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Paroles d'Actu

25 septembre 2022

Olivier Da Lage : « Les politiques à long terme ne sont pas le fort de l'Inde... »

Olivier Da Lage a contribué à de nombreuses reprises à Paroles d’Actu, à l’occasion de cartes blanches ou d’interviews. Journaliste à RFI, il compte parmi les meilleurs connaisseurs de la péninsule arabique, et à une tout autre échelle, du sous-continent indien, sujet qui nous intéresse aujourd’hui. Son dernier ouvrage en date, paru il y a quelques jours aux éditions Eyrolles dans le cadre d’une collection dirigée par Pascal Boniface (IRIS), s’intitule L’Inde, un géant fragile. Un passage en revue complet de ce qui constitue aujourd’hui, et à la lumière des évènements les plus récents, de l’épidémie Covid à la guerre en Ukraine, les forces et les faiblesses de ce géant qui, l’an prochain, devrait être devenu, pour longtemps et peut-être pour toujours, le pays le plus peuplé de la planète. Une lecture à recommander pour qui voudrait s’intéresser à cette puissance dont on parle si peu. Je remercie M. Da Lage pour cette interview, et vous invite à en (re)découvrir deux anciennes autour du même thème, et qui suivirent la parution de LInde, désir de puissance (Armand Colin, 2017), puis dun roman, Le rickshaw de Mr Singh (2019). Exclu, Paroles d’Actu, par Nicolas Roche.

 

EXCLU - PAROLES D’ACTU

Olivier Da Lage : « Les politiques

à long terme ne sont pas le fort de l'Inde... »

L'Inde, un géant fragile

LInde, un géant fragile (Eyrolles, septembre 2022).

 

Olivier Da Lage bonjour. Le fait majeur, depuis votre dernier ouvrage sur l’Inde, c’est l’épisode calamiteux de la Covid-19, dont on sent qu’il a été plutôt plus mal géré que d’autres par le pouvoir Modi (rassemblement massif d’hindous toléré, excès de confiance face à la capacité à gérer la pandémie...) ? Vous pointez de mauvaises décisions ayant abouti à l’explosion de la pauvreté, et sans doute à une surmortalité terrifiante. C’est un accident de parcours, ou bien un retour durable de l’Inde à ses vieux démons ?

Des erreurs de gestion manifestes ont été commises durant la pandémie, notamment au début. Mais in fine, la production massive de vaccins a permis un taux de vaccination honorable dans l’ensemble de la population (quitte à revenir sur les promesses de livrer des vaccins au monde entier), et la machine de propagande du pouvoir, ainsi qu’une presse généralement assez complaisante, ont présenté la riposte indienne au Covid-19 comme un modèle faisant l’envie du monde entier. Et il est probable qu’une majorité d’Indiens le pense effectivement. Le manque de fiabilité des statistiques et le secret qui pèse sur un certain nombre d’entre elles a empêché la population de comparer. Du coup, les autorités ont eu beau jeu de présenter les analyses peu flatteuses publiées par des revues médicales occidentales, et même par l’OMS, comme un complot international visant à dénigrer l’Inde car les dirigeants occidentaux ne supporteraient pas les succès de cette ancienne colonie britannique.

 

Quand j’ai lu la manière dont vous avez décrit l’ascension, à la faveur du discrédit du parti dominant, d’un Modi, chef charismatique d’une formation très identitaire (le BJP, issu de l’idéologie hindutva), ça m’a fait songer au cas de Bolsonaro au Brésil (même si le PT brésilien rebondira sans doute plus vite que l’historique  Parti du Congrès). Deux leaders qui jouent une partie du pays contre l’autre, qui ont une forme d’emprise sur leur camp et mettent en péril le caractère libéral de la politique de leur pays. Qu’est-ce qui les rassemble, et qu’est-ce qui les distingue, ces deux-là ?

Tous deux sont à la tête de pays dits «  émergents  » qui appartiennent à des regroupements se voulant une alternative au G7, le club des Occidentaux, comme les BRICS ou le G20. Ils s’appuient sur une légitimité populaire personnelle qui transcende les institutions pour lesquelles ils n’ont qu’un respect limité, même si en ce domaine, Narendra Modi se montre beaucoup plus prudent en public. Ils jouent de leur charisme pour faire taire les oppositions, qu’elles soient extérieures, ou même intérieures à leur camp. Enfin, ils sont l’un et l’autre l’émanation d’un courant relevant du nationalisme religieux  : l’hindutva pour Modi, et un appui significatif des évangéliques en 2018 pour Bolsonaro.

Cela étant, les différences ne sont pas mineures. Outre la taille respective des pays qu’ils dirigent (la seule province indienne de l’Uttar Pradesh abrite une population équivalente à celle du Brésil tout entier  !), Bolsonaro apparaît beaucoup plus brouillon et désorganisé que Modi qui s’appuie sur un appareil extrêmement efficace et performant composé à la fois de son parti, le BJP et de sa matrice idéologique, le RSS, fondé en 1925 sur le modèle des milices mussoliniennes et qui compte près de six millions de membres s’astreignant chaque jour à une discipline quasi militaire. Enfin, Bolsonaro a un langage assez fruste et manie facilement l’insulte alors que Modi reste en toute occasion très policé et contrôle son langage et son image à tout instant.

 

Depuis 2014, il y a eu des avancées incontestables en matière de développement des infrastructures et de l’économie, même si vous le dites bien, Modi a eu tendance à s’accaparer certaines réalisations de son prédécesseur Singh. La dérive identitaire, ou majoritariste, a surtout eu lieu à partir de la reconduction du Premier ministre actuel en 2019. À ce stade, pour vous, le bilan est contrasté, ou bien clairement le négatif l’emporte-t-il sur le positif ?

Tout est question de point de vue. Il est important de garder à l’esprit le très haut niveau de popularité de Narendra Modi après huit ans de pouvoir. Certes, son parti a connu quelques déboires électoraux (et aussi des victoires), mais Modi, issu du RSS puis du BJP, n’est clairement pas perçu par ses partisans comme l’émanation de ces organisations mais comme un leader fort et respecté. De fait, il ne se laisse pas dicter ses choix par son parti ni par le RSS, même si leur influence demeure considérable. Ce sont plutôt ces organisations, et celles qui leur sont rattachées, qui sont désormais à sa main. Il en ressort que pour une majeure partie de la population son bilan est positif. Quant aux aspects négatifs, ils sont à leurs yeux (et Modi ne se prive pas de le répéter  !) la conséquence de pratiquement sept décennies de domination du parti du Congrès et de l’héritage laissé par Nehru, fait au choix de faiblesse, de naïveté et de soumission culturelle à l’ancienne puissance coloniale, la Grande-Bretagne. Dans la Nouvelle Inde de Modi, la véritable indépendance a commencé en 2014. Bien sûr, tous les Indiens ne voient pas les choses ainsi, mais la polarisation est telle (un peu comme aux États-Unis depuis que Trump a pris le contrôle du Parti républicain) que le discours des uns et celui des autres ne semblent pas parler du même pays, décrire une réalité qui serait partagée au-delà des désaccords.

 

Au vu de ce que vous savez de Modi et de ce que vous percevez de son action, quelle lecture portez-vous sur les ambitions de l’homme qui tient le bientôt premier pays de la planète en matière démographique ? Que veut-il vraiment : rendre à l’Inde sa fierté et en faire une puissance respectée, ou bien marginaliser davantage encore, quitte à accroître les violences, les communautés non hindoues et en particulier les musulmans d’Inde (14% du total) ?

De son point de vue, il n’y a pas de contradiction  : après sept décennies de gouvernements liés par les chimères socialistes de Nehru et une «  pseudo-laïcité  », la mission qui lui incombe est de rendre aux Indiens leur fierté en s’appuyant sur l’héritage culturel de l’Inde, qui dans la tradition de l’hindutva, ne doit rien aux près de quatre siècles de pouvoir des empereurs moghols ni aux deux siècles de la domination britannique. Pour lui, ce sont tous des occupants qui ont tenté d’éradiquer la culture authentique de l’Inde qu’il est en train de restaurer. Les autres communautés sont tolérées à condition de ne pas se faire remarquer. Voici quelques jours, le chef du RSS a reçu une délégation de musulmans et a exigé (et obtenu) qu’ils condamnent l’abattage des bovins. On en est là.

 

Si vous aviez l’opportunité de poser, les yeux dans les yeux, une question à Narendra Modi, quelle serait-elle ?

«  Quelle est votre définition d’un Indien à part entière  »  ?

 

À vous lire on l’a dit, on ne peut que constater à quel point la société indienne est fracturée : des inégalités de richesse inouïes (vous citez des chiffres qui à eux seuls appelleraient une révolution), une égalité civile très imparfaite, tout cela couplé à un climat d’intolérance religieuse que porte le pouvoir actuel au détriment des non hindous. Qu’est-ce qui, à votre avis, explique que ça n’explose pas, qu’on n’assiste pas massivement à des révoltes désespérées  ?

L’Inde, en tant que pays, est riche. En août-septembre, le PIB en dollars courants du pays a dépassé celui du Royaume-Uni, plaçant l’Inde au cinquième rang des puissances économiques du monde. Elle est déjà la troisième si l’on prend les prix calculés en parité de pouvoir d’achat. Mais les inégalités sont colossales. Le Covid-19 a fait replonger des millions d’Indiens dans la pauvreté après des décennies de progrès social, tandis que les très riches voyaient leur fortune exploser  : en septembre, un homme d’affaires du Gujarat proche de Modi, Gautam Adani, est devenu le deuxième homme le plus riche de la planète avec des actifs dépassant 153 milliards de dollars. Au printemps 2022, sa richesse se montait «  seulement  » à 100 milliards de dollars  !

Il y a des mouvements sociaux (on pense aux manifestations et sit-ins des agriculteurs qui ont duré plus d’un an entre 2020 et 2021 pour protester contre trois lois agricoles avant que Modi soit contraint de les retirer. Il y a aussi dans les campagnes du centre de l’Inde des mouvements insurrectionnels d’inspiration maoïste qui n’ont pas disparu depuis la fin des années soixante (la révolte naxaliste). Mais pourquoi n’y a-t-il jamais en Inde eu un mouvement social d’ampleur menaçant le gouvernement du moment  ? C’est une question que beaucoup d’observateurs se sont posée depuis de nombreuses années sans jamais apporter une réponse convaincante (la «  résignation inhérente à la nature indienne  » n’est pas une explication satisfaisante).

 

Question liée à la précédente : vous indiquez à un moment de votre livre que le sentiment d’une légitimité pour prétendre  à un siège de permanent au Conseil de sécurité de l’ONU constitue un des rares sujets de consensus, dans un pays où l’on sent que la figure tutélaire de Gandhi lui-même ne suffit plus à rassembler. Qu’est-ce qui, dans le fond, unit les Indiens et leur donne, à supposer qu’il y en ait, un sentiment d’appartenance commune à un même ensemble ?

C’est ce qu’un essayiste indien, Sunil Khilnani, a appelé «  l’idée de l’Inde  ». La notion que cet ensemble composite d’ethnies, de religions et de langues si différentes partage une même histoire (très longue, datant de bien avant l’arrivée des Européens), un même ethos définissant cette culture indienne et un sentiment d’appartenance commune. Malheureusement, les tensions intercommunautaires que connaît périodiquement le pays ont commencé à essaimer dans les nations où vit une importante diaspora indienne, comme l’Angleterre, le Canada ou les États-Unis. Mais le passeport indien (pour ceux qui en ont un) ou la carte biométrique Aadhaar, qui tient lieu de carte d’identité, est incontestablement un sujet de fierté pour leurs détenteurs.

 

On comprend bien, à la lecture de votre livre, qu’au niveau diplomatique, l’Inde, ancien allié de l’URSS, toujours proche de la Russie mais désormais rapproché des Américains et de leurs alliés (Européens, Japonais, Australiens...), joue les équilibristes : elle essaie de se constituer des alliances de revers face au Pakistan, face à la Chine, craignant plus que tout une entente entre les deux, une guerre sur deux fronts. Dans quelle mesure peut-on dire que cette double crainte conditionne la diplomatie et la politique de défense de l’Inde ?

La crainte d’un double front, ouvert à la fois sur la frontière pakistanaise et sur celle de la Chine est le cauchemar des responsables indiens. D’autant que Pékin soutient Islamabad.

New Delhi, en dépit de toutes ses critiques de l’Occident, a donc besoin de celui-ci face à la Chine. C’est aussi l’une des raisons qui lui font garder des relations aussi étroites que possibles avec Moscou afin de ne pas rejeter la Russie dans les bras de Pékin. Mais les événements récents permettent de douter que cela fonctionne parfaitement. On en a le reflet dans les toutes dernières prises de distance de l’Inde à l’égard de Moscou, même si cela reste pour l’heure très feutré.

 

À votre avis, pour peu qu’il y ait bonne volonté de part et d’autre, et quitte à rentrer un peu dans le détail de la cuisine territoriale, y a-t-il matière à considérer que les tensions territoriales donc, du Pakistan avec l’Inde, et de la Chine avec l’Inde, peuvent se voir résolues par voie diplomatique ?

La question est justement celle de la bonne volonté. La Chine est clairement dans une phase d’affirmation de son espace impérial, qu’il s’agisse du détroit de Taïwan ou de la frontière himalayenne avec l’Inde. Xi Jinping, qui est engagé dans une prise de pouvoir sans limite quant à son étendue et sa durée à l’occasion du prochain congrès du Parti communiste chinois doit apparaître comme l’homme fort.

Modi aussi. Mais quand il était dans l’opposition, il avait vigoureusement dénoncé la faiblesse du pouvoir face à la Chine. Or, le gouvernement actuel n’a toujours pas reconnu que l’armée chinoise est présente sur le territoire indien dans le Ladakh, sur les hauteurs de l’Himalaya, ce que montrent pourtant des photographies satellite commerciales facilement disponibles. On ne peut pas écarter la possibilité d’un accord de désengagement, mais la construction d’infrastructures par les Chinois sur l’ancienne zone démilitarisée, et, semble-t-il aussi, en territoire indien, ne laissent pas augurer d’une solution facile.

Avec le Pakistan, la situation est pour le moment gelée. Le dialogue officiel est au point mort (les deux chefs de gouvernement, présents au sommet de Samarcande à la mi-septembre, ne se sont pas adressé la parole), mais les contacts discrets entre services de sécurité («  back channels  ») permettent d’éviter les dérapages frontaliers.

 

L’Inde en tant qu’amie de tous ou presque tous, évitant soigneusement les sujets qui fâchent (une politique héritée de Nehru, pourtant peu à la mode à l’ère Modi vous l’avez rappelé), peut-elle devenir un géant sinon de la diplomatie, en tout cas comme médiateur des conflits du monde ?

Elle pourrait l’être, incontestablement, elle dispose de tous les atouts pour cela et c’est un véritable sujet d’étonnement que ce ne soit pas le cas. Pourquoi New Delhi s’abstient-elle de faire ce que le Qatar accomplit avec succès depuis des années, ainsi désormais que la Turquie  ? Il est difficile de ne pas relier ce retrait volontaire du marché de la médiation à la constance des abstentions de l’Inde chaque fois ou presque qu’elle a siégé au Conseil de sécurité. Il s’agit pour l’Inde de n’aborder aucun sujet susceptible de compromettre ses relations bilatérales. La seule exception récurrente à cette prudence diplomatique concerne le Pakistan. Sur cette question, en revanche, l’Inde reproche fréquemment aux autres pays la timidité qui est pourtant sa marque de fabrique sur pratiquement tous les autres sujets.

 

N

N. Modi avec Elizabeth II. Source : Twitter N. Modi.

 

La disparition de la reine Elizabeth II a provoqué, au Royaume-Uni, au sein du Commonwealth et dans de larges parties du monde, une émotion palpable. Qu’en a-t-il été dans cette Inde dont je rappelle que le dernier empereur fut George VI, père de la souveraine défunte ? Plus généralement, y a-t-il encore une forme de lien culturel (l’importance de l’anglais, du cricket aussi...), toujours un ressentiment à l’endroit  de Londres (j’ai lu récemment quelque chose à propose d’un des joyaux de la couronne subtilisée à un maharajah indien), ou bien simplement de l’indifférence ? Sans doute tout cela à la fois ?

Les journaux indiens ont consacré une place somme toute modeste à l’événement. Le jour même de l’annonce du décès de la reine, Narendra Modi inaugurait à New Delhi des installations remplaçant les bâtiments légués par la couronne britannique afin de marquer une fois pour toute la fin du colonialisme intellectuel. Cela ne l’a pas empêché d’adresser un tweet très chaleureux évoquant ses rencontres avec Elizabeth II mais bizarrement, ses fans l’ont vigoureusement critiqué dans les commentaires postés sous ce tweet pour avoir rendu hommage à l’incarnation des colonisateurs britanniques  ! Et en effet, la demande de restitution du Koh-e-Noor a connu un regain de faveur dans les déclarations publiques et sur les réseaux sociaux. Oui, c’est une autre époque et la population indienne, composée pour plus de la moitié de jeunes de moins de 25 ans, ne voyait pas de raison particulière de saluer le décès d’Elizabeth II qui a régné 70 ans  !

 

L’Union indienne a-t-elle de quoi devenir une vraie grande puissance économique, et qu’est-ce qui à cet égard la distingue, notamment, de son voisin chinois ?

Comme évoqué plus haut, l’Inde est désormais la cinquième puissance économique par son PIB, mais ses ressources et son budget sont sans commune mesure avec ceux de la Chine. En revanche, la population chinoise vieillit rapidement. Celle de l’Inde va la dépasser l’année prochaine selon l’ONU. Cela devrait conférer un réel dynamisme à l’Inde si deux conditions étaient remplies, ce qui est loin d’être le cas  : que ces jeunes soient bien formés par le système scolaire et universitaire et qu’ils participent à la vie active. Or, une grande masse des jeunes arrivant sur le marché de l’emploi ne trouvent pas d’emploi alors que c’était l’une des promesses-phares de Modi en 2014.

 

Pour l’heure et pour les années à venir, quels sont les grands atouts de l’Inde, ce "géant fragile", et quelles sont ses grandes faiblesses ? Les premiers seront-ils plus forts que les secondes ?
 
Ses atouts sont les technologies de pointe (informatique, biotechnologies, médicaments) dans lesquelles l’Inde excelle. Sa jeunesse, comme on vient de le dire. Ses bonnes relations avec de nombreux pays dans le monde et le fait que l’Inde est pour l’essentiel perçue comme une partenaire et non une menace. Mais ses faiblesses sont les violences politico-religieuses qui dissuadent nombre d’investisseurs étrangers alors que le «  Make in India  » est au cœur de la stratégie économique de Narendra Modi. Et la jeunesse de la population, dont je viens de dire qu’elle est un atout, pourrait d’ici une trentaine d’années se transformer en faiblesse si rien n’est fait pour se préparer au gonflement du haut de la pyramide démographique. Actuellement, l’Inde n’est pas du tout pête à faire face à la question de la dépendance à ce niveau, massif. Or, la croissance de la population se ralentit pour atteindre aujourd’hui juste le seuil de remplacement. Les politiques à long terme ne sont pas le fort de l’Inde et ce que commence à connaître la Chine pourrait atteindre à son tour l’Inde bien avant la fin du siècle.

 

ODL

 

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22 septembre 2022

Pascal Louvrier : « Fanny Ardant se brûle parfois mais peu importe, elle est quelqu'un qui ose »

Il y a quatre mois, l’auteur et biographe Pascal Louvrier m’accordait une interview autour de son Gérard Depardieu à nu, qui venait de paraître aux éditions de l’Archipel. La lecture fut instructive et l’échange agréable. Il y fut question, parmi tous les sujets abordés, des partenaires de Depardieu, dont Fanny Ardant, à laquelle l’auteur consacrait justement son prochain ouvrage - ouvrage qui d’ailleurs, au moment de l’interview, était sur le point d’être imprimé. Quelques semaines après, j’ai pu avoir entre les mains Fanny Ardant, une femme amoureuse (Tohu-Bohu, septembre 2022), objet littéraire pas vraiment identifié (pas réellement une biographie, pas franchement un roman, pas tout à fait des confessions, mais un peu tout ça à la fois).

Ce livre, c’est un peu le regard d’un amoureux sur une femme amoureuse, et à le lire on comprend à quel point ce qualificatif correspond bien à Fanny Ardant. On peut aussi en parler comme dune actrice qui ose faire des choix casse-gueule, elle l’a prouvé à maintes reprises, et comme dune femme mystérieuse, complexe et révoltée, autant qu’un Depardieu. Une femme de passions, le jeu de mot est facile, mais il correspond à une réalité : comme son nom l’indique, peu de place pour la tiédeur chez Fanny Ardant. Ce livre, qui se lit comme un roman, mérite d’être découvert. Et sa lecture invite à découvrir ou redécouvrir lœuvre remarquable de cette comédienne. Merci à elle pour ces moments, et à Pascal Louvrier, pour sa disponibilité, et pour cette nouvelle interview donc, réalisée mi-juillet. Exclu. Paroles d’Actu, par Nicolas Roche.

 

EXCLU - PAROLES D’ACTU

Pascal Louvrier : « Fanny Ardant

se brûle parfois mais peu importe,

elle est quelqu’un qui ose. »

Fanny Ardant

Fanny Ardant, une femme amoureuse (Tohu-Bohu, septembre 2022).

 

Pascal Louvrier bonjour. Quand on referme votre livre, on se dit qu’il n’est pas vraiment une bio. Fanny Ardant y est largement évoquée, mais il y a beaucoup de sentiments personnels qui sont aussi confessés, pas mal d’éléments qui iraient bien dans un roman. Peut-être est-ce tout simplement, une déclaration ?

Une déclaration, je ne sais pas... Confession me paraît plus exact. Et effectivement, je ne fais jamais de biographies classiques, mais sur celui-ci en particulier, si j’ose dire, "ceci n’est pas une biographie". Il y a des éléments romanesques, même s’il faut faire attention aux termes, puisque je n’invente absolument rien concernant Fanny Ardant : tout est rigoureusement exact. Mais il y a bien une dramaturgie personnelle qui se déploie, et qui d’ailleurs a été un peu voulue par Fanny Ardant : quand je lui avais demandé si je pouvais me lancer dans une biographie, elle m’avait dit que ça ne se demandait pas, qu’il fallait "prendre le pouvoir". Je consacre d’ailleurs un court chapitre à ce qu’elle m’a dit, écrit, et j’ai trouvé que ça correspondait bien à son état d’esprit, à son caractère et à ses passions qu’elle nourrit depuis toujours : tout ce qui me séduit chez elle.

 

Fanny Ardant, c’est la femme libre par excellence ?

Oui, c’est vraiment la femme libre qui ne revendique pas sa liberté mais qui la vit pleinement. Elle ne souhaite être dans aucun embrigadement quel qu’il soit parce que le moindre slogan, la moindre pancarte sous lesquels défiler vous font perdre votre liberté. C’est pour ça qu’elle incarne pour moi la liberté absolue. Par son allure déjà : c’est une femme d’une grande classe, d’une grande élégance, qui s’exprime très bien, avec une phrasé particulier qui je crois fait aussi son charme. Et au fil des années elle est devenue une actrice culte. Je pense notamment à La Femme d’à côté (1981) de François Truffaut qui allait devenir son compagnon peu après.

Il y a également chez elle une liberté d’expression que l’on ne trouve plus aujourd’hui, hélas, parce qu’on est dans des formatages, dans des slogans, du prêt-à-penser intellectuel et idéologique. Elle n’est pas du tout là-dedans, et son parcours et ses propos le prouvent, toujours avec beaucoup de distinction et de classe. J’aime ça par-dessus tout : je ne suis pas favorable à ce qu’on quitte une salle de spectacle en faisant un bras d’honneur aux gens qui sont dans la salle ou sur scène, j’ai même horreur de ça.

 

Vous avez un peu répondu à cela, mais pour vous, le sujet Fanny Ardant, ça a été un vrai coup de cœur personnel ?

Oui bien sûr. Comme souvent d’ailleurs avec les livres que j’écris sur certaines personnalités : il ne peut en être autrement, parce que je choisis mes personnages si j’ose dire. Ou c’est peut-être eux qui me choisissent, il y a parfois une alchimie qui nous échappe... Clairement ici c’est un vrai coup de cœur, et je crois que de son côté aussi, quand elle m’écrit : "Vous me donnez des chaleurs, à vouloir écrire sur moi...", quand je lui annonce le projet, ce qui est magnifique (rires).

 

Qu’est-ce qui, de son enfance à son parcours de femme et d’artiste, l’a forgée telle qu’elle est ?

Je crois qu’il y a une discipline qu’elle a acquise dans la solitude. Elle était une jeune fille, puis une adolescente solitaire, qui se réfugiait dans les livres. Elle a eu une enfance dorée, puisqu’elle a vécu à Monaco du fait du métier de son père. Père qui était un homme très rigoureux, d’une grande droiture : il était écuyer, il faut savoir maîtriser le cheval, sinon il part au galop et vous rompt le cou. Il faut à la fois laisser la liberté, bride sur le cou au cheval mais aussi le monter serré. Elle a retenu cela de son père, cette discipline donc, cette exigence. Cette discrétion, aussi. C’est dans la solitude, dans la lecture, qu’elle s’est forgé une culture et surtout une personnalité. Solitaire, c’est aussi une femme très secrète dont on ne peut percer tous les mystères - d’ailleurs je trouve ça plutôt bien, à la fin du livre reste une part d’ombre...

 

On ressent bien ce mystère qui persiste à la fin de la lecture d’ailleurs...

Oui, le mystère perdure, parce que je ne peux pas le pénétrer totalement, et d’autre part je n’ai pas envie de soulever le voile totalement. Garder une part de mystère et de rêve en même temps. Mais on sent que, sous des aspects très polissés, c’est une femme qui bout et qui est ravagée par un incendie intérieur très fort.

 

 

Justement, à votre avis dans quels rôles cette discrète nous donne-t-elle le plus à voir qui elle est vraiment ?

Le grand rôle à mon avis c’est La Femme d’à côté. Le titre de mon livre, c’est "Fanny Ardant, une femme amoureuse", et on voit dans ce film que c’est l’amour qui détermine sa vie et ses choix, avec tout ce que ça comporte de dangers et de risques, parce qu’il y a une mise à nu dans la passion amoureuse, qui peut d’ailleurs revêtir plusieurs formes. C’est une femme qui se met perpétuellement en danger, par ses choix artistiques. Pour moi elle est bien la femme de ce film, "ni avec toi ni sans toi", et l’amour à mort qui se finit tragiquement. C’est aussi pourquoi elle interprète aussi admirablement Marguerite Duras au théâtre : elle est l’une des grandes voix de l’écriture de Duras.

 

En tout cas c’est la deuxième fois que vous me vantez les mérites de ce film, entre l’interview sur Depardieu et celle-ci, il faut vraiment que je le voie !

Oui, il y a dans ce film une alchimie difficile à trouver au cinéma : deux très grands acteurs. Parfois, dans pareil cas le cocktail ne prend pas. Là ils sont magnifiques tous les deux, avec la caméra de Truffaut : on a le réalisateur, on a la femme, on a l’homme... on a tout dans ce film. Et l’histoire, qui est assez classique mais qui donne une force inégalable à l’ensemble.

 

Parlons du réalisateur justement. Leur fille mise à part bien sûr, que lui a apporté Truffaut, et qu’a-t-elle apporté à Truffaut ?

