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Paroles d'Actu
30 août 2018

« L'Espagne, la mémoire historique du franquisme et le 'Valle de los Caidos' », par Anthony Sfez

Le nouveau gouvernement socialiste espagnol, mené depuis trois mois par Pedro Sánchez, s’est attaqué récemment à une question symbolique extrêmement sensible et potentiellement porteuse de divisions non négligeables au sein de la nation : quel sort réserver, pour règlement définitif, à la dépouille du dictateur Franco, actuellement déposée, comme celles de 33.000 « victimes de la guerre civile », en l’enceinte du « Valle de los Caídos » ? Cette affaire convoque une mémoire éminemment douloureuse, et toujours très présente, dans les esprits d’un peuple où, entre progressistes et conservateurs, les clivages se font sans doute plus marqués qu’en bien d’autres terres d’Europe. J’ai souhaité inviter Anthony Sfez, doctorant en droit public et fin connaisseur de la société et de la vie politique espagnoles (il a participé à deux reprises à Paroles d’Actu sur la question catalane), à nous livrer son analyse et son sentiment sur ce débat. Il a accepté, et je l’en remercie chaleureusement. Sa position est modérée et son texte, fort instructif, s’achève sur une note d’espoir : que le « Valle de los Caídos » puisse devenir un lieu de réconciliation pour tous les Espagnols. Le chef du gouvernement espagnol vient entre temps d’avouer qu’il ne croyait pas en cette perspective optimiste. L’avenir dira comment ces blessures-là seront pansées. Une exclu Paroles d’Actu. Par Nicolas Roche.

 

Valle de los Caidos

Le « Valle de los Caídos ». Photo : D.R.

 

« L’Espagne, la mémoire historique

du franquisme et le "Valle de los Caídos" » 

Par Anthony Sfez, le 28 août 2018.

Que va devenir la dépouille de Franco ? Cette question qui est actuellement au cœur des attentions en Espagne en recouvre en réalité une autre : celle de l’avenir du «  Valle de los Caídos  », littéralement la «  Vallée de ceux qui sont tombés  », où se trouve actuellement enterré Franco, mais aussi plus de 33.000 victimes, essentiellement des soldats des deux camps, tombés lors de la guerre civile espagnole (1936-1939). Comment expliquer ce retour de flamme autour de la dépouille du Dictateur plus de quarante ans après sa mort ? Pourquoi vouloir procéder aujourd’hui, comme l’a annoncé le gouvernement socialiste, au déplacement du corps de Franco ? Il y a évidemment une part d’opportunisme de la part d’un gouvernement de gauche qui, sans véritable majorité au Congrès des députés*, a besoin de ce genre de mesure symbolique forte pour exister politiquement.

* Voir notre article sur cette question : http://blog.juspoliticum.com/2018/06/15/espagne-la-motion-de-censure-peu-constructive-qui-a-porte-pedro-sanchez-au-pouvoir-par-anthony-sfez/

 

« Pendant plus de vingt ans, la question des victimes

de la guerre civile et du régime franquiste a, volontairement,

au nom de la réconciliation, été passée sous silence. »

 

Mais il n’y a pas que cela. En réalité, ces questions s’inscrivent dans un débat, bien plus large et profond, celui de la «  mémoire historique  » de la guerre civile et du franquisme. Pendant plus de vingt ans, jusqu’au début des années 2000, la question des victimes de la guerre civile et du régime franquiste a, volontairement, au nom de la réconciliation, été passée sous silence : il ne fallait surtout pas, dans un pays historiquement très divisé et marqué par le souvenir d’une terrible guerre civile, rouvrir des plaies anciennes et courir le risque de rompre «  l’esprit de la transition démocratique  ».

Mais les émotions délogées, une génération ayant succédé à une autre, tout a changé en 2005, d’abord, lorsque le juge Baltasar Garzón, a cherché, sans succès, à entamer une enquête pour crime contre l’humanité à l’encontre de responsables du régime franquiste et, ensuite, en 2007, lorsque le gouvernement socialiste de Zapatero a adopté une loi mémorielle dont l’objectif était «  d’honorer  » la mémoire des victimes de la guerre civile et du franquisme. L’une des ambitions de cette loi, outre l’aide octroyée aux descendants de victimes pour retrouver les restes de leurs proches, était notamment d’intensifier la suppression de l’espace public de toute référence au régime précédent (rues débaptisées, statuts retirées etc…). Or, le «  Valle  » est concerné par les objectifs de cette loi puisqu’il est, incontestablement, un haut lieu de la symbolique franquiste.

À l’origine, le «  Valle  » était, en effet, envisagé par le Dictateur, qui en a ordonné, au début des années 1940, la construction, comme un «  temple grandiose à nos morts  », c’est-à-dire un lieu de «  repos et de méditation  » pour les combattants de la guerre civile tombés lors de notre «  Croisade pour Dieu et pour l’Espagne  ». Le «  Valle  » n’était donc absolument pas envisagé à l’origine comme un lieu de sépulture «  mixte  » et neutre d’un point de vue politique mais, au contraire, uniquement et exclusivement comme un lieu «  sacré  » réservé aux franquistes, tombés au combat, comme l’indique très clairement un décret du régime datant de 1940 ordonnant la sépulture dans ce lieu «  de restes de combattants tombés appartenant à l’Armée Nationale ou ayant été assassiné ou exécuté par les hordes marxistes dans la période comprise entre le 18 juin 1936 et le 1er avril 1939  ». Certes, en 1958 la position du régime s’adoucit puisqu’un nouveau décret est adopté ouvrant la porte du «  Valle  » à toutes les victimes, indépendamment de leur camp. C’est ce qui explique la présence de la dépouille d’environ 10.000 victimes du camp républicain en ce lieu.

Certains historiens voient dans ce second décret la preuve que le «  Valle  » fut finalement envisagé par Franco comme un lieu de réconciliation et non pas comme un temple à la gloire des vainqueurs de la guerre civile. Cette thèse semble toutefois discutable pour trois raisons.

 

« Malgré quelques signaux d’ouverture, le "Valle"

est incontestablement un monument dont l’identité est,

en l’état, profondément raccrochée au régime franquiste. »

 

Premièrement, le «  Valle  » fut, en partie, construit par des prisonniers républicains de la guerre civile. S’il est sans doute excessif, comme le font certain, de comparer ces prisonniers à des déportés ou à des «  esclaves  », on admettra que cet élément ne plaide pas en la faveur de la thèse du «  Valle  » comme lieu de réconciliation franquiste. Ensuite, concernant le décret de 1958 ouvrant  les portes du «  Valle  » aux dépouilles de soldats républicains, précisons qu’il ajoutait tout de même : «  à condition que les combattants furent de nationalité espagnole et de religion catholique  », ce qui n’est pas sans incidence pratique, lorsque l’on sait que beaucoup de combattants issus des brigades internationales républicaines n’étaient pas espagnols. Enfin, force est de constater, qu’en pratique, sur les 33.000 dépouilles de combattants de la guerre civile qui ont été transférées et déposées dans les cryptes du «  Valle  », la majorité de ceux qui ont été identifiées appartenaient au camp franquiste, les combattants républicains ayant, souvent, été laissés à l’abandon par le régime dans des fausses communes disséminées dans le pays. Le «  Valle  » est donc incontestablement un monument dont l’identité, étant donné son origine et sa fonction, est, en l’état, profondément raccrochée au régime franquiste.

C’est donc assez naturellement que, à sa mort, Franco y fut enterré. Et s’est tout aussi naturellement que le «  Valle  » est devenu un point de rencontre annuel des nostalgiques du régime qui, tous les 20 novembre, date de la mort de Franco, s’y réunissent pour y célébrer la mémoire du Dictateur. C’est parce qu’il a acquis cette identité sulfureuse que certains vont jusqu’à proposer que le «  Valle  » soit tout simplement «  rasé  » : n’est-ce pas, après tout, ce qui a été fait en Italie ou en Allemagne avec tous les vestiges des régimes fascistes et nazis ? La proposition semble sans doute excessive  tant dans ses prémices théoriques que dans sa mise en œuvre pratique. D’abord, Franco fut certes un dictateur autoritaire responsable de nombreux crimes dont le plus grave d’entre tous fut d’avoir mené à bien un soulèvement militaire d’une violence terrible contre un régime démocratique. Mais le régime qu’il instaura, et qui s’est maintenu pendant près de quarante ans, en dépit des incontestables et nombreux crimes commis au cours de ces années, ne saurait être, si les concepts ont encore un sens, décemment qualifié de totalitaire*. Ensuite, la solution radicale du «  rasage  » commanderait de procéder à l’exhumation de plus de 33.000 corps ce qui semble plutôt complexe et, pour le moins, très périlleux d’un point de vue symbolique.

* Hannah Arendt exclut d’ailleurs l’Espagne de son étude sur les totalitarismes. Pour un approfondissent de la distinction entre autoritarisme et totalitarisme il faut notamment se référer aux travaux de Juan José Linz.

 

« Le "Valle" ne pourra jamais être un lieu de réconciliation

et d’hommage à toutes les victimes tant qu’y trônera,

sur un piédestal, la sépulture du leader du camp

des vainqueurs de la guerre civile. »

 

L’ambition affichée par les socialistes semble, du moins sur le papier, bien plus raisonnable que celle du démolissement : transformer l’image du «  Valle  » afin d’en faire un lieu, d’une part, d’hommage à la mémoire de «  toutes les victimes de la guerre civile  » et, d’autre part, de « réconciliation  » de tous les Espagnols. Or, pour ce faire, pour que le «  Valle  » devienne véritablement un lieu de réconciliation et qu’il cesse d’être rattaché à un camp, celui des franquistes, le transfert de Franco à un autre lieu apparaît absolument et incontestablement nécessaire. En effet, le «  Valle  » ne pourra jamais être un lieu de réconciliation et d’hommage à toutes les victimes tant qu’y trônera, sur un piédestal, la sépulture du leader du camp des vainqueurs de la guerre civile. De plus, Franco n’est pas une «  victime de la guerre civile  » : il est, comme chacun sait, mort dans son lit de cause naturelle. Toutefois, pour parvenir à cet objectif du «  Valle  » comme «  lieu de réconciliation  », il faut impérativement éviter deux écueils.

D’abord, de donner le sentiment qu’il s’agisse de transférer Franco que dans le but d’empêcher ses nostalgiques de se réunir autour de sa tombe pour lui rendre hommage. Le problème n’est pas tant qu’une poignée d’individus rendent annuellement hommage au Dictateur - ce qui ne pourra de toute façon, où que soit enterré Franco, jamais être empêché - que le lieu où cet hommage se déroulait depuis plus de trente ans : une terre où sont enterrés des soldats des deux camps. En un mot, ce qui est en jeu ici, ce n’est donc pas tant le sort de la dépouille du Dictateur que le sens à donner au «  Valle  » où sont enterrés plus de 30.000 personnes tombées pendant la guerre civile.

Ensuite, il faut également impérativement éviter de donner le sentiment que l’on veut faire du «  Valle  » l’inverse de ce qu’il est aujourd’hui, c’est-à-dire un lieu de mémoire uniquement en l’honneur des républicains. Il était parfaitement indécent que des franquistes célèbrent la mémoire du Dictateur dans un lieu où sont enterrés des victimes républicaines ; il serait également parfaitement indécent de vouloir officiellement faire d’une terre où sont enterrés plus de 20.000 franquistes un lieu de mémoire en l’honneur des combattants et des victimes du camp opposé. En somme, lieu de mémoire et de réconciliation doit vouloir dire lieu de recueillement absolument neutre sur le plan politique.

 

« Le gouvernement socialiste doit éviter l’écueil que constituerait

la transformation du "Valle" en un monument à la mémoire seule

des victimes républicaines de la guerre civile. »

 

Le gouvernement socialiste évite-t-il ces deux écueils ? Partiellement. Il semble, en effet, difficile d’entamer une réflexion générale sur l’avenir du «  Valle  » avec la méthode adoptée par le gouvernement socialiste : l’action par décret-loi, c’est-à-dire, par définition, dans l’urgence, et uniquement ciblée sur le transfert des restes du Dictateur, ce qui ne semble pas compatible avec une logique de réflexion générale et approfondie. C’est d’ailleurs pour cette raison que Ciudadanos, bien qu’en faveur de l’idée d’une refonte du «  Valle  », a refusé d’apporter son soutien à l’initiative des socialistes. Ensuite, la définition que donne les socialistes de l’expression «  toutes les victimes de la guerre civile  » est parfois ambigüe. En effet, en 2017, lorsqu’ils étaient dans l’opposition, les socialistes avaient déjà proposé de faire du «  Valle  » un lieu de «  dignification  » de la mémoire «  des victimes de la guerre et du franquisme  », or, par «  victimes de la guerre  » il fallait comprendre, après lecture attentive et systématique de la proposition en question, les «  combattants des libertés du peuple espagnol  » c’est-à-dire, dans l’esprit des rédacteurs, non pas toutes les victimes, mais uniquement celles du camp républicain. Sur ce point, le gouvernement socialiste semble éviter, du moins sur le papier, l’écueil de la proposition de 2017 puisque le dernier décret-loi ordonnant le transfert de Franco est très clair en disposant que le «  Valle  » doit devenir un «  lieu de commémoration, de souvenir et d’hommage égalitaire aux victimes  ».

Si tel est bel et bien le projet du gouvernement et si le transfert s’accompagne réellement d’une réflexion sur le devenir du «  Valle  », celui-ci pourra, enfin véritablement, devenir un lieu de réconciliation pour tous les Espagnols.

  

Anthony Sfez

Anthony Sfez est doctorant en droit public et attaché temporaire

d’enseignement à l’Université Paris 2 Panthéon Assas.

 

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28 août 2018

Alain Pigeard : « La Confédération du Rhin n'a jamais eu d'autre vocation que de servir les plans de Napoléon »

J’ai eu la joie de pouvoir lire, récemment, L’Allemagne de Napoléon : La Confédération du Rhin (1806-1813), un ouvrage d’une grande richesse autour d’un chapitre de l’histoire napoléonienne qui, bien que d’importance majeure, a été relativement peu étudié par les spécialistes, et demeure largement obscur pour le grand public. M. Alain Pigeard, historien spécialiste du Consulat et du Premier Empire, a dédié à cette construction française - à la fois par l’intimidation et par la persuasion - d’une tierce Allemagne (entendre : ni autrichienne ni prussienne) une étude très fouillée (Éditions de la Bisquine, 2013), nous présentant par moult détails chacun des États composant cette Confédération du Rhin. Je le remercie d’avoir accepté de répondre à mes questions et vous engage, chers lecteurs, à vous intéresser à ce livre et aux travaux, passés et à venir de cet historien qui est aussi un authentique passionné. Interview exclusive, Paroles d’Actu. Par Nicolas Roche.

 

EXCLUSIF - PAROLES D’ACTU

Q. : 13/08/18 ; R. : 20/08/18.

Alain Pigeard: « La Confédération du Rhin n’a jamais eu

d’autre vocation que de servir les plans de Napoléon. »

L'Allemagne de Napoléon

L’Allemagne de Napoléon : La Confédération du Rhin (1806-1813), Éd. de la Bisquine, 2013.

 

Alain Pigeard bonjour, et merci d’avoir accepté de répondre à mes questions pour Paroles d’Actu, autour de votre ouvrage L’Allemagne de Napoléon : La Confédération du Rhin (1806-1813), publié aux Éditions de La Bisquine en 2013. Voulez-vous nous parler un peu de vous et de votre parcours ? D’où vous vient ce goût prononcé pour l’Histoire en général, et pour l’épopée bonaparto-napoléonienne en particulier ?

Difficile de parler de soi. Je suis passionné d’histoire depuis ma petite enfance. J’ai découvert Napoléon chez des amis de mes parents dans le Jura (j’avais deux ans) en regardant une très grande statue de Napoléon. Depuis cet homme ne m’a plus jamais quitté !

 

Le livre qui nous intéresse aujourd’hui, c’est une présentation riche de l’architecture d’ensemble, et surtout de chacun des États constituant la Confédération du Rhin. Pourquoi avoir voulu consacrer une étude à ce sujet précis ? Diriez-vous qu’il a été, jusqu’à présent, sous-étudié ? Et comment avez-vous convaincu M. Jean Tulard, un des plus éminents spécialistes de cette époque, de vous préfacer cet ouvrage ?

J’ai beaucoup voyagé en Allemagne (y compris pour mon service militaire), et je me suis rendu compte qu’il n’existait rien en langue française sur le sujet ! J’ai donc décidé d’écrire ce livre pour combler cette lacune. Jean Tulard était heureux de le préfacer car il savait qu’il n’y avait rien sur ce sujet et pour lui c’est le meilleur de mes livres...

 

Où sont les sentiments francophiles dans l’espace de la future Confédération du Rhin avant et au moment de la Révolution ? Où est-on progressiste, et où est-on conservateur en ces temps troublés ?

Certaines régions allemandes seront favorables à la Révolution, notamment celles qui sont proches de la France. D’autres, hostiles (le Mecklembourg notamment). La Prusse restant à part.

 

Trouve-t-on dans cet espace des zones clairement définies comme étant d’influence autrichienne ? prussienne ? voire, française ? britannique ? russe ?

La zone d’influence autrichienne est surtout la Bavière, qui a été en partie annexée à l’Autriche à la fin de l’Empire. Le Hanovre a toujours été proche de l’Angleterre. Le Mecklembourg était proche de la Russie pour des questions dynastiques et de mariage. Les États rhénans seront plus proches de la France. La Prusse va quant à elle étendre son influence sur l’Allemagne du nord puis, après 1870, sur toute l’Allemagne.

 

La Confédération du Rhin en tant qu’organisation a-t-elle été généralement imposée par les Français, ou bien a-t-elle été véritablement consentie par certains princes allemands ? Quid des populations : des fractures nettes quant aux sentiments des opinions, ici ou là, sont-elles perceptibles ?

Jusqu’en 1806 (décret de création), les souverains sont libres d’adhérer. Après cette date, ils entreront en partie par obligation dans la Confédération, mais ils la quitteront tous à la fin de 1813, surtout après Leipzig. Pour les populations, le sentiment d’appartenance à une entité linguistique a été un facteur d’union et d’appartenance. Mais on percevait bien que les intérêts de la France n’étaient pas les mêmes que ceux des populations germaniques.

 

Le Royaume de Westphalie, construction nouvelle née d’une recomposition d’espaces allemands, a été conçu par Napoléon comme un îlot progressiste devant projeter, auprès des populations et gouvernants allemands, un modèle de gouvernement libéral. Son frère Jérôme fut placé à la tête de cet État. Comment regarde-t-on, au-dedans comme au-dehors, cette entité nouvelle, et le fait d’avoir placé un Bonaparte à sa direction ? Le Royaume de Westphalie, ça aurait pu fonctionner dans la durée ?

La Westphalie n’a pas de frontières naturelles et il n’y a pas un sentiment d’appartenance comme en Bavière, en Saxe, au Wurtemberg. De plus, Jérôme n’avait pas les qualités pour gouverner... Il était plus porté sur le faste et les femmes.

 

Vous le montrez très bien dans votre ouvrage : beaucoup, beaucoup de personnages sont acteurs de cette histoire de la Confédération du Rhin. Quelques figures à retenir particulièrement ?

Parmi les plus importants, Dalberg, prince primat de la Confédération du Rhin, et le souverain hessois, très attachés à la France. Pour l’anecdote, les princes de Salm refuseront de servir contre la France en 1914 et se battront contre les Russes. Ils savaient ce qu’ils devaient à Napoléon et à la France.

 

Les revers militaires de la Grande Armée, en Russie et ailleurs, et le reflux général français, ont-ils rendu inéluctables la dislocation de la Confédération du Rhin, et le "retournement" de bon nombres d’Allemands ? Ou bien, cette histoire-là a-t-elle, elle aussi, été plus nuancée ?

La campagne de Russie est un des facteurs majeurs d’abandon des Allemands vis-à-vis de Napoléon. À partir de 1813, les alliances se brisent et les abandons à la Confédération se multiplient.

 

Lors d’une interview qu’il m’avait accordée en 2013, Thierry Lentz, historien et directeur de la Fondation Napoléon, avait défendu cette idée à laquelle il avait beaucoup réfléchi : Napoléon n’a jamais conçu sérieusement la Confédération du Rhin autrement que comme une entité vassale, un pourvoyeur de troupes sans s’en soucier véritablement comme partenaire (sur ses préoccupations commerciales notamment). Êtes-vous d’accord avec cela ? Napoléon a-t-il, par manque de vision politique, ou peut-être parce qu’il n’a pas eu le temps de penser une organisation de temps de paix, raté une occasion de construire, en la parrainant, une tierce Allemagne qui ne soit ni autrichienne ni prussienne, ce qui eût pu annuler pour longtemps les dangers venus d’outre-Rhin ?

Il est évident que la Confédération du Rhin était pour Napoléon une sorte de "glacis protecteur " (idem pour la Pologne). Des pays alliés qui fournissaient des troupes aux armées de Napoléon. Les souverains allemands n’étant en place que pour exécuter les ordres de l’Empereur. L’histoire va se répéter. Ce sera d’ailleurs la même chose après 1870, où toute l’Allemagne sera sous le joug prussien !

 

///

ARCHIVE: Thierry Lentz sur la Confédération du Rhin, in Paroles d’Actu, 28 décembre 2013...

Napoléon manqua avec les États allemands une alliance stratégique, en raison d’une sorte de préjugé qui voulait que la France soit plus forte contre l’Autriche ou la Prusse si l’Allemagne restait divisée. Mais ce qui était vrai en un temps où aucune force n’était en mesure de fédérer la « tierce Allemagne », l’était moins lorsque la France dominait à ce point l’Europe. Napoléon aurait pu créer puis soutenir une entité politique solide dans la partie sud de l’espace germanique, avec les États les plus ouverts à l’influence française : Bavière, Bade, Wurtemberg, les deux Hesse, voire la Saxe. Il eût fallu pour cela assigner des buts finis au système napoléonien et avoir une vision de l’Europe future. Napoléon n’avait pas clairement cette vision et c’est pourquoi il ne s’éloigna pas des traditions diplomatiques, alors même que les États qui auraient pu constituer le socle d’un accord de grande ampleur ne demandaient qu’à se rapprocher de lui.

