne put monter une armée conséquente parce que la Diète (assemblée réunissant les États et cités membres du Saint-Empire, ndlr), lui refusait l’argent. Pourtant la puissance de l’empire germanique à cette époque est réelle. L’empire est aussi grand que la France démographiquement parlant, il est relativement riche aussi, il y a du commerce, de quoi nourrir la population... Si son fonctionnement avait été à l’égal de la monarchie française, il y aurait largement eu de quoi concurrencer le roi de France, voire l’empêcher sérieusement dans ses ambitions expansionnistes. Mais privé du soutien financier de la Diète et des revenus  personnels insuffisants pour mener une guerre sur le long terme, les tentatives  de Maximilien Ier ont rapidement tourné court. Les hispano-impériaux ont eu cette intelligence pragmatique consistant à respecter les libertés, notamment la liberté de commerce en Italie. Ils n’ont pas imposé une autorité politique sévère.

 

Quand on regarde l’état de l’Europe à la fin des guerres d’Italie on se dit : tout ça pour ça ? La France n’aurait-elle pas eu meilleur compte à pacifier et à développer son domaine plutôt que de chercher querelle à d’autres ?

(Rires) C’est ce qu’on a répété cent fois à Charles VIII, à Louis XII, à François Ier, à Henri II... Il y a une jolie phrase qui avait été adressée à ce dernier, quelque temps avant qu’il ne signe la paix du Cateau-Cambrésis (1559) et qui disait en substance : "Vous allez avoir 40 ans, vous commencez à avoir des cheveux blancs, occupez-vous de vos châteaux, occupez-vous de vos affaires et de votre famille, ces guerres ne servent à rien..."

 

D’autant que les gains semblent avoir été très faibles...

bilan globalement...

Sur le plan territorial, et toujours si l’on se place d’un point de vue impérialiste, le bilan fut pratiquement nul. Sauf les cités de Toul, Verdun et Metz qui ont été conservées après le traité du Cateau-Cambrésis, parce que la paix s’est faite avec l’Espagne, non avec l’empire. Calais et Thionville furent, quant à elles des villes reprisent à l’Angleterre. Mais il faut considérer toutes les souffrances endurées par la population pendant ces années. Songez à Alexandrie, ville du duché de Milan ravagée à chaque fois que les Français franchissaient les monts, songez aux sièges et aux pillages de Milan, Pavie, et bien d’autres villes encore en Toscane ou dans le royaume de Naples, à ces hommes et ces femmes qui payèrent de leur vie les ambitions de quelques uns. Cette violence française, ces destructions, ont été zappées de notre imaginaire et de nos souvenirs. Alors que ce fut terrible. Et je ne parle même pas des épidémies, des problèmes alimentaires, de la destruction de terres agricoles qui s’y ajoutèrent... Ce fut là un appauvrissement incontestable de la péninsule, que les Italiens mirent des années à relever.

De tout cela, les Français furent responsables parce que conquérants, d’ailleurs cela faisait partie de leur stratégie. Avancer en force, semer la terreur pour que les autres villes ensuite obéissent et se rendent. Ils n’ont pas vu les conséquences d’une telle stratégie, mais sans doute aussi, à leur corps défendant, savaient-ils qu’une conquête éclair, une bataille victorieuse et un traité de paix imposé rapidement pouvaient tout changer. C’était tellement vulnérable, tout ça...

Ce qui est intéressant, c’est ce qui se construisit alors : de plus en plus, des nations vont s’entendre pour lutter contre un ennemi commun. Auparavant l’ennemi commun, c’était le Turc. L’idée d’union de pays chrétiens contre un ennemi de la Foi était une évidence depuis des siècles. Mais que des États chrétiens s’unissent contre un autre État chrétien pour le détruire, ou pour l’empêcher de nuire, ça c’était nouveau. C’est Louis XII qui va contribuer à faire de ces conflits italiens un conflit européen, notamment dès les problèmes avec Naples et Ferdinand II, en essayant de monter une armée sur les Pyrénées et la côte de Barcelone. Il va échouer mais l’idée resta. L’union qu’il établit en 1508 contre Venise avec Maximilien Ier et Jules II en est la preuve. Reste que cette stratégie se retourna bientôt contre lui et la France. Sous François Ier, peu à peu, les conflits vont se déplacer de la péninsule - où les Français pourront de moins en moins rentrer - vers les territoires de France. Cette guerre de François Ier avec Charles Quint passe pour une guerre dont l’enjeu serait le contrôle du territoire de l’autre, or, ce n’est qu’un déplacement des conflits, dont l’origine reste l’Italie. Si François Ier n’avait pas été obsédé par l’idée de conserver Milan, pour lui ou pour l’un de ses fils, tout se serait arrangé après 1525.

Il faut observer aussi qu’alors, la querelle d’un prince, si elle n’était pas conclue, se transmettait à son successeur. Et finalement, entretenir les querelles faisait partie du devoir des souverains. C’est un élément important dans cette idée de continuité, dans cette lenteur et dans cette langueur de ces guerres.

 

Et comme vous le suggérez, la France s’est abîmée moralement à force de chercher querelle à ses voisins, avec qui elle aurait pu établir d’autres types de relation...

Oui, c’est sûr et certain. Les frontières n’ont quasiment pas bougé, pour de folles sommes d’argent dépensées, surtout pour de grandes souffrances humaines et des ravages territoriaux. Pour rien comme vous le dites, ou pour si peu. Mais quand on regarde, aussi, le bilan de toutes les prétentions napoléoniennes, hitlériennes ou autres, finalement on en arrive toujours un peu au même résultat  : le pouvoir de la nation, de la frontière. Ce sont des sujets sur lesquels on avait pas mal travaillé dans les années 1970. Puis ces sujets ont été délaissé été, peut-être parce que l’union Européenne avait abattu la puissance de l’idée de nation et muée la symbolique de la frontière. On ne faisait plus la guerre en Europe, on pensait être protégé, donc travailler ces questions ne servait plus à grand-chose, avait même des relents nationalistes pas très heureux. Or, ce problème nous revient là comme un boomerang, en pleine figure avec la guerre russo-ukrainienne. Songez aussi au discours du président chinois il y a quelques semaines en direction de Taïwan. Cette fragilité du monde, on était convaincu d’en être protégé, nous européens. Les rapports indirects d’un conflit russo-ukrainien  voire d’une asiatique nous touchent aussi, financièrement et économiquement certes, mais peut-être aussi politiquement un jour.

 

À la fin des guerres d’Italie, l’empire Habsbourg a l’ascendant sur les royaumes ibériques et sur une bonne partie de l’Europe allemande, tandis que l’Angleterre commence à regarder sérieusement du côté des mers qui feront sa gloire - Elizabeth I n’est pas loin. La France a-t-elle repensé son positionnement européen et mondial à ce moment-là, et n’a-t-elle pas raté une entente qui, dans un esprit de revers, eût été naturelle, soit avec les impériaux, soit avec les Anglais ?

les yeux tournés vers les mers

La concurrence, la haine même avec les Habsbourg était tellement énorme qu’il était compliqué d’envisager une entente. Si la paix des Dames (1529) a existé (elle mit fin à la septième guerre d’Italie et fut signée par la mère du roi de France et la tante de l’empereur, ndlr), c’est parce que François Ier et Charles Quint étaient incapables de se retrouver l’un l’autre en face à face. Évidemment que dans les faits, les souverains étaient à la manoeuvre, la paix est une question trop importante qui implique des territoires, il était inconcevable de laisser une paix se faire entre personnes n’ayant pas officiellement de pouvoir.

Il est évident que, jusque dans les années 1530, ce qui se passait de l’autre côté de l’Atlantique n’était pas la chose la plus importante, tant pour les Français que pour la très grande majorité des autres États d’Europe : dominer l’Europe c’était dominer le monde. Ces conquêtes étaient vues comme subsidiaires  ; en France, on ne savait pas trop d’ailleurs ce que ça rapportait. Par ailleurs, le royaume avait été exclu du partage des terres nouvelles du continent américain par la papauté d’Alexandre VI  ; certes, depuis Louis XII, il y avait bien des armateurs privés qui s’y aventuraient, quelques voyages réguliers furent même entrepris par des armateurs rouennais notamment, mais cela restait marginal. D’ailleurs, à cette époque les côtes africaines restaient souvent plus attractives pour les Français, tout simplement parce qu’avec le cabotage on a moins besoin de navires. Il ne faut pas oublier que la France n’était pas encore un pays maritime. Preuve en est que, pour la campagne de Naples de Charles VIII, celui-ci fut obligé de construire en vitesse des bateaux, d’en louer au Portugal et à la république de Gênes. La France n’avait pas le matériel pour faire de grandes expéditions, et pour tout dire elle n’en avait pas l’ambition. La France regardait vers les terres, pas encore vers la mer.

À partir des années 1530, il y eut ces voyages de Jacques Cartier, qui honnêtement ont été largement magnifiés par les historiens français, et notamment après 1830, parce qu’il fallait bien qu’on ait nous aussi un découvreur comme les Portugais, les Italiens et les Espagnols, mais l’homme prit une route connue des pêcheurs de morue depuis longtemps. Rien de vraiment exceptionnel. D’autre part, il n’était pas noble. Or, pour faire une conquête et prendre le pouvoir sur un territoire au nom du roi, la personne se devait d’être noble pour pouvoir réunir le ban et l’arrière-ban (convoquer les vassaux et arrières vassaux, ndlr) et exercer la justice royale. Jacques Cartier fut financé, certes, encouragé, bien sûr, mais il fut surtout un éclaireur. L’aventure canadienne fut un fiasco. L’expérience brésilienne dont on parle bien moins, eut plus d’ampleur. Elle fut encouragée par les marchands rouennais dont on a déjà parlé qui avaient développé un commerce avec l’Amérique du sud, et qui incitèrent Henri II à tenter l’aventure. C’est l’épisode de la baie de Rio. Un projet politique aussi, puisqu’il fut envisagé d’y envoyer les protestants. Mais les rivalités, les ignorances, là encore à faire une conquête loin du territoire national s’avérèrent désastreuses. Quant la tentative de colonisation de la Floride, elle s’acheva piteusement en 1565, sous Charles IX (1560-1574). Des expériences qui pouvaient être utiles à l’idée de monarchie universelle que les rois de France entretenaient par ailleurs pour justifier leurs combats en Italie, mais dans lesquelles ils ne s’investirent jamais autant que pour les territoires de la péninsule. Ce ne fut que sous le règne d’Henri IV (1589-1610), qu’il fut reparlé plus sérieusement de nouvelles aventures vers le Canada...

 

J’avais lu d’ailleurs quelque chose de très intéressant à propos des Français qui, contrairement à d’autres peuples, ne s’expatriaient pas, et que cela avait beaucoup joué dans l’échec de ces colonies : contrairement notamment aux Anglais ou aux Hollandais, les Français ne s’installaient pas massivement outre-océan.

Oui, furent embarqués d’abord les plus pauvres. Ceux qui firent le voyage au début du XVIIème siècle étaient des paysans du Poitou, de la Charente, et des régions montagneuses sans guère de revenus. Ceux qui vivaient en ville, dans les plaines fertiles, qui avaient de l’argent où seulement de quoi se nourrir avec leur lopin de terre et leurs animaux n’étaient pas franchement intéressés par ce type d’aventure. L’intérêt de la bourgeoisie et d’une partie de la noblesse désargentée pour les colonies n’apparut réellement qu’au XVIIIème, lorsqu’ils se rendirent compte des profits qu’ils pouvaient tirer.

 

Nous commémorons cette année, à l’occasion de son 450e anniversaire, le massacre de la Saint Barthélémy. Peut-on établir des liens évidents entre ces guerres d’Italie et l’explosion des conflits religieux en Europe ?

après les guerres d’Italie, la guerre civile ?

Justement, en mettant ces guerres d’Italie de côté, on a oublié quelque chose d’important  dans l’explication du développement du calvinisme, de loin la religion réformée la plus répandue en France - le luthéranisme n’a pas vraiment marché dans le royaume au XVIe siècle, sauf en Normandie. On a souvent expliqué ce phénomène - c’est en tout cas l’explication qu’on m’avait apportée à l’école, et longtemps après aussi - par l’influence des commerçants, notamment allemands et suisses, qui venaient aux foires de Lyon et qui avaient peu à peu converti, par leurs ouvrages et les liens d’amitié sceller avec la population française, de plus en plus de monde, notamment tout long de ce croissant qui de Provence, passe par le Languedoc, se prolonge en Guyenne, et s’achève aux limites de la Normandie. Or, c’était oublier que la plupart des soldats de l’armée royale d’origine française était de ces régions, et que, quand on est en guerre, le commerce s’appauvrit considérablement, que les échanges avec les États avec lesquels on se bat sont stoppés. Par ailleurs, les personnes de nationalité étrangère vivant en France, et alors que leur pays étaient en guerre contre le royaume étaient expulsés  ; il fallait attendre un, deux, trois ans parfois pour pouvoir recréer les liens. C’était bien trop irrégulier pour engendrer ce courant qui ne cessa de se développer à partir des années 1540, et plus encore après 1550.

À la fin du règne d’Henri II, près de 20% de la population française était susceptible d’avoir adhéré à la Réforme, ce qui est beaucoup quand on voit le système d’information, le temps mis pour le courrier, la faible diffusion des textes, etc. Et ça a touché toutes les classes de la société, notamment la noblesse. Or parmi cette dernière, beaucoup ont participé aux guerres de François Ier et d’Henri II : c’est un point qu’on a oublié, et qui pourtant est très clair dans des tas de récits, notamment italiens, dont on à pas fait cas. 6000 Suisses des cantons protestants, 6, 9 ou 12000 lansquenets ou reîtres allemands, protestants eux aussi, étaient avec les armées françaises, en Champagne, en Picardie, pendant des mois. En Savoie ils ont été là pratiquement tous les jours pendant près de 20 ans. Tout cela a incontestablement eu une influence. Ces protestants qui vivaient avec leurs pasteurs, à proximité de catholiques, même séparés par nations, échangeaient, forcément. Y compris bien sûr entre officiers. À la fin de ces guerres d’Italie, une grande partie de la noblesse française s’était convertie. Si cela n’avait été que le fait de commerçants ou de paysans, voire même de simples soldats, ça n’aurait jamais marché. Il aurait été facile de circonscrire, comme le pouvoir royal avait pensé le faire, les mouvements réformés  par des punitions violentes, des expulsions... À partir du moment où des gens de pouvoir ont mêlé la religion à la politique, comme cela fut sous François II et Charles IX jusqu’à la Saint Barthélémy, la force de la réforme en fut décuplée, et la résistance royale mise à défaut, au moins au début. C’est vraiment un point important : je suis totalement convaincu que ce temps de guerre et les zones des conflits ont participé fortement à la diffusion du calvinisme en France.

 

On associe beaucoup ce seizième siècle à une Renaissance culturelle foisonnante, à des histoires de gentilshommes aussi. On n’a pas vraiment ce ressenti quand on vous lit. En ce temps-là, il y a eu à la fois de la violence, des pillages culturels, ou bien aussi de véritables patronages d’artistes par les grands princes ?

renaissance et récits politiques

Il y a beaucoup de questions dans votre question. On l’a dit, l’échec politique fut total, et jusqu’au XVIIIème siècle il a été entretenu par les historiens. Ces guerres furent considérées comme un ratage, une illusion, une chimère exorbitante pour aucun bénéfice. Ces jugements sont aussi à replacer dans le cadre de la lutte Bourbon-Valois : les Bourbon sont arrivés au pouvoir à la disparition des Valois, une succession qui fut justifiée comme étant un choix de Dieu, afin de mettre de meilleurs rois sur le trône. C’est toute la propagande du règne de Henri IV pour expliquer son avènement, et qui grosso modo va durer jusqu’à Louis XVI dans les livres d’histoire. Sous Napoléon Ier, les critiques des guerres d’Italie sont toujours là, sans doute, pour condamner indirectement les guerres de l’empereur. Dans son ouvrage, Anquetil, s’il ne critique pas ouvertement les campagnes napoléoniennes, il ne se retient nullement pour condamner celles menées trois siècles plus tôt par les rois de France, sous-entendant que l’on dépense beaucoup d’argent, que l’on ruine la vie de milliers d’hommes pour quelque chose qui sera probablement éphémère.

La monarchie restaurée, à partir de 1814-15, ne pourra évidemment pas reprendre à son compte l’imaginaire d’avant 1789. La monarchie de Louis XVIII se voulut comme un régime d’avant l’absolutisme. Pour cette raison, la propagande royale invoqua des figures royales populaires, dont la réputation fut toujours bonne, et dont le souvenir est marqué par une politique modérée, et aussi assez éloignées dans le temps. Si Louis XII a fait ses guerres d’Italie, pour lequel il était critiqué, sa politique intérieure était considérée depuis la seconde moitié du XVIème siècle comme exemplaire  ; outre qu’il aurait été un bon roi, économe et parcimonieux, il portait avec lui cette gloire d’avoir fait baisser la taille de manière significative, chose extrêmement rare. Cette image de bon gestionnaire, de roi père du peuple qu’il s’était construite pour expliquer de son vivant qu’il pouvait gérer sinon le monde au moins la chrétienté, dans son ambition impérialiste, avait traversé les siècles, et n’était plus regardé que par le prisme national. Une politique fiscale qui, par ailleurs avait été rendue possible seulement parce que les états italiens sous sa domination payaient le manque à gagner en France. Il fut donc une figure essentielle au règne de Louis XVIII, tout comme le fut Henri IV, autre père du peuple, autre roi modéré et qui plus est, père de la dynastie Bourbon. Il faut aussi avoir en tête qu’en 1815, la France était occupée et donc dans l’impossibilité de faire la guerre. La France de Louis XVIII, en son commencement, ne pouvait se regarder impérialiste. Par ailleurs, sa situation économique n’était pas brillante. Et parce qu’il fallait toujours espérer autant dans l’avenir que dans le nouveau régime et tenter de rassembler ces Français déchirés, la propagande royale misa sur un élement qui pouvait unir tout le monde, l’existence d’un «  génie français  ». Un génie qui se serait exprimé autant par la création artistique, que par les sciences, etc.. et qu’il était plus aisé de développer alors, voire même de perfectionner.. Des thèmes qui étaient à la base de l’idéologie du progrès, à laquelle tous les régimes politiques adhérèrent au XIXe siècle puisque fédérateurs, cultivant ainsi et toujours cette «  particularité française  ». Par ailleurs, au même moment on vidait le Louvre, par la restitution de plus de 6000  œuvres pillées, lors des guerres napoléoniennes.  Dans ce contexte, fut entreprit une véritable politique culturelle devant prouver l’existence antérieur de ce «  génie  ». Le Louvre servit de pierre angulaire à ce courant. Car en plus de rassembler les œuvres françaises au Louvre, qui devint par ce biais le temple de la création française, fut commandé par le pouvoir des peintures devant illustrer les grands moments de ce «  génie  ». Ce fabriqua ainsi, peu à peu, deux récits  : celui de la «  civilisation française  » née de toutes les autres «  civilisations  » et que le Louvre allait désormais protéger, et celui d’une histoire de France en peinture, figurant les grands moments qui firent la gloire de cet état depuis ses origines, récit qui sous Louis Philippe sera définitivement installé au château de Versailles.

Parallèlement à cela, la monarchie entendit préserver ses principes moraux, ses valeurs, qui restaient catholiques. Elle développa ainsi tout un imaginaire d’avant le temps des hérésies, des luttes diverses et variées entre Français pour faire oublier les guerres civiles et les autres. Par l’intermédiaire des valeurs chevaleresques qui correspondaient si bien à l’idéal monarchique, on exalta aussi ce qui fut nommé l’esprit français. Et pour illustrer cette idée, il fut recherché dans le passé des figures qui auraient rassemblé en elles toutes les valeurs humaines et spirituelles encouragées par le nouveau régime. On trouva certes des capitaines, mais il fallait un souverain pour mieux assoir l’idée. Le chevalier Bayard, dont la popularité avait été remarquable depuis le début du XVIIe siècle, n’avait jusque là jamais été attaché à François Ier  ; on préférait se souvenir de lui sous le règne de Louis XII. Quant à François Ier, il avait été déclaré mauvais roi depuis le règne d’Henri IV, pour ses guerres perdues en Italie, justement, mais aussi pour sa prétendue légèreté et sa soumission aux femmes. Reste que l’homme avait fait bâtir des châteaux toujours debout et que l’on commençait à les restaurer. C’est alors qu’on se souvint de l’épisode de l’adoubement du roi par Bayard inventé par Symphorien Champier en 1525, et qu’il situa au soir de la bataille de Marignan. La popularité de l’un aida à la réhabilitation de l’autre. Par ce qu’il avait laissé à la France comme bâtisseur, mais aussi par son esprit chevaleresque recréé qui impliquait bravoure toujours indispensable, et le souvenir du faste d’une cour qu’il avait considérablement augmenté, preuve d’un état prospère, il devint rapidement un excellent roi, digne de servir de modèle au nouveau régime, incarnant à lui seul ce génie français. Ses frasques sexuelles devinrent de la galanterie civilisée, et ses dépenses, de la magnificence. Son temps fut redécouvert, les artistes de son époque sortirent de l’oubli. Tout cette mythification de cette époque va littéralement faire oublier, ou au moins rendre secondaires, ses échecs politiques et impérialistes. L’idée fut continuée sous la monarchie de Juillet et les autres régimes ensuite. Et fut inventé, toujours en rapport avec cette idéologie du progrès, ce temps de "renaissance", celle d’une nouvelle prise de conscience de l’Homme par rapport à son destin. L’historien Jules Michelet fut celui qui constituera le mieux ce concept, qui vit toujours. Alors certes, les guerres d’Italie dans ces nouveaux livres d’histoire ne seront pas oubliées, mais elles ne seront plus expliquées, justifiées, elles deviendront un décor pour argumenter cette révolution. Elles ne seront considérées que comme l’étincelle qui fit naître la «  Renaissance  », un prétexte,  et vont peu à peu disparaître de l’imaginaire collectif au profit d’un temps d’élévation de l’homme vers sa perfection. Les Français, dans cette affaire étant bien évidemment supérieurs aux autres, d’où l’invention à la même époque de la notion de «  civilisation française  » dont nous avons parlé tout à l’heure. Ce temps de guerres, de violences et d’échecs, mué en une nouvelle naissance devint un moment crucial et positif de l’histoire de France et des Français.

 

Pour le coup c’est une construction de récit politique, mais vous, avec votre regard d’historien, dans quelle mesure pensez-vous que c’était une manipulation des faits, et dans quelle mesure y a-t-il eu du vrai là-dedans ?

Il y a du vrai. Quand Louis XII arrive en Italie, il récupère toute la bibliothèque de Pavie. Les bibliothèques Sforza et Visconti sont à Paris, il faut le savoir... Il y a aussi tout l’imaginaire antique qui avait été délaissé et qui renait non pas seulement parce que les rois de France partent en Italie, mais aussi parce que cela convient parfaitement à leur propagande impériale, et peut illustrer visuellement la théorie des transferts des empires. Par ailleurs, la découverte des jardins, d’une autre forme d’architecture à influencée une forme de création en France, c’est incontestable. Par ailleurs, il ne faut pas oublier que l’Italie était ravagée, et tout peintre, architecte, jardinier avaient besoin de commanditaire ou de mécène pour vivre. La France était un pays vaste et riche,  certains italiens ont été appelés, d’autres sont venus tenter leur chance.  Mais cette vague n’est pas si importante. Par ailleurs, l’idée de la collection a toujours existé. Elle était la preuve soit d’une érudition, soit d’un haut niveau de vie ou d’une élévation sociale.  Des Français ont enrichis leurs collections, certes, mais essentiellement des nobles, et souvent par le pillage, plus rarement par la commande ou l’achat. Mais ce sont des choses, je le répète extrêmement secondaires au regard de l’action politique.