Vaste question... Ils ont été ensemble. Truffaut est mort sans avoir pu connaître Joséphine, sa fille que portait Fanny Ardant. Il y a forcément ici quelque chose de très puissant. Sur le plan privé, le père, la mère, la fille. Et cela, doublé d’un couple cinématographique : ils tourneront ensuite Vivement dimanche, avec Jean-Louis Trintignant qui vient de nous quitter.

Truffaut n’avait pas son pareil pour mettre en valeur les femmes dans ses films. Et je pense qu’il nous manque beaucoup aujourd’hui. Certaines actrices auraient pu trouver un développement original si elles avaient pu tourner avec lui. Je pense notamment à Léa Seydoux, que j’évoque à la fin de mon livre et que j’imagine très bien filmée par Truffaut. Même si Arnaud Desplechin dans Tromperie (2021), adapté du roman de Philip Roth, arrive à faire quelque chose de très fort... Je fais cet aparté, parce qu’il est difficile, après Fanny Ardant, de trouver une jeune actrice qui ait toutes ses qualités, son tempérament, son intelligence et sa force. Il me semble que Léa Seydoux les a. Mais pour revenir à votre question, c’est vraiment entre eux un apport réciproque multiple, qu’on ne peut résumer en quelques lignes. Peut-être faudrait-il d’ailleurs y consacrer tout un livre, pourquoi pas sous la forme d’un roman...

 

 

Avec Depardieu, vous évoquez un partenaire de jeu mais aussi un ami, une espèce d’amitié amoureuse entre deux écorchés vifs vomissant les travers de l’époque. Ces deux-là se sont reconnus assez vite ?

Oui, d’autant plus qu’ils se sont rencontrés dans le film Les Chiens (1979), d’Alain Jessua. Fanny Ardant n’était alors absolument pas connue, et on l’avait laissée de côté. Gérard Depardieu avait lui remarqué cette femme, il l’avait un peu prise sous son aile - lui était déjà une vedette reconnue. Il l’a aidée à s’imposer sur un plateau de cinéma, alors que Fanny Ardant se considérait presque comme une pestiférée. Elle lui en a été très reconnaissante. Après il y a donc eu La Femme d’à côté, d’autres films ensuite... On peut effectivement parler d’une sorte d’amitié amoureuse : ils s’estiment et s’adorent, ils sont tous les deux dans une forme de provocation, de provocation saine par rapport à l’étouffoir que représente notre société aujourd’hui. Ils font un bien fou, tous les deux... 

 

À la question que vous laissez en suspens à un moment de votre récit, quelle réponse apporteriez-vous : qui de Fanny Ardant ou de Gérard Depardieu est à votre avis le plus "noir", le plus énervé par le monde qui nous entoure ?

Fanny Ardant répond à cette question, lorsqu’elle se dit beaucoup plus énervée, agitée et sombre que Depardieu. Quand on connaît la personnalité de Depardieu, on sait qu’il a des moments de grand tourment, mais je sais aussi que Fanny Ardant a des moments très sombres et très noirs. Et je crois en effet que dans la noirceur elle l’emporte haut la main. Chez Gérard Depardieu, il y a une très grande fragilité c’est incontestable, mais il y a aussi une très grande force : c’est Pantagruel, il a les pieds dans la glaise et il tient debout. Fanny Ardant a fait plusieurs fois des sorties de route. Et en même temps elle prend des risques, cinématographiquement. Gérard Depardieu en a pris aussi bien sûr, mais aujourd’hui un peu moins, alors que Fanny Ardant en prend toujours.

 

 

Dans Pédale douce (1996), elle est extraordinaire, idem dans La Belle Époque (2019). J’ai d’ailleurs interviewé Nicolas Bedos, réalisateur de ce film, il m’en a parlé longuement. Il m’a d’ailleurs confié n’être pas toujours en accord avec ses sorties - je ne le suis pas non plus d’ailleurs - mais c’est sain et salutaire : quand on est dans un dîner, c’est bien de n’être pas tous d’accord à réciter ce que les médias nous imposent de gré ou de force. Fanny m’avait d’ailleurs dit en direct qu’elle aurait envie d’aller dans un dîner où elle rencontrerait un fasciste : ça lui plairait parce qu’elle pourrait s’engueuler avec lui, argumenter, contre-argumenter, ce qui serait intéressant, et peut-être que quelque chose de bien sortirait de cette confrontation-là. Elle avait fait un jour une sortie contre l’américanisme : elle faisait un film sur Staline (Le Divan de Staline, 2017), d’ailleurs avec Depardieu, et un journaliste l’avait attaquée sur Staline, sur l’URSS, sur le goulag... Elle lui avait rétorqué qu’elle n’était pas favorable à Staline mais qu’au moins on pouvait en débattre. Et elle avait fini par lâcher que finalement, il fallait tous être américains et leur dire amen. C’est ce que j’aime chez elle : elle sait amener le débat et la confrontation, comme le faisait d’ailleurs Marguerite Duras.

 

 

Et justement, dans ces deux livres, consacrés donc à Depardieu et à Fanny Ardant, vous ne faites pas mystère vous non plus de ce que vous inspire une époque où, notamment dans le milieu du show business, il vaut mieux ne pas sortir des clous de la pensée dominante si on veut faire carrière, et au diable les nuances de la pensée. Ce mouvement-là est-il irréversible ?

Irréversible je ne sais pas. Dans l’existence rien n’est irréversible. Mais effectivement, en ce moment on vit une véritable chape de plomb, une chasse aux sorcières dans une sorte de maccarthysme moderne détestable et que je déteste au plus haut point. Oui, quand il y a des artistes hors normes comme Depardieu, comme Fanny Ardant, ça fait du bien mais on cherche la relève, et malheureusement on la trouve difficilement : il y a beaucoup de fadeur, de calculs un peu misérables. Alors qu’un artiste ce n’est pas ça, ça n’a aucun intérêt. Ce formatage risque de nous détruire totalement, c’est d’ailleurs pour cette raison que nombre de films font des bides. Elle le dit elle-même dans une interview très récente, qu’elle ne tourne pas un film pour "éduquer les citoyens". Tout est dit : le cinéma n’est pas fait pour ça !

Pour elle, pour moi aussi, l’objectif du cinéma, comme de la littérature et de tous les arts d’ailleurs, c’est d’abord de donner des émotions. "Un rendu émotif", comme dirait Louis-Ferdinand Céline. C’est de faire plaisir aux spectateurs aussi, pour qu’ils passent un bon moment. Mais pas pour entretenir une culpabilité permanente, etc... C’est d’ailleurs pour cela qu’elle a fait ses sorties à propos de Roman Polanski : il a aussi et d’abord fait des films, et quels films. Et qui plus est, elle le connaît et l’apprécie. Elle ne supporte pas les condamnations à mort et suivrait jusqu’à la guillotine quelqu’un qu’elle aime. Moi j’adore ça.

Pour en revenir à Léa Seydoux, elle a déclaré dans une interview récemment que ses cernes, elle entendait bien les garder pour éviter le formatage. J’ai apprécié, en ces temps où les jeunes actrices et les jeunes acteurs se ressemblent tous un peu. On est différents, c’est le principe de l’humain aussi, il faut l’assumer. L’uniformisation de la planète par le système capitaliste est insupportable à mes yeux.

 

Qu’est-ce qui anime Fanny Ardant ?

Je pense que c’est la passion sous toutes ses formes, à commencer par la passion amoureuse. C’est une femme qui aime au sens le plus fort du terme, c’est pourquoi elle se brûle parfois. Elle va tenter des films, pas toujours très réussis mais peu importe, elle est quelqu’un qui ose.

 

Si vous étiez un producteur, un réalisateur, un metteur-en-scène, quel rôle aimeriez-vous lui confier ?

C’est difficile, parce qu’elle a joué de très nombreux rôles, y compris un transsexuel. Dans un court-métrage, elle joue une morte. Récemment, elle a interprété une femme amoureuse d’un homme beaucoup plus jeune. Je la verrais bien dans un personnage historique, une femme de pouvoir, Golda Meir par exemple. Merci de m’avoir fait réfléchir à cela ! (rires)

 

 

Qu’est-ce que vous auriez envie de lui dire, de lui demander si vous osiez à cette Fanny personnage de roman, dans les yeux ?

Quand tu étais adolescente en 1968, pourquoi t’es-tu retrouvée dans un couvent en Espagne ? Je lui poserais cette question-là. (Il imite Fanny Ardant : "Pascal, vous me gênez beaucoup...")

 

Vous vous confiez pas mal dans cet ouvrage, l’air de rien. C’est un besoin que vous ressentez de plus en plus ?

Il y avait une connivence qui m’a peut-être incité à la confession. Peut-être que j’ai eu la faiblesse de me laisser aller un peu à quelques confidences. Peut-être aussi un peu l’envie de briser, encore davantage, les codes de la biographie - je les ai déjà pas mal malmenés. Voilà. Chacun lira avec sa propre grille, et retiendra des éléments qui le toucheront.

 

Avec dans ce livre, plusieurs degrés de lecture et de sensibilité...

Oui, vous avez tout à fait raison.

 

D’ailleurs vous avez écrit sur BB, sur Depardieu, sur Fanny Ardant donc... Pourquoi pas Deneuve ? Delon ?

Alain Delon j’ai tourné autour, si j’ose dire. Ça n’a jamais pu se faire, mais ça a failli se faire : j’avais en tête un "Delon intime". J’avais même une anecdote personnelle : mon père possédait des chevaux, des trotteurs, et il avait le même entraîneur qu’Alain Delon. Moi j’étais très jeune, j’assistais au championnat du monde des trotteurs - le Prix d’Amérique. Et je vois Alain Delon qui parle avec son entraîneur : "Je veux acheter cette jument américaine, amenez-moi le propriétaire". L’entraîneur s’exécute, son propriétaire lui répond qu’elle n’est pas à vendre. D’ailleurs elle n’était pas du tout favorite. Delon s’emporte : "Je l’achète, quel est son prix ?". Il a fini par aller voir le propriétaire, s’est présenté, lui a tendu le carnet de chèques en lui disant d’y mettre la somme qu’il voulait. Le propriétaire américain s’est tenu à sa position. La course démarre. Je m’en souviendrai toujours parce que ça m’avait marqué : dans cette course, je ne regardais que cette jument. Dans le dernier tournant, elle était dernière. Je me dis, "heureusement qu’il ne l’a pas achetée". Et elle a fait une ligne droite époustouflante, elle est venue sur le poteau, il y a eu photo et elle a gagné le Prix d’Amérique ! Depuis ce jour-là, en-dehors de tous ses films que j’adore, à commencer par Le Samouraï, je me suis dit que ce type était extraordinaire. J’ai eu l’occasion de le rencontrer par l’entremise de Mireille Darc. Je lui ai rappelé cette anecdote, il était surpris, et j’ai pensé qu’on pouvait faire un "Delon intime" avec des anecdotes comme ça, pas de la bio classique. Mais ça n’a jamais pu se faire, et j’ai un peu perdu patience.

Il faut avoir une attirance, sous diverses formes d’ailleurs, pour le sujet, parce qu’une biographie prend deux ans pour les recherches, chercher à rentrer dans la psychologie du sujet... Sans être désagréable, je ne pourrais pas consacrer deux ans de ma vie à Catherine Deneuve, même si je reconnais qu’elle est une très grande actrice. Mais je n’ai pas d’atomes crochus avec elle, il y a des éléments que je ne cerne pas. J’assume mes choix, souvent sur la base de coups de cœur. S’ils donnent de bons livres tant mieux. Chacun est libre d’apprécier ou pas...

 

Pascal Louvrier

 

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12 septembre 2022

Laurent-Frédéric Bollée : « Vésale m'apparaît comme un humaniste épris de savoir... »

Qui se souvient, sinon de son règne, de la mort violente du roi Henri II ? Une page largement oubliée de notre histoire, qu’une BD parue en cette mi-septembre - Vésale, chez Passés/Composés - nous donne à (re)découvrir. "Vésale", du nom de cet anatomiste qui fut appelé au chevet du souverain sur les ordres d’une Catherine de Médicis déjà à la manœuvre. Au cœur de l’intrigue, de ces tentatives désespérées de sauvetage, il y a aussi la rivalité, rivalité de personnes mais surtout, divergence quant aux méthodes employées, entre le médecin du roi, Ambroise Paré, et ce fameux Vésale donc. Un épisode sombre mais qui à sa manière fit sans doute avancer la médecine. Le tout nous est agréablement raconté par l’auteur, Laurent-Frédéric Bollée (co-auteur de La Bombe, auquel un long article fut consacré dans ce site l’an dernier), le dessinateur Fawzi Baghdadli, sans oublier le tout jeune Victor Chassel, pour la couleur. Je les remercie tous trois d’avoir accepté de répondre à mes questions qui je l’espère vous donneront envie d’aller découvrir l’album ! Une exclu Paroles d’Actu, par Nicolas Roche.

 

Vésale

Vésale (Passés/Composés, septembre 2021).

 

EXCLU PAROLES D’ACTU

 

I. Laurent-Frédéric Bollée, l’auteur

 

Quelle est l’histoire de cet album, Vésale (Passés/Composés, septembre 2022) ? Vésale, Ambroise Paré, le tournoi malheureux de Henri II, ça vous parlait auparavant, ou pas tellement ?

Il y a déjà, à la base, un éditeur qui se "lance" dans la BD et qui me fait l’honneur de penser à moi pour lui proposer un album à base historique et centré autour d’un personnage. Et moi qui avais, depuis bien des années, mis André Vésale de côté suite à une lecture d’un livre sur l’histoire de la médecine et qui avais trouvé fascinant son parcours, sa vie, son œuvre. Ce n’est qu’en travaillant ensuite sur les éléments chronologiques que je suis tombé sur cette histoire incroyable de l’agonie du roi de France Henri II, dont j’avais entendu parler, mais sans plus... Il était intéressant aussi de voir qu’il pouvait y avoir comme un duel médical entre Vésale et Ambroise Paré, ce qui ajoutait beaucoup à la dramaturgie. Comme quoi, les planètes se sont vraiment alignées !

 

Quel a été votre travail préparatoire pour cet ouvrage, et via quelle documentation ? Dans quelle mesure faut-il, pour ce genre de sujet, s’imprégner justement d’infos médicales, etc ?

À partir du moment où je ne suis pas historien pur jus, et encore moins médecin, il va de soi que je reste dans mon registre d’auteur et presque de "metteur en scène". Je me suis évidemment fortement documenté sur l’aspect biographique de Vésale, constatant au passage qu’on croisait aussi sur sa route des personnalités comme Michel-Ange ou Rabelais, et ensuite je me suis attaché à retranscrire tout ça dans une certaine vision qui est le métier de tout scénariste. Il y a quelques explications médicales qu’on trouve un peu parsemées dans l’album, mais cela reste vraiment à hauteur d’homme.

 

Il y a dans votre mise en scène de ce récit historique, pas mal d’utilisation de l’imagerie macabre, quelque chose qui touche à la fantaisie surréaliste. Pourquoi ce choix, et à vos yeux il s’est imposé très vite ?

Pour deux raisons : Vésale est un anatomiste de renom, qui a une place indéniable dans l’histoire de la médecine. Mais j’y ai vu aussi un homme qui, pour faire progresser son savoir, se munissait parfois de cadavres ou de restes humains, ne cessait de vouloir disséquer, opérer, étudier le corps humain et son "intérieur"... d’où cette mise en abyme par rapport au squelette et aux os, qui symbolise la "mise à nu" du corps humain. Je développe l’idée que Vésale ait pu être plus intéressé par la maladie et la mort que par la vie et la bonne santé... D’où ce côté un peu macabre, en effet, avec parfois une imagerie assez crue. Mais c’est raccord avec l’époque, forcément. De plus, et c’est là que la mise en abyme est double, dans la grande oeuvre écrite de Vésale, De humani corporis fabrica (qu’on appelle tous "la Fabrica"), on trouve plus de deux cents dessins anatomiques avec parfois des sortes de fresque mettant en scène un squelette ou un homme dépecé... Il était tentant et logique d’aller dans ce sens aussi !

 

Comment s’est passée votre rencontre avec le dessinateur, Fawzi Baghdadli, et comment vous êtes-vous organisés pour ce travail à deux ?

Je ne le connaissais pas, il était déjà en relation avec mon éditeur Stéphane Dubreil et nous nous sommes rencontrés en 2021 à Angoulême, où il réside. Son talent pour les "compositions" ou certaines grandes cases est assez incroyable et le travail, classique entre un scénariste et un dessinateur BD, s’est très bien passé.

 

Le passage ici raconté soulève un débat éternel, d’ailleurs bien incarné entre Paré et Vésale : jusqu’à quel point peut-on faire des expériences, souvent cruelles, sur des êtres humains - ou simplement vivants - pour espérer faire avancer la science ? Quel regard portez-vous sur ce questionnement-là ?

Oui, on est en plein dedans assurément, et je laisse d’ailleurs à nos futurs éventuels lecteurs la découverte d’une certaine solution prônée par Paré pour essayer de sauver le roi... ! Plus globalement, et même si l’époque était plus "rude" que maintenant, avec certainement des conditions ou des réalités d’hygiène qui n’ont rien à voir avec celles d’aujourd’hui, il est certain que l’expérimentation a toujours fait partie de la science. Le tout étant, bien sûr, de ne pas franchir des lignes "éthiques", ou supposées telles. Je crois avoir compris que Paré, malgré sa grande renommée chez nous, a pu avoir parfois la réputation d’un chirurgien "boucher" - il est pourtant certain qu’il a sauvé des centaines de vies sur les champs de bataille en soignant à même le sol des soldats blessés... Vésale, mon personnage principal, m’apparaît plus comme un "humaniste", épris de savoir et désireux de parfaire les connaissances en anatomie. Mais il est aussi celui qui allait récupérer des cadavres au gibet qui était situé près de chez lui à Bruxelles... Je suppose que tout cela nous ramène à la célèbre phrase de Rabelais, autre médecin : "science sans conscience n’est que ruine de l’âme".

 

Quel regard portez-vous sur le parcours décidément impressionnant de La Bombe (Glénat, 2020), album qu’on avait largement évoqué dans ces colonnes ? On vous en parle, souvent ?

Figurez-vous que je suis en train de mettre la dernière main à un voyage à Séoul prévu à la fin du mois de septembre... La Bombe sort en effet en Corée et nous sommes invités, Didier Alcante et moi-même, par le Bucheon International Comics Festival à venir chercher sur place le Prix du Meilleur Album étranger que ce festival nous décerne ! Comme quoi, plus de deux ans après la sortie, l’aventure de La Bombe continue, en effet, et ce n’est pas terminé avec une sortie prévue aux États-Unis et au Japon l’an prochain, ce qui sera forcément une grande étape supplémentaire. Au moment où on se parle, nous approchons des 120 000 exemplaires vendus, avec traduction dans dix-sept pays, et on m’en parle souvent oui... J’ai toujours autant de plaisir à m’entretenir avec des profs d’histoire et des lycéens qui me disent que ce livre devrait presque être au programme officiel ! Quelle fierté pour nous.

 

Vos projets et surtout, vos envies pour la suite, Laurent-Frédéric Bollée ?

Je travaille sur pas mal de projets, certains encore un peu confidentiels, mais j’aime toujours autant, comme les grands maîtres de notre métier, me partager entre production mainstream (comme ma reprise de Bruno Brazil et, à venir, de Lady S côté scénario) et des romans graphiques un peu plus littéraires et historiques. En 2023, plusieurs devraient sortir, dont un consacré aux violence faites aux femmes qui me tient particulièrement à cœur...

 

LF Bollée

Réponses datées du 6 septembre.

 

 

II. Fawzi Baghdadli, le dessinateur

 

Fawzi Baghdadli bonjour. Comment vous êtes-vous retrouvé dans l’aventure Vésale, et comment s’est établi le contact avec l’auteur,  Laurent-Frédéric Bollée, et avec votre coloriste Victor Chassel ?

Quand La Bombe a été publié, l’onde de choc me l’a mis dans les mains et je ne l’ai lâché qu’après lecture des 472 pages (et courbature aux doigts, 2020g quand même !) Je venais de découvrir Laurent-Frédéric Bollée, scénariste maîtrisant l’art subtil de raconter des histoires. Quelques semaines plus tard, un ami scénariste qui venait de publier chez l’éditeur Passés/Composés m’a demandé si j’étais disponible, son éditeur cherchait un dessinateur réaliste pour mettre en scène un scénario de… l’auteur de La Bombe ! Coïncidence, Laurent-Frédéric était de passage dans ma ville. Rencontre chaleureuse donc et dédicace de son album à succès.

Quant au coloriste, je l’ai connu à la maternité : c’est mon fils !

 

Les visuels de la BD alternent réalisme historique et surréalisme macabre : un exercice particulier ? Est-ce que ça a été facile, de vous entendre avec l’auteur ? Et avez-vous pu, de votre côté, être force de proposition ?

«  Macabre  » découle de «  maqabir  », mot arabe pour «  les tombes  », «  cimetière  ». Certaines cases et planches entières reprennent le registre récurrent du courant zombies, exercice aisé. Plus pointu par contre fut le tri dans la pléthore de fonds du Net  : architecture des lieux exposés, style vestimentaire recherché voire sophistiqué pour la classe régnante. Le scénariste m’a confié son texte avec ces mots  : «  Sois inventif  »… La messe était dite  !

 

Extrait Vésale

 

Que retiendrez-vous de ce Vésale ?

Je connaissais le tragique tournoi du roi Henri II sans plus, à présent je me surprends à faire mon instruit - ça m’amuse -, à parler d’Ambroise Paré et de ses méthodes hors serment d’Hippocrate, du délire de Vésale et aussi des rôles particuliers de tous les personnages «  côtoyés  » durant les huit mois de dessin.

 

Qu’est-ce qui en tant qu’artiste est jouissif à dessiner, et qu’est-ce qui est plus difficile à coucher sur papier ? Le fait que le sujet abordé soit plus ou moins sombre rend-il la chose plus délicate ?

Qui me côtoie dit «  Il a toujours un crayon, il dessine matin et soir  ». Oui c’est vrai, je dessine comme je respire. Respirer n’étant ni une obsession ni une pathologie, pourquoi le dessin le serait-il  ? Et même si ça l’était, ne me guérissez pas de cette pathologie… jouissive  ! «  Coucher sur papier  », l’expression convoque l’euphémisme de prédispositions horizontales (pour citer Serge Gainzbourg), symbolisme du crayon déflorant la feuille vierge. Pour moi, dessiner en mode jouissif efface la difficulté du sujet.

 

Quel regard portez-vous sur votre parcours jusqu’à présent ? De quoi êtes-vous le plus fier, et parmi votre œuvre  qu’aimeriez-vous inciter nos lecteurs à découvrir ?

Un regard émerveillé sur la faculté de création sous toutes ses formes, des plus primitives jusqu’aux techniques hypersophistiquées, ce regard que perd hélas, un instant ou définitivement, le barbare somnambule. Fier non, amusé oui, du moindre petit gribouillage ou grand mur peint que je couve d’un regard myope de Compagnon autodidacte… Alors le lecteur qui me regardera dédicacer dans quelque festival sera aux premières loges.

 

Vos coups de cœur BD de ces derniers mois, de ces dernières années ? Vous en êtes vous-même un gros consommateur ?

De Zep, Ce que nous sommes. De Simon Lamouret, L’Alcazar. Des coups de cœur en fait, tous styles et auteurs confondus, liste longue bien entendu. Lecture lente, attardée à observer encrage, couleurs, équilibre, angles, profondeur de la composition, gestuelle des personnages et le bon flottement des bulles. Contrairement à des «  gros malades du 9e art  » avec leurs 10 000 albums voire le double, j’en consomme avec modération.

 

Ce que nous sommes

 

Quels conseils donneriez-vous à un(e) jeune ou moins jeune d’ailleurs, qui rêverait de faire du dessin son métier, et de se lancer dans la BD ?

À un jeunot dont les parents pensent qu’il sera le prochain Gotlib, Moebius ou Franquin, en lui payant 7000 euros/par an de longues études artistiques, je dirais qu’on vit une époque formidable. À un autre je dirais «  dessine, matin et soir, comme tu respires, dessine, dessine et dessine encore mais surtout prend plaisir à dessiner...  »

 

Vos projets et surtout, vos envies pour la suite ?

Ménager du temps pour continuer à écrire et dessiner un roman graphique.

 

Fawzi Baghdadli

Réponses datées du 7 septembre.

 

 

Last but not least, lui aussi a toute sa place dans cet article...

Proudly introducing...

III. Victor Chassel, le coloriste

 

Bonjour Victor Chassel. Votre parcours en quelques mots ?

Bonjour, j’ai 25 ans et suis actuellement sur Toulouse depuis un an. Avant cela j’ai passé 16 ans de ma vie à Angoulême, capitale de la BD. Question études, je suis issu d’un bac littéraire, ensuite j’ai poursuivi dans l’IUT du coin pour une formation dans les métiers du multimédia et de l’internet, j’ai arrêté au bout d’un an en raison de la surabondance de maths... malgré tout, j’y ai découvert les joies du graphisme, et comme je suis passionné par l’image depuis minot je me suis ensuite dirigé, l’année suivante, vers Bordeaux, pour effectuer une prépa graphisme, une formation où j’ai appréhendé de nombreuses facettes de la création artistique, que ce soit le dessin académique, la peinture réaliste ou encore la production digitale. Ce fut une année charnière pour moi, qui a confirmé ce goût pour l’image et définitivement précisé mon horizon professionnel. Fort de tout cet apprentissage, j’ai par la suite décidé d’arrêter pour travailler ma technique en autodidacte et affûter ma vision personnelle, j’ai fait quelques boulots de graphisme avant d’arriver aujourd’hui dans le monde des couleurs "bédéiques".

 

Comment devient-on coloriste ? Vous avez toujours eu un rapport particulier avec les jeux et nuances de couleurs ?

Eh bien c’est assez drôle car on le devient sans le prévoir : si on m’avait dit il y a quelques années que je serais coloriste aujourd’hui, ça m’aurait beaucoup étonné ! C’est une surprise de la vie, et en même temps ça suit une certaine logique ; mon père étant illustrateur j’ai, tout au long de mon existence, eu un rapport très étroit avec l’art, sous toutes ses formes, qu’il s’agisse de dessins en noir et blanc ou en couleurs, exécutés dans plusieurs styles et techniques différentes, un véritable creuset graphique qui m’a donné un oeil d’esthète, mais je dois avouer que ce n’est pas la couleur qui me faisait le plus vibrer, c’était plus le goût pour la sophistication technique, le travail des hachures par exemple... l’intérêt des couleurs est venu bien après, quand je suis rentré dans ma période de création digitale puis, bien entendu, sur le terrain de la BD.

Pour répondre plus clairement à la première partie de la question, le chemin pour être coloriste s’est fait très naturellement, j’ai commencé à mettre en couleurs des illustrations du paternel, sources de multiples commandes professionnelles du quotidien, mais rien à voir avec le 9ème art encore, par exemple j’avais colorisé un règlement intérieur illustré pour une organisation immobilière. Et puis est venu le jour où j’ai eu l’opportunité de travailler sur une vraie BD, projet associatif (La Charente, une terre d’histoire) où j’ai pu me faire la main sur quelques planches, toujours dessinées par mon père ; c’est là où j’ai pu mettre en pratique mon apprentissage académique et autodidacte, tout en étant bien sûr conseillé de près par un dessinateur émérite. Ensuite est venu un autre projet, complet cette fois-ci, toujours en collaboration avec le paternel et puis enfin Vésale. Et c’est loin d’être fini !

