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Paroles d'Actu
16 juin 2020

François Delpla: « Refuser tout armistice à Hitler en 1940 le plongeait dans une impasse mortelle »

Il y a 80 ans jour pour jour se jouait, sous les yeux incrédules du monde, un des plus grands drames de l’histoire de France. Le 16 juin 1940, le président du conseil Paul Reynaud acceptait le principe d’une incroyable fusion franco-britannique, porté par Jean Monnet et soutenu par Churchill et De Gaulle, qui eût conduit à une continuation conjointe et résolue du combat contre l’Allemagne nazie. Le soir même, alors que De Gaulle, confiant, quittait l’Angleterre pour Bordeaux (siège du gouvernement en déroute), il apprenait que Reynaud, vaincu en cabinet, avait démissionné, cédant presque naturellement sa place au maréchal Pétain, et aux partisans de l’armistice, dont la demande fut transmise à l’ennemi dès le lendemain. De Gaulle, désormais condamné par le pouvoir, prit ses dispositions pour regagner Londres et y organiser une résistance tandis que Pétain s’apprêtait, bientôt, à installer le pays dans la voie de la collaboration, et son gouvernement à Vichy.

J’ai proposé, pour l’occasion, à l’historien François Delpla, que les lecteurs de Paroles d’Actu connaissent bien (il est notamment l’auteur de Hitler et Pétain, paru chez Nouveau Monde en 2018), une interview portant sur ces journées décisives et à bien des égards tragiques. Je suis heureux qu’il ait accepté de se prêter au jeu, et salue dautant plus son travail de fouille et de recherche qu’il a été injustement banni par un grand réseau social il y a quelques semaines. Je profite également de l’occasion que me procure cet article pour saluer tout particulièrement quelqu’un que j’ai la joie d’appeler mon ami, l’Américain francophile et passionné d’Histoire Bob SloanUne exclusivité Paroles d’Actu. Par Nicolas Roche.

 

EXCLU PAROLES D’ACTU - 80 ANS JUIN 1940

François Delpla: « Refuser tout armistice à Hitler

en 1940 le plongeait dans une impasse mortelle. »

Reynaud et Pétain

Le général Weygand, Paul Baudouin, Paul Reynaud et le maréchal Pétain, mai 1940.

Photo : © Getty / Keystone-France.

 

Se figure-t-on encore aujourd’hui l’ampleur du traumatisme que constitua, pour les Français d’alors, la défaite lourde de conséquences - et peut-être inéluctable au vu de l’excellence du coup allemand - de mai-juin 1940 ? La plus grave catastrophe de notre histoire ?

débâcle historique

Oui et non. Sans Churchill - ou n’importe quel Anglais décidé… mais il n’y avait guère que lui -, Hitler mourait dans son lit 40 ans plus tard dans un empire allemand qui aurait eu le temps de faire de « nous » ce qu’était la Grèce par rapport à Rome. Fin de la France. Mais, Hitler ayant finalement été vaincu, elle existe, conserve un poids en Europe et dans le monde, n’est pas si inférieure que ça à l’Allemagne et à l’Angleterre, mais évidemment, l’énorme contribution des « deux grands » à la bataille a fait régresser, relativement, toute l’Europe.

 

Considérant les forces en présence et les moyens matériels dont disposaient les belligérants, peut-on établir que la défaite était davantage affaire de choix stratégique (mobilité mécanique en attaque contre murs statiques en défense) que d’infériorité numérique ? Si, hypothèse, De Gaulle, avec ses conceptions novatrices de l’armée, avait été aux manettes à la place de Gamelin dès la déclaration de guerre de septembre 1939, la France aurait-elle eu une chance de connaître alors un autre destin ?

rapport de forces

Oui.

L’Allemagne est faible, par rapport à ses ambitions. Elle ne peut gagner qu’en prenant de grands risques, en cachant constamment son jeu, en divisant les gens qu’elle veut léser pour les battre séparément. Sa victoire de mai-juin 40 est due à des facteurs politiques beaucoup plus que militaires. On s’attendait à tout sauf à ce qu’elle joue toute sa mise ainsi parce que jusque là elle ne s’était attaquée qu’à des proies nettement plus faibles. Le 10 mai, tout le monde pense qu’elle ne vise que l’occupation du Benelux. Il y a avant tout une faillite intellectuelle, dans le refus de voir Hitler en face, la propension à le prendre pour un bouffon, l’idée que Staline serait plus dangereux, la croyance en une Allemagne divisée et au bord de l’implosion…

 

Qu’aurait-il fallu pour que la position de Paul Reynaud à la tête du gouvernement demeure tenable au-delà du 16 juin 1940 (voire soyons fous la nomination d’un Georges Mandel) ? Une solution autre qu’une demande d’armistice à l’ennemi (l’exil du gouvernement à Londres ou en Afrique, voire la fusion franco-britannique) eût-elle été sérieusement envisageable au regard de l’immense capacité de nuisance et de destruction aux mains des Allemands sur la France occupée ?

pertinence d’un armistice

Parce que l’armistice ne leur donnerait aucun moyen de nuire ni de détruire ?

Si nous convenons que Hitler n’a conclu un pacte avec Staline que pour écraser la France, provoquer par là une résignation anglaise à sa domination du continent et se payer ensuite sur la bête soviétique (mais pas forcément en 1941 et pas forcément en une seule fois), le seul fait de lui refuser tout armistice en 1940 le plongeait dans une impasse mortelle. C’est d’ailleurs bien dans cette impasse que Churchill l’a englué en l’obligeant à tout miser une fois de plus sur une seule case, une Blitzkrieg vers l’est à finir impérativement dans les trois mois.

Avec une France restée en guerre, il n’aurait même plus eu cette échappatoire.

 

François Delpla 2019

  

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5 juin 2020

Isabelle Bournier : « 1944 : le D-Day, certes, mais n'oublions pas la bataille de Normandie ! »

Demain, 6 juin, sera commémoré, comme toutes les années depuis 1944, le débarquement des soldats alliés sur les plages de Normandie, épisode clé de la victoire contre l’Allemagne nazie sur le front occidental. 76 ans après, ce souvenir reste vif, comme la flamme qu’on maintient animée, et c’est heureux : le sacrifice de ces soldats, parfois venus de très loin pour secourir, et parfois inonder de leur sang une terre qu’ils ne connaissaient même pas, force le respect. Mais n’y a-t-il pas surreprésentation du « D-Day » dans la mémoire des batailles de la Seconde Guerre mondiale, telle que transmise par les médias, le cinéma, et même les officiels ? Qui songe, par exemple, à la bataille de Normandie, suite décisive du Débarquement, qui s’est tenue jusqu’à la fin août et a permis, enfin, daffermir les positions alliées en France ?

Invasion of Normandy

Petite expérience réalisée sur Google, quelques minutes avant d’avoir écrit cette intro. Le mot clé recherché : « Invasion of Normandy movies », l’idée étant de voir quels films de cinéma abordaient cet épisode de la guerre. Le constat saute aux yeux : le « D-Day » tire toute la couverture à lui (même si pas mal de ces oeuvres abordent aussi les jours ayant suivi le 6 juin). C’est en tout cas une des questions que j’ai abordées avec Isabelle Bournier, directrice culturelle et pédagogique au Mémorial de Caen, à quelques jours de commémorations qui se feront dans un contexte bien particulier, celui des restrictions liées à la crise sanitaire. Je la remercie chaleureusement pour ses réponses et sa bienveillance constante à mon égard, et m’associe sans réserve à l’hommage porté aux soldats porteurs de liberté retrouvée, et à tous les résistants de ces temps-là. Une exclusivité Paroles d’Actu. Par Nicolas Roche.

 

EXCLUSIF - PAROLES D’ACTU

Isabelle Bournier: « 1944 : le D-Day, certes,

mais noublions pas la bataille de Normandie ! »

 

Isabelle Bournier bonjour, et merci d’avoir accepté de répondre à mes questions pour Paroles d’Actu. Vous êtes directrice culturelle et pédagogique au Mémorial de Caen. Parlez-nous un peu de vous, de votre parcours ? L’Histoire, c’est une passion depuis longtemps, et comment cette passion est-elle née ?

l’Histoire et vous

Au risque de vous décevoir, non, l’Histoire n’est pas une passion qui remonterait à l’enfance, une passion qui m’aurait été transmise par un membre de ma famille. Je dirais que c’est l’immersion inconsciente et non-consentante dans une histoire familiale, durement marquée par la bataille de Normandie, ses drames mais aussi ses histoires cocasses, qui m’a menée à l’Histoire.

 

Vous vous tiendrez, avec les équipes du Mémorial de Caen, en première ligne pour commémorer, à partir du 6 juin, le débarquement, puis la bataille de Normandie, qui ont contribué de beaucoup à la libération de l’Europe en 1944... Comment les choses se sont-elles organisées, et comment vont-elles se dérouler cette année, en ce contexte exceptionnel de crise sanitaire ? J’imagine que cette fois, les vétérans, leurs familles, et les dignitaires attendus - notamment étrangers - ne pourront être au rendez-vous ?

une année particulière 

La Normandie a, sur son territoire, une trentaine de musée sur le Débarquement. Ils sont implantés sur les lieux mêmes où se sont déroulés les événements. Le Mémorial n’est pas un « Musée du Débarquement », c’est un musée qui ne se trouve pas sur la côte, mais à Caen. Son propos est différent. Même si le Débarquement et la bataille de Normandie y tiennent une place importante, son discours s’inscrit dans un contexte beaucoup plus large, celui de la Seconde Guerre mondiale et de la Guerre froide.

Nous avons eu la chance – on peut se permettre de dire cela aujourd’hui – de pouvoir célébrer le 75e anniversaire du Débarquement l’année dernière et d’accueillir des vétérans et leurs familles. Cette année sera très différente et même si les commémorations doivent se tenir en comité restreint, elles auront lieu. Le Mémorial, pour sa part, diffusera sur les réseaux sociaux un concert donné sur un des pianos Steinway qui a débarqué. Pour les cérémonies officielles, il est annoncé une cérémonie internationale à Omaha Beach dans laquelle les pays seront représentés par leurs ambassadeurs. Effectivement, ce format réduit est une première depuis très longtemps !

 

Question un peu poil à gratter, mais allons-y et évacuons-la maintenant : il est beaucoup question, année après année, lorsque l’on évoque la Seconde Guerre mondiale, du débarquement en Normandie. Entendons-nous : l’événement a été énorme et décisif, mais n’est-il pas sur-représenté dans l’imaginaire de tous, comme s’il écrasait tout par rapport à des faits comme, justement, la bataille de Normandie qui a suivi, les débarquements en Afrique du nord et en Provence, pour ne rien dire du front de l’est ? Les Américains, y compris via la puissance de leur culture (je pense au cinéma), n’ont pas un peu trop tiré la couverture vers eux (même si, encore une fois les mérites des vétérans ne sont pas contestables) ?

le D-Day et les Américains

C’est tout à fait exact. Le 6 juin 1944 capte toute l’attention depuis 75 ans. La mémoire américaine de l’événement - on pense au cinéma, aux cimetières militaires et aux photos très largement diffusées – a contribué à faire du 6 juin un épisode héroïque de la Seconde Guerre mondiale. La recherche historique, le Mémorial de Caen et les instances du tourisme œuvrent depuis plusieurs années à faire connaître la bataille de Normandie qui a duré presque 100 jours et à expliquer son enjeu. Sans oublier les 20 000 morts civils qui ont payé cher cette victoire ! Mais le mythe du 6 juin comme clé de la Libération est une image tenace !

Le 6 juin 1944 décisif ? Oui et non. Oui, parce que réussir à faire débarquer 150 000 hommes sur des plages était un pari fou et non, parce que les jours décisifs sont ceux qui ont immédiatement suivis le 6 juin. La consolidation des têtes de pont et l’arrivée de renforts étaient indispensables au maintien des troupes alliées sur le sol normand. Une puissante contre-attaque allemande aurait pu tout compromettre.

 

Comment les Allemands, et je pense notamment aux jeunes générations, perçoivent-ils ces commémorations ? L’évolution au fil des décennies a-t-elle été notable sur ce point, et la mémoire des déchirements passés peut-elle contribuer à renforcer les liens présents et futurs ?

côté allemand

C’est une question intéressante. Au Mémorial, les visiteurs allemands représentent environ 5% des visiteurs étrangers. Ce chiffre est stable depuis des années. Le 6 juin 2004, pour la première fois depuis la fin de la guerre, un chancelier allemand a été officiellement invité aux commémorations. En fin de journée, le président Chirac et le chancelier Schroeder se sont retrouvés à Caen, sur l’esplanade du Mémorial. Le discours prononcé par Gerhard Schröder dans lequel il affirme que « les Allemands ne se déroberont pas à la leçon du passé » et l’accolade avec Jacques Chirac sont restés dans les mémoires comme un moment d’intense émotion à forte portée symbolique.

 

Quelle place cette mémoire si particulière occupe-t-elle auprès des habitants de la région de Caen, et notamment, une fois de plus, auprès des plus jeunes, des écoliers ?

les nouvelles générations

Au-delà du débarquement et de la bataille de Normandie qui a suivi, l’été 1944 peut aussi être raconté à hauteur d’hommes et de femmes. On peut dire qu’il n’est pas une famille qui n’ait subi les bombardements massifs des Alliés, les représailles de l’occupant, l’exode, la séparation, la peur, la souffrance, la mort… Chaque famille a une histoire à raconter. Au plus fort de la bataille, il y avait 2 millions de soldats alliés pour un million de Normands ! Autant dire que les récits ne manquent pas de rencontres pittoresques, de méfiance et de liens d’amitiés qui se sont créée entre les Normands et les GI. Mais la mémoire des Normands n’a, jusqu’à une période assez récente, pas pu s’exprimer complètement. Comment dire que les villes, les maisons, les familles ont été bombardées par les Alliés ? Là encore, il a fallu un anniversaire du 6 juin pour donner la parole aux civils et reconnaître le drame des villes détruites. Le temps qui passe éloigne la jeunesse de l’événement mais un récent sondage auprès de la population normande a révélé que, même si elle déclare ne pas vraiment s’intéresser au débarquement, il fait partie de leur histoire. On ne peut y échapper que ce soit sur la côte avec les restes (très visibles) du Mur de l’Atlantique ou dans les villes reconstruites. L’empreinte de la bataille de Normandie est particulièrement forte dans le paysage urbain.

 

Vous avez, dans le cadre de votre mission, eu le privilège de rencontrer bon nombre de vétérans, ces héros souvent humbles et taiseux qui ont contribué pour beaucoup à notre condition actuelle de citoyens libres. Combien sont-ils aujourd’hui, de ceux des opérations en Normandie, à être encore en vie ? Et si vous le pouvez, racontez-nous en quelques mots l’histoire d’un d’entre eux, disparu ou toujours là, et qui vous aurait particulièrement marquée ?

récits de vétérans

Effectivement, les vétérans ont toujours été présents aux commémorations du 6 juin mais ils sont, malheureusement, de moins en moins nombreux. La très grande majorité d’entre eux venaient des États-Unis, du Canada et de Grande-Bretagne. C’était un long voyage. Certains revenaient tous les ans, d’autres ont attendu d’être très âgés pour accomplir ce « pèlerinage ». Pendant la semaine qui précède les commémorations – qui commencent le 6 juin et se poursuivent au-delà – on les croise encore dans les musées, sur les sites, dans les communes qui ne manquent jamais d’honorer leur présence. De mon point de vue, c’est un moment irremplaçable. Si parmi eux, il y a quelques authentiques héros, la plupart étaient des soldats, des témoins. Venus d’abord en couple, puis accompagnés de leurs enfants et de leurs petits-enfants, ils sont là pour partager, pour transmettre, pour se recueillir et pour profiter de l’accueil chaleureux qui leur est accordé. Je pense à Bernard Dargols, un Français engagé dans l’armée américaine qui nous a raconté son parcours étonnant et ses retrouvailles émouvantes avec la terre de France, et n’a jamais cessé de revenir à Omaha Beach jusqu’à la fin de sa vie.

 

Bernard Dargols

M. Bernard Darcols (1920-2019).

 

Dans quelques années, malheureusement, il n’y aura plus de témoins directs de ces événements, et nous n’aurons plus pour nous en souvenir, et alimenter la conscience collective, que les témoignages et documents recueillis. Que fait le Mémorial de Caen sur ce front de la conservation de la mémoire ? Et que faudrait-il faire, tous ensemble, auprès de ces gens pendant qu’ils sont encore là ?

la mémoire des disparus

Le Mémorial a un service d’archives riche en documents, en photos et en témoignages. Après avoir récolté, dès son ouverture, des récits de vétérans et de résistants normands, le Mémorial a lancé des collectes de témoignages de civils dont la parole s’est libérée tardivement. Aujourd’hui, il nous reste à poursuivre l’enregistrement de ceux et celles qui étaient enfants et en âge de se souvenir. Plusieurs programmes de recherche montés avec l’université de Caen ont permis ce travail parmi lesquels EGO (Écrits de Guerre de d’Occupation), qui fait l’inventaire des écrits publiés.

 

Est-ce qu’on enseigne et transmet l’Histoire de manière satisfaisante aujourd’hui, à vos yeux ? Les programmes sélectionnés sont-ils tous pertinents, et les outils pédagogiques employés, efficaces ?

l’Histoire et la jeunesse

N’étant pas enseignante, je ne me prononcerai pas sur les programmes d’histoire. Pour ce qui est des activités pédagogiques proposées par les sites historiques et par les musées, il y a encore beaucoup à faire mais il est certain que travailler l’Histoire et les questions de mémoire dans le cadre d’un musée permet des approches originales. L’objet historique et l’archive apportent une dimension concrète à l’Histoire, et les élèves ne s’y trompent pas. Certains témoins ont aussi beaucoup transmis dans les classes. Ils ont apporté une multitude de détails sur leur quotidien, qui là encore captivent les élèves. La bande dessinée, le roman jeunesse ou le dessin animé, constituent eux de très bons supports d’apprentissage pour les enfants, à la seule condition qu’ils soient rigoureux historiquement, qu’ils ne confondent pas Histoire et mémoire et soient suffisamment nuancés pour ne pas transmettre une image caricaturale de la période et de ses acteurs.

 

Un dernier mot ?

Je pense avoir été trop bavarde ! Je vais m’arrêter là mais je suis curieuse de savoir comment la mémoire du Débarquement évoluera dans les décennies à venir. Que racontera-t-on du D-Day dans cinquante ans ?