 

Charles Quint a-t-il été un prince plus intelligent que la plupart des rois de France de cette époque ? Doit-on d’abord à son caractère l’échec de ses ambitions de constituer un empire chrétien universel et durable, à supposer qu’il l’ait eue ?

le mystère Charles Quint

"À supposer", comme vous dites en effet. Entre des thèmes de propagande qui justifient des levées d’impôts, des guerres et des conquêtes, et la réalité il y a parfois un monde. Mais ce fut pareil pour les Français : les rois qui se voulaient-ils eux aussi empereurs universels, y croyaient-ils vraiment ? Je ne sais pas et ne faisons pas de politique fiction...

Charles Quint était-il intelligent ? Je n’en sais strictement rien. Il se trouve qu’il a bénéficié dans sa vie de jeune homme d’une chance immense. En héritant de l’Espagne, puis en se faisant élire roi des Romains, il a presque sans rien faire acquis une puissance colossale, en Europe et de l’autre côté de l’Atlantique. Je pense qu’il était très bien conseillé. Comme je l’ai dit précédemment, les Allemands savent vivre dans des États composites alors qu’en France, avec cette idée d’unité territoriale et de centralisation du pouvoir monarchique l’imaginaire n’est pas le même. Les conquêtes impériales n’étaient pas moins autoritaires que les conquêtes françaises, mais les compromis que Charles Quint accepta pour conserver ses conquêtes furent bien plus grands que ceux envisagés par les Français.

Quant à cette idée de monarchie universelle, la propagande tant en France que dans l’empire, elle l’a entretenue dès le départ. Pour Charles Quint, elle se développa après son élection de 1519, puis après sa victoire à Pavie et la défaite de François Ier (1525), et le sac de Rome (1527) et d’avantage encore jusqu’à son couronnement comme empereur. N’oublions pas que coup sur coup Charles Quint était parvenu à mettre à genoux ses principaux rivaux chrétiens François Ier et Clément VII. Ces deux là vont ensuite, par un réflexe de survie, s’allier (la ligue de Cognac, etc...) sans plus de résultat. Il est un fait incontestable, en 1530, lorsqu’il se fait couronner empereur, Charles Quint est l’homme chrétien le plus puissant du monde et le rêve de la monarchie universelle sous son contrôle, une possibilité avec laquelle ses publicistes ont su jouer alors très intensément. Mais, dès 1531, il fera de son frère Ferdinand un roi des Romains. Dans le même temps, il donnera à sa sœur, Marie de Hongrie la régence des Flandres, en remplacement de leur tante Marguerite d’Autriche, décédée. Puis, dès qu’il en aura l’âge donnera à son fils Philippe II les Flandres et l’Espagne. Finalement, il n’y aura pas d’empire universel sous un seul homme. Politiquement et sur le plan matériel, ce n’est pas tenable. En revanche, le partage de cet immense territoire entre une même famille fonctionna. En fin de compte, le résultat de ces guerres d’Italie est bien là : c’est maintenant une famille, les Habsbourg, qui domine l’Europe chrétienne, avec à sa tête Charles Quint, soutenu par son frère, sa sœur et son  fils ; une domination qui va durer plus d’un siècle.

 

Mais donc, je reviens là-dessus, face à cette rivalité amère, et alors que les Tudor n’avaient plus vraiment d’ambition territoriale en France, on ne pouvait pas s’entendre avec les Anglais, même si de puissance moindre ?

Tout de même, dans les années 1520, Henri VIII rêve toujours de revenir en France. C’était sans doute impossible à faire, mais il pouvait y croire. La reprise de Calais par les Français en 1558 est restée dans le coin de la gorge de Mary Ière  puis d’Elizabeth Ière. Les ententes quand elles ont eu lieu ont toujours été ponctuelles, encore une fois parce que la puissance anglaise d’alors était secondaire. L’historiographie récente  a mis Henri VIII au même niveau que les autres, un peu comme on a fait pour certains intellectuels de ces temps.  Par ailleurs, Henri VIII, François Ier et Charles Quint ont tous eu de très longs règnes. Mais je le redis, l’Angleterre ne peut alors, par ses moyens et par ses hommes, qu’être un soutien. Elle a très bien joué ce rôle du reste, et  fit capoter à chaque fois les ambitions de l’un et de l’autre, un peu comme la papauté au même moment. Mais elle n’a rien gagné non plus. Ce n’est qu’avec la guerre contre l’Écosse, sous Elizabeth Iere que ce royaume prit une autre dimension. Notez qu’à la fin de sa vie (une fin de vie qui n’était pas prévue) Henri II envisageait très sérieusement une invasion de l’Angleterre et placer Marie Stuart à la place d’Elizabeth... Mais voir les rois de France quitter l’Italie pour mettre la main sur l’Angleterre et l’Écosse n’était pas du tout, non plus, dans l’intérêt de Philippe II...

 

La guerre de Cent-Ans n’était pas encore complètement terminée donc...

Tout cet imaginaire fait de rancunes et de rivalités va durer jusqu’au XXème siècle.

  

L’Italie n’a pas été unie sous bannière italienne avant la moitié du XIXe siècle. Les plus grandes occasions manquées en la matière sont-elles à rechercher du côté de l’État pontifical ?

le pouvoir temporel du pape

Non parce que les papes de l’époque, Jules II et Léon X, ont tous caressé cette idée d’une possibilité d’unification de l’Italie sous la papauté. Elle avait pour elle ce pouvoir spirituel grâce auquel elle a pu menacer ces rois français qui cherchaient à la déstabiliser. Quand Charles Quint prendra en main, soit sur le plan militaire, soit sur le plan diplomatique, cette péninsule italienne, son souci sera aussi de limiter cette puissance pontificale. Non pas en cherchant à amoindrir le pouvoir spirituel du pape, dont il eut besoin pour se faire couronner empereur, mais en lui interdisant ses prétentions expansionnistes.

Nous évoquions tout à l’heure l’Angleterre qui avait empêché l’un et l’autre en tant qu’arbitre ou soutien temporaire à une des deux puissances, et bien la papauté a fait la même chose. Elle a entravé les ambitions de Louis XII qui, sans cela, aurait bien pu réussir son pari. Et par ce pouvoir spirituel, elle a aussi empêché Charles Quint de dominer complètement l’Italie. Mais là encore, ce dernier a été plus habile que les Français, qui se sont risqués à invoquer la validité même du pouvoir spirituel du pape, principalement sous Jules II, en envisageant de le déposer par un concile. L’empereur a lui mis le doigt sur le pouvoir temporel qui était toujours discutable : tout le monde savait alors que la donation de Constantin (en vertu de laquelle Constantin Ier était censé avoir donné l’imperium sur l’Occident, ndlr) était un faux, et les dons territoriaux faits à la papauté dataient essentiellement de Charlemagne, donc de l’Empire. Si Charles Quint a laissé à la papauté son territoire, il a également circonscrit les prétentions temporelles de la papauté. L’erreur française, celle de Louis XII en particulier, fut de vouloir jouer avec le feu du pouvoir spirituel : on prétendait pouvoir changer de pape à sa convenance. Il faut dire aussi que Charles Quint eut des papes bien plus souvent favorables à l’Empire qu’à la France dont ils limitèrent, même alliés les possibilités dans la péninsule. Les Français n’étaient acceptés que comme libérateurs, non comme conquérants.

 

Et donc, on peut considérer que, jusqu’au milieu du XIXè siècle, c’est en grande partie l’Empire, et notamment la Maison d’Autriche, qui va tenir l’Italie...

Incontestablement. Jusqu’à son unification, ce sont bien en effet les Habsbourg de la Maison d’Autriche qui vont dominer l’Italie.  Avec quelques nuances parenthèses toutefois : il y a eu l’époque napoléonienne,...

 

Cette question-là sera un peu plus fantaisiste. Dans une série de jeux vidéo, Assassin’s Creed, on déambule dans l’Italie de ce XVIè siècle et on peut rencontrer des personnages de l’époque, interagir avec eux : De Vinci, Machiavel, César Borgia, etc... Si vous pouviez faire un tour en ce temps-là, quelle question poseriez-vous à l’un des personnages de ce temps, quel conseil lui donneriez-vous ?

fantaisie historique

J’avoue que je serais très curieux d’aller voir Louis XII ! Parce que finalement, il a été le plus malin et le plus brillant. Il s’est conduit de manière très autoritaire, personne ne le conteste, mais il a eu une vraie intelligence  ; avec des publicistes, il s’est forgé une image de roi idéal, qui perdurera longtemps. J’aimerais essayer de comprendre ce temps que j’ai toujours eu du mal à concevoir, et qui détermina le début de la fin, pour l’historien, de la réussite de l’aventure impérialiste dans la péninsule. Ce temps où il s’attaqua au pouvoir spirituel du pape, en essayant de le faire déposer par un concile, emportant avec lui un Maximilien Ier qui rêva alors de porter la tiare. Parce que fut un échec, tant en France qu’en Allemagne, il n’en fut guère parlé de cette union franco-allemande où l’un le Français se ferait empereur, et l’autre, le Germain se ferait pape. C’est comme un trou noir dans l’Histoire de cette époque, qui pourtant fut essentiel. Là serait ma curiosité. Les autres ? Pas vraiment...

 

Quels sont vos projets, vos envies pour la suite ?

Le projet est déjà bien entamé, c’est un travail sur Charles IX qui permettra définitivement de conclure les guerres d’Italie. En 1559, les Italiens croient que les Français vont revenir, ils le croiront longtemps d’ailleurs. On va finalement passer d’une succession de guerres expansionnistes à une succession de guerres civiles. Je voulais travailler sur Charles IX depuis longtemps, parce que sans lui, on ne peut pas travailler sur d’autres personnages, notamment les Guise. Après, je travaillerai sur d’autres sujets. Et comme je vous l’ai dit, j’ai aussi envie de me pencher sur ces notions si actuelles de nation, et d’empire...

 

J’espère bien évoquer ces sujets avec vous en temps voulu ! Un mot pour conclure ?

Je n’ai jamais su faire de conclusion de ma vie, ça va être difficile (rire). Je vous laisse libre de la faire !

 

Didier Le Fur

 

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6 décembre 2022

Vincent Delareux : « Aujourd'hui, ma plume est publique, c'est ma victoire ! »

Alors qu’on entre, doucement mais sûrement, dans cette période des fêtes propice à se poser un peu, peut-être à lire de la littérature (jamais une mauvaise idée !), je souhaite vous faire découvrir aujourd’hui un roman, Le Cas Victor Sommer (Éd. de l’Archipel), et tout autant son auteur, le jeune Vincent Delareux. Dans cet ouvrage, vous allez rencontrer Victor Sommer, la trentaine, paumé, le suivre dans une intimité qu’il partage bien peu, et découvrir un peu des méandres d’un esprit torturé. Il y a du Norman Bates, de Psychose, dans le personnage, à l’évidence, mais ce qui est raconté surtout, et c’est là que l’auteur est fort, c’est un glissement presque universellement transposable, d’une stabilité précaire, illusoire, vers une implosion, voire une explosion aux effets catastrophiques. Quand Vincent Delareux nous parle de Victor Sommer, il parle aussi de lui, assumant la part d’autobiographie (limitée, ouf) du roman, et il parle à chacun de nous, parce qu’on peut tous, un jour, perdre pied. Je remercie l’auteur pour l’interview qu’il m’a accordée, pour ses confidences, et je recommande cet ouvrage : la plume est agréable, et le propos, riche, ne manque pas de maturité, et il ne manquera pas de faire réfléchir. Exclu, Paroles d’Actu, par Nicolas Roche.

 

EXCLU - PAROLES D’ACTU

Vincent Delareux : « Aujourd’hui,

ma plume est publique, c’est ma victoire. »

Le Cas Victor Sommer

Le Cas Victor Sommer (L’Archipel).

 

Vincent Delareux bonjour, merci d’avoir accepté de répondre à mes questions pour Paroles d’Actu. Avant de nous parler de Victor, raconte-nous un peu Vincent. Est-ce aussi facile de le mettre à nu lui plutôt que ce M. Sommer qui finalement n’a rien demandé à personne ?

Je n’ai pas de mal à me dévêtir. En fait, je le fais volontiers. Je ne suis pas pudique en matière de sentiments et j’exhibe à chaque coin de rue ce qui m’habite au quotidien  : tiraillements, colère, culpabilité… mais pas que  ! Je ne suis pas un monstre accompli, il me reste encore un peu de vertu (je crois).

 

Ce qui nous réunit au premier chef aujourd’hui, nos lecteurs l’auront compris, c’est ton roman, Le Cas Victor Sommer (L’Archipel). On peut dire qu’il a déjà un peu fait parler de lui, même Amélie Nothomb en a dit du bien ! Ça a été quoi l’histoire de ce roman, de la première idée jusqu’à la dernière touche, je crois d’ailleurs  qu’il a eu un parcours d’édition un peu particulier ?

J’ai commencé l’écriture du roman à l’été  2019 sur mon portable. Nous étions en voiture, de retour d’une course dans la boue. J’étais souillé de la tête aux pieds. Ça tombait bien  : je m’attaquais à écrire la vie d’un pauvre bonhomme englué dans le vice, dépravé malgré lui.

Je l’ai rédigé en six mois, l’ai relu et retravaillé plusieurs fois, avant de l’envoyer à une cinquantaine de maisons d’édition. N’essuyant que des échecs (agrémentés quelquefois de mots très encourageants), je me suis auto-édité chez Librinova à l’été 2020. Puis, en février 2021, surprise : je décroche le Prix des Étoiles (prix organisé par Librinova). Nous étions 1 666 en lice. Je n’en suis toujours pas revenu.

Puis Virginie Fuertes des Éditions de l’Archipel m’a repéré. Nous avons signé le contrat fin 2021, pour une publication en mai 2022. Depuis, mon éditrice est devenue une personne centrale dans ma vie.

 

À la lecture, on note la richesse de ta plume. Écrire, c’est quelque chose qui t’est naturel depuis longtemps ? Qu’est-ce que cet exercice t’apporte : est-ce qu’au delà de te plaire c’est quelque chose qui te fait du bien  ?

Le compliment sur ma plume me touche. Je ne m’attendais pas vraiment à ce que les lecteurs relèvent une telle qualité. D’ailleurs, j’étais persuadé que le roman ne parlerait à personne, ou presque. Heureusement, je me suis trompé. J’en suis le premier surpris.

Disons les choses comme elles sont : j’ai commencé à écrire pour les autres. Ou plutôt contre les autres. J’ai grandi dans un environnement où l’on taisait beaucoup de choses et où le fameux «  vivons cachés, vivons heureux  » était une ligne de conduite. Ne pas faire de vague, ne pas parler de soi. À la fin de l’adolescence, j’ai rejeté cet impératif. Aujourd’hui, ma plume est publique : c’est ma victoire.

Je n’ai pas de mal à exprimer mes sentiments, à les coucher sur le papier. Cela m’est naturel et même indispensable. Je ne suis pas de ceux qui se taisent – malheureusement pour mon compagnon, qui subit ma loquacité avec beaucoup de courage.

 

Je ne raconte pas l’histoire du roman, mais quelques bribes. En gros, quatre personnages, Victor la trentaine qui habite seul avec maman dans… une vieille maison  ; la maman de Victor donc  ; le psy de Victor qui est peut-être un peu plus que juste son psy  ; et cette fille que Victor va retrouver après des années de parfaite indifférence. Bon, ça ne s’invente pas tout ça, est-ce qu’il y a une part de toi dans tout ce récit  ? Pas trop de toi dans Victor quand même, enfin on espère… Et sinon, tout va bien avec ta maman... ?

Les lecteurs s’inquiètent beaucoup pour ma mère, c’est vrai. Disons que Victor, c’est moi – ou plutôt, c’est ce qu’il y a de pire en moi. J’ai extrait mes vices les plus profonds et en ai fait un personnage. Pour autant, je ne suis pas coupable de ses méfaits, rassurez-vous.

 

La psychothérapie tient une place importante dans la vie de Victor, pour essayer de lui faire retrouver comme un semblant d’équilibre. Cette démarche-là c’est quelque chose qui te parle  ?

Je suis en analyse depuis quatre ans et cette thérapie m’a appris une tonne de choses sur ma famille et moi. Je suis très investi dans ce travail et ai beaucoup avancé. Guérit-on pour autant de ses névroses ? Probablement pas. Le simple fait de conscientiser nos souvenirs refoulés ne suffit pas à guérir d’un coup. Mais on apprend beaucoup lorsqu’on est impliqué dans ce type de thérapie. La psychanalyse et l’écriture sont les deux démarches qui m’ont le plus apporté, à ce jour.

 

La question de la quête des origines est très présente dans le roman, pourquoi  ?

Parce que c’est la question suprême et universelle. Tous les peuples sous toutes les latitudes et à toutes les époques se la sont posée. L’angoisse de nos débuts est au moins aussi pesante que celle de notre fin. J’ai fait plusieurs dépressions profondes à cause de ces questionnements existentiels, car je les savais insolubles et ne pouvais me résoudre à ne pas savoir. Puis j’ai fini par accepter d’être ignorant. L’apaisement a suivi, et cette paix, quand vous l’atteignez, est puissante.

 

Là encore j’essaie de ne pas trop en dévoiler, mais on peut découper à mon avis le récit en trois parties, trois tranches du parcours de notre héros si on peut l’appeler comme ça : la routine calfeutrée dans l’ombre, le difficile apprentissage de la lumière, puis l’abîme sans nuance. De quoi ton histoire est-elle le récit ? Ils sont nombreux à ton avis les Victor, ces gentils paumés de la société pouvant péter un câble sans crier gare ?

Ce découpage en trois parties était en effet mon idée. On commence par l’ombre du néant et l’on finit dans l’abîme. C’est peut-être pour cela qu’Amélie Nothomb rapproche le roman de la Bible. Sauf que Victor n’est pas un Christ, même s’il aimerait l’être. (N’est pas Messie qui veut !)

Bien sûr qu’il y a un tas de gens paumés, et j’en suis. Bien sûr que beaucoup peuvent dérailler. D’ailleurs, tout le monde le peut. La psychanalyse ne dit pas autre chose, je crois. Nous refoulons notre bestialité depuis que nous vivons en société. Je ne dis pas que c’est mal, évidemment ; je constate simplement. Quelquefois, l’instinct reprend le dessus et la violence resurgit. C’est fâcheux, parfois désastreux, mais cruellement naturel.

 

Il y a dans le livre ce running gag qui n’en est pas un, tous les matins Victor suit la même routine, il va chercher le journal pour sa mère et se voit toujours accueilli par un vendeur froid qui lui donne invariablement un "Bonjour, Monsieur" des plus impersonnels. C’est un ressenti bien ancré en toi  : aujourd’hui peut-être davantage que par le passé, la plupart du temps, pour peu qu’on ne soit pas doté de qualités particulièrement notables, on est ombre parmi les ombres  ?

Tout le monde ou presque rêve de s’élever en société. Il y a ce fantasme de monter pour briller. Ce fantasme est le mien, je ne m’en cache pas (quitte à vous dire des vérités, autant étaler les plus crasseuses). On rêve de réussite, de gloire, de reconnaissance, d’approbation. Hier, on allait au bal avec de beaux bijoux  ; aujourd’hui, on a toujours de beaux bijoux, mais on les poste en stories Instagram. C’est plus commode et ça demande moins de temps, vous me direz. On fait ce qu’on peut pour s’extirper de l’ombre, pour être plus qu’un «  monsieur  » fade et sans intérêt.

Je ne crois pas que cette envie soit absolument mauvaise. On peut s’élever sans trop nuire. Il me semble que la littérature est un bon moyen de tenter une échappée : on fait porter sa voix tout en nourrissant nos lecteurs du meilleur texte possible. C’est donnant-donnant.

 

Quel regard portes-tu sur ce personnage autour duquel tout tourne et qui quand même, est assez fascinant, à sa manière…  ?

Victor est misérable. C’est un rat. Non, moins que ça  : l’ombre d’un rat – qui, pourtant, se rêve en Dieu. Je ne crois pas qu’il soit si méchant, cependant. C’est un prisonnier avant tout. Son plus grand tort est de ne pas avoir su s’affranchir de l’autorité maternelle. Être sous le joug d’une mère tyrannique, ça finit par aigrir. On ne peut pas sortir indemne d’une telle relation.

 

Amélie Nothomb parle d’un mix entre Psychose et les Évangiles, c’est justement vu, il y a aussi on l’a dit  En thérapie qui n’est pas loin. Qu’est-ce qui, pour ce roman en particulier, a pu t’inspirer, que ce soit dans la culture ou même dans l’actu  ?

L’Étranger d’Albert Camus m’a marqué par son narrateur marginal, coupé des usages de la société et condamné pour cette raison. On notera que «  Sommer  » est l’inverse de «  Meursault  » à l’oral.

Psychose m’a forcément influencé, mais en toute sincérité, je ne le savais pas. Ça peut paraître fou, mais j’avais complètement occulté ce film de bout en bout. Je ne me rappelai même pas le dénouement. La plupart de mes influences sont inconscientes, quand j’écris.

 

Si tu pouvais intervenir à un moment de l’histoire, n’importe lequel, quelle interaction essaierais-tu d’avoir, quel conseil donnerais-tu à Victor ?

Je ne lui donnerais pas de conseil. Sa mère lui en a suffisamment donné. La moindre parole de ma part ne ferait qu’empirer son infantilisation.

 

On en parlait tout à l’heure, à un moment du récit, dans sa phase d’ouverture à la lumière, Victor retrouve une fille camarade de cours qu’il n’avait pas vue depuis des années  : elle avait alors un physique ingrat et est devenue jolie mais toujours aussi peu sûre d’elle… Je voulais te demander pourquoi, alors que tu aimes les garçons, tu n’as pas choisi de lui faire rencontrer (assumons le jeu avec la chanson d’Aznavour jusqu’au bout) un Eugène en lieu et place d’une Eugénie ? Est-ce que ça tient au fait qu’une femme, ça créait une rivalité avec sa mère et un cas de conscience plus intense pour Victor  ?

Je n’ai pas envisagé de lui faire rencontrer un homme. Ça ne m’a pas effleuré l’esprit. Je cherchais peut-être à me distancier de Victor, car il m’aurait alors trop ressemblé. Mais dans le fond, aime-t-il vraiment les filles, ou son attirance pour Eugénie découlerait-elle d’une simple envie d’outrager Maman  ? Eugénie ne serait-elle pas qu’un objet de transgression  ? Un moyen d’écarter une mère encombrante…  ?

 

Avec le recul des mois qui se sont écoulés depuis la parution de ce livre, quel bilan en tires-tu, et qu’as-tu retenu des retours que tu as pu en avoir  ?

J’en tire de la joie. Les lecteurs aiment le roman, le recommandent et l’offrent. Mieux encore : ils attendent la suite avec impatience. Une remarque revient dans presque tous les avis : il y a dans Le Cas Victor Sommer une véritable «  atmosphère  », épaisse et pesante. C’est ce que je voulais et visiblement, c’est réussi. Je ne demandais pas mieux !

 

Quel post-it de libraire ferais-tu pour vanter les mérites de ton roman, en essayant d’être aussi objectif que possible ?

 

Post it Delareux

 

Tes coups de cœur littérature (ou culture tout court, tiens) récents ?

J’ai adoré Gabrielle ou les infortunes de la vertu de Catherine Delors. Cette auteure est une véritable femme de lettres, très calée en histoire et brillante de manière générale.

 

Gabrielle ou les infortunes de la vertu

 

Les livres que tu aimerais inciter tous ceux de ton âge à lire au moins une fois ?