 

Comment s’est déroulée l’aventure Vésale ? Votre place a-t-elle été simple à trouver, entre l’auteur et ce dessinateur que, donc, vous connaissez bien ?

De la même manière que je suis devenu coloriste, c’est-à-dire naturelle, bienveillante et enrichissante. Je me suis tout de suite senti à ma place dans ce projet, le dessinateur étant mon père et ayant précédemment travaillé avec lui cela semblait logique de réitérer la chose, c’est un des meilleurs cadres de travail dont on puisse rêver dans cette profession, surtout quand l’entente père/fils se passe à merveille. À cela s’ajoute bien évidemment un formidable scénario de Laurent-Frédéric Bollée qui n’a fait que rendre la chose d’autant plus agréable.

 

Vous y avez déjà un peu répondu mais : est-ce qu’aimer ajouter de la couleur au dessin, ça veut forcément dire aussi, qu’on aime dessiner ? C’est le cas et si oui, vous nous en montrez un ?

Sans hésitation je répondrais par l’affirmative, en ce qui me concerne en tout cas. Comme je l’ai mentionné précédemment, j’apprécie particulièrement l’art, autant sous un oeil d’observateur que de créateur. Ça me paraîtrait bien ennuyant et presque dichotomique d’apposer des couleurs sur un art que je ne pratique pas ; dessiner ça aide à comprendre pas mal de rouages et règles graphiques qui s’appliquent à la couleur, comme par exemple le travail textural ou bien l’impact de la luminosité sur la matière.

J’ai beaucoup de dessins à ma disposition, j’ai choisi celui-ci, qui est bien représentatif de ma production personnelle, mélange de figuratif et d’imagination, porté sur la technique, que j’ai réalisé au stylo bic, medium que j’affectionne particulièrement.

 

Dessin V

 

Vous êtes amateur de BD vous-même ? Lesquelles vous ont bien plu dernièrement ?

Évidemment, mon enfance et adolescence ont été alimentées par le 9ème art, quand ce n’était pas les BD présentes à la maison que je dévorais, c’étaient celles de la bibliothèque du coin qui y passaient. Pour être franc, je ne suis plus trop ce qui sort dernièrement mais de temps en temps je prends beaucoup de plaisir à lire les nouveautés des artistes que j’apprécie, en particulier la série Bug d’Enki Bilal et Ce que nous sommes de Zep, qui nous prouve qu’il peut être très bon dans un style réaliste.

 

Vos projets et surtout vos envies pour la suite ?

Présentement je viens d’enchaîner sur un nouveau projet, Les Héritiers, scénarisé par Fabrice Onguenet et dessiné par Mathilde Lebrun, après avoir fait de l’historique j’attaque du fantastique cette fois-ci !

Mes envies pour la suite sont nombreuses et variées, en parallèle de la colorisation je développe un style d’art graphique depuis des années, mélange de figuratif et d’abstrait, j’aimerais vraiment aller plus loin avec ça, faire des expos par exemple. Et puis je nourris le rêve d’un jour réaliser des films, le cinéma étant une autre de mes grandes passions.

 

Victor Chassel

Réponses datées du 12 septembre.

 

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12 septembre 2022

« C'est mon choix ! », par Christine Taieb

L’actu de ces premiers jours de septembre n’est pas franchement rose, et quand on y songe, celle de l’été non plus, ne fut pas follement réjouissante. Parfois, il faut savoir faire des pauses, se mettre un peu en-dehors de tout le tumulte extérieur. Prendre le temps de profiter. Simplement, de contempler. Il y a quelques semaines, j’avais proposé à Christine Taieb, une amie rencontrée à la faveur d’un article réalisé avec Véronique de Villèle - que je salue ici -, une carte blanche sur Paroles d’Actu. Je connaissais son optimisme, son regard pétillant sur le monde et aussi, son amour des mots. J’espérais un texte inspirant. Celui qu’elle nous livre ici l’est à l’évidence, et mieux que ça, c’est une belle réflexion introspective qui met en exerge quelque chose qu’elle a chevillé au corps et au cœur, un bien précieux à portée de tous et que personne ne devrait jamais perdre de vue : son aptitude à être, et à rester émerveillé. Merci à vous Christine, pour cette pensée positive, et pour vos photos personnelles ! Exclu, par Nicolas Roche.

 

« Ne pas répandre l’étendue de ses propres chagrins

est peut-être aussi un cadeau à offrir à son

entourage, tout comme un beau sourire ? »

 

La branche et le nuage

 

EXCLU - PAROLES D’ACTU

«  C’est mon choix  !  »

Christine Taieb

Fin de l’été 2022, son actualité souvent qualifiée de morose, parfois angoissante, et une nouvelle rentrée pour beaucoup.

Je retrouve un fidèle ami. Au cours de notre discussion, il m’interpelle sur ce qu’il appelle  :

«  Mon aptitude à rester émerveillée malgré le temps qui passe  ».

Sa demande me surprend et me porte à réflexion.  

Voit-il juste  ? Un regard positif serait-il paradoxal dans le pessimisme ambiant ?

Je sais intuitivement que ma démonstration sera délicate, tant elle relève de l’intime. Mais la perspective que mon angle de vue sur la vie soit inspirant, me convainc de tenter l’expérience, puisque le partage en est la clef de voûte.

Chacun peut s’interroger sur ses dispositions à être émerveillé avec le temps qui passe, ou le rester, malgré ce temps qui passe, ou même ne jamais l’avoir été. À chacun sa réponse. Car, si le temps s’écoule à la même vitesse pour tous, il n’agit pas de la même manière pour chaque personne.

Chacun développe un rapport particulier avec cette force intérieure qui incite à envisager le monde avec plus ou moins de bienveillance, consciemment ou pas, et différemment selon les étapes de sa vie.

Cette vie, et les années qui la nourrissent, nous chuchote des signes. Nous les écoutons avec une relative attention, jusqu’à s’apercevoir qu’ils sont des évidences, … et qu’ils s’accélèrent.

Pour ma part, depuis que  des signaux m’ont alertée, tels que :

. Des voyageurs qui se lèvent pour me laisser leur place dans le métro

. L’EFS qui n’accepte plus mes dons du sang

. Ma fille qui se rapproche de la cinquantaine

. Un récent podium en catégorie Master 7 (70 ans et +), …

Mon constat s’impose  : Je suis - déjà - une septuagénaire  qui n’a pas vu les années passer. Mon ami a donc raison sur ce point, dont j’ai très peu conscience. Lorsque je le réalise, c’est avec beaucoup d’autodérision  !

Il poursuit son interrogation sur le volet «  émerveillement  », et précise sa question, comme d’autres le font parfois :

« Comment fais-tu  ?

Pour rester motivée et dynamique, garder l’envie et la curiosité,

Et continuer de partager tes expériences autour de toi  ? »

En mon for intérieur, une petite voix me murmure  : « C’est simple  : je fais  ! ». Je choisis l’action plutôt que l’attentisme, sans doute par (un peu d’) impatience, (beaucoup d’) indépendance et (passionnément) un gros appétit de vie. M’efforcer d’oser mes rêves puis les dispenser, sont des évidences aujourd’hui. Une réponse simpliste «  il y’a qu’à faut qu’on » est insuffisante. Il me faut plonger dans le processus qui m’amène à rester charmée, surprise ou admirative … à plus de 70 ans.

«  Pourquoi ce choix  ?  »

«  On a toujours le choix  » dit l’adage qui est aussi l’une de mes convictions, quelles que soient les questions de santé ou matérielles.

De mon cercle familial non vertueux, j’ai compris dès l’enfance, que tension rime avec désunion et rancœur ne rimera jamais avec bonheur.

C’est à partir de cet âge tendre chaotique que j’ai décidé, dans les années-BAC d’écrire mon histoire dans l’harmonie. Cette période de construction mentale a été déterminante, comme pour tout adulte en devenir.

Pour ne pas sombrer dans une nostalgie victimaire ou une agressivité stérile, j’ai décidé de savourer ce fameux verre «  à moitié plein  »  : franchir les aléas de la vie en dissipant ses noirceurs, laisser libre cours à mon enthousiasme, tout en combattant mes peurs et préjugés.

Les écrivains ont généreusement inscrit leurs réflexions sur le thème du choix. Certains ajoutent même :

«  Quand on aime, il est encore plus facile de choisir  »  (Alain Monnier)

«  Choisir la vie, c’est toujours choisir l’avenir  » (Simone de Beauvoir)

Malgré son génie pour analyser le sentiment de liberté, je n’adhère pas à l’option de Jean-Paul Sartre qui propose que l’« On peut choisir de ne pas choisir». De mon point de vue, elle s’accompagne du risque associé d’intégrer la famille des éternels «  C’est compliqué  !». À chacun son confort dans ses choix personnels. Je préfère privilégier des objectifs, plus ou moins ambitieux, qui me donnent un cap et m’écartent de la procrastination. Ce cap est évolutif, jamais figé, mais agit comme un fil conducteur vers ma satisfaction.

Bien entendu, comme pour beaucoup, des éléments extérieurs m’ont contraint tout au long de la vie. Ma réaction devant ces freins a été d’user de ma liberté intérieure. Celle d’admirer - sans seulement regarder - de découvrir et d’apprendre – pour mieux partager. Cette liberté ultime ne dépend ni des finances, ni des autres, ni des circonstances. Ce choix m’a si souvent donné rendez-vous avec le plaisir et l’amusement  : pourquoi refuser cette opportunité  ?

Je comprends qu’à partir d’un destin familial similaire, d’autres empruntent un chemin de vie différent. Le mien s’est imposé, comme une bouée salvatrice à laquelle je me suis accrochée dans les premières années. Puis j’ai gagné en confiance, dizaine après dizaine. Ce parcours m’impose une profonde humilité car il se (re)dessine chaque jour. Cette voie est sans doute d’autant plus fragile, que la société tend plus vers l’accusation que l’admiration.

Cette voie est-elle aisée  ?

Tout comme l’appétit vient en mangeant, la capacité de garder mes yeux grands ouverts sur mon environnement facilite mon lâcher-prise, multiplie mes occasions d’y déceler ce qui est beau, sans ignorer ce qui l’est moins. Elle m’aide à être moins freinée par mes craintes, le défaut d’imagination ou un manque d’intérêt.

 

Désert tchadien

 

Revenir d’un voyage le cœur rempli de riches rencontres et de belles images, m’incite à projeter un prochain périple. Mon baluchon est toujours prêt à repartir. Mon carnet de vaccination est toujours à jour et mon agenda encombré de post-it trône fièrement sur mon bureau.

La «  liste de mes envies  » s’allonge au fil du temps, surtout en période de rentrée, qu’une vie ne suffira peut-être pas à satisfaire  ! Cette dynamique de curiosité multiplie à l’infini mes terrains de jeux dont certains, comme le désert saharien, ont mes faveurs.

La déception fait partie des aléas de la découverte. Si le climat, les paysages ou les coutumes manquent parfois de charme ou d’intérêt – selon mon avis – ma curiosité de découvrir d’autres territoires reste intacte.

Le dernier livre d’un auteur me déçoit  ? tant d’autres me restent à découvrir  !

Apprécier un concert, un film, une exposition, le récit d’une amie, un succulent gâteau ou un coucher de soleil, etc… sont toujours de bons moments pour recevoir ces cadeaux de la vie.

Quant aux hommes et femmes que je croise sur ma route, par choix ou pur hasard, un long travail d’introspection m’a appris à développer un meilleur discernement pour déceler les relations parasites. Je m’en éloigne tout simplement, en acceptant cette distance salutaire. Chaque anniversaire ravive la notion viscérale du temps qui file trop vite et l’urgence de profiter des êtres sincères et authentiques.

Je sais qu’espérer est sans doute prendre le risque d’une déception, mais c’est aussi la possibilité d’une satisfaction.

Je lis le scepticisme sur le visage de mon ami. Il a raison  : La vie n’est pas toujours un long fleuve tranquille !

Au fil des années, chacun traverse des souffrances  : je n’évoque pas seulement les symptômes d’une arthrose galopante, mais bien la perte d’un être cher. Je n’y échappe pas, encore plus précisément en cette année 2022. Dans ces douloureux moments, je maintiens une pensée positive, en gardant en mémoire les moments de tendresse partagés, qui aident à amortir les effets de la douleur et lavent des idées noires.

J’imagine que mon discours intérieur peut sembler volontaire, voire (trop  ?) volontariste. Sans doute, se diffuse-t-il autour de moi, et malgré moi  ? Pour ma part, il contribue à gérer les inévitables nuages de l’existence avec plus de sérénité. Ne pas répandre l’étendue de ses propres chagrins est peut-être aussi un cadeau à offrir à son entourage, tout comme un beau sourire  ?

Rester mobilisée et constructive ne signifie pas, ignorer les misères du monde, mais au contraire me donner les moyens de les analyser et rester impliquée dans certains engagements.

Si mes joies sont très personnelles sur l’instant, il est vrai que je les partage ensuite volontiers. Peuvent-elles être comprises comme de l’exhibitionnisme  ? Dans mon esprit, elles diffusent du plaisir, parfois du rêve et génèrent souvent des échanges gais et enrichissants. Elles marquent ma confiance en l’être humain, toute aussi consciente que la vie reste un danger permanent. Tomber de vélo ou être touchée par la maladie ne se prémédite pas. Ces éventualités illustrent mon côté oriental «  inch’allah  !  »

Je garde mon idéalisme, non par excès de naïveté, ni par facilité, mais après avoir profondément réfléchi pour le concevoir, en acceptant les difficultés et en continuant de rêver à un progrès.

Mon ami semble convaincu de mon postulat et de ses bienfaits, mais poursuit son interrogation.

«  Comment fais-tu pour y accéder ?  »

Calquée sur la théorie de l’équilibre du tabouret sur trois pieds, la mienne est très prosaïque.

Jusqu’à la retraite, mon équilibre de vie s’articulait autour des vies affective, sociale et professionnelle  : ce classique cocktail a plutôt bien fonctionné !

Désormais retraitée depuis plus de dix ans, et grâce à tant de temps libre, mon tabouret s’est doté de mille autres pieds, tous aussi indispensables et cohérents.

 

L'arbre et le chemin

 

L’un de mes constats à cette étape de vie,  est qu’il n’y a pas de mue profonde dans la façon de se comporter, dès l’instant où l’on liquide ses annuités  : Madame bavarde le reste, Monsieur râleur le reste, Miss hyper active devient Mamie débordée. Sans doute étais-je déjà Mademoiselle émerveillée  !

Il est probable qu’avoir bénéficié, dès l’âge de quatre ans, d’une éducation musicale et sportive au conservatoire, m’a ouvert le goût pour ces disciplines et plus largement pour la culture générale. Ce capital, cultivé au fil du temps, m’a prédisposée à comprendre l’interaction entre bien-être physique et mental et l’envie de la cultiver. Mon apprentissage a été jalonné d’expériences et de rencontres enrichissantes, en France et dans les quatre coins du monde. Jusqu’à peut-être devenir une forme d’aptitude, en tout cas une ouverture d’esprit qui mène vers l’autre, surtout s’il est différent ou d’une culture éloignée de la mienne.

Dès l’adolescence, je me réjouissais de découvrir d’autres horizons, humains ou géographiques, en rêver d’autres sans mettre de limites à mon imaginaire naissant. J’ai usé beaucoup de sacs à dos et de galoches avant d’apprécier les modèles actuels plus élaborés.

C’est sans résistance que j’ai multiplié les occasions de me réjouir : devant les couleurs du ciel, le goût d’un fruit juteux, les senteurs d’un sous-bois, le chant d’un oiseau, les rires partagés, le bruit des verres qui trinquent ou la capacité du corps à aimer bouger.

Mes sources sont devenues intarissables  pour nourrir mes projets  : lectures, échanges, réseaux sociaux (eh oui  !), visites, etc…

Une simple marche, même non sportive et endurante, offre dès les premiers pas du jour, la possibilité d’accumuler des sujets d’émerveillement, y compris en milieu urbain  : un arbre, une statue, une vitrine, des rires d’enfants, le regard d’une personne âgée. Tout promeneur, même occasionnel, connaît cette magie contemplative. Le statut de retraitée permet de le multiplier à l’infini. 

Je suis consciente que ce n’est pas le chemin emprunté par tous les concitoyens, parfois enclins à vilipender. Je suis tout autant convaincue que la possibilité de s’émerveiller n’est pas corrélée aux conditions économiques (en tout cas, dans nos pays développés) : Je répète à l’envie mon exemple de la balade. Déambuler, l’œil curieux, toujours prête pour d’improbables découvertes ne me coûte rien  ; seule la volonté d’y consacrer un peu de mon temps et d’énergie, et l’envie de mesurer l’enrichissement personnel.

Ainsi donc, mon âge n’est pas un empêchement d’être émerveillée, mais bien au contraire, un cadeau insoupçonné, rendu possible grâce à la volonté d’un regard positif sur la vie et beaucoup de temps libre.

Artiste ou bricoleur, casanier ou globe-trotter, croyant ou non, chacun selon ses goûts, modes de pensée et talents, peut déployer sa curiosité dans les domaines de son choix. Le choix ne constitue jamais ni une recette miracle, ni un remède universel.

Le mien développe ma liberté d’esprit en brisant les digues de la morosité pour laisser place au contentement, tout en préservant l’esprit de critique.

Les visages ne sont-ils pas enlaidis lorsque s’y figent une moue désenchantée ou des mâchoires crispées par l’amertume  ? Imaginons que seules des mines souriantes nous accueillent dans les wagons du métro parisien ?!

«  Ça ressemble au bonheur  ?  »

Je n’adopte pas ce concept. Trop ambitieux  ? Presque prétentieux  ? Trop abstrait  ? ou, pire, moralisateur ? À mon sens  : Trop convenu.

Je lui préfère la notion d’équilibre  : équilibre entre soi-même et les autres, entre ce que l’on est et ce que l’on vit, entre hygiène de vie physique et mentale, entre monde des bisounours et catastrophisme.

Si difficile à atteindre, si fragile à maintenir, cet équilibre est le terreau qui me permet de considérer mes erreurs comme des expériences et transformer mes envies en projets. Il m’oblige à être modeste, le rester et agir en pleine conscience, sans tricherie.

Sans doute n’avais-je pas le même recul voici dix, vingt ou trente ans. Finalement, quelles que soient les raisons qui m’ont poussée à boire le verre à moitié plein, sa dégustation s’avère bénéfique.

J’accepte volontiers mes contradicteurs qui adoptent d’autres voies pour dégager du plaisir pour eux-mêmes et leurs proches. Des diktats seraient les pires ennemis de la liberté ultime du choix.

 

Coucher de soleil

 

En se quittant, je remercie chaleureusement mon ami de m’avoir guidée vers une réflexion aussi personnelle qu’inattendue. Elle met certainement en exergue une forme de vitalité que traduisent la mobilité du corps et de l’esprit.

Un seul mot résume mon regard pour les dix, vingt ou trente années à venir  : MERCI à tous celles et ceux qui acceptent de partager mes rêves et délires.

Une question que mon ami ne m’a pas posée  :

«  Quel est le comble d’une septuagénaire ?  »

Ma réponse  :«  Rester émerveillée d’être émerveillée  !  »

Rester émerveillée  : c’est mon choix  !

par Christine Taieb, le 7 septembre 2022

 

C

 

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11 septembre 2022

Gabriel Martinez-Gros: « Le récit "woke" tiers-mondiste est le nouveau discours religieux de l'Occident »

Gabriel Martinez Gros est professeur d’histoire médiévale du monde musulman à l'université de Paris-X. De fait, un de nos meilleurs experts de l’espace islamique. Parmi ses spécialités d’étude également, la vie et l’œuvre d’Ibn Khaldûn, grand penseur du 14ème siècle. Son dernier ouvrage en date, paru il y a quelques jours aux éditions Passés/Composés, est une relecture et une réflexion nouvelle autour des théories du philosophe arabe, faites à l’aune des évolutions de notre temps. La traîne des empires : Impuissance et religions, n’est pas un livre facile à appréhender, je le dis d’entrée, mais pour peu qu’on s’y plonge et qu’on s’y accroche, ce que j’ai fait, il constitue une précieuse grille de lecture pourrant nourrir discussions et débats quant à la disparition ou à la survivance des empires, au développement des religions appelées à devenir mondiales, et à la psychologie de nos nations. Rien que ça. Je vous conseille de vous en emparer, ça ne sera jamais du temps perdu, et je remercie M. Martinez-Gros d’avoir accepté, avec bienveillance et sympathie, de se livrer au jeu de l’interview. Exclu. Paroles d’Actu, par Nicolas Roche.

 

EXCLU - PAROLES D’ACTU

Gabriel Martinez-Gros : « Le récit "woke"

tiers-mondiste est le nouveau discours universel,

religieux, de l’Occident... »

La traîne des empires

La traîne des empires: Impuissance et religions (Passés/Composés, août 2022).

 

Parlez-nous de la figure d’Ibn Khaldûn, penseur central dans vos travaux : pourquoi est-il remarquable, et quelles leçons tirer de son existence ?

La vie d’Ibn Khaldûn (1332-1406) traverse l’une des épreuves les plus tragiques de l’histoire humaine, à savoir la peste. Elle frappe Tunis – comme Paris – en 1348, quand il a 16 ans, et elle ne le quitte plus jusqu’à sa mort, en Egypte, en 1406, au cours d’une des pires décennies de l’épidémie dans la vallée du Nil. Descendant d’intellectuels et de hauts fonctionnaires andalous, Ibn Khaldûn est lui-même administrateur et ministre jusqu’à l’âge de 43 ans. Il a pu mesurer l’impact de la peste, la contraction des villes, l’effondrement des populations et par conséquent de l’impôt, la raréfaction des échanges et donc des taxes. La peste a mis les États en faillite. C’est de cette constatation que vient probablement la nouveauté absolue de sa théorie. Il y avait eu avant lui et il y aura après lui des théoriciens de l’État d’une subtilité, d’une qualité d’analyse comparable à la sienne, comme Machiavel. Mais jusqu’au XIXe siècle, personne ne lie comme lui le fonctionnement de l’État avec celui de l’économie, avec la démographie, la taille des villes, la diversité des métiers qu’on y trouve, les gains de productivité, l’accumulation de la richesse… sur lesquels l’État repose. Pour Ibn Khaldûn, l’État, c’est l’impôt, et l’impôt est le produit d’une situation économique qu’il analyse avec un luxe de détails inconnu jusqu’aux théoriciens modernes du XIXe siècle.

 

Après avoir étudié l’Islam, puis l’histoire des empires, le présent récit, qui cible et analyse la passation entre empires finissants et religions mondiales en devenir, était-il comme une suite logique à apporter à vos ouvrages précédents ?

J’avais déjà travaillé sur la notion d’empire. Mais ce que je précise dans ce livre, c’est justement la séquence Royaumes Combattants/Empires/Religions. Le mot ‘Royaumes Combattants’ est tiré de l’historiographie chinoise, mais je l’emploie pour désigner en général les phases de conquête et de constitution des empires. C’est au total très simple  : la constitution des empires exige une phase de guerres de conquête, au cours de laquelle le peuple conquérant est largement mobilisé – et cette mobilisation lui donne son mot à dire  : les périodes de ‘Royaumes Combattants’ impliquent des formes diverses, mais toujours actives, de participation populaire à la décision politique. Le peuple se bat (pour conquérir), donc il est en position d’imposer sa volonté. C’est le cas dans les cités grecques avant Alexandre (vers 490-323 avant notre ère), de la République romaine (à partir des guerres contre Carthage, 264 avant notre ère jusqu’à la victoire de César, 48 avant notre ère), ou de l’âge tribal des conquêtes arabes (VIIe-IXe siècles), ou des Royaumes Combattants chinois (480-220 avant notre ère).

 

« Au temps de l’empire, l’impôt et les préoccupations

financières se substituent à la guerre. »

 

Puis vient l’empire, dont l’institution repose sur une rupture fondamentale  : le désarmement, progressif en général, du peuple en armes et son remplacement au fil des générations ou des siècles, par des mercenaires barbares. Le peuple conquérant désarmé est soumis à l’impôt comme les populations conquises. En un mot l’impôt et les préoccupations financières se substituent à la guerre. C’est ce que je nomme d’après Ibn Khaldûn, la sédentarisation. Cet âge impérial de la sédentarisation est celui de la prospérité, par exemple dans le monde hellénistique d’après les conquêtes d’Alexandre (Egypte, Syrie, Asie Mineure), dans l’empire romain après les conquêtes de l’époque républicaine, dans l’empire chinois unifié, dans l’empire islamique à son apogée démographique et économique entre IXe et XIe-XIIe siècles.

Puis la sédentarisation, le désarmement de l’empire enraye son mécanisme en limitant ses capacités de violence et donc d’action politique et militaire. Ses seules ressources demeurent financières, mais l’impôt, pour cette raison même, pèse de plus en plus sur l’économie, qu’il ruine au lieu de favoriser, comme il le fait au début des temps impériaux, l’accumulation du capital, la diversification des activités et les gains de productivité.

L’impuissance de l’empire ouvre la voie à la religion, qui proclame les mêmes valeurs que l’empire, en particulier la paix et l’universalisme, mais prétend les atteindre par d’autres voies que politiques et militaires.

Ce ne sont donc pas les religions qui amollissent l’empire, comme le disent Machiavel et Nietzsche pour le christianisme, mais l’amollissement des empires, le fait que leur mécanisme s’enraye, qui ouvre la voie aux religions.

 

Le schéma retenu par Ibn Khaldoun, que vous venez de rappeler et que vous enrichissez par votre propre réflexion et l’expérience de notre temps, peut donc se résumer comme suit : des royaumes combattants fondent par la conquête des empires dont les populations vont se sédentariser et se pacifier en même temps que va s’enrichir l’empire ; aux marges de l’empire, des "bédouins" en embuscade vont, de plus en plus, après invitation ou par la force (les "invasions barbares"), y assumer les fonctions de violence institutionnelle (armée, police), puis le pouvoir politique. Ce schéma-là s’applique de manière satisfaisante aux différents exemples que vous avez pu étudier, en tout cas avant l’ère contemporaine ?

Il y a évidemment peu d’exemples où ce mécanisme se manifeste dans sa totalité  : l’empire hellénistique et l’empire romain, étroitement associés dans le temps et dans l’espace méditerranéen  ; l’empire chinois  ; l’empire islamique. Mais ces trois empires ont donné naissance à trois religions – christianisme, bouddhisme, islam – qui représentent, avec l’hindouisme, plus de 80% de l’humanité d’aujourd’hui. Ce sont en vérité les trois seuls empires qui répondent entièrement à la séquence Royaumes Combattants/Empires/Religions. – et les seuls dont mon livre se préoccupe. Comme je le notais déjà dans un livre précédent, depuis l’émergence presque simultanée de l’empire chinois (fin IIIe siècle avant notre ère) et de l’empire romain (Ier siècle avant notre ère), il n’y a jamais eu en même temps plus de deux ou trois empires dans le monde qui répondent à la définition, mais ces deux ou trois empires ont représenté une forte minorité, voire une majorité de la population mondiale. Rome et la Chine mises ensemble représentent sans doute la moitié de la population mondiale aux alentours de notre ère. De même l’Islam et la Chine des Tang vers 800.

 

Vous notez une parenthèse (en est-ce une ?), un accroc au schéma entre, disons, les révolutions américaine et française, et les guerres de décolonisation : on était alors, s’agissant de l’Occident, au temps des États-nations triomphants, des peuples armés, de la conscription massive. Avec en parallèle, un développement technologique et industriel permettant la création de richesses jamais vues jusque là. Quel regard portez-vous sur cette époque-là, et qu’aurait-elle inspiré à votre avis à Ibn Khaldûn ?