 

Isabelle Bournier 2020

Isabelle Bournier est directrice culturelle et pédagogique au Mémorial de Caen.

  

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30 mai 2020

Renaud Benier-Rollet : « En matière de sciences, la croyance n'a pas sa place. Seul le savoir importe. »

Un mois après l’interview avec Nans Florens, son acolyte de la chaîne de vulgarisation médicale Doc’n’roll (que je vous invite à aller voir !), je vous propose aujourd’hui la retranscription de mon échange avec Renaud Benier-Rollet, infirmier libéral. De par sa profession, dont il est finalement rarement question dans l’actu médicale, il est en première ligne lorsqu’il s’agit de rassurer, voire de prendre en charge ses patients, souvent âgés et donc à risque. De la séquence Covid-19, il retient une note d’optimisme par rapport au sursaut que la situation ne manquera pas de susciter ; surtout, il s’attache, comme Nans Florens, à appeler chacun à remettre toujours en question, via l’esprit critique, les infos reçues, et ses certitudes en général. Merci à lui pour ses réponses et sa bienveillance. Exclu, Paroles d’Actu. Par Nicolas Roche.

 

SPÉCIAL SANTÉ - PAROLES D’ACTU

Renaud Benier-Rollet: « En matière de sciences,

la croyance n’a pas sa place. Seul le savoir importe. »

Renaud Benier-Rollet

 

Renaud Benier-Rollet bonjour, et merci d’avoir accepté mon invitation à vous exprimer sur Paroles d’Actu. On parle beaucoup (et toujours pas assez) des infirmier-ère-s en hôpital en ce moment, très peu des libéraux, dont vous êtes. Comment représenter la place qui est la vôtre dans le dispositif général de soins, et pourquoi avoir choisi, d’infirmier hospitalier, la voie du libéral ?

Bonjour et merci de votre invitation.

Les infirmier(e)s libéraux sont un maillon très important de la chaîne de continuité des soins en France. Nous jouons un rôle central dans le maillage sanitaire et social du territoire. Outre les soins infirmiers à proprement parler, nous contribuons très fortement à la coordination des soins et au suivi des patients. Nous faisons quotidiennement le lien entre les médecins traitants, les services hospitaliers, les autres professionnels paramédicaux, et nos patients et leurs familles. 

Bien que nous représentions entre 15% et 20% des infirmiers, il est tout à fait vrai qu’on ne parle que très peu de notre profession, certainement parce qu’elle est mal connue et moins emblématique que celle des soignants hospitaliers. On peut dire que nous sommes invisibles à quiconque n’ayant jamais eu besoin de nos services pour lui ou pour un de ses proches. 

J’ai rejoint cette voie un peu par hasard à vrai dire, après plusieurs années à travailler au service d’accueil des Urgences du CHU de Besançon, et j’en suis très satisfait. Il s’agit d’un métier différent, passionnant à plusieurs égards et j’y ai surtout trouvé la reconnaissance des patients, qui manquait cruellement à l’époque de l’hôpital - je ressentais très peu de reconnaissance de leur part et de celle des familles, comme de la part de la direction de l’hôpital d’ailleurs... À domicile, j’ai pour habitude de dire qu’on m’a plus dit « Merci » lors de ma première journée de remplacement qu’en cinq années aux Urgences...

 

Finalement, par les temps qui courent, vous êtes en première ligne, y compris pour voir, à domicile, les angles morts qui ne rentreront pas dans les stats. Comment vivez-vous, dans votre métier, et notamment auprès de vos patients, cette crise du Covid-19 depuis son commencement ?

Je la vis plutôt bien. Au début de l’année, j’avoue avoir été trop optimiste (mea culpa), comme beaucoup de gens, n’imaginant pas l’ampleur que cette crise sanitaire prendrait. Au fur et à mesure des événements, nous nous sommes organisés pour répondre de manière efficace aux modalités de prise en charge spécifiques qu’imposait la présence du Sars-CoV2 sur le terrain.

Nos patients sont en majorité des personnes âgées, donc plus à risque que la population générale. Notre rôle a surtout été de les informer et de leur expliquer l’importance du confinement et des nouvelles précautions qu’ils devaient prendre.

 

« Ma plus grande crainte a été d’être moi-même vecteur

du virus, et de contaminer mes propres patients. »

 

Au final, tout se passe plutôt bien, les consignes sont plutôt bien acceptées et respectées. La plus grande crainte que j’avais était donc d’être moi-même vecteur du virus et de contaminer mes propres patients, vu que je les côtoie de très près tous les jours.

 

On parle beaucoup à l’heure actuelle de la rémunération des infirmier-ère-s (en hôpital et en libéral, vous connaissez bien les deux casquettes on l’a rappelé), pas à la hauteur par rapport au travail fourni et à l’utilité sociale. Votre sentiment sur la question ?

La question de la rémunération est tout à fait justifiée. Je comprends tout à fait les revendications de mes collègues, principalement hospitaliers.

Personnellement, je suis satisfait de mon salaire mais il est vrai qu’on nous demande d’effectuer de plus en plus de tâches et de travail administratif, sans pour autant les rémunérer. Après, je pense que on ne fait pas le métier de soignant pour le salaire à la fin du mois, c’est avant tout une vocation. Ça peut paraître un peu « bateau » dit comme ça, mais c’est une réalité d’après moi.

 

Quel regard posez-vous, comme professionnel de santé, et aussi comme citoyen éclairé, sur la manière dont le déconfinement est en train de s’opérer ? Est-ce que, du côté des pouvoirs publics (les décisions prises et leur calendrier), et s’agissant descomportements de nos concitoyens, globalement vous vous sentez plutôt optimiste ou pessimiste quant à la suite des événements ?

À vrai dire, il est difficile, depuis le départ, de prévoir comment va se dérouler cette crise sanitaire. Je pense que toutes les personnes qui disent savoir ce qu’il aurait fallu ou ce qu’il faudrait faire sont beaucoup trop confiantes. Dans les faits, l’évolution est totalement inconnue de tous. Les décisions ne doivent donc pas être faciles à prendre. Beaucoup de facteurs entrent en jeu, et pas seulement sanitaires. Je ne suis pas spécialiste en gestion de pandémie donc je me garderais bien d’émettre un jugement définitif.

Comme je l’ai dit tout à l’heure, les comportements de nos concitoyens sont de manière générale plutôt responsables, je m’en remets donc à ma nature optimiste : on en sortira un jour, même si je pense que cela va changer durablement notre façon d’interagir les uns avec les autres.

D’après moi, il ne faut pas voir cette crise comme une parenthèse dans nos vies mais plutôt comme une nouvelle phase, avec ses nouvelles règles. On ne reviendra pas à la vie d’avant, en tout cas pas dans les prochains mois voire, les prochaines années.

 

Êtes-vous de ceux qui, à titre perso et à titre collectif, ont vu dans le confinement des vertus ? Croyez-vous qu’il y aura véritablement un monde d’après, plus soucieux des autres (notamment nos aînés) et de la nature, plus responsable et plus vertueux ?

Personnellement, je n’ai pas vraiment eu l’impression de vivre un confinement. J’ai continué à travailler au même rythme et donc à sortir de chez moi, et à avoir des relations sociales avec mes patients au quotidien. Il m’est du coup difficile d’imaginer à quoi peut ressembler un isolement total pendant plusieurs semaines.

Concernant « le monde d’après », j’aimerais bien sûr voir plus d’entraide et de solidarité entre les gens, et plus de conscience écologique chez chacun, mais les habitudes de consommation de notre société ont la dent dure. C’est à chacun d’y réfléchir, mais j’imagine que beaucoup de monde s’est rendu compte qu’on pouvait moins prendre sa voiture, regrouper ses sorties, éviter les centres commerciaux le week-end et moins consommer d’une manière générale.

 

Vous participez, avec Nans Florens que j’ai eu le plaisir d’interroger ici il y a quelques jours, à la nouvelle chaîne YouTube de vulgarisation médicale Doc’n’Roll. La place que tiennent les débats tronqués et la désinformation, sur les réseaux sociaux notamment, vous inquiète-t-elle aujourd’hui ?

C’est en effet un gros sujet d’inquiétude pour moi. La présence de fausses informations et de contenus complotistes ou conspirationnistes sur les réseaux sociaux n’a fait qu’empirer durant cette crise. Je trouve ça catastrophique.

Il est vrai qu’il est désormais très difficile de savoir à qui se fier, et du coup, on assiste à une grosse crise de confiance du public vis-à-vis de l’information en général. C’est tout à fait compréhensible d’ailleurs.

Je me passionne depuis quelques années pour l’esprit critique et la zététique (l’art du doute, ndlr), et cela m’a aidé à prendre conscience de tous les biais auxquels j’étais soumis, notamment le biais de confirmation (un biais cognitif consistant à privilégier les informations confirmant ses idées préconçues, ndlr), qui est un véritable fléau. Je me suis beaucoup remis en question, j’ai changé d’avis sur de nombreux sujets et j’appréhende désormais très différemment les informations que je reçois.

 

« L’information, ce n’est pas un travail qui doit être fait

au rythme des réseaux sociaux, c’est un travail de fond. »

 

À titre personnel, j’ai arrêté toute source d’information en continu. L’information, ce n’est pas un travail qui doit être fait au rythme des réseaux sociaux, c’est un travail de fond. Ensuite, j’essaie de vérifier toutes les informations que je lis, je m’intéresse aux sources, je recoupe les témoignages, je lis différents médias sur le même sujet. Cela prend énormément de temps, mais c’est pour moi la seule façon de faire qui soit.

Avec Nans, l’idée d’une chaîne YouTube de vulgarisation nous trottait dans la tête depuis longtemps et cette crise du CoViD-19 a été le déclic. Le but est d’apporter des informations précises et sourcées au gens sur des sujets qui peuvent les questionner ou les intéresser.

 

Dans ce contexte, que vous inspire la discussion, passionnée bien au-delà du rationnel, sur l’hydroxychloroquine ?

Cela révèle, d’après moi, que le niveau scientifique général est plutôt bas en France, et qu’à défaut de savoir comment appréhender une information scientifique, beaucoup de personnes vont se fier à leur impression et à leur ressenti pour choisir ce qu’elles vont croire. Mais l’erreur est qu’en matière de sciences, la croyance n’a pas sa place. C’est le savoir qui importe.

Ce débat est donc un immense constat d’échec. On a d’un côté un professeur qui profite du manque de connaissance scientifique du public pour se faire mousser, et de l’autre des scientifiques qui s’offusquent mais qui sont inaudibles, car très peu pédagogues. D’où l’importance de la vulgarisation.

D’ailleurs, et c’est un scoop, une vidéo sur ce sujet sortira bientôt sur Doc’n’roll ! ;)

 

Quelque chose à ajouter ?

Quelques recommandations peut-être, pour les personnes qui s’intéresseraient à ce sujet passionnant qu’est l’esprit critique : la chaîne Hygiène Mentale sur YouTube est parfaite pour commencer à réfléchir sur la manière dont on pense, tout comme la chaîne de Mr. SamEt rejoignez-nous sur Doc’n’roll évidemment... :)

Et merci encore de votre invitation.

  

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27 mai 2020

Romain Mouchel : « Cette crise du Covid-19 aura été pour tous une belle leçon d'humilité »

Les jours se suivent, et la pandémie de Covid-19 semble, heureusement, être contenue dans de vastes territoires. Ce nouvel article, pour lequel j’ai choisi de donner à nouveau la parole à un soignant (pris au sens le plus large du terme, lire l’interview), me met en joie car il permet à la fois d’évoquer cette situation, sur un ton moins pessimiste que les premiers temps, et également de faire un « clin d’oeil » au premier médecin que j’ai interrogé pour ce blog, le Pr. Carole Burillon (mai 2017). Comme elle, mon invité du jour a fait de l’oeil sa spécialité, et comme elle, il est basé à Lyon. Je salue Romain Mouchel, chef de clinique spécialiste de la greffe de cornée, et le remercie pour ses réponses, intéressantes et inspirantes : notons que, comme d’autres médecins avant lui, il n’oublie pas de rendre hommage à tous ceux qui forment, dans le domaine du soin, les maillons indispensables d’une chaîne. Exclu, Paroles d’Actu. Par Nicolas Roche.

 

SPÉCIAL SANTÉ - PAROLES D’ACTU

Romain Mouchel: « Cette crise du Covid-19

aura été pour tous une belle leçon d'humilité. »

 

Romain Mouchel bonjour, et merci d’avoir accepté de répondre à mes questions. Parlez-nous un peu de votre parcours : pourquoi la médecine ? et pourquoi l’ophtalmologie ?

Bonjour, tout d’abord merci de m’avoir proposé cet interview. J’ai choisi médecine par passion, par envie. Vers l’âge de 10 ans, après avoir rêvé de devenir boulanger, j’ai rapidement été fasciné par le métier de chirurgien, et c’est en ce sens que j’ai débuté mes études supérieures par le concours PCEM1 (PACES aujourd’hui) en 2006/2007. Dès mon premier cours à la faculté - anatomie de l’os coxal -, j’ai su que j’avais choisi la bonne voie. Ensuite ma passion pour l’ophtalmologie, je ne sais pas exactement comment elle est venue. Famille de myopes du côté de ma mère, je vais tous les ans chez l’ophtalmologiste depuis l’âge de 6 ans. Alors quand on m’a demandé, plus jeune, « Chirurgien oui, mais de quoi ? », je répondais « Des yeux ! » sans vraiment savoir à quoi ça correspondait. En 2012, j’ai effectué mon stage de 5ième année dans le service d’ophtalmologie du Pr Muraine, à Rouen, et j’ai vraiment été fasciné par cette spécialité. Sans le savoir, j’allais prendre quelques années plus tard la même surspécialisation que le Pr Muraine, la cornée !

 

Dans quelle mesure votre activité première - le soin ophtalmologique donc - a-t-elle été, à Lyon, impactée, pour ne pas dire perturbée, par la crise du COVID-19 ? Tous les patients à traiter ont-ils pu être pris en charge, et ne craignez-vous pas que, par peur du virus ou par crainte même de déranger, certains soins ou examens importants aient pu être remis à plus tard par les patients ?

Du jour au lendemain, nous avons dû annuler tous nos blocs opératoires programmés (c’est-à-dire « non urgents à court terme »), et annuler toutes nos consultations, sauf urgence. La définition de l’urgence est très subjective et personnelle, il a donc été difficile pour certains patients de comprendre qu’ils ne relevaient pas de l’« urgence ». En deux semaines, c’est plus de 2500 consultations, et entre 100 et 150 chirurgies qui ont du être annulées dans notre service. Cependant, nous, nous étions là et par chance, peu touchés par le virus. Les urgences ophtalmologiques ont connu une baisse historique de leur fréquentation, et cela nous a permis de répondre présents pour les principales urgences ophtalmologiques.

« Un patient sur deux ayant une pathologie chronique

ne venait pas à son rendez-vous en ophtalmologie

durant la période de confinement... »

Il faut reconnaître que les Hospices Civils de Lyon ont mis rapidement en place une réorganisation de l’hôpital qui, associé au confinement et aux mesures barrières, a permis d’éviter le pire dans notre ville. Je pense donc que oui, nous avons pu prendre en charge les urgences même pendant cette période, mais que malheureusement certains patients n’ont pas consulté par peur du virus, et de la psychose générale générée par la médiatisation du virus. Il a fallu plus de trois semaines avant que le gouvernement annonce que les patients présentant une pathologie chronique devaient continuer leur suivi, cela même pendant le confinement, mais malgré tout, environ 50% des patients ne venaient pas à leur rendez-vous.

 

Vous m’avez confié, pour préparer cet entretien, avoir été bénévole à la régulation du SAMU durant quelques semaines critiques alors que la peur s’installait chez nos concitoyens, aussi sûrement que la pandémie. Que retiendrez-vous de cette expérience ?

Une expérience assez unique, que j’aurais bien sur préféré ne jamais connaître, mais qui aura un impact sur ma vie professionnelle. En effet, j’ai pris place dès la première semaine de confinement dans la cellule "COVID" du SAMU 69. Il s’agit d’une cellule de crise où nous (médecins, chirurgiens de toutes spécialités) avons géré les patients appelant le SAMU pour une suspicion de COVID-19 et ne présentant pas de signe de gravité immédiate (détresse respiratoire aigüe).

Le plus souvent, il s’agissait surtout de rassurer, et d’orienter les patients. En médecine de ville, des maisons médicales se sont spécialisées COVID-19 pour recevoir des patients suspects dans les conditions sanitaires nécessaires afin d’assurer la sécurité des patients, et des soignants. Pour la majorité des patients atteints, le COVID se manifeste par une grippe, assez sévère, qui se résout spontanément en 7 à 14 jours. Certains patients ont eu des symptômes atypiques (comme l’agnosie, les troubles digestifs ou des atteintes cutanées) et enfin d’autres ont eu des symptômes pendant plusieurs jours (15, parfois 20 jours de fièvre intermittente).

« Une expérience enrichissante, mettant en lumière le travail

de l’ombre de l’ensemble du personnel du SAMU... »

Le plus difficile était surtout de juger d’une « difficulté respiratoire » au téléphone, celle qui signe l’atteinte pulmonaire sévère pouvant nécessiter une prise en charge hospitalière (jusqu’au syndrome de détresse respiratoire aigu, nécessitant un passage en réanimation). Nous avions différentes stratégies, et surtout un médecin régulateur du SAMU, entraîné, toujours disponible pour nous aider. Enfin, il a fallu sortir, pour ma part, de l’ophtalmologie et revenir à une médecine plus générale pour maîtriser les différents symptômes et traiter, à distance, les patients. J’en retiens une expérience enrichissante, mettant en lumière le travail de l’ombre de l’ensemble du personnel du SAMU qui gère, par téléphone, toute l’année, des appels de personnes malades et inquiètes. La proximité avec la détresse de certains patients très isolés, ou stressés était également un paramètre difficile à appréhender et avec lequel il a fallu se familiariser.

 

R

 

Quel regard portez-vous justement sur cette séquence « COVID-19 », malheureusement pas achevée, qui aura mobilisé comme rarement nos soignants et structures de santé, et sans doute, marqué pour longtemps bon nombre de gens ? Quelles leçons en tirez-vous, comme soignant, et comme citoyen ?