Dix petits nègres (désormais Ils étaient dix) d’Agatha Christie car c’est un roman qui plaît et parle à tous : il y a l’action, le suspense et une réflexion morale très intéressante dans ce livre. Cet ouvrage ne prend pas la poussière : on l’aime aujourd’hui comme on l’aimait au siècle dernier. Agatha Christie, de manière générale, apporte réconfort et douceur sans pour autant masquer la brutalité du monde. Elle m’a plus d’une fois sauvé de l’angoisse.

 

Notre époque est-elle à ton avis plutôt plus favorable que les précédentes pour un jeune auteur qui voudrait percer, ou bien au contraire serait-ce plus compliqué d’émerger et de se distinguer dans une marée de publications ?

Il y a du pour et du contre. L’auto-édition est un bel atout pour nous autres, jeunes auteurs d’aujourd’hui. J’ai choisi cette voie dans un premier temps, et je n’ai même pas fait mes preuves par les ventes, car avant de gagner le Prix des Étoiles, j’avais vendu 16 exemplaires numériques seulement. Il est rassurant de constater que la qualité d’un texte est encore valorisée de nos jours et que l’on ne mise pas uniquement sur la quantité d’exemplaires vendus.

 

Quels sont tes projets, et surtout tes envies pour la suite Vincent ? Un nouveau roman en route ?

Mes deux prochains romans sont prêts, et beaucoup d’autres projets grouillent dans mon crâne. Jusqu’à 2024, nous continuerons dans la lignée des Sommer. Chaque roman sera autonome (pas besoin de lire l’un pour lire l’autre) mais les livres se compléteront. J’envisage mes livres comme les membres d’une famille.

 

Comment te vois-tu dans 10 ans ?

Sur le plateau de La Grande Librairie. Après tout, il faut avoir de l’ambition !

 

Augustin, si vous nous lisez... On te le souhaite avant dix ans ! Un dernier mot ?

Maman va bien.

 

Vincent Delareux

 

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21 novembre 2022

Alain Wodrascka : « Barbara était en couleur, il faut arrêter de la voir en noir et blanc ! »

On commémorera ce 24 novembre les 25 ans de la disparition de Barbara. Elle était déjà évoquée il y a quelques jours sur Paroles d’Actu lors de l’interview avec Jean-Daniel Belfond, patron de L’Archipel et amoureux de la "longue dame brune". Je vous propose ce nouvel article, fruit d’un long entretien daté du 15 novembre avec le biographe et chanteur Alain Wodrascka, qui vient de publier tout récemment Barbara - Un ange en noir (Éditions City). Barbara, lui aussi la connaissait bien, il l’aime depuis plus de 40 ans, et celle qu’il nous dépeint ici s’éloigne un peu de l’image qu’on peut en avoir habituellement. Car il est vrai que les extraits qu’on nous présente souvent datent du temps de la télé en noir et blanc, alors qu’elle est partie en 97 et qu’elle a été très active entre-temps...

Il faut dit-il rendre à cette Barbara qu’on voit toujours en noir et qu’on croit toujours sombre, sa part de couleur et de fantaisie qui était réelle. En somme, la femme complexe et contrastée qu’elle était, tout sauf monochrome. Il nous présente aussi une Barbara aimant jouer de son image, convoquant volontiers y compris dans son art, l’imagerie gothique, aimant provoquer aussi : un peu la grande sœur de Mylène Farmer. À lire, entretien rendu tel quel, tout comme l’ouvrage de Wodrascka, pour connaître le regard personnel d’un passionné, et se saisir peut-être d’une part supplémentaire de la vérité d’une Barbara qui inspire toujours le mystère... Exclu, Paroles d’Actu, par Nicolas Roche.

 

EXCLU - PAROLES D’ACTU

Alain Wodrascka: « Barbara

était en couleur, il faut arrêter

de la voir en noir et blanc ! »

Barbara un ange en noir

Barbara - Un ange en noir (Éditions City, novembre 2022).

 

Barbara est morte il y a 25 ans, vous vous souvenez de ce moment-là ?

Il y a les histoires de biographe et les histoires personnelles. Je n’y ai pas cru, c’était tellement violent... Et je n’en rajoute pas : ça a été pour moi, un des décès les plus difficiles à accepter. Il y a eu une annonce en deux fois. La veille de son décès, on a préparé le terrain en annonçant qu’elle n’allait pas bien. La veille, je n’y croyais pas. Je ne pensais pas que c’était possible, qu’elle puisse mourir...

 

 

Quelle est votre histoire avec elle ?

Je l’ai connue le 11 février 1984, j’étais très jeune et je lui avais envoyé une cassette. Et pour être précis, en 1990, elle m’avait aidé personnellement parce que je n’étais pas dans une période très facile, et elle a contribué à m’en sortir, en me téléphonant tous les jours, et en me disant des phrases qui me sont restées. Une en particulier est restée gravée en moi : "On traverse tous des couloirs, mais il ne faut pas aller contre les couloirs, il faut aller avec les couloirs".

Elle m’a été d’une aide précieuse à ce moment-là. Rôle artistique aussi, elle s’est penchée sur mes chansons, parmi les premières. Quand j’ai vraiment compris qu’elle n’était plus là, j’ai réellement eu l’impression que la vie s’arrêtait, et que tout ce qu’elle m’avait dit était faux, parce qu’elle partait. Pour moi, et je suis prudent dans ce que j’affirme, d’ailleurs je n’affirme rien, c’est un départ volontaire. D’où l’aspect impossible, parce que je l’ai pris comme ça, sensiblement, instinctivement. Tout ce qu’elle avait pu me dire ne tenait plus debout...

 

Aucun des éléments qu’on a connus depuis ne vous a fait dévier de cette conviction personnelle ?

Quel que soit le motif médical, il me semble que c’est l’interruption volontaire d’un chemin. On peut parler de décongélation d’un mauvais surgelé, mais pourquoi à ce moment-là ? C’était une femme hors du commun et une très grande artiste : avec Véronique Sanson, elle est en France la principale femme auteur-compositeur-interprète avec un répertoire et un style. Je parle vraiment de ces femmes qui ont apporté une musicalité et un langage. Il n’y a que ces deux-là, je crois. On peut dire qu’elles sont les deux femmes-piano de la chanson et de la pop actuelles. Parce que Barbara était aussi une chanteuse pop : à partir des années 1970, elle a changé de cap, trouvé une musicalité nouvelle, en travaillant avec William Sheller, François Wertheimer, etc... Et Jean-Louis Aubert sur son dernier album. C’est quelqu’un qui suivait les nouveautés musicales.

 

 

Elle était exceptionnelle du point de vue de l’intelligence, de la carrière. Pour moi, et ça va peut-être étonner, une de ses héritières c’est Mylène Farmer. Pourquoi ? Parce que la stratégie de communication est la même : on nourrit le mystère, et ça a toujours marché chez l’une et l’autre. Barbara était totalement pionnière en la matière : hormis elle, personne ne se serait permis, en 1987, de faire une rentrée au Châtelet sans affichage. Mylène Farmer n’a rien copié, simplement, ce qu’elle a fait en matière de stratégie de communication a fonctionné et nourri le mythe, comme Barbara. Ce sont deux femmes qui conjuguent un aspect intime et une forme de provocation élégante. Bref, Barbara était très importante pour tout le monde. Sa façon de respirer, c’était de chanter. Par manque de chance, comme Maria Callas en son temps, elle a perdu son organe - quand on chante de l’opéra c’est encore pire, parce qu’on ne peut pas s’amuser à chanter l’air d’opéra sans avoir la technique. Mais Barbara a malgré tout chanté pendant 15 ans à peu près avec une voix malade, et arrivé à un moment, ça n’a plus du tout été possible de chanter. Donc, par rapport à l’importance fondamentale qu’elle accordait à la chanson, dont elle ne pouvait plus faire usage, il était un peu normal qu’elle s’en aille. Parce que c’était sa vie... Elle a essayé de faire des mémoires, ça a duré un certain temps, puis elle est partie...

 

 

Pourquoi cette nouvelle bio, qu’apporte-t-elle ? Et pourquoi ce titre, "un ange en noir" ?

Ce sont les 25 ans, donc c’est important de penser à elle. Ce n’est pas moi qui ai trouvé ce titre, mais l’éditeur. Je l’ai trouvé bien. Un "ange en noir", ça fait forcément référence à L’Aigle noir. Mais je pense aussi à la mythologie de Federico Garcia Lorca, à ses "anges noirs de la mort". Tout cela lui correspond bien. Elle n’était pas la seule à chanter en noir, Juliette Gréco l’a fait avant (elle avait trois ans de plus et a chanté très jeune). Gréco chantait en noir par rapport à Cora Vaucaire, parce qu’elle n’avait pas d’argent et que le noir était moins salissant que le blanc qu’arborait Vaucaire. Je pense que Barbara a chanté en noir au départ parce que c’était plus facile et plus pratique. Après, c’est devenu quelque chose de légendaire. Elle a dit plus tard après que ça n’était pas pour elle couleur de deuil, mais quelque chose d’élégant, d’érotique aussi quelque part. Et, avec le recul, on va s’apercevoir que ça correspond aussi à l’univers gothique. Barbara est une chanteuse gothique à mon sens, elle en utilise l’imagerie, celle qu’on retrouve dans la littérature du XIXè siècle, du Portrait de Dorian Gray au Dracula de Bram Stoker, tout ce mélange où l’art se marie à l’aspect maléfique. Barbara avait dans sa bibliothèque notamment des traités de magie noire, non qu’elle y croyait mais pour alimenter son personnage. Elle a arrêté la télé en 1975, j’étais petit à l’époque. Quand on la voyait chez les Carpentier à l’époque, entre Johnny et Sylvie Vartan, les enfants que nous étions avions très peur. Je regardais cette femme sur un rocking chair avec ce regard qui semblait jeter des sorts. Je crois que c’est une des raisons pour lesquelles elle a arrêté la télé : elle a su qu’elle faisait peur aux enfants.

 

Sur le fond et la forme, le noir c’est vraiment ce qui la caractérise, ou bien c’est plus nuancé ?

On en a beaucoup parlé. Elle est quelqu’un qui a exprimé les sentiments de l’être humain, et elle l’a très bien fait. Sentiments de bonheur, d’émotions. Dis, quand reviendras-tu ?, son premier succès, raconte l’absence. Il est question du tourment amoureux, mais aussi de la difficulté d’être avec Le Mal de vivre, de la solitude... Assez rapidement, les médias en ont fait une chanteuse "triste", pour prendre un mot un peu simpliste, et on a associé cela à la couleur noire de ses tenues. Pourquoi n’a-t-on pas retenu à ce point cette noirceur chez Juliette Gréco ? Sans doute L’Aigle noir, le plus grand tube de Barbara, a-t-il joué...

 

 

Peut-être aussi que Gréco jouait moins de l’ambiguïté de son personnage...

Oui c’est vrai. Elle chantait des choses diverses, mais on retient surtout d’elle des choses plus légères, plus malicieuses comme Jolie môme. Mais encore une fois, ce sont beaucoup les médias qui ont entretenu cela. Je me pose aussi cette question : chaque fois qu’on fait un bouquin sur Barbara, elle est toujours en noir et blanc. Je rappelle qu’elle nous a quittés en 1997. Michel Berger est mort en 1992, Daniel Balavoine en 1986, ce n’est pas pour autant qu’on les représente tout le temps en noir et blanc. Et quand on fait une émission, on nous colle toujours des archives des années 1960, de chez Denise Glaser généralement, donc en noir et blanc. On alimente un peu des clichés. Barbara est beaucoup plus complexe que ce que certains prétendent : Barbara est aussi en couleur ! Il y a du noir, mais il y a aussi du rouge, songez à ses lèvres rouge carmin, etc... D’ailleurs, si elle a arrêté de faire de la télé en 1975, il y a eu pas mal de concerts filmés, en couleur, par la suite.

 

Ce qui s’appelle alimenter une légende noire...

Oui, alors évidemment, elle aimait le noir, mais pour elle, c’était vraiment de l’ordre de l’anecdote.

 

La guerre est évoquée dans des chansons bouleversantes comme GöttingenMon enfance, ou Il me revient. En quoi ce temps-là l’a-t-il marquée ?

Forcément, quand on est né en 1930, on n’a pas pu échapper à la Seconde Guerre mondiale. Ça l’a d’autant plus marquée qu’évidemment, elle était juive. Sa guerre, ce fut une vie d’errance où il a fallu déménager dans la clandestinité avec ses parents : Marseille, Saint-Marcellin où elle est restée plusieurs années, Tarbes... Ce fut pour elle un déménagement perpétuel la nuit, avec des gens qui par bonheur ont été là pour protéger cette famille. Dans Mon enfance elle dit : "La guerre nous avait jetés là / Nous vivions comme hors-la-loi / Et j’aimais cela quand j’y pense". Les enfants aiment bien le danger dont ils n’ont pas complètement conscience, je pense que c’est dans ce sens qu’il faut lire ces mots. Elle évoque ici son séjour à Saint-Marcellin, dans le Vercors, où elle a été réfugiée avec ses parents, et cette chanson retrace son retour sur les "lieux du crime" si je puis dire. Cette maison-là, je suis allé la voir, c’est très émouvant parce que la chanson prend un autre sens quand on va la voir. J’étais aussi allé voir ses camarades de classe.

 

 

On peut considérer que c’est dommage, d’ailleurs, qu’on n’en fasse pas un musée Barbara ?

Vous avez raison. En revanche, Saint-Marcellin tenait un festival pour lui rendre hommage, je crois que c’est toujours d’actualité. Mais cette maison qui ne paie pas de mine pourrait bien devenir un musée en effet.

 

Il y aussi ces textes où le rapport au père est évoqué...

Il y a évidemment Nantes, le père y est évoqué sans que les choses soient vraiment claires. C’est l’histoire de ce père dont on apprend la disparition et qu’on va, la mort dans l’âme, enterrer dans une ville inconnue et pluvieuse. La chanson qui évoque les relations incestueuses, puisque c’est le sujet sur lequel vous m’interrogez, celle que Barbara a revendiquée comme telle, c’est bien Au cœur de la nuit. D’ailleurs elle a arrêté de la chanter sur scène, parce que personne ne comprenait. Mais on peut comprendre cette incompréhension, parce qu’il n’y a pas vraiment de clé si on ne sait pas... À propos de cette histoire : elle avait porté plainte, à l’époque, quand elle avait atteint l’âge de l’adolescence. C’est très rare, surtout à cette époque-là, les enfants victimes qui vont jusqu’à faire cela. Beaucoup de relations inappropriées et criminelles restent tues dans des secrets de famille. Ça n’a pas été son cas, elle a tout de suite eu ce réflexe de se défendre, d’aller voir les gendarmes pour en parler. Ils ne l’ont pas vraiment crue, mais en tout cas psychologiquement il y avait une démarche de survie. Tout le monde ne l’a pas crue en France, ce n’est qu’à partir de l’affaire Dutroux qu’on a commencé à prendre au sérieux tout ce qui était crimes sexuels contre l’enfance. Claude Sluys, qui a été son mari dans les années 1950, se destinait à la profession d’avocat tout en étant artiste. Il m’avait dit que lui-même n’y avait pas cru au départ, beaucoup de gens se posaient la question, mais les enquêtes menées ont confirmé la chose. À l’époque on ne croyait pas ce que les enfants racontaient...

 

 

Pour ce que vous en savez, elle s’était remise de ses blessures d’enfance ?

Je pense que personne ne se remet d’une chose pareille, ce n’est pas possible. Mais on peut composer avec. S’agissant de L’Aigle noir, elle-même n’a jamais confirmé qu’elle y évoquait l’inceste, mais comme le climat est le même que pour Au cœur de la nuit, je comprends bien qu’on puisse le prétendre.

 
Quel regard portez-vous sur le parcours d’artiste de Barbara ? Quelle est sa patte singulière dans le patrimoine culturel francophone ?

Le regard que je porte, c’est vraiment celui, encore une fois, sur une femme auteur-compositeur et interprète aussi, elle était une grande interprète. Elle conjuguait des qualités incroyables. Il y a un personne, une femme très belle avec un physique très particulier, une prestance, un charisme très forts. Sa voix aussi était très particulière, elle l’a travaillée au fil des années pour se libérer du chant classique - au départ elle avait fait des études de chant classique, ce qui sonnait un peu lourd dans les premières chansons. Elle s’est libérée de ce point de vue à partir des années 1970. Et elle était aussi un poète. Elle ne choisissait pas forcément la facilité, elle pouvait écrire paroles et musique en même temps. Elle n’écrivait pas non plus de la rédaction chantée, elle écrivait bien de la poésie. Écoutez Vienne. Gauguin. Nous sommes dans le sillage de Verlaine. Je peux citer quelques passages de Vienne : "Une vieille dame autrichienne / Comme il n’en existe qu’à Vienne / Me loge, dans ma chambre / Tombent de pourpre et d'ambre / De lourdes tentures de soie". C’est l’expression d’une poésie réelle, spontanée, lyrique et pourtant très simple. Son écriture est restée très simple, aussi par volonté. Elle ne voulait pas frimer avec l’écriture. D’ailleurs un éditeur a créé dans les années 1960 une collection consacrée aux chanteurs, on y trouvait Brel, Brassens, Anne Sylvestre. On a proposé à Barbara de faire partie de cette collection en 1968, elle n’était pas très chaude pour ça. L’appellation "Chanteurs poètes" est devenue "Chanteurs d’aujourd’hui", mais elle a refusé l’appellation de poète, alors qu’elle en était vraiment une. Il faut dire aussi qu’elle avait pu, grâce à son mari et à sa période belge, fréquenter pas mal de poètes surréalistes : si elle n’a pas fait d’études, elle a eu le bonheur de rencontrer des artistes prestigieux dans son jeune âge, et notamment ces poètes surréalistes.

 

 

D’ailleurs elle a chanté Aragon à ses débuts...

Oui tout à fait. Et il faut noter qu’elle a été aussi une vraie femme de scène, ça s’est exprimé de plus en plus et sa carrière a pris un nouvel essor à Pantin en 1981. C’était quelqu’un qui mettait sa vie en jeu, comme un Johnny au féminin. On l’entend pas trop, ça. Ses spectacles, avec elle derrière son piano, c’était vraiment des shows. Moi je l’ai vraiment découverte dans les années 1980, notamment au Châtelet en 87, puis à Mogador en 90, Paris encore en 93... Je suis allé la voir souvent à Mogador en 90, c’est là que j’ai eu ce petit accident de vie dans lequel elle m’a aidé. Elle avait acquis, notamment à partir des années 1980-90, un nouveau public de jeunes qui était très fan et exprimait son enthousiasme comme on savait le faire dans ses années. J’y suis allé notamment un dimanche, et je me souviens d’un groupe de gens de sa génération à elle qui était venu, et je les entendais râler parce qu’on n’entendait pas les paroles, se plaindre parce qu’on n’était pas "à un concert de rock"... À partir des années 80, on retrouvait chez Barbara une ambiance comparable à celle des concerts de rock. Sa musicalité n’était pas du rock, l’esprit si. Il y avait une énergie, une façon de se mettre en scène comme si sa vie en dépendait proches du rock plutôt que de la chanson française.

 

Et cette espèce de communion particulière entre elle et son public...

Oui, ce genre de communion qu’on trouve dans l’univers du rock, aussi. Mais clairement, ses derniers concerts étaient plus proches de Janis Joplin que de Gréco. L’évolution avait été extrême, ce qui explique aussi que certains aient été agacés, parce que ceux qui l’ont vue à Bobino, bien sagement assis, ne retrouvaient plus cette ambiance : les rappels commençaient à partir de la cinquième chanson... Moi j’adorais ça, elle sortait du cadre, un peu provocatrice et insolente aussi par rapport au métier. Ma plus belle histoire d’amour c’est vous, la chanson date de 66, enregistrée en 67, ça voulait vraiment dire qu’il y avait un lien, quelque chose de l’ordre de l’orgasme dans les concerts. Ce n’est pas juste un mot, une formule, il y avait dans cette communion quelque chose de l’ordre du sexuel, du sensuel. Pas très catholique si je puis dire !

 

 

Sa vie, c’est une source d’inspiration pour vous ?

C’est quelqu’un qui pouvait n’écrire que si elle avait vécu la chose. Elle prétendait en tout cas qu’elle n’avait pas d’imagination. Toutes ses chansons sont nées d’une histoire vécue. On retrouve des prénoms, des lieux (parfois ils sont inventés), des choses qu’elle a vécues, elle se racontait complètement. Vienne c’est l’exception confirmant la règle, elle n’y était pas allée, c’était une Vienne imaginaire suite à une crise sentimentale avec la personne avec qui elle était, elle avait besoin de prendre le large. Mais sinon, même la comédie musicale Lily Passion est liée à la réalité... On pourrait penser que c’est de la fiction pure, parce que ça met en scène une chanteuse et un meurtrier, mais c’est aussi autobiographique. D’ailleurs c’est assez amusant, on a plutôt eu tendance à prêter à Gérard Depardieu des séquences autobiographiques dans cet opéra-rock, alors que ça parlait plutôt de son vécu à elle. Il y a une chanson dans ce spectacle qui s’appelle Qui est qui et qui joue un peu de cette ambiguïté entre les deux personnages. C’est aussi une chanson sur l’ambivalence sexuelle, il faut dire qu’à l’époque elle était un peu une pasionaria des homosexuels et du Sida.

Je ne pense pas que Barbara ait été meurtrière (rire) mais quoi qu’il en soit, il faut raconter qu’elle a rencontré Jacques Mesrine à l’occasion d’une tournée qu’elle a faite avec son ami Jean-Jacques Debout en 1970 (elle était aussi l’amie de Chantal Goya). Jean-Jacques Debout avait eu Jacques Mesrine comme camarade de classe, et ils étaient restés amis proches. Il savait que Mesrine se cachait au Canada. Ils sont allés un soir dîner chez lui. À la fin du repas, Mesrine demande à Jean-Jacques Debout de chanter quelque chose, puis il demande la même chose à Barbara. Celle-ci lui a répondu qu’elle ne chantait pas sur commande, que ça n’était pas son truc... Et il menace de l’étrangler pour qu’elle chante. Jean-Jacques Debout est rentré en scène pour essayer de le calmer, puis ils sont partis. Quelques jours plus tard, pour se faire pardonner, Jacques Mesrine est venu dans la loge de Barbara lui apporter une rivière de diamants. Elle n’a pas osé la lui rendre (rire), il faut dire qu’elle avait eu une vraie frayeur, elle en a finalement fait profiter quelqu’un de sa famille qui était dans le besoin. Voilà l’histoire. Jean-Jacques Debout est quelqu’un d’adorable qui a vécu des choses incroyables.

 

 

Ce qui est bien avec ce genre d’histoire, c’est qu’elle casse un peu plus l’image trop sombre de Barbara...

Oui, c’est bien parfois d’éclaircir un peu le personnage, on dit tellement de choses sur elle qui ne sont pas en couleur... On ne peut pas dire qu’elle était sinistre ou dépressive. Son côté gothique, c’est une esthétique artistique, pas de la tristesse. Est-ce qu’on dit que Mylène Farmer est triste ? Elle parle pourtant de choses parfois très provocatrices. Elles ont en commun de parler du suicide, de la mort... il y a une volonté de dire la vérité. Et la volonté de provocation, Barbara l’a aussi à coup sûr. Après, il est vrai que la musicalité est différente. Une chanson comme La Mort, de Barbara, une de mes préférées d’ailleurs, est complètement gothique. Sa musicalité est très étrange, il y a des accords de synthé, l’atmosphère incroyable... Mylène Farmer aurait très bien pu chanter ça, elle aurait sans doute mis une rythmique différente ce qui en aurait changé la couleur. Je pense que Mylène Farmer est l’héritière de Barbara. Peut-être sa seule héritière...