L’âge impérial commence quelques siècles avant notre ère. Il y faut d’abord une masse de populations denses, pour que l’impôt puisse prélever un surplus sur leur travail, fonder une capitale où les métiers et les techniques se diversifient et les gains de productivité se réalisent. L’empire perse (VIe-IVe siècles avant notre ère), appuyé sur la Mésopotamie, la Syrie, l’Asie Mineure et l’Égypte, avec ses 20 ou 25 millions de sujets sur les 150 millions d’humains sur terre de son temps, est peut-être le premier empire. Le système impérial – impôt lourd, désarmement des peuples, métropoles qui concentrent la richesse – se prolonge jusqu’au XVIIIe siècle en Chine, en Inde, en Islam. En revanche l’Europe l’ignore après la chute de l’empire romain. Au Moyen-Âge, les prélèvements fiscaux, seigneuriaux, y sont faibles et dispersés. Les villes y sont plus réduites qu’en Islam ou en Chine.

 

« Avec la Révolution industrielle, ce n’est plus l’impôt

qui crée la richesse, mais l’amélioration des rendements

agricoles, le recul de la mortalité, la multiplication

des hommes dans des proportions inouïes,

le progrès technique et la production

industrielle, les échanges… »

 

Mais c’est en Europe que se produit la Révolution industrielle, qui renverse la priorité des empires  : ce n’est plus l’impôt qui crée la richesse par la concentration de capital qu’il permet, mais l’amélioration des rendements agricoles, le recul de la mortalité grâce à l’hygiène et à la médecine, la multiplication des hommes dans des proportions inouïes, le progrès technique et la production industrielle, les échanges… Du coup, le désarmement des populations, nécessaire à la levée de l’impôt et à l’enrichissement dans le système impérial, n’est plus requis. Après 1780, les nouvelles ‘nations’ – les USA, la France… - arment leurs peuples et retrouvent la voie des Royaumes Combattants, des peuples armés, qui dictent donc leur volonté politique. La démocratie revient avec la guerre. Presque toute l’Europe sera ‘démocratique’, acquise au suffrage universel, après 1870.

Qu’en aurait dit Ibn Khaldûn  ? Il en serait resté muet. Ce système où la prospérité va avec la guerre et avec l’hégémonie du peuple dément absolument sa théorie, qui reste caduque tant que la révolution industrielle dure. Elle retrouve sa pertinence dès que la révolution industrielle s’enraye, ce qui pourrait bien être le cas dans les décennies qui viennent, en particulier avec le vieillissement de la population mondiale.

 

Par quel processus complexe, entre attirance et répulsion, les différentes assimilations entre conquérants et conquis se font-elles au cours de l’Histoire ? Et pourquoi ce point-là est-il moins unilatéral qu’on pourrait le penser ?

La structure impériale distingue une population nombreuse, productive, désarmée, soumise – les sédentaires – et une population infiniment minoritaire – 1 à 3% de la proportion des sédentaires – issue des marges barbares, qui assument les fonctions de violence et la souveraineté. L’exemple le mieux connu chez nous, dans les derniers siècles de l’empire romain, ce sont les ‘Barbares’, germaniques, arabes, illyriens, qui protègent et dominent l’empire romain. Mais déjà auparavant, les Romains avaient joué le rôle de ‘barbares’ au détriment des population du bassin oriental de la Méditerranée – Égypte, Syrie, Asie Mineure, Grèce – beaucoup plus nombreuses et riches que celles du bassin occidental de la mer.

La règle la plus commune, c’est que les Barbares, fascinés par la civilisation de l’empire, l’adoptent (langue, religion, coutumes). C’est le cas des Mongols ou des Mandchous en Chine, des Turcs en Islam… Mais les figures sont multiples  : après l’An Mil, la Chine tient les barbares à distance de sa civilisation, même ceux qui la gouvernent. Les Arabes, envahisseurs barbares du Moyen-Orient, y ont imposé au moins en partie leur langue et leur religion, contre la règle. En Occident, les Barbares germaniques adoptent la forme romaine du christianisme et le latin, mais à l’inverse, les populations de l’ancien empire romain adoptent souvent le nom et l’histoire des nouveaux maîtres  : les habitants latinisés de la Gaule romaine se nomment ainsi ‘Francs’, du nom du peuple germanique qui occupe la Gaule, et plus tard ‘Français’.

 

À propos du rapport entre ex-empires coloniaux d’Europe et ex-pays colonisés, vous produisez une réflexion intéressante (qui serait valable pour certains d’entre eux en tout cas) : il y aurait si je vous comprends bien entre ces deux types d’acteur, de manière plus ou moins consciente, une espèce de jeu entre contrition chez les premiers, victimisation chez les seconds, comme une manière de raviver le souvenir du temps de l’empire... Quelle est la rationalité des uns et des autres, dans pareil cas ?

 

« Incapable de faire face militairement et politiquement,

comme les empires dans leur déclin, à ses rivaux

qui émergent, l’Occident se transforme

en discours religieux, qui tente de retenir

par la parole et par le moralisme ce qu’il est incapable

de retenir par la force ou l’autorité politique. »

 

Il s’agit de fait de mon analyse du tiers-mondisme. Grâce à leur avance technique, industrielle, militaire et politique, nos États-nations occidentaux – il faut y inclure la Russie – ont imposé leur hégémonie au monde à partir de la deuxième moitié du XVIIIe siècle en particulier. Cette époque de la colonisation et de l’impérialisme occidental est largement révolue, non pas depuis les décolonisations des années 1947-1965, mais depuis l’essor économique prodigieux de la Chine après 1978, de l’Inde aujourd’hui, ou depuis l’expansion de l’islamisme dans le monde musulman après 1980 surtout. Incapable de faire face militairement et politiquement, comme les empires dans leur déclin, l’Occident se transforme en discours religieux, qui tente de retenir par la parole et par le moralisme ce qu’il est incapable de retenir par la force ou l’autorité politique. C’est cela la nouvelle religion post-impériale que nous vivons, sous forme de repentance et d’auto-flagellations. La majorité de l’humanité (Chine, Inde, Islam) qui se libère ou s’est libérée de notre emprise, n’a rien à faire de notre repentance. En revanche, elle est utile et reçue dans les régions du monde si profondément colonisées, par les langues européennes en particulier, qu’elles sont incapables de concevoir leur histoire hors de celle de l’Occident – c’est le cas de l’Amérique latine et surtout de l’Afrique subsaharienne non-musulmane. Entre ces régions et les centres occidentaux du nouveau discours religieux (États-Unis, Europe) s’établit un dialogue vicié fait d’accusations d’un côté, de repentance de l’autre, mais qui maintient une forme d’empire occidental sur plus d’un tiers de la population mondiale.

 

On remarque qu’il n’est pas rare que la religion appelée à dominer l’ancien espace impérial (par exemple, le christianisme avec Rome) provienne des marges de l’empire (dans notre exemple, la Palestine). Trouve-t-on des traits communs dans la manière dont ces dogmes vont se propager jusque dans la métropole, et peut-on dire, schématiquement, qu’ils correspondent à une quête de sens allant de pair avec l’émiettement de l’idéal impérial ?

Vous avez raison, et je n’ai pas d’explication simple. Cette origine de la religion, étrangère au cœur de l’empire, est un aspect du succès de la religion, qui se montre plus universaliste que l’empire, qui prouve qu’elle accomplit mieux le programme impérial que l’empire lui-même. Mais pourquoi la réflexion sédentarisante, pacifiante, de l’empire, par exemple le stoïcisme des élites romaines, ne réussit-elle pas là où le christianisme va réussir  ? Pourquoi pas le confucianisme plutôt que le bouddhisme  ? Probablement parce que ce sont les valeurs des élites, qu’elles ne correspondant pas à la grande fusion des populations qui se produit dans l’empire au bout de quelques générations, et qui réclame autre chose. Nous sommes nous aussi à ce point de fusion ‘mondialisée’. C’est pourquoi il est probable que la nouvelle religion ne sortira pas d’Oxford ou de Cambridge, même si Oxford et Cambridge l’adoptent pour maintenir leur position…

 

Vous venez de l’évoquer, justement : comment expliquer que le bouddhisme, né en Inde, se soit largement diffusé dans toute l’Asie mais qu’il ait été supplanté, dans sa terre natale, par l’hindouisme ? Question similaire pour la Chine : le bouddhisme y était très fort jusqu’à la montée en puissance du confucianisme... La religion d’un peuple, c’est beaucoup fonction de la religion du prince ?

Bien qu’il soit l’une des trois plus grandes religions de ce monde, le bouddhisme a en effet totalement échoué en Inde, où il a pratiquement disparu, et relativement en Chine, mais pour des raisons presque totalement opposées, je crois. En Inde, c’est l’échec de la construction d’un empire, dès le IIe siècle avant notre ère, qui explique le recul du bouddhisme, qu’avait favorisé aux IVe-IIe siècles avant notre ère la dynastie des Maurya. Il faudra attendre la conquête islamique, entre XIIe et XVIe siècles, pour trouver en Inde une véritable forme impériale, que l’Angleterre s’approprie après 1760.

 

« La religion suit l’empire quand il s’étiole,

mais elle le gêne quand il est en pleine vigueur. »

 

En Chine au contraire, le bouddhisme triomphe entre 300 et 900, mais il est ensuite expulsé de la gestion de l’État, confiée au confucianisme. Le bouddhisme est rejeté aux marges de l’empire (Mongols, Tibétains, Japonais, Coréens, Vietnamiens). C’est le signe du plein rétablissement de l’empire sous les Song (960-1276), la preuve que la religion cohabite difficilement avec l’empire quand il est restauré dans la plénitude de son autorité. La religion suit l’empire quand il s’étiole, mais elle le gêne quand il est en pleine vigueur.

 

Les dogmes très ancrés dans l’Occident d’aujourd’hui (plutôt chez les élites dites intellectuelles que chez les autres d’ailleurs) et portant, pour le dire vite, sur une idéologie progressiste et humaniste à savoir : défense de la planète et des écosystèmes, rejet des discriminations, souhait d’une gouvernance mondiale renforcée... ces valeurs ne se retrouvent-elles que chez les mieux lotis du monde occidental, et sentez-vous de manière générale chez nos contemporains, une quête de sens aigüe qui serait largement partagée ? Et d’ailleurs, vous consacrez une réflexion intéressante aux jeunes, dont les idéaux d’aujourd’hui formeront sans doute le monde de demain. Quels idéaux croyez-vous percevoir chez les jeunes d’aujourd’hui, et sont-ils tout à fait les mêmes dans nos contrées et ailleurs ?

 

« La vraie différence qui s’affirme peu à peu entre

la Chine, l’Inde... et l’Occident, c’est qu’une large part

de nos élites et des jeunes générations éduquées

qui les écoutent et les suivent, ont abandonné le discours

national pour celui d’une religion post-impériale. »

 

Il est clair que les convictions de la jeunesse occidentale ne sont pas totalement partagées par ses homologues ailleurs. Les modes de vie, le nombre des enfants par famille, ce qui est capital, sont de plus en plus partout les mêmes. Mais en Inde ou en Chine, l’orgueil ‘national’ est beaucoup plus présent qu’en Occident, où il est politiquement suspect. ‘Make China Great Again’ serait approuvé sans état d’âme dans la jeunesse chinoise  ; aux États-Unis, ‘Make America Great Again’, c’est le slogan de Donald Trump, qui ne convainc qu’une partie de la jeunesse, et qu’une autre partie, sans doute majoritaire, rejette avec violence. En fait nos jeunes générations – et aussi beaucoup parmi les plus anciennes – ont adopté les valeurs religieuses nouvelles, et rejettent celles des États-nations, c’est-à-dire leur histoire faite de guerres, d’usage de la force en même temps que d’exaltation nationale. Nos sociétés, contrairement à une opinion commune, sont aujourd’hui à peine plus âgées que celles de la Chine ou de l’Inde  ; la vraie différence qui s’affirme peu à peu, c’est qu’une large part de nos élites et des jeunes générations éduquées qui les écoutent et les suivent, ont abandonné le discours national pour celui d’une religion post-impériale.

 

Question liée, logique inversée : des dogmes portant sur de hautes valeurs morales au détriment de l’action, ceux-là peuvent-ils constituer pour qui les porte un "soft power" efficace ? Et quelque part, la religion comme "traîne" des empires, cela veut-il dire en substance, que non contente de remplacer l’empire mourant, elle le prolonge en le réinventant ?

Tout à fait. La religion nouvelle assure aux centres du discours moralisateur et éthique que nous sommes en train de devenir une position de force et de domination pour ces 35 à 40% de l’humanité qui parlent nos langues européennes (anglais, espagnol, français et portugais pour l’essentiel, on peut y ajouter le russe) et partagent notre histoire, coloniale ou impériale, supposée criminelle, mais dont le discours religieux de la contrition a l’avantage de prolonger l’existence. La différence avec la Chine et l’Inde, comme on l’a dit, c’est qu’elles ont réellement regagné leur indépendance  ; l’Algérie ou le Cameroun, non. C’est à les maintenir dans une forme nouvelle de dépendance que sert l’enthousiasme auto-flagellateur de la nouvelle religion  : les maintenir avec nous, les dominer au moins par le discours ‘woke’ à défaut d’une autre domination désormais révolue. Oui, à mon sens, la religion nouvelle est une arme qui se substitue aux anciennes, un soft-power qui remplace le hard-power évanoui. L’espérance ‘woke’ de l’Occident, c’est que le général Massu ait définitivement perdu la guerre d’Algérie, mais que Sartre l’ait gagnée, ou que la pensée tiers-mondiste d’un Frantz Fanon s’impose de part et d’autre de la Méditerranée et refasse, dans une certaine mesure, l’unité de la France et de l’Algérie.

 

« L’espérance ‘woke’ de l’Occident, c’est que

le général Massu ait définitivement perdu la guerre

d’Algérie, mais que Sartre l’ait gagnée. »

 

Dans votre livre, il est écrit que les États-nations sont des empires avec un récit. Il y a une crise de récit, plutôt en Occident qu’ailleurs ? Et quand il y a crise de récit, cela rend les sociétés plus perméables aux récits vigoureux, de l’islam jusqu’au wokisme ?

Le récit ‘woke’ tiers-mondiste est le nouveau discours universel, religieux, de l’Occident. Il ne mord pratiquement pas en Asie et se heurte dans l’Islam à la reconquête culturelle des valeurs supposées de la religion musulmane – ce qu’on appelle l’islamisme. En Afrique en particulier, les deux discours, le ‘woke’ et l’islamisme, sont en conflit ouvert partout où il y a des musulmans, soit environ un tiers de l’Afrique subsaharienne. D’un côté le woke est porté par l’adoption des langues européennes -anglais, français, voire portugais au Mozambique ou en Guinée -Bissau-, de l’autre, une part croissante des populations musulmanes refuse ces langues et par conséquent ce récit de la repentance coloniale, au profit des valeurs et des langues supposées authentiques de l’Islam. On peut placer l’Algérie – mais pas vraiment le Maroc ni la Tunisie – dans ce même ensemble.

 

L’actuelle guerre que mène la Russie de Poutine contre son voisin ukrainien nous indique-t-elle que la Russie, comme bon nombre d’anciens espaces impériaux, conservent de l’Histoire et de son sens tragique une lecture et une conscience plus fines que notre Occident pacifié ?

Il ne fait pas de doute que la majorité des Russes et des Ukrainiens ne partagent pas l’universalisme néo-religieux de l’Occident. Ukraine comme Russie se ressentent comme des nations. Le but de la guerre d’Ukraine, pour Vladimir Poutine, c’est de récupérer autant de Russes qu’il le peut sur le territoire de l’Ukraine à l’est du Dniepr – où les russophones comptent pour 15 à 18 millions d’âmes, plus du tiers de la population de l’Ukraine. Ce sont des buts étroitement nationaux et territoriaux, contrairement aux analyses échevelées qu’on en fait en Occident. L’empire, avec l’universalisme de ses valeurs, c’est nous, l’Occident, bien sûr. L’empire, ou plutôt l’Église, car nous anathémisons et condamnons très fort, mais nous avons des moyens d’action beaucoup plus limités.

 

Les citoyens devraient-ils à votre sens, se saisir un peu plus d’une part de violence institutionnelle, en l’occurrence la violence défensive ?

C’est à peu près inévitable si le but est la préservation de la démocratie. En fait, la démocratie est historiquement inséparable du peuple en armes, à Athènes aux Ve-IVe s. avant notre ère, aux États-Unis ou en France à la fin du XVIIIe s. La démocratie est en fait, comme je l’écris, une conséquence de la situation de ‘Royaume Combattant’. Le combat implique la mobilisation populaire et la mobilisation populaire aboutit d’une manière ou d’une autre à la participation populaire à la décision politique – même parmi les tribus arabes du temps des conquêtes arabes aux VIIe-IXe siècles.

 

« La plupart de nos concitoyens ont perdu

jusqu’au sens du mot démocratie. Ils n’y voient

que les libertés individuelles et la

prospérité, et jamais le combat… »

 

Le problème pour nous et nos contemporains est  : voulons-nous vraiment la préservation de la démocratie  ? Préférons-nous vraiment ce qu’elle implique de responsabilités collectives et d’affrontements belliqueux le cas échéant à la paix de l’empire, à la vaticination de la paix des religions, qui nous offre en échange un peu de prospérité (l’empire) ou la satisfaction d’être du côté du bien (‘vous n’aurez pas ma haine’). Ce n’est pas évident. La plupart de nos concitoyens ont perdu jusqu’au sens du mot démocratie. Ils n’y voient que les libertés individuelles et la prospérité, et jamais le combat…

 

La religion a-t-elle toujours pour effet de ramollir les populations sédentarisées, en ce qu’elle serait porteuse d’un moralisme condamnant l’action, voire d’autoflagellations ? Ou bien est-ce encore une spécificité chrétienne, qui n’est pas valable notamment s’agissant de l’islam dont vous suggérez qu’il réconcilierait le dogme et l’action ?

La religion ne ‘ramollit’ pas les peuples. C’est parce que l’empire les a au contraire ‘ramollis’ que la religion émerge. C’est vrai au total des trois grandes religions, et l’islam ne fait pas exception. L’islam qui a vraiment triomphé, le sunnisme (aujourd’hui 85% des musulmans du monde) naît au IXe siècle avec la fin des ‘Royaumes Combattants’ de l’Islam, c’est-à-dire la fin des conquêtes arabes et le désarmement des Arabes, remplacés à la tête de l’État qu’ils ont fondé par des ‘Barbares’ venus d’Asie Centrale ou des steppes turques. Le sunnisme naît dans les masses urbaines, désarmées, et s’oppose aussitôt à l’autorité impériale. Il n’a jamais cessé de le faire. Il y a entre l’empire et la religion en Islam une querelle d’autant plus vive que la forme impériale a survécu jusqu’au XIXe siècle – contrairement à l’Occident – et que les domaines respectifs de l’État et de la religion, qui ne sont nullement confondus comme on l’a dit absurdement, n’ont cependant pas été délimités avec autant de rigueur qu’en Chine.

 

Les empires islamiques se sont déployés parmi les derniers, ils ont pu tirer des conclusions du destin des empires qui les ont précédés. Ce qui caractérise les espaces impériaux islamiques, n’est-ce pas au fond, la prédominance de l’islam dès leur création, en tant que religion mais aussi, en tant que code de lois ?

Il est vrai que l’empire islamique comme la religion musulmane vient tard dans l’histoire, presque un millénaire après la constitution des empires chinois et romain. Empire islamique et religion musulmane ont tiré exemple et bénéfice de l’expérience des empires qui avaient précédé sur les terres occupées par les invasions arabes – l’expérience de l’empire romain surtout. Bagdad atteint son apogée moins d’un siècle après sa fondation (762-vers 850) – il a fallu 5 à 6 siècles à la ville de Rome pour atteindre son propre apogée dans l’Antiquité. L’empire islamique se donne d’emblée pour tâche de traduire le patrimoine des vaincus, en particulier la science grecque. La religion musulmane sunnite hérite des moines byzantins la tradition d’affrontement avec le pouvoir impérial. L’islam est un code de Loi rigide d’abord pour empêcher le pouvoir politique de s’ingérer dans l’administration de la justice. Inversement, l’État impérial islamique, abbasside au Moyen-Age, ottoman et surtout moghol en Inde entre XVe et XVIIIe siècles, a pu compter sur d’imposantes minorités, ou de très larges majorités de sujets non-musulmans, qui lui ont permis de limiter l’influence politique des hommes de religion musulmans.

 

« L’islam est un code de Loi rigide d’abord

pour empêcher le pouvoir politique de s’ingérer

dans l’administration de la justice. »

 

Une question en aparté, que je ne peux pas ne pas vous poser parce que l’actualité de ces derniers jours (l’agression de Salman Rushdie sur la tête duquel une fatwa avait été émise par R. Khomeini) et de ces dernières années (les attentats commis au nom du Prophète) le commandent. Vous êtes de ceux qui connaissent le mieux l’histoire du monde islamique : peut-on dire de manière certaine qu’il a eu son temps des lumières ? Tandis qu’aujourd’hui, ceux de ses adeptes qu’on entend le plus sont souvent les plus violents, quelques bédouins fanatisés bousculant une masse de sédentaires pacifiques ? Et finalement, les textes étant flous, on se dit souvent de bonne foi qu’une interprétation en vaut une autre. Le problème de l’islam ne réside-il pas dans ce qu’il n’y a pas en son sein de hiérarchie claire, où une espèce de "pape" reconnu de tous pourrait dire : cet acte-là est contraire à la religion ?

Le temps des Lumières de l’Islam est récurrent, mais il correspond à des époques de pouvoir impérial fort, qui contient et limite la fermeture idéologique des oulémas et leur refus de toute expérience étrangère à la supposée tradition du Prophète. L’empire abbasside aux IXe-XIe siècles, l’empire moghol en Inde aux XVIe-XVIIIe siècles, en furent des exemples. Aujourd’hui, plus qu’un renouveau religieux, l’Islam vit un renouveau culturel qui passe par l’expulsion des langues et des valeurs occidentales. Les courants jihadistes en revanche reprennent le schéma des Royaumes Combattants. Ce sont des tentatives de conquêtes impériales menées, comme il se doit dans le schéma théorique d’Ibn Khaldûn, par des minorités ‘barbares’, marginales et fortement ethnicisées, comme les Pachtouns en Afghanistan et au Pakistan, ou les Peuls en Afrique subsaharienne. Les deux mouvements ne coïncident pas sociologiquement et démographiquement. La reconquête ‘culturelle’ vise les grandes majorités et se traduit par une assistance accrue à la prière ou le port le plus général possible du voile pour les femmes. Le jihadisme est le fait au contraire de minorités agissantes. Sa victoire, comme celle des Taliban en Afghanistan, ouvre aussitôt le conflit avec les majorités ‘civiles’, même acquises à l’islamisme antimoderne et antioccidental. Plutôt que l’absence d’Église et de Pape, la tradition islamique plaiderait plutôt pour la restauration d’un État fort pour s’opposer à ces mouvements ou les contrôler.

 

Vous avez étudié, dans un précédent ouvrage, l’affaissement et la chute des grands empires. Quels traits communs trouvez-vous à ces histoires particulières, et percevez-vous auprès de grands États pouvant actuellement prétendre à l’empire, ou agissant de manière impériale, ces mêmes signes de faiblesse ?

La manifestation extérieure la plus évidente de la chute des empires, c’est la crise financière. Et pour cause. Le mécanisme même de l’empire, la sédentarisation, tend à désarmer le peuple en armes du temps des Royaumes Combattants – les Macédoniens désarment les cités grecques, l’Empire désarme le peuple romain. La compensation de la liberté perdue, c’est la prospérité économique promise, et la libéralité de l’État à l’égard des anciens citoyens devenus sujets. Au-delà même, de génération en génération, la sédentarisation de l’empire lui fait préférer de plus en plus les solutions financières aux solutions militaires. L’empire vieillissant achète ses ennemis ou ses Barbares plutôt qu’il ne les combat. L’empire est pusillanime. Il achète sa paix parce qu’il ne sait plus l’imposer. Sans avoir connu à proprement parler l’étape impériale, nos États-nations répondent aujourd’hui à ce schéma. Ce sont des traits qu’on retrouve dans l’extrême prudence politique et militaire de l’Occident autrefois conquérant, aujourd’hui désarmé, pour l’essentiel depuis la fin des guerres d’Algérie (1962) et du Vietnam (1975). Comme les empires, l’Occident ne se bat plus que par supplétifs interposés (les Kurdes, les Ukrainiens, même si chacun de ces ‘supplétifs’ tient son combat pour national et sacré). Nos crises financières disent en fait la perte de l’esprit démocratique. En 1958, Albert Camus proposait une hausse des impôts et une politique d’austérité en France pour pouvoir investir en Algérie et y gagner la guerre. Quel dirigeant politique occidental oserait aujourd’hui combiner l’appel à la guerre et à l’austérité pour accomplir le destin national  ?

 

« En 1958, Albert Camus proposait une hausse

des impôts et une politique d’austérité en France

pour pouvoir investir en Algérie et y gagner la guerre.

Quel dirigeant politique occidental oserait aujourd’hui

combiner l’appel à la guerre et à l’austérité

pour accomplir le destin national ? »

 

Si l’on devait associer un adage aux bédouins que vous décrivez à la suite d’Ibn Khaldûn, ne serait-ce pas "l’avenir appartient aux audacieux" ? Qui sont les bédouins de 2022, les aventuriers, les gens aux idées tranchées ?

La caractéristique principale des mondes nouveaux qui créent des religions universelles après les empires, c’est la pérennisation de la division entre bédouins et sédentaires. Les religions rassemblent les sédentaires et imposent les valeurs des sédentaires  : la paix, l’universalisme, l’absence totale de violence, d’autant plus fortement proclamées que la religion et les sédentaires ne gouvernent pas. À l’inverse, les bédouins sont en charge de l’inéluctable violence, se battent pour le pouvoir, vivent et meurent pour des valeurs qui semblent vides de sens ou profondément archaïques aux sédentaires. Il y a donc deux systèmes de valeurs parallèles, l’un clairement affirmé par la religion, l’autre plus confusément vécu par les hommes de violence et de pouvoir.

 

« L’immense majorité communie dans les valeurs

de la paix, de l’écologie – il faut y ajouter l’antiracisme

en Occident. Des minorités – les banlieues, pas seulement -,

vivent d’autres valeurs, de conflit, de combat, d’ethnie

ou de race, de virilité. Cette dichotomie peut durer

des siècles, elle est faite pour durer. »

 

C’est cette dichotomie qui s’affirme aujourd’hui dans nos pays. L’immense majorité – sans doute de plus en plus partout dans le monde – communie dans les valeurs de la paix, de l’écologie – il faut y ajouter l’antiracisme en Occident. Des minorités – les banlieues, mais sans doute pas seulement -, vivent d’autres valeurs, de conflit, de combat, d’ethnie ou de race, de virilité. Cette dichotomie peut durer des siècles, elle est faite pour durer.

 

Que vous inspire-t-il, le monde de demain, comme historien et comme citoyen ?