« Nous avons vu certains de nos jeunes collègues

soutenir leur thèse de docteur en médecine, moment

unique et solennel, derrière leur ordinateur. »

Tout d’abord, une belle leçon d’humilité. Lorsqu’on vit dans un pays industrialisé, riche et développé, notre confort de vie nous rend exigeants, et dépendants. Nous sommes dépendants de pouvoir demander, et avoir tout ce que l’on désire dans un délai court. Du jour au lendemain, notre routine a été stoppée brutalement. Vous vous réveillez un matin, et vous ne pouvez plus sortir de chez vous sans remplir une feuille préalablement imprimée ou recopiée, avec votre carte d’identité et une petite crainte de devoir vous justifier d’être en dehors de votre domicile. Il a fallu redécouvrir les plaisirs simples de la vie, pour passer le temps : cuisiner, lire, écrire, jouer de la musique. Il a fallu apprendre à travailler à domicile, télécharger des nouvelles applications (Zoom, Webex et autres) pour pouvoir communiquer avec ses collègues, ses amis ou sa famille. En médecine par exemple, nous avons vu certains de nos jeunes collègues soutenir leur thèse de docteur en médecine, un moment unique et solennel dans la vie d’un médecin, derrière leur ordinateur avec un petit carré pour le jury, un autre pour la famille, très loin des grands amphithéâtres de la faculté.

En temps que soignant, je retiendrai de cette expérience que nous avons vocation à soigner, et qu’il sera toujours de notre devoir de répondre présents, pour aider nos patients et ne pas hésiter à changer son quotidien pour s’adapter aux besoins. C’est le fameux plan blanc, qui est mis en place depuis le début de la pandémie.

En temps que citoyen, j’en retiendrai que, quelles que soient nos convictions politiques, nos convictions personnelles, nous vivons dans un pays démocratique, avec des valeurs républicaines, des droits et des devoirs, et que nous devons les respecter. Certes nous pouvons être en désaccord avec le gouvernement, ou juger qu’il y a eu des insuffisances, mais en tant que citoyens notre devoir, à court terme, est de respecter la loi. Alors c’est naturellement qu’en dehors de mes sorties pour me rendre à l’hôpital, j’ai respecté comme tout le monde le confinement et j’ai passé de longues heures dans mon appartement à regarder le beau temps, et mon vélo, sans pouvoir associer les deux le temps d’une balade.

 

Diriez-vous, collectivement, et peut-être sur un plan plus personnel, que ce confinement subi a eu quelque chose de vertueux ? Et êtes-vous de ceux qui croient en un « monde d’après » plus solidaire et plus responsable (je pense notamment au respect de notre planète) ?

Bien sur que ce confinement a quelque chose de vertueux. Déjà de par sa rareté, pourrons-nous un jour revivre une telle période dans notre vie ? Je ne l’espère pas, mais vu l’impact qu’aura eu cette période sur l’économie française, européenne et mondiale, il est peu probable que les grandes nations du monde puissent prendre le risque de ne pas faire le nécessaire pour l’éviter. De multiples simulations vont être réalisées pour que les pays s’équipent et se préparent à une telle pandémie afin de pouvoir mieux l’affronter (protection individuelle, collective, réorganisation du système de soin).

Quel plaisir de revoir vivre notre planète : des animaux dans les villes, dans les parcs, les oiseaux qui chantent, le ciel qui se dégage et libère des paysages magnifiques. La planète n’a jamais autant respiré qu’au cours du mois d’avril 2020. J’espère, sincèrement, que la majorité de la population prendra conscience de l’importance de cette planète, des ressources limitées et de l’importance de la respecter.

« J’ai envie de croire à un monde d’après, mais

il sera progressif et passera aussi par un gouvernement

qui devra faire les bons choix et montrer l’exemple. »

Oui j’ai envie de croire à un monde d’après, mais il sera progressif et il passera aussi par un gouvernement qui devra faire les bons choix et montrer l’exemple : favoriser et valoriser le « made in France », réduire les usines polluantes, encourager la production en France et en Europe, et retrouver les valeurs d’autosuffisance. Nous ne devons plus dépendre d’un pays exportateur pour subvenir à nos besoins, car lorsque ce pays bloque ses exportations, la France se retrouve sans rien (voir : les masques et la Chine). À titre personnel, je me sensibilise depuis plusieurs années à l’écologie. J’essaie de diminuer drastiquement ma consommation plastique, je trie mes déchets et je cours français (Coureur du dimanche fabrique en France des vêtements de sport en recyclant des bouteilles en plastique).

 

Il est beaucoup question, en ce moment, du statut des soignants, et des insuffisances à la fois de la reconnaissance dont ils jouissent, et de leur rémunération, au regard de leur utilité sociale. Que vous inspire ce débat, où s’entrechoquent dignité du travailleur et rareté des fonds publics, et que faudrait-il faire à votre avis en la matière ?

Nous avons pu voir beaucoup de solidarité envers ceux qui ont continué à travailler : services publics, soignants, artisans, commerce de proximité, livreurs et tous les autres que j’oublie et qui ont fait tourner le pays pour apporter les besoins de premières nécessités aux français.

« Cessons d’opposer soignants et médecins : le corps

médical ne forme qu’un et chaque pièce

est indispensable à son fonctionnement. »

Je vais m’intéresser à ceux que je connais le mieux : les soignants. Je n’aime pas beaucoup ce terme, car je trouve qu’il divise la profession : on oppose souvent soignants et médecins. Et je trouve ça dommage, car le corps médical ne forme qu’un et chaque pièce est indispensable à son fonctionnement. Par exemple, dans mon service, chaque personne est indispensable à la consultation : le matin, tôt, les premiers agents mettent en ordre la consultation, les aides soignants préparent nos lentilles et cônes de consultation, allument nos lampes à fente, nos ordinateurs. Les agents d’accueil enregistrent administrativement nos patients, puis nos infirmières les préparent à la consultation à travers un premier interrogatoire. Elles sont aussi là pour poser une perfusion en cas de traitement, ou pour réaliser des soins dans une salle dédiée. Les étudiants, en médecine et en orthoptie, débutent l’examen des patients, complété ensuite par les internes et un médecin sénior. La cadre de santé veille à la bonne organisation de la consultation, à ce que le matériel soit en état de marche, à ce que l’effectif des équipes soit en nombre au vu de l’activité. Nos orthoptistes séniors jonglent entre la pré-consultation et la formation des étudiants, nos secrétaires organisent les agendas, programment les chirurgies et répondent au téléphone. Enfin notre chef de service encadre tout ce monde et nous représente auprès de la direction de l’hôpital. Au total, un patient qui passe 5 à 10 minutes en consultation avec un médecin sénior, a en fait vu au moins six soignants : un agent administratif, une infirmière, un étudiant, un interne, le médecin, puis la secrétaire du médecin pour son prochain rendez-vous.

Nous tirons le signal d’alarme depuis très, très longtemps. Déjà en 2014, j’avais pour la première fois de ma vie participé à un mouvement de grève, pour défendre et valoriser le travail des internes en médecine. Depuis un an, le corps médical est dans la rue ou dans les médias et demande à ce que plus de moyens soient donnés aux hôpitaux. La réduction drastique des effectifs et la fuite de nos médecins vers le secteur libéral (pour une meilleure rémunération et de meilleures conditions de travail) entraîne une fragilisation du système qui est au bord de la falaise. Le COVID-19 a révélé au grand jour les faiblesses de notre système, et des mesures sont indispensables pour sauver l’hôpital public. J’espère que cette médiatisation permettra de recentrer le débat lors des prochaines grandes réformes du sytème de santé en France.

Que faudrait-il faire ? Il n’y a pas de secret : donner plus de moyens aux hôpitaux, à la recherche, et mieux payer son personnel pour éviter la fuite vers le secteur libéral, ou vers d’autres pays.

 

Revenons, avant de conclure, à votre spécialité au sein de l’ophtalmologie : la greffe de cornée. Que représente cette technique (déjà ancienne !) aujourd’hui, et quelles en sont les perspectives d’avenir ?

Depuis la première greffe de cornée réussie chez l’homme en 1905 par le Dr Eduard Zirm (Autriche), la chirurgie a beaucoup évolué. À cette époque, la technique consistait à remplacer intégralement le tissu cornéen : on parle aujourd’hui de kératoplastie transfixiante. Cette technique, efficace et encore utilisée aujourd’hui, a progressivement laissé place à des techniques plus fines : les kératoplasties lamellaires. En effet, la cornée est composée de 5 couches distinctes, et nous savons aujourd’hui greffer la couche spécifiquement atteinte : greffe lamellaire antérieure (greffe de la couche de Bowman dans le kératocône, greffe stromale dans les atteintes plus profondes) et greffe lamellaire postérieure (greffe endothélio-stromal, DSAEK ou endothelio-descemetique, DMEK). Aujourd’hui, la première cause de greffe est la décompensation endothéliale du pseudophake, suivie par les dystrophies endothéliales de Fuchs. Les pathologies endothéliales sont donc la première étiologie de greffe de cornée en France (plus de 50%), loin devant le kératocône (11%) qui a longtemps était en première position. Dans ma pratique quotidienne, je réalise 70% de greffes endothéliales (DMEK) et 30% des autres greffes (transfixiante ou lamellaire antérieure).

« La thérapie cellulaire est probablement

la principale évolution sur laquelle nous pouvons

miser pour les années à venir en matière

de pathologies cornéennes. »

Les perpectives : nous aimerions, un jour, être capable de cultiver les cellules endothéliales. En effet, à l’état naturel, ces cellules ont perdu leur capacité de reproduction. Nous naissons avec un pool, et ce pool diminue tout au long de la vie. La moindre intervention dans l’oeil (inflammation, chirurgie) fragilise les cellules et fait donc diminuer le pool plus rapidement. Alors si nous arrivons à cultiver, en laboratoire, les cellules endothéliales, nous pouvons imaginer qu’un jour nous pourrions simplement injecter des cellules endothéliales dans l’oeil d’un patient, sans avoir besoin de lui apporter des cellules provenant d’un donneur. La thérapie cellulaire est probablement la principale évolution sur laquelle nous pouvons miser dans les années à venir et qui fera évoluer positivement la prise en charge de nos patients présentants des pathologies cornéennes. Une seule équipe, japonaise, a traité des patients (11) par la thérapie cellulaire avec des résultats spectaculaires. La recherche avance, et nous travaillons actuellement à Lyon sur cette thématique au sein de la banque de cornée et de tissus du Dr Céline Auxenfans.

 

R

 

Tenant compte des avancées scientifiques et médicales existantes, et de celles que l’on peut entrevoir, qu’est-ce qui s’oppose encore à ce que, demain, une personne aveugle puisse voir ?

Malheureusement, il existe encore de nombreux facteurs qui entravent le résultat de nos interventions. En effet, si l’on prend l’exemple de la greffe de cornée, à l’heure actuelle c’est un tissu humain, qui est greffé sur un autre humain. L’immunité propre à l’être humain, qui lui permet de survivre auprès des nombreux micro-organismes qui nous entourent (bactéries, virus, champignons et parasites), peut aussi se retourner contre lui. Parfois le corps fabrique des auto-anticorps, dirigés contre ses propres cellules : ce sont les maladies inflammatoires et auto immunes. Dans la greffe, on parle de rejet immunitaire. L’organisme d’un patient greffé se met à produire des cellules qui ont pour fonction d’attaquer l’hôte : le greffon. Le risque de rejet peut être en partie contrôlé par un traitement inhibant l’inflammation : la corticothérapie ou les immunosuppresseurs. Mais ces traitements ne sont pas sans risque, et il faut donc apprendre à jongler entre la suppression de l’immunité pour éviter le rejet et la prévention des complications liées au traitement. De plus, il existe encore beaucoup de pathologies ophtalmologiques qui n’ont pas de traitement pour « redonner » la vision : les dystrophies rétiniennes, certaines formes de DMLA, les stades avancés de glaucome pour ne citer que les plus fréquentes, et il existe donc encore de nombreux progrès à faire pour lutter contre la cécité.

 

Un dernier mot ?

Merci. Merci de m’avoir proposé de donner ma vision du confinement, de la pandémie COVID-19 et de mon vécu pendant ces longues semaines de restriction. Merci également de donner de la visibilité à notre profession.

J’aimerais partager aux lecteurs, pour conclure, une citation d’Albert Einstein sur l’humain : « Le véritable signe d’intelligence ce n’est pas la connaissance, mais l’imagination ».

Alors Nicolas, qu’imaginez vous pour demain ?

 

Je veux conserver la vision optimiste en tout, même quand les éléments vont dans l’autre sens, et croire dans le progrès. Merci à vous Romain. ;-)

  

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18 mai 2020

« Un certain regard sur le confinement », par Christine Taieb

Il y a quelques jours, dans le prolongement de mes articles sur la crise sanitaire du Covid-19, j’ai eu envie de donner la parole, pour une tribune libre autour du confinement, à Christine Taieb, une femme dynamique et inspirante. Rencontrée à l’occasion d’un reportage sur les cours de l’infatigable Véronique de Villèle, dont elle est une élève, j’ai eu la joie de publier une première fois un de ses textes, une déclaration d’amour faite au sport, pas celui qu’on pratique comme compétiteur, mais pour se faire du bien, et se faire plaisir. En ce contexte bien particulier, elle a accepté, à nouveau, de me livrer cet écrit dans lequel elle raconte son confinement. Inspirant, oui. Merci Christine ! Exclu, Paroles d’Actu. Par Nicolas Roche.

 

C

 

EXCLU - PAROLES D’ACTU

« Un certain regard sur le confinement »

par Christine Taieb, le 17 mai 2020

 

Aucun dîner en ville n’échappera à la question : « Ce confinement … c’était comment ? »

Pour me préparer à répondre avec lucidité, je me place sous l’angle de ma vie sportive. L’activité physique, depuis l’âge de 4 ans, est une composante indispensable de mon équilibre de vie. Elle est l’amie, fidèle et nécessaire, qui m’aide à conduire, avec plaisir et sagesse, d’autres centres d’intérêt.

Sur fond de pratique de la danse, et sa barre au sol (clin d’œil aux excellents cours de Véronique de Villèle !), base de la souplesse, l’équilibre et l’exigence de la régularité, je varie les activités pédestres, lentement mais sûrement… et pas seulement depuis le 17 mars 2020 !

Une bonne santé et celle de mes proches, un cadre de vie agréable au milieu de la chlorophylle et des chants d’oiseaux, un temps ensoleillé, une solide ligne internet pour échanger sans limite et pas de risque économique : ce décor planté, place est donnée pour ce rendez-vous imposé avec moi-même. Comment gérer mes envies et maintenir mon entraînement ?

Les mois précédant la crise sanitaire, j’ai fait un généreux plein de voyages, souvent sportifs : bénévole sur un raid au Vietnam, finisher du marathon de New-York puis du marathon-trail d’Angkor au Cambodge, et tout juste de retour d’un trek dans le désert algérien. Des images somptueuses, de belles sensations et rencontres en tête. Le programme de l’année s’annonçait tout aussi dense...

Je revisite, avec autant de surprises que de confortations, un premier bilan de mes 55 jours de confinement.

La première surprise : je relativise sans regret les annulations successives des événements sportifs pour lesquels je suis inscrite et entraînée. Pas de crève-cœur pour cette privation momentanée.

Je détourne la situation avec humour. Par exemple : je devais gravir 14.500 marches sur le Trail de la Muraille de Chine en mai. Pas de soucis : j’investis les 6 niveaux de mon immeuble en grimpant 852 étages sur 6 jours, soit 14.484 marches. Je ne vois pas la place Tien an Men. Mais la sueur et le goût du challenge et de la dérision restent au rendez-vous, consciente que pour de vrais pros, ce n’est pas une performance !

 

C

 

L’offre de coaching sportif en tout genre se déchaîne sur la toile. Aucune excuse de ne pas trouver des visios à sa convenance. Immense remerciement au passage à tous ceux/celles qui les ont animées avec talent et assiduité. La famille du sport est au rendez-vous. Je suis fière et amusée d’en faire partie.

Que restera-t-il des élans pour le yoga ou la méditation ? Tout comme le tennis après la victoire de Noah à Roland Garros en 83 ? Ou le foot au féminin après la victoire des Bleus en coupe du monde en 98 ? Peu importe : je retiens la généreuse motivation et l’heureuse contagion.

Le principe des courses virtuelles se multiplie : courir seule pour une cause solidaire est un bonheur qui valorise chaque enjambée. Les kilomètres parcourus, toujours dans le respect des règles de confinement bien sûr, prennent une saveur particulière, avec le sentiment de faire partie de la grande famille du cœur.

Bonne nouvelle : Je ne suis donc pas enfermée dans une addiction au sport. Je n’ai pas besoin d’un dossard ou d’un serre-file pour apprécier l’effort et ses bienfaits.

« Je vis ce confinement comme

une forme de retraite spirituelle... »

Mes pensées fourmillent d’autres constats :

  • Dès le 17 mars, un profond sentiment de liberté, d’agir à ma façon, à mon moment. Est-ce contradictoire avec les limitations à 1h et 1 km ? Non pas, lorsque l’on aborde cette possibilité comme un cadeau et non une contrainte. Cette liberté intérieure préexistait, le confinement la révèle. Les philosophes se sont savamment exprimés sur le thème de la liberté. Pour ma part, me satisfaire de ce que je possède, sans courir après des chimères et des performances, contribue à garder le sourire.
     
  • Ce temps libre et imprévu offre du recul sur mon parcours sportif dont je dresse un bilan amusé. Mon arbre à médailles reflète des temps forts d’émotions, de souffrance dans la froidure ou sous la canicule, de larmes de joie aux arrivées, de challenges improbables et de belles amitiés naissantes.
     
  • Je ne connais pas l’ennui. D’une envie à l’autre et d’une activité à l’autre, le regard rivé sur le ciel souvent bleu, chaque jour permet de solliciter mes muscles : running, vélo, yoga ou montée de marches… la palette est large, certes dans le respect des règles de confinement. Réduit à 1 heure, l’entraînement laisse la place à mille autres activités. Lecture, écriture, couture, cuisine, gammes au piano, perfectionnement de mon feng shui ou d’interminables conversations avec famille et amis prennent le relai.
     
  • Cette phase de confinement présente une similitude avec le passage à la retraite, que j’apprécie depuis près de dix ans. Ma morale de l’histoire est que l’on ne change pas. Flegmatique, curieux, craintif, engagé, solidaire ou solitaire avant ? On le reste après ! Dans ma catégorie « énergie », voire « grain de folie » pour les intimes, ce temps-cadeau, me permet de nourrir des échanges avec d’authentiques amis, et de partager sur de nouveaux projets sportifs.
     