Son inceste, Barbara a essayé de composer avec, elle a même fait une chanson qui s’appelle Amours incestueuses, issue d’un album du même nom paru en 1972. À cette époque, les gens étaient beaucoup trop inconscients de tout ça, maintenant on ne pourrait plus appeler un album comme ça. Et dans cette chanson elle dit : "Les plus belles amours / Sont les amours incestueuses"... Je pense que c’était là une façon d’inverser le dramatique de son histoire. Parce qu’il faut bien le vivre, alors parfois on essaie de le sublimer. Barbara n’a fait qu’un clip, question de génération, mais ceux de Mylène Farmer sont très axés sur Eros et Thanatos, l’érotisme et la mort qui sont les deux pôles du gothisme qui sera très présent dans la pop anglo-saxonne, puis chez les punks. Barbara a été pionnière en matière de gothisme musical, mais effectivement ceux deux-là traitent des mêmes thèmes, et personne n’avait vraiment réfléchi à ça...

 

 

Et la vie de Barbara, c’est quelque chose qui vous inspire, vous ?

Une source d’inspiration je ne sais pas, mais les réponses par rapport aux problèmes, que j’ai entendues et intégrées. L’intelligence de son regard sur la psychologie, aussi. Souvent, il m’arrive de penser à ce qu’elle dirait par rapport à telle chose, lorsqu’il y a un obstacle dans la vie. Elle avait tout compris du fonctionnement humain et devinait très rapidement comment fonctionnait quelqu’un, on ne pouvait pas lui cacher quelque chose à cette femme... Certains vont dans le mysticisme, Jean-Jacques Debout qu’elle était une voyante. Je n’irais pas jusque là, je suis plus intéressé par la psychologie que par la parapsychologie, je dirais simplement qu’il y avait une énorme intelligence et un art d’associer les choses. Il y a des gens qui devinent parce qu’ils maîtrisent cet art-là, c’est une question de vivacité d’esprit, de logique aussi. Et ça, ça m’inspire beaucoup parce que c’est très rare, ces personnes-là.

Sa vie elle-même m’inspire oui. À un moment, j’ai voulu écrire une pièce de théâtre inspirée d’elle-même. Il y a eu depuis le film d’Amalric. C’est difficile... un biopic ça ne me semble pas très intéressant, on va y rencontrer une forme de "religion"... Mais c’est un personnage exceptionnel, très riche et qui ne ressemble à aucun autre, à aucun niveau. Très inspirant !

 

 

Peut-être faudrait-il contrebalancer un peu, justement, le film d’Amalric, belle œuvre mais qui peut-être, charrie encore quelques clichés ou tend à statufier Barbara...

Sans doute. Après, il faut avoir les moyens. Être suivi par la famille aussi, ce n’est pas simple. Alors, je la fais connaître autrement. Autre chose : c’était quelqu’un qui était féministe sans le dire. Une féministe qui aimait les hommes. Dans chaque cause il y a des gens un peu extrêmes qui assument ces positions parce qu’ils espèrent faire bouger la cause. Dans son cas c’était une féministe qui aimait les hommes, elle disait d’eux d’ailleurs qu’ils l’avaient accouchée. Au lieu de faire des chansons sous forme de règlements de comptes sur la place de l’homme et de la femme, elle a toujours prôné naturellement sa liberté. Dans une chanson comme Vienne elle dit : "Je suis seule et puis j’aime être libre / Oh que j’aime cet exil à Vienne sans toi". Dans Dis, quand reviendras-tu ?, elle dit que si l’amant en question voyage tout le temps et ne la rejoint jamais, elle ira voir ailleurs avec ce vers très emblématique : "Je n’ai pas la vertu des femmes de marins". C’est une façon beaucoup plus efficace à mon avis d’être féministe que de prôner cette liberté. Elle ne se serait pas revendiquée comme "féministe", parce que les mots en -iste, ça n’était pas son histoire. Prôner cette liberté, ça permet de convaincre l’ennemi, parce que vous le séduisez en même temps...

Autre chose, qui sort un peu du cadre habituel, cette image un peu "bobo", convenue, d’un personnage surfait qui a des codes parisiens. Ce n’est pas ça du tout : elle était quelqu’un qui aimait bien se marrer, elle ne rentrait pas dans des cases. Songez qu’elle a chanté en duo avec Johnny Hallyday pour une émission des Carpentier, et c’est Jean-Jacques Debout (encore lui !) qui avait voulu créer l’évènement. Barbara et Johnny s’aimaient et s’estimaient énormément, d’autant plus qu’ils avaient eu tous les deux un problème par rapport au père (pas d’inceste mais un abandon côté Johnny). Ils venaient d’un milieu de saltimbanques et ont tous les deux vécu avec un père vagabond... Bref, c’est un peu marrant, la façon dont ils se sont retrouvés. Barbara ne supportait pas qu’on arrive en retard. C’était même excessif, j’imagine, parce que c’était à 5 ou 10 minutes près. Certains évènements professionnels n’ont pas eu lieu parce que des équipes sont arrivées avec 10 minutes de retard. Et donc, pour l’enregistrement, pour cette rencontre artistique provoquée par Jean-Jacques Debout, Barbara arrive au rendez-vous, et Johnny se fait attendre, donc elle commence à vouloir s’en aller... Et Debout a fait en sorte que l’ascenseur tombe en panne (rire), ce qui l’a contrainte à rester. Ils se sont finalement bien entendus, et il est allé chercher un bon Bordeaux pour la mettre à l’aise. Voilà pour l’anecdote qui tranche un peu avec l’image un peu sinistre. Souvent on dit, soit qu’elle était très désespérée, soit qu’elle était une grande farceuse. Comme tout le monde, il y avait des deux.

Une deuxième anecdote que j’aime bien. Nous sommes au début des années 80. Il faut savoir que Barbara aimait les potins, ça l’amusait beaucoup. Elle était amie avec Michel Sardou notamment - tout le monde ne va pas le dire, parce que ça ne fait "pas bien", alors que Sardou est quelqu’un de respectable qui souvent s’amuse à en rajouter. Elle voulait entendre ce que les gens du show biz disaient, parce qu’elle fréquentait peu ce milieu, surtout depuis qu’elle avait déménagé à Précy-sur-Marne, à une quarantaine de kilomètres de Paris. Donc, pendant que Michel Sardou dédicaçait des disques dans sa loge, elle s’est enfermée dans un placard. Elle écoutait, ça la faisait marrer, c’était une complicité entre eux bien sûr. Sauf qu’un soir Michel Sardou quitte les lieux, et il se rend compte une ou deux heures après qu’il a oublié Barbara dans le placard ! Ça ne s’invente pas...

 

Photos livre A

Barbara en couleur... Photos extraites du carnet central du livre d’A. Wodrascka.

 

Encore une fois, de quoi casser un peu cette image triste ! Vous avez déjà un peu à cela, mais quelles chansons d’elle vous touchent le plus ?

(Il hésite) Comme je l’ai dit tout à l’heure, ce serait plutôt celles des années 70, parce que je préfère sa façon de chanter de cette époque, et même sa façon de s’exprimer, plus actuelle. Il y a des chansons que j’aime beaucoup. Vienne, je l’aime énormément, elle concilie l’amour avec la description d’une ville magnifique, un texte d’une extrême poésie et en même temps, très simple. Une musique superbe, pour une chanson intemporelle. Mon enfance, parce qu’effectivement celle-ci joint l’intime et l’universel, le retour sur les "lieux du crime", son enfance, tout ce qu’elle a ressenti et que chacun peut ressentir, magnifiquement exprimé. Et, donc, La Mort, chanson très peu connue, pour son aspect gothique merveilleux, elle y décrit la mort comme un personnage surnaturel comme dans cette littérature-là. On touche au tabou suprême...

 

 

Mais elle s’en amusait un peu, vous le disiez, elle-même jouait un peu la petite sœur de Dracula...

Bien sûr. Sa façon de s’habiller, ses poses étaient très en relation avec tout ça. L’ambiance de L’Aigle noir est complètement gothique, il y a un lac, une voix avec plein de réverbes... Cette imagerie elle en jouait, mais elle disait aussi à qui voulait l’entendre qu’elle ne se baladait pas "avec un corbeau sur l’épaule".

 

 

Ce côté joueur de Barbara transparaît pas mal de notre échange finalement...

Oui, on pense toujours qu’elle est dépressive et que, posée devant un piano, on ne sait même pas si elle ira au bout de la chanson.  C’est un peu ce qui est véhiculé. Or, c’est quelqu’un qui avait un contrôle absolu sur tout : sa carrière, ses musiciens, etc... Elle avait vécu des choses difficiles, avait de vraies séquences de mal de vivre, c’est humain, mais elle était quelqu’un qui était dotée d’une grande force vitale.

Elle s’amusait à mettre en scène cet aspect gothique. Son album le plus gothique au niveau de l’aspiration, c’est La Louve, en 1973. On y trouve des chansons comme Le Minotaure, La Louve donc, Marienbad dans laquelle on retrouve le vers suivant : "C’était un grand château, au parc lourd et sombre / Tout propice aux esprits qui habitent les ombres"... Pas mal de chansons sont conçues selon cette esthétique. Ce qui est drôle, c’est que les textes ne sont pas d’elle mais de François Wertheimer, un homme plus jeune qu’elle avec qui elle était à cette époque-là. Et finalement il a été plus loin que ce qu’elle avait pu faire sur le plan de l’imagerie gothique. Il a pris l’esthétique gothique de Barbara et il l’a façonnée avec une culture plus grande qu’il avait sur ce terrain. Elle est complètement en phase avec ça. Écoutez Ma Maison, autre texte complètement gothique : "Ma maison est un bois, mais c’est presque un jardin / Qui danse au crépuscule, autour d’un feu qui chante". C’est donc par un autre qu’elle, un jeune auteur, qu’elle avait à l’époque sublimé cette esthétique. Il faut dire que Barbara avait du mal à écrire. Ses textes sont magnifiques, mais elle n’avait pas la facilité d’écriture que lui par exemple avait, il y a énormément de mots et d’images dans ses chansons. C’est du Barbara plus gothique que nature ! Avec évidemment, sa bénédiction.

 

 

Vous aviez écrit une bio précédente de Barbara qui s’intitulait N’avoir que sa vérité. Quelle est finalement la vérité de Barbara telle que vous croyez l’avoir comprise ?

C’est une bonne question... Sa vérité, c’est qu’il faut être soi-même à 300%, ne pas tricher. Il ne faut pas essayer d’aller contre les choses. Je reprends cette phrase citée au début et qu’elle m’avait adressée à un moment difficile de ma vie : "On traverse tous des couloirs, mais il ne faut pas aller contre les couloirs, il faut aller avec les couloirs". Toute sa vérité est là-dedans : s’il y a un obstacle dans la vie, il ne faut pas aller "contre" l’obstacle, mais "avec", faute de quoi on a une double peine, celle d’être embêté, et celle d’être embêté d’être embêté.

 

D’ailleurs dans son dernier album il y a une chanson qui s’appelle Le Couloir, il y a des choses angoissantes qui s’y passent, mais aussi des moments de vie et d’espoir, le cadre c’est un service de réanimation...

Oui, absolument. Et on revient là au gothisme. Barbara ne s’interdisait rien. Très peu de chanteurs et de chanteuses de sa notoriété se sont permis d’aborder des thèmes aussi durs avec une telle dureté. Le Couloir ou Fatigue, dans cet album de 1996, ce sont des textes qui sont à la limite de l’insoutenable, par rapport à ce que ça exprime. Mais du moment que c’était vrai, il fallait le faire, et c’était sans doute ça son souhait. Quand dans Le Couloir elle évoque "La chambre 12 qui s'en va", ça n’est pas rien...

 

 

Quel regard portez-vous sur son dernier album de 96, au passage ?

(Il soupire) En pensant à cette question, je pense aussi à Jacques Brel. On ne peut que les comparer, ils avaient un an de différence et étaient très proches, d’ailleurs ils se sont connus avant d’être reconnus. Leur démarche était similaire, comme leur conception de l’existence où il faut foncer carrément. D’ailleurs ce n’est pas un hasard s’ils sont morts prématurément l’un comme l’autre. Sans doute n’étaient-ils pas faits pour vieillir... Ils ont connu des parcours de fous, en une vie ils en ont vécu cinq...

Le dernier album de Brel est paru en 1977, un an avant sa mort, même chose pour Barbara. Aussi bien le dernier album de Jacques Brel était un chef-d’œuvre, aussi bien ne dirais-je pas la même chose de l’album de Barbara, pour plusieurs raisons. Elle a voulu être arrangeuse elle-même, or les artistes ont besoin me semble-t-il d’un regard extérieur. Les producteurs, les arrangeurs ont un rôle. Les arrangements, elle les faisait déjà pour la scène, et elle faisait ça très bien. Mais faire du studio c’est autre chose, et je trouve que les arrangements de cet album ne sont pas à la hauteur de ceux, par exemple, de ceux de Michel Colombier, son meilleur arrangeur à mon avis. C’est un peu une musicienne qui a fait des arrangements de chanteur. Les instruments, on ne les entend pas bien, et pourtant il y a des pointures. Je sais qu’au départ l’album avait été fait d’une certaine façon, avec un mixage traditionnel, et à la toute fin ça lui a pris, ça c’est Barbara, son côté un peu fantasque, impulsif, elle a refait toutes les voix les unes après les autres, très vite, et le nouveau mixage donne une voix très en avant, on n’entend quasiment pas les musiciens... C’est dommage. Il faut se souvenir qu’elle avait fait beaucoup de choses pour les autres, elle était allée visiter des prisons, et un de ses arguments a été de dire qu’il fallait une voix forte pour qu’on entende, les femmes dans les prisons notamment, ce qu’elle avait à dire. Moi je pense que cet album aurait pu être meilleur, il y avait la matière au niveau des chansons. Mais à la réalisation, il manque quelqu’un... Après, je respecte le choix de Barbara. Cet album était devenu autre chose, peut-être plus celui d’une femme qui s’occupait des autres que d’une chanteuse. Elle voulait se faire entendre plutôt que de faire quelque chose d’artistiquement bien léché, voilà.

 

Dans l’interview que j’ai faite avec Jean-Daniel Belfond il y a quelques jours, lui aussi insiste beaucoup sur la dévotion de Barbara pour les autres...

Oui, c’était toute sa vie de s’occuper des autres. Elle disait que si elle n’avait pas été chanteuse, elle aurait été assistante sociale.

 

Si par extraordinaire (hypothèse un peu gothique pour le coup !) vous pouviez là, les yeux dans les yeux, poser une question à Barbara quelle serait-elle ?

Je n’aurais pas de question à lui poser. Ou plutôt je lui demanderais si j’ai suivi le chemin qu’il fallait suivre. Je lui demanderais si le bilan, le mien, est bien par rapport aux conseils qu’elle m’avait donnés. Ai-je été à la hauteur de ce que j’ai entendu ?

 

D’accord... Peut-être aussi lui demander ce qu’elle pense de la manière dont on l’a statufiée, recréée, reconstruite ?

Je ne sais pas si ce serait si important que ça pour elle, finalement. Par rapport à sa génération, Brassens l’air de rien, derrière sa modestie légendaire, était très soucieux de sa postérité. Pour prendre quelqu’un de plus proche de nous, Michel Berger évoquait aussi la sienne à travers Starmania. Elle, à moins que quelque chose m’échappe, je ne l’ai jamais entendue évoquer cette chose-là, je crois qu’elle n’en avait absolument rien à faire. Donc je ne dis pas que ça n’est pas important, mais si à ses propres yeux ça ne l’était pas, alors... Une de ses phrases était : "On est tous des passants, l’essentiel c’est de passer le mieux possible". Mais je ne sais pas si les choses l’intéressaient une fois le passage fini...

 

 

Ce qui ressort de cette interview en tout cas, c’est cette idée qu’il faudrait recoloriser Barbara...

Lui redonner de la couleur bien sûr. C’était quelqu’un qui existait en couleur, elle était très vivante, très drôle. Encore une fois, quand on revoit ces archives en noir et blanc où elle chante Le Mal de vivre derrière son piano, avec un son qui d’ailleurs n’est plus celui qu’elle ferait 15 ans plus tard, on se dit que c’est dommage. Parce que le son ça existe. Elle a un son qui ne correspond pas aux archives des années 60, Barbara. D’ailleurs elle a réenregistré certaines de ses chansons, comme La Solitude ou Les Rapaces dans les années 70, avec des instruments différents, une coloration beaucoup plus pop. C’est important parce que sans cette mutation, il y a tout un public qu’elle n’aurait pas eu. Comme moi. La Barbara des années 60, je l’écoute parce que je connais celle d’après. Mais s’il y avait eu tout le temps ce personnage piano/contrebasse/accordéon tout le temps, je ne m’y serais pas intéressé parce que c’était vraiment d’une autre époque pour moi. Pas mon truc. Mais je pense que ça n’était plus son truc non plus, dans les années 70-80-90. C’est pour ça qu’elle a fait autre chose.

Elle a évolué, là où des gens de sa génération n’ont pas du tout évolué et sont restés à ce qu’on faisait avant 68. Je ne crois pas qu’elle écoutait les Beatles toute la journée, mais le fait est qu’ils ont révolutionné la pop mondiale, et de ce point de vue Sgt. Pepper’s est peut-être l’album le plus mythique dans le monde. Et il y a des gens qui ne se sont pas rendus compte de ça. Même au niveau de l’écriture, elle a évolué. Dans les années 60, elle évoque la solitude dans La Solitude. En 1981, elle évoque ce même sujet avec Seul, chanson qui donne son nom à l’album d’ailleurs. Ce n’est plus la même écriture, c’est beaucoup plus contemporain, il y a moins de mots, avec un synthé un peu bizarre... Elle était ouverte aux changements musicaux à tous les niveaux. Ils ne sont pas si fréquents, ces artistes qui évoluent. Je pense que Barbara ne serait pas devenue une légende si elle n’avait pas évolué. Elle serait devenue une nostalgie. On citait Gréco tout à l’heure. Dans ses déclarations publiques, Gréco était très en phase avec le monde. Musicalement, c’était très bien, très bien fait, mais très daté.

Jusqu’à la fin, Barbara a écouté ce qui sortait, elle s’intéressait. On en revient à l’aspect en couleur du personnage : elle a reçu deux Victoires de la Musique, une en 94, une en 97. Elle ne s’est déplacée pour aucune, mais dans une de ces cérémonies elle était en concurrence avec Ophélie Winter et Zazie. Barbara au téléphone avait dit qu’elle avait bien compris qu’on lui avait donné la Victoire de la Musique parce qu’elle était "la plus vieille", mais elle avait assuré qu’elle aimait beaucoup les autres chanteuses. Il y avait aussi Valérie Lemercier dans l’émission, elle avait improvisé une chanson qui s’appelait Poussin Coin-Coin. Et Barbara a exprimé son envie de continuer la chanson avec Valérie Lemercier, parce qu’elle trouvait pas mal qu’il y ait une chanson qui s’appelle comme ça. C’était sa dernière apparition médiatique. Et ça montre bien sa distance par rapport au show biz aussi, elle n’était pas dupe, elle considérait sincèrement que Zazie comme Ophélie Winter ne lui étaient pas inférieures, elle les respectait complètement. Et en même temps il y avait de l’humour.

 

 

Elle restait ouverte, curieuse des autres...

Exactement. Je pense qu’elle aurait aimé des gens comme Stromae, certains rappeurs comme Orelsan... Certains chanteurs de sa génération faisaient semblant d’aimer les rappeurs, mais chez elle la démarche était sincère. Bref, il ne faut pas la figer dans une époque, c’est quelqu’un d’intemporel. Les gens qui l’ont rencontrée gardent toujours un peu cette impression de personne très vieille et très jeune à la fois... On en revient au gothique, à une forme d’immortalité pour quelqu’un qui avait traversé le temps. D’ailleurs on peut dire qu’elle a eu 50 ans toute sa vie : elle n’a jamais eu recours à la chirurgie esthétique et a gardé un visage très lisse, même à la fin. Peut-être était-elle une créature surnaturelle finalement ?

 

Un mot sur ses passages au cinéma ?

C’était plutôt bien. Elle a joué sous la direction de Jacques Brel dans le film Franz. Et dans un film de Brialy qui s’appelait L’Oiseau rare. Dans ce film-là elle a complètement changé le scénario et les dialogues, elle a raconté sa vie à la place. C’est intéressant : elle devait y jouer le rôle d’une diva déchue, finalement elle joue un peu le sien. C’est très drôle, et très en couleur pour le coup. Je crois qu’elle n’avait de frontière ni dans l’humour ni dans la gravité. Elle bousculait les tabous naturellement, c’est son côté Rock’n’roll. Et en développant ça, je pense à Bashung. La nuit je mens, c’était déjà un peu du domaine de la folie. Elle, c’est quelqu’un qui a raconté la difficulté d’être, mais elle était tout sauf folle. Loufoque, fantasque, perchée si vous voulez, mais tout le contraire d’une folle. Tout ce que j’ai pu entendre sur le plan de la psyché sont des paroles de la personne la plus lucide, en phase avec les choses humaines qui soit.

 

 

 

Vos projets et vos envies pour la suite ?

Je prépare un livre sur Brigitte Bardot, avec sa contribution comme pour tout ce que j’ai fait en ce qui la concerne. Donc on passe du "B" à "BB". Parallèlement à mes concerts. Et je prépare un album qui sortira au printemps prochain.

 

Alain Wodrascka

 

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15 novembre 2022

Alain Poulanges : « Ecrire, composer, chanter en public, c'est une drogue pour Pierre Perret »

Parmi les personnalités emblématiques de la chanson française, il en est qui depuis des générations font partie de nos vies, mais dont la discrétion égale le talent. Discret, Pierre Perret l’est à l’évidence : on le voit ou on l’entend bien peu dans les médias ; quand il s’y exprime, il a toujours cette voix de gamin espiègle et qui a l’air un peu timide, pas totalement sûr d’être légitime. Et pourtant, le talent comme la popularité sont indissociablement liés à son nom, et ce depuis six décennies. Sa vie, on la connaît moins, à part ceux qui ont lu ses livres.

Alain Poulanges, journaliste à Radio-France spécialiste de la chanson française, a choisi tout récemment de consacrer à Perret, qu’il connaît bien personnellement, une jolie bio qui met l’accent sur les chansons de son "ami Pierrot", qu’elles soient rigolotes, tendres ou graves (engagées d’une manière ou d’une autre, elles le sont presque toujours). L’ouvrage s’intitule Pierre Perret - La porte vers la liberté (L’Archipel, octobre 2022), et il est vrai que le mot "liberté" lui va bien, à notre personnage qui depuis des décennies nous invite avec malice à ouvrir "la cage aux oiseaux". À lire, pour la qualité de plume, et pour la découverte d’un artiste, d’un homme décidément attachant. Et merci à Alain Poulanges pour l’interview qu’il m’a accordée. Exclu, Paroles d’Actu, par Nicolas Roche.

 

EXCLU - PAROLES D’ACTU

Alain Poulanges : « Écrire, composer,

chanter en public, c'est une véritable

drogue pour Pierre Perret ! »

Pierre Perret

Pierre Perret - La porte vers la liberté (L’Archipel, octobre 2022).

 

Alain Poulanges bonjour et merci d’avoir accepté de répondre à mes questions. Racontez-nous un peu "votre" histoire personnelle avec notre héros du jour, monsieur Pierre Perret ?

Je l’ai rencontré il y a plus de 30 ans alors que je faisais une émission sur la chanson française sur RFI. Mais j’avais rencontré ses chansons bien des années auparavant. J’étais un jeune ado quand est sorti Le Tord-Boyaux (1964) et j’avoue que ça a été un vrai choc. La chanson détournait tous les genres existants (ce qu’alors je ne savais pas) et surtout elle me faisait marrer par ses outrances, ses expressions et son humour noir. J’ai évidemment continuer à l’écouter et chaque nouveau disque renfermait des chansons jubilatoires avec des trouvailles qui faisaient mon bonheur et celui de mes potes.