Question intéressante parce qu’il y a une sorte de dichotomie entre les deux. L’historien voit la progression des pratiques impériales et surtout du discours religieux de l’impuissance politique, et donc le retrait des grandes majorités de l’arène politique. En gros notre démocratie est très malade, ou déjà condamnée, comme probablement les nations, en tous cas aux yeux de nos élites. Toute manifestation populaire est populisme. Le citoyen que je suis a du mal à s’y résigner. Il se sent du parti de Démosthène face à Philippe de Macédoine, même s’il ne se fait pas d’illusion sur la capacité de la nation et de la démocratie à résister au rouleau compresseur que nous appelons ‘mondialiste’, et qui est en fait le credo du désir d’empire de nos élites, mais au-delà, de l’impuissance assumée, consacrée, de la nouvelle religion.

 

Qu’est-ce qui finalement, dans votre parcours d’études et de vie, vous a incité à vous spécialiser dans l’histoire de l’Islam ?  Vos projets et surtout, vos envies pour la suite, Gabriel Martinez-Gros ?

Soyons honnêtes. Ma naissance en Algérie a sans doute joué un rôle décisif dans mes choix de recherche, même si j’ai longtemps refusé d’aborder de front ce sujet douloureux, même si je me suis d’abord dirigé vers la Grèce antique, c’est-à-dire la quintessence supposée de l’Occident. Aujourd’hui, après ce livre, je crois que j’aimerais revenir vers l’Algérie, parce que je suis personnellement attaché à cette histoire, mais aussi parce qu’il s’y est noué une part décisive de notre histoire encore actuelle, c’est-à-dire le tiers-mondisme, cette relation ambigüe et délétère entre colonisateur et colonisé qui ne veulent pas se quitter  ; où l’ancien colonisé trouve son identité dans la guerre qu’il continue contre son ancien colonisateur. C’est ce schéma du tiers-mondisme qui inspire encore aujourd’hui la culture woke.

 

Justement, sur quelles bases devrait-on construire, de part et d’autre, une relation nouvelle, apaisée et plus saine, entre la France et l'Algérie pour, en quelque sorte, mettre fin pour de bon à la guerre d'Algérie ?

Rien en vue de ce côté-là. Comme je l’explique à propos du tiers-mondisme, dont la culture woke est le dernier avatar, dans le vaste espace de l’Occident - Europe, Amériques, Afrique non-musulmane – la relation tiers-mondiste est le lien indispensable. Elle passe par l’insulte d’un côté, la repentance de l’autre. C’est ce qui permet de rester ensemble, de continuer à faire partie d’un même monde, auquel la Chine, l’Inde, l’Islam participent de moins en moins. Macron va se faire insulter à Alger, et il salue. C’est dans l’ordre – n’y voyez aucune ironie. Le seul problème est qu’en principe l’Algérie est un pays musulman, mais elle s’accroche au tiers-mondisme, et en particulier à la relation frelatée avec la France, là où le reste du monde musulman s’engage dans la reconquête de valeurs islamiques, voire islamistes. On pourrait dire froidement, presque cyniquement, que la seule manière de sortir avec l’Algérie de cette relation frelatée, ce serait une victoire islamiste en Algérie. Mais ce n’est guère souhaitable pour la majorité des Algériens… 

 

Gabriel Martinez-Gros

Gabriel Martinez-Gros. Crédit photo : Hannah Assouline.

 

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4 septembre 2022

« Le théâtre, comme véritable outil mémoriel ? », par Cyril Mallet

Au mois de juillet, j’avais sollicité M. Cyril Mallet, germaniste et austriaciste spécialiste des camps nazis (il a notamment consacré deux ouvrages à celui de Redl-Zipf), pour lui offrir un espace d’expression autour du 80ème anniversaire de la tragique Rafle du Vél d’Hiv. Je tenais à ce qu’une publication apparaisse sur ce blog autour de cette thématique. Et je savais pouvoir compter sur cet homme, que j’avais connu précédemment comme assistant parlementaire de Pierre-Yves Le Borgn’, pour pouvoir la traiter avec la rigueur de l’historien, et la sensibilité du citoyen engagé : il y a quatre ans, à l’occasion d’un anniversaire plus souriant, du centenaire de l’armistice du 11 novembre 1918, il s’était saisi d’une proposition similaire et avait livré un texte méritant d’être relu parce que toujours d’actualité. Bref, l’article sur la Rafle du Vél d’Hiv n’a pu se faire, mais à la place, il m’a proposé le principe du texte qui suit : l’évocation d’un évènement militaire méconnu, le Raid de Dieppe (ou Operation Jubilee) du 19 août 1942, vu au travers d’une pièce de théâtre de Nicolas F. Paquin, avec un questionnement, la place et la crédibilité de l’art en tant que vecteur d’une mémoire collective. Son texte, très documenté, m’a conquis, et je le remercie pour cette nouvelle marque de confiance. Exclu, par Nicolas Roche.

 

EXCLU - PAROLES D’ACTU

« Le théâtre, comme véritable

outil mémoriel ? »

par Cyril Mallet, le 27 août 2022

 

Nicolas Paquin

Répétition de Nicolas F. Paquin dans la salle des Fêtes

de Saint Nicolas d’Aliermont. © Cyril Mallet

 

Le 20 août dernier, la ville balnéaire de Dieppe, située sur les côtes de la Manche, commémorait le quatre-vingtième anniversaire de l’Opération Jubilee. A cette occasion, l’artiste canadien Nicolas F. Paquin a présenté son one man show «  Avant d’oublier, les Canadiens français à Dieppe  ». Alors que certains spécialistes continuent de critiquer l’apport du spectacle vivant dans la Mémoire de la Seconde Guerre mondiale, il peut être utile de rappeler le rôle joué par le théâtre dans le domaine mémoriel.

 

Le théâtre comme moyen de dénonciation  : Heldenplatz de Thomas Bernhard

On découvre un peu partout en France et dans le monde des représentations théâtrales dont la mission est de retracer un événement en particulier. Ce phénomène n’est en rien récent et les scènes autrichiennes ont souvent été des lieux de scandales voire de dénonciations au point de diviser la population, à l’instar de la pièce Heldenplatz de Thomas Bernhard, présentée pour la première fois au public le 4 novembre 1988 au Burgtheater de Vienne, l’équivalent de la Comédie française.

L’année 1988 est restée célèbre en Autriche sous l’appellation de Bedenkjahr, une année de commémorations. Le pays souhaitait en effet rappeler le cinquantième anniversaire de l’Anschluss, l’annexion de l’État autrichien par Adolf Hitler en 1938. Malgré cela, force est de constater qu’il n’y a eu que très peu de rendez-vous depuis le début de cette année 1988 jusqu’au scandale initié par la pièce de Thomas Bernhard, dont des extraits ont fuité dans la presse en amont de la première. À sa sortie, Place des Héros donc, veut casser le mythe, alors bien ancré dans le petit pays danubien, d’une Autriche première victime des nazis sous le Troisième Reich ; statut conféré par les Alliés dès 1943. Il faut ici rappeler qu’en 1988, le pays est un terrain fertile pour la pièce bernhardienne puisque sa sortie a lieu deux ans après l’élection de Kurt Waldheim à la présidence de la République autrichienne. Or, cette élection a mis en lumière les actions du nouveau Président commises sous l’uniforme nazi du temps de sa jeunesse durant la guerre. Après quarante années d’amnésie volontaire de la part du peuple danubien, l’élection à la fonction suprême de celui qui avait été l’ancien secrétaire général de l’ONU, va faire prendre conscience dans le monde entier de la participation active des Autrichiens dans les crimes nazis. Heldenplatz va ainsi servir de déclencheur dans le débat politique à l’intérieur du pays. Le titre de la pièce n’a d’ailleurs rien d’anodin puisque la place des Héros existe véritablement à Vienne. C’est sur cette place que des milliers d’Autrichiens se sont rassemblés le 15 mars 1938 pour acclamer Adolf Hitler lorsque celui-ci est venu annoncer depuis le balcon de l’ancien palais impérial de la Hofburg sa décision d’annexer son pays natal au Reich nazi. Faut-il ici rappeler que le Burgtheater, où sera jouée la pièce de Bernhard cinquante ans plus tard, est situé à quelques mètres seulement de cette Heldenplatz  ?

« En France, le théâtre est quelque chose de l’ordre

du culturel et de l’artistique, en Allemagne et en Autriche,

il participe véritablement à la vie de la cité

et est une partie du débat public. »

Avant même qu’elle ne soit rendue publique, la pièce de Bernhard a véritablement heurté les esprits au point que des manifestations ont eu lieu devant et à l’intérieur du Burgtheater le soir de la première représentation. Heinz-Christian Strache, politicien issu du parti populiste FPÖ et vice-président de l’Autriche sous le Gouvernement Kurz de 2017 à 2019, manifestait à l’époque à l’intérieur de la salle au cours de cette représentation. C’est d’ailleurs ici une différence à noter entre la France et l’espace germanophone. Alors qu’en France, le théâtre est quelque chose de l’ordre du culturel et de l’artistique, en Allemagne et en Autriche, il participe véritablement à la vie de la cité et est une partie du débat public.

Le scandale lié à cette pièce est, il faut bien l’avouer, assez légitime tant cette œuvre est un véritable pamphlet contre l’Autriche. Thomas Bernhard n’en est ici pas à son coup d’essai et celui-ci est, du temps de son vivant, souvent considéré par les critiques germanophones comme étant un Netzbeschmutzer, «  celui qui souille le nid  », sous entendu, celui qui souille l’image idyllique de carte postale qu’a le petit pays alpin. Il faut dire que Bernhard y va fort, notamment lorsqu’il fait dire (page 89) au Professeur Robert Schuster, l’un de ses personnages, que  :

L'Autriche elle-même n'est qu'une scène 
sur laquelle tout est pourri, vermoulu et dégradé
une figuration qui se déteste elle-même
de six millions et demi de personnes abandonnées
six millions et demi de débiles et d'enragés
qui ne cessent de réclamer à cor et à cri un metteur en scène

Au-delà de l’outil de protestation, le spectacle peut servir à faire accepter à une population honteuse un passé trouble, notamment en passant par le comique.

 

Le théâtre comique pour aider à accepter son passé  : Zipf oder die dunkle Seite des Mondes de Franzobel

Le 19 juillet 2007, l’écrivain autrichien Franzobel, de son vrai nom Franz Stefan Griebl, assiste en Haute-Autriche à la première de sa pièce Zipf oder die dunkle Seite des Mondes (Zipf ou la face obscure de la Lune). Dans un style tragi-comique, l’auteur décrit la vie du petit village autrichien de Zipf sous le Troisième Reich alors que celui-ci héberge un camp satellite du camp de concentration de Mauthausen. C’est sur le ton de l’humour que l’auteur a décidé de faire connaître ce camp de Redl-Zipf, alias Schlier, qui avait une mission bien singulière dans l’univers concentrationnaire puisque les SS y testaient notamment les propulseurs des V2, ces armes volantes qui devaient apporter à l’Allemagne nazie une victoire totale sur les Alliés. En utilisant cette forme, Franzobel s’inscrit dans ce qu’on appelle le Volksstück, le théâtre populaire, bien ancré en Allemagne du Sud et en Autriche.

Les critiques dans la presse autrichienne de l’époque sont élogieuses comme le montre l’article du journaliste Peter Jarolin dans le journal Kurier en date du 21 juillet 2007  : «  Une fois de plus, Franzobel a écrit un texte fantastique. Franzobel mélange les faits (tragiques) avec la fiction, joue avec virtuosité avec le mythe de Faust et même avec Goethe. Et il montre à quelle vitesse des hommes aveuglés peuvent devenir des bêtes. Tout cela sans montrer du doigt la morale, mais avec un humour grotesque et une dose d'amertume  ». 

« Le risque d’utiliser la forme théâtrale

pour décrire un fait historique tragique

est de ne pas être pris au sérieux. »

Le risque d’utiliser cette forme théâtrale pour décrire un fait historique si tragique est de ne pas être pris au sérieux même si l’on sait que l’auteur s’est basé sur des recherches historiques et les témoignages oraux et écrits de survivants, notamment celui de Paul Le Caër. Pour rendre son travail plus réaliste, l’auteur donne la parole à des personnages qui ont véritablement côtoyé ce petit village, à l’instar de Eigruber (le responsable de la région Haute Autriche sous le Troisième Reich), ou bien encore Ilse Oberth (l’une des victimes nazies de l’explosion à l’intérieur du camp le 29 août 1944). Franzobel s’accorde tout de même quelques libertés en ce qui concerne certaines identités. Ainsi, Käseberg, le kapo de sinistre mémoire bien connu des survivants du camp qui nous intéresse, devient-il Kässberg sous la plume de l’auteur tandis que le dernier commandant de Zipf, Karl Schöpperle devient Adonis Schöpperle sur scène. On comprend évidemment l’allusion de l’auteur à l’amant d’Aphrodite, déesse de l’amour, dans la mythologie grecque. Pour certains hommes, seuls les prénoms voire des surnoms sont précisés à l’instar de Paul ou Rudi.  Un spécialiste du camp de Zipf identifiera ces personnages comme correspondant à Paul Le Caër, déporté français arrivé au camp en 1943 et Rudolf Schöndorfer, déporté autrichien assassiné par les SS le 1er février 1945 pour avoir aidé un autre déporté à s’échapper.

On peut être véritablement critique avec cette forme théâtrale tant elle peut paraître grotesque. Ainsi, la présence de sorcières dans cette œuvre peut surprendre puisque l’on est plus habitué à les retrouver dans les contes pour enfants. Ici, elles ont clairement pour rôle de faire accepter le sujet tragique par le grotesque. Mais un germaniste reconnaîtra pourtant l’allusion aux sorcières de la Nuit de Walpurgis dans le Faust de Johann Wolfgang Goethe.

Dans un même genre, l’auteur fait dire sur scène au personnage-déporté Franz Kedizora qu’il va se plaindre auprès de l’ambassade de Pologne pour le mauvais traitement reçu. Est-il utile de rappeler qu’à l’époque, la Pologne avait été rayée de la carte  ? Lorsque l’on sait que ce jeune homme s’appelait en réalité Franz Kedziora et que le malheureux a été assassiné par les SS en étant installé dans un autoclave lui-même placé sur le feu, on pourrait reprocher à l’auteur de ne pas rendre véritablement hommage à cet homme ou plus généralement aux centaines de victimes du camp de Schlier.

On pourrait également blâmer l’auteur de faire le jeu des négationnistes en déformant la réalité (l’exemple des identités modifiées en est la preuve) mais il ne faudrait ici pas oublier la nationalité de Franzobel. En passant par l’humour, celui-ci cherche à atteindre une cible bien précise, ses compatriotes qui, au moment de l’écriture de la pièce, ont encore beaucoup de mal à accepter le passé national-socialiste du pays. Ce mélange de fiction-réalité a le mérite de rappeler, pour ne pas dire faire connaître, l’histoire du camp de Zipf à l’intérieur du pays et il y a fort à parier qu’en passant par un style plus sérieux et réaliste, le public autrichien aurait boudé les représentations. Cette volonté de faire accepter les pages sombres de l’histoire nationale à ses compatriotes est fort louable mais si ce même texte était joué hors du pays, il serait plus que nécessaire de compléter la représentation d’une explication ou bien d’une contextualisation afin que les faits réels ne soient pas voilés par la fiction et le ridicule.

Au-delà de la cible nationale, l’auteur rappelle au spectateur par la voix de Ilse Oberth que ce n’est pas simplement l’histoire d’un camp de concentration installé dans une petite bourgade autrichienne qui est décrite mais bien un pan de l’histoire mondiale. En effet, la jeune fille rappelle que sans déportés, il n’y aurait pas eu de V2 mais que sans V2, il n’y aurait pas eu non plus de fusées envoyée sur la Lune. On a tendance à l’oublier mais en 1945, l’Opération Paperclip a permis aux Alliés de récupérer les cerveaux de l’Allemagne nazie et parmi eux, Wernher von Braun, qui a concrètement aidé à la conquête spatiale américaine. Alors oui, on sait les Américains très fiers du premier pas sur la Lune mais étonnamment, peu savent que cet exploit s’est fait avec l’aide d’anciens SS.

Après le théâtre du scandale et celui de l’absurde, la forme utilisée par l’auteur canadien Nicolas F. Paquin est plus sobre, et dans le texte et dans la représentation, mais justement, n’est-ce pas cette sobriété qui participe au réel hommage voulu par l’auteur  ?

 

Le théâtre comme outil de lutte contre l’oubli  : Avant d’oublier de Nicolas F. Paquin.

Le 19 août dernier, alors que les cérémonies officielles en l’honneur des soldats de diverses nationalités qui ont débarqué sur ce sol en 1942 se sont succédées toute la journée dans la cité balnéaire de Dieppe, Nicolas F. Paquin a présenté son spectacle intitulé «  Avant d’oublier, les Canadiens français à Dieppe  ». Celui-ci est complété d’un ouvrage retraçant le parcours de nombreux soldats canadiens ayant participé à ce raid rédigé par ce même N. F. Paquin à partir des archives et des témoignages de proches (Cf. bibliographie).

Le 19 août 1942, aux aurores, plus de 6 000 hommes, dont 5 000 Canadiens, participent à ce raid au cours duquel meurent de nombreux participants  : pour les seuls Alliés, 1 200 hommes sont tués, dont 913 Canadiens. 1 600 autres ont été blessés et plus de 2 000 sont faits prisonniers. Le spectacle de Nicolas F. Paquin est dédié aux seuls Canadiens francophones qui ont pris part à cette Opération Jubilee en débarquant sur Dieppe et les alentours.

 

Le Cimetière des Vertus

Le Cimetière des Vertus où sont inhumées les victimes alliées

débarquées à Dieppe le 19 août 1942. © Cyril Mallet

 

Tout au long du spectacle et à travers de petits détails, l’on comprend que Nicolas F. Paquin est allé loin dans la recherche archivistique. Ainsi, il n’hésite pas à raconter combien il a été ému de découvrir au bas d’un testament rédigé par un soldat (comme cela se faisait à l’époque avant de partir combattre) le petit mot laissé par ce même soldat et destiné à son épouse. Ce spectacle est véritablement touchant car il met à l’honneur ces héros mais également leur famille, ce que font rarement, il faut bien l’avouer, les chercheurs. L’artiste, qui fait donc ici œuvre d’historien, présente par exemple le combat d’Albertine Picard, mère de Oscar Francis et de Paul-Emile, qui ont tous deux grandi à Edmundston, au 59 de la rue d’Amours. Après le raid du 19 août 1942, cette maman est demeurée sans nouvelle de son fils Oscar plusieurs semaines durant au point de devoir écrire au Gouvernement pour connaître le cruel destin de son fils. Il lui faudra plusieurs mois et encore écrire plusieurs autres courriers pour que le Ministère de la Défense nationale lui réponde qu’Oscar est mort à Dieppe dans les heures qui ont suivi le Débarquement. Le deuxième fils d’Albertine, Paul-Émile, a lui aussi été tué au combat mais à l’été 1943 alors qu’il participait aux opérations en Sicile. Seul Jacques, le plus jeune des trois fils a survécu. À travers les courriers d’Albertine, que le comédien lit tel que sur scène, l’on comprend toute la détresse des familles de disparus.

 

Frères Picard

Les frères Picard : Oscar à gauche, Paul-Émile à droite. © Mémorial virtuel du Canada

 

D’autres portraits de soldats sont divulgués tout au long du spectacle  ; spectacle qui se termine sur l’expérience plus controversée d’Alcide Martin. L’auteur nous apprend ainsi que cet homme a participé au raid de 1942 puis à la Bataille de Normandie deux années plus tard. Survivant à la Seconde Guerre mondiale, celui-ci décidera également de s’enrôler pour participer à la Guerre de Corée, surtout pour bénéficier d’une prise en charge de soins qu’il ne pouvait s’offrir dans la vie civile. Si l’histoire de ce soldat est contée, c’est avant tout une volonté de la part de l’auteur d’évoquer les ravages sur le psychique des soldats rentrés après guerre. Les médecins avaient bien découvert des symptômes alarmants mais Alcide Martin s’était vu prescrire comme seul traitement «  Une bonne nuit de sommeil  ». Le traumatisme lié aux années de guerre ne va pourtant pas disparaître au point que, le 30 juillet 1951, le survivant en est arrivé à assassiner sa grand-mère, le compagnon de cette dernière et un voisin venu les secourir. L’auteur pose alors une question importante qui trouvera difficilement réponse  : aurait-il fallu oublier ce meurtrier ou bien au contraire se rappeler qu’il a été un héros en participant au raid, et que c’est justement ce raid qui a fait de lui un assassin  ?

 

Sur scène, le décor est sobre, dépouillé. Au premier plan, trois cubes noirs. Tout au long du spectacle, un simple bouquet de coquelicots amené par le comédien lors de son entrée sur scène est placé à même le sol, et rendu visible par un faisceau de lumière. Ce bouquet annonce à lui seul le thème du spectacle puisque, depuis la parution du poème In Flanders Fields, écrit par le lieutenant colonel canadien John McCrae durant la Première Guerre mondiale en l’honneur d’un ami tombé au champ d’Honneur, cette fleur est devenue le symbole du Souvenir au Canada et dans plusieurs pays du Commonwealth. Au fond de la scène, trois éléments gris et bleu posés à même le sol représentent une barge, comme celle utilisée quatre-vingts ans plus tôt par les soldats. L’élément central de ce triptyque servira d’ailleurs en fin de spectacle pour suggérer un cénotaphe que le comédien fleurira du bouquet mentionné auparavant. On ne peut alors que s’interroger sur le rôle de la représentation dans le spectacle dédié à la Mémoire. En faisant revivre un village entier sous le Troisième Reich, Franzobel veut époustoufler le spectateur par une «  mise en scène-spectacle  ». L’auteur canadien, quant à lui, est dans un tout autre registre. Il se place plutôt dans un théâtre de l’évocation par le biais de l’absence, du fragmentaire. Alors que chez Franzobel, le spectateur est passif comme il pourrait l’être en regardant un film au cinéma, il doit réfléchir et s’interroger en regardant le spectacle de Nicolas F. Paquin. Il doit imaginer et se représenter ce que lui raconte le comédien. On pourrait reprocher par exemple l’absence de photographies des personnes évoquées mais finalement, cette carence oblige le spectateur à se concentrer sur le texte récité. Par cette mise en scène volontairement sobre, par cette volonté d’absence, Nicolas F. Paquin revient alors au degré zéro du théâtre. La force est donc dans la parole théâtrale plus que dans le décor ou le spectacle.

On ressort totalement chamboulé tant l’heure et demie interroge et invite à d’autres questionnements. Ce travail fort utile réalisé par un artiste de l’autre bout du monde en l’honneur des Canadiens français encourage à se demander quel a été notamment le destin des soldats anglophones, qu’ils soient canadiens, britanniques, australiens, néo-zélandais etc. ou encore d’autres nationalités comme les Polonais, les Français et les Belges. Et si Alcide Martin, malgré le triple meurtre, est considéré comme un héros pour avoir participé activement à la Libération de l’Europe, qu’en est-il des soldats allemands tombés à Dieppe pour avoir fait leur devoir  ? En 2022, l’Allemagne ne participait toujours pas aux commémorations dieppoises. Ne serait-il pas temps, 80 ans après les faits, d’inviter ce pays, qui a aussi connu de lourdes pertes estimées à plus de 590 hommes  ? Ou bien la valeur d’un soldat de 20 ans serait-elle plus élevée au Canada ou en Angleterre qu’en Allemagne ou en Autriche  ? Serait-il légitime de considérer la perte d’un enfant plus cruelle pour une mère canadienne que pour une mère allemande  ?

On imagine légitimement la douleur d’Albertine Picard lorsqu’elle apprend le décès de son fils Oscar, tombé sur les plages de Dieppe mais devons-nous continuer d’ignorer la peine ressentie de parents allemands apprenant la mort de leur jeune enfant sur ces mêmes plages de Dieppe  ? Comme il est possible de le lire dans l’ouvrage de Nicolas F. Paquin qui complète le spectacle  : «  À Dieppe, la commémoration impressionne par la démesure de la catastrophe qu’elle souligne. Les cérémonies touchent les cœurs puisque jamais elles ne peuvent être associées à la victoire. Pourtant la disparition des témoins met en péril la portée de ces événements dans les esprits  ». À ce jour, et alors que l’on trouve tout ce que l’on recherche sur Internet, force est de constater qu’il est très difficile d’obtenir des informations basiques sur les soldats allemands tombés lors du raid d’août 1942. On ne parvient même pas à savoir après des heures de recherche où sont inhumés les hommes de la Wehrmacht tombés du côté allemand. Ici, c’est bien l’Allemagne qui est responsable car c’est à elle qu’incombe la responsabilité de faire perdurer la mémoire de ces jeunes hommes, qui n’ont eu d’autre choix que de porter l’uniforme nazi sous le Troisième Reich. L’Allemagne pourrait le faire en encourageant des historiens à effectuer des recherches ou bien alors en passant une commande auprès d’un artiste désireux de se pencher sur le destin individuel de ces hommes.

« Par son seul spectacle dieppois, l’auteur canadien

a touché plusieurs centaines de personnes

en une soirée, ce que mes ouvrages scientifiques

mettront plusieurs années à réaliser. »

En tant que chercheur, j’étais assez dubitatif avec les nouveaux moyens de diffusion de connaissances que sont les BD, les reportages que l’on retrouve sur des sites d’hébergement ou encore le théâtre. En effet, l’on ne peut jamais être certain que les informations transmises se basent sur des faits vérifiés ou si cela sort de l’imagination de son auteur. Finalement, la pièce de Nicolas F. Paquin m’a fait radicalement changer d’avis. Par son seul spectacle dieppois, l’auteur canadien a touché plusieurs centaines de personnes en une soirée, ce que mes ouvrages scientifiques mettront plusieurs années à réaliser. Alors oui, à partir du moment où le spectacle s’inscrit dans une démarche scientifique avec des recherches réalisées en amont, il faut légitimement considérer cet art comme étant un puissant outil de transmission de la mémoire.

 

BIBLIOGRAPHIE SOMMAIRE

Ouvrages
BERNHARD Thomas, 1988, Heldenplatz, Suhrkamp Taschenbuch Verlag, Frankfurt am Main
FRANZOBEL, 2007, Zipf oder die dunkle Seite des Mondes, Verlag Publication N°1 / Bibliothek der Provinz, Weitra
LE CAER Paul, 1996, Les cicatrices de la Mémoire, Heimdal Editions, Bayeux
MALLET Cyril, 2017, Le camp de concentration de Redl-Zipf (1943-1945), Editions Codex, Bruz
PAQUIN F. Nicolas, 2022, Avant d’oublier. Les Canadiens français à Dieppe, Hugo Doc, Paris
STACHEL Peter, 2018, Mythos Heldenplatz. Hauptplatz und Schauplatz der Republik, Molden Verlag, Wien

Presse
JAROLIN Peter, Theater, das süchtig macht, Kurier, 21 juillet 2007

Travaux universitaires
FALTER Barbara, Franzobel französisch  ? Eine Untersuchung literarischer und szenischer Übersetzungsprozesse unter besonderer Berücksichtigung der komischen Elemente, Université de Vienne (Autriche), mémoire de Master sous la direction de Alfred Noe, 2009

 

C

 

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2 septembre 2022

Guillaume Serina : « Pour M. Gorbatchev, le désarmement nucléaire était un objectif indispensable »

La disparition de Mikhaïl Gorbatchev, le 30 août, a comme on pouvait s’y attendre suscité de nombreuses réactions, plutôt chaleureuses côté occidental, plus partagées dans un ex espace soviétique actuellement traversé par une guerre fratricide, celle décidée et menée par la Russie de Poutine contre l’Ukraine. Que dire de Gorbatchev, en quelques mots ? Le dernier maître de l’URSS avait une image moderne qui plaisait aux Européens et intriguait les Américains. Il avait entrepris des réformes (glasnost, ou transparence, et perestroïka, ou restructuration) qui visaient on l’oublie souvent, avant tout à préserver l’édifice soviétique et ses fondations idéologiques telles que posées par Lénine. Mais la maison URSS était trop abîmée, ruinée et pourrie de l’intérieur, et au-dehors ses ennemis étaient à l’affût. Par ses actions d’ouverture, par son refus d’utiliser la force contre les républiques proclamant leur indépendance, et contre les citoyens entrés en dissidence, Gorbatchev a probablement accéléré l’effondrement de l’édifice qu’il voulait sauver : in fine, c’était ça ou le bain de sang, il s’y est refusé. Rapidement, les évènements allaient s’accélérer et lui, perdre quasiment tout contrôle sur la situation au profit d’un Boris Eltsine prêt à proclamer la victoire des nations et le retour de la Russie sur la scène mondiale. Pour le successeur de Eltsine, Vladimir Poutine, l’effondrement de l’URSS en 1991 fut "la plus grave catastrophe géopolitique du XXème siècle", et on imagine qu’ils sont encore nombreux, dans l’ancien espace de l’empire, à penser ainsi, et à en faire reproche, pas uniquement à lui, mais aussi à Gorbatchev. C’est de l’histoire, mais c’est aussi d’une actualité brûlante.