Leur premier objectif était de se débarrasser du Saint-Empire, ressenti comme un obstacle à leur indépendance. Mais l’empereur ne sut pas approfondir les rapprochements franco-allemands. Il voulut seulement les mettre au service de ses propres desseins. Le renoncement à la couronne impériale par François d’Autriche (1806) permit pourtant une redistribution des cartes : Vienne était exclue de l’Allemagne, avec la complicité des États moyens. C’est alors que Napoléon tenta d’organiser la coopération au sein de la Confédération du Rhin créée par le traité du 12 juillet 1806. Elle compta une quarantaine d’adhérents autour de la France. L’empereur en était le « protecteur ». Les premiers fruits de l’accord furent récoltés sur le terrain de la guerre franco-prussienne (1806) et de la paix de Tilsit (1807) : après avoir confiné l’Autriche au sud, l’empereur des Français rejeta la Prusse vers le nord.

Un espace politique et géographique s’ouvrait. Il aurait fallu l’occuper et en renforcer les composantes. On put le croire avec cette Confédération, dont le texte fondateur prévoyait des institutions politiques communes : l’archevêque de Mayence, Dalberg, fut désigné prince-primat et président d’un « collège des rois », d’une diète confédérale qui aurait dû s’assembler à Mayence… mais ne fut jamais réunie. La Confédération du Rhin ne fut qu’un outil militaire, permettant certes aux alliés de se protéger les uns les autres mais servant surtout à appuyer les projets napoléoniens : il y eut environ 125 000 Allemands dans la Grande Armée de 1812. L’historien Michel Kerautret a pertinemment comparé ce montage à l’Otan. Les autres domaines de coopération restèrent du ressort des relations bilatérales, ce qui avec l’empereur des Français était synonyme de dialogue entre fort et faible.

Finalement, Napoléon se servit surtout de la Confédération du Rhin pour maintenir la division de l’Allemagne, désormais sous autorité française, et non tenter une « union » politique autour de la France. La dureté des règles du Blocus continental, le favoritisme commercial, les tentatives d’imposer des solutions juridiques et administratives auxquelles toutes les élites allemandes n’étaient pas favorables, le mépris manifesté aux princes confédérés n’étaient sans doute pas de bonne politique pour souder la tierce Allemagne à la France. L’effondrement de l’Allemagne « napoléonienne » en 1813, le retour à l’incertaine bascule entre l’Autriche et la Prusse allaient s’avérer à long terme une calamité pour le continent. En ayant sanctionné aussi durement la Prusse après 1806 et en ayant manqué l’Allemagne, Napoléon en porte une part de responsabilité.

///

 

Quelle postérité pour la Confédération du Rhin ? Pour le Royaume de Westphalie et les principes qu’il était censé porter ? Qu’a-t-on retenu et gardé de Napoléon dans cette Allemagne-là ?

De nombreux États se sont inspirés des réformes napoléoniennes (Westpahlie, Anhalt, Bavière, Bade, Hesse), comme par exemple le Code civil, l’organisation administrative, les Universités, etc.

 

Napoléon au faîte de sa gloire a mis à mort l’antique Saint-Empire romain germanique, que dominait l’Autriche, mais qui était tout de même bâti de manière à assurer certains équilibres en Allemagne. Est-ce que son bilan en Allemagne, ce n’est pas, finalement, une destruction de ces équilibres, au profit de l’Autriche mais surtout d’une Prusse avide de grandir et autrement plus aventureuse que son voisin du sud ? L’Allemagne n’est-elle pas plus dangereuse après Napoléon ?

Le Saint-Empire était une institution totalement sclérosée en 1806 et qui avait près de 1000 ans d’âge ! Son système électoral était devenu obsolète et la bataille d’Austerlitz va le renverser. Napoléon a sous-estimé la Prusse après sa déroute de 1806-1807. Elle va se mobiliser et présenter une armée plus moderne en 1813.

 

Quelles sont à votre sens les pistes de travail qui mériteraient d’être explorées pour mieux comprendre encore l’époque napoléonienne ?

Elles sont très nombreuses : il n’a a pas grand chose sur Haïti, sur certains personnes (on peut penser à une biographie de Brune, de Mortier...), et de nombreux civils. La période est si importante que beaucoup de choses seraient à publier.

 

Vos projets, vos envies pour la suite ?

J’ai une seconde édition du Dictionnaire de la Grande Armée à paraître en 2019. La première édition date de 2002 et depuis, les bicentenaires ont apporté un lot de publications important. À paraître également à la même période, une biographie de Pauline Bonaparte. N’oublions pas également la quatrième édition du Guide touristique napoléonien... La "Bible" pour voyager quand on s’intéresse à cette époque.

 

Un dernier mot ?

Ce livre sur l’Allemagne a été présenté dans la presse d’une manière généreuse. C’est actuellement le seul ouvrage sur ce sujet publié en langue française et citant les trente-neuf États qui formèrent la Confédération du Rhin.

Au sujet de l’Allemagne, il est intéressant de noter que dans la Rhénanie, après l’Empire, se créèrent de nombreuses sociétés d’anciens soldats de Napoléon dont les monuments existent encore de nos jours. La notoriété de Napoléon est également très grande dans le monde de la reconstitution, et nombreux sont les Allemands qui enfilent avec fierté l’uniforme (souvent français) de l’époque napoléonienne ! En 2006, il y eut des milliers de personnes acclamant Napoléon à cheval suivi de son état-major (l’Américain Mark Schneider jouait le rôle de l’Empereur). Le cortège passant sous la porte de Brandenbourg, comme en 1806... Étonnant.

 

Alain Pigeard

 

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22 juillet 2018

« Quel bilan tirer de la Coupe du monde en Russie ? », par Carole Gomez

Il y a une dizaine de jours, peu avant la finale de la Coupe du monde de football qui allait voir la France (bravo les Bleus !!!) remporter sa deuxième étoile face à la Croatie (score : 4 à 2), j’ai proposé à Carole Gomez, chercheure à l’IRIS spécialiste des questions liées à l’impact du sport sur les relations internationales, une tribune carte blanche à propos de ce Mondial. Il y a deux ans, en période de Jeux olympiques d’été à Rio, elle avait déjà composé « Les compétitions sportives internationales, lieux d'expression du nationalisme », pour Paroles d’Actu. Je la remercie pour ce nouveau texte, qui nous éclaire sur la manière dont la Russie a voulu concevoir, et a géré cet événement. Une exclusivité Paroles d’Actu. Par Nicolas Roche.

 

CDM Russie

 

« Quel bilan tirer de la 21ème Coupe du monde masculine

de football, qui vient de s’achever en Russie ? »

par Carole Gomez, le 19 juillet 2018

Si le grand public et les commentateurs sportifs retiendront, à juste titre, la victoire française en finale contre la Croatie apportant une 2ème étoile à l’équipe de France, force est de constater que ce mondial organisé en Russie a été pour le moins riche en enseignements.

Tout d’abord, intéressons-nous à l’hôte de ce méga-événement sportif. Désignée en décembre 2010, à la suite d’une élection qui a fait couler beaucoup d’encre, la Russie accueillait donc entre le 14 juin et le 15 juillet, 32 équipes. S’inscrivant dans la droite lignée de la diplomatie sportive mise en œuvre depuis le début des années 2000 par Vladimir Poutine, le Kremlin voulait faire de cette Coupe du monde le point d’orgue du retour de la Russie sur le devant de la scène sportive et in fine internationale. Les objectifs de l’organisation de ce Mondial sont de plusieurs ordres, relevant à la fois de politique intérieure mais évidemment aussi de politique étrangère.

En matière de politique intérieure tout d’abord, Vladimir Poutine souhaitait «  offrir  » cette Coupe du monde aux Russes, ayant pour ambition de les rendre fiers, par l’accueil d’une compétition à la internationale prestigieuse, mais également pour le parcours de la Sbornaya, l’équipe nationale, qui a plus que dépassé les attentes des supporters et du Kremlin, en étant éliminée aux tirs au but aux portes des demies-finales contre la Croatie. Cette édition a également permis de rappeler à la communauté internationale l’intéressante histoire russe et soviétique du football, qui tend à être souvent oubliée, voire minimisée.

Cet évènement représentait aussi un enjeu économique sur le plan intérieur d’un point de vue touristique. En effet, alors que la Russie n’accueillait qu’environ 30 millions de touristes en 2016 – à titre de comparaison, la France en accueillait 89 millions en 2017), Moscou entend utiliser cet évènement planétaire, retransmis dans la quasi-majorité des pays, comme un outil d’attractivité permettant de découvrir le pays autrement et ainsi susciter un intérêt. Si la question des retombées économiques d’un tel évènement sportif est toujours épineuse et variable en fonction de nombreux facteurs, les prochaines années témoigneront de la réussite ou non de ce pari.

Toujours sur le plan de la politique intérieure, il est également intéressant de s’attarder sur la carte de cette Coupe du monde et sur le choix des villes hôtes qui est loin de relever du hasard. Alors que le coût de cette Coupe du monde s’alourdissait au fil des mois, la FIFA en mai 2016 avait, à plusieurs reprises, alerté le pouvoir russe concernant les retards dans la construction ou rénovation de plusieurs enceintes. Devenu un sujet prioritaire pour l’ancien ministre des Sports, Vitaly Mutko, ainsi que pour le président Vladimir Poutine, l’avancement des infrastructures a été particulièrement suivi à la fois pour honorer les promesses faites à la FIFA, mais surtout pour chercher à démontrer la diversité des villes et provinces russes ainsi que l’unité de son territoire. En ce sens, l’organisation de matchs au sein de l’enclave de Kaliningrad, mais également à Sotchi, ou encore à Saransk, au sein de la République de Mordovie sont emblématiques. Par ailleurs, il est également à noter que l’ouverture de la Coupe a eu lieu quelques semaines après l’élection pour un quatrième mandat de Vladimir Poutine et qu’il entend encore accroitre par cet évènement sa popularité. Popularité toutefois mise à mal par l’annonce surprise du recul de l’âge de la retraite (de 55 à 63 ans pour les femmes ; de 60 à 65 ans pour les hommes).

 

« Le sport fait aujourd’hui clairement partie

de l’arsenal de la Russie en tant qu’outil de soft power. »

 

En matière de politique étrangère, avec l’accueil de la Coupe du monde, la Russie souhaitait faire un pas supplémentaire dans la mise en œuvre de sa diplomatie sportive initiée au début des années 2000, après avoir notamment obtenu les Jeux olympiques et paralympiques à Sotchi (2014) ainsi que l’organisation de grands compétitions internationales (escrime, natation, athlétisme, Universiades). Par sa capacité à organiser un méga évènement sportif, par la qualité de sa prestation, par le rappel de son histoire sportive, loin des scandales de dopages, la Russie utilise donc le sport comme un outil de soft power, permettant de la mettre, au moins le temps de la compétition, au cœur de l’attention. Cette présence incontournable sur la scène sportive est indissociable de la scène politique, Vladimir Poutine recevant nombre de chefs d’État et de gouvernement et ouvrant donc la voie à des discussions informelles. S’il est trop tôt pour tirer un bilan diplomatique de ce qui s’est passé dans les couloirs des stades, il sera intéressant de suivre dans les prochains mois les éventuelles avancées sur le plan diplomatique pour la Russie.

En outre, par un jeu de miroir l’associant à un évènement international populaire, festif et positif, Moscou souhaite donc renvoyer une image lissée de son pays, tourné vers l’extérieur, prête à accueillir le monde et permettant ainsi de venir faire oublier les fortes critiques à son égard depuis notamment l’annexion de la Crimée, les scandales de dopage révélés par plusieurs documentaires ou encore l’affaire Skripal. Sur ce dernier point, alors qu’un boycott sportif avait rapidement été évoqué par l’ancien ministre des Affaires étrangères britannique, Boris Johnson, avant de rapidement revenir sur cette proposition, le spectre d’un boycott diplomatique de grande envergure a plané sur la compétition. Hypothèse émise dès la désignation du pays, ce type de sanction s’est soldé par un échec, le Royaume-Uni se trouvant incapable de fédérer largement au-delà de ses frontières, trouvant un écho pour le moins faible, pour ne pas dire existant, au sein de l’Union européenne. Un premier effet du Brexit, ou la conséquence d’une volonté de boycott que l’on sait inefficace et vain ?

D’autre part, et cela trouve une résonnance particulière avec le sport, elle cherche également à montrer sa puissance sur la scène sportive, dans une perpétuelle compétition avec les autres nations, et notamment l’Occident. Le parcours de la Sbornaya, qui n’a pas trébuché avant les tirs au but en quart de finale, permettra d’entretenir cet argumentaire.

Que retenir de cette Coupe du monde ?

Alors que la question sécuritaire était, logiquement, mise en avant, avec notamment le risque terroriste mais également la crainte de voir des violences dans et en dehors des stades, il semblerait, selon les informations disponibles pour l’instant, que Moscou ait réussi à garder le contrôle de la situation. En matière notamment de lutte contre l’hooliganisme, plusieurs médias ont révélé quelques semaines avant le début de la Coupe du monde que le FSB avait été chargé de tenir à l’écart les hooligans susceptibles d’intervenir au cours de la compétition, et qu’il était parvenu à atteindre ce but. Au regard de l’importance de l’évènement, cela n’est cependant guère étonnant, compte tenu de la volonté de Vladimir Poutine de voir ce Mondial réussi, sans être entaché de quelque incident de ce genre. Seule l’irruption sur le terrain de membres des Pussy Riot, le soir de la finale, le 15 juillet, fait, sans doute, office d’ombre au tableau pour Vladimir Poutine.

Par ailleurs, si l’on s’éloigne du terrain sportif pour se concentrer sur l’aspect économique de cette compétition, il est intéressant de noter la forte représentativité d’entreprises chinoises parmi les partenaires et sponsors officiels de la compétition (Wanda, Hisense, Vivo, Mengniu et Yadea), confirmant la montée en puissance et la désormais indiscutable présence de l’Empire du milieu dans le football.

 

« Les Chinois étaient massivement présents en Russie ;

cela semble lié aux efforts déployés par Xi Jinping avec

son programme général de développement du football chinois. »

 

Cette présence va également de pair avec la forte présence de supporters chinois en Russie : Ctrip, opérateur chinois, a annoncé que la vente de billets d’avion vers la Russie pour la période juin-juillet 2018 avait augmenté de 40%, alors même que l’équipe nationale n’était pas qualifiée. Cette popularité du football peut être analysée à la lueur des importants efforts déployés par Xi Jinping depuis mars 2015 avec son programme général de développement et de réforme du football chinois, qui entend octroyer à la Chine au niveau du sport un statut conforme à sa position politique et économique.

Une fois de plus, le sport, et le football dans ce cas, dépasse très largement son seul pré carré et comporte d’importants volets politiques, diplomatiques et économiques. La prochaine Coupe du monde de football qui aura lieu en France (la féminine, ndlr), à partir de juin 2019, et la suivante qui aura lieu au Qatar à l’hiver 2022, seront donc à suivre avec une très attention. Ce qui n’est pas pour nous déplaire...

 

Carole Gomez

 

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19 juillet 2018

Charles Éloi-Vial : « La fascination pour les cours anciennes répond à une méconnaissance du passé... »

Charles Éloi-Vial est un passionné qui, à 31 ans, compte parmi les plus prometteurs de nos historiens, et c’est une joie pour moi que de le recevoir aujourd’hui. Actuellement en poste à la Bibliothèque nationale de France en tant que conservateur au service des manuscrits, il a récemment composé un portrait inédit de Marie-Louise, seconde épouse de Napoléon Ier et impératrice des Français (1810-14), publié aux éditions Perrin. C’est à propos de son ouvrage précédent, Les derniers feux de la monarchie : La cour au siècle des révolutions (également publié par Perrin, en 2016), que j’ai souhaité l’interroger : cette thématique de la sociologie et de l’influence de l’entourage du souverain en l’ère troublée des temps révolutionnaires m’intéresse beaucoup, et la manière dont elle est traitée par l’auteur est passionnante et hautement instructive. Je vous invite, après lecture de cette interview, à vous emparer de ce livre, et à suivre les travaux de M. Charles Éloi-Vial (dont bientôt une bio de Duroc ?), que je remercie à nouveau ici. Une exclusivité Paroles d’Actu. Par Nicolas Roche.

 

EXCLUSIF - PAROLES D’ACTU

Q. : 25/04/18 ; R. : 21/06/18.

Charles Éloi-Vial: « La fascination pour les cours anciennes

répond à une méconnaissance du passé... »

Les derniers feux de la monarchie

Les derniers feux de la monarchie, Éditions Perrin, 2016.

 

Charles-Éloi Vial bonjour, merci d’avoir accepté de répondre à mes questions, autour de votre livre Les Derniers Feux de la monarchie, paru en 2016 aux éditions Perrin. Avant d’entrer dans le vif du sujet, parlez-nous un peu de vous et de votre parcours ? D’où vient cet intérêt marqué que vous portez aux questions patrimoniales en général, et à celles touchant aux têtes couronnées en particulier ?

pourquoi ce livre ?

Bonjour et merci de m’avoir proposé cette interview. Pour repartir du début, j’ai fait l’École nationale des chartes puis un doctorat qui portait sur le service du grand veneur sous l’Empire et la Restauration, ce qui m’a amené à m’intéresser au rôle diplomatique et politique de la chasse en plein XIXe siècle alors qu’il s’agit d’une activité plutôt accolée aux souverains de l’Ancien Régime. Ma thèse soutenue, j’ai eu envie de continuer en étudiant le phénomène de cour de façon plus globale, en mettant en avant la continuité par-delà la période révolutionnaire plutôt que la rupture. Mon travail de conservateur à la Bibliothèque nationale de France m’avait permis de repérer des sources inédites ou peu connues, qu’il s’agisse de papiers administratifs, de correspondances ou de textes autobiographiques, sans lesquels il aurait été impossible d’entreprendre un tel travail. Le but aussi était de produire le livre le plus sérieux et le plus scientifique possible, en évitant les poncifs et les clichés sur les robes et les bijoux, mais sans pour autant ennuyer le lecteur.

 

La cour qui entoure Louis XVI à Versailles, à la veille de la Révolution, ressemble-t-elle sociologiquement parlant à celle au milieu de laquelle vécut Louis XIV un siècle plus tôt ? La mobilité entre classes (bourgeoisie/noblesse) était-elle plus ou moins évidente en l’une ou l’autre époque ?

la cour, sociologie et mobilités

Traditionnellement, on a toujours considéré que la cour de Louis XVI était, tout comme celle de Louis XV à la fin du règne d’ailleurs, une cour sur le déclin. Les reproches, par ailleurs justifiés, sur le coût exorbitant de la cour ont été déjà maintes fois étudiés et sont toujours présentés comme une des origines de la Révolution française. On évoque un peu moins le rôle social de la cour, qui avait fonctionné sous Louis XIV comme un instrument d’agrégation des nouvelles élites au pouvoir royal avec l’arrivée dans le système curial de la noblesse de robe, peu à peu fusionnée et alliée à la noblesse d’épée : Norbert Elias en avait notamment parlé dans la conclusion de son maître-livre La Société de cour, en expliquant surtout que cette capacité de l’institution curiale à susciter de nouveaux soutiens à la monarchie par son faste et son prestige était en panne à la fin du XVIIIe siècle. Le système avait échoué à intégrer la bourgeoisie, la frange la plus puissante du Tiers état, dont les moyens financiers égalaient ou dépassaient ceux de la noblesse. Autre élément de faiblesse, la cour avait perdu de son attractivité, tant en raison de la personnalité des souverains qu’à cause du rayonnement intellectuel et social de Paris. Par conséquent, les courtisans, au lieu de vivre à l’année dans la «  cage dorée  » versaillaise, n’y faisaient plus que de rares apparitions, pour remplir les devoirs de leurs charges quelques jours ou quelques semaines par an, ou encore pour profiter de certaines fêtes ou grandes cérémonies. La cour en partie désertée, il devenait de plus en plus difficile de justifier son coût. L’idée de Louis XIV de s’attacher les nobles afin de museler les oppositions perdait aussi une partie de sa valeur. Même s’il n’était plus question de prendre les armes contre le roi comme à l’époque de la Fronde, la résistance pouvait prendre d’autres formes, comme l’avaient montré les protestations des frères du roi et de leurs partisans lors de l’assemblée des notables de 1787. Cette opposition, qui venait de ceux qui auraient théoriquement dû former le cœur même de la cour, rejoignait en outre la lame de fond plus puissante de la résistance au pouvoir central que l’on constate sur tout le royaume, que l’on qualifie de «  réaction nobiliaire  », qui se traduisait par un regain d’intérêt pour des privilèges et les droits féodaux.