 

 

Dans votre ouvrage, on découvre ou redécouvre avec plaisir, avec ce focus sur Pierre Perret, l’ascension d’un artiste dans les années 50-60, entre petits cabarets, émissions de radio et grandes salles de spectacle. On y retrouve des personnages hauts en couleur, les Eddie Barclay (ici fidèle à sa réputation), Lucien Morisse, Bruno Coquatrix... C’est une époque que vous regrettez de n’avoir pas vécue ?

Je suis né dans les années 50. Je l’ai connue cette période. Je n’étais pas encore en activité mais je m’intéressais au show-biz comme on disait alors. Plus tard, j’ai pu rencontrer Eddie Barclay, Jacques Canetti et beaucoup d’artistes qui me fascinaient lorsque j’étais plus jeune.

 

Vous travaillez pour la radio depuis longtemps. Ce média prend-il autant qu’il le devrait sa part dans la mise en avant des nouveaux talents ? Et d’ailleurs n’idéalise-t-on pas un peu trop ce qu’ont fait vos aînés de ce point de vue ?

Quand j’étais à la radio, je me suis appliqué à faire découvrir de nouveaux talents. Je travaillais sur France-Inter et j’avais "un grand frère", Jean-Louis Foulquier, qui recevait beaucoup de jeunes artistes. C’est grâce à lui que j’ai découvert Michel Jonasz, Jacques Higelin, Bernard Lavilliers, etc. On idéalise toujours le passé mais est-ce qu’aujourd’hui une émission prend le risque de programmer des inconnus qui n’ont pas encore intégré l’industrie du disque ou qui ne se sont pas fait remarquer par des télés-crochets ?

 

Vous revenez longuement sur les chansons d’amour de Perret, sur celles où il parle de cocus, d’épouses bafouées, de mecs lâches ou de "nanas" manipulatrices. Tous ces portraits lui ont été inspirés par les scènes du théâtre de la vie, ces personnages rencontrés depuis le temps du bar de ses parents, sa mésaventure avec sa chérie partie avec le toubib qui était censé le soigner, aussi ?

La réponse est dans votre question. Oui, il s’est inspiré de sa propre vie, de celle des autres, rencontrés dans le café familial, à l’armée ou ailleurs.

 

Pierre Perret, c’est un lettré qui s’est formé sur le tas (de ce point de vue sa rencontre avec un libraire providentiel est une histoire inspirante).  Il manie avec doigté la langue traditionnelle et a aussi une utilisation gourmande de mots d’argot. A-t-il contribué véritablement, comme auteur, à redonner à ces jargons populaires de leurs lettres de noblesse ?

Il s’est fondu dans un courant qui rassemblait des auteurs tels que Queneau, Boudard, Dard, Bruand, etc. Peu d’auteurs de chansons de sa génération s’y sont risqués.

 

 

Pierre Perret a réussi ce tour de force d’écrire des chansons à plusieurs niveaux de lecture, amusant les gamins et faisant réfléchir les adultes prêtant plus attention aux textes (typiquement je pense au Tord-boyaux déjà cité, ou aux Jolies colonies de vacances de 1966). Avec cette malice, cette gourmandise (encore) qui lui font chanter parfois des énormités (ou plutôt, des vérités qui font mal) mais avec le sourire, et cette bonne bouille à laquelle on pardonnerait tout... Sa force, c’est autant ce qu’il raconte, que comment il le raconte ?

Cette force, comme vous le dites, a évolué. À ses débuts, la forme l’emportait. Bien-sûr, sous-jacents, ses valeurs, ses convictions, ses idées filtraient mais ce qui séduisait le public c’était la forme de ses chansons, ses trouvailles langagières pour décrire ses personnages et les situations dans lesquelles il les plaçait. Au fil du temps, le fond est devenu de plus en plus lisible et son répertoire s’est enrichi de titres engagés (Au nom de Dieu, Vert de colère, Le Monsieur qui vend des canons, Voir, etc.). Et le public l’a suivi. Je pense que cette double lecture dont vous parlez lui a permis de conserver son audience quelque soit la forme employée.

 

 

J’ai fait il y a peu une interview autour de Francis Cabrel, dont le biographe, Daniel Pantchenko, suggère qu’il aurait un peu souffert de n’avoir souvent été vu que comme le chanteur romantique, et pas assez comme le citoyen lucide sur le monde. Pierre Perret a su ciseler des chansons rigolotes poilantes, mais aussi des textes d’une tendresse inouïe (là tout de suite je pense à Mon p’tit loup, de 1979). Est-ce qu’il a eu du mal parfois à imposer aussi des titres qui collaient moins à son image ?

Les programmateurs ont toujours du mal lorsqu’un artiste dévie de son image publique. Lily (1977) n’a pas décollé grâce à la radio. C’est par la scène et l’accueil que les spectateurs lui ont réservée que cette chanson est devenue un monument de notre culture populaire. Les gens qui aiment Pierre Perret, qui achètent ses disques, qui viennent à ses concerts, l’acceptent en bloc  : ils aiment autant l’affreux Jojo que Pierrot la tendresse.

 

 

Vous revenez dans le détail sur ses rapports avec Brassens, dont l’influence sur lui fut décisive : Perret l’a un peu imité au départ avant de se créer son propre univers. Les deux hommes étaient amis mais se sont éloignés ensuite, notamment du fait de l’entourage pas toujours bienveillant du poète sétois. Il y a quelque chose de dommage, dans tout ça... Le respect mutuel est toujours resté, mais l’amitié peut-être pas.  Peut-on parler d’occasions manquées, entre les deux hommes ?

Sincèrement, je ne sais pas quoi vous répondre. C’est une histoire d’amitié qui tourne mal. Comme dans toutes les histoires qui tournent mal, bien malin celui qui pourra expliquer le pourquoi du comment. Ce qui est certain c’est que les deux hommes ont construit une œuvre, chacun la sienne, personnelle, originale et en même temps toutes les deux teintées d’un regard lucide et bienveillant sur leurs semblables.

 

Vous évoquez, à un moment du récit, la maladie de Pierre Perret qui l’a contraint à subir des soins coûteux et à mettre son parcours artistique en suspens. Et la solidarité dont il a bénéficié de la part d’artistes, Brassens donc mais pas que (un grand show très joliment peuplé s’est tenu à son profit). A-t-il noué des amitiés véritables dans ce milieu, et quel regard porte-t-il sur ce monde du show biz qu’il connaît bien  ?

Un des forces de Pierre Perret, c’est d’avoir acquis une totale liberté. Il a su, au bon moment, s’extirper du show-business, créer son label et devenir son propre patron. Il est sorti des exigences de ceux qui financent les disques et les tournées. Il a refusé d’être contraint d’enregistrer annuellement un certains nombre de titres, d’écouter les conseils de directeurs du marketing qui affirment de façon péremptoire savoir "ce que veulent les gens". Il a fait un pari à la fin des années 60, en pleine gloire, et il l’a gagné. Depuis plus de 50 ans, il est son propre producteur, éditeur, manager, tourneur… Mais je ne pense pas qu’il aurait réussi ce tour de force sans Mme Perret.

 
Vous racontez très bien en effet la relation particulière qu’il entretient avec sa femme Simone, dite Rebecca. Une complice, une femme forte qui aura été son meilleur agent. Sans elle, sa carrière aurait été différente ? Le petit quelque chose de confiance en soi, de niaque en plus, et cette liberté bien organisée, tout cela est venu d’elle ?

Oui, sans elle son parcours aurait été très différent. Il serait resté une vedette de la chanson, c’est certain mais grâce à Rebecca, il a d’abord pris confiance en lui. Elle a toujours été un soutien indéfectible et une oreille sans concessions. Elle l’a dégagé de toutes les contingences emmerdantes, elle s’occupe du business et lui s’occupe de faire des chansons. Au-delà du couple uni depuis le 18 août 1962, c’est une équipe, une entité bicéphale, qui met toute son énergie, tout son talent, au service de l’artiste Pierre Perret et de son œuvre.

 

Vous le devinez en fin d’ouvrage : il y a beaucoup de textes que Perret ne pourrait sans doute  plus écrire aujourd’hui, tout comme Brassens d’ailleurs. Que vous inspire-t-elle notre époque de ce point de vue ? Il n’y a plus de ministre de l’Information pour censurer ce qui est dit sur les ondes, mais la méthode actuelle, avec la puissance des réseaux sociaux anonymes et l’omniprésence d’une bien-pensante qui combinés, peuvent crucifier un artiste, n’est-elle pas plus vicieuse encore ?

Encore une fois la réponse est dans votre question. La censure a toujours existé. Allez faire un tour au fichier central de la discothèque de Radio-France et vous trouverez encore des fiches sur lesquelles sont inscrites des mentions du genre  : "interdit", "interdit avant 22h", "m’en parler avant diffusion"… Aujourd’hui les censeurs ont changé de costumes et de canaux d’expressions mais les œuvres, les vraies, celles qui parlent au cœur, à l’intelligence, celles qui ont du style, ont toujours franchi les fourches caudines de la censure.

 

 

Ses révoltes à lui, parlons-en. Il me semble que ce qu’il combat, on peut  le résumer en deux mots : "bêtise humaine" ?

Oui, c’est ça. La bêtise, le pouvoir, la domination, les dogmes.

 

Quelle est la place de Pierre Perret dans le patrimoine culturel français ? Comment est-il perçu, entre les populaires et les élitistes ? Lily c’est vraiment son pass pour l’éternité ?

Quand on fait rire on est rarement pris au sérieux par ce qu’il est convenu d’appeler les élites. Et puis, avec le temps, les clowns, les fantaisistes, les rigolos, deviennent cultes grâce à leur longévité et surtout grâce à l’adhésion du public. Des publics. Car en plus de 60 ans de carrière, le public de Perret s’est élargi. Grands-parents, parents, enfants, petits-enfants ont tous un lien avec une ou plusieurs de ses chansons.

 

 

Elle est là sa place dans le patrimoine de notre culture. Ce n’est pas un hasard si une trentaine d’écoles portent son nom, si les écoliers de France apprennent La cage aux oiseaux (1971), si les jeunes parents du XXIe siècle transmettent Vaisselle cassée, Les jolies colonies de vacances, Ma p’tite Julia, Tonton Cristobal… à leurs petits. La vraie consécration pour un artiste est l’amour que le public lui renvoie. Et de ce côté Pierre Perret est un artiste gâté.

 

 

Perret a-t-il à vos yeux des successeurs évidents, ou au moins, prometteurs ? Vous évoquez Les Ogres de Barback, qui d’autre ?

Des successeurs je ne sais pas. Lui-même est-il le successeur de quelqu’un ? Les Ogres de Barback ont toujours chanté Pierre Perret, depuis leurs débuts avant même de travailler avec lui. Ils ont amené d’autres artistes (Olivia Ruiz, François Morel, Tryo, Didier Wampas, Mouss et Hakim, Massilia Sound System, Alexis HK, Féfé, …) mais avant eux Idir, Yves Duteil, Patrick Bruel, Renaud, Barbara l’avaient chanté.

 

 

5 chansons de lui parmi vos préférées que vous aimeriez inviter nos lecteurs à découvrir ou redécouvrir ?

Voir (1986)
Je suis le vent (1983)
Malika (2006)
Les postières (1967)
La petite kurde (1992)

 

 
 
3 qualificatifs pour décrire au mieux cet "ami Pierrot" que vous connaissez bien ?

Fidèle. Généreux. Exigeant.

 

Si vous pouviez l’avoir face à vous, là au moment de cette interview, les yeux dans les yeux, quelle question auriez-vous envie de lui poser ?

Tu as vraiment aimé mon livre ?

 

Vos projets et surtout vos envies pour la suite, Alain Poulanges ?

Écrire, c’est à la fois une envie et un projet.

 

Un dernier mot ?

Pierre Perret est né le 9 juillet 1934. Il a donc 88 ans. Il vient de terminer 10 nouvelles chansons qu’il est en train d’enregistrer. Il assure encore des galas de 2h et, son tour de chant terminé, va à la rencontre de son public, signe des disques, des livres, répond aux questions, accepte les selfies. Écrire, composer des chansons, les chanter en public, c’est une véritable drogue pour lui dont il ne se prive pas, d’autant que la Nature l’a doté d’une santé de fer et d’un moral d’acier !

 

A

 

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15 novembre 2022

Jean-Daniel Belfond : « Il y avait autour de Barbara, comme un fil invisible... »

Le 24 novembre 1997 disparaissait Monique Serf, plus connue sous le nom de Barbara. La chanteuse, qui n’avait pas 68 ans, laissait derrière elle des fidèles inconsolables, et une œuvre considérable qu’on ne cesse de redécouvrir, d’analyser, de reprendre. L’admiration qu’elle suscitait, elle l’inspire encore 25 ans après, et nombreux sont celles et ceux, y compris parmi les jeunes, qui l’écoutent toujours, qui la citent parmi leurs sources d’inspiration. Et qui la lisent aussi : dans ses textes celle qui aimait se parer de noir corbeau se mettait parfois à nu, elle s’y racontait beaucoup, y compris sur des aspects très intimes, douloureux de sa vie.

Ces textes - qui n’ont pas vocation à se suffire à eux-mêmes - sont à découvrir ou redécouvrir, posément, dans un ouvrage qui vient de paraître, Barbara, l’intégrale des chansons (L’Archipel, octobre 2022) et qui rassemble aussi des documents rares ou inédits signés de la plume de Barbara, et des analyses de son œuvre. Parmi les contributeurs, l’éditeur Jean-Daniel Belfond, patron de l’Archipel et grand amateur de Barbara : il a accepté de répondre à mes questions, l’interview s’est déroulée début novembre. Je l’en remercie, et effectivement, pour qui voudrait approfondir le sujet Barbara, c’est un livre à parcourir... Exclu, Paroles d’Actu, par Nicolas Roche.

 

EXCLU - PAROLES D’ACTU

Jean-Daniel Belfond : « Il y avait

autour de Barbara, comme un fil invisible... »

Barbara l'intégrale

Barbara, l’intégrale des chansons (L’Archipel, octobre 2022).

 

Jean-Daniel Belfond bonjour, merci d’avoir accepté de m’accorder cet entretien. Quel souvenir gardez-vous de ce matin de novembre 1997, il y a 25 ans donc, où fut annoncée la disparition de Barbara ?

J’avais entendu la veille, sur France Musique, une dépêche : elle avait été admise d’urgence à l’hôpital américain de Neuilly. Là, j’ai senti qu’on allait apprendre rapidement une mauvaise nouvelle. La mort de Barbara, d’une toxi-infection, a été annoncée peu après. Par la suite, son frère Jean m’a dit qu’elle avait connu le même type d’infection, et une hospitalisation d’urgence, six mois plus tôt. Elle n’était absolument pas prudente en matière alimentaire : elle décongelait puis recongelait des plats, chose qu’il ne faut jamais faire. C’est une infection alimentaire qui l’a emportée...

 

Et quelle a été votre réaction ?

J’étais un fan depuis 25 ans. J’avais vu tous ses spectacles depuis celui de Pantin en 1981. Alors, bien sûr, une grande tristesse m’a envahi. Mais Barbara nous avait prévenus. D’abord, elle avait annoncé qu’elle arrêtait la scène, qu’elle n’en avait plus la force. Elle ne s’interdisait pas de faire un dernier disque, ce qu’elle a fait - une sorte d’adieu, mais aussi un disque un peu expédié, pas entièrement satisfaisant. J’ai su après, par son directeur musical chez Universal qu’une version bien plus belle du même album, avait été enregistrée… et perdue. Bref, on devinait qu’elle arrivait au bout de son chemin. J’ai eu pas mal de contacts avec elle... sans pour autant pouvoir prétendre l’avoir bien connue.

 

 

Justement, dans le texte que vous écrivez en introduction du recueil paru aux éditions de l’Archipel, vous évoquez vos échanges avec elle, des projets en commun, et je rappelle ici que vous avez été l’auteur en 2000 d’une biographie, Barbara l’ensorceleuse, aux éditions Christian Pirot. Comment qualifier les rapports que vous avez eus avec elle, professionnellement parlant, et avez-vous des regrets en la matière, sur des choses qui n’ont pu se faire ?

D’abord, très jeune, de retour de coopération, j’ai eu envie d’écrire un livre sur Barbara. J’avais eu l’accord de Frédéric Ferney, qui travaillait chez Sand et Tchou, mais sans l’accord de la principale intéressée ça n’a pu se faire. J’ai ensuite proposé à Fred Hidalgo, le fondateur de Paroles et Musique, le mensuel de la chanson, de réaliser le dossier Barbara avec Cécile Abdesselam. Nous avons alors recueilli le témoignage de gens qui l’avaient connue tel le photographe Jean-Pierre Leloir, ou son premier bassiste, Michel Gaudry. Le dossier a paru en janvier 1985. Nous n’avons pu la rencontrer, malgré nos demandes à son agent, Charley Marouani, qui faisait écran. A l’époque on n’avait aucune idée précise de ce qu’avait été la vie de Barbara avant la notoriété. On savait qu’elle était devenue la "chanteuse de minuit" à la fin des années 50 lorsqu’elle se produisait dans ce cabaret mythique du quai des Grands-Augustins, l’Écluse, mais sans avoir de détail sur son enfance ou ses années de jeunesse. Sur le piano de sa prof de piano Madeleine Dusséqué trônait une photo encadrée de l’immédiat après-guerre où elle était… très ample. Ca m’avait marqué  ! On savait aussi qu’elle n’aimait guère qu’on écrive sur elle. Bref, il y avait bien des zones d’ombre… En dépit des trous dans son parcours, on s’est évertué à reconstituer une chronologie. D’ailleurs, Barbara elle-même n’avait pas de mémoire ! Lorsqu’à l’instigation de Jacques Attali elle a entrepris de rassembler ses souvenirs à la fin de sa vie, elle a dû faire appel au meilleur spécialiste de son œuvre, Jean-François Fontana, et à ses proches (dont son mari Claude Sluys !) pour compléter son livre !

Ma première rencontre avec Barbara s’est produite quelques années après, fin 1988. Par le plus grand des hasards. J’étais parti sac au dos faire le tour d’Israël. Sur le principal boulevard de Tel-Aviv, je vois des affiches annonçant qu’elle se produit en concert, le 28 décembre. Bien sûr, je suis allé prendre une place et ai vu ce spectacle, magnifique. Elle était "en voix". C’était un an après son premier Châtelet. Ils louaient des jumelles à l’entrée de la salle, de sorte que j’ai vu Barbara comme si elle était à deux mètres de moi. N’oubliez pas que j’étais un fan absolu. À la fin du spectacle je suis allé la voir. Je me suis présenté à elle et lui ai expliqué avoir rédigé le dossier qui lui avait été consacré dans Paroles et Musique. Elle m’a répondu qu’elle l’avait bien aimé, et de là nous nous sommes mis à parler. Elle était très impressionnante. Elle m’a dit cette phrase, qui m’a marqué : "Vous viendrez un jour à Précy, nous dînerons devant un grand feu de bois". Il émanait d’elle un magnétisme très fort. Je n’ai ressenti cela qu’avec deux ou trois personnes dans ma vie  : elle dégageait comme une chaleur, un fluide. Elle m’a parue très grande. Cette rencontre m’a tellement impressionnée que j’en ai encore des frissons...

Il y a eu donc, par la suite, d’autres contacts et, comme je suis éditeur, tout naturellement, je lui ai dit un jour : "Barbara, il faudrait publier une intégrale papier de vos chansons". Je le raconte dans l’avant-propos du livre. Elle m’a répondu qu’elle n’était pas un poète, que les textes de ses chansons elle aimait les chanter à son public mais qu’ils ne "tenaient" pas à la lecture. Impossible d’avoir son accord.

En revanche, un jour elle m’appelle, et me dit : "Que diriez-vous de rassembler les photos de Lily Passion ?" Lily Passion, c’est son opéra-rock de 1986, qui a connu toutes sortes d’aléas, avec trois metteurs en scène successifs, et qui finalement avait été monté avec deux personnages seulement, elle et Gérard Depardieu. C’était un très beau spectacle, mais qui n’a pas rencontré son public, avec une tournée un peu catastrophique en France. Là, je l’avoue, j’ai commis une énorme erreur, je n’ai pas donné suite à sa proposition. Cela fait partie de la vie d’un éditeur, on prend de mauvaises décisions. A plusieurs reprises il m’est arrivé de dire "non" à des projets et de m’en mordre les doigts. Cela aurait été l’occasion de la rencontrer plus souvent, de la connaître mieux... Mais on s’est revu, on s’est parlé plusieurs fois au téléphone. Elle appelait le matin à 9 heures précises. Au standard de la maison d’édition elle disait toujours "C’est Barbara la chanteuse". Et, quand elle voulait quelque chose, c’était un bulldozer. On ne pouvait même imaginer la contredire.

 

Ce recueil pour lequel elle disait ne pas être poétesse, vous pensez que c’était vraiment de l’humilité, une forme de manque de confiance en soi ?

Non, elle était sincère. Elle m’a dit une autre chose qui m’a énormément surpris : "Je ne pourrai pas empêcher qu’un jour il y ait des dizaines de livres sur moi". On était au début des années 90, deux livres lui avaient été consacré. Et on savait qu’elle voulait tout contrôler  : les photos, les parutions… Comment pouvait-elle imaginer qu’il y aurait un jour une ribambelle de livres sur elle ? Une fois de plus, elle avait raison. Quand je les recense dans ma bibliothèque, j’arrive à plus de soixante-dix ouvrages de tous formats…

Bref, comment en sommes–nous venus à publier l’intégrale de ses chansons ? Par un incroyable concours de circonstances. Ce livre aurait dû paraître chez Fayard, qui avait publié ses mémoires posthumes inachevés, Il était un piano noir, en septembre 1998. Un jour, je reçois un appel de Jean Serf, le frère aîné de Barbara qui était son ayant-droit. Il m’explique qu’il ne s’est pas mis d’accord sur le taux de droits avec Fayard. Il me demande si ce projet m’intéresse. J’ai couru, j’ai bondi  :  bien sûr, nous étions d’accord ! Le livre est ainsi né et, tous les cinq ans depuis, à chaque anniversaire, il reparaît dans une version enrichie. L’ouvrage a existé en grand format à partir de 2000, puis au format poche, puis en livre illustré enrichi d’articles de presse, tout cela avec le soutien de Bernard Serf, le fils de Jean, qui accomplit un beau travail de mémoire autour de Barbara.

 

Et cette histoire d’album photo sur Lily Passion, même si Barbara n’est plus là, ça reste une idée que vous pourriez reprendre ?

Bien sûr. J’ai écrit à Gérard Depardieu, pour qu’il écrive un livre, le "Barbara de Depardieu" illustré de photos. Il ne m’a pas répondu. Je crois qu’il y a de la souffrance chez lui. Barbara a joué un grand rôle dans sa vie, il lui rend hommage en lui consacrant un superbe tour de chant tout en émotions. Il y a du non-résolu dans sa relation à Barbara. On ne sait pas tout. Il s’est opposé à ce que Universal réédite ses duos avec Barbara dans Lily Passion, ce qui est vraiment dommage, ils sont magnifiques. Je crois qu’il ne s’est pas remis de la fin de leur travail en commun. Vous savez : avoir côtoyé, avoir vécu, ri, partagé tant de choses avec un être humain si exceptionnel, on n‘en sort pas indemne. Il a même inauguré à Nantes, avec Barbara, la rue de la "Grange-au-loup"  : un nom qu’avait inventé Barbara dans sa chanson Nantes (1964), où elle évoquait la mort de son père.