On a beaucoup lu, dès avant ces derniers jours, que Gorbatchev avait modifié la trajectoire du monde, ce qui n’est pas peu dire. C’est sans doute vrai, pour les raisons évoquées plus haut : il a rendu leur liberté, ou plutôt n’a rien fait de significatif pour les en empêcher, à des peuples voulant fuir le joug soviétique dont lui portait le poids. Ce qu’il faut aussi en retenir, c’est son engagement constant et viscéral, notamment depuis qu’il a quitté le pouvoir, pour la paix et pour le désarmement nucléaire. Et il savait de quoi il parlait : il avait eu en son pouvoir, s’il en avait décidé ainsi, et considérant l’arsenal de l’URSS et la capacité de représailles du bloc d’en face, la destruction d’à peu près toute forme de vie sur Terre. Cette position-là avait probablement, pour un ancien patron soviétique, quelque chose de révolutionnaire. Et c’est autour de ce thème, et autour d’un sommet qu’on a un peu, et bien injustement oublié - Reykjavik, ’86 - que j’ai souhaité axer cet article. Il y a six ans paraissait, chez l’Archipel, Reagan-Gorbatchev (novembre 2016), un ouvrage portant sur le sommet en question et signé Guillaume Serina, historien spécialiste des États-Unis. Pour l’écrire, il avait rencontré des personnalités influentes de l’époque, dont Gorbatchev, qui d’ailleurs signera la préface de la traduction anglaise du livre. C’est cette rencontre, et ces enjeux des plus actuels que j’ai proposé à M. Serina d’évoquer pour cet interview : qu’il soit ici remercié pour sa bienveillance, et pour notre échange autour d’un homme qui, à l’heure de son dernier repos, mérite d’être redécouvert, et certainement d’être salué. Exclu. Paroles d’Actu, par Nicolas Roche.

 

EXCLU - PAROLES D’ACTU

Guillaume Serina : « Pour Mikhaïl Gorbatchev,

le désarmement nucléaire était un objectif indispensable »

Reagan Gorbatchev

Reagan-Gorbatchev (L’Archipel, novembre 2016).

 

Guillaume Serina bonjour. Que retenez-vous de votre rencontre en 2015 avec Mikhaïl Gorbatchev, qui vient de disparaître à 91 ans ? Sur Facebook, vous évoquez notamment, la puissance de sa voix malgré une fragilité déjà bien installée, et l’intensité de son regard...

Bonjour. En effet, l’homme était déjà malade, mais sa présence était puissante. M. Gorbatchev a une voix de stentor, il s’en est beaucoup servi dans sa carrière. Et il a un regard très direct. Cela a donné un style de communication politique très différent de celui de ses prédécesseurs à la tête du Parti communiste soviétique. Lorsque je l’ai rencontré, il était très souriant et très passionné par ses souvenirs...

Cela n’avait pas été facile d’obtenir ce rendez-vous. Plus d’un an de négociations par email, deux refus et finalement un accord, mais sans date de fixée. J’ai "forcé la porte" en me rendant directement à Moscou où j’ai enfin obtenu cet entretien. Cela valait le coup et c’était bien entendu impressionnant de le rencontrer. Mais dans ces cas-là, on reste professionnel jusqu’au bout.

 

Dans votre ouvrage Reagan-Gorbatchev (L’Archipel, novembre 2016), il était question du fameux sommet de Reykjavik en 1986, au cours duquel furent exprimées de grandes ambitions quant à l’élimination de la menace nucléaire militaire. Les Américains menés par Reagan, et les Soviétiques par Gorbatchev, étaient-ils également sincères dans leurs volontés d’avancées sur cette thématique, et quelles étaient les motivations profondes des uns et des autres ?

C’est une question essentielle. En diplomatie, il faut distinguer les buts affichés et les arrière-pensées. Lorsque Reagan et Gorbatchev se rencontrent à Reykjavik, ils se connaissent déjà, grâce à un premier sommet à Genève en 1985. Les deux hommes avaient brisé la glace, se respectent, mais ne se connaissent pas bien. Surtout, il y a une méfiance réciproque sur le régime de l’autre : il y a un manque de confiance. C’est Gorbatchev qui réclame ce sommet informel à Reykjavik, il n’était pas prévu. Il le fait juste après la catastrophe de Tchernobyl et après quelques épisodes de tensions classiques de la Guerre froide. Mais à Reykjavik, Gorbatchev va tenter une sorte de coup de poker. Il propose, le 2e jour, une élimination totale des armes nucléaires, des deux côtés. Il faut savoir qu’à l’époque, on compte près de 30.000 têtes nucléaires dans le monde. Une pure folie ! En échange, il demande à Reagan de limiter son programme de "Guerre des étoiles" (programme dont l’objectif était d’armer une ceinture de satellites autour de la Terre de rayons laser pour détruire un missile ennemi en vol) au laboratoire. Les Américains sont pris par surprise. Ils ne s’attendaient pas à une telle proposition. Reagan finit par refuser. C’est l’une des plus grandes opportunités historiques manquées de ces derniers siècles. Imaginez qu’ils aient signer un accord : aujourd’hui, nous vivrions peut-être dans un monde sans menace nucléaire, sans guerre en Ukraine, etc.

Les deux présidents sont sincères lorsqu’ils expriment, plusieurs fois, leur volonté de désarmement nucléaire. Reagan en parle publiquement depuis 1976, bien avant qu’il soit président. Ils ont tous les deux du bons sens, et savent qu’il faut freiner cette course à l’armement. Mais d’autres considérations sont entrées en jeu.

 

Reagan venait de l’anticommunisme dur, Gorbatchev était un apparatchik pur jus : comment ces deux-là, pareillement intéressés au succès du Sommet, se sont-ils entendus sur le plan humain ? Il y avait vous l’avez dit un respect réciproque, une véritable relation personnelle, d’où cela est-il venu ?

Il y a eu un vrai respect personnel, teinté de méfiance envers leurs régimes respectifs. Je pense qu’ils se sont bien entendus du fait de leurs racines rurales et plutôt pauvres. Reagan a grandi quasiment dans la misère dans le Midwest rural et Gorbatchev a grandi dans une ferme au sud de la Russie. C’étaient deux hommes qui n’ont pas oublié d’où ils venaient. Ensuite, ce sont deux personnes qui ont une grande énergie, qui aiment communiquer, même si Reagan, dans la vie, était plus introverti que ce que l’on pense.

 

Le sommet de Reykjavik s’est-il soldé, comme on le lit souvent, par un échec ? A-t-il eu au moins pour effet d’installer, peut-être de manière irréversible, un nouveau climat plus propice au dialogue entre les deux Grands ?

Sur le moment, tous les observateurs ont parlé d’échec. Les deux ont tenté de faire porter le chapeau à l’autre. Plus tard, les pro-Reagan ont dit "On a gagné la Guerre froide à Reykjavik". Ce qui est faux et facile à démontrer. Quant à Gorbatchev, des années après la dislocation de l’URSS, il a préféré parler de succès, qui a mené aux différents traités START de réduction des arsenaux et il aimait mettre l’accent sur le fait que le dialogue et la confiance peuvent mener à tout, avec le temps. Je crois qu’au fond il avait raison. Et nous ferions bien de nous inspirer de ces propos aujourd’hui.

 

Comment expliquez-vous l’importance, presque obsessionnelle, de la question du désarmement, notamment nucléaire, pour l’homme qui, six années durant, fut maître de l’Union soviétique ?

Cela s’explique par le fait que la bombe atomique a conditionné la vie de milliards d’humains depuis 1945. Savez-vous que plus de mille bombes nucléaires ont en réalité explosé sur Terre depuis Hiroshima et Nagasaki lors de longues campagnes d’essais nucléaires, de la part des Américains, des Soviétiques, des Britanniques, des Chinois et des Français ? Il y a eu des dizaines d’accidents évités à la dernière seconde, de tentatives de piratage ou de vol d’armes nucléaires. Tout cela est très bien documenté et Gorbatchev comprenait qu’avec autant de têtes nucléaires, le pire pourrait arriver.

 

La guerre que mène actuellement la Russie de Poutine à l’Ukraine ravive les vieux souvenirs de guerre en Europe, y compris les tensions quant à l’utilisation potentielle de l’arme nucléaire. Pour vous, la menace d’assister un jour, ici ou là, à une détonation hostile est réelle ?

Je réponds oui à 100%. Je travaille actuellement sur un autre projet de livre lié aux armes nucléaires. Un accident est tout à fait possible dans n’importe quel pays qui a des armes nucléaires sur son sol. Et que ce soit en Ukraine, autour de Taïwan ou ailleurs, le risque d’engrenage est réel. Aujourd’hui, les puissances ne se parlent plus. Une mésentente, une mauvaise interprétation, quelques tirs de soldats accidentels sur une frontière contestée, peut tout à fait mener à la catastrophe.

 

Extrait livre Gorbatchev

Extrait choisi de On My Country and the World, ouvrage de M. Gorbatchev paru en 2000.

 

Le désarmement nucléaire était-il, pour Gorbatchev, une nécessité à laquelle il ne croyait qu’à moitié, ou bien le tenait-il pour atteignable ? Quelle est votre intime conviction, à vous ?

Je pense intimement qu’il croyait que c’était possible. Mais attention, pas naïvement. Petit à petit, étape par étape. "Trust but verify" : on fait confiance, mais on vérifie. Surtout, il pensait qu’avoir cet objectif était indispensable. Ne plus avoir cet objectif, c’est déjà un échec.

Mon opinion personnelle, c’est qu’il est indispensable de désarmer massivement. Je suis d’accord avec l’idée de viser totalement l’élimination des armes nucléaires. La majorité d’experts dit que c’est irréaliste, mais il existe des "cadres" de négociations : comme celles, bilatérales entre Reagan et Gorbatchev, ou celles, avec 200 pays, comme l’Accord de Paris sur le climat. Ce n’est pas impossible, mais cela prend du temps. Il faudra peut-être, malheureusement, un accident ou un acte de guerre nucléaire et ses conséquences (nombre de morts, destructions, agriculture mondiale interrompue...) pour enfin prendre cela au sérieux. J’ajoute qu’il existe depuis quelques années un Traité international des interdictions des armes nucléaires, signé sous l’égide de l’ONU et entré en application. Officiellement, au regard du droit international, ces armes sont donc illégales. Mais les neufs pays nucléaires ne veulent pas en entendre parler.

 

Malgré ses volontés de réforme des structures de l’URSS, Gorbatchev n’a pu sauver cet édifice vermoulu qui s’est effondré en 1991 tandis que s’agitaient nationalités et citoyens épris de liberté. La suite, ce fut la Russie de Eltsine, dix années de démocratisation chaotique, puis depuis 2000, le retour d’un fier autoritarisme, avec Poutine. Pensez-vous que la transition aurait pu être plus douce, et moins brutale, si Gorbatchev avait pu mener à bien ses projets de préservation d’une union réformée ?

Je ne me risquerai pas à faire de la politique fiction. Je ne pense pas que Gorbatchev, ou quiconque, aurait pu s’opposer à ce mouvement de l’Histoire. L’objectif de la Perestroika était de renforcer l’industrie civile, de ne plus financer sans limite l’Armée rouge, de retisser des liens au sein de la société. Une ouverture progressive vers une économie de marché aurait-elle été possible ? Je ne pense pas et, en tout cas, ce n’était pas son but.

 

Faut-il faire reproche aux Occidentaux, et notamment à l’Amérique de George Bush, puis de Bill Clinton, de n’avoir pas suffisamment aidé Gorbatchev à moderniser son attelage pour le premier, d’avoir négligé l’ancien espace soviétique et la sensibilité de puissance blessée de la Russie pour le second ?

Je pense que l’Occident, au premier rang duquel l’Amérique de Clinton entre 1993 et 2000, tient aussi une part de responsabilité dans le manque de clairvoyance et son obsession de faire surtout du business. Cela a permis aux oligarques de prospérer autour d’un Eltsine diminué. Poutine, qui était loin d’être le favori et que Eltsine a désigné comme successeur, a d’abord été choisi par sa faiblesse politique et sa volonté de laisser-faire le business. Il a évolué différemment par la suite.

 

An Impossible Dream

 

Avez-vous regretté, après coup, de n’avoir pas posé telle ou telle question à Gorbatchev, par oubli ou simplement, parce que vous n’avez pas osé le faire ? Si oui, laquelle ?

Non, car je savais que j’avais un temps limité avec lui (20-25 minutes) et qu’il s’était déjà beaucoup exprimé sur le sujet. Je l’ai simplement remercié. Il était heureux de partager des souvenirs chaleureux de la France, comme un passage en Bourgogne, un forum avec les étudiants de la Sorbonne et son amitié, réelle, avec François Mitterrand.

 

Si l’Histoire était justement écrite, et si les Hommes avaient de la mémoire, que devrait-on retenir à votre avis de la vie et de l’oeuvre de Mikhaïl Gorbatchev ?

Il était vraiment guidé par l’idée de paix. Il aurait pu écraser militairement les peuples rebelles. Il en avait les moyens. Ses prédécesseurs l’avaient fait. Il a décidé de ne pas franchir ce pas et de laisser faire la volonté des peuples. Et ça, c’est rare dans l’Histoire. Cela doit nous inspirer.

 

Vos projets pour la suite, Guillaume Serina ?

J’enseigne actuellement l’Histoire-Géographie au Lycée international de Los Angeles et je travaille à un projet de livre sur les essais nucléaires. Un sujet méconnu et absolument tragique...

 

G

 

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31 juillet 2022

« Realpolitik à temps partiel », par Olivier Da Lage

La visite en France, cette semaine, du prince héritier d’Arabie Saoudite, Mohammed ben Salman, n’a pas fini de faire réagir : le nouvel homme fort de Riyad, reçu avec un peu moins que les honneurs d’une visite officielle, mais non sans chaleur, par Emmanuel Macron, est fortement soupçonné d’avoir commandité le meurtre du journaliste Jamal Khashoggi, en octobre 2018. Mais, realpolitik oblige, le temps de l’indignation semble passé, et désormais, de Paris à Washington, on courtise à nouveau : entre-temps a éclaté la guerre russe en Ukraine, avec toutes les conséquences connues en matière de fourniture d’hydrocarbures à l’Europe. L’Arabie, empêtrée elle aussi dans une guerre sale et meurtrière, au Yémen, continue toutefois de passer pour un vendeur et un acheteur respectables, et volontiers pour un allié, en ces pays mêmes qui font généralement de la Russie de 2022, à raison sans doute, un paria. Alors, à quand la diplomatie des principes, à quand la realpolitik ? C’est à cette question qu’a choisi de s’atteler Olivier Da Lage, journaliste de RFI spécialiste de la péninsule arabique et de l’Inde (son dernier ouvrage en date est d’ailleurs un roman se déroulant à Bombay, Le rickshaw de Mr Singh). Je remercie M. Da Lage pour ce texte qui donne à réfléchir sur les principes qui animent une diplomatie ; je vous renvoie par ailleurs à deux précédentes interventions Paroles d’Actu de M. Da Lage sur "MbS", en novembre 2017 (après la révolution de palais qui a affermi son pouvoir) et en octobre 2018 (après l’assassinat de Khashoggi)... Exclu, Paroles d’Actu, par Nicolas Roche.

 

EXCLU - PAROLES D’ACTU

« Realpolitik à temps partiel »

par Olivier Da Lage

Macron MBS

Source photo : AFP/Bertrand GUAY.

 

Et si, en fin de compte, Donald Trump avait raison  ? Il m’en coûte de l’écrire, mais il y a du vrai dans ce qu’il dit de l’émotion provoquée par le meurtre du journaliste saoudien Jamal Khashoggi dans le consulat d’Arabie saoudite à Istanbul le 2 octobre 2018. Se confiant au Wall Street Journal dans un entretien publié le 26  juillet dernier, l’ancien président américain affirme  : «  Personne ne m’en a parlé depuis des mois. Je peux dire qu’en ce qui concerne Khashoggi, ça s’est vraiment calmé  ».

Difficile de lui donner tort lorsqu’on voit les puissants de ce monde reprendre le chemin de l’Arabie pour rencontrer celui que la CIA a présenté comme l’instigateur de l’assassinat de Khashoggi  : Emmanuel Macron, premier dirigeant occidental à se rendre en Arabie depuis 2018, a été reçu par Mohammed ben Salman (MbS), prince héritier et homme fort du royaume, en décembre dernier. Il y a été suivi par Recep Tayyip Erdogan en avril dernier et voici deux semaines par le président américain Biden, qui le considérait comme un paria naguère encore.

Et voilà qu’à l’invitation du président Macron, MbS, tout droit arrivé d’Athènes, était à son tour reçu à l’Élysée en cette fin juillet, pour une visite de travail que la France a tenté de garder discrète, mais révélée par les Saoudiens. Visite de travail et non pas d’État, assuraient alors les conseillers élyséens pour tenter d’atténuer les inévitables commentaires critiques. Ce qui n’a pas empêché, en fin de compte, de dérouler le tapis rouge pour MbS et d’assumer tardivement, mais crânement une visite destinée à garantir l’approvisionnement en énergie des Français dans le contexte de la guerre en Ukraine imposée par la Russie.

« La réinsertion du prince héritier saoudien

est en marche et la France y contribue fortement. »

Emmanuel Macron est donc le premier dirigeant du G7 à être allé en Arabie rencontrer Mohammed ben Salman et le premier à l’avoir reçu officiellement depuis le meurtre de Khashoggi il y a moins de quatre ans. La réinsertion du prince héritier saoudien est en marche et la France y contribue fortement.

Lors du «  dîner de travail  », les médias n’étaient pas conviés et aucune photo n’a été diffusée par la partie française. Il a fallu attendre le milieu de matinée le lendemain pour que l’Élysée publie un long communiqué (trois pages) sur la rencontre Macron-MbS. Une longue nuit de réflexion a manifestement été nécessaire pour se mettre d’accord sur ce que l’on pouvait, ce que l’on devait dire sur cette rencontre. Pendant que phosphoraient les conseillers élyséens, Mohammed ben Salman était retourné dormir dans sa demeure de Louveciennes, un château de quelque 7  000  m2 sis au milieu d’un parc de 23 hectares et restauré à son goût par un architecte qui se trouve être le cousin de Jamal Khashoggi.

Dans ce communiqué, on trouve un passage éloquent sur «  la guerre d’agression (…), son impact désastreux sur les populations civiles et ses répercussions sur la sécurité alimentaire  ». En lisant attentivement, on prend conscience qu’il ne s’agit pas de la guerre que l’Arabie mène au Yémen depuis mars  2015 et qui a fait près de 400  000 morts et infiniment plus de blessés, mais de la guerre que la Russie mène en Ukraine. Soit. De la guerre au Yémen, il est pourtant question quelques paragraphes plus loin, mais sur un tout autre ton  : «  Au sujet de la guerre au Yémen, le Président de la République a salué les efforts de l’Arabie saoudite en faveur d’une solution politique, globale et inclusive sous l’égide des Nations Unies et marqué son souhait que la trêve soit prolongée.  ». Il aurait été du plus mauvais goût de froisser son hôte, que l’on sait susceptible, en rappelant les causes et les effets de cette guerre, comme on venait de le faire à propos de la Russie.

Et pour qu’il ne soit pas dit que le sujet des droits de l’Homme a été omis, le dernier paragraphe vient remettre les choses à leur juste place  : «  Dans le cadre du dialogue de confiance entre la France et l’Arabie saoudite, le Président de la République a abordé la question des droits de l’Homme en Arabie  ».

« La lecture du communiqué achevée, on doit

se pincer pour se convaincre que ce texte

émane bien de l’Élysée et non du Gorafi... »

La lecture de ces trois pages achevée, on doit se pincer pour se convaincre que ce texte émane bien de l’Élysée et non du Gorafi.

Le président français fait ce qu’il faut pour défendre les intérêts de la France, soulignent ses partisans qui font valoir que l’Europe étant privée d’une grande partie, et peut-être bientôt de la totalité du pétrole et du gaz russes, il faut bien trouver des sources d’énergie alternatives et si cela passe par l’invitation de MbS, quels que soient les griefs que l’on puisse éprouver à son encontre, ainsi soit-il.

Cela peut s’entendre. Il est vrai que les hydrocarbures ne gisent pas nécessairement dans le sous-sol de démocraties à notre image et que l’on doit savoir faire preuve de pragmatisme, sauf à opter pour la pénurie d’essence, l’arrêt des industries et le froid pendant l’hiver. Résoudre ce genre de contradictions est même au cœur de l’action diplomatique. Certains appellent cela la Realpolitik, le terme allemand venant de la politique froide et efficace appliquée par Bismarck à la fin du XIXe  siècle. Plusieurs adages viennent l’illustrer  : «  les États n’ont ni amis permanents, ni ennemis permanents, seulement des intérêts permanents  » (Lord Palmerston) que traduit également le mantra de la République française depuis de Gaulle  : «  La France ne reconnaît pas les gouvernements, seulement les États  ». Cette école réaliste a de fameux adeptes dans le monde contemporain, l’Américain Henry Kissinger en est le plus illustre. En France, l’ancien ministre des Affaires étrangères Hubert Védrine semble également se rattacher à ce courant de pensée.

Au fond, la Realpolitik, pourquoi pas  ? La France ne s’est pas toujours montrée si regardante dans ses relations passées avec les pays du Moyen-Orient, d’Afrique, d’Europe de l’Est ou d’Asie. C’est dans une très large mesure ce qui a garanti son rôle international et sa (relative) indépendance énergétique.

Mais ça, c’était avant. Du temps de De Gaulle, Pompidou, Giscard d’Estaing et, dans une moindre mesure, de Mitterrand. L’État, monstre froid, était assumé sans état d’âme. Avant l’apparition du «  droit d’ingérence  » qui a conduit la diplomatie française à participer ou même entreprendre des interventions militaires au nom de la défense des droits humains, invoquant régulièrement son statut de «  patrie des droits de l’Homme  ». Certains juristes relativisaient ces proclamations morales en faisant remarquer que la France était surtout la patrie de la «  Déclaration des droits de l’Homme  », ce qui n’est pas tout à fait la même chose. Évidemment, d’autres s’en étaient aussi rendu compte et interpellaient régulièrement Paris sur sa propension à donner des leçons à certains (Iran, Venezuela, Birmanie, divers pays africains et autres) tout en détournant le regard lorsqu’il s’agissait de pays fournissant des hydrocarbures ou clients de ses industries d’armement (Emirats arabes unis, Qatar, Arabie saoudite, Égypte, Inde, entre d’autres) et parfois les deux, comme dans le cas de l’Arabie.

« En matière de diplomatie, soit on se tient

à une approche idéaliste, soit on est cynique,

ou "réaliste". Le "en même temps"

ne peut fonctionner impunément... »

Ce grand écart nourrit l’accusation de pratiquer une politique de «  deux poids deux mesures  » (double standard en anglais). Pour échapper à ce reproche, il n’existe qu’une alternative  : fonder la diplomatie sur les droits humains, en acceptant les conséquences adverses notamment sur le plan économique, ou y renoncer et pratiquer une politique réaliste (ou cynique, selon le point de vue adopté) et récupérer ainsi en efficacité ce que l’on perd en posture morale. Les deux points de vue sont également défendables, mais séparément. En ce domaine, le «  en même temps  » ne produit que des inconvénients.

Opter pour une démarche réaliste ne manquerait pas de susciter de nombreuses critiques (au surplus généralement justifiées). Mais cela permettrait de mettre fin à l’accusation parfaitement fondée de pratiquer une morale à géométrie variable qui permet à un ministre des Affaires étrangères de délivrer des brevets de démocratie à l’Égyptien Sissi «  parce qu’il y a des élections  ». Or, tout observateur du déclin de l’influence française, en Afrique et ailleurs, ne peut manquer de relever que cette «  hypocrisie  » reprochée aux Occidentaux en général et aux Français en particulier est au cœur du sentiment antifrançais qui s’est développé ces dernières années, au profit des Chinois et plus récemment des Russes.

Assumer une politique réaliste est un choix à la fois légitime et respectable.  Mais en ce cas, la Realpolitik doit se pratiquer en bloc, pas à temps partiel. N’est pas Metternich qui veut.

Olivier Da Lage

le 31 juillet 2022

 

Olivier Da Lage 2022

 

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25 juillet 2022

Bastien Kossek : « J'aurais adoré avoir 25 ans au milieu des années 60 ! »

J’ai la joie, pour ce nouvel article estival, et donc un peu plus léger, de vous présenter pour la deuxième fois Bastien Kossek, 30 ans, journaliste et passionné de chanson française. Sa première apparition sur Paroles d’Actu, ce fut dans le cadre d’une interview à trois partagée avec Frédéric Quinonero (que je salue ici) autour d’une passion commune : Michel Sardou. Un an tout juste après cet entretien, Bastien Kossek allait sortir un ouvrage remarqué, composé de témoignages inspirés sur le chanteur : Sardou : Regards (Ramsay, 2019).

 

Sardou Regards

 

Bastien Kossek est donc de retour pour ce nouvel article, et cette fois c’est un roman, son premier, qu’il nous présente : dans Chagrins populaires (Ramsay, 2022), on suit les splendeurs et les misères de la vie amoureuse de Paul, protagoniste qui ressemble beaucoup à l’auteur... Il y est aussi largement question de cette chanson française que Bastien, pardon que Paul aime tant : subtilement amenés, ce sont des hommages bienvenus à de grosses stars de son époque fétiche (les années 60-70), les Sardou, Eddy, Delpech, mais surtout aux oubliés de ces temps-là : Dick Rivers, William Sheller ou encore Marcel Amont (auquel je fais un coucou amical au passage). Je remercie Bastien pour cet échange riche au cours duquel il n’a pas été avare en confidences. Pour le reste, je ne peux que recommander la lecture de son roman, fin et sensible : il parlera aux "amoureux au cœur blessé", aux nostalgiques aussi. Exclu. Paroles d’Actu, par Nicolas Roche.

 

EXCLU - PAROLES D’ACTU

Bastien Kossek : « J'aurais adoré

avoir 25 ans au milieu des années 60 ! »

Chagrins populaires

Chagrins populaires (Ramsay, juin 2022).