  • L’élan de générosité pour aider ceux/celles qui maintiennent la vie possible m’émeut. Très modestement, préparer des gâteaux pour les hôpitaux, taper sur ma casserole à 20h pour inviter le voisinage à célébrer les soignants, sont des marqueurs de solidarité. Certains disent : actions dérisoires / inappropriées ? Je leur oppose ma joie devant ces manifestations fraternelles de cohésion, au sein d’une population qui s’ignorait auparavant. L’inventivité de l’homme est sans limite et c’est heureux. L’isolement n’est pas solitude. Pour preuve, toutes les courses virtuelles qui se sont développées pour soutenir de belles causes.
     
  • Au final, je vis ce confinement comme une forme de retraite spirituelle, à l’image des séjours réguliers que je m’accorde depuis plus de 20 ans dans le désert saharien, en réfléchissant à ma vie personnelle. Chaque retour rend plus riche et confiante, déterminée face à mes choix, sportifs ou non, pour ne pas m’engager par clonage, ni le solliciter.

 

Avec des si…

Si un éditeur me demande de rédiger le petit manuel d’une confinée heureuse, je l’intitulerais « 55 façons de vivre un confinement confiant de 55 jours ».
 
Si le méchant Covid 19 veut tester ma patience, il mesure ma sérénité, et s’il veut déclencher ma peur, il se heurte à ma confiance.

 
Si le sport est porteur des valeurs auxquelles j’adhère, dont la solidarité, le goût de l’effort et de l’engagement, le confinement est un révélateur de ces mêmes valeurs.

 
Si le goût pour les dossards en compétition s’estompe à l’approche de mes 70 ans, c’est en toute sérénité, pour en garder l’ADN du partage.

 
Et si, j’aborde le monde d’après, déterminée à maintenir le sport comme un outil accessible à tous et à tous âges pour préserver bien-être et santé, c’est pour le partager avec enthousiasme … même avec des gestes barrières. Croyez-moi : cumuler mon fidèle buff sur la tête, les lunettes de soleil et mon masque : c’est déjà du sport !

 

C

 

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13 mai 2020

Natalie Petiteau : « Une crise effrayante par ce qu'elle laisse voir de nos sociétés »

Natalie Petiteau est historienne. Elle est spécialiste notamment de la période napoléonienne et a beaucoup travaillé sur la trace laissée par Bonaparte, Premier Consul puis empereur des Français (dont on commémorera au passage, les 200 ans de la disparition en 2021). En 2015, elle avait répondu, une première fois, à mes questions sur ce thème passionnant.

Alors que l’actualité de ce premier semestre de l’année 2020 est largement dominée par la crise sanitaire du Covid-19, c’est à Mme Petiteau que j’ai donc, à nouveau, souhaité faire appel, lui invitant à poser sur cette situation à bien des égards inédite, son regard de citoyenne ayant le recul de l’historienne. Après avoir hésité à se prêter à l’exercice, elle a finalement accepté, ce dont je la remercie chaleureusement. Ses réponses, datées du 12 mai, nous donnent à réfléchir quant à la société dans laquelle on vit et, surtout, sur celle que l’on serait bien inspiré de bâtir pour « après ». Exclu, Paroles d’Actu. Par Nicolas Roche.

 

EXCLU - PAROLES D’ACTU

Natalie Petiteau: « Une crise effrayante

par ce qu’elle laisse voir de nos sociétés... »

N

Natalie Petiteau, avec Ioldy.

 

Natalie Petiteau bonjour. J’aimerais vous demander, avant toute chose, comment vous vivez et ressentez à titre personnel cette crise du Covid-19, et tous ses à-côtés (je pense notamment au confinement) ?

Ce confinement s’est imposé à presque tous les gouvernements de la planète comme une évidence. La peur de la pandémie, la peur d’être accusé de la mort de leurs compatriotes a conduit nos dirigeants à accepter l’impensable il y a quelques mois : mettre toutes nos économies à l’arrêt. Sans jamais prendre en compte les effets induits à long terme, l’appauvrissement qui in fine aggravera encore les inégalités dans le monde. En France, le traumatisme de 2003 a accru la peur de notre gouvernement d’être tenu pour responsable de la pandémie. D’autant que sa responsabilité réside sans doute, avant tout, dans le retard à traiter la crise : on se préoccupait activement des municipales à l’heure où il eût été encore temps, peut-être, de fermer nos frontières aux touristes chinois ou italiens... Reste que, il semble qu’il y ait eu des premiers cas dès décembre, du fait justement de nos contacts de plus en plus nombreux avec la Chine.

 

« Cette pandémie est un indicateur du degré

de mondialisation de nos sociétés. »

 

Car cette pandémie est un indicateur du degré de mondialisation de nos sociétés. Chacun veut pouvoir partir en vacances à l’autre bout du monde, prendre un avion pour se donner le sérieux d’aller tenir une réunion professionnelle à l’autre extrémité de la planète en un voyage de 48H. Mais personne n’en accepte les conséquences. Aujourd’hui, dans nombre de carrières, plus de salut si le CV n’a pas une indéniable couleur internationale. Mais quand une pandémie internationale survient, on s’effraie, on panique, on ne sait pas quoi faire. Ou plutôt si : écouter les médecins, que l’on a tant boudés antérieurement en les priant de gérer les malades en silence et sans argent. Le problème est que les malades du COVID nécessitent pour certains des respirateurs artificiels, que l’on en manque et que donc si l’on veut soigner tout le monde, il faut agir envers l’hôpital de façon nouvelle. Si bien que, pour éviter de retomber dans le chaos de la canicule de 2003, on a laissé les médecins prendre le pouvoir et personne ne doit en faire le reproche puisque tout le monde semblait bien d’accord pour dire qu’il ne faut pas, dans nos sociétés modernes et mondialisées, que l’on meure d’un coronavirus. Tant pis si l’on meurt plus encore d’autres maladies, celle-ci se voit trop. Que des milliers d’enfants meurent de faim en Afrique, ce n’est pas grave, cela ne se voit pas, c’est si loin. Mais qu’il y ait un petit surcroît de mortalité dans nos sociétés, c’est politiquement inadmissible.

Puisque telle est désormais la mission de nos gouvernants, se faire démiurges et empêcher les gens de mourir, quelle autre solution que de tout dédier à la lutte immédiate contre la pandémie, en oubliant qu’en privant les enfants de cantines dans les banlieues les plus pauvres, on les condamnait à rencontrer la faim, en oubliant qu’en dédiant tous nos hôpitaux à la lutte contre le COVID, on allait laisser mourir les malades qui souffraient d’autres maux, en oubliant qu’isoler nos aînés dans les EHPAD, c’était les condamner pour certains à mourir de solitude, plus silencieusement que du COVID.

Et pour accomplir leur mission jusqu’au bout, nos gouvernants-démiurges se sont mis en boucle sur les masques et les respirateurs... nous serons autonomes en la matière bientôt... Mais gouverner c’est prévoir, et non pas courir après ce que l’on a raté... Sont-ils sûrs que le prochain gros pépin demandera masques et respirateurs... Ne faudra-t-il pas d’autres machines ? D’autres protections ? D’autres réserves ?

 

Quel regard l’historienne, la citoyenne avisée que vous êtes porte-t-elle sur cette crise ? Que dit la séquence « COVID-19 » de notre époque, et du monde dans lequel on vit ? Croyez-vous que cet épisode de vie collectif va nous changer, au moins un peu, dans la manière dont on aborde nos rapports à nos aînés, le temps à employer, notre environnement et le sens des priorités ?

J’ai longtemps refusé de vous répondre, Nicolas Roche, parce qu’il est bien facile, depuis notre bureau et derrière nos écrans d’ordinateur, de jouer les « yacafaucon »… Je n’ai aucune légitimité à donner des leçons. Je suis juste une citoyenne lambda qui observe avec ses yeux, certes, d’une historienne habituée aux mises en perspective. Et de ce fait, je vis tristement cette effroyable crise : à cause bien sûr du malheur qui frappe nombre de familles, mais tout autant de ce qu’elle laisse voir de nos sociétés.

Mais après tout peut-être faut-il se réjouir de vivre dans des sociétés qui n’acceptent plus la sur-mortalité ? Historiquement c’est un changement fondamental. Même face à la grippe de Hong-Kong en 1969, personne n’a songé à un confinement comme celui d’aujourd’hui... Le traumatisme de 2003 est décidément passé par là.

Pourtant ne doit-on pas se dire qu’une fois que le COVID-19 nous laissera un peu en paix, un autre ressurgira, parce que c’est la planète que nous avons détruite, et c’est le résultat de cette destruction qui s’exprime par ces pandémies. Les nouveaux virus semblent naître de ce que la déforestation conduit les espèces sauvages à se rapprocher sans cesse davantage de nos villes. La question aujourd’hui n’est donc pas même celle du déconfinement, mais de la vie avec les virus, celui-ci et les suivants, en apprenant à être discipliné, masqué, ganté, et en concentrant tous nos efforts pour que ce ne soit plus l’être humain qui tue la planète. Elle mourra un jour, certes, notre si jolie Terre, parce que le soleil s’éteindra, quoi que fasse l’homme. Mais si elle meurt par notre faute, elle sera impitoyable avec l’homme très, très vite. Il faut vivre avec les virus et avec la certitude que la seule conduite à avoir est de cesser de déforester, de cesser de gaspiller de l’énergie pour consommer des denrées venues du bout du monde quand on en a de bonnes à portée de main, de cesser d’élever trop d’animaux quand l’homme peut vivre très bien en ne mangeant de la viande qu’une fois par semaine, de renoncer à faire du tourisme au bout du monde quand on a tant de beautés naturelles à portée de main, de ne plus oser se prélasser sur des navires abjects dans les eaux de Venise, etc, etc… Tout ce que l’écologie tente de nous apprendre depuis des décennies doit enfin entrer dans le logiciel de nos technocrates.

 

« Nos technocrates ne redoutent aujourd’hui plus qu’une

chose : qu’on leur impute les morts du COVID. »

 

Mais nos technocrates ne redoutent aujourd’hui plus qu’une chose : qu’on leur impute les morts du COVID. Ils mènent un combat perdu d’avance pour ne pas engager le seul qui puisse avoir encore du sens. Et ils oublient qu’une pandémie a hélas un rôle régulateur : le COVID ne vient-il pas nous rappeler que nous sommes trop nombreux pour notre petite Terre ?... pardon de ce discours politiquement incorrect. Mais il faut sans doute que d’obscurs anonymes comme moi le tiennent…

Du reste, cette crise a mis au-devant de la scène le rôle des anonymes dans nos sociétés : je ne reviens pas sur celui des soignants, soudain redécouverts par tout un chacun et par nos gouvernants. Mais n’oublions pas non plus les enseignants : soudain, les parents ont compris qu’un prof sert à quelque chose ! Or, je ne sais pas si chacun a mesuré l’énorme effort qu’a demandé le suivi des enfants comme des lycéens et des étudiants par le seul lien électronique. Faire cours et suivre les « apprenants » depuis un écran est dévoreur d’au moins trois fois plus de temps qu’en « présentiel ». Mais cela s’est fait à bas bruit, il faut être enseignant pour le savoir. Qui s’en souviendra ? Je m’inquiète en entendant que l’on nous demande déjà à la rentrée de poursuivre une telle méthode à l’université. Nous allons vers une société déshumanisée. Triste résultat !

 

Le président de la République a-t-il à votre avis raison de parler de « guerre » s’agissant de la lutte contre le virus et de la mobilisation qu’elle suppose ? Le moment présent partage-t-il des traits remarquables avec des guerres passées ?

Toute comparaison avec la Seconde Guerre mondiale est d’une absurdité qui fait insulte à tous ceux qui ont combattu le nazisme. Les historiens n’ont employé le mot guerre que pour évoquer les conflits entre les hommes. Quand il s’agissait de parler des pandémies, on parlait de lutte. Quand on est en guerre, on affronte des humains mus par une idéologie. En 1940, les pilotes des avions ennemis qui bombardaient les colonnes de l’exode savaient ce qu’ils faisaient. Quant à comparer, comme je l’ai entendu sur une radio nationale, le déconfinement du 11 mai 2020 à la Libération du 8 mai 1945 ou de l’été 1944, c’est révéler une profonde méconnaissance de tout ce pourquoi certains Français avaient tellement raison de se réjouir en 1944 ou 1945 : car triompher du nazisme, c’était retrouver la vraie liberté, la vraie démocratie, c’était ne plus avoir peur de la Gestapo et de ses tortures atroces, c’était ne plus risquer de partir dans les camps par les wagons plombés, c’était ne plus voir nos villes et nos campagnes sous les bottes d’un ennemi dirigé par un dictateur fou et d’une cruauté inimaginable, c’était ne plus craindre les bombardements ou l’exécution des otages, c’était retrouver l’espoir de recouvrer la jouissance des richesses de notre pays et de ne plus voir nos récoltes et nos productions partir chez l’ennemi en laissant nos enfants mourir de faim.

 

« Le bon historien est celui qui se pose les bonnes

questions... Il en va de même pour les journalistes... »

 

Alors, oui, certes, il y a eu dans ce confinement des enfants bien malheureux. Mais il faut savoir raison garder... Et là encore, je suis triste de la façon dont une certaine presse se trompe dans ses analyses. Elle aurait mieux fait de se poser des questions élémentaires oubliées : je suis frappée, aujourd’hui encore, de constater que les médias ne nous disent pas le nombre de nouveaux malades chaque jour, et qui sont ces nouveaux malades ? On compte les morts, avec application, en ne nous donnant souvent que le chiffre global, en oubliant le chiffre du jour et surtout en ne le comparant jamais à celui de la veille... Je dis toujours à mes étudiants que le bon historien est celui qui se pose les bonnes questions... Il en va de même pour les journalistes...

 

Un message, un dernier mot ?

Je suis triste aussi d’avoir si longtemps entendu parler de « distanciation sociale » alors qu’il fallait dire simplement « distance physique » : l’intensité de la présence des confinés sur les réseaux sociaux suffit à dire qu’il y a moins que jamais de la distance sociale… En ne connaissant plus le sens des mots, nos dirigeants témoignent de l’extrême confusion dans laquelle ils sont. Alors comment pourraient-ils obtenir la confiance de leurs concitoyens ? Certes, ils ont fini par corriger, mais les journalistes, eux, continuent aujourd’hui encore, docilement, de parler de « distanciation sociale »... Quelle tristesse !

 

« Nous allons vivre dans des espaces publics déshumanisés,

où plus personne ne voit personne... »

 

Triste encore de ce monde déconfiné où l’on ne veut pas voir que ce contre quoi beaucoup se sont battus, jusqu’à la loi de 2010, s’impose maintenant à tous, hommes et femmes : car désormais, nous serons tous voilés, pardon ! masqués. Mais où est la différence ? Le voile des femmes musulmanes avait au moins une certaine grâce, parfois ! Nous allons vivre dans des espaces publics déshumanisés, où plus personne ne voit personne. L’autre jour, en sortant de ma voiture masquée, j’ai eu le déplaisir de constater que même mon voisin ne me reconnaissait pas ! C’est ce monde-là, maintenant, qui est le nôtre. Sans baisers à ses proches pour leur dire bonjour ou au revoir, sans sourire, sans plus aucune possibilité de lire sur les visages les réactions de ceux qui nous entourent. Et pourtant, nous avons tant maudit celles qui portaient le voile … Nous sommes bien pris à notre propre piège, aujourd’hui. Car qui, quand on luttait contre le voile, s’est souvenu que la plupart des préceptes religieux ont des origines hygiéniques ? Mais qui a osé dire que désormais nous ressemblerons tous à ces femmes voilées contre qui a été votée la loi de 2010 : de rares élus ont tenté d’invoquer celle-ci pour lutter contre les arrêtés municipaux imposant le port du masque. Mais les journalistes se sont bien gardés de mettre une telle info à la une…

Triste enfin d’observer que la culture est la grande oubliée des soutiens accordés sans compter par le gouvernement. Il faudra pourtant qu’après ces mois d’horreur le Ministère de la Culture n’oublie pas que nous avons besoin de la beauté des arts et de l’intelligence des auteurs, de l’intelligence des artistes et de la beauté de la littérature. Sans la culture, sans les livres, sans la musique, sans l’art, aurions-nous si bien tenu le confinement ? Jean Vilar estimait que la culture devait, au même titre que l’eau, le gaz ou l’électricité, être un service public. Car c’est grâce à elle, avec elle que l’être humain peut exprimer son supplément d’âme... Mais notre trop jeune président, qui s’est drapé dans les habits du passé en se montrant au Louvre le soir de son élection, semble avoir à son tour, comme ses prédécesseurs, oublié cela.

Bref, cette crise et sa gestion nous ont démontré que nous vivons avec des gouvernants qui connaissent bien mal leur passé et ne comprennent guère leur présent, si bien qu’ils sont incapables d’inventer notre avenir.

Du reste, il est apparu, ce 11 mai 2020, que pour beaucoup de nos concitoyens, le premier geste du déconfinement a été de faire du shopping… Moi qui croyais naïvement que ce qui restait dans nos porte-monnaie malmenés par la crise servirait à faire des dons pour les soignants. Certes il faut relancer le commerce... Donc le monde d’après est celui d’avant. Il n’y a plus d’après... C’est peut-être pour cela que nos dirigeants ne veulent pas inventer l’avenir…

Lorsque j’étais enfant, j’adorais la chanson de Michel Fugain qui disait « Bravo Monsieur le Monde » et qui rendait hommage aux beautés de notre Terre. Il était écologiste avant l’heure et je ne savais pas que je l’étais avec lui… Car je tentais aussi, en même temps, d’embaucher mon frère pour nettoyer de ses détritus humains tout l’espace vert du ruisseau de l’Eau Blanche qui donne son nom au lieu où nous habitons… Finalement, moi qui suis pleine de doutes devant ce que je fais et écris, il me reste la fierté d’avoir été cette enfant-là, dans le monde d’avant où certains savaient déjà, dans les années 1970, ce que devrait être le monde d’après.

 

Source : chaîne YouTube Lauren M.