 

« À la fin du XVIIIe siècle, le système curial avait échoué

à intégrer la bourgeoisie, dont les moyens financiers

égalaient ou dépassaient alors ceux de la noblesse. »

 

Les courtisans les plus influents sous Louis XVI sont-ils des absolutistes ? Des partisans d’un système féodal plus classique ? Des gens peut-être plus libéraux ? Quels sont ceux qui choisissent de rester auprès de la famille royale là où d’autres, dont les frères du roi, ont choisi l’exil ?

les courtisans de Louis XVI face à la Révolution

Il n’y a pas d’unanimité parmi les courtisans. Il y a, comme toujours, des coteries et des groupes qui tentent d’influencer le roi ou d’obtenir le renvoi ou la nomination de tel ou tel ministre. Certains aspirent au changement et à la réforme, en soutenant la remise en question de la société des privilèges et la remise à plat du système fiscal, tandis que d’autres sont clairement opposés au changement. Pour certains, la vision d’une France centralisée et absolutiste doit être abandonnée au profit d’un retour à un ordre plus féodal, donnant davantage de poids aux provinces, aux parlements ou aux particularismes locaux. Il n’est pas aisé de dégager un discours cohérent, les courtisans se piquant tous plus ou moins de politique à cette époque, s’amusant à élaborer des plans de réforme tous plus fantaisistes les uns que les autres, même si certains d’entre eux, sous des dehors libéraux, cachent en réalité des intentions clairement conservatrices. Sans brûler les étapes, on constate tout de même que quelques lignes commencent à s’esquisser, avec des aspirations davantage «  jacobines  » d’un côté «  girondines  » de l’autre, voire «  monarchiennes  » ou «  ultra  ». Ce sont encore des aspirations floues, d’autant plus que les intérêts personnels viennent très vite brouiller les cartes, chaque acteur obéissant à la fois à ses idéaux, mais aussi à ceux de sa famille. Dès 1789, avec l’abolition des privilèges, le mouvement révolutionnaire étant lancé et difficile à arrêter, le monde de la cour va quelque peu oublier ses dissensions des années précédentes pour s’arc-bouter sur des symboles qui vont peu à peu transcender les idées politiques. De nombreux courtisans vont ainsi continuer à servir Louis XVI malgré le déclin de son autorité et la déliquescence du monde curial entamée avec la réinstallation forcée de la cour à Paris en octobre 1789, que ce soit par attachement personnel ou par exaltation d’un idéal chevaleresque de fidélité au suzerain. Pour la plupart de ces partisans du roi, 1789 est acceptable : on songe à Lafayette, au duc d’Aiguillon, au vicomte de Noailles... De l’autre côté, le monde de l’émigration va canaliser les mécontents, les opposants au nouvel ordre des choses, ceux pour qui 1789 est une abomination : en exaltant la foi catholique ou les valeurs militaires, les émigrés puisent leur courage dans les idéaux chevaleresques, préférant recourir aux discours et aux symboles plutôt que de s’appuyer sur les idées, leurs dissensions politiques affleurant  facilement, que ce soit entre les deux frères de Louis XVI, Provence et Artois, ou entre les anciens ministres exilés comme Calonne ou Breteuil.

 

Dans quelle mesure peut-on dire que des décisions majeures, décisives du roi en cette époque troublée ont été influencées directement par des courtisans, à domicile ou en exil ?

Louis XVI et les grandes décisions

Louis XVI n’est pas seul aux Tuileries, malgré le départ de nombreux courtisans, mais ceux-ci se sentent de plus en plus exclus des décisions, mais le pouvoir royal se réduit comme peau de chagrin devant les réformes de l’Assemblée nationale. En outre, le roi et la reine prennent les principales décisions engageant leur avenir seuls, comme par exemple pour la fameuse épopée de Varennes. Les choses en arrivent au point que les courtisans se sentent quelque peu trahis, le roi les privant d’un de leurs principaux attributs qui est de conseiller le monarque. Au contraire, ce dernier ira davantage chercher des avis auprès de certains députés comme Mirabeau. L’autre grande fonction à laquelle les courtisans se rattachent est celle de protéger le roi et sa famille, et de ce côté, la noblesse répond présent : quelques centaines de gardes du corps viendront se battre aux Tuileries le 10 août 1792 et certains tenteront de suivre le roi jusqu’au Temple, comme le premier valet de chambre Chamilly, la marquise de Tourzel ou la princesse de Lamballe.

 

Que sont devenus les grands courtisans ayant survécu à la Terreur, après la mort de Robespierre ? Y a-t-il des retours d’exil significatifs durant les années où l’on constate, à l’intérieur, un relatif retour au calme ?

après 1793, quels retours d’exil ?

Il n’est pas facile de répondre à cette question car entre la Terreur, les départs et les retours d’émigration, les guerres de Vendée et celles de l’armée des Princes, la vie des courtisans – et de manière plus générale des dizaines de milliers de nobles qui ne fréquentaient pas forcément Versailles mais qui ont choisi de quitter la France de la Révolution -, se subdivise en autant de destins individuels. Il y a des retours, souvent douloureux, les biens des émigrés ayant été confisqués. On pense par exemple au roman de Joseph Fiévée, La Dot de Suzette, sorte de roman social avant l’heure mettant en scène des aristocrates déclassés face aux nouveaux riches du Directoire. Toutefois, beaucoup arriveront à tirer leur épingle du jeu. D’autres choisiront l’exil, en entrant au service de nations étrangères comme le comte Roger de Damas, qui combat pour le roi de Naples. Certains tenteront de se faire oublier et vivront paisiblement à l’étranger, comme Chateaubriand, qui retrouva toute une société d’émigrés en Angleterre en 1793. Les plus rares seront ceux qui suivront les princes en exil jusqu’au bout, par exemple les proches de Louis XVIII qui formèrent autour de lui un fantôme de cour, comme le marquis de Dreux-Brézé. On le sait cependant, les retours en France s’accélèrent avec le Consulat, Bonaparte intervenant lui-même pour faire rayer certains noms des listes d’émigrés, que ce soit pour faire entrer certains talents à son service, ou pour complaire à Joséphine, qui joue volontiers le rôle d’intermédiaire entre l’ancienne aristocratie et le nouvel homme fort.

 

« Les retours en France se sont accélérés avec le Consulat,

Bonaparte lui-même étant intervenu pour faire rayer

certains noms des listes d’immigrés. »

 

Quels sont ceux qui tireront particulièrement bien leur épingle du jeu des changements de régime, passant sans trop de dégât des faveurs royales aux faveurs d’une monarchie restaurée, en passant par un standing honorable (ou mieux !) lors des périodes révolutionnaire et impériale ?

revers et retours de fortune

Le nom qui vient tout de suite à l’esprit est celui de Talleyrand, bien entendu, qui passe brillamment de la cour de Versailles à celle de Napoléon puis enfin à celle des Bourbons restaurés. Les «  girouettes  » de moindre envergure sont nombreuses, les ralliements à l’Empire s’accélérant particulièrement après le mariage de Napoléon et de Marie-Louise. L’armée, de même que le corps préfectoral ou le conseil d’Etat, forment des «  pépinières  » où sont placés les anciens nobles ralliés. Parmi ceux qui donnent très tôt des gages au nouvel empereur et en sont récompensés, on peut penser à quelques grandes familles comme les Montesquiou ou les Ségur. Il ne faut pas oublier non plus que quelques-uns changeront d’avis, comme la duchesse de Chevreuse, ralliée du bout des lèvres à l’Empire mais qui finira par être exilée à 50 lieues de Paris à cause de son antipathie trop prononcée envers Napoléon. Ces ralliements sont pourtant essentiels aux yeux de l’empereur, que ce soit pour donner de l’éclat à sa nouvelle cour impériale, en retrouvant le bon ton et l’esprit de Versailles, mais aussi pour assurer la stabilité de son régime, en favorisant la fusion entre les élites de l’Ancien Régime et celles issues de la Révolution..

 

Talleyrand

Charles-Maurice de Talleyrand-Périgord, l’homme

qui a essayé tous les régimes...

 

Du point de vue de la cour, la Restauration est-elle triomphante, arrogante, ou bien plutôt humble et discrète ? Est-ce que de ce point de vue on note une différence nette entre les règnes de Louis XVIII le modéré et de son frère, Charles X l’ultra ?

la Restauration, triomphante ou humble ?

Le triomphalisme n’est pas unanimement partagé par les courtisans qui prennent leur place aux Tuileries en 1814. Certains étaient déjà là sous Napoléon et craignent que leur ralliement ne leur coûte cher. Les nouveaux nobles d’Empire, qui craignent également pour leurs titres et leurs revenus, se font discrets mais finissent par se plaindre de l’attitude froide de certains courtisans d’Ancien Régime. Enfin, certains ont rongé leur frein en émigration ou en province, parfois depuis 1789, et leur premier soin est de se refaire une santé financière en quémandant des pensions ou des charges de cour : la cour de la Restauration coûtera donc plus cher que celle de l’Empire, le roi pensionnant des milliers de ses anciens partisans. De ce point de vue-là, la vie de cour est en effet assez impitoyable et ressemble en 1814 à une foire d’empoigne. Après les Cent-Jours, la cour a en revanche tendance à se replier sur elle-même. Les Bourbons vivent entre eux, avec leurs proches, et les fêtes se font plutôt rares. Il y a cependant eu des concessions puisque la cour ne revient pas à son état d’avant 1789 : l’étiquette d’Ancien Régime n’est pas entièrement rétablie, le roi va par exemple ouvrir la session parlementaire comme le faisait Napoléon ; il ne dîne plus en public qu’une ou deux fois par an ; il évite les voyages de cour qui sont trop onéreux. Louis XVIII a à cœur d’imposer sa politique de pardon et accueille les nobles d’Empire, une réforme de 1820 étant notamment mise en œuvre par le duc de Richelieu pour ouvrir davantage la cour à ces nouveaux courtisans qui ne sont pas d’ancienne noblesse. En revanche, Charles X est un roi plus fastueux, ne serait-ce qu’à cause des festivités de son sacre en juin 1825. Il est aussi moins discret, notamment dans ses pratiques de dévotion, puisqu’il prend part avec la cour à des processions en plein Paris, ce qui contribue à miner sa popularité. Le rejet de la Révolution s’exprime de façon nettement plus forte sous son règne, les «  ultras  » étant arrivés au pouvoir, notamment avec le gouvernement du prince de Polignac. Le «  coup de majesté  » que Charles X essaie d’imposer en 1830 peut à ce titre être vu comme une tentative des courtisans les plus conservateurs d’appliquer leur programme politique, qui au fond est celui de la contre-révolution. La réaction populaire est telle que la cour et ses anciennes traditions sont balayées en même temps que l’ancienne dynastie.

 

« Le "coup de majesté" que Charles X essaie d’imposer en 1830

peut être vu comme une tentative des courtisans les plus

conservateurs d’appliquer leur programme politique, qui au fond

est celui de la contre-révolution. La réaction populaire

sera telle que la cour et les anciennes traditions seront balayées,

en même temps que l’ancienne dynastie. »

 

Après les Journées de Juillet (1830), Louis-Philippe Ier d’Orléans remplaça, sur le trône, ses cousins de la branche aînée des Bourbons. Il fut non pas «  roi de France  » mais «  roi des Français  », et on dit de lui qu’il était un «  roi bourgeois  ». La cour de ce roi fut-elle plus bourgeoise que les précédentes, et si oui cela a-t-il eu un impact sur la politique économique de la France (par exemple, s’agissant de son essor industriel) ?

sous Louis-Philippe, une cour bourgeoise ?

La cour de Louis-Philippe est peut-être la plus originale et la plus novatrice du XIXe siècle, bien loin de l’image poussiéreuse et figée qui colle encore à la peau du régime de Juillet. À son arrivée au pouvoir, sous la pression de la rue, le nouveau roi doit renoncer à l’organisation fastueuse de la cour de Charles X, supprimer l’étiquette et les grandes charges de cour héritées de l’Ancien Régime. Il affirme vouloir régner «  bourgeoisement  », en vivant en bon père de famille, ce qui n’est pas tout à fait pour lui déplaire, puisqu’il tient par exemple, jusqu’en 1831, à habiter le Palais-Royal, sa demeure ancestrale. Cependant, Louis-Philippe est rapidement rattrapé par l’exigence du faste et par le besoin de se créer un entourage de collaborateurs et d’hommes de confiance. Il comprend aussi que le protocole est indispensable pour se faire respecter. Une cour minimale réapparaît donc rapidement autour de lui, avant de prendre rapidement de l’ampleur avec l’installation du roi aux Tuileries. La vie de cour est jusqu’en 1848 rythmée par les grandes réceptions qui permettent de recevoir quasiment chaque semaine aux Tuileries plusieurs milliers de convives : les courtisans ne sont plus quelques dizaines ou centaines de nobles proches du roi et de sa famille, mais bien des bourgeois ralliés au régime ou en voie de se laisser rallier. Les fêtes, les bals, les concerts sont donc moins guindés, moins élégants – même si la mode féminine connaît sous Louis-Philippe un véritable âge d’or –, tandis que les listes d’invités laissent apparaître quantités de notaires, de rentiers, de commerçants, d’industriels, d’hommes politiques locaux, tous incroyablement flattés d’être conviés dans le palais du roi, de profiter d’un beau buffet et de trinquer avec la famille royale. Peu à peu, la cour gagne quand même en solennité, notamment lors des voyages de cour à Compiègne ou à Fontainebleau qui renvoient directement à la grande tradition royale. La cour reste malgré tout bourgeoise, une invitation aux Tuileries devenant même un signe de réussite pour des nouveaux riches en quête de reconnaissance sociale. Son rôle est donc davantage politique qu’économique, même si la société qui se bouscule aux Tuileries, celle des «  hommes en noir  », est bien représentative de la période de la monarchie parlementaire et de la révolution industrielle, en somme, de la France de Guizot.

 

« La cour de Louis-Philippe est essentiellement bourgeoise,

une invitation aux Tuileries devenant alors un signe de réussite

pour des nouveaux riches en quête de reconnaissance sociale. »

 

Les empereurs Napoléon Ier et Napoléon III ont tous deux assis leur règne en partie sur une conception de la citoyenneté directement héritée des acquis de la Révolution : l’égalité civile au sein d’une société sans classes. Mais dans les faits, a-t-on accordé, dans l’entourage de l’un et de l’autre, une place significativement plus importante aux personnalités méritantes, ou bien la rente et l’héritage étaient-ils, là aussi, à peu près aussi représentés que dans les cours d’Ancien Régime ou de Restauration ?

le mérite sous les cours d’empire

La question du mérite est véritablement centrale pour comprendre les enjeux de pouvoir autour des cours du XIXe siècle. Là où la cour de l’Ancien Régime avait échoué à intégrer cette composante et où Louis XVI, avant 1792, avait refusé de laisser les députés brissotins lui constituer un nouvel entourage de courtisans «  bourgeois  », Napoléon affirme au contraire l’importance du mérite. C’est en tout cas ce qu’il répète à ses proches et ce qu’il affirmera à Sainte-Hélène : pour lui, le caporal peut avoir son bâton de maréchal dans sa giberne, et le courtisan n’est pas forcément noble mais peut tout à fait être de basse extraction sociale, pourvu qu’il s’illustre au service de l’État ou qu’il fasse fortune par ses propres moyens. Il affirme constamment l’importance du mérite individuel et tente de le mettre en avant à la cour, mais il n’oublie pas non plus de favoriser les anciennes élites, qui restent puissantes et qui ne s’inscrivent pas du tout dans la même logique. Par conséquent, ce rêve d’une égalité parfaite est un peu mis à mal, d’autant plus que les courtisans de basse extraction ne cherchent qu’à pérenniser leur fortune en favorisant leurs enfants, de manière à créer leur propre lignée. La Restauration cherche elle aussi à ménager la chèvre et le chou en affirmant vouloir admettre des non-nobles méritants dans l’entourage du roi, mais dans les faits, les familles d’Ancien Régime reprennent largement leur place. Ce n’est qu’avec Louis-Philippe que la cour s’ouvre réellement, la notion même de «  courtisan  » étant entièrement redéfinie pour être corrélée avec l’idée de mérite individuel et de réussite économique et sociale. Napoléon III conserve cette idée d’ouverture, même s’il tient à donner du lustre à son régime en appelant auprès de lui des représentants de grandes familles. Finalement, l’histoire de la cour au XIXe siècle évoque une des grandes passions françaises, qui est justement cette lutte constante entre le mérite et l’esprit de caste, comme un prélude à cet «  ascenseur républicain  » à qui l’on reproche si souvent de nos jours d’être en panne…

 

« Ce n’est qu’avec Louis-Philippe que la cour s’ouvre

réellement, la notion même de "courtisan" étant entièrement

redéfinie pour être corrélée avec l’idée de mérite individuel

et de réussite économique et sociale. »

 

Diriez-vous de la cour qu’elle a été, à tel ou tel point de l’histoire de notre pays, authentiquement "scandaleuse" en ce que son entretien, peut-être immérité, aurait pesé d’un poids exorbitant sur les finances nationales ?

la cour au XIXe, un scandale ?

On peut considérer que la cour coûte cher, qu’elle est un lieu propice aux gaspillages et à la débauche. Il est aussi possible de la voir comme un moteur économique faisant vivre des milliers, voire des dizaines de milliers de personnes, les employés des cuisines, des écuries ou des appartements par exemple, mais aussi les tailleurs et joailliers parisiens chez qui les invités du roi se fournissent. En cela, la cour a une utilité sociale. Elle participe aussi au devoir de représentation et à l’exigence de faste qui incombe à tout pouvoir, quel que soit le type de régime, et occupe une fonction non négligeable dans le rayonnement du pays. Enfin, elle joue au XIXe siècle un rôle artistique important, en encourageant ou en pensionnant les artistes et hommes de lettres, mais aussi en meublant et en restaurant les grands châteaux comme Versailles ou Fontainebleau qui auraient sans cela complètement disparu. On ne peut donc pas qualifier la cour de scandaleuse, même si les pensions accordées par certains souverains – on pense tout particulièrement aux Bourbons – ont parfois pu coûter cher et être imméritées. Si Louis XVI, Louis XVIII et Charles X abusent peut-être de ce système des pensions dont les dépenses augmentent au détriment de celles consacrées au faste, on ne doit pas non plus oublier que la cour est un espace novateur du point de vue social, où Napoléon met en place un système de caisse de retraite dès 1810, où les employés sont soignés gratuitement et ont accès à une bibliothèque, ce qui pour l’époque est exceptionnel. Enfin, sur le plan de la «  morale  », on peut se demander si la cour a été scandaleuse. Celle de Louis XVI a pu l’être par ses liens politiques avec la contre-révolution, celle de Napoléon était au contraire très rigide du point de vue des mœurs. Les Bourbons et les Orléans étaient eux aussi plutôt puritains, malgré la passion curieuse de Louis XVIII pour ses favoris successifs, le ministre Decazes et la comtesse du Cayla, qui eurent cependant à cœur de ne pas abuser de leur position. Les fils de Louis-Philippe ont eu quelques frasques de jeunesse, et la cour de la monarchie de Juillet s’est fait remarquer à la toute fin du règne par quelques fêtes trop fastueuses, qui ont choqué les Parisiens confrontés à une crise économique. Enfin, la cour de Napoléon III a peut-être plusieurs fois provoqué des scandales, l’empereur affichant de nombreuses maîtresses. On a sans doute envie de charger la cour du XIXe siècle de tous les maux, dans le prolongement de celle de Versailles (dont la réputation désastreuse pourrait sans doute aussi être revue à la baisse), mais en réalité, ces régimes n’étaient ni plus ni moins corrompus, scandaleux ou dépensiers qu’à notre époque.

 

« Somme toute, ces régimes n’étaient ni plus ni moins corrompus,

scandaleux ou dépensiers qu’à notre époque. »

 

Si on l’analyse règne après règne, époque après époque, pour la période qui nous concerne (l’après-1789), quand peut-on dire que la cour aura été majoritairement une force de fermeture et d’inertie, voire de réaction ? Quand aura-t-elle été, au contraire, une force d’ouverture à l’extérieur, de réforme de la société ?

une force de réaction ou de mouvement ?

La cour opère à ce niveau un véritable mouvement de balancier. Elle reste sous Louis XVI globalement très conservatrice et fermée à la Révolution ainsi qu’aux changements qu’elle apporte. En revanche, dès l’Empire, elle reflète les évolutions de la société : celle de Napoléon évoque sa volonté de fusion des anciennes et des nouvelles élites, celle de Louis XVIII «  renoue la chaîne des temps  » en actant le retour à la cour des grandes familles de Versailles, oscillant entre une volonté d’ouverture puis un fort conservatisme qui reflète celui du gouvernement de la fin du règne de Charles X. Elle est alors clairement une force de réaction. Sous Louis-Philippe et Napoléon III, en s’ouvrant à la bourgeoisie, elle devint au contraire une force d’ouverture et accompagnant les évolutions de la société, de l’essor de la grande bourgeoisie qui s’allie progressivement à l’aristocratie tout en adoptant ses codes et ses modes de vie. On peut voir les cours de chaque régime comme des reflets de leurs époques.

 

Quand on observe qu’une partie importante du public français goûte volontiers les histoires somme toute assez people qui entourent la vie de leur monarque républicain, ou encore qu’on s’extasie bien vite devant la naissance d’un Royal Baby (fût-il cinquième dans la ligne de succession à la couronne britannique), est-ce à dire que, quelque part, les Français ont une appétence inavouée pour les figures monarchiques ? Après tout, Emmanuel Macron lui-même, avait affirmé lorsqu’il était ministre de l’Économie qu’il manquait «  un roi à la France  »...

une appétence française pour la monarchie ?

La cour de l’Ancien Régime fait davantage rêver que celle de Napoléon III… La fascination pour les cours anciennes répond en réalité à une méconnaissance du passé : on rêve d’une cour idéalisée, réduite à quelques figures archétypales comme Louis XIV et Marie-Antoinette, on fantasme sur les grands appartements de Versailles et de Fontainebleau ou sur les charmes du Petit Trianon, mais sans réellement connaître la complexité de leur histoire. Même si la vie de cour nous a légué ces lieux splendides, elle ne se limite pas à un héritage artistique ou patrimonial. Et de fait, l’intérêt des visiteurs des grands châteaux royaux pour le rôle politique ou diplomatique de la cour, ou pour sa complexité comme lieu de vie et construction sociale semble complètement passer à la trappe. Finalement, la fascination que vous évoquez pour la royauté anglaise – c’est-à-dire une monarchie réduite à son rôle de représentation et d’incarnation du pouvoir par le faste – renvoie peut-être à la perception des cours anciennes, que l’on imagine avant tout comme le théâtre d’un art de vivre fantasmé, et non comme des lieux de vie et surtout des lieux de pouvoir. Cette appétence des Français pour les figures monarchiques provient peut-être davantage de la méconnaissance des réalités du fonctionnement des systèmes monarchiques anciens que du déficit de l’incarnation du pouvoir dans notre République. On en revient toujours à la nécessité de mieux étudier l’histoire. En visitant Versailles, on peut certes apprécier les ors de Louis XIV, mais il est dommage de méconnaître la complexité logistique et humaine de l’institution curiale.

 

« L’appétence des Français pour les figures monarchiques

provient peut-être davantage de la méconnaissance des réalités

du fonctionnement des systèmes monarchiques anciens

que du déficit de l’incarnation du pouvoir dans notre République. »

 

Si vous deviez, parmi tous les courtisans dont vous brossez le portrait dans votre livre, n’en choisir qu’un ? Qui, et pourquoi ?

s’il devait n’en rester qu’un...