 

Qu’as-tu mis de toi dans Chagrins populaires (Ramsay, juin 2022), un roman qui sonne très autobiographique ? C’est difficile d’écrire sur soi quand comme toi on raconte souvent la vie des autres ?

Oui c’est très autobiographique en effet. Je l’ai écrit au départ pour des raisons qui ne sont plus tout à fait celles pour lesquelles je le publie aujourd’hui. Au début, je pense que je voulais exprimer des choses que je ne pouvais pas vraiment dire autour de moi. Ceux qui l’ont lu - ma mère parmi les premiers - sont un peu "tombés de haut". Parce que ce que ressent Paul dans le roman, je ne l’ai montré à personne. Je pense même que j’aurais été incapable de dire tout ça, même aux gens les plus proches de moi. Finalement, ce dont on s’aperçoit aussi dans ce livre, c’est que, ceux qui m’ont le plus parlé, ce sont les chanteurs, les artistes que j’ai écoutés pendant cette période-là. Je l’ai fait... j’ai mis du temps à le faire lire.

Pendant longtemps, j’ai pensé que ce manuscrit resterait secret… mais il y a parfois des déclics accidentels, de providentiels hasards. Je te donne un exemple : quand j’ai terminé de l’écrire, j’ai imprimé quelques pages chez ma mère, parce que j’aime me relire sur papier. J’ai laissé traîner deux feuilles sur le bureau. Le soir, ma mère m’envoie un texto : "C’est super, j’ai lu ce que tu es en train d’écrire". Je l’ai appelée, en lui disant un peu vivement que ça n’était pas pour elle. Et je m’en suis tellement voulu que le lendemain, j’ai imprimé tout le manuscrit et je lui ai dit : "Maintenant que tu as lu deux pages, je te donne le tout, tu verras de quoi il s’agit". Pas mal de choses comme ça. Écrire un roman est une expérience solitaire mais malgré tout il y a eu de petits déclics extérieurs. Parfois, des potes m’appelaient la nuit, je leur lisais les pages sur lesquelles je travaillais. J’étais en contact avec des éditeurs, au départ intéressés, qui voulaient notamment que je modifie les équilibres entre l’histoire d’amour et les histoires de chanteurs, en faveur de l’histoire d’amour. Mais ça aurait voulu dire, inventer, et ça je ne voulais pas. Tout est vrai en fait, là-dedans. J’ai laissé tel quel, laissé passer un an et demi, et étant en contact régulier avec un éditeur de chez Ramsay, la décision a été prise ensuite de publier.

 

Est-ce que ça a été compliqué, de laisser ce texte tel quel pour édition, comme une forme de mise à nu appelée à devenir publique ?

Comme je ne l’ai pas trop relu, je ne me suis pas rendu compte. Je pense être celui qui aime le moins mon livre, et aussi celui qui le connaît le moins. Une anecdote récente : j’ai sympathisé avec Manu, qui travaille à La Grand Librarie - la librairie indépendante d’Arras, où j’ai mes habitudes. On discutait, et dans la conversation, il faisait plein de références à mon livre. À un moment, Paul parle des épis qu’il a dans les cheveux, il m’a fait une vanne là-dessus, et j’ai mis dix secondes à percuter qu’il parlait de mon livre. À un moment, il a évoqué Vianney, et je ne me souvenais plus que je lui avais adressé un - gentil - petit tacle à un moment du bouquin. Il y a aussi une allusion à Patrick Bruel, quelqu’un qui le connaît m’en a parlé... Bref, je ne l’ai pas relu, sauf pour les corrections : si j’avais relu attentivement mon texte, j’aurais certainement écrit des choses différemment. Là, c’est resté comme ça m’est venu.

 

 

Et n’a-t-on pas des réserves, à l’idée de justement publier quelque chose d’aussi personnel, ne serait-ce qu’au niveau d’une forme de pudeur des sentiments ?

Maintenant que c’est sorti, je ne m’angoisse plus avec ça. Si ça permet à des gens de mieux me comprendre, c’est tant mieux - mais ce n’était pas un objectif. Tu sais, j’ai mis beaucoup de temps avant d’imaginer pouvoir refaire ma vie, et ça n’était pas évident pour tout le monde. Souvent, les gens de ma génération tournent vite la page après une déception, parfois ils accumulent les relations... et certains que je connais ne me comprenaient pas. J’ai l’impression que, pour beaucoup, les relations sont interchangeables, en amour comme en amitié. Moi je ne crois pas du tout à ça : quand j’aime quelqu’un, je l’aime pour des raisons précises. Pour moi les choses ne s’annulent pas.

 

Qu’est-ce qui dans la compo de ce roman a été douloureux, et qu’est-ce qui a été jouissif ?

Douloureux... Rien. Quand j’écrivais, je ne devais pas être au top de ma forme, alors mine de rien, écrire, ça me faisait plutôt du bien. Mettre sur papier des choses que personne ne savait m’a fait du bien. Ce qui a été jubilatoire ? Parler de mes chanteurs. C’était toute une période où j’étais dans le post Sardou (Regards, Ramsay, 2019, ndlr), post succès commercial. Beaucoup d’éditeurs qui te contactent, qui te proposent des choses... On m’a proposé de faire un livre similaire au Sardou sur Goldman, pour ses 70 ans, ce que je n’ai pas forcément voulu faire. J’ai besoin de mener des projets qui répondent aux envies profondes que je peux avoir. Il faut que ça soit sincère, presque viscéral, pour que je m’engage dans quelque chose. C’est pourquoi je n’aime pas trop répondre à des commandes. Les rares fois où je l’ai fait, je n’ai pas été épanoui, etc. Dans ce milieu, il y a souvent un monde entre ce qu’on te promet et la réalité. Moi, quand je promets, je tiens. Je n’ai pas de mérite… ça vient de mon éducation, c’est sûr. Si je ne suis pas sûr de pouvoir honorer ma parole, je ne fais pas.

Ces dernières années, je suis arrivé avec deux projets, des formats un peu originaux : un sur Dick Rivers, un sur William Sheller. Limite, les mecs ont rigolé. Quand j’ai présenté celui sur Dick Rivers, l’éditeur m’a dit : "Elle est géniale ton idée… tu veux pas plutôt me faire la même chose sur Johnny ?!". J’ai compris qu’on n’accordait plus suffisamment de valeur commerciale à ces artistes pour qu’on leur consacre des documentaires, livres ou télé. Pour moi, quand j’aime, peu importe que le mec chante devant 100 000 personnes ou dans une salle des fêtes. J’aime l’artiste, indépendamment de son succès. Si j’avais une notoriété j’aimerais la mettre au service de gens moins connus. Mais Bastien Kossek ne pouvait pas écrire sur Dick Rivers, ça faisait deux mecs qui n’ont pas de succès, en gros. Mais, donc, dans le cadre d’un roman, je suis super content de pouvoir parler de ces gens.

 

Coucher sur papier les travers de ce Paul un peu égocentrique et tellement malheureux d’avoir perdu la Joséphine qu’il aimait, ça t’a aidé à évoluer toi-même ?

Je pense bien, oui. J’ai fait de Paul une version aggravée de moi. Mais c’est bien, parce que ce livre m’a permis de mettre sur papier plein de bons souvenirs. Et toutes les erreurs que j’ai commises. On est tous amenés à en commettre, par contre je crois que si je les faisais à nouveau, ça ne serait pas pardonnable.

 

Je te sens plus fin que ça, et que ce Paul parfois très agaçant...

Oui, on a du mal à l’aimer... J’espère quand même qu’on le trouve un peu attachant. Mais il est maladroit, c’est le moins qu’on puisse dire.

 

Si toi, narrateur extérieur, tu devais intervenir à un moment du récit pour donner un coup dans la gueule à Paul ou plus simplement un conseil, à quel moment, et quel serait-il ?

Dès le début ! Dès le premier jour. Lors de leur vraie première rencontre, il est malade et Joséphine arrive non pas avec trois médicaments, mais la pharmacie entière. Dès ce moment-là... et après on s’habitue. On s’habitue à tout dans la vie. À être le centre du monde, à être traité comme un prince... Et clairement, c’est pas bon. Cette attitude a causé la perte de Paul, je pense. Et il faut aussi partager ses passions, il n’y a pas que la chanson française dans la vie... Il faut savoir s’intéresser aux passions de l’autre.

 

Il y a sans surprise quand on te connaît un fond musical sonore omniprésent : celui que compose la chanson populaire des années 60-70, en ce temps où la moitié des vedettes se prénommaient Michel, dont Sardou et Delpech, parmi tes préférés. (Polnareff aussi me souffle-t-il après lecture de ce court énoncé) Qu’est-ce qui t’a fait tomber puis baigner dans ce bain-là malgré j’ai envie de dire, ton jeune âge ?

Chez ma grand-mère, c’était un peu le grand sujet : les chanteurs. Il y avait toujours de la musique qui passait. Ma grand-mère était fan de Serge Lama, ma mère aimait Sardou. Mes oncles aimaient Johnny... Il y a des familles où ça parle de politique, d’autres où ça parle de sport, moi dans ma famille c’était la chanson. On est une famille du bassin minier, ma grand-mère vivait dans les corons, mes oncles étaient ouvriers... Il y avait quelque chose... et les Sardou, les Delpech ont eu beaucoup de succès dans ces milieux populaires. Après, ce goût, c’est inexplicable. J’y suis revenu tout seul quand j’étais ado. Je théorise beaucoup sur ma passion mais il n’y a pas d’explication : si j’avais pu choisir, j’aurais peut-être choisi quelque chose qui passerait plus facilement.

 

 

Parfois on ne choisit pas ce qu’on aime ni même, qui on est, si on avait pu choisir on aurait pris le chemin le mieux accepté : je ne veux pas faire de parallèle hasardeux, mais c’est valable par exemple, aussi, pour sa sexualité. C’est tout à fait ce que dit Sardou quand il explique le texte de sa chanson Le privilège. Le gamin de cette chanson, il n’a pas choisi, et on devine bien ce qu’il lui faut de courage pour dire qui il est vraiment. Tout ça pour t’expliquer, pour en revenir à la musique  - tu remarqueras que, comme mon personnage, j’ouvre souvent de longues parenthèses ! -, que je n’ai pas choisi d’aimer la variété française. C’est un marché qui est sinistré, la plupart de ces artistes sont soit décédés, soit hors du jeu artistique. Si j’avais pu choisir, j’aurais été fan de rap, ça aurait été magnifique : j’aurais connu une époque de création foisonnante, j’aurais vu plein de concerts, des disques sortant chaque semaine, Skyrock branché tout le temps. Mais j’ai pas choisi... J’y pense parfois, je me dis : j’ai 30 ans, ils sont tous morts ou presque, qu’est-ce que je vais devenir ?

 

D’ailleurs à un moment du récit, Paul dit à Joséphine : "On aura tout le temps de voyager quand tous mes chanteurs seront morts"... Sans trop raconter l’intrigue, j’ajouterai que ce Paul très féru de supports physiques à la papa trouve finalement intérêt, et même un peu plus que ça, à s’initier à la conso numérique et au partage social de ses musiques. Et toi penses-tu sincèrement que les outils d’aujourd’hui peuvent contribuer utilement à transmettre le goût de plaisirs anciens ?

Je pense que oui. Comme mon personnage, j’en suis devenu adepte. Au moment où je te parle, je suis en voiture, mon appli tourne toute la journée. Si je veux faire découvrir des chansons à des gens autour de moi, c’est quand même plus pratique que de les faire venir dans mon bureau pour leur passer un vinyle. Là je leur passe le son, je peux leur raconter l’histoire du titre, du chanteur... Je suis un grand collectionneur de disques : j’achète des vinyles mais ils vont tourner deux ou trois fois. Par contre, la chanson, je l’écoute inlassablement, dans ma voiture ou autre, en numérique. Mon temps d’écoute, c’est 95% de numérique et 5% de physique en ce moment, et ça se rapproche des ventes actuelles. Je reste très attaché au physique, aux pochettes, etc. Mais j’aime aussi le dématérialisé, pour son côté pratique.

 

Et tu penses que ça peut aider à faire connaître ces chansons anciennes auprès de jeunes publics ?

J’espère... Après, si tu regardes le top des ventes albums, c’est beaucoup du rap, essentiellement grâce au streaming. Donc, je me fais peu d’illusions : je ne pense pas qu’un mec de 20 ans veuille se faire l’intégrale de Julien Clerc. Idem quand Cabrel ou Goldman ont finalement accepté de mettre leur catalogue en ligne : pas sûr que la jeunesse française se soit précipitée dessus... Mais prends par exemple, Bécaud. Il est à mon avis le grand oublié de la chanson française depuis sa disparition. Sa chanson Je reviens te chercher a tourné partout dans une pub liée au Covid. Je suis persuadé que des gens qui ne la connaissaient pas ont Shazamé, puis streamé... Même chose pour William Sheller, avec sa chanson Un endroit pour vivre qui a été utilisée pour la pub d’Intermarché il y a quelques mois... J’espère qu’il y a des curieux voulant découvrir une autre chanson de tel artiste, puis une autre, etc... Je pense que ça ne séduira pas des masses, mais si au moins ça plaît à quelques individus... Pour mon livre c’est pareil : ça ne séduira pas les masses, mais j’ai eu des retours de gens qui, lisant le bouquin, écoutent les chansons en même temps. Je fais des tartines, presque trop je pense, sur l’album "Comme vous" de Michel Delpech, mais plein de gens m’ont dit qu’ils l’ont écouté, et ça m’a fait super plaisir. Avoir eu cette curiosité.

 

 

Oui, il y a aussi la vertu de ces albums de reprises par des chanteurs de maintenant qui remettent en lumière des anciens... Bon, et finalement tu l’aimes notre époque ? Si un gars un peu allumé te proposait de partir en DeLorean, avoir 25 ans en 1965, tu dirais oui et si oui, aller-retour ou aller simple ?

J’adorerais ! Je pense que ce serait un aller simple. Je suis terrifié quand j’entends les mecs qui ont vécu cette génération et qui sont un peu en mode : "C’est bien d’avoir ton âge"... Bah non, en fait. Ils n’ont peut-être pas pu en profiter, mais moi, tu me fais revenir à 25 ans au milieu des années 60, je sais que je vais kiffer pendant 20 ou 25 ans.

Anecdote : je me suis très bien entendu avec un monsieur, Régis Talar, qui était le fondateur et directeur de la maison de disques Tréma, qui était la première maison de disques indépendante française. Ils ont eu Sardou en tête d’affiche, ils ont eu Aznavour et failli avoir Claude François... Je me suis lié d’amitié avec cet homme à la fin de sa vie. Il me fascinait : il avait 80 ans, mais j’allais le voir dans son bureau, bureau magnifique, des disques d’or partout, il était à genoux sur sa moquette, il se faisait sur papier les tableaux de la Coupe du monde, c’était à l’été 2018. Tel match, telle affiche, sur TF1 à telle heure... Un gosse ! Je lui demandais toujours de me raconter des anecdotes sur la création de Tréma, son développement...

Un jour j’en suis venu à lui demander : vous pensez que si j’avais eu l’âge que j’ai à cette époque-là, on aurait travaillé ensemble ? "Quoi, tu aurais voulu chanter ?" Non, être comme vous, producteur, attaché de presse, faire partie de la maison Tréma. Il m’a dit que si j’étais venu frapper à sa porte, avec ma personnalité, mon côté passionné, il m’aurait engagé. Et ça m’a fait hyper plaisir. Mais voilà, ça me fait une belle jambe. J’aurai jamais 25 ans dans les années 70, et je ne serai jamais de l’aventure Tréma ! Donc pour répondre à ta question, oui j’irais ! Mon père est né en 1955, il a l’âge de partir en retraite. Il a vécu des choses magnifiques, et je crois qu’il n’aurait pas envie d’avoir mon âge aujourd’hui. Il est bien content d’avoir eu cet âge dans les années 70.

 

Donc tu renoncerais à tout pour partir ?

(Il hésite) Moui... Il y a bien des mecs qui veulent aller sur la Lune, ou tester des choses pour être immortels. Moi ça j’aimerais bien. C’est une expérience que j’aimerais vivre !

 

Finalement, tu l’aimes un peu quand même notre époque ?

Pas des masses... Après, on a l’impression que mon personnage en souffre. Moi, je suis lucide, je pense l’être. Je vois et j’entends des trucs improbables, mais ça ne m’empêche pas de vivre. Je ne suis pas en souffrance au quotidien. Je vis, comme un mec de 30 ans, même si un peu immature, mais pas calfeutré comme lui. Je fais avec l’époque, je sais ce que j’en pense, je ne vais pas la combattre parce que je n’y peux pas grand chose...

 

Si tu avais pu passer une heure avec un artiste disparu, lequel et pour lui raconter quoi, lui demander quoi ?

Réponse très simple, parce que globalement, je n’ai pas envie de rencontrer mes idoles, par peur d’être déçu par ce qu’ils sont et par ce que la notoriété a pu faire d’eux. Parmi tous, Eddy Mitchell me semble être le mec le plus "normal" de la bande. Donc ça aurait pu être une réponse... mais la vraie réponse que je vais te faire, ce sera Dick Rivers. J’ai ce regret, et je me sens presque coupable de l’avoir tant aimé après sa mort. Je le raconte dans mon livre : ce qui m’a donné envie de découvrir Dick Rivers, c’est cet article paru le jour de sa mort, dans lequel le journaliste a trouvé le moyen de se moquer de lui, de son allure, de sa crinière noir corbeau, de ses santiags – en plus, c’était pas des santiags mais des bottes de cow-boy ; rien à voir ! Moi, j’ai trouvé ça improbable de le caricaturer à ce point, même ce jour-là... Alors, je me suis renseigné, j’ai voulu faire mon propre avis, j’ai commencé à écouter ses chansons...

Petite anecdote : avant de faire mon livre Sardou, j’ai bossé avec Amir sur lequel je faisais un documentaire, pour la télé. Un jour, je vais tourner chez Warner, rue des Saints-Pères, parce que pour ce docu je devais interviewer la patronne de la maison de disques. C’était vers l’été 2017, il n’y avait personne chez Warner. Je dis des banalités à mon interlocutrice : "C’est vide chez vous, personne ne bosse ?". Elle me répond, en gros que si, il y a Dick Rivers qui vient les "saouler régulièrement". "Et d’ailleurs, il est encore sûrement à l’étage du bas, avec son manager". Je ne connaissais pas vraiment Dick Rivers, mais je me souviens que j’ai trouvé le moyen de rire de lui, d’avoir cette complicité avec une dame que je venais tout juste de rencontrer. Maintenant je me sens coupable. Je me dis : si je savais tout ce je sais maintenant sur lui, et sachant qu’il était un étage en-dessous de moi, mais j’aurais été le plus heureux du monde, je me serais fait un plaisir d’aller le saluer et de lui dire toute l’admiration que j’ai pour lui.

 

Oui... c’est un peu triste, c’est un peu son drame : il méritait sans doute d’être mieux considéré et n’était probablement pas le plus antipathique de tous. Il y a cette anecdote aussi, de Drucker qui n’a jamais voulu lui consacrer un "Vivement dimanche". C’est un bel hommage que tu lui rends...

En tout cas ça me tenait à cœur de le faire. Il était sur la ligne de départ, avec Eddy et Johnny, et maintenant il est le laissé-pour-compte. Au début, il est au même niveau qu’eux, et avec les Chats sauvages ils démarrent très fort. Pourquoi ? Délit de sale gueule ? Parce qu’il est un provincial alors que les deux autres sont des Parisiens ? Certes il n’écrit pas comme Eddy. Physiquement, il n’est pas Johnny. Mais pour moi, sa voix est magnifique. C’est le Johnny Cash français, et on n’en a pas assez pris conscience. Il a toute sa vie couru après les deux autres, quitte à être archi-pénible (ce que je raconte aussi). Mais l’étant moi-même, si je l’avais rencontré je pense que j’aurais pu le comprendre.

 

 

As-tu eu d’encourageants premiers retours, notamment peut-être de la part de gens dont s’est inspirée ton histoire, ou d’artistes que tu suis et qui désormais vont peut-être te suivre aussi ?

Oui, j’ai eu beaucoup de retours. Ce qui m’a touché, c’est de me dire que des mecs qui n’ont jamais lu de bouquin - et j’en ai quelques uns autour de moi - l’ont lu, et parfois m’ont fait des retours en temps réel et précis. Par exemple, mon gardien au foot qui n’avait pas lu de livre depuis le collège. Le patron d’un bar dans lequel j’ai mes habitudes, qui est devenu un ami, pareil. Certains m’ont dit que ce que ressentait mon personnage, ils l’avaient ressenti aussi. C’est bien. C’est un truc un peu nombriliste au départ je le reconnais, mais finalement pas mal de gens peuvent s’y retrouver. Voilà un truc qui me fait vraiment plaisir !

 

Ta playlist idéale, un top 10 pour passer du rire aux larmes ou des larmes au rire, sorte de montagnes russes des émotions ?

(Réponse parvenue par écrit quelques jours plus tard, le 13 juillet, après réflexion "à tête reposée").

En créant la playlist Chagrins populaires sur les différentes plateformes de streaming, j’ai pris conscience qu’à l’heure actuelle, il m’était impossible d’écouter les titres qui la composent. D’une certaine façon, aujourd’hui, c’est comme si j’étais trop heureux pour goûter des chansons aussi tristes. Puisque tu me demandes de composer une nouvelle playlist dans le cadre de cette interview, j’ai décidé de prendre le contre-pied  : que des chansons euphorisantes  ! D’un point de vue mélodique, tout au moins…

William Sheller – Les filles de l’aurore
Florent Pagny – Ça change un homme
Michel Sardou – Valentine Day
Hubert-Félix Thiéfaine – Mathématiques souterraines
Archimède – Je prends
Bénabar – Les belles histoires
Dick Rivers – Si j’te r’prends
Eddy Mitchell – À travers elle tu t’aimes
Sheila – Je suis comme toi
Janie – Compile

 

 

D’ailleurs il y a du vrai dans cette histoire de playlist qui, dans le roman, rencontre un grand succès ?

Pas vraiment, mais on peut faire un parallèle avec mon livre sur Sardou : un petit succès que j’ai pu connaître à ce moment-là...

 

Est-ce que tu écris des chansons, est-ce que tu composes un peu de la musique et si oui, tu attends quoi pour nous faire découvrir tout ça ?

Non. J’adorerais. Je n’ai malheureusement pas ce talent. Je trouverais ça génial mais je serais incapable de faire ça.

 

Écrire des chansons, je pense que tu ferais ça bien !

Il faudrait que je m’y attelle... Je suis admiratif : en 30 lignes ils arrivent à dire avec plus d’efficacité ce que moi j’ai mis 200 pages à exprimer !

 

Un message pour quelqu’un, n’importe qui ?

Si William Sheller lit l’interview, j’aimerais qu’il sache qu’il a été mon plus fidèle compagnon pendant des mois, notamment pendant l’écriture du livre, et que je lui dois beaucoup. Je parlais tout à l’heure de la chanson Un endroit pour vivre ; pour toute te dire, William Sheller était devenu un peu mon "endroit pour survivre" ! Je l’écoutais du matin au soir. Je m’en veux de le délaisser un peu, mais comme aujourd’hui je suis quand même mieux dans mes baskets qu’après cette rupture... Quand t’es heureux, t’écoutes pas William Sheller. Pour moi, il est, peut-être avec Jacques Revaux, dans un style plus populaire, le plus grand compositeur contemporain. Un musicien exceptionnel, et aussi un excellent auteur. Et un merveilleux interprète ! J’adore sa voix. Elle me touche. Pas forcément besoin d’une grande voix qui va atteindre des notes impossibles. Barbara lui disait : "Tu n’es pas un chanteur, tu es un diseur". Moi, ça me va très bien !

 

Tu l’as déjà rencontré ?

Non, je ne l’ai jamais rencontré.

 

Ne refais pas la même erreur qu’avec Dick !

Après, William Sheller, c’est quelqu’un qui a un certain âge aujourd’hui, il vit retiré du milieu du show biz, il vit en Sologne et je pense qu’il n’a pas trop envie qu’on l’embête. Parfois on a échangé par écrit. C’est déjà magnifique...

Il y a une histoire assez fascinante, avec William Sheller : l’an dernier, il a sorti son autobiographie. Il y a eu un peu de presse, et notamment une double page dans Le Parisien avec une grande photo sur laquelle il posait devant sa bibliothèque. Je regarde la photo, et un truc m’attire l’oeil : je vois que, parmi ses livres, il y a mon livre, Sardou : Regards... Comme je lui avais écrit, qu’il m’avait répondu, comme je lui ai un peu raconté ma vie dans une de mes lettres, je pense qu’il a acheté mon bouquin. Je ne vois pas d’autre explication : je ne pense pas qu’il soit un fan de Sardou. Me dire que je suis dans la bibliothèque de William Sheller, je trouve ça incroyable ! Et ça me fait penser que peut-être je devais lui envoyer mon roman...

 

Ça sans doute, et je ne peux que t’engager vigoureusement à le faire. Avec une ouverture, dans la dédicace, pour faire quelque chose avec lui... Justement, tu m’as parlé un peu de tes projets. C’est quoi tes projets et surtout tes envies pour la suite ? Penses-tu avoir pris le goût de l’écriture de romans ?

Mes projets... c’est marrant, j’ai eu une conversation il y a deux/trois jours avec un journaliste belge passionné de chanson française comme moi. Quand je dis que je suis lucide, je le suis y compris sur le fait de dire que, cette passion pour la chanson française, je pourrais la conserver toute ma vie mais je ne pourrais pas en faire une partie de mes activités professionnelles toute ma vie. Les impératifs commerciaux étant ce qu’ils sont, il me reste peut-être quelques années encore, peut-être un livre à faire autour de cette passion. Pourquoi pas sur Eddy Mitchell, la dernière des légendes vivantes ? Je pourrais bien lui consacrer quelques mois de travail. Mais pas sur le modèle de mon livre sur Sardou. Je ne veux pas faire une "collection" Regards comme on m’a suggéré.

S’agissant d’un futur roman, pourquoi pas mais ça n’aurait plus rien à voir avec moi. Il pourrait y avoir des références à la chanson française, mais beaucoup moins marquées. Par ailleurs j’ai d’autres projets liées à d’autres passions. De manière générale, j’ai envie de pouvoir vivre de mes passions le plus longtemps possible...

 

Belle réponse. D’ailleurs tu ne m’avais pas parlé d’un projet de livre sur Serge Lama ?

Je suis un peu poissard, comme mec... J’avais un projet qui se serait appelé Serge Lama : Carnets de tournée ou Carnets d’adieux, on ne savait pas trop. Je l’avais suggéré à sa productrice et épouse, Luana. L’idée, c’était de suivre sa dernière tournée derrière les rideaux, comment se sent Serge Lama, ou plutôt, que ressent un chanteur de variétés aussi populaire, qui a tourné sur toutes les routes de France pendant 60 ans, quand il chante pour la dernière fois à Bordeaux sa ville natale, à Lille, le soir de son tout dernier spectacle... C’était le plan, mais ça a été annulé, parce que Serge Lama a annulé sa tournée... Dommage, ce projet me tenait à cœur, ça n’était pas une commande mais quelque chose que moi j’avais imaginé, et j’avais très envie de le faire.

 

Tu vas le lui envoyer ton roman, à Sardou ?

