« La mort, le règne et le rêve de Shinzo Abe », par Pierre Sevaistre
Sidération. C’est le mot qui est souvent revenu dans les commentaires qui ont suivi le meurtre, en plein meeting, de l’ancien Premier ministre japonais Shinzo Abe, le 8 juillet. Depuis la Seconde Guerre mondiale, le Japon n’a que très peu connu de violence politique, et il semblerait d’ailleurs, d’après les premiers éléments de l’enquête, que les causes du crime n’aient pas grand chose à voir avec la politique. L’occasion, tragique, invite en tout cas à se pencher sur le bilan de Shinzo Abe, un des hommes d’État les plus emblématiques et controversés du Japon d’après-guerre. Pour ce faire, j’ai proposé à M. Pierre Sevaistre, grand spécialiste du Japon (il avait répondu à une interview pour Paroles d’Actu autour de l’histoire du pays il y a cinq ans), une tribune libre pour évoquer le parcours politique du défunt, avec respect mais sans complaisance. Je l’en remercie, recommande à tous lecture de son Japon face au monde extérieur (Les Indes savantes, 2017), et je salue également amicalement Bruno Birolli. Exclu, Paroles d’Actu, par Nicolas Roche.
EXCLU - PAROLES D’ACTU
« La mort, le règne et le rêve de Shinzo Abe »
par Pierre Sevaistre
Source photo : Franck Robichon (Associated Press).
Nouvelle sidérante ce 8 juillet au Japon : l’ancien Premier ministre Shinzo Abe, venu soutenir un candidat aux élections sénatoriales dans la préfecture de Nara a été atteint par deux coups de feu pendant un discours fait devant une gare. Transporté inanimé à l’hôpital, tous les efforts pour le ramener à la vie ont été vains.
À l’heure où ces lignes sont écrites, il est trop tôt pour connaître les motivations de l’assassin mais l’arme artisanale, le fait de n’avoir pas cherché à fuir et les premières déclarations de l’intéressé sur des griefs vis-à-vis de l’ancien Premier ministre plaident en faveur d’une action individuelle sans portée politique.
Le monde entier s’est ému de la chose, et les condoléances s’accumulent depuis. Même Poutine a ajouté sa voix à ce vaste concert. Lorsqu’un politicien de ce niveau, resté plus de sept ans Premier ministre, meurt d’une telle façon, il est d’usage de ne rappeler que les points positifs de son bilan, tels sa politique économique de relance des « trois flèches » à laquelle il se référait lui-même fièrement sous le nom d’« Abenomics », la manière dont il a renforcé la présence du Japon sur la scène internationale ou celle dont il est parvenu à contrôler Trump grâce à une flatterie éhontée dont seul le destinataire ne s’est pas rendu compte.
Mais ces réussites que le monde salue à juste titre ne sauraient cacher l’échec des principaux objectifs qu’Abe s’était fixés, un manque de réussite d’ailleurs salutaire car son intention était très inquiétante. Il ne s’agissait rien de moins que de démanteler la démocratie japonaise, imposée disait-il par les Américains après la guerre et ne correspondant pas selon lui à l’âme du « Magnifique Japon », l’« Utsukushii Nippon » de son premier mandat. Abe n’avait pas tort de dire que la Constitution actuelle avait été imposée par les Américains. Le général MacArthur avait en effet commencé par demander à un comité japonais de la réviser mais, voyant que l’activité principale des membres consistait à chercher des artifices de vocabulaire qui laisseraient intacte la Constitution originelle de 1889, il confia à un groupe de jeunes juristes le soin d’écrire en moins d’un mois un projet qui fut donné aux Japonais comme base de travail. Ils pouvaient en changer le langage, mais pas le contenu. Imposée ne veut pas dire mauvaise...
La Constitution originelle de Meiji n’avait rien de démocratique. Elle établissait en préambule la descendance divine de l’empereur, détenteur de toute autorité, et codifiait les devoirs de ses sujets. Il ne faut pas croire que l’empereur était pour autant tout puissant. Dans la pratique, au-delà d’une autorité morale construite par l’empereur Meiji, l’ensemble des pouvoirs était concentré entre les mains de quelques personnes issues à l’origine des clans féodaux qui avaient fomenté la révolution Meiji, les domaines de Choshû, Satsuma auxquels il fallait ajouter quelques nobles de la cour impériale, les Kuge. Tout ce petit monde se partageait les rôles en coulisses de manière totalement opaque. L’assemblée n’était qu’une vague instance de contrôle s’occupant essentiellement du budget et lorsque les militaires, dans les années trente, décidèrent de s’emparer du pouvoir, personne ne put s’y opposer, pas même l’empereur Hirohito.