Au risque de paraître banal, j’éprouve une grande sympathie pour le grand maréchal du palais de Napoléon, Duroc, un homme brillant, doué d’une immense force de travail. En lisant ses lettres je me suis rendu compte de son dévouement à l’empereur qui lui faisait entièrement confiance – il est un peu le modèle de ces «  hommes  » de Napoléon, qui formaient sa garde rapprochée et qu’il avait lui-même formé pour le servir. Il s’occupe de presque tout à la cour impériale, de la décoration, de l’entretien des palais, de la sécurité, du personnel et des cuisines, sa position de proche de l’empereur faisant de lui un interlocuteur privilégié pour tous les administrateurs de la Maison de l’empereur. Il apprend sur le tas son métier de courtisan, n’étant pas issu d’une famille de la cour de Versailles, et en remontre pourtant aux plus grands seigneurs de l’Ancien Régime comme Talleyrand qui avoue son admiration pour lui. À l’occasion, il fait preuve de talents de diplomate insoupçonnés, qui le font connaître dans toute l’Europe. Pourtant, il cache derrière son dévouement à l’empereur des ambitions militaires frustrées, car il rêvait d’être un grand général. Napoléon, qui a trop besoin de lui, l’empêche de partir au combat, mais il meurt pourtant d’un boulet de canon à la fin de l’Empire, ce qui est une terrible ironie du sort. C’est un personnage fascinant, bien plus complexe que l’on pensait, qui mériterait une biographie.

 

Duroc

Portrait du maréchal Duroc, duc de Frioul, par Antoine-Jean Gros.

 

Quels sont vos projets, vos envies pour la suite ? Que peut-on vous souhaiter ?

la suite...

On ne s’arrête pas de travailler sur la cour si facilement. J’ai prolongé ma réflexion sur le Premier Empire et sur le rôle des femmes à la cour avec une biographie de Marie-Louise parue l’an dernier chez Perrin. J’ai voulu aussi revenir à ce que j’avais écrit sur la chute de la monarchie au 10 août 1792 et sur le rôle de la vie de cour dans les événements révolutionnaires. J’en ai tiré un livre sur la captivité de la famille royale au Temple, qui paraîtra le 16 août. Il y a d’autres livres prévus pour la suite, souhaitez-moi donc juste d’avoir le temps de tous les écrire…

 

Charles Éloi-Vial

Charles Éloi-Vial. Illustration : France Info.

 

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3 juillet 2018

Véronique de Villèle : « Il y a en moi, une forme de force, qui me pousse à ne jamais me laisser aller... »

À la mi-juin, moi, le presque Lyonnais qui ne fréquente (pour le moment ?) que très rarement la capitale, j’ai décidé de retourner voir Paris (Paris !), pour quelques jours. Je voulais revoir quelques uns des grands sites qui font la majesté de la Ville Lumière (photos ici si ça vous dit), m’immerger dans des atmosphères pittoresques de quartier qui en font le charme, et surtout rencontrer enfin des gens aux échanges agréables et venus de là-bas mais que je n’avais jusqu’à présent pas encore vus "en vrai". Parmi eux, Frédéric Trocellier, et Véronique de Villèle. J’ai connu Frédéric, un passionné de photo, il y a une quinzaine d’années, sur un forum que j’animais alors, et nous n’avions heureusement jamais perdu le contact depuis. Véronique compte parmi mes fidèles encouragements, pour Paroles d’Actu, et elle a répondu à plusieurs de mes sollicitations d’interview depuis 2002.

Le lundi 18 juin, nous avons avec Frédéric passé la matinée du côté de Montmartre et de son Sacré-Cœur (il a passé son enfance dans le 18e). Puis, autour de 13h, direction la rue du Cherche-Midi pour rejoindre les locaux des Cercles de la Forme, dans lesquels officie Véronique. Nous avons discuté un peu avec Véronique, puis assisté à son cours. Un cours complet, rythmé, et où le dynamisme est le maître-mot. Frédéric a pris des photos, nous avons tous deux observé, regardé Véronique se mouvoir de part et d’autre de la salle au rythme de la musique, et les élèves suivre ses instructions. Nous les remercions, tous, d’avoir joué le jeu et de leur accueil sympathique.

 

Photo VdV Fred et moi

Les arroseurs arrosés : de g. à d. : moi et Frédéric, "captés" par Véronique.

 

Nous sommes convenus, avec Véronique, de réaliser une nouvelle interview suite à cette rencontre. Pas tout de suite non, car après le cours, il fallait déjà qu’elle rejoigne son scooter à toute vitesse pour retrouver les locaux de Sud Radio. Nous ferions cela à distance. Au 1er juillet, c’était chose faite. L’article qui suit est ce que j’en ai tiré ; il comprend également trois surprises : deux pour Véronique (j’ai contacté plusieurs de ses élèves via Facebook pour les inviter à "raconter" leur expérience avec la coach, deux m’ont répondu et ont concrétisé la chose), une pour celles et ceux qui suivent ses cours, un message vidéo qu’elle a accepté d’enregistrer. Merci à Annabel et à Christine, pour votre gentillesse. Merci à toi, Frédéric, de m’avoir suivi dans cette petite aventure. ;-) Merci à vous, Véronique... et à bientôt ! Une exclusivité Paroles d’Actu. Par Nicolas Roche.

 

EXCLUSIF - PAROLES D’ACTU

Q. : 27/06/18 ; R. : 29/06/18 et 01/07/18.

Véronique de Villèle: « Il y a en moi, une forme de force,

qui me pousse à ne jamais me laisser aller... »

Photo FT VdV 1 

Photo : Frédéric Trocellier.   

 

Partie I: l’interview de Véronique

 

Véronique de Villèle bonsoir, et merci d’avoir accepté de répondre une nouvelle fois à mes questions pour Paroles d’Actu. Je suis heureux d’avoir pu enfin vous voir en chair et en os pour de bon, c’était il y a quelques jours aux Cercles de la Forme à Paris...

Oui moi aussi, je suis heureuse d’avoir fait votre connaissance "en vrai". Maintenant vous avez vu l’ambiance dans mes cours aux CDLF ! Il ne vous reste plus qu’a venir prendre un cours avec moi, cher Nicolas !

 

Haha... j’en serais ravi... J’ai eu la chance, donc, d’assister au cours que vous avez donné rue du Cherche-Midi le 18 juin dernier à l’heure du déjeuner, avec mon camarade Frédéric à la photo - je le salue ici, ainsi que toutes vos élèves, et votre élève, qui ont joué le jeu avec la pêche, et le sourire. Vous avez dû filer très vite après, en scooter, pour votre émission de Sud Radio. Ça ressemble à quoi, une journée type de Véronique de Villèle ? C’est toujours autant la course, ou bien est-ce plus calme parfois ? ;-)

Je me lève tres tôt, vers 5h-5h30. Mon petit-déjeuner : café, yaourt, crackers. Ensuite, ordinateur : je prepare les rendez-vous de la journée, la playlist de mes cours, ma chronique sur Sud Radio. Puis je prends ma douche, et je pars donner mon premier cours. Ensuite, déjeuner light avec deux, trois amies des cours, et hop je saute sur mon scooter direction la radio... Puis, des RDV divers, ou bien je rentre à la maison... J’accepte peu de sorties le soir, mais j’ai quelquefois des dîners que je ne peux pas manquer ! Ou bien, je retrouve des amis à un concert, et ça j’adore !

 

Vous m’aviez parlé, lors de notre interview précédente, de votre ouvrage Gym Silver Tonic (Michel Lafon), mettant en avant la pratique d’une activité physique et de bons réflexes "forme" notamment pour les gens qui ont, comme le dit joliment la formule, "de l’argent dans les cheveux". Est-ce que, concrètement, vous avez à l’esprit des exemples de personnes qui, physiquement ou mentalement, n’allaient pas forcément très bien quand elles ont commencé à prendre vos cours, et dont vous avez senti que vraiment, ces exercices-là les faisaient aller mieux ?

Oui c’est une évidence, je fais tout pour que les gens aiment mes cours mais avant tout pour que cela leur soit bénefique, et j’en vois les resultats tous les jours !

 

Je connais votre sens de la fidélité, et de l’amitié Véronique. Les douze derniers mois n’ont pas été tendres avec vous : Mireille Darc est partie en août 2017, Johnny Hallyday en décembre dernier. Deux très proches... Et il y a, toujours, ces pensées que vous avez pour votre maman. Moi j’ai envie de vous demander, en marchant sur des œufs pour ne pas être indiscret et encore moins indélicat, ce qu’est votre recette pour contrer les gros coups de blues : est-ce que le sport par exemple, c’est une façon temporaire de penser à autre chose, ou mieux que ça, un vrai remède à plus long terme contre la déprime ?

Le sport est une aide évidente mais il y aussi une forme de force, que j’ai en moi, et qui pousse à ne jamais se laisser aller... Je pense à Davina qui a cette force inébranlable, et ça m’aide !

 

VdV avec Soleyman

V. de Villèle, avec son filleul Soleyman. Collection privée.

 

Est-ce que vous avez deux ou trois conseils à usage immédiat de mouvements et bons réflexes santé/moral pour des personnes a priori éloignées du milieu du sport ou même de l’exercice ? Typiquement, la personne âgée qui ne bougerait pas beaucoup...

En restant chez soi, on peut tout à fait faire de l’exercice (mon dernier livre Gym Silver Tonic est bourré d’exemples, et de photos d’illustration). Cela peut se faire assis sur son canapé, debout dans sa cuisine, avec une bouteille d’eau, une balle, etc... On peut étirer sa taille, travailler ses abdos, faire aussi des exercices de visualisation pour sa mémoire. Et puis bien sûr, monter des escaliers, bouger, ne pas rester inactif...

  

Vos cours se font en musique, et vous avez une sélection sympa, entraînante et aussi, je crois, que vous adaptez à vos élèves. C’est quoi votre tracklist bonne humeur à vous ? Ces quelques chansons qui vous donnent la pêche ou vous rendent le sourire à chaque fois que vous les entendez ?

Je fait mes playlists avec les derniers tubes, mais aussi et surtout avec les titres collector que tout le monde aime, des anciennes chansons bien rythmées... (playlists à retrouver aussi dans mon dernier livre !)

Par exemple :

Jailhouse Rock, Elvis Presley.

We cut the night, AaRON.

Thriller, Mickael Jackson.

The Best, Tina Turner.

A Man I know, Charles Pasi.

Dancer, Gino Soccio.

 

En quoi est-ce que vous diriez que vos cours ont évolué par rapport aux années Gym Tonic ?

Mes cours ne sont jamais les mêmes, je change... d’abord pour les femmes qui me suivent depuis tant d’années, et aussi pour moi. Je n’ai jamais de lassitude à donner mon cours, c’est à chaque fois un peu différent !

 

Le 7 juillet vous allez donner un cours exceptionnel en province, en l’occurrence à Bonnétable, en faveur des sinistrés inondés de la Sarthe. Qu’est-ce qui vous a convaincue de le faire ?

C’est Séverine, une amie qui habite la région de Bonnétable... sa maison a été inondée, eh bien le jour même avec ses filles, elles sont allées aider les autres, ceux qui étaient encore plus sinistrés qu’elle ! Bel exemple de génerosité.

 

VdV Sarthe

 

Est-ce envisageable de vous voir, à l’avenir, proposer des cours de manière un peu plus "décentralisée", dans telle ou telle ville de France de temps en temps, si bien sûr votre emploi du temps de ministre vous le permet ? ;-)

C’est vrai que quelques grandes villes de province me demandent parfois d’aller les voir... Malheureusement je ne peux pas être partout...

 

Quel message avez-vous envie d’envoyer à vos élèves, et en particulier à celles et ceux qui vous suivent depuis des années et des années, à l’occasion de cette interview ? Qu’est-ce qu’ils représentent pour vous ? Un petit message vidéo peut-être ? Ce serait sympa...

 

 

Quelle est l’image que vous auriez envie qu’ils aient de vous, tous ces élèves, et ces gens que vous croisez au quotidien ? Si vous aviez un avis à donner là-dessus : quel serait le compliment qui vous toucherait le plus ?

Professionnelle… j’aime la perfection ! Et on ne peut l’atteindre que si l’on est PRO !

 

Vous aviez déclaré dans une interview récente : Davina donnant des cours de yoga aux CDLF, pourquoi pas ? Alors, ça en est où, ce joli rêve ? ;-) Et comment va-t-elle, votre complice de toujours et surtout sœur de cœur ?

Davina est ma sœur de cœur. Nous nous parlons, nous nous voyons... elle est dans son monastère du Poitou, Chökhor Ling, où elle dirige des cours et des stages magnifiques…

 

Véronique avec Davina

V. de Villèle, avec Davina. Collection privée.

 

Comment se porte Max, votre filleul, jeune comédien dont la vie n’a, jusqu’à présent, pas tout à fait été un fleuve tranquille ?

Aujourd’hui Max passe son Bac. Il est également à l’affiche de son dernier film, Monsieur je-sais-tout, dont il a le rôle-titre (il y joue le rôle d’un autiste). C’est un acteur fabuleux !

 

Dans l’actu sport du moment, il y a bien sûr, qui l’aurait loupé... ^^ la Coupe du monde de foot, en Russie. Un commentaire sur la compétition jusqu’à présent ? Vous voyez qui en finale ? Quel prono pour le trophée ?

J’adore le foot ! Je ne loupe aucun match. Les Bleus sont forts. Si leur mental est bon, alors ils peuvent gagner cette Coupe du monde, comme en 1998. Ils ont été magnifiques contre l’Argentine... j’espère qu’ils feront encore mieux !

 

Vous êtes très impliquée, on le sait, pour la promotion de la pétanque en tant que sport de haut niveau, et notamment dans la perspective des Jeux olympiques de 2024. En quoi est-ce un sport "complet" ?

C’est convivial, ça ne coûte pas cher, il faut de l’adresse, de la concentration et, ce qui me plaît le plus, de la stratégie.

 

Actu, toujours, dans un autre domaine. On a pas mal parlé, ces jours-ci, de l’entrée au Panthéon de Simone Veil, accompagnée de son époux Antoine. Est-ce que cette femme, en bien des points remarquable il est vrai, fait partie des personnalités que vous admirez et qui vous inspirent le plus ? De qui est-il composé, votre Panthéon perso ?

Simone Veil fut une femme exemplaire, remarquable, que j’ai eu la chance de rencontrer... Je suis très admirative de sa personne. J’ai adoré cette magnifique cérémonie au Panthéon.

De Gaulle, Sœur Emmanuelle, l’Abbé Pierre, et les chercheurs pour les maladies comme le cancer des enfants ou Alzheimer... ils sont mon Panthéon perso. 

 

J’aborde ici une question qui est un serpent de mer de nos interviews depuis la première il y a six ans. Vous prenez beaucoup de plaisir à participer à l’émission de Liane Foly sur Sud Radio. Je suis persuadé, je vous l’ai déjà dit, et je le pense encore plus depuis que je vous ai vue animer ce cours, que vous pourriez diriger, vous, une émission bien-être et reportages/conseils du quotidien (à la Sophie Davant). Alors, quand est-ce qu’on la démarre, cette campagne pour vendre ça à un média ? ;-)

Eh bien OUI, j’ai énormément aimé cette saison à Sud Radio aux cotés de Liane Foly. Cette aventure vient de se terminer. J’étais auparavant sur Europe 1, et précédemment j’avais un rendez-vous sur les ondes de RMC. Maintenant il me tarde de retrouver un micro, j’adore cet exercice, la radio ! à bon entendeur...

 

Petit jeu de l’autoportrait : trois adjectifs pour vous auto-qualifier ?

Professionnelle, travailleuse, généreuse... drôle !

 

J’aime bien cette question, et, passé un temps, je la posais beaucoup, mais à vous, habituée parmi les habitués, jamais, alors : si vous pouviez voyager dans le temps, une seule fois, donc un seul choix, quelle époque auriez-vous envie de visiter ?

Le futur. Voler dans l’espace, et pourquoi pas y donner un cours ? J’adorerais rencontrer Thomas Pasquier.

 

Vous avez 25 projets par jour Véro, ça aussi je le sais. ;-) On ne peut pas tous les citer ici. J’ai envie de vous demander, simplement : c’est quoi vos grandes envies aujourd’hui, vos rêves encore à réaliser ?

Une belle émission de radio que je dirigerais avec une bande joyeuses de spécialistes, dans tous les domaines. Genre Frou-frou de Christine Bravo.

 

Tout le mal que je vous souhaite ! Allez on la lance cette campagne ! Bon, et pour ceux qui n’auraient pas encore compris, quelques arguments décisifs, pour inciter nos lecteurs à venir prendre vos cours, dans la Sarthe, à Paris, ou ailleurs ?  ;-)

Que c’est différent des autres, qu’ils me fassent confiance ! Plus de 30 ans d’enseignement ! Des milliers de cours dans mes baskets !

 

Photo FT VdV 2

Photo : Frédéric Trocellier.

 

Un dernier mot, pour conclure ?

Merci de ce joli moment avec vous Nicolas. À bientôt !

 

V. de Villèle est toujours très impliquée auprès de la Fondation pour la Recherche

sur Alzheimer, pour laquelle elle organise un grand concours de pétanque à Paris le 20 septembre.

Également ambassadrice de L’Envol, elle participera à un événement lors du

Longines Paris Eiffel Jumping le 5 juillet. Et, le 10 juillet, elle sera présente

lors d’un grand concert à Juan-Les-Pins donné pour Enfant Star & Match.

Les deux dernières associations œuvrent pour les enfants malades, la cause est belle ! ;-)

 

Partie II: les messages de deux élèves

 

Annabel de Boysson Weber, le 2 juillet.

 

 

Christine Taieb, le 2 juillet.

 

LIEN ICI pour voir la vidéo de C. Taieb

 

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22 mai 2018

Olivier Gracia : « Gardons-nous de juger le passé à la lumière de la morale d'aujourd'hui. »

Olivier Gracia, essayiste passionné d’histoire et de politique, a cosigné l’année dernière avec Dimitri Casali, qui a participé à plusieurs reprises à Paroles d’Actu, L’histoire se répète toujours deux fois (chez Larousse). Quatre mains et deux regards tendant à éclairer les obscures incertitudes du présent et de ses suites à l’aune de faits passés. Une lecture enrichissante, en ce qu’elle invite à considérer avec sérieux une évidence : si l’histoire ne se répète pas nécessairement, mécaniquement, on perdrait en revanche toujours à négliger d’en tirer les leçons pour comprendre et appréhender notre époque. Interview exclusive, Paroles d’Actu. Par Nicolas Roche.

 

EXCLUSIF - PAROLES D’ACTU

Q. : 16/01/18 ; R. : 14/05/18.

Olivier Gracia: « Gardons-nous de juger

le passé à la lumière de la morale d’aujourd’hui. »

L'histoire se répète toujours deux fois

L’histoire se répète toujours deux fois, Larousse, 2017

 

Olivier Gracia bonjour. (...) Comment en êtes-vous arrivés à publier, avec Dimitri Casali, cet ouvrage à quatre mains, L’histoire se répète toujours deux fois (Larousse, 2017) ? Et, dans le détail, comment vous y êtes-vous pris, pour la répartition des rôles et tâches ?

avec Dimitri Casali

J’ai rencontré Dimitri Casali lors du «  procès fictif  » de Napoléon Bonaparte organisé par la Fédération Francophone de Débat. Alors que je plaidais la défense de Napoléon avec une poignée d’avocats corses, Dimitri était membre du jury «  impérial  » aux côtés d’Emmanuel de Waresquiel. De cette première rencontre éloquente est née une véritable amitié intellectuelle et un premier ouvrage ! Nous sommes vus à plusieurs reprises depuis et avons manifesté ce souhait commun de confronter nos deux cultures afin d’écrire ce livre à mi-chemin entre la politique et l’histoire. Pour l’écrire, nous avons débattu de longues heures tout en échangeant nos différentes conclusions écrites.  

 

Tout l’objet de votre livre est de démontrer que l’histoire, bien loin de n’être que la science de ce qui a été, doit être un outil censé nous éclairer sur ce qui pourrait advenir. À notre charge alors, d’œuvrer à éviter de reproduire le mauvais, et à favoriser ce qui a marché, en tenant compte des réalités du temps présent. Mais cela suppose un regard éclairé, empreint de toutes ces expériences justement, de la part des élites qui gouvernent notre monde, mais aussi de la part des citoyens qui votent. Sincèrement, et sans langue de bois, diriez-vous que les premiers et les seconds l’ont globalement, ce regard éclairé ?

les Français, leurs gouvernants, et l’histoire

Les Français sont de véritables passionnés d’histoire, il suffit d’observer le succès des émissions d’histoire et ou même des livres spécialisés. L’histoire de France, dans sa grande complexité, est néanmoins toujours victime de nombreux débats qui trouvent leur reflet dans l’actualité où nos anciens sont jugés à l’aune des moeurs et valeurs d’aujourd’hui, sans aucune remise en contexte d’époques suffisamment différentes pour en apprécier la diversité et la singularité. L’histoire se répète toujours deux fois met surtout l’accent sur les grands bouleversement de l’histoire contemporaine avec des outils d’analyse qui permettent d’en apprécier la redondance.

 

Question liée : dans votre livre, vous fustigez nos élites, notamment politiques, qui sont aujourd’hui incapables d’« inspirer » les citoyens, du fait d’une pureté d’engagement, d’une érudition admirable, qui les feraient rayonner positivement, mais qu’ils n’ont plus tout à fait. Est-ce que ce point, qui sans doute nous différencie des temps passés, contribue à saper notre respect pour le politique, et par là même l’autorité du politique ? Et quelles sont aujourd’hui, à votre avis, les personnes qu’on respecte et qui « inspirent » ?

les politiques comme source d’inspiration ?