 

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9 mai 2020

Hélène Trnavac-Bulle, directrice d'EHPAD : « Chaque geste réconfortant prend d'autant plus sens en cette période... »

Pour ce nouvel article tournant autour de cette actualité qui semble décidément devoir écraser toutes les autres, j’ai la joie, aujourd’hui, de donner la parole à quelqu’un qui aide à y voir plus « positif »,  Hélène Trnavac-Bulle, directrice d’un EHPAD, Le Séquoia, à Illzach dans le Haut-Rhin. Un focus, basé sur le regard d’un témoin en première ligne, sur un type d’établissement, l’EHPAD donc, qui est finalement assez méconnu. Merci à elle d’avoir accepté de me confier ses impressions, et quelques photos pour illustrer et nous faire découvrir un peu le quotidien dans ce qu’elle appelle joliment sa « maison de vie ». J’en profite pour saluer avec chaleur, ici, tous les soignants, mais aussi les personnels, et bien sûr les résidents des EHPAD. Exclu, Paroles d’Actu. Par Nicolas Roche.

 

SPÉCIAL SANTÉ - PAROLES D’ACTU

Hélène Trnavac-Bulle: « Chaque geste réconfortant

prend d’autant plus sens en cette période... »

Hélène Bulle

Photo prise lorsque j’ai été interviewée par un journaliste de France 5 qui est resté

une semaine à l'EHPAD pour tourner un reportage pour Le Magazine de la Santé.


Hélène Trnavac-Bulle bonjour, et merci d’avoir accepté de répondre à mes questions. Quel a été votre parcours, et comment en êtes-vous arrivée à être, aujourd’hui, directrice d’un EHPAD, Le Séquoia, à Illzach dans le Haut-Rhin ?

Diplômée de l’IEP de Strasbourg et de Sciences Po Paris, j’ai passé le concours de Directeur d’Établissements sanitaires, sociaux et médico-sociaux. J’ai eu la chance de le réussir et de suivre deux années à l’École des Hautes Etudes en Santé publique (EHESP) à Rennes. Après deux années de théorie à l’EHESP et de pratique en stage, notamment à Paris et New-York, j’ai été affectée en 2012 en tant que Directrice d’un EHPAD à proximité de Colmar. J’avais 24 ans au moment de ma prise de poste. Après sept belles années au sein de cet EHPAD, j’ai demandé ma mutation à l’EHPAD Le Séquoia à Illzach, ville limitrophe à Mulhouse. J’y exerce mes fonctions depuis octobre 2018.

 

Pouvez-vous pour commencer nous rappeler un peu, dans les grandes lignes, en quoi ça consiste, un EHPAD ? Qui le gère, comment est-il financé, et quelles relations avec la puissance publique, les collectivités territoriales, et bien entendu le monde des soignants ?

Tout d’abord, rappelons la signification du mot EHPAD : un Établissement d’Hébergement pour Personnes âgées dépendantes. Savoir ce que ces lettres signifient évite l’écueil bien trop souvent rencontré (« un », pas « une » EPHAD).

L’EHPAD dont j’assure la direction est un EHPAD public autonome : rares sont dans notre département les EHPAD qui restent autonomes, ils sont souvent rattachés à des centres hospitaliers ou fusionnent avec d’autres EHPAD, en direction commune. Notre établissement est régi par la fonction publique hospitalière (quelques EHPAD publics sont rattachés à la fonction publique territoriale).

Les recettes d’un EHPAD proviennent de trois sources :

L’Agence régionale de Santé (ARS) verse une Dotation de Soins annuelle : cette dotation est destinée à financer le personnel soignant (médecins, infirmiers, kinés, et en partie les aides-soignants), le coût du matériel médical, et d’autres prestations médicales. C’est ce qu’on appelle plus communément le budget « Soins ».

Le Conseil départemental verse un Forfait Dépendance : il prend en charge les frais liés à la perte d’autonomie des résidents. Le résident est pris en charge financièrement au titre de l’Allocation Personnalisée d’Autonomie (APA). L’APA est versée directement par le Département à l’établissement, sous forme d’un forfait global. Ce forfait permet de financer une partie du personnel présent pour compenser cette perte d’autonomie (agents des services hospitaliers, psychologues) et une partie du matériel et des fournitures associés. C’est ce qu’on appelle plus communément le budget « Dépendance ».

Le résident doit s’acquitter chaque mois d’une petite partie du coût lié à sa dépendance, appelé ticket modérateur, et du coût des prestations hôtelières. Ce budget « Hébergement » prend en charge le personnel administratif et hôtelier, les repas, le coût de la blanchisserie, l’animation.

L’EHPAD est comparable à un petit village au sein duquel l’ensemble du personnel s’affaire autour des résidents, pour leur bien-être.

 

Jeu

Gym entre résidents.

 

Une question que pas mal de gens se posent, légitimement parce qu’elle est source de grandes difficultés pour les résidents et leur famille : pourquoi est-ce si coûteux, un séjour en EHPAD ?

Plusieurs facteurs jouent. Tout d’abord, le statut de l’EHPAD : un EHPAD public ou privé à but non lucratif sera moins onéreux qu’un EHPAD privé à but lucratif. L’argument souvent entendu pour justifier le prix est celui de la qualité des prestations, mais cet argument est largement discutable.

« Si à titre personnel j’ai tout à fait conscience

du caractère onéreux qu’un séjour peut représenter

pour un résident et sa famille, en tant que directrice

je considère que le coût n’est pas démesuré

par rapport aux moyens déployés au quotidien. »

Hormis le statut, aujourd’hui l’exigence des prestations de qualité est un mot d’ordre en tout point de vue : les animations doivent être nombreuses, les repas réalisés de qualité, avec de préférence des produits locaux et des textures enrichies en tenant compte de l’état nutritionnel des résidents, le personnel doit être rémunéré à la juste valeur du travail fourni, l’accompagnement du résident en EHPAD doit se réaliser de manière individualisée dans le cadre des Projets d’Accompagnement personnalisés : et tout cela a un coût. Les directeurs d’établissement doivent toujours jongler pour faire plus (de qualitatif) à moyens constants, et parfois avec moins. Si à titre personnel j’ai tout à fait conscience du caractère onéreux qu’un séjour peut représenter pour un résident et sa famille, en tant que directrice je considère que le coût n’est pas démesuré par rapport aux moyens déployés au quotidien.

À ce jour, notre établissement facture à un résident un peu moins de 2.000 € par mois. Toutefois, si les résidents n’ont pas les moyens de s’acquitter de cette somme, le dispositif d’aide sociale est enclenché.

 

L’EHPAD que vous gérez, bien que situé dans une région particulièrement touchée par le Covid-19 (le Grand-Est), a fort heureusement été moins sinistré humainement parlant que beaucoup d’établissements. Comment l’expliquez-vous ?

Dès l’apparition des premiers cas Covid, à la fin du mois de février dans le département, la question s’est posée de la fermeture de l’accès de l’établissement aux visiteurs, ce qui fut chose faite dès le 5 mars, soit une dizaine de jours avant que cela ne soit rendu obligatoire au niveau national. La plupart des familles ont compris notre démarche ; 20% d’entre elles l’ont mal accepté. Deux semaines plus tard, ces mêmes familles nous remerciaient. Quinze jours après la fermeture de l’accès à l’établissement, nous avions conscience que le plus grand danger pour les résidents, c’était nous, car aucun résident n’avait développé de symptôme à ce stade. Le rappel des gestes barrières est un impératif quotidien.

Le fait que notre établissement ait été jusqu’ici épargné tient également en partie au hasard : aucun de nos agents n’a participé au rassemblement évangélique à l’origine de la propagation du virus dans le département.

 

L’organisation de votre établissement a-t-elle été fortement modifiée face à cette crise ?

Depuis deux mois, l’organisation de l’établissement est en perpétuelle évolution.

Le 5 mars, au moment de la fermeture de l’établissement aux visiteurs, la question du renforcement des activités et de l’animation s’est posée. Les plannings ont été modifiés en ce sens, et le personnel soignant a été sollicité. Au vu de l’ampleur que prenait l’épidémie, il a fallu rapidement trouver un compromis entre le fonctionnement actuel (les résidents continuaient de prendre leur repas ensemble, de participer aux activités en commun) et les précautions qui devaient s’accentuer : le 18 mars, c’est un confinement par étages que l’établissement a mis en place. L’important était, à ce stade, de ne pas imposer un confinement en chambre aux résidents qui, pour le moment, n’étaient pas symptomatiques, ceci afin de leur préserver un minimum de liberté, tout en limitant la propagation du virus s’il devait surgir à tout instant. Ainsi, les repas ont été pris aux petits salons des trois étages, les résidents pouvaient continuer à se déplacer, mais uniquement à leurs étages respectifs. Cela a demandé une importante réorganisation, en particulier au niveau de la distribution des repas, qui originellement se réalisait uniquement au rez-de-chaussée.

« La communication gouvernementale

ne nous a pas aidés... mais nous avons réussi

à nous réorganiser, perpétuellement... »

Le 28 mars, un samedi soir, le Premier Ministre annonçait les « fortes recommandations » au sujet des EHPAD : le confinement en chambre des résidents, et la mise en quarantaine éventuelle du personnel. Grosse erreur de communication en plein milieu du week-end selon moi. Le lundi suivant, la plupart des directeurs connaissaient une mini révolution dans leur établissement : le personnel paniquait à l’idée qu’on leur impose de ne pas rentrer chez eux, certains menaçant de se mettre en arrêt si c’était le cas. S’agissant des résidents, certains de leurs enfants les avaient appelés durant le week-end en leur disant qu’ils allaient désormais être « enfermés en chambre ».

Là aussi, nous nous sommes adaptés afin de nous conformer aux instructions, tout en limitant au maximum l’impact psychologique de ce confinement pour les résidents : pour celles et ceux en capacité de le comprendre, nous expliquions que même s’ils devaient rester en chambre, la porte pouvait rester ouverte. Les animations, prévues jusqu’alors par étages sur le planning, ont été démultipliées pour qu’à chaque étage, chaque couloir bénéficie d’activités en journée. Nous avons inventé plusieurs concepts, dont celui d’ « animation sur le pas de la porte » (je vous invite à aller visiter notre page Facebook). Les repas ont été distribués en chambre : le personnel administratif, la direction et le personnel technique prêtent à tour de rôle main forte aux soignants et au personnel de restauration le soir, au moment de la distribution des repas.

L’étape suivante a été l’annonce par le Premier Ministre un… dimanche soir, de la réintroduction du droit de visite « dès demain ». Un travail conséquent de communication et de pédagogie réalisé auprès des familles sur la nécessité d’interrompre les visites s’est envolé en fumée en l’espace de quelques phrases prononcées lors d’un discours. Réorganisation, précautions sanitaires, dépenses pour l’aménagement des salons des familles en plexiglass, documents administratifs, charte et auto-questionnaire à éditer pour s’assurer du respect des règles de précautions sanitaires par chaque famille…

En somme, la réorganisation est perpétuelle depuis deux mois, de jour en jour, voire d’heure en heure.

 

Quelques éléments de coulisses, pour nous faire vivre un peu, de l’intérieur, cette crise sanitaire vue de l’EHPAD, par les différents personnels ? Leur charge de travail est-elle augmentée, leur fatigue et leur anxiété (peur de contaminer les anciens et d’être contaminés eux-mêmes) peut-être plus visibles ? Comment percevez-vous ces réactions humaines face à une situation à bien des égards exceptionnelle ?

La charge de travail n’est pas augmentée, mais réorganisée différemment, et il faut toujours un temps d’adaptation pour retrouver ses repères.

Les agents de l’établissement, avant d’être soignants, sont avant tout des êtres humains. Face à cette situation de crise sanitaire, quel être humain ne prendrait pas peur, ne serait pas inquiet ? L’être humain passe au stade de héros lorsque, malgré la peur, chaque matin, il continue de venir travailler. Continue de garder le sourire face aux résidents, continue de les rassurer. Chaque agent, quel que soit son service, a continué à prendre soin de nos résidents.

« Chaque jour, les décisions prises étaient le fruit

d’un compromis entre préservation des libertés

et maintien de conditions sanitaires optimales. »

Chaque jour, les décisions prises étaient le fruit d’un compromis entre préservation des libertés et maintien de conditions sanitaires optimales. Chaque décision faisait l’objet d’une réflexion éthique, collégiale. Un impératif : toujours placer et garder le résident au cœur de nos réflexions.

Notre établissement est le troisième EHPAD de France à avoir été labellisé Humanitude, depuis 2013. L’Humanitude, c’est un état d’esprit, une réinterrogation constante de ses pratiques, l’objectif étant de donner du sens à chaque geste, chaque parole, chaque acte de soins réalisé pour le résident.

Parmi les piliers sur lesquels se basent l’Humanitude figurent la verticalité (vivre et mourir debout), le regard, le toucher. Les résidents sont tellement habitués à ces pratiques que lorsque vous vous approchez d’eux, ils vous tendent la main naturellement. Comment réagiriez-vous en période de crise sanitaire lorsqu’on vous répète à l’envi que les gestes barrières sont essentiels, que vous avez en face de vous des résidents qui n’ont pas eu la visite de leurs proches depuis deux mois, et qui sont contraints de rester dans leurs chambres ? Eh bien, vous restez tout simplement humain, et vous leur tenez la main.

 

Jardiniers

Jardinage avec un résident.

 

Comment les résidents vivent-ils la situation, et notamment les très fortes restrictions sur les visites et les activités collectives ? Leur moral n’est-il pas trop impacté ? Comment vous y prenez-vous pour leur assurer malgré tout, un séjour actif et ludique en ces temps troublés ?

Les deux moments difficiles ont été l’interdiction des visites début mars, puis l’annonce du confinement en chambres. Si certains résidents avaient déjà pour habitude de rester en chambre, d’autres ont accueilli cette décision avec anxiété, et de nombreux questionnements.

Chaque résident vit le confinement à sa façon, et chaque jour est différent. Il est difficile de généraliser. Il arrive même dans certains cas que les familles vivent moins bien la séparation que leurs parents. Le moral n’est pas au beau fixe c’est un fait, mais parfois il suffit d’un détail pour ensoleiller la journée d’un résident. D’où le rôle clé joué par chaque agent de l’établissement. Chaque geste, chaque parole réconfortante prend d’autant plus sens et de l’importance en cette période.

Notre objectif a été de tout miser sur les animations aux étages, et de démultiplier les canaux de communication afin de maintenir le lien entre familles et résidents (Skype, page Facebook, échanges de petits mots ou photos imprimés entre la famille et les résidents).

Les agents de l’établissement, tous services confondus, ont participé aux animations, c’est ainsi que des clips vidéos mettant en scène les résidents ont été réalisés, que des séances de gym tonique ont eu lieu dans les couloirs, des danses, des séances de jeux de mots… Le maximum a été mis en œuvre pour que les résidents se sentent le moins seuls possible.

 

À titre personnel, de quelle manière aurez-vous vécu cette crise du Covid-19 ? Est-ce qu’à la limite, hors bien sûr tous les aspects les plus sombres de cette pandémie impitoyable, vous trouvez quelque vertu à cette situation, et peut-être des raisons d’espérer en un "monde d’après" peut-être plus responsable, plus raisonnable ?

Comme la plupart de mes collègues, en particulier en Alsace, cette période a dépassé tout ce que nous aurions pu imaginer. Cette période est traumatisante, n’ayons pas peur du mot. Nos valeurs, nos principes, notre éthique ont été réinterrogés.

« Cette crise a montré que la Solidarité

n’était pas un mot perdu... »

Face à cela, cette crise a montré que la Solidarité n’était pas un mot perdu et qu’elle pouvait se manifester sous diverses formes, qu’il s’agisse de matériel, de petits mots d’encouragement, de dessins, de douceurs salées et sucrées, de fleurs ! Cela fait du bien, beaucoup de bien.

Toute la question réside désormais sur les enseignements que cette crise laissera : plus responsable, plus raisonnable ? Je suis incapable à ce stade de répondre à cette question, mais j’espère que tout ce que nous avons vécu depuis deux mois ne l’aura pas été « pour rien ».

 

Résidents et soignants

Des soignantes dansent dans les couloirs avec un résident.

 

Cette question, je vous la pose en tant que directrice d’EHPAD et aussi comme bonne connaisseuse de la politique et des questions économiques : la dépendance de nos anciens est-elle suffisamment prise en charge par la société, et y a-t-il en la matière des perspectives qui vous paraîtraient intéressantes à explorer ?

La question du cinquième risque et de la prise en charge de la dépendance n’est pas nouvelle. Tout le monde s’accorde sur une réforme nécessaire du système. Tout le monde achoppe sur la même question : où trouver l’argent ?

Dans votre question, j’interprète « suffisamment prise en charge » non par la question sous-jacente du coût, mais par les moyens humains nécessaires pour prendre en charge la dépendance.

Comment donner envie de devenir soignants ? De travailler en EHPAD ? Je me plais à répéter que nous ne travaillons pas dans une maison de retraite, mais dans une « maison de vie ». Cette maison où ce n’est pas un chapitre de sa vie qui se clôt lorsqu’on y entre, mais bien au contraire un nouveau chapitre qui s’ouvre. Il est malheureusement rare que ce message soit relayé par les médias.

« Un obstacle qui handicape nos "maisons de vie" :

les écoles de formation se vident...  »

Il y a quelques années encore, les directeurs devaient se battre pour faire entendre à leurs tutelles qu’il n’y avait pas suffisamment de soignants ni de médecins en établissement pour faire face à la charge de travail. Aujourd’hui, un pas est franchi : tout le monde s’accorde sur la nécessité de recruter. Un nouvel obstacle se dresse : les écoles de formation se vident. 

 

Un message à adresser, un dernier mot ?

Je suis fière de mon métier. Je suis fière des équipes du Séquoia. Les sourires des résidents ensoleillent nos journées.

 

Équipe EHPAD

La photo a été prise pour remercier les élèves d'une classe de CM2 qui avaient cuisiné

avec leur maman des pâtisseries pour les résidents et le personnel.

 

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7 mai 2020

Julie Bottero : « L'espérance de vie des personnes vivant avec le VIH se rapproche désormais de celle des autres... »

Alors que le déconfinement se précise, et que la vie s’apprête à redevenir un peu plus normale pour les uns et les autres, suite de ces articles ayant vocation à mieux faire connaître le monde médical, en donnant la parole à des soignants. Mon invitée du jour s’appelle Julie Bottero : responsable d’unité aux Maladies Infectieuses et Tropicales de l’hôpital Jean Verdier (Seine-Saint-Denis), elle est notamment spécialisée dans les questions touchant au VIH, au SIDA. Merci à elle d’avoir accepté de répondre à mes questions, au tout début du mois de mai. Exclu, Paroles d’Actu. Par Nicolas Roche.