 

 

Concernant Depardieu, il y a dans le livre, parmi les textes divers de Barbara qui y sont reproduits, un très beau texte dans lequel elle décrit très bien le personnage, alors oui certainement il y aurait certainement à creuser là...

Il ont vécu quelque chose d’extraordinaire, et j’en reste persuadé oui, ce Lily Passion qui a connu tellement de vicissitudes, d’aléas, Depardieu pourrait en parler très bien...

 

Barbara Depardieu 1 Barbara Depardieu 2

Extrait de Barbara - L'intégrale des chansons (L’Archipel, octobre 2022).

 

Barbara n’a, depuis 1967, cessé de répéter à son public qu’il était sa "plus belle histoire d’amour". Quelle est "votre" histoire personnelle, comme auditeur et comme spectateur, avec elle ?

Enfant, à l’époque où mes copains étaient fans de Johnny et des Beatles, mes idoles à moi se nommaient Brassens et Anne Sylvestre, que mes parents m’avaient fait découvrir. J’ai 11 ans, en 1970. Mon meilleur ami, avec qui nous chantions Brassens à tue-tête, me fait écouter un 33 tours de sa grande sœur : Barbara, récital Bobino 1967. Dernière chanson de l’album : Les Rapaces, enregistrée le jour où l’artiste vient de la composer. Cette chanson m’a sidéré. J’ai écouté, j’ai été comme captivé par ce personnage.

 

 

Comme je suis compulsif dans ma passion pour la chanson, j’ai tout voulu écouter, tout voulu connaître. Petit à petit je suis rentré dans son univers, qui est magique... Les années 1965-1975 sont les plus marquantes de sa carrière. Sa voix est d’une pureté absolue  ; ses albums de l’époque sont d’une force envoutante. J’ignorais que j’habitais alors à cent cinquante mètres de chez elle, rue Michel-Ange…

 

 

C’était une évidence pour vous, que les éditions de l’Archipel, que vous dirigez, publient quelque chose pour les 25 ans de sa disparition...

Oui, j’ai du reste publié plusieurs livres sur elle au fil des années. La première biographie de Sophie Delassein, Barbara, une vie, dès 1998. Mais aussi les mémoires posthumes d’Hubert Ballay, qui lui avait offert son appartement de la rue de Rémusat et à qui elle aurait écrit deux cent lettres (perdues  ?). Un homme d’affaires pour qui a été écrit en 1962 Dis quand reviendras-tu ?, son premier grand succès, titre devenu celui du livre.  J’ai aussi fait paraître Vingt ans avec Barbara, les souvenirs de Roland Romanelli, qui fut son homme-orchestre et son compagnon. Et, cet automne, deux longs chapitres sont consacrés à la dame en noir dans Mes années lumière, le livre de Jacques Rouveyrollis, qu’elle appelait le "magicien des lumières".

 

Le vôtre, Barbara l’ensorceleuse, en 2000 ?

Il était paru chez Christian Pirot, fou de chansons et excellent éditeur, hélas disparu trop tôt. Un texte où je raconte comment Barbara m’a ensorcelé.

 

Que retenir de cette nouvelle édition de Barbara, l’intégrale des chansons ?

Parmi les nouveautés, une étude de son univers scénique, par Sébastien Bost. Les cent cinquante chansons que Barbara a écrites sont classées chronologiquement, présentées et replacées dans leur contexte par le directeur d’ouvrage, Joël July, qui signe en outre une étude sur l’univers poétique de Barbara. Le livre indique les variantes connues des chansons. Il inclut de nombreux textes manuscrits de Barbara. Il y a une annexe assez volumineuse avec les textes écrits par Barbara pour accompagner ses spectacles, notamment. Puis une chronologie détaillée de sa vie et de son après-vie, une discographie et une bibliographie mises à jour.

Nous avons failli avoir un scoop pour cette réédition  : un poème inédit  ! Un collectionneur avait acquis, lors d’une vente aux enchères en 2000, un lot de textes et scripts de Lily Passion annotés par Barbara. Il m’a adressé le scan de quelques pages. Parmi elles le tapuscrit d’un poème inconnu écrit pour cet opéra-rock : La Mer du Nord. Un très beau texte, avec des réminiscences de l’univers de Barbara. Par acquis de conscience, on a interrogé Luc Plamondon,  qui avait collaboré à la première version de Lily Passion. Alors que l’on bouclait le livre, Plamondon a confirmé qu’il était bien l’auteur de ce texte et… qu’il en interdisait la reproduction ! Je me suis souvenu qu’il avait souffert lors de l’accouchement difficile de Lily Passion et ne devait pas en avoir gardé un bon souvenir.

En couverture figure une très jolie photo, peu connue : elle est datée de 1967 et on voit Barbara toute jeune, à l’arrière de sa voiture, en tournée. Le fan de Barbara ne peut pas passer à côté !

 

Lire des textes de chanson est un exercice bien différent de la simple écoute d’une chanson, qu’on imagine plus distraite. Est-ce à dire que le texte se suffit à lui-même dès lors qu’il est poétique ?

Question difficile : le texte d’une chanson se suffit-il à lui-même ? Si l’on part du principe qu’une chanson est un composé de texte et de musique, on serait tenté de répondre non. Mais le premier plaisir très égoïste qu’on a avec un recueil, c’est d’entonner les chansons qu’on aime, seul ou en groupe, peut-être même en les jouant avec un instrument. Le plaisir de retrouver des refrains qu’on a en tête. Indépendamment de tout jugement sur la qualité poétique de la chanson. Quand je disais à Barbara que ses fans seraient heureux de disposer du recueil de ses textes, je n’émettais pas de jugement sur leur valeur poétique. Barbara, elle, avait un doute sur la qualité intrinsèque de ses textes, sur leur postérité. Quand on voit que Brassens ciselait ses chansons, recherchant des rimes riches à chaque vers, des enjambements d’une créativité extraordinaire... Quand on constate la puissance poétique des vers de Léo Ferré, on peut comprendre les craintes de Barbara, pour qui les textes sont le support d’une émotion davantage que le fruit d’un travail très élaboré. Elle avait peur de voir ses textes souffrir de la comparaison avec ceux de Brassens ou de Brel, qu’elle avait jadis chantés. Maintenant, ses chansons sont si chargées de moments forts, d’amour qu’on leur pardonne leurs imperfections, leur côté parfois inabouti. 

 

 

Une vraie manque de confiance en soi malgré tout... On a tous un peu de Barbara l’image sombre qu’elle s’est toujours donnée, sur la forme et souvent sur le fond. Mais quelques textes prêtent aussi à sourire, et entre des blocs d’ombre jaillissent des rayons de lumière. D’après ce que vous en percevez, comment se situait Monique Serf entre l’optimisme volontariste de Le jour se lève encore (1994), et le pessimisme sans recours de Fatigue (1996), pour ne citer que deux textes parmi ses derniers ?

Barbara a souvent été questionnée sur son côté "aigle noir", "mante religieuse". Elle avait énormément d’humour. Elle avait cette phrase : "Je ne veux pas qu’on me voie de profil, je risque de faire peur aux enfants" (rires). Elle était le contraire de ce qu’on croit  : elle était en noir, parce que c’était la couleur qui lui allait, la couleur du personnage qu’elle s’était façonné, mais elle était le contraire d’un personnage sombre. J’ai souvent parlé d’elle avec Georges Moustaki, il me disait qu’il n’avait jamais ri avec personne comme avec Barbara. Elle était gaie. Mais je pense qu’elle était aussi sujette à des moments de détresse, avec une humeur pouvant varier... Elle parle de la tentation du suicide dans ses chansons, et elle ne triche jamais dans ses écrits. Elle n’était pas quelqu’un de linéaire. C’est aussi une femme qui s’est beaucoup vouée aux autres, aux rêveuses de parloir, ces femmes qui venaient écouter les prisonniers... Elle a consacré des nuits entières aux malades du Sida, elle a chanté bénévolement en prison. Elle a donné beaucoup de son temps et, comme elle était insomniaque, elle appelait des gens la nuit. Un être généreux, désintéressé. Le contraire de l’image vénéneuse... D’ailleurs il y a un texte reproduit dans le livre où elle écrit qu’elle n’est pas une "tulipe noire". Mais ce cliché court toujours sur elle... Si on gratte un peu, ça ne tient pas.

 

 

N’avait-elle pas compris, aussi, que pour la postérité, dans l’art le noir et blanc s’abîmerait moins vite que la couleur ?

C’est une jolie formule, je pense qu’on peut la garder. Je peux la signer, et je vous l’emprunte!

 

 

Quelles sont les chansons de Barbara qui vous ont personnellement le plus touché, sur le moment ou après redécouverte ? Ces titres, connus ou mieux, moins connus, que vous aimeriez inciter nos lecteurs à écouter, et aussi à lire ?

Plusieurs titres sont poignants. Celui qui me bouleverse le plus, c’est Mon enfance (1968). Elle retourne dans ce petit village dans le Vercors où elle a passé plusieurs mois à la fin de la guerre, et qui ont été douloureux, comme tout le conflit où, petite fille juive, elle n’a cessé de fuir l’occupant. Elle en parle de façon très émouvante, la musique est magnifique... C’est un texte autobiographique, un peu comme Nantes. De manière générale, ce sont les chansons où elle parle d’elle de façon très directe, comme Rémusat (1970), évocation du deuil de sa mère, ou Drouot (1971), salle des ventes qu’elle a beaucoup fréquentée, qui sont aussi très prégnantes. Et il y a cette chanson sombre qu’on n’a décodée qu’après sa mort et qui s’appelle Au cœur de la nuit (1966). Si on l’écoute et qu’on la lit bien, c’est au cœur de la nuit que les choses se passent et que son enfance est à jamais détruite...

 

 

L’Aigle noir (1970) aussi, de ce point de vue-là ?

C’est sa chanson la plus populaire. Elle l’avait ajoutée en dernière minute à l’album paru en mai 1970. Cette chanson est devenu son plus grand succès malgré elle tant elle a tourné en radio au cours de l’été suivant. Il y eu énormément d’interprétations psychanalytiques de la chanson. Peut-être veut-on lui faire dire trop de choses. Comme pour le tableau d’un peintre où celui-ci découvre qu’il a représenté des concepts qu’il n’avait pas imaginés. L’Aigle noir, on lui a trouvé tant de sens cachés ! Je ne sais si tout cela a lieu d’être, mais encore une fois, pour décoder le viol il faut surtout écouter Au cœur de la nuit.

 

 

Quand on songe à Barbara, à son public, il y a comme une forme de communion qui reste forte. Vous l’évoquiez, est-ce que ça tient à l’espèce d’intimité née, collectivement et individuellement, entre elle et chacun de ses auditeurs, à sa manière à elle de se mettre à nu ? Barbara écrit : "Voilà tu la connais l’histoire..." dans la touchante Nantes...

L’émotion vous prenait, au spectacle, dès qu’on arrivait au théâtre. Quelque chose de très prégnant, une atmosphère très particulière qui faisait battre le cœur avant même que le rideau ne se lève. Comme si tous les gens présents appartenaient à une sorte de communauté, liés par un fil invisible, une expression qu’elle utilise dans la chanson Vienne (1972). Un groupe d’êtres humains reliés à elle, à ses notes, à sa respiration. Certains fanatiques la suivaient en tournée, certains se couchaient sur son paillasson rue Rémusat comme elle le raconte dans Les Rapaces. Sa façon de chanter, l’intensité de ses phrases, de ses histoires étaient telles que les gens se sentaient concernés de façon très intime par ce qu’elle racontait. Après sa disparition j’ai retrouvé cette atmosphère si particulière, lorsque Marie-Paule Belle a donné un spectacle hommage où elle a fort bien chanté Barbara. On ne retrouvait pas cela chez d’autres artistes : Brassens, en spectacle, créait une atmosphère de complicité, Ferré un élan vital d’adhésion à ses mots, Anne Sylvestre un plaisir intense, une adhésion à la beauté de ses textes, de ses musiques et à sa générosité.

 

 

Quel regard portez-vous sur la carrière de Barbara, sur son parcours de vie aussi ?

Son parcours de vie est très intéressant. Quand on regarde de près la vie de Barbara, ça commence par beaucoup de souffrance, vingt premières années assez terribles... Elle grandit sans père, suit des cours de piano, de chant lyrique, puis se rend compte que sa voix n’est pas de celles qui conviennent pour mener carrière à l’opéra... Elle a crevé de faim en Belgique pour essayer de monter un cabaret, elle a été à deux doigts de se prostituer pour pouvoir manger... Elle s’est faite seule, malgré le père absent, malgré la misère. Un parcours assez extraordinaire, avec aussi elle a la capacité de subjuguer les hommes. Elle ne dit pas qu’elle écrit des chansons, elle ne les signe pas tout de suite, une sorte de pudeur. À partir de la fin des années 1950, elle se rend compte que la scène de l’Écluse est trop étroite pour elle, qu’elle a en elle une force incroyable, elle invente des jeux scéniques dès qu’elle ose quitter son piano. À partir de 1963, de sa première scène en solo au Théâtre des Capucines, elle passe dans une autre dimension...

 

En quoi est-elle une source d’inspiration pour vous, et en quoi peut-elle inspirer ceux qui prêtent attention à son œuvre ?

Par sa générosité, Barbara nous montre l’exemple de quelqu’un qui a beaucoup fait, sur bien des sujets, par exemple pour prendre conscience qu’il fallait mettre des préservatifs, se protéger contre les MST, avoir un regard généreux sur les gens qui sont fragiles, sur les infirmières, les prisonniers aussi... Elle le dit elle-même, elle a voulu rendre aux gens tout ce qu’ils lui avaient donné. Elle disait que ce qui la motivait le plus, c’était le plaisir du spectacle. Je pense qu’elle sentait la ferveur du public, qu’elle comprenait à quel point les gens comptaient sur elle et ça l’a émue, elle a voulu rendre tout ce qu’elle avait reçu d’amour de son public, un amour plus intense que celui qu’elle a pu recevoir d’un homme...

 

Il y a des artistes qui vous font penser à elle en 2022, retrouveriez-vous en eux ce qui vous a fait aimer Barbara ?

Oui, il y a une jeune artiste qui a un talent fou, une voix très différente de Barbara et une grande sensibilité, c’est Pomme. Je retrouve beaucoup de choses en elle, elle a aussi un vécu très original. C’est une fille qu’on sent mal dans sa peau, dans l’ambivalence... Elle a une voix vulnérable, et elle dégage beaucoup de choses. Parmi les artistes d’aujourd’hui j’aime aussi Barbara Pravi qui a une belle voix et la merveilleuse Clarika, qui excelle aussi bien sur scène qu’en disque. Ces femmes ont un talent barbaresque, mais il ne faut pas essayer de copier. Que chacun suive sa route... Certes, je n’ai jamais ressenti une telle intensité entre un artiste et son public qu’avec Barbara. J’imagine que les fans Mylène Farmer vivent ce phénomène de communion, qui relie beaucoup d’artistes, notamment anglo-saxons, à leur public...

 

 

Une forme de religion quelque part...

Oui, une forme de religion. Mais chacun trouve ce qu’il cherche. Mon déclic en matière de chanson c’est vraiment la musique. C’est d’abord elle qui me fait aller vers un artiste. Si je n’ai pas le plaisir du son, c’est fini, je suis hors course. Si, par contre, la musique me plaît, je peux accepter une certaine imperfection, une facilité dans les textes.

 

Si, par un improbable prodige, vous pouviez vous retrouver face à Barbara, lui poser les yeux dans les yeux une question, quelle serait-elle  ?

Comme je l’ai dit, Barbara était quelqu’un d’impressionnant. Pourtant, je ne suis peu impressionnable. Elle dégageait quelque chose de magnétique... J’aurais aimé l’interroger sur les histoires cachées derrière ses chansons, tout en sachant qu’elle aurait refusé de répondre. J’ai essayé de convaincre Anne Sylvestre de raconter les histoires qui étaient en filigrane cachées dans ses textes, mais j’ai vu très vite qu’il y avait beaucoup de souffrance là-dedans. Elle aussi a connu des drames dans sa vie ; elle n’a pas voulu les revivre.

 

Trois qualificatifs, pour décrire au mieux Monique Serf alias Barbara, telle que vous croyez l’avoir comprise par ses attitudes, par ses textes et parce qu’il y avait entre les lignes ?

La passion de convaincre : elle était dotée d’une force extraordinaire de ce point de vue. La passion de transmettre. Et une vraie bienveillance envers autrui.

 

 

Quel bilan tirez-vous de l’année écoulée, en tant cette fois qu’éditeur, pour l’Archipel ? Le marché du livre se porte-t-il plutôt plus ou moins bien qu’avant la crise Covid ?

Disons qu’on a été un peu leurrés par l’année 2021, qui a été celle  de la fin du Covid. Les gens, ayant été frustrés de livres, se sont précipités en librairie. Le marché a connu une année anormalement faste, et la plupart des éditeurs ont vu leur chiffres d’affaires faire un bond. On a pu croire qu’il était facile de vendre des livres... 2022 nous a cruellement ramenés à la réalité, on est revenu à un marché plus difficile, avec trois phénomènes qui se sont additionnés : la guerre en Ukraine, avec cette peur du nucléaire en Europe qui a noué pas mal de ventres ; l’année politique avec les incertitudes qu’elle a générées ; dernièrement l’inflation disparue depuis quarante ans à ce niveau qui revient et impacte le budget culture des ménages.

 

Vos projets et surtout, vos envies pour la suite ?

Je fais un métier qui me permet de rencontrer des gens passionnants, de tous horizons. On ne s’ennuie jamais, on est toujours dans la curiosité, dans la découverte. Une grande partie du plaisir de l’éditeur, c’est de travailler les textes avec les auteurs. Le plaisir de découvrir une plume de talent, c’est quelque chose dont on ne se lasse pas. J’aime féliciter les auteurs qui nous enchantent par leur talent de plume. C’est l’aventure de faire des livres, des livres qui vous intéressent, vous passionnent parfois. Dans le domaine de la chanson, j’ai publié deux témoignages cet automne. Les souvenirs de Françoise Canetti, la fille de Jacques Canetti. Elle raconte le parcours de cet extraordinaire découvreur de talents que fut son père. Ensuite, les mémoires du plus grand éclairagiste de la scène, Jacques Rouveyrollis : il a connu tant d’artistes depuis un demi-siècle et les raconte avec beaucoup d’humour. Je signale aussi un livre très différent signé Philippe Di Folco, qui recense les impostures littéraires. On se rend compte qu’il y a ceux qui écrivent, ceux qui s’inspirent et ceux… qui trichent !

 

Jean-Daniel Belfond

 

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15 novembre 2022

Frédéric Quinonero : « L'éclectisme de Patrick Bruel est admirable... »

 

Qui oserait prétendre qu’il ne connaît pas cet homme ? Depuis une trentaine d’années, Patrick Bruel est partout. Cette vidéo d’une de ses plus belles chansons, Qui a le droit ?, nous vient de ce temps où passer à côté était même impossible : autour de 1991, la "Bruelmania", une espèce de folie collective - même si elle a surtout touché les jeunes filles de l’époque. Bruel aurait pu rester enfermé dans cette image-là, mais force est de constater, qu’on l’aime ou qu’il agace, qu’il a su se renouveler, et faire prendre à sa carrière - devrais-je dire "ses" ? - des chemins inattendus. Bruel le chanteur est toujours là, idem pour l’acteur, rôle qu’il joue depuis plus longtemps encore. Frédéric Quinonero, fidèle de Paroles d’Actu, biographe empathique et rigoureux, vient de lui consacrer chez l’Archipel un nouvel ouvrage, un abécédaire inspiré et richement illustré : Patrick Bruel, au fil des mots. À feuilleter forcément, si vous aimez Bruel. Merci à Frédéric Quinonero pour cette interview. Exclu. Paroles d’Actu, par Nicolas Roche.

 

EXCLU - PAROLES D’ACTU

Frédéric Quinonero : « L’éclectisme

de Patrick Bruel est admirable... »

Bruel au fil des mots

Patrick Bruel, au fil des mots (L’Archipel, octobre 2022).

 

Frédéric Quinonero bonjour. Pourquoi ce nouveau livre sur Patrick Bruel, et pourquoi avoir choisi ce format de l’abécédaire ? Cet exercice-là t’a plu ?

J’avais pris beaucoup de plaisir à écrire la biographie de Patrick Bruel, Des refrains à notre histoire, parue en 2019 chez le même éditeur. C’est un livre qui a rencontré le succès et m’a permis de beaucoup échanger avec les admiratrices du chanteur. Ce lien sympathique méritait d’être entretenu. L’abécédaire, proposé par mon éditeur, a permis de prolonger cette complicité. L’exercice, plus ludique, moins rigoureux et contraignant que la biographie pure, m’a beaucoup plu. De la même façon que le lecteur a le loisir de musarder d’une lettre à l’autre, au gré de son humeur, j’ai éprouvé un égal plaisir à vagabonder, à écrire sans être tenu de respecter un ordre chronologique, sans avoir à dérouler le fil d’un récit.

 

 

"Des refrains à notre histoire", justement. Raconte-nous "ton" histoire avec Patrick Bruel ? Tu l’as aimé assez tôt, ou plutôt après la "Bruelmania" ?

En réalité, je n’aurais jamais pensé écrire sur Patrick Bruel. Je suis passé totalement à côté de la "Bruelmania". Comme tout le monde, je connaissais quelques tubes et je l’avais apprécié dans certains films… Lorsque la proposition est venue de mon éditeur, j’ai accepté de relever le défi mais il m’a fallu tout écouter, tout visionner, tout découvrir. Et ce fut un vrai plaisir. En fait, la partie la plus intéressante du travail de biographe c’est celle-là  : partir à la découverte de son sujet. Aujourd’hui, je suis aussi incollable sur Bruel que ses ferventes admiratrices ! (Rires)

 

Bruel comme Johnny ont connu le même drame : l’abandon par le père. Dans le cas de Bruel, une mère forte a su prendre le relais, adoucir son enfance et ouvrir ses horizons, tandis que la mère de Johnny a, elle, été défaillante. Tu connais bien les deux artistes : quel regard portes-tu sur la manière dont l’un et l’autre a affronté ces blessures originelles ?

La mère de Johnny a été défaillante, par la force des choses. Mais Johnny a longtemps pensé qu’elle l’avait à son tour abandonné. Ce double abandon, du père et de la mère, a été le tourment de sa vie, sa blessure profonde. Longtemps, comme Bruel, il s’est cherché un père de substitution, mais surtout une mère. On peut plus facilement se passer d’un père que de l’amour d’une mère, surtout quand on est un garçon. C’est la scène qui a sauvé Johnny  : il n’existait vraiment que face au public, dans son habit de chanteur. Il était paumé, partout ailleurs. Bruel a bénéficié de l’amour exclusif de sa mère, une mère qui l’a protégé de tout ce qui aurait pu faire entrave à son équilibre. Des hommes ont occupé la place vacante tout au long de sa vie, tenant rôles de confidents, inspirateurs, maîtres à penser, puis il a su faire la paix avec son géniteur, au moment où lui-même allait devenir père.

 

 

On n’est pas dans son intimité, mais quand on te lit, on a l’impression d’un Bruel ayant le culte de l’amitié, et un état d’esprit très famille aussi, très clan. Est-ce qu’il s’est un peu cherché des modèles de substitution, je pense par exemple à un Guy Carcassonne, ou dans un autre genre à un Alexandre Arcady ? Dans le monde de la chanson, aussi ?