Alexis de Tocqueville analysait très finement la déliquescence de l’Ancien Régime et la fin de l’élitisme aristocrate en écrivant : «  Une aristocratie dans sa vigueur ne mène pas seulement les affaires ; elle dirige encore les opinions, donne le ton aux écrivains et l'autorité aux idées. Au dix-huitième siècle, la noblesse française avait entièrement perdu cette partie de son empire  ». Les mots d’Alexis de Tocqueville sont toujours d’actualité avec ce sentiment que la classe politique se contente de «  gérer les affaires  », sans vision, sans inspiration et sans références fortes au passé. L’homme politique moderne est abreuvé de fiscalité et de sociologie électorale, il n’imagine plus le monde de demain, il le régente comme une entreprise.

 

Le système politique de la Ve République tel que façonné par de Gaulle, qui octroie au Président de la République des pouvoirs et une importance déséquilibrés pour une démocratie (une tendance aggravée par le quinquennat et la concordance des scrutins présidentiel et législatif), ne nous enferme-t-il pas dans une quête permanente, et sans doute illusoire, d’homme providentiel en lieu et place d’une hypothétique prescience de l’intelligence collective (une sorte de « despotisme éclairé panaché de démocratie représentative ») ? Diriez-vous de la République version Ve qu’elle est, tout bien pesé, un point d’arrivée honorable et globalement satisfaisant eu égard aux multiples expériences de gouvernement tentées depuis la Révolution ?

la Vème République, compromis ultime ?

Emmanuel Macron a eu le courage et l’honnêteté de dire que «  la démocratie comporte une forme d’incomplétude  » et qu’il y a «  dans le processus démocratique et dans son fonctionnement un absent. Cet absent est la figure du Roi  » tout en reconnaissant qu’on a essayé de réinvestir ce vide pour y «  placer d’autres figures : ce sont les moments napoléonien et gaulliste.  » En cela la Ve République cherche à réinvestir ce vide depuis la mort du Roi, en plaçant la fonction suprême un arbitre au dessus de la mêlée, d’essence quasi-royale mais avec une élection au suffrage universel afin de conférer un esprit presque providentiel à ce nouveau monarque. Les Français, du fait de leur histoire monarchique, sont exigeants et cherchent une personnalité forte. Par la formule politique d’une République mi-présidentielle, mi-parlementaire, le Général de Gaulle a élaboré un régime de synthèse à mi-chemin entre l’incarnation monarchique et la souveraineté populaire.

 

Autre point (lié ?). Depuis 1981, il y a eu neuf renouvellements de l’Assemblée nationale en France, mais la majorité sortante n’a été reconduite qu’une seule fois (la droite, en 2007). C’est beaucoup plus chaotique que dans, à peu près, toutes les démocraties normales. Est-ce là le signe d’un malaise réel, d’une inconstance, voire pourquoi pas d’une immaturité spécifique des Français vis à vis du politique et de « leurs » politiques ?

alternances et (in)stabilité

L’important nombre de transitions politiques est aussi le fruit d’un malaise idéologique où les électeurs se reconnaissaient simultanément dans les valeurs de gauche et de droite, avec une volonté constante de sanctionner l’échec d’une majorité par le vote d’une nouvelle. Le génie politique d’Emmanuel Macron est d’avoir fait converger toutes les aspirations républicaines, de gauche comme de droite au sein d’un même élan politique qui s’affranchit des ruptures idéologiques, qui selon lui, n’avaient plus lieu d’être, afin de créer un mouvement pragmatique, qui a pour mot d’ordre de mettre la France en marche vers plus de modernité, plus de croissance et plus d’optimisme. Le succès d’Emmanuel Macron est la suite assez logique d’alternances politiques, aussi incohérentes qu’infructueuses qui trouvent enfin un point de convergence. Le quinquennat d’Emmanuel Macron est en quelque sorte le dernier rempart contre une victoire possible des extrêmes.

 

(...) Les bémols de rigueur ayant été posés sur la personnalité et les inclinaisons du Président, est-ce que vous considérez qu’il incarne raisonnablement l’État, qu’il représente correctement la France et les Français ? Qu’il a su trouver, davantage peut-être que ses deux prédécesseurs, l’équilibre entre figure du monarque constitutionnel et premier gouvernant ?

le cas Macron

Contrairement à son prédécesseur François Hollande, Emmanuel Macron a un sens de l’histoire et une idée assez précise de ce doit être un Président ! Il en comprend l’essence monarchique et le prestige. En cela, Emmanuel Macron incarne raisonnablement l’État et représente assez bien les Français, qui perçoivent en lui les qualités d’un véritable chef d’État. Si le Président Macron réussit tout ce qu’il entreprend grâce à un double discours gauche-droite assez redoutable, il est fort à parier qu’il fera un second mandat.

 

Est-ce qu’on a besoin, nécessairement, d’un storytelling collectif puissant (le roman/récit national ?), sous peine d’en voir d’autres, plus segmentants et pas toujours bien intentionnés, prendre le pas chez certains esprits paumés (les embrigadés « chair à canon » qui se sentaient n’être "rien" mais à qui  Daech a vendu du rêve, par exemple) ? Si oui, n’est-ce pas (on y revient) un signe d’immaturité, en cette époque censée être éclairée ? Ou bien y a-t-il, de manière plus profonde, et diffuse, une espèce de perte de sens, de « crise de foi » que l’idéal républicain, à supposer qu’il existe toujours, ne parvient plus guère à combler ?

storytelling national

Jean-Michel Blanquer est le premier à dire qu’il faut réapprendre aux Français à aimer la France par l’enseignement d’une histoire équilibrée et non culpabilisante. L’idéal républicain d’aujourd’hui n’est plus aussi fort que celui que nous avons connu sous la IIIe République où l’enseignement rigide et minutieux des hussards noirs avaient su convaincre les citoyens d’une appartenance forte à une communauté nationale !

 

On ne va pas regretter, bien sûr, les heures sombres des mobilisations générales (1914, 1940), quand tout un pays se mobilisait comme un seul homme autour d’une cause, la défense de la patrie et de la nation. Mais on peut constater qu’aujourd’hui, l’individualisme est de plus en plus ancré : il n’est guère plus que les grands événements sportifs (finale de coupe du monde de foot), les grands drames (les attentats de 2015-16) ou les deuils nationaux (Johnny Hallyday) pour donner, un moment, cette impression de communion à l’échelle de la nation. Que recoupe aujourd’hui, dans la réalité des faits, le principe de « fraternité », fondement de notre devise ?

derrière le principe de fraternité ?

De la liberté, l’égalité et la fraternité, la liberté est de loin le principe le plus palpable, le plus réel ! C’est seulement en 1848 que le principe de fraternité est inscrit dans la constitution. Les jacobins préféraient la devise : «  liberté, égalité ou la mort  ». L’idée républicaine de fraternité est née lors de la révolution de 1848 qui avait une vocation redoutablement sociale ! Le principe de fraternité est néanmoins un principe vivant, qui a du sens pour tous les citoyens engagés dans des missions humanitaires, tant sur le sol français qu’à l’international. L’égalité est de loin le principe le plus utopique !

 

En 1789, la société d’Ancien Régime, de classes et de privilèges, laisse place, au moins sur le papier, à l’égalité civile entre tous les Hommes, devenus citoyens ; à une égalité de devoirs, de droits, et d’opportunités. L’égalité civile ne fait plus débat, mais pour le reste, au vu des inégalités inouïes de situations qui existent dans notre monde et au sein même de notre société, êtes-vous de ceux qui considèrent qu’il n’y a jamais eu autant « de boulot » qu’aujourd’hui ? Car, vous l’expliquez bien dans votre livre, l’ascenseur social (avec l’instruction publique)  fonctionnait mieux en d’autres temps…

l’égalité, vraiment ?

Si l’égalité civile est devenue une réalité, permise par les différentes grandes révolutions française, l’égalité sociale est une utopie difficilement conciliable avec l’idée d’un libéralisme économique. La IIIe République, par la force de son instruction élémentaire a permis l’émergence de grands talents issus de milieux modestes, Charles Péguy en est l’illustration la plus notable. Si l’école redouble toujours d’efforts pour permettre à chacun de s’épanouir dans la société, la mobilité sociale est aujourd’hui contrainte par une phénomène de reproduction des élites, tant dans l’administration que dans l’accès aux grandes écoles.

 

La France peut-elle encore tirer son épingle du jeu, faire entendre sa voix de manière déterminante dans un monde qui inquiète ? Vous êtes raisonnablement optimiste, vous qui vous faites on l’aura compris une « certaine idée de la France » ?

les chances de la France

Il faut être optimiste et ne pas sombrer dans une forme de déclinisme, réservée à quelques spécialistes ! La France a tous les atouts pour réussir, surtout dans un monde en constante ébullition. Si la France a perdu une grande partie de son empire économique, l’esprit français demeure et continue d’enchanter des générations entières au-delà de nos frontières naturelles. Il suffit d’observer l’indicible passion internationale pour des personnages comme Napoléon et Marie-Antoinette !

 

Où se trouvent aujourd’hui, au niveau global, les poudrières potentielles type « Sarajevo 1914 » qui pour vous, peuvent inquiéter ?

poudrières modernes

Elles sont nombreuses et constamment alimentées par les propos provocateurs et dangereux de Donald Trump, qui menace la sécurité internationale à longueur de tweet. L’Iran et la Syrie constituent des points de tensions où les conflits débordent déjà de leur contexte régional !

 

Si vous pouviez voyager à une époque de notre histoire, laquelle choisiriez-vous, et pourquoi ?

voyage ?

Excellente question ! Idéalement, la Révolution française, le Premier Empire ou même la Monarchie de Juillet ! Ce sont des périodes passionnantes de grands changements politiques et institutionnels.

 

Si vous pouviez vous entretenir avec un personnage du passé, quel serait-il ? Que lui demanderiez-vous ; que lui conseilleriez-vous, à la lumière de votre connaissance des faits à venir ?

intrusion dans l’histoire

Henri IV et Napoléon, le premier pour le prévenir de son assassinat imminent et le second pour lui révéler le désastre de la campagne de Russie. Henri IV est à mon sens le meilleur des Français et très certainement le plus grand Roi. Il avait un sens de l’État, une amitié toute particulière pour la paix et un contact chaleureux avec les Français. Il demeure toujours aujourd’hui le bon Roi Henri. Pour Napoléon, j’aime son audace et j’admire sa détermination ! Il est l’exemple le plus illustre de son fameux mot : «  Impossible n’est pas français !  »

 

Pour quels moments de faiblesse de notre histoire avez-vous, instinctivement, de l’indulgence ? Un regard de sévérité ? Et quels sont les épisodes de hardiesse qui vous inspirent la plus grande admiration ?

regards sur l’histoire

C’est toujours difficile d’avoir de l’indulgence pour les fautes ou les erreurs de nos ancêtres, surtout quand elles sont meurtrières et dévastatrices. Le rôle de l’historien n’est pas de juger l’histoire mais de l’interpréter à la lumière des pièces à conviction de l’époque. L’erreur est précisément d’aujourd’hui réinterpréter les comportements ou les décisions des hommes du passé à la lumière de la morale d’aujourd’hui. On a hélas l’impression que les hommes du passé sont jugés par un tribunal redoutablement contemporain qui jugent leurs crimes à la lumière de la législation d’aujourd’hui. C’est un exercice dangereux qui nous condamne à faire table rase du passé. L’exemple le plus frappant est celui de Colbert, qui est aujourd’hui traité de criminel ! Pour les épisodes les plus sombres, j’ai évidemment un regard critique sur la Terreur et les massacres à répétition, où des Français assassinent d’autres Français ! Pour les épisodes de hardiesse, je songe immédiatement au courage des résistants français qui ont pris les armes au mépris de leur vie pour défier et terrasser l’idéologie la plus effroyable de l’histoire de l’humanité.

 

Un mot, pour les gens, et notamment les jeunes, qui n’auraient pas encore pleinement conscience de l’intérêt (et aussi du côté agréable !) que peut avoir la connaissance des faits historique ?

pourquoi l’histoire ?

L’histoire permet d’en apprendre beaucoup sur soi et notamment pour savoir où l’on va. De façon assez paradoxal, connaître son passé, c’est mesurer son avenir ! Dans une période avec une forte perte de repères, l’histoire permet aussi d’apprendre le sens du courage, de la détermination et saisir le goût de la liberté !

 

Quels sont vos projets, vos envies pour la suite, Olivier Gracia ? Que peut-on vous souhaiter pour la suite ?

projets et envies

J’aimerais me lancer dans d’autres projets littéraires dans l’idée de confronter toujours l’actualité et l’histoire afin d’en démontrer l’utilité ! L’histoire est un science vivante et mouvante.

 

Dimitri Casali et Olivier Gracia

 

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6 avril 2018

« Mort du colonel Beltrame : des enjeux pour l'après... », par André Rakoto

Tout à peu près a déjà été dit à propos du geste héroïque, éminemment remarquable, du lieutenant-colonel Arnaud Beltrame, promu colonel à titre posthume après avoir offert de se substituer à une otage, au prix finalement de sa vie, lors de l’attaque du Super U de Trèbes, le 23 mars dernier. Il fut courage là où l’assaillant, Radouane Lakdim, ne fut que lâcheté ; il fut abnégation, là où l’autre ne pensait qu’à massacrer à l’aveugle des innocents. Il aura été, pour nous autres, trempés comme nous le sommes dans une société individualiste, voire carrément égoïste, presqu’une sidération, en ce qu’il fut prêt à consentir au sacrifice ultime, celui de sa vie et du bonheur des siens. Il aura été, et ce sera là sans doute son plus bel héritage, pour nombre d’entre nous, un modèle d’engagement. Une inspiration. Qu’il soit salué comme tel, et demeure, en cette période troublée, tout à la fois comme un phare et une boussole. Un homme de bien parmi les autres, amplement digne de la reconnaissance de la nation, comme tous ceux qui sont tombés avant lui et comme les autres, toujours en service et qui se sont engagés pour protéger, défendre, et soigner.

André Rakoto, spécialiste des institutions militaires américaines, a été enseignant-chercheur à l’université de Créteil puis de Versailles, avant de rejoindre le ministère de la Défense, au sein duquel il dirige un service en charge des combattants, des victimes civiles de guerre et des victimes d’actes terroristes. Officier supérieur dans la réserve opérationnelle de la Gendarmerie nationale, il a par ailleurs écrit de nombreux articles et contributions consacrés à la Garde nationale des États-Unis. Il y a un an et demi, il avait accepté d’écrire une première contribution pour Paroles d’Actu : « 15 ans après : le 11 septembre a-t-il changé l’Amérique ? ». Une fois de plus, voici un texte de sa main, tout à fait éclairant, à partir d’une invitation que je lui ai adressée le 29 mars dernier. Merci à vous, M. Rakoto. Une exclusivité Paroles d’Actu. Par Nicolas Roche.

 

Arnaud Beltrame

Hommage au colonel Arnaud Beltrame. Photo : AFP.

 

« Mort du colonel Beltrame :

des enjeux pour l’après... »

par André Rakoto, le 5 avril 2018

La mort héroïque du colonel Arnaud Beltrame n’aura laissé personne indifférent. Pour la première fois depuis longtemps, ce n’est pas le nom d’un énième terroriste que tout le monde retiendra, mais celui d’un homme qui symbolise à lui seul ce que la France a de meilleur quand le pire survient.

« Le temps est venu de reconnaître la valeur des officiers

qui ne sont pas issus de la "voie royale",

en leur permettant enfin d’avoir des carrières

à la hauteur de leurs mérites. »

À ce titre, le président de la République a eu raison d’associer la mémoire du colonel Beltrame et celles des grands Résistants dans son discours d’hommage. Et, comme à l’époque, l’exemple ne vient pas forcément de là ou on l’attend. En effet, contrairement à ce que l’on a pu lire ou entendre dans les médias, le colonel Beltrame n’était pas Saint-Cyrien. Plus exactement, il n’était pas diplômé de la prestigieuse École Spéciale Militaire de Saint-Cyr, mais de sa voisine à Coêtquidan, l’École Militaire Inter-Armes (EMIA). Cette dernière réunit sur concours les officiers issus de la réserve et du corps des sous-officiers, destinés à faire le même métier que les Saint-Cyriens, mais sans passer par la « voie royale ». Comme l’ont montré les médias, l’EMIA est totalement inconnue du grand public, au point d’être confondue avec Saint-Cyr et ceux qui se seraient en temps normal offusqués de cette confusion se sont tus compte tenu des circonstances. Dans un sincère hommage de soldat la semaine passée, le général (2s) Vincent Desportes, Saint-Cyrien, relevait qu’Arnaud Beltrame était sorti «  major de sa promotion à Coêtquidan  », sans aller jusqu’à préciser de quelle école, et qu’il était «  un officier brillant  ». Le colonel Beltrame était brillant, mais il n’aurait sans doute pas été promu au grade supérieur de son vivant du fait de son recrutement. C’est pourquoi le temps est venu de reconnaître la valeur des officiers issus du recrutement semi-direct en leur permettant enfin d’avoir des carrières à la hauteur de leurs mérites au service de la France. Plus de diversité à la tête de nos armées ne nuirait pas à leur efficacité.

« Ce n’est pas la "liberté d’expression" que Daech menace,

mais la France engagée avec ses armées sur les terres djihadistes. »

Par ailleurs, l’attaque d’un Super U dans une petite ville de province illustre une réalité que certains ont apparemment eu bien du mal à saisir depuis le déclenchement de cette vague d’attentats. C’est toute la France qui est ciblée et non les juifs, les journalistes, les militaires ou encore les policiers comme on l’a longtemps laissé croire, par bêtise ou par lâcheté. Il est frappant d’entendre des victimes du Bataclan témoigner de leur sidération au moment de l’attentat, persuadées jusqu’alors qu’elles ne risquaient rien puisqu’elles n’appartenaient pas aux catégories soi-disant visées. Oui, ce n’est pas la «  liberté d’expression  » que Daech menace, mais la France engagée avec ses armées sur les terres djihadistes, et aucun Français n’a jamais été à l’abri plus qu’un autre. On a beaucoup entendu parler de résilience, encore aurait-il fallu désigner la menace dans toute son ampleur pour s’y préparer. Les Français, dont on sous-estime apparemment la force morale, se sont tous retrouvés unis sous les trois couleurs pour honorer le colonel Beltrame. Faisons le vœu qu’à partir de maintenant ceux qui nous gouvernent s’adresseront aux français comme à un peuple patriote et responsable.

« Ce qui paraît incroyable, c’est que nous soyons capables

d’identifier un contexte insurrectionnel et y répondre avec

des mesures appropriées sur un théâtre d’opération extérieure,

mais pas dans les banlieues des grandes villes françaises... »

Enfin, devant le parcours du terroriste de Trèbes, on ne pourra s’empêcher d’observer que, selon un schéma bien connu, c’est une nouvelle fois un petit délinquant de banlieue fiché S qui est passé à l’acte. On ne s’attardera pas pour autant sur la notion de «  fiché S  ». Les victimes d’actes de terrorisme sont considérées comme des victimes civiles de guerre depuis la loi du 23 janvier 1990, mais la France n’est pas en guerre. Les «  fichés S  », dont on admet qu’ils sont trop nombreux pour être surveillés, ne sont donc pas des sympathisants ennemis mais des citoyens innocents et libres jusqu’à ce qu’ils commettent un acte répréhensible. Tout est dit. Ceci étant, une partie du problème se situe dans «  les quartiers populaires  », où la bascule entre petite délinquance et djihadisme est une réalité qu’on peut difficilement ignorer. Comme l’analysait avec justesse le colonel de gendarmerie Charles-Antoine Thomas dans la Revue politique et parlementaire d’avril 2017, nous faisons face à une dissidence criminelle qui constitue un formidable terreau pour la radicalisation. En d’autres termes, Daech recrute dans des zones dans lesquelles la population est en souffrance, l’État absent et des pouvoirs parallèles illégaux à la manœuvre. Or, selon la doctrine de l’OTAN, ces trois éléments forment les pré-requis à une situation insurrectionnelle*. Ce qui paraît incroyable, c’est que nous soyons capables d’identifier un contexte insurrectionnel et y répondre avec des mesures appropriées sur un théâtre d’opération extérieure, mais pas dans les banlieues des grandes villes françaises. En conséquence, la politique sécuritaire s’attaque uniquement aux délinquants, alors qu’une stratégie de contre-insurrection voudrait qu’on cible en priorité les populations... En attendant, combien de délinquants fichés S s’en prendront encore à des innocents  en dévoyant Allah ? Plus que jamais, c’est bien notre état d’esprit qu’il faut changer, avec courage et détermination, si nous voulons reprendre le contrôle de nos banlieues.

En mourant en héros pour sauver une otage, le colonel Beltrame a aussi sauvé notre dignité. Tâchons maintenant d’être à la hauteur de son sacrifice.

* Sur ce sujet, on pourra consulter le nouveau manuel de contre-insurrection de l’OTAN, dirigé par l’auteur, disponible en anglais sur cette page : https://pfp-consortium.org/index.php/pfpc-products/education-curricula/item/324-counterinsurgency-coin-reference-curriculum.

 

André Rakoto 2018

 

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4 février 2018

Louis Pétriac : « Magda Goebbels, une perverse narcissique au dernier degré »

J’ai la joie d’accueillir dans ces colonnes, pour la première fois, Louis Pétriac, un homme passionné au parcours attachant. Fondateur de l’éditeur indépendant Decal’âge Productions, il est aussi auteur. Il a consacré, l’année dernière, une étude documentée (Magda, la « chienne » du Troisième Reich) à la vie et à la personnalité de Magda Goebbels, épouse de Joseph, sinistre bras droit de Hitler, de facto la "Première Dame" du Troisième Reich. Il a accepté de répondre à mes questions, et bien au-delà, a consenti à se livrer de manière très personnelle. Je len remercie chaleureusement, et je vous invite, lecteurs, à vous saisir de son livre, qui nous en apprend beaucoup, et risque au passage den surprendre plus d’un ! Un document exclusif Paroles d’Actu, par Nicolas Roche.

 

EXCLUSIF - PAROLES D’ACTU

Q. : 18/01/18 ; R. : 28/01/18.

Louis Pétriac: « Magda Goebbels, une perverse

narcissique au dernier degré. »

 

Magda la Chienne du 3e Reich

Magda, la « chienne » du Troisième Reich, Decal’âge Productions, 2017.