 

SPÉCIAL SANTÉ - PAROLES D’ACTU

Julie Bottero: « L’espérance de vie des personnes vivant

avec le VIH se rapproche désormais de celle des autres... »

 

Julie Bottero bonjour, et merci d’avoir accepté de répondre à mes questions pour Paroles d’Actu. Comment vivez-vous, comme soignante, et comme chef de service à l’AP-HP, cette crise du COVID-19 ? Dans quelle mesure votre service est-il impacté par la pandémie, et sollicité pour lutter contre elle ? Quelles leçons tirez-vous de cette expérience de terrain ?

face au Covid-19

Bonjour. Tout d’abord, une précision, je ne suis pas chef de service, mais responsable d’unité aux Maladies Infectieuses et Tropicales de l’hôpital Jean Verdier (Seine-Saint-Denis), dont le chef de service multi-sites est le Professeur Olivier Bouchaud. Au début du confinement, cette unité, à activité ambulatoire exclusive, a dû, comme toutes les unités ambulatoires, fermer pour ne pas risquer d’exposer les patients au coronavirus. Ainsi l’hôpital Jean Verdier a pu, comme les autres hôpitaux, concentrer ses efforts sur la prise en charge des patients hospitalisés pour COVID.

De mon côté, j’ai donc réorganisé, conformément au souhait du Professeur Bouchaud, mon travail à distance autour d’activités de veille et synthèse bibliographique, et de production de projets de recherche.

À ce jour j’ai donc contribué à :

  • la diffusion d’informations médicales auprès de nombreux confrères, via notamment des groupes WhatsApp et un site internet mis en place par l’UNFM (Université Numérique Francophone Mondiale), dédié à la formation des soignants francophones

et à

  • l’écriture de plusieurs projets de recherche opérationnelle visant notamment à :

- Évaluer le retentissement médico-psycho-social à moyen terme d’une hospitalisation pour COVID ;

- Organiser la prise en charge des personnes sans-abri à Marseille ;

- Évaluer l’apport d’un Drive de dépistage du COVID en région parisienne.

 

Cette question dépasse un peu le cadre médical, mais croyez-vous que cette crise va nous changer, au moins un peu, dans la manière dont on aborde nos rapports à nos aînés, le temps à employer, notre environnement et le sens des priorités ?

après la crise

Même nous ne pouvons que l’espérer, je ne suis pas sûre que cette crise nous permettra effectivement de sortir du système individualiste dans lequel notre société est engagée depuis si longtemps…. Et des dérives extrémistes, notamment secondaires d’une part aux erreurs des politiques dans la gestion de cette crise, et d’autre part à une excessive défiance de la société envers ses « élites », sont même à craindre…

 

Vous êtes très engagée dans la prévention, et dans la lutte contre le Sida, pandémie (provoquée par le virus VIH) qui a tué et qui continue de tuer massivement partout dans le monde (plus de 30 millions de morts d’après l’OMS). Quels points de dissemblance et de ressemblance notables avec le COVID-19 ? La rapidité légitime des réactions et de la recherche pour lutter contre ce nouveau coronavirus, qui frappe et perturbe massivement les pays occidentaux, n’est-elle pas à comparer avec l’historique de la réponse faite au SIDA ?

Covid-19 et VIH

De nombreux parallèles peuvent effectivement être faits dans la gestion internationale, scientifique et médicale de ces deux pandémies… Même si je n’exerçais pas encore à ce moment-là, il semble que les choses vont plus vite actuellement que pour la pandémie du SIDA. Toutefois, il me semble que cela tient essentiellement aux immenses avancées, non seulement techniques (qui ont permis de caractériser ce coronavirus très rapidement), mais aussi numériques qui facilitent largement les transferts d'informations et de connaissances. En outre, ce virus de type respiratoire semble, pour le moment, moins complexe et variable que celui du VIH, ce qui devrait permettre la mise au point rapide d'un vaccin.

 

Constatez-vous, si vous avez des données en la matière, un nombre moindre de dépistages ou de traitements de maladies de type MST ou SIDA en cette période de Covid-19 ? Ce phénomène a l’air assez alarmant : beaucoup de gens ne font pas leurs examens ou ne vont pas à l’hôpital quand ils le devraient, par peur du Covid ou pire, de ne pas déranger ?

effets collatéraux

Il est certain que, du fait du confinement, du principe général de précaution, mais aussi afin de pouvoir prendre en charge au mieux l’ensemble des personnes hospitalisées pour COVID, nous avons dû différer de nombreuses consultations de suivi (certaines ayant toutefois été réalisées en téléconsultations), mais aussi limiter les amplitudes des consultations dédiées au dépistage. De ce fait, et comme d’autres spécialistes, nous sommes inquiets d’une possible (non documentée jusqu’alors) dégradation de l’état de santé générale de nos patients et nous nous préparons désormais activement à pouvoir reprendre au mieux le suivi nécessaire.

 

Où en est-on justement dans la recherche contre le SIDA ? Quelles avancées, et quels faits notables ces dernières années ? Y a-t-il un espoir tangible d’imaginer qu’à l’horizon 2030, il y ait un vaccin ?

SIDA : perspectives d’avenir

De nombreux progrès ont été faits ces dernières années, tant aux niveaux thérapeutique que préventif. Sur le plan thérapeutique, de nombreuses personnes infectées peuvent désormais bénéficier de traitements sous forme simplifiée (1 à 2 comprimé.s. par jour, parfois uniquement 4 jours/7), et quasiment dépourvus d’effets secondaires. Du fait de ces progrès, les patients infectés par le VIH vivent mieux avec le traitement et ont, de plus en plus, une espérance de vie proche de celle des personnes non-infectées.

Par ailleurs, des progrès ont également été réalisés sur le plan de la prévention, puisque l’on sait désormais qu’il n’y a pas de risque à avoir des rapports sexuels avec une personne porteuse du virus du VIH, sous réserve que celle-ci prenne scrupuleusement son traitement et que « sa » charge virale soit constamment indétectable (Concept du I= I ou Indétectable = Intransmissible). Il existe également, désormais, des tests de dépistage rapide simplifiés, y compris réalisables par les personnes elles-mêmes si elles le désirent (autotests vendus en pharmacie), et la possibilité, pour toutes les personnes prenant des risques importants d’exposition au virus (notamment pour celles n’arrivant pas à utiliser des préservatifs lors des rapports sexuels), de bénéficier de consultations et de traitement préventif appelés PREP.

Quant au vaccin, difficile malheureusement, compte-tenu des caractéristiques du virus et de ses mécanismes physiopathologiques, de penser que celui-ci sera disponible en 2030…

 

Un message à adresser aux uns et aux autres ?

Gardez la confiance en vos soignants et en l’Inserm (Institut National de la Santé Et de la Recherche Médicale)… nous mobilisons toute notre énergie médicale et scientifique pour nous sortir de cette crise sanitaire le plus vite et le mieux possible, et notamment en ne cessant de chercher les meilleurs traitements.

 

Un dernier mot ?

Prenez-soin de vous, de vos proches, et de la société.

 

Julie Bottero

 

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1 mai 2020

Nans Florens, néphrologue : « Il faut désacraliser nos professions, inciter le public à s'emparer de nos débats »

En ce premier mai, dont je souhaite, pour toutes et tous, qu’il soit porteur d’éclaircies durables, ou en tout cas de moments de joie et de partage, pas négligeables en ces temps bien sombres, je vous propose un nouvel article (le cinquième) autour de l’épidémie de Covid-19, qui continue de ravager des familles et de faire porter par nos soignants, et par nos sociétés, une pression difficile à supporter. Nans Florens est néphrologue (c’est-à-dire, médecin spécialiste du rein), chercheur en physiologie (en gros, la science qui étudie les fonctions et les propriétés des organes et des tissus des êtres vivants, merci Google !) et fan de rock (pas incompatible ^^). Je le remercie vivement d’avoir accepté de répondre à mes questions (interview réalisée à la fin du mois d’avril) et vous engage, toutes et tous, à suivre sa chaîne de vulgarisation (au sens le plus noble du terme) YouTube, Doc’n’Roll. Exclu, Paroles d’Actu. Par Nicolas Roche.

 

SPÉCIAL COVID-19 - PAROLES D’ACTU

Nans Florens: « Il faut désacraliser nos professions,

inciter le public à s’emparer de nos débats... »

 

Nans Florens bonjour, et merci d’avoir accepté de répondre à mes questions pour Paroles d’Actu. Parlez-nous un peu de votre parcours : pourquoi la médecine, et en particulier, pourquoi la néphrologie et la recherche en physiologie ?

Bonjour, merci à vous de m’interroger ! Pourquoi la médecine ? Parce que j’ai toujours été passionné par la science et le corps humain, et aussi, beaucoup, car j’ai une tendance hypocondriaque, penchant paranoïaque ! Faire médecine, c’était aussi une façon de mieux appréhender cette partie-là de ma personnalité (enfin c’est ce que je croyais, rires).

La néphrologie, c’est une histoire marrante. C’est la seule matière pour laquelle je n’ai rien compris en lisant les cours pour la première fois à la fac. Je me suis alors dit : « Ouah ! Pas évident cette spécialité, va falloir un peu/beaucoup réfléchir ! ». En fait, au fur et à mesure, j’ai compris que cette discipline était surtout basée sur la physiologie et la physiopathologie et, une fois que l’on a bien appréhendé cela, on comprend tout ! À ce moment-là, ça a été une révélation pour moi. Cette spécialité est très vaste, elle se recoupe avec beaucoup d’autres comme la cardiologie, l’endocrinologie, l’urologie, l’immunologie et la médecine intensive (la réanimation). J’étais particulièrement séduit par ce dernier point : la relation néphrologie/médecine intensive (ce sont les néphrologues qui ont en partie inventé la réanimation moderne), j’ai donc suivi également l’enseignement du diplôme d’études spécialisées en réanimation, et j’effectue aujourd’hui encore des gardes en réa.

Parallèlement à mon choix de spécialité, j’ai toujours voulu enseigner et faire de la recherche. Je ne voulais pas seulement être un bon clinicien (c’est à dire faire ce qu’il faut pour soigner) mais aussi être acteur de la médecine et de la science de demain, participer à l’amélioration des connaissances et à la découverte de nouvelles perspectives. C’est pour cela que j’ai fait un deuxième doctorat de recherche en physiologie (domaine très vaste). J’ai surtout travailler sur les lipoprotéines dans l’insuffisance rénale chronique et leur lien avec le risque cardio-vasculaire. Je vais poursuivre mes recherches aux États-Unis à partir de la fin de l’année, pour deux ans, dans un laboratoire à la pointe de la biologie moléculaire cardio-vasculaire.

Côté enseignement, j’interviens dans les cours magistraux de néphrologie et de thérapeutique, mais je crois aussi beaucoup à la vulgarisation et c’est pour ça que j’ai lancé avec un ami infirmier une chaîne YouTube du nom de Doc’n’Roll (alliant aussi ma passion pour la musique) il y a peu !

 

Quel regard portez-vous sur ce nouveau coronavirus, le Covid-19, notamment en tant que chercheur ?

Ce virus est un véritable challenge pour la science et ce, à plusieurs égards.

Premièrement, car nous partons de zéro. Il faut construire la connaissance autour de ce virus, son origine, son mode de transmission, ses particularités virologiques, ses symptômes et ses traitements potentiels. Le monde scientifique est en ébullition et nous découvrons chaque jour dans tous les domaines de nouvelles choses. C’est assez rare dans ce milieu, autant de découvertes aussi importantes et en peu de temps ! La plupart du temps, la recherche avance doucement car les hypothèses testées sont de plus en plus complexes et il faut beaucoup de temps pour y répondre. Là, nous avons une feuille vierge pour écrire l’histoire et la science de ce virus.

 

« En matière de recherche, le combat doit être

un combat de preuves, et non de communication ! »

 

Deuxièmement, car la science ne doit pas être victime d’un emballement néfaste. Le domaine de la recherche est aussi un milieu très compétitif, avec des enjeux financiers et d’égo. Il est donc dangereux de voir apparaître tout et n’importe quoi sur le plan scientifique, et même à un haut niveau de publication (revues prestigieuses). Toute l’année, nous nous battons pour protéger les patients par une recherche clinique de qualité, avec une vraie évaluation du bénéfice/risque et une transparence absolue en matière d’efficacité. La façon de faire de certains collègues, quel que soit leur passé glorieux, est plus de l’ordre du populisme scientifique. Il est absolument dément de voir la médiatisation et la « peopolisation » du débat sur la chloroquine ! Le combat doit être un combat de preuves, et non de communication, ce que je déplore trop souvent actuellement. Plus que jamais dans une période aussi inédite, et vu l’énormité des enjeux (on parle quand même de traiter des millions, voire des milliards d’individus !), il ne faut pas se contenter de mauvaises études. La science, ce n’est pas selon l’interprétation de chacun, il y a des faits et une méthode. Si la méthode ne permet pas d’affirmer les faits, alors on ne peut pas les affirmer, point.

Enfin, je dirais que cela montre aussi la grande qualité de notre recherche scientifique mondiale, quand elle s’en donne les moyens. Dernièrement, nous avons généré plus de connaissances, en quelques mois, sur ce virus que sur le virus Ebola. On parle de vaccin d’ici l’année prochaine, là où une épidémie qui a fait 20.000 morts a dû attendre quatre années (Ebola : dernière épidémie 2013-2016, vaccin 2019).

 

Comment vivez-vous, dans le cadre de votre travail à l’hôpital, cette grave crise sanitaire ?

Nous avons dû repenser en profondeur notre façon de fonctionner. Toutes nos réunions de service ont été annulées ou réduites au staff minimal nécessaire. Nous avons déprogrammé toutes nos hospitalisations non urgentes et sommes passés à quasiment 100% de téléconsultation. C’est une véritable révolution ! Le déploiement de la téléconsultation est probablement un des points positifs de la crise Covid. Cela permettra d’accélérer les choses au niveau national. En fait, cette crise nous permet aussi de constater que, lorsque nous nous en donnons les moyens, nous pouvons faire bouger rapidement les lignes. On a qualifié l’hôpital de gros paquebot ingouvernable, mais là, les administratifs ont fait preuve d’initiative, main dans la main avec les soignants, et nous avons pu nous réinventer pour mieux absorber la crise. Résultat : pas de submersion de notre système à Lyon, bien qu’ayant connu une activité hors norme durant les dernières semaines.

En néphrologie, nous avons la dialyse, et ça, on ne peut pas le faire en téléconsultation. Nous avons donc repensé notre façon de fonctionner. De l’arrivée du patient par un circuit d’ascenseurs spécifique, de son accueil avec un questionnaire et une prise de température jusqu’à la programmation sur une série spéciale de patients dialysés Covid-19+...

À la fac, nous avons aussi déployé rapidement des plateformes de cours en ligne, et avons dû revoir nos contenus. C’est extrêmement enrichissant comme expérience !

Au laboratoire, malheureusement tout est à l’arrêt, c’est mon principal regret car je ne peux pas avancer sur ma recherche…

 

« J’ai vu que l’on était capable de faire beaucoup,

et j’espère que l’on pourra continuer avec

cette même énergie à la sortie de la crise. »

 

Pour résumer, à titre personnel, je vis la crise sous un angle plutôt positif. J’ai vu que l’on était capable de faire beaucoup, et j’espère que l’on pourra continuer avec cette même énergie à la sortie de la crise. J’ai aussi vu un grand soutien de la part de toute la société civile : les restaurateurs (qui vont être en grande difficulté), mon fournisseur d’énergie, les réparateurs de vélos, et j’en oublie ! Personnellement, je mettrai un point d’honneur à tous les remercier un par un à la sortie de tout ça.

 

Dans quelle mesure peut-on dire, sur le papier et de par l’expérience acquise ces dernières semaines, que les insuffisants rénaux sont une population particulièrement à risque face au Covid-19 ? Leur prise en charge hospitalière se fait-elle différemment en ce moment ?

Les patients insuffisants rénaux sont effectivement plus à risque. Très probablement car ils ont souvent plusieurs facteurs de risque de forme grave de Covid-19 (l’âge, les maladies cardiovasculaires, le diabète, l’hypertension…). Notre expérience montre que, comme dans la population générale, les symptômes et la gravité de la maladie sont extrêmement variables. Sur la vingtaine de patients que nous avons dû hospitaliser, nous avons eu environ 20% de formes sévères, et 15% de décès. C’est donc effectivement largement au-dessus de la population générale...

Leur prise en charge ne diffère pour autant quasiment pas des autres. Les traitements de support sont les mêmes (oxygène, nursing). Par contre, du fait de leur insuffisance rénale, nous ne pouvons pas les faire participer à toutes les études en cours, et les médicaments comme l’hydroxychloroquine sont à manier avec encore plus de précaution chez ces patients. De fait, nous ne les utilisons quasiment pas.

Les patients dialysés sont pris en charge la nuit sur une série spéciale pour leurs séances de dialyse. Les transplantés rénaux voient leur traitement réadapté.

 

« L’activité de greffe rénale a été suspendue

sur le plan national depuis le début

de la crise de Covid-19. »

 

Pour la prise en charge des patients non-Covid, nous avions transformé le service de transplantation rénale en service de néphrologie général non-Covid, car l’activité de greffe rénale a été suspendue sur le plan national. Cela a été un grand choc pour tout le monde, mais cette décision était plus sage vu le contexte, et compte tenu du fait que nous pouvons faire patienter les gens en dialyse (ce n’est cependant pas le cas pour les greffes de foie en urgence, ou les greffes de cœur/poumons qui ne peuvent pas trop attendre parfois…)

Tout cela constitue un gros changement pour nos patients, notamment pour les personnes âgées qui dialysent. La nuit c’est très éprouvant et avec la maladie, souvent très difficile, ajoutez à ça le fait de ne pas recevoir de visites et de ne voir que des soignants habillés en cosmonaute… le cocktail parfait pour déprimer !

Les patients dialysés se savent à haut risque de forme grave et en même temps, ils sont obligés de venir à l’hôpital. Cela les met dans une situation anxiogène que nous essayons de gérer au mieux.

 

On entend ou lit beaucoup, ici ou là, qu’à cause du Covid-19, de la peur qu’il engendre ou de la crainte de « déranger » des personnels soignants déjà fortement sollicités, pas mal de gens auraient repoussé à plus tard des examens qu’ils devaient passer, voire des interventions médicales, parfois importantes. Clairement, faut-il craindre un grand nombre de victimes « collatérales » du Covid-19, et a-t-on déjà des données en la matière ?