Oui, Bruel a su préserver sa vie privée, lui accordant une place privilégiée. On le sait fidèle, à Arcady par exemple. Les deux hommes ont démarré ensemble, l’un comme cinéaste, l’autre comme acteur. Ils ont tourné cinq films ensemble. Arcady est le parrain d’un des deux fils de Bruel. Il vouait à Guy Carcassonne un attachement quasi filial. Son décès l’a beaucoup ébranlé. Dans le monde de la chanson, les amitiés sont plus difficiles, mais Bruel a toujours entretenu une étroite connivence avec ses collègues des Enfoirés et n’a jamais manqué le rendez-vous annuel. Bruel avait beaucoup d’affection et d’admiration pour Johnny. Il est aussi très attaché à Jean-Jacques Goldman ou Renaud.

 

 

Qui l’a influencé de manière décisive quant à son univers musical ? Barbara bien sûr, Aznavour aussi, et Sardou pour le magnétisme scénique ?

Sa mère a assuré son éveil artistique, elle l’emmenait au théâtre, à l’opéra et lui faisait découvrir les chanteurs qu’elle aimait, comme Barbara, qu’il a longtemps suivie par la suite et à qui il a rendu hommage dans un album, Jacques Brel, qui l’a pas mal inspiré, et Serge Reggiani. À l’adolescence, il s’est passionné pour le rock anglais, les Rolling Stones en particulier. Et c’est en assistant par hasard à un concert de Michel Sardou à l’Olympia, en 1976, qu’il a trouvé sa vocation. Son éclectisme est admirable.

 

 

On va dans le vif du sujet, dans la chaleur du succès. Comment Patrick Bruel a-t-il vécu la folie (parce qu’il faut bien appeler un chat un chat) "Bruelmania" ? À ton avis, il a galéré pour s’extirper de l’image d’idole qui lui a collé à la peau  ? Et penses-tu que, par ses choix artistiques, il a su conquérir véritablement de nouveaux publics (les anciens avec l’album Entre deux par exemple) ?
 
Une célébrité à un tel paroxysme a quelque chose d’inquiétant. Bruel s’en accommode, à l’époque – on ne se plaint pas d’avoir du succès quand on l’attend depuis longtemps, même si ce succès dépasse tout ce qu’on pouvait imaginer –, mais il a conscience du danger, des effets pervers de ce genre de "phénomène". Le succès, oui, mais Bruel voulait s’inscrire dans la durée, ne pas être un chanteur à minettes. Il visait plus loin, plus haut. Alors, il a délaissé quelque temps son habit de chanteur pour se consacrer à la comédie, se faire une place au cinéma, avant de revenir avec un album de chansons plus matures, à la fois intimes et poétiques, qui trouvaient leur place au rayon "grande variété". Son auditoire s’est peu à peu élargi. Il a ensuite rallié les anciens, en effet, avec le double album Entre deux, qui a obtenu un énorme succès. Puis il a su s’entourer de jeunes partenaires pour toujours rester dans l’air du temps. Explorer de nouveaux univers, tout en restant Bruel.

 

Bruel a l’air de réussir tout ce qu’il entreprend : la musique bien sûr, le ciné aussi, le théâtre, la production artistique (il a importé quelques tubes de l’été) et production d’huile (!), le poker, et il parle en expert de politique ou de foot... Ça agace non ? Est-ce qu’une forme d’omniprésence a pu lui nuire ?

La jalousie est un mal français. On n’aime pas ceux qui réussissent. Et, évidemment, quand on réussit tout ce qu’on entreprend, comme c’est le cas de Patrick Bruel, on peut imaginer que cela suscite de l’agacement. Pourtant, il a plutôt une bonne cote de sympathie. Les professionnels de la profession l’ont longtemps boudé, lui refusant certains prix pourtant mérités, mais les salles de concert sont combles. Partout en France, et dans quelques autres pays. Depuis la mort de Johnny, il est le chanteur qui attire le plus grand nombre de spectateurs.

 

Michel Sardou a choisi il y a quelques années de quitter la scène musicale pour revenir à ses premières amours : le théâtre (entre le moment de l’interview et sa mise en ligne il a annoncé son retour, ndlr). Pour toi, Bruel est-il fondamentalement, plutôt un chanteur, ou un acteur, à supposer que l’un et l’autre soient si différents que ça d’ailleurs...  ?

Bruel est un artiste qui a réussi dans les deux domaines. Il est même le seul à avoir mené les deux carrières de front. Ses aînés, Montand et Reggiani, ont longtemps délaissé l’une des deux disciplines pour se consacrer pleinement à l’autre. Bruel a tout assuré en même temps  : chanson, cinéma, théâtre. La "Bruelmania" a été un tel phénomène qu’on a tendance à le voir plutôt comme un chanteur, mais reconnaissons lui une filmographie plutôt riche – une quarantaine de films, dont quelques gros succès.

 

 

Quelles chansons te touchent le plus, dans son répertoire ?

J’ai une nette préférence pour ses chansons tendres, celles où sa voix est tout en douceur et en sobriété. Je n’aime pas trop quand il fait des prouesses vocales. Ainsi, j’écoute avec plaisir Juste avant, Ce soir on sort, J’te mentirais, Raconte-moi, Les Larmes de leurs pères, Élie, Mon repère… Sa reprise de Madame, de Barbara, me plaît beaucoup aussi. Parmi les plus connues, j’aime beaucoup Qui a le droit et Place des grands hommes, qui sont parmi ses chansons celles qui resteront.

 

Si tu devais nous recommander un film avec Bruel, à voir absolument ?

Un seul c’est difficile. Un secret, peut-être. Mais j’ai un souvenir assez marquant de La Maison assassinée.

 

 

 
Quelle question lui poserais-tu si tu l’avais face à toi, les yeux dans les yeux ?

Qu’est-ce qui fait courir Patrick ? (pour paraphraser son ami Chouraqui).

 

3 qualificatifs qui iraient bien à Bruel tel que tu crois l’avoir compris ?

Sincère. Battant. Sympathique.

 

Nous commémorerons bientôt les cinq ans de la disparition de Johnny Hallyday, que tu aimes, et sur lequel tu as tant écrit. Ce moment de décembre 2017, comme beaucoup, tu l’as redouté. Comment as-tu vécu tout ça, et ça t’a fait quoi, ces cinq ans sans Johnny ?

Je sais qu’il est mort, sans l’avoir complètement assimilé. Je continue à l’écouter et à le regarder comme quelqu’un de bien vivant, parfois j’ai un sursaut de lucidité et je me répète : "Il est mort, Johnny est mort", plusieurs fois pour m’en convaincre. Ce sentiment est étrange. Pour commémorer les cinq ans de sa disparition, j’ai le sentiment d’avoir été écarté de l’événement, car depuis mon Johnny immortel, on m’a plus ou moins signifié que j’avais tout dit (le livre fait 900 pages). Or, Johnny est mon sujet de prédilection. Il disait de moi que j’étais juste et bienveillant. Je voudrais pouvoir encore perpétuer sa mémoire, j’ai plein d’idées… Et je connais mon sujet. On ne peut pas dire que ce soit le cas de tous ceux qui, depuis sa mort, y vont de leur livre… Mon livre sur les femmes et leur influence dans le parcours et la vie de Johnny, je l’ai publié chez un autre éditeur et je regrette qu’il soit si peu connu, car c’était un travail d’enquête passionnant… Je pense que je vais consacrer du temps à un autre projet autour de Johnny, quitte à l’autopublier si aucun éditeur n’est intéressé. Je vais m’occuper un peu de moi à partir de l’année prochaine (sourire).

 

JH Immortel 2022

 

Ton ouvrage sur Jacques Dutronc vient de connaître une version poche, une première pour ce qui te concerne. Je rappelle que Françoise Hardy, à laquelle tu avais également consacré une bio, y a participé par les témoignages qu’elle t’a offerts, et que le livre a été préfacé par leur fils Thomas. Comment qualifierais-tu tes liens avec ces trois-là ? Quelque chose de particulier, de plus affectif qu’avec les autres ?
 
C’est une de mes plus belles expériences biographiques ! J’avais d’abord écrit le livre sur Françoise Hardy (Un long chant d’amour) sans elle. On m’avait donné une adresse email qui n’était plus valide, puis j’avais envoyé une longue lettre à son éditeur littéraire qui, a priori, ne lui a pas été remise. Elle m’a dit plus tard, lorsque je lui en ai fait parvenir copie : "Vous pensez bien que si j’avais reçu une lettre comme celle-ci, j’y aurais répondu !" Et on peut la croire sur parole, car tout le monde connaît sa franchise décapante… Puis, un jour, dans ma voiture, j’ai entendu une chanson, La rose et l’armure d’Antoine Élie, qui m’a fait immédiatement penser à elle. Comme je ne cessais de l’écouter et de penser à Françoise, je lui ai envoyé un email pour le lui dire – entre-temps je m’étais procuré la bonne adresse. Elle était estomaquée que je puisse écouter en boucle la même chanson qu’elle, et surtout que j’aie pu le pressentir. Elle a parlé plus tard de cet engouement pour la chanson d’Antoine Élie, notamment dans son dernier livre, mais à l’époque je n’en savais rien. Notre dialogue par mail a commencé là. Régulièrement je lui envoie des petits mots auxquels systématiquement elle donne suite. Je me sens privilégié, mais pour elle cela semble tout à fait naturel. Et quand j’ai travaillé sur le livre consacré à Jacques, elle a accepté bien volontiers de répondre à mes questions. Je lui en ai envoyé 25, en lui demandant de choisir celles qu’elles jugeraient le plus pertinentes. Elle a répondu – longuement – à toutes. L’écriture de ce livre a été un grand bonheur, couronné par la préface drôle et émouvante de Thomas. Je crois pouvoir dire que mon texte, qu’il a lu dans sa maison de Corse lors du second confinement, lui a fait un bien fou en cette période morose. Replonger dans le passé de son père, retrouver ses grands-parents disparus et mesurer peut-être l’urgence de profiter de ceux qu’on aime tant qu’il est encore temps. Et j’ose penser que ce livre a été à l’origine de la tournée Dutronc & Dutronc. Thomas est une belle personne, un être simple, gentil, généreux. Il ne se comporte pas comme les autres stars de la chanson. Françoise non plus, d’ailleurs. Il a de qui tenir… Je n’ai jamais pu rencontrer Jacques, c’est mon regret. Mais je ne force pas les choses. En tout cas, je les aime beaucoup tous les trois. C’est vrai qu’ils ont une place à part dans mon cœur de biographe, avec Johnny.

 

F

 

Sheila fête actuellement ses 60 ans de carrière. Tu as pas mal écrit sur elle, dont une bio, et je sais que tu l’as beaucoup aimée, mais j’ai l’impression que quelque chose est un peu cassé je me trompe ? Quel regard portes-tu sur ces six décennies, et sur l’artiste qu’elle est ?
 
On aurait pu penser que c’est avec elle, plutôt qu’avec Françoise, que j’entretiendrais un échange épistolaire, voire même une collaboration artistique. Elle a été ma fée Clochette, l’idole de mon enfance. Elle a été, avant Johnny, la première sur qui j’ai écrit. Je lui avais remis un premier manuscrit en 1998, dans sa loge de l’Olympia. Elle n’a jamais donné suite. Je lui ai envoyé en 2002 une seconde mouture, en lui proposant de participer au projet. Toujours rien. J’ai laissé tomber pour m’occuper de rassembler toutes mes notes concernant Johnny et en faire une éphéméride, ce qui a été mon premier livre publié. Le deuxième a été consacré à Sheila, en 2007 (Biographie d’une idole). Puis il y en a eu deux autres : Sheila, star française, en 2012 (que je revendique comme étant le plus réussi), puis Une histoire d’amour en 2018. Je passerai sur les menaces de procès… Jamais il n’y a eu un mot, un geste, une main tendue. D’autres collègues biographes ont eu cette chance que je n’ai pas eue d’être approchés par leur idole d’enfance et d’avoir concrétisé ce lien si particulier qui unit un chanteur à l’un de ses admirateurs. Sylvie Vartan, par exemple, valide, cosigne et promotionne les livres qu’écrivent ses fans les plus proches (elle ne l’a pas fait pour moi, malheureusement, mais elle a eu des mots dithyrambiques sur mon travail dans la presse). Peut-être n’avais-je pas choisi le bon camp lorsque j’étais enfant… Pour les 60 ans de carrière de Sheila, j’ai passé la main. Si la sienne m’avait été tendue, je l’aurais saisie…

 

On connaît peu les retours que reçoivent les auteurs, et notamment les biographes, de la part des publics qui les lisent. Quelles remarques précises t’ont le plus touché ?

Oh, il y en a beaucoup ! Les plus beaux retours sont souvent ceux-là… On me dit que je suis bienveillant, c’est le terme (également employé par Johnny) qui revient le plus souvent. Bienveillant, sans être forcément cireur de pompes. On trouve mon style fluide et précis, agréable à lire. Et puis, je ne résiste pas à te faire part d’une remarque de Thomas lorsqu’il lisait la biographie de son père et me faisait ses commentaires par mail au fil de sa lecture  :  "Vous semblez très bien percevoir les vérités que l’on cherche à exprimer avec nos mots dans des interviews pas toujours inspirantes et vous les restituez avec toute la finesse dont on rêverait qu’elle soit la norme." Est-il besoin de dire à quel point cela m’a touché…

 

Tes projets, surtout tes envies pour la suite ? Ton projet de roman avance-t-il ?

Je l’ai dit plus haut, m’occuper de moi. Quitte à tenter l’autoédition… Mon roman est fini, envoyé à quelques éditeurs. Personne ne répond.

 

Un dernier mot ?

Merci (pour l’intérêt que tu portes fidèlement à mon travail) !

 

Frédéric Quinonero 2021

 

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9 novembre 2022

Dobbs : « Vivre de la BD est difficile : mieux vaut se diversifier... »

Qui connaît encore, en France, le nom d’Alexeï Leonov ? Pas grand monde, sans doute. Cet homme, disparu en 2019, comptait pourtant parmi les pionniers historiques de la conquête spatiale, un peu comme un Youri Gagarine, ou un Neil Armstrong. Il fut, en mars 1965, le premier humain à avoir réalisé une sortie extravéhiculaire dans l’espace - c’était la mission Voshkod 2, et ce fut un motif de fierté pour l’URSS, en pleine Guerre froide. Le scénariste Dobbs et le dessinateur italien Antonello Becciu (avec Josie de Rosa à la couleur) ont décidé de consacrer à Leonov une bio graphique pour la collection Biopic de Passés/Composés, le résultat, de belle facture, est inspiré et inspirant. Inspirant parce qu’il nous donne à revivre cette aventure, non pas tant du côté des bureaucraties gigantesques qui comparaient la taille de leurs fusées (ce match se rejoue aujourd’hui entre mastodontes privés, le duel Musk/Bezos en est le meilleur exemple), mais parce qu’on suit le parcours d’un gamin qui, petit, rêvait aux étoiles et qui, adulte, a pu les tutoyer. Un ouvrage à lire, et je remercie Dobbs pour les réponses qu’il m’a apportées. Exclu, Paroles d’Actu, par Nicolas Roche.

 

EXCLU - PAROLES D’ACTU

Dobbs : « Vivre de la BD

est difficile : mieux vaut se diversifier... »

Leonov

Leonov (Passés/Composés Biopic, novembre 2022).

 

Dobbs bonjour. Comment est né le projet Leonov, et comment vous êtes-vous retrouvé dans cet équipage ?

Stéphane Dubreil, avec qui j’avais déjà travaillé, m’a parlé de sa collection «  Biopic  » pour Passés/Composés et de plusieurs pistes de scénarios. Je connaissais pour ma part certains éléments de la course à l’espace entre URSS et USA, et l’orientation vers la biographie aventureuse de Leonov est devenue une évidence pour lui et moi comme futur projet.

 

Vous connaissiez le dessinateur, Antonello Becciu, avant ce travail en commun ? Comment les choses se sont-elles organisées, et de ce point de vue la barrière de la langue n’a-t-elle pas été un obstacle pour exprimer, l’un et l’autre, ce que vous souhaitiez ?

Je le connais depuis pas mal d’années, nous avions même débuté un projet de road movie trash ensemble. J’aime son style et nous avons œuvré avant Leonov à une BD sur la Seconde Guerre mondiale qui devrait sortir en 2023 chez Glénat. En fait, je travaille depuis de nombreuses années avec des artistes et amis italiens, nous parlons anglais la plupart du temps sur les réseaux sociaux ou par échanges de mails. Cela fait partie de notre quotidien d’œuvrer avec des dessinateurs/trices, coloristes étrangers.

 

Avez-vous rencontré des difficultés particulières pour composer ce récit, et si oui lesquelles ?

Les recherches prennent un temps considérable sur ce genre de BD, et il faut trouver un certain axe pour la narration. Pour Leonov, le plus difficile a été de gérer ce temps et de trouver les astuces pour que le récit ne soit pas trop linéaire pour les lecteurs.

 

Les torches

 

Ce que vous mettez bien en avant dans votre histoire, au-delà de ce combat de titans, c’est l’esprit de pionniers, et le rêve de celui qui, admirant les étoiles gamin, se retrouve à force de travail à les tutoyer comme jeune adulte. De ce point de vue votre BD est inspirante. Ce rêve-là, vous l’avez eu un peu vous aussi ?

Merci beaucoup pour ce retour de lecture. Je n’ai jamais eu l’âme d’un pionnier ou d’un aventurier, si ce n’est dans mon imaginaire. J’ai été inspiré par plusieurs rencontres qui m’ont amené à faire ce que je fais actuellement, et il est vrai que raconter et imaginer des histoires et des personnages a toujours fait partie de ce que je suis profondément. Était-ce un rêve  de gosse ? Je ne sais pas. J’ai toujours pensé que mon imaginaire demeurerait ainsi et m’accompagnerait toute ma vie, c’était ça l’essentiel pour moi.

 

Alexeï Leonov, premier homme à avoir effectué une sortie extravéhiculaire dans l’espace donc, est mort en 2019, son nom, bien que fameux, ne l’est pas autant que celui d’un Gagarine, ou d’un Armstrong. Si vous aviez pu le rencontrer, quelle question lui auriez-vous posée ?

«  Que pensiez-vous réellement devant ce parterre de bureaucrates du comité politique en débriefing de la mission  ?  »

 

Parmi les nombreuses BD que vous avez écrites, pas mal de biographies, de récits historiques aussi. Le "non-fiction" suppose-t-il une discipline particulière, et n’a-t-il pas un petit côté frustrant, en ce qu’il laisse moins libre cours à l’imagination de l’auteur ?

Toute forme d’écriture scénaristique demande de la discipline. Les récits biographiques et historiques n’empêchent en rien le rajout de fictionnel et la part d’imaginaire. Il y a juste un curseur à mettre sur le degré de véracité et de réalisme de la narration.

Ce n’est pas frustrant, il faut simplement le prendre comme un exercice mental qui demande parfois de tordre des éléments pour s’affranchir de carcans divers. Il y a de la fiction dans cette façon de faire. Je vois juste des différences entre créations et commandes…

 

De qui rêveriez-vous de retranscrire la vie en BD ?

Malcolm X par exemple, ou Diane Arbus (une fameuse photographe de rue américaine, ndlr).

 

Vous écrivez de la BD depuis une vingtaine d’années. Parmi toutes vos créations, quelles sont celles pour lesquelles vous avez une tendresse particulière, et que vous aimeriez inviter nos lecteurs à découvrir ?

Question très difficile… car cela signifierait qu’il existe une sorte de préférence personnelle. Je botte en touche sur la BD (comme ça je ne mets aucun camarade dessinateur à dos sur mes collaborations, héhé). L’œuvre pour laquelle je ressens le plus de fierté est le livre Méchants que j’ai écrit pour l’éditeur Hachette. C’est une analyse de l’usage des vilains dans la pop culture et de leur évolution, avec des articles de fond, des illustrations inédites etc… une version ludique et fun de ce qu’aurait dû/pu être ma thèse en socio-anthropologie.

 

Méchants

 

Comment décririez-vous votre univers, sur la base de qui vous inspire, et de ce que vous avez produit jusque-là ?

Aimant les différents genres de récits, je dirai que je n’ai pas qu’univers mais plusieurs, en lien les uns avec les autres. Ce qui fait sens chez moi, ce sont des personnages fun et forts, des émotions à faire partager aux lecteurs, des découpages cinématographiques et des thématiques comme la part sombre de l’histoire, ou encore des mécanismes tels que l’ironie dramatique par exemple.

 

Vos conseils pour quelqu’un, un jeune ou un moins jeune d’ailleurs  qui, après vous avoir lu, rêverait de faire lui aussi de la BD, son métier ?

Vivre à 100% de la BD est très difficile, la plupart des auteurs (dessinateurs, scénaristes, coloristes…) ont souvent plusieurs cordes à leur arc et travaillent dans un autre domaine en parallèle (ou sur plusieurs projets). Il faut donc non seulement affiner sa/ses technique(s), apprendre au quotidien, constituer son réseau et diversifier son métier. C’est un métier technique et créatif de longue haleine, fait parfois de sacrifices, mais surtout de rencontres, d’attentes et de marathons.

Il y a des festivals où l’on peut rencontrer des auteurs et même des éditeurs afin de présenter son portfolio, des écoles pour affiner ses techniques et des associations pour prendre des cours de modèles vivants, de colorisation, de types de BD, etc… Mais soyons clair, à l’heure actuelle, peut-être est-il plus sûr de ne pas tout miser sur la BD et de se préparer à faire à côté de l’illustration en jeu vidéo, en livres jeunesse, du storyboard en pub ou même en institutionnel, car l’important est surtout de dessiner et d’en vivre. Pour le scénario, c’est encore différent, car il n’y a pas d’école véritable préparant à la scénarisation en BD  : là aussi, les scénaristes font souvent leurs armes dans d’autres médias et apprécient les cours de storytelling qui sont assez universels, et les cursus anglophones qui sont rodés à ce genre d’apprentissage.

 

Vos projets et surtout, vos envies pour la suite ?

Encore du western (avec Nicola Genzianella), du genre avec du récit de guerre en album et en collection (Glénat et Passés/composés), de la piraterie fantastique et du space opera… Et en même temps un peu de développement en animation. C’est assez chargé mais surtout étalé sur x années, c’est aussi ça la difficulté d’auteur de BD, le planning qui peut s’étirer assez loin hors de notre sphère de contrôle.

 

Un dernier mot ?

Kamoulox

 

Dobbs

 

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23 octobre 2022

Daniel Pantchenko : « Je crois qu'à sa manière, Cabrel est un battant sensible »

 

 

La Corrida. Je l’aime à mourir. Deux des titres les plus emblématiques de Francis Cabrel, artiste aussi doué qu’il est discret : la maîtrise, le métier, le public, il ne peut les envier à personne mais le star system, très peu pour lui. La seconde chanson citée a largement contribué, avec d’autres, à assoir son image de chanteur romantique. Mais il est loin de n’être que cela : l’homme a les pieds sur Terre, on peut même dire dans la terre, et le monde, il le regarde avec les yeux d’un citoyen lucide, parfois à la limite du désespoir. Qui est-il vraiment et au fond, est-ce que ça nous regarde complètement, de creuser pour trouver l’homme derrière l’artiste ? Le parti pris de Daniel Pantchenko, que j’avais déjà interviewé à propos de Charles Aznavour, et auteur dernièrement de Cabrel, l’intégrale (EPA, septembre 2022), peut être résumé comme suit : on n’a pas à connaître la vie privée d’un artiste, en revanche étudier son parcours et son répertoire permet de comprendre ce qui l’anime. L’ouvrage, de belle facture, retrace disque après disque la carrière de Cabrel, et avec le renfort d’interviews qu’il a données, aide ceux qui l’aiment à mieux savoir qui il est, d’où il vient, et où il est allé. Merci à Daniel Pantchenko pour cet entretien ! Exclu, Paroles d’Actu, par Nicolas Roche.