 

Louis Pétriac bonjour, et merci d’avoir accepté mon invitation pour cette interview, pour Paroles d’Actu. L’objet premier de notre échange, c’est votre ouvrage, Magda, la « chienne » du Troisième Reich, paru en 2017 chez votre éditeur maison, Decal’âge Productions. Mais avant toute chose, j’aimerais vous inviter à vous présenter un peu, à nous parler de vous, et de votre parcours jusque là ?

présentation et parcours

Bonjour Nicolas. Pour vous répondre, je reviendrais sur quelques dates.

Oct. 1990. Une jeune femme d’un cabinet de ressources humaines de Brive, rencontrée par le truchement de l’AFPA où j’étais en train de devenir électricien, me convainc de me tourner vers la communication. Nous arriverons très vite à l’opportunité de proposer un atelier d’écrivain public à Périgueux…

Dans une modeste chambrette louée chez une vieille dame, un espoir fou vient de renaître alors que trois ans auparavant j’avais tout perdu à la suite d’un krach boursier. Pas de matériel, pas d’argent, juste la foi, celle qui vous laisse espérer des lendemains meilleurs. Malgré les menaces d’un huissier diligenté par une caisse de retraite contre laquelle je me bats encore : la CIPAV… Un pamphlet  : Sus aux volatiles, la chasse est ouverte a même été publié voici quelques mois. Dès l’ouverture de mon atelier, j’avais à couvrir le montant de cotisations disproportionnées pour un artisan érémiste sans bénéficier du moindre délai. Comme l’écrira quelques mois plus tard l’Agence Nationale pour la Création d’Entreprises dans un article consacré à mon projet, «  C’est sans appui moral ni matériel et sans expérience du métier que le créateur s’est lancé, fort de sa seule motivation  ».

Nov. 1996. Mon petit atelier est primé par une fondation, celle de La Lyonnaise des Eaux et fait l’objet de deux articles publiés dans L’Evénement du Jeudi et Le Nouvel Observateur. Survient une rencontre avec l’équipe de Jean-Luc Delarue. Un « Ça se discute » est diffusé sur France 2. Je vais enfin pouvoir m’installer correctement et avoir pignon sur rue !

Eté 2006. Virage à 180° avec l’arrivée d’Internet et de Facebook. Surgit dans la vie de l’écrivain public le livre. Je ne disposais pourtant d’aucune formation et n’avais suivi qu’une approche du métier chez un éditeur local pendant à peine un mois. Mais ce dernier m’avait mis en relation avec une très vieille dame (86 ans), polyglotte et bras droit d’un ancien secrétaire d’État qu’il n’avait pu publier et qui, devenue lectrice, va me recommander de lancer ma propre marque de fabrique. Devenue une fidèle de mon atelier, elle m’avait, c’est vrai, déjà confié la mise en page de quelques recueils de poésie et avait apprécié mon concours.

 

« Un premier gros travail, autour des Compagnons de la Chanson :

nous sommes en mars 2007, Decal’Age Productions est lancé !  »

 

Un premier gros travail est mené avec les admirateurs de grandes vedettes de la Chanson française, les Compagnons de la Chanson, redécouverts sur le petit écran. Invité par Drucker, Fred Mella leur ancien soliste y était apparu en vue de la promotion d’une autobiographie. À la recherche d’une aide pour une relecture de témoignages je leur propose d’aider, non seulement à cette relecture, mais de publier leur hommage. Nous sommes en mars 2007, Decal’Age Productions éditions est lancé ! Réellement ! Je venais juste de publier mon premier ouvrage sous ce label : Voyage au pays de la déraison, m’inspirant d’un conseil du psy Boris Cyrulnik. Parallèlement à ce gros travail, je crée pour la promotion du futur ouvrage un site « Compagnons de la Chanson » que j’animerai quelques années, tissant des liens qui perdurent encore. L’ouvrage s’écoulera, sans aucune diffusion, à un millier d’exemplaires après une dédicace mémorable à Lyon avec d’anciens Compagnons de la Chanson, flattés que l’on se souvienne encore d’eux plus de vingt ans après l’arrêt d’une carrière fantastique et un sacré carnet d’adresses. Purée de nous autres, comme aurait pu dire Roger Hanin, si j’avais eu les fonds propres, Maman  !

D’autres projets vont ensuite s’enchaîner. Un vieux maquisard inconnu dans sa propre région va m’apporter une idée de récit qui lui vaudra d’être décoré de la Légion d’Honneur. Puis un ouvrage sur l’autisme et, entre deux récits de vie, des recherches autour d’un témoignage évoquant une Silésie devenue polonaise. Au total une petite vingtaine d’ouvrages avec la complicité d’un auteur, magnétiseur, qui avait pu redonner un sens à sa vie, tout comme moi. Onze années d’expériences souvent gratifiantes, tant en qualité d’éditeur que d’auteur.

Voilà comment je suis arrivé au nazisme à la fin de l’année 2016, cette fois-ci en tant qu’auteur après avoir tenté de le faire publier ailleurs que chez Decal’Age Productions éditions, mais sans pour autant insister et adresser le tapuscrit à plusieurs maisons d’édition.

 

Qu’est-ce qui vous a donné envie d’écrire sur Magda Goebbels, que le monde connaît d’abord en tant qu’épouse de Joseph, apôtre parmi les apôtres et ministre de la Propagande de la dictature hitlérienne ? Vous l’affirmez vous-même, vous n’êtes pas historien, en tout cas vous n’en avez pas le titre, mais vous avez fait des recherches, recoupé des informations : en quoi diriez-vous que vous apportez quelque chose de nouveau, d’original sur le sujet ? Et pourquoi ce choix de titre, inattendu, et aussi un peu dérangeant a priori ?

pourquoi Magda ?

Des recherches sur cette Silésie devenue polonaise venaient de me donner l’occasion d’enquêter sur le vécu des Allemands entre 1900 et 1945. J’ai eu besoin de savoir comment une Allemande de mes connaissances, aujourd’hui disparue, avait traversé la période hitlérienne. Je venais de me procurer un témoignage très peu diffusé datant de… 1952 : Wie Pitschen starb. S’il me restait quelques vagues connaissances de langue allemande datant du collège, j’avais à traduire quelque chose qui avait été bâti avec une certaine émotion par un Allemand, pas forcément acquis aux thèses nazies, et qui avait dû fuir devant l’Armée rouge. C’est donc, sans réellement le vouloir, que je me suis retrouvé face à une biographie consacrée à Magda Goebbels évoquant ce qu’avait été en 1945 la menace russe.

Au départ, il n’était pas question de rechercher des informations sur cette nazie. Comme beaucoup, j’avais su ce qui était arrivé dans ce bunker, mais je n’avais jamais approfondi la chose. L’ouvrage sur cette Magda commandé chez PriceMinister n’avait donc été commandé que pour m’aider à cerner l’atmosphère en Allemagne et donner une suite à la biographie silésienne sur laquelle j’avais commencé à travailler. J’étais encore loin de me douter que ce livre écrit en 2005 par Anja Klabunde allait déclencher ce qu’il a déclenché en moi, un sentiment où se mêlaient révolte et répulsion, et aussi le besoin de comprendre.

À tel point que, différant les travaux entrepris sans obligation de production imminente, j’ai commencé à surfer sur le net, tombant sur un tout autre discours, celui d’un Argentin, Mendoza, qui avait de son côté enquêté sur le personnage. Il livrait une toute autre vérité. Qui avait donc raison  ? Klabunde la biographe allemande ou Mendoza cet Argentin ?

Toujours sur le net, je me suis ensuite retrouvé face à un autre ouvrage, celui de Tobie Nathan et cette enquête sur Arlosoroff écrit avec un style beaucoup moins conventionnel et très sensuel que je m’étais procuré. Une sorte de polar, mais qui ouvrait d’autres portes. L’affaire était lancée. Nathan reconnaissait que la dame était cynique, un peu légère et portée sur la chose. Il donnait de surcroît une définition du cynisme s’inspirant de recherches menées sur l’Antiquité. Et, au-delà de la traduction des vocables grecs kunos apparenté au chien et kunikos, sur celle de chienne qui, par ailleurs, collait fort bien à l'égérie nazie, tant sa quête du plaisir dans le Berlin décadent de la fin des années vingt était manifeste. Dans la philosophie antique, ceux que l’on assimilait à ces "kunikos" appartenaient à l’école philosophique d’Antisthène et de Diogène et prétendaient revenir à la nature en méprisant les conventions sociales...

 

« Un être cynique, aux appétits sexuels évidents, et méprisant

les conventions sociales : voilà les traits qui firent

de Magda la "Chienne du Troisième Reich". »

 

Magda Goebbels m’est soudain apparue sous la lumière d’un être cynique qui avait des appétits sexuels évidents et son mépris des conventions sociales en a très vite fait une chienne, la «  Chienne du Troisième Reich  ». Sans avoir encore une idée complète du personnage, je me suis dit qu’il fallait que je fasse quelque chose, même si je me doutais qu’en relevant un tel challenge j’allais devoir creuser et creuser encore. Peut-être en adoptant une démarche différente et en prenant le risque de heurter un éventuel lectorat si je menais ce projet d’écriture à terme en choisissant un titre comme celui dont j’avais eu instinctivement envie. Seulement, n’était-ce pas ce qui pouvait aussi m’amener des lecteurs lesquels, comme moi, chercheraient à comprendre pourquoi j’avais choisi de faire de cette Magda une chienne ?

Ma décision de consacrer un ouvrage à l’égérie nazie s’est trouvée confortée en février 2017 par un témoignage de Pierre Assouline publié dans Le Monde après la sortie du bouquin de Tobie Nathan chez Grasset quelques années plus tôt. Il se demandait si l’épouse Goebbels ne souffrait pas de… perversion narcissique. Bingo ! Je venais soudain de trouver quelque chose d’encore plus exploitable, mais il allait néanmoins falloir compléter les éléments insuffisants que je possédais. Certes, j’avais déjà travaillé sur la perversion narcissique, rédigé un ouvrage là-dessus, je connaissais le sujet et je me suis donc lancé dans une relecture avec, cette fois-ci, un tout autre objectif. Celui de parvenir à coupler les faits avec d’autres données puisées dans l’ouvrage de la grande spécialiste qu’est le docteur Marie-France Hirrigoyen pour être vraiment sûr de ce que je venais de découvrir. 

Parallèlement à mes premières lectures, d’autres témoignages émanant d’historiens éminents comme Hans-Otto Meissner se sont imposés à moi. Meissner était l’un des premiers biographes à avoir sorti un ouvrage sur Magda Goebbels (1961) sans qu’il aborde néanmoins la passion d’Arlosoroff pour la future égérie nazie. Derrière, ont suivi Anna-Maria Sigmund, Guido Knopp, Victor Reimann, Nerin Gun, Diane Ducret, Peter Longerich, François Delpla. Sans pour autant minorer l’impact de données plus romancées comme celle des Britanniques Jane Thynne et Emma Craigie ni les différents médias qui avaient déjà publié quantité d’articles sur l’épouse du docteur Goebbels dont Bild et Der Spiegel.

 

« Je ne pouvais pas laisser perdurer cette idée selon laquelle

l’horrible assassinat du bunker aurait été un "acte altruiste". »

 

Sûr, je l’ai très vite été : manque d’empathie répétée, suffisance du personnage, importance de l’image de mère idéale véhiculée, égocentrisme outrageant, l’envie de faire croire en sa supériorité, un sens grandiose de sa propre importance, les menaces de chantage ouvert… Dans mon ouvrage, chacun de ces points est développé autour d’exemples précis. Par rapport aux autres documents traitant de Magda Goebbels, l’originalité y était ! J’avais en outre, et de plus en plus, le sentiment que l’on avait fabriqué un scénario dans ce bunker décidant d’y sacrifier des enfants innocents tout en s’appuyant sur une propagande efficace et des prétextes fallacieux, pour que le commun des mortels puisse changer d’avis post mortem sur les coupables, faisant même de cet horrible assassinat un acte altruiste. C’était proprement inacceptable !

 

Magda Goebbels naît en 1901 à Berlin. La plupart des historiens considèrent que sa mère, Auguste Behrend, l’a eue avec Oskar Ritschel, un ingénieur qui ne la reconnaîtra pas tout de suite. Et pour cause peut-être, puisque vous, Louis Pétriac, avez la conviction que son père biologique était en fait l’amant et futur second mari de sa mère, le commerçant juif Richard Friedländer. Qu’est-ce qui vous fait dire ça ? Parlez-nous un peu de ses premières années, et de sa mère, dont on sent à travers votre récit qu’elle a eu sur elle, sur la manière dont elle s’est forgée, un poids décisif ?

imbroglio familial

Anja Klabunde parle très bien de Magda Goebbels, trop bien même, avec des expressions très contenues. «  Son corps connaissait une véritable révolution, écrit-elle, elle était fort en avance sur ses camarades de classe…  » J’avais déjà pu me procurer un extrait du film de Vitkine diffusé en Belgique et en Suisse en étant attentif aux propos du même Tobie Nathan sur les fondements d’une personnalité. «  C’est une orpheline qui avait des problèmes de filiation, elle avait été mise en pension en Belgique. On sait ce que ça donne : changement de langue, de milieu, changement de perception du monde ! Ça donne des gens qui ne sont plus certains de la consistance du monde, se disant qu’il a changé une fois et qu’il pourrait très bien changer encore, encore et encore. Ils cherchent quelque chose auquel se raccrocher…  ».

 

« Sa mère ne l’aimait pas et n’avait pas désiré sa naissance ;

elle lui a notamment dissimulé qui était son véritable père. »

 

Y a-t-il eu, ce faisant, des violences psychologiques que la fillette aurait pu subir chez les Ursulines de Vilvoorde ? Ce n’est pas impossible non plus puisqu’on évoque en début de journée des toilettes où l’on devait se débarbouiller à l’eau froide sans ôter sa chemise de nuit. Sans doute pour que les gamines aux portes de l’adolescence ne soient pas amenées à faire des comparaisons hasardeuses entre elles. À la décharge de Magda, il fallait faire appel à des capacités d’adaptation énormes. Sa mère ne l’aimait pas et n’avait pas désiré sa naissance, lui cachant certaines choses importantes, dissimulant par exemple qui était son véritable père. Je me suis d’ailleurs demandé si ce Richard Friedländer, âgé d’à peine vingt ans en 1900, avait été informé de la grossesse d’Auguste Behrend, cette petite bonne que la Famille Quandt prenait pour une cocotte, sorte de Dame aux camélias, s’il faut en croire Anja Klabunde.

Un ouvrage, peut-être bien le vingtième que je découvrais évoquait cette piste Friedländer, celui d’un dénommé Léonid Guirchovitch qui, lui aussi, avait étudié la piste Arlosoroff. Mais avec un chapitre qui ne pouvait que m’inciter à réfléchir et issu d’un journal intime de Magda qui, selon lui, n’a jamais été publié, alors que d’autres nient l’existence d’un tel document. Je le cite.

«  9 sept. 1914… L’autre, est la fille qu’une jolie femme de chambre conçut avec un client de l’hôtel où elle travaillait.  »

Certes, on pourrait regretter que ces données aient été romancées et qu’elles pourraient donc être sujettes à caution. Mais, les auteurs de tous ces romans se sont forcément appuyés sur des données concrètes comme celles recueillies par Emma Craigie qui a entendu la gouvernante des Goebbels évoquer ce que pouvait être le quotidien des enfants martyrs. Pourquoi n’en serait-il pas de même pour Nerin Gun qui a travaillé avec les parents d’Eva Braun et pour Léonid Guirchovitch. Sans oublier Sébastien Spitzer qui a évoqué devant le micro d’une radio belge des recherches menées à Buchenwald même.

L’ouvrage de Guirchovitch publié chez Verdier en 2014 n’a curieusement pas fait l’objet d’un très gros battage. Pourtant, l’écrivain russe ne m’apparaît pas être un affabulateur, même s’il avance des données qui n’ont pas été exploitées par d’autres historiens comme cette admiration de Magda pour le grand poète juif Heinrich Heine qui lui aurait valu de choisir de baptiser ses futurs enfants avec des prénoms commençant par la lettre H. Vous avouerez qu’on est assez loin du H de Hitler, non ? Un chapitre sur lequel revient François Delpla dans Hitler et les femmes. Et dans mon ouvrage, j’évoque bien autre chose encore et notamment les relations de l’égérie nazie avec les Hoover aux États-Unis.

C’est également oublier que Richard Friedländer, sur une carte de résident, un document retrouvé sans doute à Buchenwald et publié en 2016 par le média allemand Bild, reconnaissait qu’il était le père de Magda.

Confronté au monde du mensonge, ceux de sa propre mère, Magda Goebbels n’arrêtait pas de se poser des questions. Notamment sur le fait qu’elle était une enfant non désirée et pour cause puisque celui qui avait épousé sa mère (Oskar Ritschel) ne l’avait pas reconnue. On peut attendre beaucoup de choses d’un cocu mais tout de même ! Même s’il avait après coup choisi en bouddhiste émérite de prendre la gamine en affection.

 

« Auguste Behrend aurait lâché le morceau en 1934.

Magda fille d’un Juif ? Il fallait donc faire disparaître

Richard Friedländer. Définitivement... »

 

A priori c’est en 1934 qu’Auguste Behrend a lâché le morceau et que les époux Goebbels auraient appris cette filiation que le propagandiste commente dans son journal de bord. Il fallait donc faire disparaître Richard Friedländer. Définitivement. Définitivement, ce sera Buchenwald au motif qu’il était soupçonné d’être réfractaire au travail, une déportation à laquelle ne s’opposera pas sa fille devenue une égérie nazie. Ne fallait-il pas préserver les nouveaux liens qu’elle venait de nouer avec les dignitaires nazis et éviter le courroux d’Oncle Adi ?

 

Magda, au sortir de l’enfance, et au tournant de l’adolescence, c’est une fille gâtée, sans doute, aimée par les deux hommes qui pour elle peuvent faire office de père, mais est-ce qu’on peut dire que, transbahutée comme elle l’a été, avec un socle familial mouvant et des lieux d’ancrage fluctuants (elle a notamment passé pas mal d’années à Bruxelles, en études), elle sort aussi un peu paumée de cette période, et en quête d’identité ?

construction identitaire

Revenons sur l’appréciation de Tobie Nathan quand il explique le cheminement de cette fillette privée de repères. Une gamine à la recherche d’un socle qui lui fera éprouver une sorte de fascination pour les gens de pouvoir, seuls capables de lui permettre de s’en sortir. Elle gardait (dixit Klabunde) un très mauvais souvenir de son départ de Belgique en 1914 et de cette pérégrination en train dans un wagon à bestiaux, parce que les avoirs de son père Friedländer avaient été mis sous séquestre et que le couple et la fillette étaient sans argent. Être obligée d’aller à la soupe populaire à son arrivée à Berlin a marqué la future Magda Goebbels… D’où, sans doute, une aversion grandissante pour les plus faibles qui n’avaient qu’un seul tort, celui de l’être et de ne pas s’être défendus suffisamment face à des agressions.

Quand Ritschel ressurgit dans l’existence de l’adolescente, il lui montre quelle est sa réussite de décideur à lui, lui donnant encore plus l’envie d’une vie qui pourrait être facilitée si elle s’alliait à un homme puissant. Je pense aussi qu’il a pu y avoir une sorte de compétition affective entre les deux pères et que la gamine en a joué. À noter que c’est Richard Friedländer qui lui apprendra l’hébreu !

 

« La misère, qui l’a marquée, il allait falloir très vite l’oublier

et ne prêter attention qu’à ceux qui détenaient le pouvoir,

un pouvoir autant matériel que spirituel... »

 

La misère, il allait falloir très vite l’oublier et ne prêter attention qu’à ceux qui détenaient le pouvoir, un pouvoir autant matériel que spirituel. Matériel, ce sera Quandt et spirituel, ce sera Victor Arlosoroff, Hitler représentant avec le nazisme une conjugaison des deux puisque le nazisme ambitionnait de remplacer le christianisme tout en procurant une sorte d’aisance matérielle : lutte contre le plan Young et résistance des Allemands grâce à la conquête d’un espace vital.

Je crois qu’il est facile d’imaginer ce qu’a pu être la construction qui s’est opérée en elle et l’avis qu’elle a pu avoir sur les plus faibles et ceux qui détenaient un certain pouvoir ou qui étaient en mesure d’y accéder.

 

Le premier grand amour de Magda s’appelle Victor Arlosoroff, un jeune sioniste appelé à compter, bientôt, parmi les grandes figures du mouvement en faveur de l’établissement d’un État juif en Palestine. À ses côtés, Magda allait épouser pleinement la cause sioniste (!)... On imagine qu’il n’y aurait eu qu’un pas, ou guère plus, vers la conversion au judaïsme, si la relation s’était concrétisée ? Quelle a été l’importance de cet homme, et de cette relation, dans la vie de Magda ? Et, pendant qu’on y est, quelle est votre intime conviction, par rapport à l’assassinat d’Arlosoroff en 1933 : l’ordre vient-il de Goebbels ? Magda a-t-elle été impliquée, dans un sens ou dans l’autre ?

l’énigme Arlosoroff

Arlosoroff est le premier des hommes à afficher cette possible puissance que recherche une jeune fille en quête de projet. Il lui ôte sa virginité en admettant que le jeune Walter qui la coursait au Lycée Kolmorgensche de Berlin en 1915 n’ait pas été son premier amant (source Meissner non reprise par Klabunde). Cela crée des liens et la demoiselle est très souvent présentée comme une créature ayant d’énormes besoins sexuels. Pas seulement par Tobie Nathan mais plus récemment par le journaliste romancier Sébastien Spitzer. J’explique et démontre dans mon ouvrage quelle aura été l’influence de leur rupture sur Magda et ce qui a pu la faire sombrer dans un début de perversion narcissique. Mais je voudrais d’abord enchaîner sur cet assassinat d’Arlosoroff.