C’est effectivement le cas. Un certain nombre de mes patients ne veulent pas sortir faire leurs examens biologiques. Cela est un véritable problème en néphrologie, car notre prise en charge est énormément basée sur les résultats des prises de sang ! Cela est d’autant plus ennuyeux quand les patients ont une insuffisance rénale sévère, et qu’il faut ajuster leur traitement très souvent. Lors des téléconsultations, je ne peux souvent pas évaluer leur pression artérielle non plus, car beaucoup ne la prennent pas... et c’est pourtant une donnée essentielle !

 

« Les cardiologues ont peur de voir arriver une vague

de malades ayant des formes dépassées de pathologies,

négligées à cause de la peur du Covid... »

 

Je n’arrive pas à dire si tout cela va être un gros problème, mais on a bien vu que la fréquentation des services d’urgence avait chuté, qu’il y avait moins de prise en charge d’infarctus du myocarde… Cela est un peu à double tranchant, d’un côté, on voit que les consultations non urgentes et les passages injustifiés aux urgences ont largement diminué, mais d’un autre côté on voit aussi des complications sévères et des formes graves de pathologies qui ont été négligées par peur de se rendre aux urgences. Pour les infarctus, il est impensable que leur nombre ait chuté comme par magie avec le confinement... Les cardiologues ont peur de voir arriver une vague de malades ayant des formes dépassées, et donc une insuffisance cardiaque séquellaire plus grave in fine. Ces effets ne seront palpables qu’avec plusieurs années de recul par contre !

Il n’y a pas vraiment de données établies mais on peut d’ores et déjà constater des prises en charge plus tardives que d’habitude pour certaines pathologies. Un message simple : il faut aller voir son médecin, ou en tout cas l’appeler en cas de problème. Il ne faut pas hésiter à appeler les secours pour une douleur thoracique ou un problème inhabituel ! Au début de la pandémie, le 15 était saturé d’appels et les « vraies urgences » pouvaient attendre plusieurs longues minutes avant d’être prises en charge. Aujourd’hui, la situation est plus calme donc il n’y a pas de raison de ne pas se soigner !

 

Êtes-vous de ceux qui croient en un « monde d’après », plus responsable et plus vertueux ? Quelles grandes leçons tirer de cette pandémie ?

J’avoue que je ne sais pas ce que je crois… En confinement, tout le monde a envie de changement, de repartir sur de nouvelles bases. Mais les conséquences dans la vie de tous les jours vont peut-être perturber tout cet élan. Le chômage, la crise économique…

Je suis un fervent partisan de plus d’écologie, on voit bien que l’air est plus respirable, que la nature revient avec l’arrêt de la suractivité humaine. J’espère que l’on pourra prendre cela en compte et surtout que l’on ne sabordera pas toutes les initiatives pour un monde plus durable au profit et à la justification d’une relance économique (qui sera essentielle par ailleurs j’en conviens !)

Les leçons à tirer sont, pour moi :

Le positif :

  • Sur le plan professionnel : l’énergie et les moyens que l’on peut déployer pour une cause précise. Il faut garder cela en tête pour la refondation à venir de l’hôpital. Le dialogue et la vraie collaboration administration-soignant fonctionnent ! Je suis content que l’on puisse remettre la problématique de l’hôpital au centre du débat, mais après les paroles y aura-t-il des actes ?

  • Sur le plan économique : on redécouvre que de nombreux métiers peu reconnus sont essentiels au fonctionnement de la société. Il serait temps que l’on revalorise ces filières-là aussi.

  • Sur le plan sociétal : on voit que le confinement a permis d’exacerber des élans de générosité et de bienveillance. J’aimerai que l’on garde cette belle énergie positive pour construire l’avenir et le vivre-ensemble.

 

« Il faut absolument sortir de cette crise

en repensant dès le plus jeune âge

l’apprentissage de l’esprit critique, du doute... »

 

Le négatif : le complotisme… la gouroutisation… Je me rends compte que nous avons échoué sur toute la ligne avec l’avènement des réseaux. Au lieu d’être une plateforme de partage, ils sont devenus le lieu d’un sectarisme numérique avec la circulation et la galvanisation de fausses informations, de détournement de la vérité… La responsabilité de chaque personne dans son domaine d’excellence est grande. Il faut absolument sortir de cette crise en repensant dès le plus jeune âge l’apprentissage de l’esprit critique, du doute (la zététique), permettre aux gens d’avoir à nouveau confiance dans les experts (ce que j’appelle les experts, ce sont ceux qui sont normalement légitimes pour parler d’un sujet, légitimes par leur cursus et leurs réalisations), mais aussi de pouvoir les remettre en question avec des arguments documentés. Sortir du sensationnalisme, du clic, du follower… Je ne vois que l’éducation et la pédagogie pour ça !

(L’annulation du Hellfest aussi est le gros point négatif de cette crise, mais ça c’est plus à titre personnel… :D)

 

Je l’ai bien compris, la pédagogie est quelque chose qui vous tient beaucoup à cœur. Pourquoi est-il essentiel que les patients, et plus généralement les citoyens, s’emparent davantage des questions de santé ?

Oui, comme je le disais à la question précédente, je suis assez convaincu qu’il faut proposer plus de contenu pédagogique pour le plus grand nombre. Sur le plan professionnel, je suis assez engagé dans la pédagogie à la faculté et je fais partie de l’APNET (Association pédagogique nationale des enseignants en thérapeutique).

 

« En médecine, nous sommes les champions du monde

de la jargonisation ! Pour le grand public, il faut vulgariser.

Et vulgariser, c’est donc surtout donner les clés

pour pouvoir mieux douter. »

 

Par ailleurs, sur un plan plus général, je pense qu’il faut désacraliser nos professions et la tour d’ivoire dans laquelle nous nous plaçons, avec nos dizaines d’années d’études ! C’est vrai qu’il est parfois difficile d’expliquer pourquoi telle ou telle étude est bonne ou mauvaise, car cela fait appel à de nombreux concepts à la fois de sciences fondamentales, de physiologie et de méthodologie. En médecine, nous sommes les champions du monde de la jargonisation ! Ma femme me le dit souvent quand elle se voit piégée dans une conversation avec mes amis médecins ! Le propre d’un bon pédagogue c’est de s’adapter à son auditoire. Pour le grand public, il faut vulgariser. Et vulgariser, c’est donc surtout donner les clés pour pouvoir mieux douter. L’idée ce n’est pas de devenir médecin ou statisticien, mais de se dire que la réalité cache des choses parfois plus complexes et qu’il faut beaucoup de mesure pour tirer des conclusions tranchées ! Si l’on peut par la même occasion faire passer des messages et des connaissances, alors tant mieux !

J’ai pris le parti, depuis le début de la crise, d’expliquer, en essayant au maximum de vulgariser les différents enjeux, par exemple ceux d’une étude bien ou mal faite ; de ce qu’est une prise en charge en réanimation ; de pourquoi il est faux de dire que l’hydroxychloroquine est un médicament bien toléré sans regarder son contexte de prescription… J’ai utilisé les réseaux et donc diffusé cela à mes proches. On se rend compte que pour beaucoup, il n’y avait pas de problème, mais il est difficile de convaincre les gens qui sont persuadés d’avoir raison et d’être au centre d’un complot…

Du coup, avec mon ami, Renaud Benier-Rollet, infirmier libéral, nous avons lancé notre chaîne YouTube Doc’n’Roll, l’objectif étant d’avoir un contenu de vulgarisation médicale que nous espérons accessible et sur un format ludique, la vidéo. Comme nous sommes tous les deux musiciens, cette page ne pouvait être sans rappeler notre passion commune ! Notre première vidéo sur les principes du dépistage du Covid-19 a été plutôt bien reçue ! Nous en préparons déjà plusieurs autres sur des sujets variés (médicaments, physiologie...). La prochaine va sortir très bientôt ! N’hésitez pas à nous suivre et à nous dire ce que vous en pensez ! Ce projet est dans nos têtes depuis longtemps, et c’est en voyant l’actualité que nous nous sommes décidés à le concrétiser.

 

 

« Pour moi, la place qu’on accorde aux

anti-vaccins est délirante ! »

 

Pour répondre à votre question donc, effectivement, je pense qu’il est fondamental que les gens se préoccupent plus de leur santé. Et pas seulement quand ils sont malades ! Pour cela, il faut qu’ils aient les clés pour pouvoir décrypter ce monde ! Il y a aussi un gros travail à faire au niveau des médias généralistes et du milieu du divertissement ! Des collectifs comme NoFakeMed ou NoFakeScience sont mobilisés et militent pour un traitement rigoureux de l’information scientifique. Je partage leur point de vue. Et ce n’est pas faire de l’élitisme que de dire cela. Il ne faut pas mettre au même niveau des informations sans commune mesure. Par exemple, la place donnée aux anti-vaccins est délirante ! Cette minorité de gens réussit à faire passer son message à grand coup de fake news, d’études bidons et de pseudo-experts médiatiques. Alors que les vraies études et les vrais experts n’ont que peu droit au chapitre ! Juste à titre d’exemple, la variole a été déclarée comme éradiquée complètement en 1980 grâce à la vaccination ! Les maladies infectieuses n’ayant pas de vaccination continuent de faire des millions de morts (paludisme, VIH…). Plus de 200 ans de recul sur les vaccins ! Enfin bref, vous aurez compris ce que je veux dire !

Je pense qu’en donnant accès à la connaissance, on pourra combattre l’obscurantisme scientifique ! Apprendre aux gens à douter et à creuser pour vérifier une info, pour moi cela devrait être au programme dès le CP !

 

Une question sur votre spécialité, la néphrologie. Les maladies des reins sont malheureusement très répandues, et dans les cas les plus aigus, elles nécessitent des traitements fort lourds : la dialyse à vie, ou bien la greffe d’organe. Quelles sont les perspectives d’améliorations que vous pouvez déjà entrevoir à ce stade ?

Oui aujourd’hui la maladie rénale touche près de 3 millions de personnes en France. Les patients en dialyse et en transplantation ne représentent qu’un peu moins de 100.000 personnes en France, mais la dépense de santé qu’ils génèrent est très importante (2% de la dépense globale, pour 0,1% de la population !)

Malgré l’amélioration des techniques de dialyse, cela reste effectivement un traitement lourd. Lourd sur le plan médical et lourd sur le plan personnel, car cela chamboule complètement le quotidien du patient. Il faut se rendre compte que dialyser trois fois par semaine pendant quatre heures, cela ne prend pas que douze heures du temps ! Il faut compter le temps pour s’y rendre et le temps pour en revenir, et le temps de récupérer de la séance. En somme, cela prend plutôt entre huit et dix heures, et donc entre vingt-quatre et trente heures par semaine !

La transplantation reste la meilleure option de remplacer les reins défaillants. Mais malgré les efforts déployés par la médecine moderne, ce traitement n’est pas accessible pour tous les insuffisants rénaux du fait de leur fragilité par rapport à leur dossier médical d’une part, et de la disponibilité limitée des greffons d’autre part.

Il y a plusieurs pistes pour améliorer notre prise en charge. La première c’est la prévention, l’intensification du dépistage précoce des facteurs de risque d’insuffisance rénale (comme l’hypertension par exemple). Les outils numériques de dépistage se perfectionnent et il sera peut être possible d’anticiper une partie de ces facteurs de risque, ce qui est encore le meilleur moyen de ne pas avoir d’insuffisance rénale, et donc de ne pas se poser la question des moyens de suppléance (dialyse, transplantation).

Concernant les techniques actuelles, la dialyse a beaucoup évolué depuis ses premiers essais, à la fin des années 40. Malgré l’augmentation de l’espérance de vie des patients en dialyse, cela reste un mode de traitement lourd et vécu comme pénible par les patients. Aujourd’hui, nous pouvons proposer un traitement plus personnalisé grâce à la dialyse incrémentale, qui consiste à adapter au plus près les besoins de dose de dialyse à ce dont a besoin le patient. Cela peut paraître une évidence mais, nous n’avons pas forcément eu les bons dosages et les bonnes techniques pour pouvoir identifier au mieux la dose nécessaire ! En France, plus de 90% des patients sont en hémodialyse, c’est à dire, l’épuration du sang par une machine. Il existe aussi la dialyse péritonéale, qui utilise la membrane naturelle de nos intestins, le péritoine, pour épurer le sang. Cette technique est mieux adaptée à la vie quotidienne, car elle se fait à la maison. Cependant, elle nécessite plus de logistique et une adhésion forte du patient, qui devra gérer seul son traitement la plupart du temps. La tendance est au développement de cette technique et plus généralement, des techniques de domicile. En effet, aujourd’hui, la miniaturisation a permis de mettre à disposition des patients des machines d’hémodialyse à domicile de taille raisonnable, et avec une interface ludique et simple. Cela permet de réaliser des séances plus courtes, et surtout à domicile ! On se rapproche un peu plus de la physiologie du rein !

Un gros effort de recherche est fait aussi pour une meilleure compréhension de l’épuration faite par le rein, et de celle faite par les dispositifs de dialyse, grâce à des nouvelles technologies comme la spectrométrie de masse et l’analyse en big data. Ces techniques permettent de savoir pour la première, de façon assez exhaustive, quels sont les composés présents dans un liquide ou un tissu là où il nous fallait auparavant un dosage spécifique pour chaque composé recherché ; pour la seconde, il s’agit d’outils bio-informatiques surpuissants permettant d’analyser des millions de données simultanément, afin de mieux comprendre leurs corrélations. Ces techniques ne sont pas encore disponibles, car encore très onéreuses, mais je l’espère, elles nous permettront de mieux appréhender la complexité du rein dans sa filtration et son fonctionnement.

Concernant les organes artificiels portatifs, un gros projet américain tente de développer un rein artificiel portatif implantable. Ils ont levé beaucoup d’argent pour ce projet mais pour l’instant, rien n’est encore opérationnel pour le grand public. Notre collègue Claudio Ronco, un célèbre néphrologue italien, a testé des combinaisons de dialyse portatives. Peu esthétiques, elles ont le mérite de fonctionner. Cependant, cela reste plus une prouesse technologique qu’un traitement applicable pour le grand nombre. Les nanotechnologies sont aussi une piste. Des puces biologiques avec des cellules rénales sont à l’essai, le problème est que le rein est un organe complexe avec une physiologie impliquant de nombreuses cellules, et le niveau de régulation est quantique... Le meilleur traitement reste encore la transplantation.

Pour cette dernière, les innovations sont surtout dans la prise en charge de l’immunosuppression, avec des nouvelles molécules, moins toxiques. La possibilité est accrue de faire des greffes avec des groupes sanguins différents, voire même avec des incompatibilités qui ne permettaient pas la greffe il y a vingt ans. Les innovations chirurgicales permettent de réaliser des greffes chez des patients très obèses grâce à des robots, et les machines de perfusion permettent une meilleure conservation des organes pendant leur transfert du donneur vers le receveur. Malheureusement, le nombre de greffons est limité et malgré l’élargissement des critères des donneurs et des receveurs, il y a une pénurie toujours très importante !

 

« S’agissant de vos reins, le meilleur traitement

reste, de loin, la prévention : faites-vous suivre ! »

 

J’en reviens au premier point, le meilleur traitement reste encore la prévention ! Faites-vous une prise de sang avec la fonction rénale au moins une fois (taux sanguin de créatinine), et faites-vous prendre la pression artérielle de temps en temps !

 

Un message pour nos lecteurs ?

J’espère qu’ils apprécieront cet article, qu’ils nous suivront sur les réseaux, et surtout qu’ils se portent bien ainsi que leurs proches.

S’ils applaudissent les soignants, je les en remercie beaucoup pour cette attention, et pour leur aide dans la lutte contre le virus, grâce au confinement.

Merci beaucoup à Paroles d’Actu de m’avoir donné la parole !

Prenez soin de vous.

 

Nans Florens

Nans Florens a l’air sérieux, sur cette photo. Mais allez le voir sur la chaîne

YouTube qu’il partage avec Renaud Benier-Rollet, c’est plus fun,

et même s’ils démarrent tout juste, on y apprend déjà plein de trucs !

https://www.youtube.com/channel/UC3MFyO53K3TiYnr2uFT5Y3A

 

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26 avril 2020

Mathieu Raad : « Nous autres soignants avons trop laissé le pouvoir aux gestionnaires de l'hôpital »

Alors que le bilan humain du nouveau coronavirus, dit Covid-19, s’établit désormais à plus de 200.000 morts au niveau global, dont plus de 22.000 en France, gardons toujours à l’esprit que, même si ces chiffres sont terribles, mis bout à bout et surtout pris un par un, fort heureusement, une vaste majorité des personnes infectées en sort guérie. Guérie parce que les signes de la maladie n’ont pour l’essentiel pas porté atteinte à des équilibres vitaux de l’individu, mais aussi dans certains graves, voire gravissimes, grâce à une prise en charge rapide et efficace par des pros, dévoués, par tous les soignants, jusqu’à la réa quand les choses deviennent critiques.

Deux semaines après avoir publié le témoignage de Rodolphe Lelaidier, j’ai la joie de vous proposer, aujourd’hui, ce nouvel article avec un autre interne en réanimation lyonnais, Mathieu Raad. Lui aussi nous raconte, à sa manière, son parcours et son quotidien en ces temps de crise, celui aussi de ses collègues. Il porte aussi son regard sur ce qui fonctionne, et sur ce qui fonctionne moins bien. Cet échange, franc, je l’en remercie, s’est tenu autour du 13 avril. Exclu, Paroles d’Actu. Par Nicolas Roche.

 

SPÉCIAL COVID-19 - PAROLES D’ACTU

Mathieu Raad: « Nous autres soignants avons

trop laissé le pouvoir aux gestionnaires de l’hôpital... »

 

Pourquoi la réanimation ?

Lors de nos études de médecine, il y a plusieurs étapes  : le concours de fin de première année, qui est très sélectif mais qui permet d’intégrer les études médicales.  Ensuite, de la troisième à la sixième année de médecine, on est à mi-temps à l’hôpital, et à mi-temps à la faculté. Lors de ce mi-temps à l’hôpital, on enchaîne les stages dans les différents services hospitaliers. Cela nous permet de découvrir les différentes spécialités de l’intérieur, et de nous faire une idée de ce que l’on aimerait faire plus tard (ou à l’inverse, ne pas faire) comme spécialité.