Ce groupe de dirigeants auto-nommés agissaient au nom de l’empereur et n’étaient responsables devant personne. Tant que c’étaient des despotes éclairés, les choses se passaient bien mais quand d’obscurs militaires prirent la place, ce fut une catastrophe. Les militaires s’estimaient propriétaires d’un peuple consommable à volonté. À la fin de la guerre, lorsque leurs décisions stratégiques désastreuses avaient amené les Américains aux portes du Japon, ils suggéraient un sacrifice des cent millions, ichi oku gyokusai, sorte de hara-kiri national plutôt que de reconnaître leurs erreurs et de négocier une paix. Il fallut deux bombes nucléaires et une intervention directe de l’empereur pour leur arracher le pouvoir.
« Abe semblait vouloir revenir à cette période où
le Japon n’avait pas été battu et où l’on pouvait demander
n’importe quoi au peuple, pourvu qu’on lui dise
que c’était au nom de l’empereur. »
Ce qui était très troublant dans la politique du « Magnifique Japon » d’Abe, est qu’il semblait vouloir revenir à cette période où le Japon n’avait pas été battu et où l’on pouvait demander n’importe quoi au peuple, pourvu qu’on lui dise que c’était au nom de l’empereur. Dans cette perspective, le souvenir historique de la défaite du Japon était très gênant et cela explique le glissement révisionniste d’Abe et de quelques-uns de ses camarades. Cela se faisait par petites touches, modifications des livres d’histoire, enseignement du « patriotisme » dans les écoles, obligation de chanter l’hymne national, le kimigayo debout, contrôle de la presse par des lois sur le secret et bien d’autres choses encore. Un autre moyen était de visiter le sanctuaire de Yasukuni où reposent les âmes des héros morts pour la patrie, y compris sept criminels de guerre de classe A pendus par les Alliés. Pourtant, cela provoqua un tel tollé chez les Chinois et les Coréens qu’Abe, qui l’avait fait au cours de son premier et court mandat ne s’y risqua pas une deuxième fois. S’il n’était pas trop difficile d’imposer un mode de pensée révisionniste à l’intérieur du Japon, vis-à-vis de pays tiers c’était beaucoup plus difficile et les essais répétés et maladroits d’Abe pour minimiser la question des « femmes de réconfort », de jeunes chinoises ou coréennes mobilisées dans les bordels de l’armée impériale, eurent un effet contraire aux espérances. Abe pensait avoir réglé la question avec la présidente coréenne Park dans un accord qui avait été qualifié de final et irréversible mais qui manquait tellement de sincérité qu’il fut immédiatement dénoncé par le successeur de celle-ci, le président Moon. Il est vrai que M. Moon avait ses propres projets populistes et à nationaliste, nationaliste et demi ! Les problèmes deviennent alors insolubles...
Le plus grand projet d’Abe était de modifier la Constitution d’après-guerre, et notamment son article neuf qui prévoyait l’abandon du droit à avoir une armée. Modifier un tel article après soixante-dix ans n’était pas une mauvaise idée en soi et d’ailleurs, sous le nom de Forces d’Auto-défense, le Japon dispose en réalité d’une armée digne de ce nom mais les raisons invoquées pour ce faire étaient plus que douteuses. Dire que la Constitution avait été imposée ou que le Japon voulait redevenir un pays normal montrait que plus qu’une position vis-à-vis de la menace chinoise, il s’agissait surtout du désir d’effacer la trace la plus visible de la défaite de 1945.