 

EXCLU - PAROLES D’ACTU

Daniel Pantchenko: « Je crois

qu’à sa manière, Cabrel

est un battant sensible... »

Cabrel L'intégrale

Cabrel, l’intégrale (EPA, septembre 2022)

 

partie 1 : l’interview

Quel regard portiez-vous sur Francis Cabrel avant de lui consacrer cet  ouvrage ? Comment avez-vous abordé le personnage ?

J’ai toujours bien aimé l’artiste et l’homme. À mes yeux (et mes oreilles), l’équilibre texte/musique, paroles en français/mélodie est essentiel. Sans oublier bien entendu la voix, l’interprétation de la chanson. Il se trouve que – comme Goldman –, Cabrel a été un des parrains de la revue Chorus à laquelle j’ai collaboré pendant 17 ans. Il n’a jamais joué les stars, ce que j’avais constaté de visu lors de notre première rencontre en 1996, lorsqu’il était président du jury d’un festival très sympa  : La Truffe de Périgueux. Cela étant, pour ce genre d’ouvrage, il s’agit d’abord de discographie et le personnage apparaît surtout à travers les diverses déclarations qu’il a faites au fil des disques.

 

Chorus 1996

 

La mère de Francis Cabrel vient tout juste de disparaître. De quel poids les racines, les parents de Francis ont-ils pesé dans le développement de l’homme et de l’artiste qu’il allait devenir  ?

Dès l’introduction de mon livre, j’écris   : «  Les racines, ça ne s’oublie pas. En 2020, en prélude à la sortie de son nouvel album (À l’aube revenant), Francis Cabrel rend hommage à son père – l’être «  quand même, le plus important de tous  » pour lui – dans Te ressembler, un titre qui commence par «  T’as jamais eu mon âge / T’as travaillé trop dur pour ça  ». Il dit que cette chanson a été la plus difficile à écrire, mais qu’il fallait l’enregistrer dans cet album au cas où ce soit le dernier (ce qu’il a craint auparavant et à plusieurs reprises). Ouvrier, son père est mort à 56 ans en 1982, l’année au cours de laquelle Cabrel a fondé Chandelle Productions. L’année suivante, dans l’album Quelqu’un de l’intérieur, il avait écrit Le Temps s’en allait, une émouvante évocation en forme de conseil d’un vieil homme à un enfant qu’il aime, si proche de celui qu’il fut  : «  Dis-toi que le temps passe vite / Et que la poussière t’attend  ». Et en 1999, dans l’opus Hors-saison, le chanteur glissait également un clin d’œil à ses parents dans Comme eux.

 

 

On constate à vous lire que, notamment à ses débuts, Cabrel s’est parfois gentiment agacé d’être réduit à ses chansons d’amour, lui qui voit aussi dans sa tête et dans ses textes, le monde avec une froide lucidité, bien qu’enrobé de poésie. Comment définiriez-vous l’auteur Cabrel  ?

Cabrel a pris le temps d’apprendre le métier. Et de dépasser ses contradictions, bien humaines. Après le succès de Je l’aime à mourir, il y a toujours eu – a-t-il souligné – «  15 personnes soit-disant professionnelles  » qui le poussaient à choisir telle chanson plus sentimentale, dans ce même esprit. Lui-même s’est longtemps estimé plus à l’aise pour écrire «  dans le sens de l’ émotion que dans le sens de l’énergie  ». Mais, dès son cinquième album Quelqu’un de l’intérieur (1983), il a signé des titres sociétaux - plus que jamais d’actualité - comme Saïd et Mohamed, voire féministes comme Leila et les chasseurs. Un «  engagement  » à sa façon, un questionnement sur le monde, qui s’est poursuivi au fil des albums, avec par exemple Tourner les hélicos dans l’album Photos de voyages (1985) ou La Corrida dans l’album Samedi soir sur la terre (1994). Il lui fallait trouver son rythme  : six albums originaux en huit ans entre 1977 et 1985, puis huit en 35 ans de 1985 à 2020. Bref, un auteur authentique, libre.

 

 

Francis Cabrel est issu d’une famille d’immigrés (venus en partie d’Italie), comme Aznavour, comme Goldman aussi auxquels vous avez consacré des ouvrages récemment. Et comme vous aussi. C’est un hasard complet  ? La force du français c’est aussi de savoir être porté par des ambassadeurs dans les racines desquels il n’était pas présent  ?

En réalité, je n’ai jamais été très sensible à mes racines ukrainiennes. Mon père vivait depuis plus de 40 ans en France quand je suis né, il était officiellement «  russe  » à l’époque et je n’ai jamais connu personne du côté de sa famille. De ce point de vue, mes choix étaient artistiques, mais pas mal d’artistes essentiels en France avaient des racines étrangères  : Montand, Reggiani, Moustaki… Donc c’était moins un hasard que l’émotion/plaisir que ces artistes m’apportaient à travers une fibre chantante en osmose avec la richesse de la langue française.

 

Anne Sylvestre

 

Il y a quelque chose d’apaisant, de rassurant quand on lit sur Cabrel, le terrien qui fuit la ville et le star system autant qu’il le peut, et qui a des valeurs de bon sens. Il se distingue dans l’univers du show business  ?

Absolument  ! C’est souvent le propre des artistes véritables. En ce sens, Cabrel est cousin avec Goldman et je suis également très fier d’avoir réussi à convaincre (il y a dix ans déjà) une artiste unique comme Anne Sylvestre, certes moins médiatisée, mais dont on n’a pas fini d’entendre parler. Par dela leurs différences, ces artistes ont affirmé leur indépendance, leur liberté, et c’est au final le show business qui leur court après. Depuis des années, Cabrel vend des albums pour leur globalité (plus de 200 000 encore du dernier, n° 2 des ventes en France en 2021), sans tube particulier. D’autres, qui encombrent les radios et les télés à coup de «  singles  » très vite oubliés, devraient peut-être s’en inspirer…

 

Cabrel est-il à votre avis un authentique pessimiste, ou bien disons, un optimiste prudent  ?

En 1983, Cabrel a enregistré Question d’équilibre. Là, il s’agissait d’une rupture amoureuse, mais pour répondre à votre question, je crois que l’artiste, voire l’homme, a trouvé cet équilibre nécessaire entre optimisme et pessimisme. Bien sûr, selon les événements, les drames ou les progrès, il peut pencher d’un côté ou de l’autre. Mais à sa manière, je dirais plutôt que c’est un battant sensible. Un réaliste peau/éthique.

 

Il est beaucoup question de Bob Dylan dans votre livre, ce chanteur folk légendaire qui a tant inspiré Cabrel, comme Hugues Aufray d’ailleurs. De votre côté quelles filiations artistiques lui trouvez-vous, en amont et aussi en aval  ?

Le lycéen Cabrel a joué dans les bals avec ses potes. D’abord de l’anglo-saxon, les Rolling Stones, les Beatles, Jimi Hendrix… jusqu’au jour où il a découvert Bob Dylan. Il n’en avait jamais entendu parler et ça a été «  le choc  »  ! Son rapport à la guitare est devenu essentiel et il s’est mis à écrire ses propres chansons. Dès 1978, il crée Pas trop de peine, un titre intime, révélateur, et à la première personne du singulier  : «  Moi, quand j’avais 14 ans / Les accords de Dylan / Meublaient mes insomnies / Et je m’endormais le matin / Ma guitare à la main / Sans débrancher l’ampli…  » Résultat, il a adapté Dylan  : Shelter from the storm, devenue S’abriter de l’orage, en 2004, puis She Belongs To Me devenue Elle m’appartient (C’est une artiste) en 2008, jusqu’aux onze titres de l’album Vise le ciel, entièrement consacré à Dylan en 2012. Il a néanmoins confié qu’à 14 ans, avant même de connaître Dylan, il avait une idole française  : Jacques Dutronc. Dans À l’aube revenant, son dernier album de 2020, il lui a rendu hommage avec Chanson pour Jacques.

 

 

Auparavant, vers ses 12 ans, il avait commencé à écrire des poèmes, inspiré par des La Fontaine, Rimbaud, Victor Hugo. Il aimait «  l’idée des rimes […] ces choses avec une belle résonnance poétique  » et un peu plus tard, il est devenu un grand admirateur de Georges Brassens. Il a d’ailleurs signé en 2014 la préface de Georges Brassens – Journal et autres carnets inédits (qui vient d’être réédité au Cherche midi), préface dans laquelle il cite Baudelaire et Lafontaine et souligne  : «  L’évidence Brassens, le génie poétique en tout, partout, tout le temps, jusque dans l’irrévérence.  » Voici pour l’amont, 45 ans après le premier album de Cabrel. Pour l’aval, rappelez-moi dans 45 ans…

 

Quelles sont les chansons de Cabrel qui vous touchent particulièrement et que vous aimeriez inviter nos lecteurs à découvrir  ? Parmi les plus connues mais peut-être surtout parmi les moins connues  ?

J’ai toujours un peu de mal à répondre à ce genre de question, car selon les périodes je serai plus sensible à telle chanson qu’à telle autre. Pour autant, le côté social, planétaire – qu’il a de plus en plus développé, jusqu’à accepter le terme «  engagé  » - me touche particulièrement chez lui.

Il y a eu Saïd et Mohamed et Leila et les chasseurs (album Quelqu’un de l’intérieur, 1983), J’ai peur de l’avion (blues d’humour au second degré, de l’album Sarbacane, 1989), Mandela, pendant ce temps (dans In extremis, 2015). Et ma réelle découverte  : Madame X (dans Hors-saison, 1999), une chronique d’esprit folk. Poignante. «  Madame X et ses enfants / Tout l’hiver sans chauffage / Caravane pour des gens / Même pas du voyage / Et pourtant comme elle dit / C’est pas elle la plus mal lotie …  »

 

 

3 mots pour définir Cabrel  ? Peut-être aussi une anagramme  ?

Si je vous dis que cet artiste est un CAS, qu’il est LIBRE et qu’il est FRANC, vous avec les 3 mots et les 13 lettres (donc une anagramme) de FRANCIS CABREL / CAS LIBRE, FRANC.

 

Si vous pouviez lui poser une question les yeux dans les yeux, quelle serait-elle  ?

Désolé, vous commencez à me connaître, une seule question, ce n’est pas possible… Par ailleurs, les yeux ou pas les yeux, ça ne m’intéresse pas, ça ne change rien à ma démarche de journaliste et d’auteur. J’ai réalisé de très nombreuses interviews par téléphone, en les enregistrant quasiment toutes, pour respecter non seulement le propos des personnes mais également leur musique profonde. En tout cas, «  star à sa façon  » ou pas, je ne chercherai pas à lui faire dévoiler des choses de sa vie privée dont il n’a pas envie de parler.

 

Le concept de ces ouvrages (il y a déjà eu on l’a dit celui sur Goldman) c’est d’explorer dans le détail la discographie d’un artiste, avec des photos de toutes les parutions, vinyles ou CD. À quoi ressemble la vôtre de collection  ? Le support physique a de l’avenir selon vous  ?

Le support physique reste pour moi essentiel, en sachant qu’il est possible que d’autres types de supports soient inventés. Quant à « ma collection », elle compte quelques centaines de disques, vinyles et CD mais, depuis très longtemps, je n’ écoute de disques qu’en vue d’un article ou en liaison avec l’actualité, voire une discussion avec des amis (il est vrai que pendant 35 ans, je suis allé voir/écouter cinq à sept spectacles de chansons par semaine). Je n’ai jamais accepté de répondre (sauf une fois dans Chorus) à une question relative au choix ou au classement ; aujourd’hui pour moi, cela n’aurait pas de sens, mais je vais en revanche vous indiquer quatre albums qui ont beaucoup compté pour moi au départ, et que j’ai de fait beaucoup écoutés. (À découvrir en P2, ndlr)

 

Quel regard portez-vous sur votre collection, cette fois en tant qu’auteur ?

Ma «  collection  » s’est construite naturellement autour des livres que j’ai eu envie d’écrire, et d’abord sur ma passion première, la chanson française. Seul ou avec mon frère Serge, j’en ai concocté plus de deux cents (surtout quand j’ai fait le chanteur dans les années 1971-1985), je suis devenu parallèlement journaliste vers 1977, mais ce n’est qu’en 2003 (à 55 ans) que j’ai envisagé d’écrire un livre. Après la mort prématurée de Marc Robine (mon camarade de la revue trimestrielle Chorus), j’ai mené à terme l’ouvrage qu’il avait entrepris sur Charles Aznavour, que nous apprécions fort tous les deux. J’ai d’ailleurs tenu à garder son titre  : Charles Aznavour ou le destin apprivoisé. Ensuite, j’ai écrit encore trois biographies sur des artistes à propos desquels il n’existait pas – me semblait-il – de biographie sérieuse autour de leur œuvre  : Jean Ferrat («  mon  » chanteur), Anne Sylvestre («  ma  » chanteuse) et Serge Reggiani, pour sa dimension d’interprète, d’acteur de la chanson. J’ai ensuite sorti un livre sur l’aventure de Léo Ferré et le TLP Dejazet (théâtre parisien que j’ai beaucoup fréquenté alors qu’il était dirigé par des anarchistes, de 1986 à 1992), puis un nouveau livre sur Charles Aznavour, cette fois sur ses chansons «  faits de société  », un thème qui me tenait à cœur depuis longtemps (récemment chroniqué sur Paroles d’Actu, ndlr). Les «  beaux  » livres sur Goldman et Cabrel, je n’y pensais pas spécialement  ; on me me les a commandés, mais ces deux artistes m’intéressent, me touchent, et j’ai mené à terme les deux projets avec plaisir. Je précise que j’en ai refusé quelques autres…

 

Vos projets et surtout vos envies pour la suite  ?

Depuis un an et demi, j’ai commencé à écrire un ouvrage sur les anagrammes et la chanson. Par ordre alphabétique, il se déploie d’Aldebert à Zazie et je pense que j’en ai encore pour deux ou trois ans. Je suis tombé dingue des anagrammes en 2016, en découvrant Anagrammes renversantes ou le sens caché du monde (exemple  : L’origine du monde, Gustave Courbet / Ce vagin où goutte l’ombre d’un désir). Maître es anagrammes, l’auteur s’appelle Jacques Perry-Salkow, il s’est associé ici avec un philosophe des sciences, Étienne Klein (Flammarion, 2015, 10€).

 

Un dernier mot ?

Un mot plus personnel. Depuis un mois et demi, je suis devenu grand-père, et ça, c’est mille fois plus important que tous les livres que je pourrai écrire.

 

 

partie 2 : sélection personnelle

 

Charles Aznavour (1964)

Aznavour 1964

En ouverture de ma biographie d’Aznavour parue en 2006 chez Fayard, j’expliquais la raison de ce premier livre. À peu de choses près, je ne saurais dire mieux aujourd’hui.

Au début des années 1960, à treize ou quatorze ans, je suis tombé tout droit dans la marmite Aznavour avec son premier album enregistré chez Barclay. J’ai adoré Les Deux Guitares, Plus heureux que moi, Fraternité, Le Carillonneur… et, au fil des super 45 tours, bien d’autres chansons plus ou moins connues, que j’ai apprises par cœur et chantées à tue-tête pour mon propre plaisir. En 1964, je me suis offert mon premier 33 tours, un album où je trouvais – comme disait Brassens – qu’il n’y avait « rien à jeter » (Hier encore, Le Temps, Il te suffisait que je t’aime, Avec...) sauf, peut-être, son tube d’ouverture, Que c’est triste Venise, vraiment trop ressassé alors par les radios...

 

Jean Ferrat (1969)

Ferrat 1969

En 2010, pour ma deuxième biographie, j’ai choisi l’artiste, l’auteur-compositeur-interprète avec lequel j’étais depuis plusieurs années en osmose, pour sa voix, sa musique, ses adaptations de Louis Aragon, et bien sûr le contenu souvent très politisé de ses chansons. D’entrée, j’avais adoré Deux enfants au soleil (1961), Ma môme (1962), Nuit et brouillard (1963) et évidemment La Montagne (1965), mais en 1969, il y a eu et il y a toujours Ma France, qui depuis, pour beaucoup de gens, sonne comme une nouvelle Marseillaise, une nouvelle Internationale. J’avais d’ailleurs sous-titré initialement mon ouvrage « Je ne chante pas pour passer le temps », chanson dont je reprends un extrait en ouverture de ma conférence sur l’artiste.

 

Anne Sylvestre – Partage des eaux (2000)

Anne Sylvestre 2000

De la même manière, ma troisième biographie (en six ans, quand même) a été liée à un coup de cœur. Comme je l’ai écrit en préambule « Anne Sylvestre a commencé à me faire rire et pleurer un jour du Printemps de Bourges 1978. Et je n’étais pas seul, quelque quatre mille filles et garçons, jeunes pour la plupart, manifestaient le même enthousiasme, éprouvaient la même émotion que moi. » À partir de là, j’ai découvert ses grandes chansons (pour adultes, car elle n’a jamais chanté en scène pour les enfants), autoproduites dès 1974, dont Non tu n’as pas de nom, Une sorcière comme les autres, Les Gens qui doutent… Et surtout des titres moins connus, tels Un mur pour pleurer, Java d’autre chose, Comment je m’appelle, Clémence en vacances, Petit bonhomme. Mais avec le recul, le disque que j’ai sans doute le plus écouté, c’est Partage des eaux (2000), lié à un spectacle du même nom, une merveille d’émotion teintée d’humour, du pur Sylvestre. Avec en particulier Les Dames de mon quartier, Ça n’se voit pas du tout, Le Lac Saint Sébastien et Les Hormones Simone.

 

Andrée Simons – 1980

Andrée Simons

Décédée à l’âge de 34 ans (en août 1984, chez elle, à Paris) suite à des conditions de vie très difficiles, cette chanteuse belge est sans doute l’artiste de la chanson que j’ai le plus écoutée, surtout à travers ses deux albums parus en France, L’amour flou (avec Marie de Grâce Berleur, Ça s’arrange pas, Place Stanislas…) en 1977 et l’opus éponyme de 1980 avec surtout À force de me promener et Je voudrais dormir. Elle a écrit pour Reggiani, Régine, Moustaki (qui l’a invitée en tournée), … et beaucoup collaboré avec sa compatriote Claude Lombard (choriste attitrée de Charles Aznavour, disparue en septembre 2021). Très touché par son talent d’autrice-compositrice, sa voix et sa sensibilité exacerbée, je lui ai consacré un dossier dans la revue Chorus en 1999 (n° 28).

 

 

 

Daniel Pantchenko

Photo signée Claudie Pantchenko.

 

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5 octobre 2022

« The Gracious Queen », par Hélène de Lauzun

La disparition d’Elizabeth II, le 8 septembre, a comme on s’y attendait entraîné une vague d’émotion qui a déferlé bien au-delà du Royaume-Uni et des terres du Commonwealth : elle était, parmi nos contemporains, la femme la plus connue au monde, et une des figures les plus respectées du monde occidental. Elle a, sept décennies durant, assumé sa charge avec rigueur et sens du devoir ; elle fut pour pas mal de jeunes femmes (et pas que !) qui ont grandi et vieilli avec elle, une source d’inspiration. Disons-le, gracious, comme chanté dans le God save the Queen, cet hymne qu’on n’entendra plus pendant longtemps, elle l’était, elle l’était vraiment. C’est d’ailleurs sous cet angle qu’Hélène de Lauzunhistorienne et auteure d’une Histoire de l’Autriche (Perrin, mars 2021) chroniquée sur Paroles d’Actu il y a un an, a souhaiter évoquer sur ma proposition, et avec un peu de recul, la souveraine défunte. Je l’en remercie et vous invite également à relire mon interview de mai avec Elizabeth Gouslan. Exclu, Paroles d’Actu, par Nicolas Roche.

 

EXCLU - PAROLES D’ACTU

The Gracious Queen

« The Gracious Queen »

par Hélène de Lauzun, le 3 octobre 2022

 

Le tourbillon médiatique mondial qui a suivi l’annonce de la mort de la reine Elizabeth II est désormais retombé, et a laissé la place à d’autres soucis et à d’autres ombres. Par ces quelques lignes, alors que la presse s’est déjà emparée du nouveau souverain et de son héritier pour scruter leurs moindres effets et gestes, distribuant bons et mauvais points, nous souhaiterions rendre un ultime hommage à la gracieuse reine.

«  God save our gracious Queen  »  : la formule tirée de l’hymne britannique appartient désormais au passé et pour longtemps, car la succession de la couronne d’Angleterre sera masculine pour quelque temps. Honni soit qui mal y pense  ! Après Charles, viendra William. Après William, George.

Gracious est le terme que l’on retiendra aujourd’hui dans ce billet pour qualifier la reine. Les rétrospectives photographiques n’ont pas manqué pour revenir à travers quelques images sur ce règne si long. Alors que nos contemporains ont en mémoire la vieille dame, gentiment voûtée mais jamais courbée, revêtue de ses tailleurs impeccables et dûment chapeautée, on se prend à rêver devant les images de sa jeunesse, quand elle avait toutes les apparences d’une princesse de conte de fées.

Elizabeth a vingt-cinq ans quand elle monte sur le trône, en 1952, à la mort de son père George VI. Sa jeunesse est alors merveilleusement mise en valeur par la délicieuse mode des années cinquante. La taille fine et les amples jupons tournoient tandis qu’elle valse dans les bras de son prince Philip, ou en compagnie de chefs d’État. À cette époque bénie, l’art de vivre et l’élégance alliés au protocole donnaient à une jolie souveraine la possibilité de faire de la politique en dansant sur un rythme à trois temps, comme lorsqu’elle esquissa, en 1961, quelques pas avec le Ghanéen Krumah, lui ôtant l’envie de quitter le Commonwealth pour céder aux sirènes de Moscou.

Une reine est faite pour attirer les regards. Les années ont passé, et les robes de la reine se sont assagies. Mais elle est restée gracious aux yeux de ses sujets, car la grâce n’est pas qu’une affaire de jeunesse, mais d’état d’esprit, et la beauté trouve toujours refuge dans ce qui a de l’âme. Certains esprits chagrins – bien peu en vérité – se sont offusqués des cérémonies qui ont entouré la dépouille de la reine. Trop d’ors et trop de fastes… Il ne s’agit pourtant pas d’un vain gaspillage. Comme le disaient les anciens Grecs, le beau est l’éclat du bien. L’incarnation du pouvoir dans des formes policées par les siècles apaise, rassure et donne l’espérance. D’autres sont venus, des milliers en cohorte, avant nous. D’autres suivront. Ce n’est pas un hasard si plus de quatre milliards de personnes se sont inclinées devant la gracieuse reine, elle qui pourtant s’est évertuée à incarner jusqu’au bout tout ce que le torrent de boue parfois charrié par la vie contemporaine s’acharne aujourd’hui à vouloir emporter  : le sens du devoir plutôt que la poursuite de la jouissance immédiate, la stabilité et la sérénité plutôt que l’anarchie ou la dictature, l’oubli de soi plutôt que la glorification de l’ego.

Le lecteur français pardonnera-t-il le ton quelque peu nostalgiquement monarchiste de ces lignes  ? Faire de l’histoire donne le pli du passé, ce qui laisse nécessairement quelques traces… Mais le merveilleux de l’actualité, c’est qu’elle ne cesse de renouveler l’histoire. Charles III, en choisissant ce nom comme souverain – il aurait pu en choisir un autre, à l’exemple d’Albert qui, succédant à Edouard VIII, se transforma en George VI – enjambe sans sourciller trois siècles et demi et montre qu’entre Charles II et Elizabeth II, il n’y a finalement qu’un instant, mais un instant d’éternité. En avoir conscience est le meilleur des remèdes contre la pesanteur du temps présent.

 

Hélène de Lauzun

Hélène de Lauzun est historienne et auteure

d’une Histoire de l’Autriche (Perrin, mars 2021).

 

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