C’est lors de mon premier stage de troisième année (à la Croix-Rousse, en 2014) que je suis tombé amoureux de la réanimation. Son coté très holistique. On est un peu le généraliste de l’extrême. Notre but est de pallier, via des machines ou/et des médicaments, la défaillance d’un organe vital (respirateur pour le poumon, dialyse pour le rein, noradrénaline pour le cœur, coma artificiel pour le cerveau, etc…).

En réanimation, il y a cette vision globale du patient, on n’est pas des spécialistes d’organe. En même temps il faut bien comprendre que la réanimation est quelque chose d’extrêmement violent et agressif. Cela justifie de ne l’infliger qu’aux patients qui ont une chance de survie. Ce n’est malheureusement pas toujours le cas, s’agissant par exemple du coronavirus, nous amenant à limiter l’admission de certains patients en réanimation.

 

« Recevoir des patients dans des situations

systématiquement critiques et réussir (dans 2/3

des cas environ) à leur sauver la vie,

c’est cela que j’ai voulu faire. »

 

Je pensais que ce «  coup de cœur  » de 3ème année serait passager, mais au fil des stages dans les autres spécialités, je me rendais compte que c’étais vraiment cela que je voulais faire. Recevoir des patients dans des situations systématiquement critiques et réussir (dans deux tiers des cas environ) à leur sauver la vie.

À la fin de la sixième année de médecine, on repasse un concours national, nous permettant selon notre classement de choisir notre ville et notre spécialité (généralistes, anesthésistes réanimateurs, chirurgiens, pneumologues, etc…). À partir de la septième année, on devient donc «  interne  » c’est-à-dire à 100% à l’hôpital.

 

Ce que cela implique au quotidien

La réanimation implique je pense une certaine dose d’humilité. Nos patients sont gravissimes et on ne «  gagne le combat  »  contre la mort que dans deux tiers des cas. Dans le tiers restant, notre mission consiste surtout à accompagner une fin de vie décente pour le patient, et à assurer un encadrement pour la famille. Cela nous renvoie à nos propres faiblesses. On peut facilement s’identifier à un patient plus jeune que soi.

 

« Nous n’avons pas la prétention de "sauver" tout le monde,

mais au moins de tous les soigner. »

 

Notre mission consiste à pallier des défaillances d’organes. Au final, on accompagne la nature dans son processus de rétablissement, le temps que le patient soit de nouveau autonome dans ses fonctions vitales. Nous n’avons pas la prétention de «  sauver  » tout le monde, mais au moins de tous les soigner (dans le sens «  prendre soin  »).

C’est particulièrement un travail d’équipe, car ces patients nécessitent énormément de soins infirmiers (un infirmier pour deux patients) et d’aide soignants. De plus, les médecins réanimateurs sont de formation d’origine extrêmement diverses  : environ 50% d’anesthésistes, mais aussi des pneumologues, neurologues, cardiologues… Composant ainsi de véritables «  teams  » où chacun apporte sa compétence spécifique.

Durant notre formation initiale (avant le choix de notre spécialité, en fin de sixième année), cette médecine de l’extrême est peu évoquée. Donc on a beaucoup à ré-apprendre durant l’internat. Cela implique donc un engagement estudiantin énorme, à un âge où tous nos petits camarades de promotion hors médecine sont déjà diplômés depuis longtemps, autonomes financièrement, fondent légitimement une famille, etc… 

Alors que les gouvernements se retranchent derrière des dispositions théoriques et administratives, la réalité c’est que les internes travaillent en moyenne soixante heures par semaine (Cf. Mise_en_demeure_UE : une mise en demeure adressée par l’Union européenne à la France). Cela entraîne des temps de travail consécutifs parfois supérieurs à vingt-quatre heures pour les internes et donc, fatalement, des erreurs médicales, de prescriptions ou de gestes. C’est cela qui est insupportable. De voir des administratifs se retrancher derrière des textes théoriques de répartition de temps de travail en «  demi-journées  » sachant que la réalité est inapplicable et inappliquée. Je vous invite à lire les pages 8 et 9 du document par exemple.

 

« On a des responsabilités personnelles

énormes, là où les administratifs n’ont jamais

à répondre personnellement de rien. »

 

On a des responsabilités personnelles énormes, là où les gestionnaires ne signent jamais un document sans que ce soit validé par une large commission, pour bien diluer la responsabilité et ne jamais répondre personnellement de rien. Un interne en septième année de médecine gagne 1300€/mois… (voir : la grille officielle des salaires d’internes). Et pour chaque décision que je prends face à un malade, mon nom est toujours attaché à la moindre de mes prescriptions, et je suis susceptible (légitimement) d’avoir à en répondre.

 

L’identification, face à la mort

La première personne que j’ai vu mourir je m’en souviens très bien. J’étais jeune étudiant, c’était une jeune femme en attente de greffe pulmonaire sur une mucoviscidose. Elle avait le même âge que moi. Un choc quand à 21 ans on vient de réussir à intégrer le cursus médical, on se sent tout puissant, successful...

 

« Voir la mort. Je pense que cela explique

pour beaucoup les excès constatés en soirées médecine.

Une envie de vie énorme... »

 

Je pense que cela explique pour beaucoup les excès constatés en soirées médecine. Voir la mort. Celle de personnes de son âge. Être confronté avant l’heure à la finitude de sa propre vie.

Il y a un besoin, une envie de vie énorme du coup !!! De fête, d’alcool, de sexe...

Il y a un an, ça me l’a refait. Alors que ça ne s’était pas reproduit depuis longtemps. Personnellement je suis physiquement typé arabe. Et là, on reçoit un mec qui vient de se prendre plusieurs balles. Trop grave, il décédera dans les minutes qui suivent. Mais physiquement il me ressemblait incroyablement. Eh bien, avoir l’impression de se voir soi-même... mort... les yeux ouverts, la bouche ouverte sans souffle... c’est une expérience qui vous plonge tout au fond de vous.

Le soir, comme un enfant, j’ai eu besoin d’appeler ma mère, pour lui en parler...

Dans cette crise du Covid-19, ce qui a été dur pour certaines infirmières, c’est de recevoir certaines de leur collègues d’autres établissements, parfois plus jeunes qu’elles ... et de se dire, la prochaine là, dans ce lit dans le coma... c’est peut être moi.

 

En réa

En réanimation...

M

 

La crise du Covid-19

À titre personnel, je suis affecté dans l’une des réanimations Coronavirus. Comme de très nombreux soignants, on a peur pour nous. Si le gouvernement assure à la télévision que les soignants sont protégés, la réalité du terrain est tout autre. Il faut vraiment ne connaitre aucun soignant pour pouvoir y croire.

La peur c’est pour soi, mais c’est aussi et surtout de ramener le Covid à sa famille, à son conjoint… À titre personnel comme beaucoup, je me suis coupé de tous depuis un mois et vis mon confinement seul.

 

« Certains reviennent, pour aider, à plus de 50 ans.

Ils ont parfois eux-mêmes ou des proches, des maladies

chroniques qui les rendent plus à risque que d’autres.

Et pourtant ils sont là,

soldats sans protections ni armures… »

 

J’ai énormément d’admiration pour tous les personnels qui reviennent, parfois même sur volontariat, alor>s qu’ils ont plus de 50 ans. Ils ont parfois eux-mêmes ou des proches, des maladies chroniques qui les rendent plus à risque que d’autres. Et pourtant ils sont là, soldats sans protections ni armures…

À titre professionnel cela a rapproché beaucoup d’équipes. Il n’y a pas/plus de catégories professionnelles. On est tous exposés aux mêmes risques, ensemble, à essayer de lutter pour les patients.

Beaucoup de paramédicaux ont été envoyés dans l’enfer de la réanimation sans y être suffisamment préparés, moralement ou techniquement. J’ai vu des infirmières craquer, en larmes, débordées, ne voyant plus comment s’en sortir… Et toujours une collègue pour venir l’épauler.

Et pendant ce temps-là, où sont ils les gestionnaires  ? À peine le confinement décrété qu’ils étaient tous en télétravail. Tous ceux qui nous commandent depuis leurs conseils et leurs comités, sans jamais être descendus dans une chambre d’hôpital ou avoir vu un malade en vrai  ? Pour certains, nous ne sommes que des techniciens bons à produire des gestes/des opérations/des consultations. Ils veulent nous diriger, mais à la première secousse venue, ils se sont tous envolés, nous laissant seuls et sans armes, en première ligne. Ce n’est pas moi seul qui le dis. Le 14 janvier, un millier de chefs de services démissionnaient pour dénoncer la mainmise des administratifs sur l’hôpital. Sur internet, vous verrez de nombreuses illustrations et articles étayant mes propos sur janvier 2020 et la démission en masse de chefs de services partout en France. Un exemple avec cette vidéo.

On en a reçu, des mails. Environ vingt-cinq par jour au début de la crise, nous rappelant de bien nous protéger alors que nous n’avions pas de quoi le faire. Complètement déconnectés du terrain, une fois de plus.

Donc cette crise, pour moi, a vraiment permis de mettre en valeur les capacités de résilience et de combat de nos hôpitaux, qui ont triplé leurs capacités de réanimation en dix jours pour absorber le flux de patients. Et tous les soignants, unis pour affronter ensemble cette maladie, malgré les risques pour eux-mêmes et leur entourage.

Tous les décideurs administratifs, directeurs qui eux, veulent commander, diriger depuis leurs ARS (agences régionales de santé, ndlr), nous envoyaient des «  directives  » et «  notes de service  » à longueur de journée… Ils commencent leurs mails par «  Chers professeurs, chers docteurs, chers internes… » pour nous dire au final, «  on n’a même plus de blouse en plastique, merci de vous mettre dans des sacs poubelle  ».

 

« À force d’être déconsidérés par des gestionnaires

qui n’ont pas la moitié de leurs études et pas le centième

de leurs responsabilités…

eh bien les médecins quittent l’hôpital public. »

 

Les médecins fuient l’hôpital public. C’est dramatique. L’immense majorité des médecins est animée de valeurs d’engagement, de dévotion et de sens du service altruiste incroyables. Ils sont pour moi, jeune en formation, mes modèles. Mais à force d’être déconsidérés par des gestionnaires qui n’ont pas la moitié de leurs études et pas le centième de leurs responsabilités… eh bien les médecins quittent l’hôpital public.

C’est pour cela qu’on a rendu l’internat obligatoire (obliger tous les médecins à être internes à l’hôpital). Et que maintenant on rend l’assistanat obligatoire (deux années obligatoires à l’hôpital après le diplôme), toujours pour  «  améliorer la formation  ».

Je cite Didier Sicard, qui a été président du Comité consultatif national d’éthique (CCNE) de 1999 à 2008 et chef de médecine interne à l’hôpital Cochin à Paris.  Il est également professeur émérite de médecine à l’université Paris-Descartes. Dans une interview du 22 avril, il a dit ceci : «  Le pouvoir administratif à l’hôpital est devenu tel qu’il en vient à angoisser les médecins. Lorsque j’étais chef de service à l’hôpital Cochin, je m’inquiétais déjà de dépenser trop d’argent pour tel ou tel malade, je me demandais si le but de l’hôpital était compatible avec celui de tel ou tel malade.  » 

Si c’est la réflexion que se fait un médecin professeur d’une telle envergure nationale, alors imaginez le poids de l’administration sur un jeune interne !

 

« Moi je rêve d’un hôpital au service du patient, où le bureau

du directeur général ne doit pas dépasser en luxe,

le lieu de soin d’un malade qui souffre. »

 

Un message d’ouverture, pour l’avenir  : j’espère que cette crise dramatique va être l’occasion d’une prise de conscience. Que l’on va sortir de ce système de gestion purement administrative. Réintégrer enfin les soignants dans les processus de décision et de direction de l’hôpital. Il y a dans certains services des chambres dans lesquelles on a honte d’installer un patient. Allez voir Quai des Celestins (à Lyon, ndlr) les locaux de la direction, en comparaison. Moi je rêve d’un hôpital au service du patient, où le bureau du directeur général ne doit pas dépasser en luxe, le lieu de soin d’un malade qui souffre.

Je ne nous dédouane pas, nous autres médecins, de nos responsabilités. Nous avons laissé les gestionnaires prendre le pouvoir à l’hôpital, et avons trop souvent courbé l’échine. On pensait pouvoir se dédier aux soins, notre métier, laissant naïvement la gestion à d’autres. Au final aujourd’hui, on paie une certaine forme de naïveté. J’espère que cette crise aura comme effet bénéfique de nous faire nous rendre compte des choses et ne plus nous laisser faire. Je trouve qu’en tant que soignants, nous avons cette responsabilité de défendre ce qui est le plus important pour nous  : les soins du patient.

 

Des éléments de coulisses de vos services ?

Beaucoup de solidarité, d’entraide. D’échanges de plannings, de camaraderie. Comme dans toutes les crises, quand on est dans la merde, on se soutient. C’était vraiment beau de voir tout le monde travailler ensemble et s’adapter, se mettre dans la zone rouge pour pouvoir toujours prendre un patient de plus… allez, encore un… Ne laisser tomber personne.

On voit des professeurs et chefs de services dévoués et proches de leurs équipes médicales. Dans toutes les spécialités, bien que se sachant plus à risques que leurs jeunes médecins, les chefs venaient quotidiennement nous voir pour s’assurer que tout allait bien, que nous n’étions pas en difficulté avec tel ou tel patient… Ils n’ont pas compté leur temps pour réorganiser, mettre les services en ordre de bataille, remotiver les troupes, reprendre des gardes, faire preuve de pragmatisme en tenant compte des réalités du terrain, et des moyens matériels disponibles.

 

« Vraiment, dans ces moments-là, il n’y a

plus ni spécialité, ni ancienneté. »

 

Voir les chirurgiens, sortir de leur zone d’expertise habituelle pour venir nous aider en réanimation, pour donner des nouvelles aux familles inquiètes et privées de visite à leurs proches... Vraiment, dans ces moments-là, il n’y a plus ni spécialité, ni ancienneté. Je n’ai vu qu’une armée d’hommes et de femmes dévoués qui, chacun à sa manière dans son travail, s’est engagé pleinement aux soins de ces malades critiques.

Entre soignants aussi, on a appris à se connaître plus et à prendre soin les uns des autres. S’appeler, prendre des nouvelles lorsque l’un ou l’autre tombait malade.

J’ai le souvenir ému et personnel d’une infirmière qui a pris sur elle toute une journée. Elle était forte, n’a rien laissé transparaître, jusqu’à la fin de son service. À peine le témoin passé à la suivante, elle a relâché toute la pression et fondu en larmes. Le confinement depuis un mois à l’écart de sa famille pour ne pas les exposer, la pression de vouloir bien faire avec des patients si fragiles et dans une pratique de la réanimation qui n’est pas la sienne habituellement…

 

Ce qui marche bien ou moins bien ? Ce qui fait chaud au cœur ou agace ?

Au sein d’une région, les Agence régionales de santé sont toutes puissantes. Par dogmatisme pur, certaines ont refusé de travailler avec les cliniques privées qui possèdent des lits de réanimation ! Certains patients dans le coma ont été transférés à l’autre bout de la France pour ne pas aller dans la clinique en face de l’hôpital. C’est un surcoût monstrueux, mais surtout un risque invraisemblable qu’on a fait courir aux malades  ! Heureusement sur Lyon comme sur Paris, le choix a été fait de joindre ces cliniques parfaitement équipées de réanimation, à l’effort local.

Je ne reviendrai pas non plus sur les laboratoires vétérinaires, équipés pour réaliser les tests. Mais par dogmatisme et par «  défaut d’accréditation  », on a interdit à ces laboratoires de faire les tests qui nous manquent si cruellement  ! (Cf. courrier_ars_laboratoire_agrivalys_4748632 : un courrier de l’ARS de Bourgogne ayant délivré une autorisation après trois semaines de confinement  ! Merde, imaginez le temps perdu en trois semaines  ! Et en attendant qu’ils veuillent bien délivrer leurs attestations, on continue d’envoyer les soignants dans l’ignorance de savoir qui est positif, et qui est négatif).

 

« Les réactions des familles de patients que j’ai pu avoir

ont toujours été admirables et encourageantes. »

 

Les réactions des familles de patients que j’ai pu avoir ont toujours été admirables et encourageantes. On leur demande l’impossible  : en un coup de fil je vous annonce  : «  Bonjour Mr/Mme X… votre père / mère / frère est en réanimation pour un coronavirus…. Non vous ne pouvez pas venir le voir, les visites sont interdites… Oui il risque de mourir et vous risquez de ne plus le revoir...  » Et pourtant, tant de messages d’encouragement de ces familles qui comprennent, et nous souhaitent bon courage  !

 

Des messages à faire passer aux uns et aux autres ?

Juste que je suis heureux et fier d’avoir travaillé avec chacun des soignants qui ont été mes collègues. J’y ai rencontré mes modèles et, beaucoup d’exemples. Ensemble, il faudra que nous reprenions la direction des soins de nos malades qui nous tiennent tant à cœur et pour lesquels on se bat.

 

Cette crise va-t-elle changer quelque chose ?

Je pense qu’il y avait déjà un début de prise de conscience, trop lent certes, mais que cette crise va foncièrement accélérer.

Cette crise, qui sera amené à durer plus longtemps probablement qu’aucun de nous ne l’imagine, va forcément changer notre manière de consommer, notre conception de la souveraineté, et ce bien commun à tous qu’est l’hôpital (qui peut se targuer aujourd’hui de n’avoir pas besoin de l’hôpital demain  ?)

Il y a les élections certes, mais pour moi, chaque euro dépensé est un bulletin de vote apporté à une manière de produire/de consommer… Il ne faut pas nous défier de nos responsabilités en pensant «  les politiques décideront… ce n’est pas moi, à mon niveau...  » Chacun de nous, par ses choix de mode de vie et de consommation, est responsable de décisions sociétales.

Je précise enfin qu’il n’y a aucune revendication personnelle dans tout ce que j’ai écrit. Ni contre une personne, ni contre une administration en particulier. Simplement la volonté sincère et farouche d’être toujours du coté du malade, d’en défendre les soins et la qualité de prise en charge. Quitte à refondre un système de gestion pour laisser une plus grande place aux soignants, premiers à se battre pour les patients.

 

Mathieu Raad

Mathieu Raad est engagé notamment auprès de la plateforme

en ligne de formations pour les soignants Zazakely.

https://www.facebook.com/ZazakelyMadagascar

  

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