Comment Abe, qui était une personne intelligente a pu tomber dans un tel révisionnisme ? On ne le saura probablement jamais mais il y a quelques théories à ce sujet. Abe est le petit-fils de Nobusuke Kishi, accusé de crime de guerre de classe A après la défaite, avant que cette accusation ne soit abandonnée et qu’il ne devienne Premier ministre de 1957 à 1960. Criminel de guerre de classe A ne veut pas dire que l’on a tué ou ordonné de tuer des personnes sans défense, mais que l’on a eu des responsabilités dans le déclenchement ou la continuation de la guerre. Kishi avait été le ministre du commerce et des munitions sous Tojo et il faisait partie de la centaine de personnes qui tombaient sous le coup de cette accusation. Heureusement pour lui, au procès de Tokyo il n’y avait que vingt-cinq places dans le tribunal. Il dut donc attendre son tour qui ne vint jamais. Lorsqu’il devint Premier ministre, son but fut de réviser l’accord de sécurité nippo-américain, d’obtenir le pardon de tous les criminels de guerre et de modifier l’article neuf de la Constitution. Il chercha à se rapprocher des pays asiatiques afin de contrebalancer le poids de l’Amérique mais ne parvint pas à grand-chose. Il se rapprocha donc à nouveau des États-Unis et parvint à améliorer de son point de vue les accords de sécurité, mais l’opinion japonaise était devenue très hostile à toute forme d’accords et devant les troubles et les émeutes, il dut démissionner.
Certains disent qu’Abe s’était donné pour mission de terminer ce que son grand-père n’avait pu mener à bout et d’autres ajoutent qu’il a fait cela sous l’influence de sa mère Yoko Kishi, qui est encore de ce monde. Son père pour sa part était un politicien beaucoup plus conventionnel et modéré. On ne sait pas si cette théorie est vraie mais elle aurait l’avantage de bien expliquer le comportement d’Abe.
« Abe n’est pas parvenu à imposer
sa modification de la Constitution parce que
les Japonais ne se sont pas intéressés à son rêve. »
J’ai écrit un livre en 2015 sur les difficiles relations du Japon avec l’extérieur dans lequel je faisais part de mes inquiétudes pour la démocratie japonaise face aux coups de boutoir d’Abe et de ses acolytes révisionnistes. En fait, la démocratie japonaise a tenu beaucoup mieux que ce que je craignais. En France devant de telles attaques, la moitié du pays aurait été dans la rue. Le peuple japonais n’a cette fois-ci pratiquement pas bougé et pourtant, Abe a échoué. En sept ans il n’est pas parvenu à modifier la Constitution et cela malgré la bonne tenue de son parti, le PLD, aux élections. Comment expliquer cela ? Je pense que c’est dû à l’incapacité dans laquelle s’est trouvé Abe de mobiliser la population japonaise. Pour faire des modifications de l’ampleur de celles qu’il visait, il faut plus que la neutralité du peuple, il faut un soutien actif, de l’enthousiasme. Or les Japonais ne s’intéressaient pas au rêve d’Abe, au « Magnifique Japon », ou à son désir de pouvoir briller dans les réunions internationales sans l’ombre de la défaite accrochée à ses basques. À l’intérieur du PLD, il a bien eu le soutien d’un certain nombre de députés, et en particulier de ceux qui font partie de la très droitiste Nihon Kagi, mais un grand nombre d’autres n’ont pas voulu le suivre, voire se sont opposés au projet de modification tel qu’il était formulé.
Enfin, et de manière extrêmement discrète mais néanmoins ferme, l’empereur a suggéré qu’il ne souhaitait pas soutenir le rêve d’Abe. L’empereur vieillissait et pour Abe c’était une aubaine, car un souverain grabataire et muet était idéal ; on pouvait lui faire dire ce que l’on voulait. Pourtant, contre l’avis d’Abe, l’empereur est parvenu à imposer son abdication en faveur de son fils.
Le Japon face au monde extérieur, une histoire revisitée (Les Indes savantes, 2017)
Après sept ans, Abe a été usé par le pouvoir. Il a été impliqué dans toutes sortes de scandales de favoritisme dont il s’est difficilement sorti. Il n’a pas su faire face à la pandémie du Covid et s’est ridiculisé en distribuant à tout le Japon un minuscule masque en tissu qu’il était le seul à porter et qui a été tout de suite surnommé « abenomask » pour faire le pendant à ses « abenomics ». Il a finalement été rattrapé par des problèmes de santé qui l’ont conduit à démissionner et qui probablement devaient être aggravés par le stress, puis qu’ils ont disparu après son départ du gouvernement.
Vous l’avez compris, je n’aimais pas Abe et je ne l’aime toujours pas, mais il ne méritait pas cela. C’est une mort absurde dans un monde dont on se demande parfois s’il continue à avoir du sens.
Pierre Sevaistre
Yokohama, le 9 juillet 2022
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