 

« C’est aujourd’hui admis, l’assassinat

d’Arlosoroff restera inexpliqué... »

 

Meurtre sur la plage, l’ouvrage du Russe Guirchovitch, apporte un éclairage sur ce qui a pu se passer en juin 1933 sur cette plage de Tel-Aviv. On sort même de cette lecture avec une autre possible coupable : Sima, l’épouse du leader sioniste, une femme souffrant de jalousie qui venait de se disputer avec Victor. Mais, c’est aujourd’hui admis, cet assassinat d’Arlosoroff restera inexpliqué, celui que l’on avait tout d’abord accusé ayant été libéré.

Pour ce qui me concerne, j’ai été sensible aux arguments de Guirchovitch et donc à la non responsabilité de Magda Goebbels dans cette affaire. Bien qu’il y ait eu la présence à Tel-Aviv de Théo Korth et Heinz Grönda, ces deux SS dont on n’a pas cerné l’implication réelle dans cette histoire.

 

À 18 ans, Magda rencontre Günther Quandt, un industriel veuf de vingt ans son aîné ; protestante, elle se convertira au catholicisme, la religion de son futur époux (le mariage a lieu en 1921). Un fils, Harald, naîtra de cette union peu après le mariage. L’union dure à peu près dix ans, émaillée de drames familiaux qui vont peser sur le couple, et aussi de révélations sur des "coups de canif" portés par l’une (qui reverra Arlosoroff) et par l’autre. Magda, qui ne s’est jamais sentie vraiment à son aise dans un cadre familial qui ne l’a pas vraiment acceptée, fait chanter son époux, étant entrée en possession de documents scandaleux et compromettants. Elle obtient un appartement luxueux au cœur de Berlin, une pension confortable, et la garde d’Harald. Elle a 30 ans. Elle est riche, et elle est libre. Est-elle heureuse ?

Magda, ex-Quandt

Comment aurait-elle pu être heureuse puisqu’elle commençait à éprouver des difficultés à ressentir quoi que ce soit ! Heureuse, malheureuse… les clichés alternent. Beaucoup d’amants de passage et l’impossibilité de se fixer. Comme elle n’éprouve rien de précis, elle reste dans une sorte de magma, attendant qu’une occasion se présente qui lui permettrait d’accéder à cette puissance qu’elle convoite depuis son adolescence.

 

« Magda était à mes yeux devenue une narcissique qui avais besoin

d’être rassurée par une sorte de miroir capable de donner

une image réhabilitante d’elle-même... »

 

L’infidélité d’Arlosoroff avant celle de Joseph Goebbels venait de précipiter la chose et la perversion narcissique s’était installée en elle, qui ne la quittera plus. On ne naît pas pervers narcissique, on le devient. À cause des castrations opérées dans l’enfance. Les repères d’un enfant disparaissent, il n’a plus la sensation d’exister en tant que tel sinon par l’image que les autres diffusent de lui. Magda était à mes yeux devenue une narcissique qui avait besoin d’être rassurée par une sorte de miroir capable de lui donner une image réhabilitante d’elle-même. Pour avoir le sentiment d’exister, elle vivra à travers les autres, s’écartant d’eux dès qu’ils commettaient le moindre écart. Ce sera le cas avec ce jeune étudiant Ernst qui l’amènera à demander le divorce à Quandt. Une fois qu’il l’aura menacée avec une arme, elle le «  répudiera  » ! Et ce sera le cas de combien d’autres ! Son père Richard fera partie du lot pour avoir été dans l’incapacité de tenir un certain rang social après avoir tout perdu en Belgique en 1914.

 

Ce qui est très intéressant, à ce point de l’histoire, c’est qu’on retrouve une Magda qui a une situation, un appartement superbe, une pension confortable, je le disais à l’instant... mais elle se refuse apparemment à devenir une bourgeoise oisive, qui jouirait pour le plaisir de jouir, comme ce fut le cas de bien des personnes aisées dans le Berlin des années 20. Elle ressent ce besoin de trouver un sens, ou en tout cas une cause dans laquelle s’investir vraiment, comme elle aurait pu le faire avec le sionisme, avec Arlosoroff. Ce réflexe de recherche d’identité, de cause, c’est quelque chose qu’on retrouve beaucoup, dans l’Allemagne de cette époque ?

quête de sens, vraiment ?

Dans le film de Vitkine, Tobie Nathan parle très bien de ce socle que Magda recherchait jusqu’à ce qu’elle assiste à ce grand show au Sportpalast de Berlin. Je viens de le dire.

 

« Le sens elle s’en fiche, ce qu’elle veut, elle, c’est le pouvoir... »

 

Cette recherche d’identité et de cause, cette quête de sens, cela a peut-être été vrai pour d’autres en Allemagne à cette époque, mais pour Magda Goebbels, il s’est agi de tout à fait autre chose. Le renouveau aryen et la fierté de l’Allemagne, je ne suis pas sûr qu’elle en avait fait sa tasse de thé. Précisons tout de même que c’est parce qu’elle avait peur de perdre la pension que lui versait Quandt à cause de l’arrivée possible des communistes au pouvoir qu’elle va devenir nazie et trouver un sens, et quel sens. Écoutez, je vais être direct, je crois que le sens elle s’en fiche, ce qu’elle veut, elle, c’est le pouvoir. J’insiste. Être une femme qu’on admire et qu’on montre en société et pas seulement une potiche, ce qu’elle reproche à Quandt de ne pas avoir compris. L’image, toujours l’image.

Un autre travail du biographe Toby Thacker m’a permis de compléter ce que j’ai appris de Magda Goebbels. Il ne mâche pas ses mots non plus, disant de l’égérie nazie que c’était un être répugnant !

 

De fil en aiguille, on l’introduit dans des cercles favorables au mouvement d’Adolf Hitler (un prince de la maison impériale de Hohenzollern lui indiquera que c’est une bonne manière de tromper cet ennui qui la terrorise tant). Elle est subjuguée par les discours qu’elle entend, par cette aventure si exaltante... En septembre 1930, elle participe à un meeting du NSDAP au Sportpalast de Berlin et y découvre un orateur qui la captive (la séduit ?), le Gauleiter (cadre du parti) Joseph Goebbels. Dès le lendemain, elle pousse les portes du parti et, bientôt, décrochera un job de secrétaire auprès de l’homme qu’elle épousera l’année suivante. Pour elle, l’aventure va commencer... Et pour eux deux, une histoire. Une histoire d’amour, au moins en partie ?

Joseph, Magda, de l’amour ?

Non, pas d’amour parce qu’elle a déjà sombré dans les travers de la manipulation narcissique, comme je viens de le spécifier. La chroniqueuse mondaine Bella Fromm dira d’elle que c’était une créature capricieuse qui n’arrivait pas à apprécier la vie luxueuse que lui avait offert Günther Quandt jusqu’en 1929. D’autres comme notre ambassadeur François-Poncet «  qu’il n’avait jamais vu une femme avec des yeux et un regard aussi froids  ». La biographe Anja Klabunde, elle-même, dira de Magda «  qu’elle ressemblait plus à un récipient vide absorbant l’ambiance régnante et la reflétant du mieux possible  ». Un avis sans concession, justifiant qu’au Sportpalast elle ait absorbé cette ambiance si particulière comme si son existence entière en dépendait. On dirait que pour la plupart des observateurs Magda souffrait d’un travers, mais sans que l’on ait pu en donner une définition exacte. En évoquant ce meeting berlinois, l’historien Fabrice d’Almeida a de son côté parlé de scénographie nazie réussie. À propos de ce travers, on oublie de dire chez Vitkine que ce sera aussi le cas lorsque, nommée responsable de la cellule nazie berlinoise de West-end, elle n’arrivera pas à s’y fondre, trouvant dérangeantes les attitudes des autres bénévoles qualifiées de moqueuses et émanant de concierges ou de petits commerçants. Elle a probablement dû se demander à ce moment-là pourquoi elle ne s’adressait pas à Dieu plutôt qu’à ses saints pour obtenir ce pouvoir dont elle avait tant envie ?

 

« Goebbels pouvait être irrésistible, mais c’était aussi

un être qui avait déjà menacé à deux reprises de mettre fin

à ses jours. Et cela, elle l’apprendra très vite... »

 

Au-delà des commentaires invraisemblables livrées en 1952 par une Auguste Behrend dépressive, Joseph Goebbels l’a surtout séduite parce que c’était une proie facile pour elle. L’homme n’avait pas d’estime de soi, et il lui était apparu plusieurs fois auparavant mal «  fagoté  », notamment dans une soirée privée organisée par une certaine Viktoria von Dirksen, une fervente adepte de la thèse de la race pure. Restait son élocution et cette force de conviction propre à un véritable bateleur de foire. Lorsqu’il s’en prend aux autorités en place avec un index pointé vers la foule, il deviendrait même irrésistible. Il savait être éloquent : «  Malgré leur contrôle des médias de masse, tout ce qu’ils ont pu faire, c’est tenter de masquer les scandales politiques. Le parti national-socialiste va leur botter les fesses !  » C’était pourtant un être qui avait déjà menacé de mettre fin à ses jours à deux reprises, ce qu’elle apprendra très vite ! Le beau-fils de Magda, Helmuth Quandt, premier des fils de Günther n’avait pas davantage d’estime de soi et cela le rendait désarmant, mais une septicémie abrègera leur idylle (1927).

En la personne de ce Gauleiter de Berlin, voilà donc qu’elle vient de trouver une nouvelle proie et un autre narcissique privé d’estime de soi, tout comme le très jeune Helmuth Quandt et comme certaines autres victimes ! Mais lui, contrairement à elle, il n’a pas besoin de miroir qui pourrait renvoyer une image pour exister ! Il a seulement besoin d’un coach susceptible de le féliciter de temps à autre et sur lequel il peut s’appuyer. Il n’a pas réussi à le trouver lors de sa collaboration avec les frères Strasser pendant la détention d’Hitler à Landsberg et son retrait de quelques mois du NSDAP. Le biographe Peter Longerich nous explique dans son ouvrage publié en France chez Héloïse d’Ormesson quel est le profil de cet homme tourmenté capable de s’autodétruire qui a sans arrêt besoin d’être complimenté pour exister. Entre deux accès de spleen il est capable de se lancer dans des conquêtes pour survivre, ce qui explique toutes ces femmes coursées, de Léni Riefenstahl à Lida Baarova en passant par la femme du boxeur Max Schmeling, Anny Ondra. Ce qui est le propre des personnes souffrant de maniaco-dépression. Je me suis amusé à faire un parallèle entre ses crises de spleen et ses dragues effrénées, et cela colle. J’ai même pu compléter mes données avec celles collectées par un éditeur italien et en ligne pendant quelques jours. Elles revenaient sur l’année 1938 et sur ce qui s’était passé autour de la très belle Lida Baarova.

On a toujours dit que Magda était une belle femme. Quand elle a croisé Quandt, sans doute, mais après… Toilettée, maquillée, ses excès en avaient fait rapidement une femme bien en chair, cela dès 1932-1933, bien avant ses maternités répétées. Les nombreuses photographies trahissent une image pas toujours favorable comme celle où on la voit poser pour un peintre devant les caméras de la propagande nazie. Un média l’évoquait même en des termes injurieux disant d’elle «  qu’elle était maquillée comme une pute orientale  ». Au moment de l’entrée en guerre, elle n’avait donc plus la moindre chance de conserver son Joseph face à d’autres actrices. Sauf à rester une bonne amie de ce dernier en continuant de lui faire des enfants pour que leur Führer soit content et que celui-ci puisse féliciter son propagandiste !

 

« Il dira d’elle à une de ses maîtresses que Magda était

"le diable" ; elle savait le faire tourner en bourrique

et agir sur lui pour le mettre souvent à terre... »

 

Comme il le dira à l’une de ses maîtresses «  elle était le diable  », ce qui montre bien qu’elle savait faire tourner en bourrique son Joseph et agir sur lui pour le mettre souvent à terre. À terre, il le sera d’ailleurs en 1938 quand elle produira son chantage, menaçant de divorcer et sachant quelle affection l’époux volage éprouvait pour ses enfants. Chez ce dernier, on a même parlé de nouvelle tentative de suicide le 19 octobre 1938. De l’égérie nazie, Himmler dira : «  La rusée Magda a pris son nabot de mari dans un filet d’où il ne sortira plus et où il s’étranglera lui-même !  » C’est dire !

Il n’a jamais été question d’amour entre les deux tourtereaux, allons donc ! L’amour, un pervers narcissique ne peut en éprouver ! Ce qu’il ou elle recherche, c’est une possession de l’autre ! Une possession totale ! Magda était surtout attirée, peut-être à son corps défendant, par ce suicidaire souffrant, lui, de maniaco-dépression. Un être volage certes, qui avouait souvent avoir besoin d’elle et de ses petites manipulations. Peut-être cela le stimulait-il ? En bonne représentante du signe zodiacal du Scorpion, je dirai avec un peu d’humour qu’elle a dû souvent être tentée de «  bouffer  » le mâle, alors que celui-ci était pourtant considéré comme un mâle dominant au sein de la meute. Dans son dernier roman primé par la critique, le romancier et journaliste Sébastien Spitzer écrit que : «  Magda mimait des extases avortées dans les bras de cet homme parce qu’elle savait déjà qu’avec lui, tout redeviendrait possible  ».

 

Hitler et les Goebbels 

Hitler avec les Goebbels, et trois de leurs enfants.

 

La vie de couple des Goebbels n’est pas, on l’a vu, un long fleuve tranquille, loin de là. Je ne vais pas rentrer dans tous les détails, mais là aussi, il y en aura pas mal, des coups de canif. Ce qui est intéressant, dans votre livre, c’est les portraits psychologiques que vous dressez des personnages principaux. Devenue une militante convaincue du parti nazi, et animée d’une ambition dévorante, elle voue un culte à celui qui s’est promis à se consacrer, corps et âme, à l’Allemagne, Hitler. Lui et elle sont présentés, sous votre plume, comme des pervers narcissiques, et on voit qu’ils se tournent un peu autour, même si le Führer a largement poussé à ce que l’union avec Goebbels (dont vous mettez en avant les traits de maniaco-dépressif) soit mise en avant. Il les forcera même à rester ensemble lors d’une énième crise de couple. Est-ce que Magda n’a pas finalement plus d’amour, et même plus de désir, pour Hitler que pour son mari ? Hitler aime-t-il Magda ? Et Goebbels, qui semble presque être le laissé-pour-compte de cet étrange triangle, n’est-il pas devenu le mari par procuration de celle qu’on présentera bientôt (certes à ses côtés) comme la "première dame du Reich" ?

un mari par procuration ?

Joseph Goebbels est tout à fait un mari par procuration. Comme l’a écrit un biographe : pendant qu’il la pénétrait, Magda imaginait que, s’il était l’organe, l’esprit du Führer en était l’âme. Parce qu’il symbolisait une sorte de puissance et qu’elle éprouvait une sorte de fascination pour le dictateur. N’avait-elle pas avoué à plusieurs reprises que son amour pour Hitler était plus fort et qu’elle aurait même été prête à lui offrir sa vie ? Comme le disait récemment l’historien Fabrice d’Almeida dans le film réalisé et diffusé sur France 2 «  Hitler l’avait accueillie au ventre car il savait être douceur, gentillesse, être attentionné et il lui avait parlé au plan des émotions en faisant de cette militante comme on disait à l’époque… une fanatique !  »

 

« Goebbels dit : "Magda affiche une attitude compromettante

avec le Chef qui n’est pas celle d’une dame. J’en suis malade !... »

 

Jaloux de cette relation Goebbels se plaindra de son épouse : «  Magda affiche une attitude compromettante avec le Chef et n’est pas celle d’une dame. J’en suis malade !  » C’est démontré, les pervers narcissiques sont d’horribles séducteurs. Toutes les victimes vous le diront, on est vite pris au piège, on ne voit rien venir. Comme tout bon pervers narcissique, Magda devait déjà éprouver des regrets de s’être amourachée de Joseph Goebbels, ce qui l’avait incitée à courser Adolf Hitler, acceptant très vite d’être sa Première Dame préférée. Il faut dire que l’agité moustachu de Linz en avait fait rapidement un personnage de tout premier plan sans cependant lui lâcher ce qu’elle brûlait d’obtenir en partageant sa couche, le pouvoir absolu. D’où cette opposition avec une jeunette du nom d’Eva Braun, une rivale qu’elle traitera avec mépris et suffisance. Ce qui lui vaudra même d’être écartée un temps (1935) de l’entourage d’Adolf Hitler. L’image, toujours l’image.

 

« Le petit Helmuth était-il le fils du dictateur ? J’en doute,

il me semble que Hitler était bien plus un voyeur qu’un acteur... »

 

Peut-on parler de désir de l’égérie nazie ? Je le pense. Pour le désir qu’aurait pu éprouver Hitler pour Magda, tout est encore une fois à ramener au fait que les pervers ne ressentent rien. La mère du biographe Hans-Otto Meissner ira même jusqu’à confier à un média que le petit Helmuth Goebbels né en 1935 serait le fils du dictateur. Ce qui reste à démontrer d’autant que je considère que Hitler était bien plus un voyeur qu’un acteur. À se faire confirmer par le spécialiste qu’est François Delpla.

 

Magda a été mise en avant par les nazis en partie parce qu’en tant qu’ex-femme d’un grand bourgeois, et femme cultivée, elle correspond à un électorat que le parti veut mettre en avant. Et elle a des qualités. Est-ce qu’on peut dire qu’elle a à titre personnel contribué, même à la marge, aux succès et à l’ascension du parti nazi ?

un rôle dans l’ascension des nazis ?

Oui, je suis convaincu qu’elle a contribué aux succès et à l’ascension du parti nazi. Dans son Hitler et les femmes François Delpla dit qu’elle illustrait l’aptitude du régime à séduire les classes dirigeantes. L’historienne Heike Gortemaker ajoute : «  À travers elle, les nazis espéraient changer leur image de petits bourgeois voyous !  » N’oublions tout de même pas qu’elle avait fréquenté une école huppée à Goslar en Basse-Saxe, que l’un de ses deux pères Ritschel l’avait initiée au monde de l’entreprise de très bonne heure et qu’il y avait eu effectivement son union avec Günther Quandt. Le lien qu’elle avait noué avec cet Onkel Führer de la famille Goebbels auquel elle ne pouvait rien refuser a également permis cette «  collaboration vitrine  » filmée par une propagande attentive. Ce lien avec le Führer amènera aussi certains biographes à dire qu’elle avait voulu offrir son Juif à Adi, d’où ces imprécations quant au meurtre d’Arlosoroff qui aurait été piloté par Magda elle-même, ce qui n’a pas été démontré.

 

« Elle aimait briller, parfois en allant même jusqu’à

éclipser les autres comme ce sera le cas

avec Emy Goering et Eva Braun. »

 

C’était également une manipulatrice émérite, une femme brillante parlant le français aussi bien que l’allemand, qui savait se mettre en valeur. Je lui reconnais ce talent. Elle aimait briller, parfois en allant même jusqu’à éclipser les autres comme ce sera le cas avec Emy Goering et Eva Braun.

 

Le couple Goebbels aura six enfants. Il passera outre les crises conjugales pour incarner, pour la propagande, - dont Joseph devient le ministre après l’accession au pouvoir des nazis en 1933 - la famille parfaite, modèle. Comment Magda conçoit-elle ce rôle qui lui est imparti et qui, de fait, lui donne on l’a dit celui de "Première Dame du Reich" (la relation de Hitler avec Eva Braun ne sera vraiment dévoilée au public qu’après leur suicide) ? Est-ce qu’en tant qu’objet de propagande, elle est soumise aux scénarios que son époux et son "époux mystique" mettent au point, ou bien fait-elle preuve de caractère, d’initiative ?

femme de tête et de caractère

Fervente adepte de l’image, j’ai la conviction qu’elle était favorable à l’idée de mettre ses enfants en scène. C’était pour elle une façon de donner, là encore, une image réhabilitante de la mère qu’elle était, devenue «  la mère idéale du Troisième Reich  ». Et je pense qu’elle pouvait non seulement faire preuve de caractère en privé, illustrant cette sorte de violence propre qui sied aux pervers, mais aussi afficher ses convictions comme elle le fera à la radio le jour de la Fête des mères ou à la tête du Bureau de la Mode allemande qu’elle brûlait de diriger avant d’être une fois de plus rappelée à l’ordre.

Lorsque surviendra l’épisode Lida Baarova, et que son Onkel Führer s’opposera à son divorce avec Joseph Goebbels en octobre 1938, l’historien François Delpla lui prête une réflexion acide où elle regrette que celui pour lequel elle éprouvait de l’admiration se mêle de ses affaires : «  Il est le chef de l’Etat mais non de mon mariage !  »

 

« En bonne manipulatrice, elle a souvent été contrainte de

se raisonner envers son mari, bras droit de son Führer,

soucieuse de ne pas rompre son lien avec le dictateur. »

 

Une «  fâcherie  » avec son époux volage la verra prendre la décision en 1933 de ne pas assister à une représentation à Bayreuth où elle devait être vue aux côtés des autres dignitaires du régime. Adolf Hitler l’enverra chercher avec un avion et comme la prière venait de lui…  Elle sera beaucoup moins conciliante avec son époux, qu’elle donne le sentiment d’avoir voulu terrasser pour prendre le dessus sur lui. Mais comme c’était le bras droit de ce Führer auquel elle se sentait liée… elle a souvent été contrainte de se raisonner en bonne manipulatrice, soucieuse de ne pas rompre son lien avec le dictateur.

 

Magda l’ambitieuse a gravi les échelons du Reich. Elle est une des rares femmes à parler véritablement de politique avec Hitler, et avec Goebbels. Que sait-on de ses sentiments à propos de deux des questions les plus sensibles du tragique règne nazi, à savoir, la guerre et les fuites en avant militaires (parfois "aventureuses") d’une part, la "Solution finale" d’autre part ? Ce dernier point me pousse à préciser ma pensée : en revenant en arrière, on se souvient que Magda s’est appelée Friedländer (Richard mourra en déportation, apparemment sans un geste d’elle), et qu’elle a failli se donner toute entière à la cause sioniste portée par son amant et amour Arlosoroff. Est-ce que Magda est antisémite durant sa période nazie ? Et si oui, l’est-elle par conviction acquise progressivement, ou par conformisme, « Parce que le Führer le veut et que Joseph doit lui obéir » ?

antisémite par conformisme ?