(Il réfléchit) Je peux le lui envoyer. Après je me dis qu’il y a trop d’états d’âme, trop de "moi" là-dedans, je n’ai pas envie d’encombrer les artistes que j’aime avec ce côté un peu nombriliste du personnage. Bien sûr que je serais hyper content que William Sheller lise les cinq ou six pages qui lui sont consacrées, que la veuve de Dick Rivers lise les chapitres où je lui rends hommage, que Sardou lise ce que j’en dis et qui témoigne de mon admiration constante pour lui. Pourquoi pas. Il a mieux à lire Michel, il a lu de grands livres dans sa vie, il n’est pas né pour ça.

 

S’il est dans un bon jour ?

Question de timing ! (Rires)

 

As-tu un dernier mot ?

Non... Je suis ravi de cet échange. Si moi j’avais un blog, je ne m’intéresserais pas à Bastien Kossek qui a sorti Chagrins populaires. Qu’un média s’intéresse à moi me fait plaisir. Et là ça me fait d’autant plus plaisir que toi tu l’as lu et bien lu. Je ne peux que te dire merci !

Entretien réalisé le 7 juillet 2022.

 

Bastien Kossek 2022

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14 juillet 2022

Alain Wodrascka : « Toute la vie de Michel Berger tourne autour de l'abandon de son père »

Le 2 août marquera le 30ème anniversaire de la disparition, à 44 ans seulement, d’un des auteurs-compositeurs les plus influents des années 1970-80 en France : Michel Berger, terrassé par une attaque, ultime reddition de ce cœur qui, au propre comme au figuré, aura connu un peu plus que son lot de tourments. L’homme, discret, aura finalement brillé via les autres, France Gall en particulier bien sûr, plutôt que comme interprète. Mais, 30 ans après, sa trace est perceptible, ses chansons s’écoutent toujours, sans vrai coup de vieux, et ses textes restent à découvrir. À découvrir pour en extirper, l’air de rien, la sensibilité, les colères aussi qui s’y cachent.

Qui était Michel Berger ? Qu’est-ce qui l’animait ? Plusieurs auteurs se sont penchés sur cette question. J’ai choisi d’inviter, pour cette nouvelle interview, le biographe et artiste Alain Wodrascka, auteur de Michel Berger, il manque quelqu’un près de moi (L’Archipel, juin 2022). Titre évocateur, tiré d’une chanson emblématique, Quelques mots d’amour, une de celles dans lesquelles ce pudique s’est livré. Un ouvrage riche en témoignages, à lire pour connaître, "pour comprendre" l’homme, les maux derrière les mots, et pour appréhender aussi l’impact de sa musique. Merci à M. Wodrascka pour cet échange animé, que j’ai choisi de retranscrire comme il s’est fait. Exclu. Paroles d’Actu, par Nicolas Roche.

 

 

EXCLU - PAROLES D’ACTU

Alain Wodrascka : « Toute la vie de Michel Berger

tourne autour de l’abandon de son père... »

Michel Berger AWo

Michel Berger, il manque quelqu’un près de moi (L’Archipel, juin 2022).

 

Pourquoi cette nouvelle bio de Michel Berger, sur lequel vous avez déjà pas mal travaillé ?

J’ai travaillé une fois sur lui, il y a dix ans, donc ça fait déjà un certain temps. C’était déjà un livre sur lui, mais un livre illustré, il n’y avait donc pas la possibilité de s’exprimer autant sur le sujet, même s’il était relativement complet.

 

Quels éléments nouveaux avez-vous souhaité apporter, 30 ans après sa disparition ?

Je trouvais que je n’avais pas dit tout ce que j’avais à dire. En outre, il se trouve que j’ai travaillé sur France Gall, puis sur Véronique Sanson par la suite, donc à chaque fois le sujet Michel Berger était évidemment exploité. Et comme c’est quelqu’un qui me passionne, c’était une évidence pour moi que j’avais d’autres choses à dire, d’autant plus qu’on lit beaucoup de choses, tout et n’importe quoi à mon avis, sur le sujet. On fait beaucoup parler les morts... Cela dit, je ne prétends pas avoir toutes les vérités possibles. Mais j’ai enquêté, je me pose des questions quand il s’agit d’assertions soutenues par tout le monde. Il est mort en 1992 : depuis, on a pu inventer une histoire... J’ai voulu explorer tout cela avec bienveillance et une sympathie, au sens étymologique - "souffrir avec". Je l’ai fait vraiment de façon fraternelle, même si je n’ai jamais connu le personnage. J’ai en revanche eu des témoignages de la part de personnes importantes ayant gravité autour de lui.

 

L’abandon depuis la blessure originelle, le départ du père, c’est le marqueur essentiel, comme un fil rouge dans la vie de Michel Berger ?

Évidemment, pour moi c’est fondamental. Je sais bien que je n’ai rien inventé, mais je crois que toute sa vie tourne autour de cette scène primitive qui a lieu quand il a 5 ans et des poussières, et qui va conditionner toute son existence. D’autant plus qu’il était le plus petit de la fratrie, il n’avait donc pas les armes assez affûtées pour pouvoir vivre une chose pareille. Son grand frère et sa soeur étaient plus âgés. Tous assistaient à la dislocation de la famille, au départ du père sans explication. Et dans sa vie, Michel revivra des scènes de cette nature, qu’il aura plus ou moins inconsciemment provoquées.

 

Vous pensez que, plus ou moins consciemment, ce sont des choses qu’il a provoquées ?

S’agissant de Véronique Sanson, l’a-t-il vraiment choisie ? Pour moi c’était un peu une union arrangée : les mêmes milieux sociaux, des familles qui se connaissaient... À l’époque, plus que maintenant, on voyait beaucoup les gens que les parents voulaient que l’on fréquente. Il s’est attaché, et elle lui a fait vivre exactement la même chose que son père. Il n’y a pas de hasard dans les choix qu’on fait à mon avis. Il y a des ruptures dans la vie, mais là on ne parle pas de ruptures, mais bien d’abandons : des gens qui partent sans l’expliquer.

 

Il y a eu aussi ce choc de cet ami très cher qui s’est suicidé...

Oui, là il s’agit plutôt d’accidents de vie. Mais qui évidemment ont eu une résonance par rapport à ses deux histoires d’abandon. Effectivement, son meilleur ami, Antoine, a décidé de s’ôter la vie... Ce sont des choses qui arrivent. Mais ça lui est arrivé, à lui... Michel Berger était quelqu’un de très complexe. Sous des apparences légères, ses chansons étaient souvent très graves, surtout celles qu’il interprétait lui-même. Celles écrites pour les autres, c’est un peu différent. Quoique, prenez Quelque chose de Tennessee, c’est une chanson grave...

 

 

Michel Berger, c’est d’abord dans votre esprit, un compositeur, un auteur ? Ne néglige-t-on pas, peut-être, son côté révélateur de talents en ce qu’il a aidé Véronique Sanson à trouver sa patte musicale, contribué à relancer les carrières de Françoise Hardy et Johnny Hallyday, et bien sûr fait d’une France Gall un peu ringardisée une authentique pop star ?

Pour moi, c’est un grand compositeur, et un auteur très inégal. J’en parle d’ailleurs, en citant Françoise Hardy qui a le même regard que le mien. Il avait une énorme exigence sur plein de détails d’interprétation, d’orchestration, etc... et des textes parfois faits au fil de la plume. Dans les années 70, c’était un peu le truc de Véronique Sanson aussi, d’écrire des textes rapidement sans forcément se relire. Eux deux sont issus de l’école anglo-saxonne où le son prime plutôt que le sens. Mais la chanson française peut difficilement se permettre ça. On ne peut pas faire du Elton John en français. Quoique si, on peut le faire, il l’a fait ! Mais c’est mal perçu parce que la chanson française est issue de la poésie. Il y a eu un glissement de l’un à l’autre, avec Prévert, etc... Alors que la pop, la musique anglo-saxonne n’a pas de lien précis avec la poésie. Ça passe difficilement en français à mon avis, même dans un registre populaire. Lucy in the Sky with Diamonds, "Lucy dans le ciel avec des diamants", on ne peut pas répéter ça pendant cinq minutes en français.

Michel Berger négligeait les textes alors même qu’il était capable d’en écrire de très bons et de très profonds. Mais il a fait des efforts par la suite, parce que ça ne passait pas auprès de la presse culturelle française. Il y a eu l’aventure Starmania, la collaboration avec Luc Plamondon qui a apporté une évolution. Il y avait aussi le regard exigeant de son épouse et interprète, qui avait travaillé avec Gainsbourg et Étienne Roda-Gil, Maurice Vidalin... durant la première partie de sa carrière. Je trouve que globalement, au moins les premiers temps, comme auteur, il n’était pas toujours à la hauteur de son talent de compositeur. Mais, à partir de Cézanne peint, il y a une constance d’écriture qui durera jusqu’à la fin.

Quant au fait qu’il ait révélé autant d’artistes, oui effectivement c’est incroyable...

 

 

Il a su en magnifier certains, donner confiance à d’autres...

Oui. Déjà, à mon avis, ses forces à lui, c’est d’avoir inventé avec Michel Bernholc un nouveau style musical. Bernholc traduisait avec des partitions ce que Berger avait dans la tête. Michel Berger était autodidacte, lui n’écrivait pas la musique. Bernholc lui apportait ce qu’il lui manquait sur le plan de la musique, de l’orchestration, etc... Ce duo-là a été très important. Il y a un avant et un après Michel Berger, on reconnaît tout de suite sa patte.

Par rapport au rôle qu’il a joué auprès des autres, il faut rappeler qu’il a été directeur artistique au départ, chez Pathé-Marconi, des années 60 au début des années 70. Comme vous dites, il a été très doué pour propulser des talents et remettre en selle et en scène des talents qui étaient dans une impasse, comme Françoise Hardy qui n’avait pas eu de succès depuis Comment te dire adieu en 1968. Elle faisait des "ronds dans l’eau" depuis quelques années. Il va lui écrire Message personnel. Pour Johnny, même chose : avant Quelque chose de Tennessee, il était ringard. Je l’ai vécu : au lycée, peu avant cette chanson, une jeune fille avait un t-shirt à l’effigie de Johnny Hallyday, tout le monde se moquait d’elle. Il représentait quelque chose de passé, un vieux show business. Berger l’a vraiment relancé, et ça a duré jusqu’à la fin...

 

 

Quant à France Gall, effectivement, c’est encore plus fort, et pas ponctuel. C’est une chanteuse qui n’arrivait plus du tout à avoir de crédit depuis 1967, et à partir de 1974 les succès vont s’enchaîner. Plus que ça, elle va devenir la seconde voix de Berger et aura plus de succès que lui chantant ses propres chansons. C’est un phénomène assez rare, comparable à Souchon-Voulzy.

 

Après avoir lu votre bio ça m’a donné envie de réécouter des créations de Michel Berger, mais plutôt chantées par France Gall justement. N’est-ce pas là un de ses "drames", un grand talent pour mettre les autres en avant, mais un relatif manque de charisme pour soi ?

Est-ce un "drame" ? Une frustration je pense, chez lui. Cela dit, il était heureux quand il avait du succès comme interprète, mais je pense que ce n’était pas vraiment sa vie. Quand il parle des chanteurs dans ses propres chansons, il ne parle pas de lui. Les princes des villes, ces rock stars, ça n’est pas lui. Il ne se met pas dans la mêlée. Il aimait chanter en public mais il n’avait pas plaisir, par exemple, à improviser une chanson devant une manifestation quelconque... Il aimait enregistrer en studio, monter sur une scène, mais il n’était pas un adepte de la défonce scénique, pas un Jacques Higelin pour parler de la même génération.

Il y a bien une question de charisme. Une question aussi d’image à casser : lui voulait toujours avoir le contrôle de soi. C’était d’ailleurs quelque chose de très familial : son père a dirigé sa propre opération sans anesthésie pour en avoir le plein contrôle. Michel Berger voulait avoir le contrôle de lui : un verre d’alcool maximum, jamais d’excès... La rock’n’Roll attitude, ça n’était pas pour lui qui se couchait à 10h du soir. Sa femme, elle, l’avait.

 

Les collaborations de Berger avec Daniel Balavoine et Johnny Hallyday ont été couronnées de succès sur le plan artistique, et des amitiés sont nées. L’un comme l’autre n’ont-ils pas été, dans des styles différents, des fantasmes pour ce garçon bien élevé qui n’osait pas crier lui-même ses rages et ses révoltes ? Plus simplement n’a-t-il pas préféré l’ombre à la lumière ?

Oui, alors, Balavoine, il n’a pas directement écrit pour lui, à part les chansons de Starmania. Quant à Johnny effectivement, il exprimait via cet interprète une certaine violence qu’il avait du mal à exprimer lui-même. Peut-être aurait-il voulu, mais on ne se refait pas... Il avait plus le look d’un chercheur du CNRS que d’une rock star.

 

 

Il était trop bien élevé pour chanter Quand on arrive en ville ?

À chacun son registre. Cette chanson ne correspondait pas à sa sensibilité. Pas davantage, les chansons de Diane Dufresne dans Starmania. D’ailleurs il n’a pas du tout chanté dans Starmania. Une chanson qui s’appelait Paranoïa lui convenait mais à part ça... Les uns contre les autres, peut-être ?

 

Vous indiquez bien en tout cas dans votre livre que sous ses airs très BCBG il y avait de vraies révoltes...

Oui, de vraies révoltes. Un grand désir de justice sociale, un engagement politique aussi. Mais il ne se sentait pas d’exprimer tout cela directement, ça n’était pas lui. La chanson Voyou est très symbolique de cela : quand elle est sortie, les gens riaient quand ils l’entendaient. Elle a eu un petit succès, mais elle n’était pas vraiment crédible. Il y prend la défense des délinquants, pourquoi pas, mais avec une interprétation très féminine qui ne passait pas vraiment. Si France Gall l’avait chantée, elle serait passée.

 

 

Qu’est-ce qui définit la "patte" Berger, paroles et musique ?

Sa musique est assez simple, avec des suites d’accords qui sont les siennes, qui ne ressemblent qu’à lui. Un sens de la mélodie hors pair, ce qui est rare. Un côté rythmique aussi, évident. Pour les paroles, l’art de dire avec légèreté des choses graves avec l’air de ne pas y toucher. Prenez Résiste, il y a une phrase qui dit "Tant de liberté pour si peu de bonheur, est-ce que ça vaut la peine ?" C’est glissé dans une chanson, comme ça, alors que c’est un vrai message politico-philosophique. Il a préféré toucher un plus grand public avec une manière populaire en adressant un message politique d’humanisme et de tolérance plutôt que d’aller dans la chanson engagée qui est écoutée par un public plus restreint. Il a fait rentrer la chanson humaniste, "de gauche", dans tous les foyers français.

 

Vous convoquez une comparaison intéressante avec James Dean, dont l’histoire est évoquée dans La Légende de Jimmy. Vivre vite avec un sentiment d’urgence, ne pas perdre de temps, quitte à se mettre en danger, c’est quelque chose qui colle bien à ce Berger perfectionniste qui voulait créer rapidement et laisser une trace ?

Oui, c’est quelqu’un qui effectivement était dans l’urgence, voulait toujours aller très vite. Et en même temps je suis prudent avec ce sujet : quand la personne n’est plus là, on dit qu’elle était forcément dans l’urgence. Peut-être à la fin de sa vie, parce que, s’il était dans un certain déni, il avait eu des alertes par rapport à sa pathologie. Quoi qu’il en soit, en 44 années, il a fait un nombre incroyable d’expériences. En cela je crois qu’il est comparable à Jacques Brel, mort à 49 ans. Chacun d’eux, rapporté à ce qu’il a créé, a vécu 90 ans. Et la trace est bien là, elle n’est pas venue tout de suite, mais avec le temps.

 

Vous laissez entendre que Michel Berger, malade du coeur, aurait négligé de se soigner en partie à cause d’une méfiance qu’il aurait intégrée vis-à-vis du corps médical, son père étant lui-même médecin...

Oui, il avait je crois une très mauvaise image de la médecine, qu’il rattachait à l’univers de son père. L’abandon par son père de sa famille a certainement provoqué ce sentiment de répulsion. Il savait qu’il était malade, d’ailleurs son père lui avait adressé une lettre lui conseillant d’aller consulter un cardiologue, il avait eu des alertes... Avec son épouse France Gall, il avait eu quelques mois avant sa disparition des problèmes d’essoufflement dans une station de ski. Un de ceux qui furent ses partenaires au tennis m’a raconté qu’un jour ou deux avant son décès, lors d’une conversation qui tournait autour des régimes, Michel Berger avait dit ne pas suivre le traitement qui lui avait été prescrit. J’ai voulu aller à la source pour ce genre d’info, parce que beaucoup de choses ont été dites.

Il y avait sans doute aussi, une forme de fatigue. Et il y avait la maladie de Pauline, très présente dans son esprit, ses collaborateurs dont Michel Bernholc en ont témoigné. Quelque part, ça lui aurait été impossible de survivre à sa fille. Mais je le dis avec prudence, on ne sait pas ce que les gens ont dans leur tête...

Il faut noter aussi la décision de France Gall, en 1988, de ne plus chanter. Pour moi, la troisième grosse scène d’abandon. Je crois qu’il ne s’en est jamais remis.

 

Que reste-t-il, 30 ans après sa mort, de Michel Berger ? Qu’est-ce qui restera dans 30 ans parmi l’oeuvre de Berger ?

Dans 30 ans, je ne peux pas vous dire ! (Rires) Quoi qu’il en soit, les années passent plus vite qu’on ne le sent. Il y a 30 ans, quand j’ai appris comme tout le monde, par le JT, la mort de Michel Berger, je ne pensais pas que 30 ans après on en parlerait autant. Ce qu’il reste ? Une oeuvre assez moderne pour qu’on puisse l’entendre assez régulièrement dans les radios : on entend La groupie du pianiste, on entend Paradis blanc, on entend Évidemment... Il jouait du piano debout, vous l’entendez sur pas mal de radios... Et à chaque fois, ça n’est pas présenté comme un antiquité, ça fait partie de l’air du temps. Des titres en avance, et intemporels. D’autres ont plus mal vieilli, comme certains de la deuxième partie des années 80, assez agaçantes avec les caisses claires synthétiques. Les orchestrations de Débranche, etc... sont très marquées par une époque. Mais, pour en revenir à celles qu’on écoute toujours et qui pourraient avoir été faites hier, on peut dire, c’est mon avis en tout cas, qu’il était un "génie de l’art mineur".

 

 

A-t-il vraiment été visionnaire, sur Starmania et d’autres choses ?

Oui. Après, il a eu l’idée mais il a fait appel à un auteur, sur Starmania. Un nord-américain, Luc Plamondon donc, sur le conseil de sa femme, parce qu’elle pensait qu’il n’aurait pas la violence nécessaire pour écrire ce qu’il voulait écrire, et je crois qu’elle a eu raison. Mais visionnaire oui, à un point assez incroyable. Starmania a été écrit dans les années 1975-77. Le premier album avec les chansons sort en 78. Il était inenvisageable, à l’époque, d’imaginer que les réseaux sociaux allaient exister. Et je ne parle même pas d’internet. Starmania, c’est ce que nous vivons depuis quelques années, mais ça n’était pas du tout envisageable à cette époque-là. Starmania c’est une histoire où tout le monde veut devenir star, et c’est un peu ce qu’on vit avec les réseaux sociaux. Avec toutes les histoires de cyber-harcèlement, etc... Michel Berger était quelqu’un d’une intelligence supérieure mais il voulait exprimer les choses avec une certaine simplicité.

 

Michel Berger en 3 qualificatifs ?

(Il hésite longuement) Inventif, c’est clair. Pygmalion. Protestant. Oui, c’est ça.

 

Même question pour France Gall ?

Pas protestante du tout. (Rires) Interprète. Opiniâtre. Solaire. Ce côté solaire, c’est un peu ce qui lui manquait à lui qui était plutôt quelqu’un de l’ombre. Elle a éclairé son oeuvre. Dans un vrai couple, il y a ce genre de complémentarité. La gémellité fonctionne difficilement pour un couple.

 

 

Si vous aviez pu l’interroger de son vivant, quelles questions lui auriez-vous posées ?

Bonne question... Pourquoi ne pas avoir fait de psychanalyse ? Je pense que cette question s’appliquerait bien dans son cas : il était intelligent, dans la réflexion. Il savait qu’il y avait une souffrance. Peut-être aurait-il répondu qu’il avait peur que ça tarisse son inspiration, qui était peut-être une forme de compensation à sa souffrance. Mais je ne sais pas s’il aurait répondu... Il y a de la psychologie dans ses chansons. La groupie du pianiste raconte le fanatisme avec des mots très simples et d’une façon très fine.

 

 

Quelles sont les trois ou quatre chansons de Berger qu’il faut écouter à votre avis, "pour le comprendre" ?

Pour me comprendre, ça c’est sûr. C’est une des rares où il parle vraiment de lui. Et il parle de son frère, qui était malade. Je citerais Chanter pour ceux qui sont loin de chez eux, parce qu’ici il parle autant de la souffrance du monde que de lui. "Quand je pense à eux, ça fait mal, ça fait mal..." À la fin de la chanson, il y a des coups de batterie, ça percute très fort, on dirait que ça percute dans sa tête. Et, Plus haut, où il fait son autoportrait, d’ailleurs très suffisant... (rires)

 

 

Les chansons de lui, pas forcément chantées par lui, que vous préférez et qui vous touchent particulièrement ?

 

 

Déjà je suis loin. Personne ne la connaît, mais j’adore cette chanson-là. Il y décrit qui il est, son abandon (d’ailleurs le texte commence par "Perdu...") et l’injustice du monde ("Assez de luxe et de misère...") en mélangeant le tout. Une superbe mélodie, de belles harmonies... Du Berger pur jus, ça aurait dû faire un tube.

J’aime beaucoup La prière des petits humains, que là encore personne ne connaît. Elle est chantée par France Gall dans l’album Tout pour la musique. Je ne sais pas ce qu’il y a eu avec celle-ci. Personne ne la diffuse, elle n’a jamais été chantée sur scène, elle avait pourtant tout pour devenir un tube : très bien chantée, mélodie et texte géniaux, elle traite de ce besoin qu’ont les peuples depuis toujours d’un dieu, qu’ils créent eux-mêmes. Tous ces gens font des prières, chacun à son dieu, sans réponse.

 

 

Je veux aussi citer Quelques mots d’amour, dont j’ai extrait un vers pour le titre de mon livre. On a dit, de façon posthume, qu’elle était la chanson pour Véronique Sanson. C’est un peu frustrant, c’est vraiment limiter son imaginaire : "Il manque quelqu’un près de moi, je me retourne tout le monde est là", c’est bien encore le sentiment d’abandon que quelqu’un qui a été abandonné très tôt aura toute sa vie. On ne limite pas ça à une personne. C’est comme Seras-tu là, au-delà de Véronique Sanson, il pose la question de savoir si le couple peut durer. C’est une version bien plus moderne de la Chanson des vieux amants de Brel. Cette chanson de Brel, on ne dit pas qu’elle est pour telle ou telle personne. Pourquoi, avec Michel Berger... Un des problèmes avec lui à mon sens, c’est qu’il a été peoplisé à sa mort. Une presse très people a parlé d’anecdotes, de ses amours, plutôt que de regarder son oeuvre en profondeur. Il n’aurait pas aimé cette "gloire" posthume-là.

 

Vos écrits sont principalement consacrés à des chanteurs d’un âge, Orelsan excepté. Qui trouve grâce à vos yeux parmi les artistes plus récents ?

Je vais vous en expliquer la raison, il y en a deux. Déjà, quand on me propose une biographie d’artiste qui est là depuis cinq ans ou moins, en général je refuse : pour moi, il faut qu’il y ait vingt ans pour savoir si la personne s’inscrira dans la durée. Les gens sur lesquels j’ai écrit sont ceux que j’ai écoutés quand j’étais gosse, qui m’ont façonné aussi. Comme je chante moi aussi, je m’intéresse moins à la nouvelle génération. Je dis ça modestement : je n’ai pas besoin de nouvelle nourriture parce que je me la crée. Mais je me tiens au courant bien sûr, il y a des tas de choses que j’apprécie, d’Orelsan à Feu! Chatterton. Mais il n’y a pas un besoin. J’ai une collection de vinyles d’époque, de chanteurs et groupes qui ont été une nourriture d’enfance.

 

Les artistes d’hier qui pour vous sont au-dessus du lot, que vous aimeriez contribuer à faire découvrir ou redécouvrir ? Marie Laforêt, par exemple ?

Si je vous dis les Beatles ou Barbara, il n’y a pas de besoin de les faire redécouvrir, parce qu’ils ne sont pas oubliés. Marie Laforêt est un bon exemple. C’est une très grande artiste, mais tout le monde ne le sait pas, à part Télérama et la presse culturelle. Elle n’a pas la reconnaissance qu’elle mérite. En partie à cause de sa carrière, qui va un peu dans tous les sens. Elle ne l’a pas vraiment ordonnée, elle faisait un peu les choses comme elle voulait, voilà. C’était quelqu’un qui chantait très bien dans plusieurs registres, dans les aigus et les graves, des choses très différentes, du folklore au chanson à texte, et même de la variété ce qui à mon avis lui a fait du mal à long terme. Elle fut aussi une grande actrice. C’est rare d’être à la fois Barbara et Catherine Deneuve, je ne vois pas d’autre exemple.

 

 

Justement, est-ce qu’il ne lui a pas manqué de rencontrer "un Michel Berger" ?

Je ne pense pas. Ce n’était pas un problème de chansons. Elle les écrivait, et elle le faisait très bien. Mais elle n’avait pas d’ambition du tout (rires). Elle a fait ce métier par hasard. D’abord le cinéma, peut-être aussi pour perdre de sa timidité. Ensuite la chanson est venue, mais elle n’a pas eu le désir de laisser une trace. Simplement, dans les derniers moments de sa vie, elle a contribué à l’élaboration de son intégrale chez Universal, sans doute parce qu’elle voulait quand même laisser une trace, avec une pointe de regret. C’était ça, Marie Laforêt. Jusque dans les années 70, ça a été sa période très variétés, ça marchait très bien. Dans les années 80 elle a pris de la distance, ouvert une gallerie d’art à Genève. Elle faisait du cinéma et de la chanson de manière plutôt alimentaire. Quand elle faisait une télé, elle disait des choses du genre "Je viens de faire un film hautement psychologique", elle se moquait de ses films, etc... Dans une émission dont je me souviens, il était question de soupe, soupe alimentaire, et elle a rebondi : "En matière de soupe, je suis experte, d’ailleurs je vais vous chanter quelque chose..." Elle a fabriqué tout cela dans les années 80, ce qui a discrédité son personnage parce que quand on entend ça, on la croit. Le mal a été fait. Patrick Dewaere avait été un peu comme ça aussi.

 

Vos projets et envies pour la suite Alain Wodrascka ?

Je prépare un album de chansons qui va sortir en février prochain, avec une scène. Et je prépare deux autres livres.

 

Un dernier mot ?

Je suis un biographe qui fait ce travail avec passion, mais je suis avant tout un artiste. Je me distingue des autres biographes qui sont avant tout des journalistes. Souvent j’interroge des gens, mais comme un artiste qui parle à d’autres artistes. En toute modestie, je me mets sur un pied d’égalité avec ceux sur lesquels j’écris. Je ne suis un fan de personne. Je m’intéresse beaucoup à l’art mais je le fais avec distance. Ils ne sont pas des dieux mais des artistes comme les autres, ils sont excellents dans ce qu’ils font mais sont des gens comme les autres. Artiste, je le suis, je ne me compare en rien avec eux au niveau du talent ou autre, je projette un regard d’artiste sur d’autres artistes.

Entretien réalisé le 9 juillet 2022.

 

Alain Wodrascka

 

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