«  Il m’est personnellement désagréable et insupportable que l’on me soupçonne d’avoir été élevée par un Juif  » dira-t-elle à un média dès 1932. Sans évoquer ses liens charnels avec Victor Arlosoroff et cet étudiant juif, Ernst qu’elle continuera à recevoir dans son splendide appartement berlinois de la Reichkanzlerplatz. Les médias ne venaient-ils pas de titrer à la une en décembre 1931 à la suite de son union avec Goebbels : «  Le petit Chef épouse une Juive  ».

 

« Oui, elle était devenue antisémite par conformisme,

avec un cynisme propre justement aux pervers. »

 

Magda a donc été contrainte de faire table rase de ses anciennes convictions et ses amitiés juives n’avaient plus d’intérêt. Oui, elle était devenue antisémite par conformisme avec un cynisme propre justement aux pervers : «  Le Führer le veut et Joseph doit obéir  ». D’où sa non intervention lors de la déportation à Buchenwald de ce père dérangeant qu’était devenu Richard Friedländer. J’insiste sur le fait qu’il se soit agi de Richard Friedländer et non de Max Friedländer. Max était quelqu’un d’autre qui aurait été déporté à Sachsenhausen.

Je reviens dans mon ouvrage sur l’ensemble des Juifs auxquels elle livrera bataille dès 1931, dont la chroniqueuse mondaine Bella Fromm. La guerre et ses impacts n’auront d’importance que dans le bunker où là, elle en arrivera à critiquer son Führer adoré, tout en restant fidèle jusqu’au bout aux concepts nationaux-socialistes. En parfaite manipulatrice qui aimait souffler le chaud et le froid, elle confiera à sa seule amie : Ello Quandt, sa belle-sœur, qu’elle était parfois informée par son époux de ce qui se préparait de grave pour les Juifs.

 

La fin, tragique, est à peu près aussi connue que la personne de Magda : elle décide, avec Joseph, de suivre Hitler dans sa décision de se donner la mort fin avril 1945, alors que la prise de Berlin par les Soviétiques est imminente. Avec elle, leurs six enfants (12 à 4 ans). Pourtant il y avait eu des possibilités de les envoyer en lieu sûr (Quandt lui-même avait proposé de les accueillir chez lui). Magda décide pour eux tous qu’un monde où le Troisième Reich n’est plus ne vaut d’être vécu, c’est d’ailleurs ce qu’elle écrira à son fils Harald dans sa dernière lettre. Je vais me faire un peu l’avocat du diable, ou plutôt de la diablesse, pour cette question : à la fin, Magda a un peu perdu la raison. Elle croit comme une fanatique en la cause à laquelle elle a voué sa vie, ses quinze dernières années. Elle voit la perspective d’une mainmise de l’Armée rouge sur l’Europe de l’est, et peut-être l’Allemagne, ce qui la terrifie parce qu’on lui a toujours appris que le communisme, c’était quelque chose de terrible. Et d’ailleurs, elle peut aussi se dire que, si l’évasion de ses enfants capotait, s’ils étaient pris, ailleurs ou dans le bunker, ils pourraient subir des sévices effroyables. Bref, est-ce que, du point de vue de cet esprit malade, les frontières sont vraiment si claires que ça, entre acte égoïste et "acte d’amour", entre meurtre et sacrifice ? C’est un crime froid et totalement conscient, ou c’est le dernier acte d’une folie consommée ?

acte final : égoïsme, ou amour ?

N’a-t-on pas dit après avoir entendu tous les témoins survivants qu’elle aurait eu la possibilité d’échapper aux Russes et de quitter le bunker le 29 avril 1945 avec Hanna Reitsch en avion pour se livrer éventuellement aux autres Alliés ? Si du moins ils l’avaient arrêtée.

 

« En 1938, elle avait déjà menacé de "prendre ses enfants

avec elle" pour que leur père puisse éternellement

se reprocher son inconduite. »

 

Je crois que c’est là où je veux différencier l’analyse que j’en ai faite, de celle de la propagande nazie. Pour moi, cet assassinat n’est pas un acte d’amour mais un acte intéressé. Toujours prisonnière de cette image et de ce que l’on pensera d’elle post-mortem, elle choisira cette solution de meurtre. Pas mal pour un être qui dans son délire ou ce qu’elle simulait comme tel, avait à faire des choix ultimes. Dont cette lettre à son cher fils Harald. Un document que le sociologue Gérald Bronner assimile à un manque de sincérité. Précisons tout de même qu’en 1938, avant le début de la guerre, elle avait déjà menacé de «  prendre ses enfants avec elle  » dans un acte suicidaire pour que leur père puisse éternellement se reprocher son inconduite. Ce qui a fait dire à l’écrivain Tobie Nathan que ses enfants n’étaient pour elle que de simples objets, une autre caractéristique démontrant sa perversion narcissique !

Dans le bunker, il s’est agi d’un crime froid, parfaitement mis au point par un propagandiste qui avait su convaincre son épouse, gagnant de ce fait et à nouveau son admiration en lui faisant miroiter cette image à laquelle elle était sensible et que l’on conserverait d’elle après sa mort. Et cela a fonctionné ! Magda n’admirait en effet plus Joseph depuis l’affaire Lida Baarova.

 

La mère de Magda, Auguste Behrend, lui survivra huit années durant ; son fils Harald vingt-deux ans. Vous le dites bien dans le livre, une des raisons du meurtre de ses enfants, c’est la terreur de se dire que, devenus grands, ils pourraient renier ce que ses parents ont été, et ce en quoi elle a cru. Que sait-on du jugement que sa mère, et son fils, ont porté sur ses engagements, et sur ses derniers actes ?

son fils, sa mère

Il y a eu, et c’est plus grave, préméditation. Fabrice d’Almeida, lorsqu’il livre ses impressions à la fin du film d’Antoine Vitkine, partageant mon avis sur le fait qu’il y ait eu une mise en scène, dira  : «  Si ça se trouve, les enfants Goebbels auraient renié ce passé-là, et ils l’auraient reniée, elle, et ça elle n’en voulait pas  ».

 

« Si Harald Quandt avait commenté les engagements de sa mère,

je ne suis pas sûr que cela aurait profité à l’empire Quandt

dont il avait hérité avec son demi-frère Herbert. »

 

Harald Quandt n’a, que je sache, pas commenté les engagements de sa mère. Et puis, s’il l’avait fait, je ne suis pas sûr que cela aurait profité à l’empire Quandt dont il avait hérité avec son demi-frère Herbert et qu’il gèrera avec lui jusqu’en 1967 avant de disparaître.

Quant à Auguste Behrend, la mère menteuse, elle donne le sentiment d’avoir regretté son attitude de mère non aimante. Mais sans incriminer davantage sa fille. Aux portes de la dépression, elle livrera en 1952 des commentaires à un média Schwäbische Illustrierte dans un article intitulé : Ma fille, Magda Goebbels dont je n’ai pu avoir que des extraits et qui sont en majorité repris par Anja Klabunde.

 

L’histoire de Magda Goebbels est très actuelle, en ce sens qu’elle refuse,  une vie de jouissance dénuée de sens, et de superficialité. Vous l’avez dit, tout cela était aussi "intéressé", "bassement matérialiste" : elle craignait absolument qu’une hypothétique prise de pouvoir par les communistes n’attente à son mode de vie confortable, mais tout de même, il y a de ça. Elle recherche une cause dans laquelle se donner à fond, et tant pis si cette cause fut la pire de toutes : ambitieuse forcenée, elle a trouvé une place, la sienne, dans la société et dans un monde nouveau, à construire. Le parallèle a pas mal été fait avec les embrigadés de Daech, qui se sont impliqués dans cette autre aventure criminelle, parce qu’elle leur promettait autre chose qu’une monotone et tranquille : une aventure. Et parce qu’on leur a fait miroiter qu’ils pourraient devenir des pionniers dans le monde à venir, plutôt que des pions parmi des millions dans une société faisant la part belle à l’individualisme, et au consumérisme à outrance. Est-ce que ça vous parle, et vous interpelle, cette thématique ? Et est-ce que c’est une question aiguë pour nos sociétés où la perte de sens, et la crise de foi, paraissent gagner du terrain ?

résonances actuelles ?

Bien sûr que cela m’interpelle, même si je n’ai pas du tout étudié les embrigadés de chez Daech. Mais je crois qu’ici, il importe de revenir au fait que Magda Goebbels ne voulait pas perdre ses biens à un moment où les communistes représentaient une sorte de péril. Elle, elle voulait justement continuer à pouvoir consommer, pouvoir garder ce que la République de Weimar avait permis aux gens aisés !

La question que vous soulevez sur cette perte de sens est pour moi lié à autre chose, à une manipulation d’êtres qui n’ont pas un intellect avancé et qui ont été en échec scolaire quand ils fréquentaient l’école. Ce sont souvent des illettrés. Encore que, si l’on repense à l’attaque contre les tours du World Trade Center en 2001, on ait eu devant nous des terroristes (al Qaida) qui ne donnaient pas le sentiment d’être des illettrés, et capables très vite d’acquérir des rudiments leur permettant de piloter un avion.

 

Vous portez un jugement globalement très dur, et avec peu de compassion pour le personnage de Magda, dont vous dites à la fin qu’elle aura été « sans âme, vidée de l’intérieur dès son enfance par une mère castratrice ». Mais est-ce que vous n’avez pas eu, en travaillant sur elle, sur sa vie, des moments d’empathie pour elle ? Comme, de la compréhension pour un être humain qui se laisse glisser vers l’horreur absolue ? Est-ce que c’est le mal absolu, Magda ? Ou bien est-ce plus subtil que ça ?

Magda, le mal absolu ?

Oui, c’est vrai mais cela étant, devrait-on pardonner aux pervers narcissiques d’être ce qu’ils sont devenus ? Et devrait-on pardonner leurs crimes à des gens comme Fourniret et consorts parce qu’enfants ils ont subi une castration et les attaques de proches ?

À un seul moment j’ai éprouvé de la compassion pour cette Magda. Lorsque je décris dans mon ouvrage ses pratiques masturbatoires au couvent des Ursulines de Vilvoorde. Relisez les toutes premières pages de celui-ci lorsque j’évoque une Magda abandonnée qui se faisait plaisir : «… en étouffant ses cris et, tout en restant aux portes de ce qu’elle estimait admissible, ayant le sentiment de s’embarquer pour des univers autrement plus épanouissants que ne l’était la triste existence à laquelle elle était confrontée depuis sa venue au monde…  »

 

« Le mauvais avait déjà germé en Magda,

bien avant sa découverte des nazis. »

 

Je ne crois pas qu’elle se soit laissé glisser vers l’horreur absolue. Tout a été méthodiquement élaboré, elle voulait se mettre à l’abri en n’hésitant pas, ce faisant, à sacrifier ceux qui se dressaient sur sa route. Épouse de Quandt, on dit qu’elle avait déjà dans l’idée de faire chanter son époux avec toutes ces lettres retrouvées qu’il n’avait pas pris la précaution de détruire. Et, que je sache, c’était bien avant sa découverte des nazis ! Le mauvais avait déjà germé en elle, malgré tout ce qu’a pu en dire après-guerre son amie Ello Quandt pour la défendre ! Encore qu’Ello me donne un autre sentiment, celui d’avoir été un être sous son emprise et la victime d’une manipulation qui a très bien fonctionné d’un bout à l’autre. C’est justement toute la force des pervers narcissiques de savoir séduire autour d’eux en déformant au besoin les agissements des uns et des autres.

 

Hypothèse farfelue mais, je crois, intéressante : si vous pouviez lui poser une question, une seule, quelle serait-elle ?

Magda, une question ?

Je lui aurais demandé par le truchement d’une lettre «  à la Guy Carlier  » si, au moment de son geste meurtrier, elle avait conscience du risque qu’elle encourrait sur le plan de la réincarnation. Bien que je ne sois pas convaincu qu’elle me réponde après avoir lu toutes ces lettres que lui a adressées de Buchenwald son père Richard et restées sans réponse. Du moins s’il faut en croire l’un des amis de celui-ci et de tous «  ces rêves qui ont été piétinés  ».

 

«  Maria-Magdaléna,

 

« Après tous ces meurtres commis dans le bunker, est-ce que

vous imaginiez pouvoir vous réincarner un jour

dans d’autres enveloppes terrestres ? »

 

Sans vouloir m’adresser à vous avec ce titre ronflant de Frau Doktor Reichsminister que vous appréciiez tant, je serais curieux de compléter un point qui est resté trop vague. Lorsque vous étiez encore une adolescente, vous avez été prise d’une véritable passion pour le bouddhisme, convaincue sans doute par les applications que l’un de vos deux pères, Oskar, en avait tirées. Mais, sincèrement, après tous ces meurtres commis dans le bunker, est-ce que vous imaginiez pouvoir vous réincarner un jour dans d’autres enveloppes terrestres ? Je ne sais pas moi, mais le karma ça existe ! Il est impossible que vous n’en n’ayez jamais entendu parler ! À l’inverse de vous, et sans maîtriser le sujet à fond, je dirais même que vous risquez de vous trimbaler une quantité impressionnante de casseroles derrière vous pendant quelque temps ! Car, les bouddhistes le reconnaissent quand ils parlent de l’effet boomerang et de karma négatif, il va bien falloir payer la note un jour, en admettant que vous n’ayez pas, déjà, commencé à la payer. L’addition risque même d’être lourde chère Maria-Magdaléna, sauf à plaider pour un acte d’honneur ou un sacrifice et là, vous ne me ferez pas croire que les notions d’honneur et de sacrifice aient pu intercéder dans votre décision de tuer vos gamins. Car cette histoire de menace russe, ça ne tient pas la route ! Admettez-le ! Que vous ayez eu peur de la menace que l’Armée rouge faisait planer sur les populations allemandes vaincues et que vous ayez eu peur pour vos enfants, vous admettrez que c’est un peu tiré par les cheveux ! Surtout qu’Hanna Reitsch vous avait proposé deux jours avant de quitter le bunker en avion avec eux !

Bon, je sais, vous allez me dire qu’ils se sont peut-être déjà réincarnés avec un karma nettement moins négatif que le vôtre et que !...

Je dois d’ailleurs avouer que le fait de vous imaginer réincarnée sous les traits d’une… Palestinienne vivant à Jérusalem m’a trotté dans l’esprit. Pouvoir vous imaginer à un endroit qui est, en ce moment, très convoité par les Juifs, cela ne manquerait pas de sel. Mais, voulez-vous que je vous dise, ça serait même vachard, surtout après tout ce que vous leur avez fait subir à la fin de votre existence !

En conclusion, et en admettant que cela ait pu être le cas, il va vous falloir du courage car si cela se vérifiait, vous allez en avoir besoin. Mais ce sera peut-être aussi le début d’un nouveau combat, plus à même de rompre le mauvais lien qui vous rattache à votre précédente existence et cette fois-ci générateur d’un karma plus positif.

Alors, bon courage Maria-Magdaléna !  »

 

J’aimerais, Louis Pétriac, vous inviter à présent à me parler un peu de votre activité d’éditeur : comment ça marche ? Est-ce que c’est compliqué, ce travail, et êtes-vous heureux de la manière dont il se présente jusqu’à présent ?

vie d’éditeur

Par les liens qu’il m’a permis de nouer, le bilan est plutôt positif. Même s’il ne m’a pas permis de mettre d’argent de côté et de développer bien plus mon label de «  la communication par l’émotion !  »

Deux ouvrages sur une vingtaine ont vraiment marché, au-delà même de mes espérances :

Le tout premier avec cet hommage "Chanson française" avant que ma banque ne me coupe les vivres, alors que je m’apprêtais à publier un ouvrage de l’humoriste Jacques Bodoin, une gloire des années soixante-dix, ami d’ailleurs du Compagnon de la Chanson Marc Herrand. Qu’est-ce que j’aurais aimé entreprendre ce travail avec Jacques Bodoin, le père du célèbre Ernest «  le Paganini de l’arithmétique  » et qu’est-ce que je regrette d’avoir dû céder aux injonctions de cette banque ! C’était en 2009 et je mettrai quelque temps à me ressaisir avant de repartir de l’avant.

Le second, avec ce récit sur le maquisard : Ma guerre à moi… résistant et maquisard en Dordogne. Deux ouvrages qui s’écoulent toujours.

Compliqué, ça l’est toujours un peu ! Les difficultés quelles sont-elles ? Elles sont liées à une meilleure diffusion qui aurait sans nul doute permis d’obtenir de bien meilleurs résultats. Soucieux de défendre mes intérêts, j’ai par exemple refusé dernièrement de rétribuer les gens de la FNAC en leur allouant 55 à 65% du prix d’un ouvrage à cause de leur refus de prendre en charge les frais de port ! Ils venaient de me commander trois ouvrages m’invitant à accepter des conditions insupportables ! Et puis, il m’aurait fallu davantage de moyens que je n’en n’ai eu, même si je continue à me battre pour que cela s’améliore. Une structure vient de se créer pour les petits éditeurs qui ne facture que 45% du prix des ouvrages et qui avance les frais de port : expressediteur.com. Peut-être cela changera-t-il après cet ouvrage sur Magda dont les éditions Perrin n’ont pas voulu et que j’ai absolument voulu publier rapidement après tout ce que j’avais trouvé d’exploitable. N’oublions tout de même pas que le journaliste Sébastien Spitzer venait de sortir ses Rêves qu’on piétine et qu’un film avait été programmé sur France 2 qui avait déjà été diffusé en Belgique et en Suisse. On parlait donc beaucoup de l’égérie nazie depuis le printemps 2017.

 

« Dur, dur pour un micro-éditeur non diffusé de se faire connaître !

Il faut avoir la rage et ne jamais capituler, proposer aux auteurs

leur propre site de promotion et les aider souvent à animer ceux-ci.

Heureusement que les réseaux sociaux et qu’Internet existent ! »

 

Cela étant, je n’ai pas perdu d’argent sur une production avec, assez souvent, des ventes situées entre 300 et 500 exemplaires : autisme, magnétisme, témoignage d’entrepreneur. Dur, dur pour un micro-éditeur non diffusé de se faire connaître ! Il faut avoir la rage et ne jamais capituler, proposer aux auteurs leur propre site de promotion et les aider souvent à animer ceux-ci. Heureusement que les réseaux sociaux et qu’Internet existent !

Sans vouloir pasticher Gérard de Villiers, je viens de créer ma propre SAS que j’espère pouvoir transmettre à un repreneur quand je m’arrêterai victime de l’âge, mais tant que j’ai la force… Puisqu’une majorité d’ouvrages intemporels continuent de s’écouler dix ans après être sortis, pourquoi devrais-je arrêter, même à 68 ans ? Reconnaissons quand même que j’ai eu beaucoup de chance car du caniveau, parvenir à créer un truc pareil, croyez-moi, il fallait en vouloir et être un peu allumé !

 

Quels sont vos projets, vos envies ? Que peut-on vous souhaiter pour 2018 ?

projets et envies

J’essaie d’amener un homme qui vient de la rue à croire davantage à ce qu’il fait, m’inspirant d’une autre réussite, celle de Jean-Marie Roughol, un SDF, aidé, c’est vrai, par le politique Jean-Louis Debré. Ma nouvelle relation a en plus un coup de crayon fabuleux. Nous avons pour projet de lancer un appel sur Internet et de récolter quelques fonds (Ulule.fr) pour lui permettre de boucler son premier projet littéraire.

 

« Faudrait-il laisser de côté sans le publier un message

porté viscéralement par quelqu’un qui éprouve

des difficultés à écrire sans faire de fautes ? »

 

Comme je fonctionne en solo en externalisant une partie de la production, je ne peux publier que très peu d’ouvrages. Mais il faudrait peu de choses et que l’on se décide à m’envoyer des trucs beaucoup plus publiables que ceux que j’ai reçus et où il fallait quasiment tout refaire. Encore que je reconnaisse avoir jusqu’à présent bien plus acheté des histoires que la façon dont ils étaient écrits ou présentés. Mais, faudrait-il laisser de côté sans le publier un message porté viscéralement par quelqu’un qui éprouve des difficultés à écrire sans faire de fautes ?

Je viens de proposer sur le compte Twitter de Decal’Age Productions éditions une collaboration à certains animateurs de blogs littéraires et à des lecteurs ou critiques. C’est dire si je mesure l’importance que peuvent avoir pour les éditeurs qui ne bénéficient pas de conditions de diffusion optimales une telle collaboration.

Qu’est-ce que l’on peut me souhaiter ? Un peu plus d’un millier d’exemplaires sur un prochain bouquin pour que je puisse faire enfin appel à un attaché de presse, le point faible de Decal’Age Productions éditions. Car quand on ne fait pas d’ouvrages sur ceux qui nous gouvernent, que l’on appartient pas aux élites, ou que l’on ne parvient pas à tisser des liens avec un chroniqueur, c’est extrêmement compliqué de séduire un média et de défendre un projet. Même quand il est bien ficelé.

 

Un dernier mot ?

Oui qui pourrait être destiné à tous ceux qui entreprennent. Qui que vous soyez et quels que soient les moyens dont vous disposez, faites-le, surtout si vous en avez envie ! Pour ne pas regretter à la fin de ne pas l’avoir tenté.

Mes remerciements Nicolas Roche à vous ainsi qu’à votre structure Paroles d’Actu pour avoir pris le temps de m’écouter défendre ce qui n’a pas de prix...

 

Louis Pétriac et Marc Herrand Strasbourg

« Une photo de moi prise à Strasbourg avec mon complice Marc Herrand, l’ancien

Compagnon de la Chanson de la période Edith Piaf auteur en 1946 d'un mégatube

repris par la petite Australienne Tina Arena, "Les Trois Cloches" »

 

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20 janvier 2018

François Delpla : « Sans Churchill, ni les États-Unis, ni l'URSS n'auraient pu contester le triomphe nazi »

Dans le film de Joe Wright, Les Heures sombres, Gary Oldman incarne un Winston Churchill confronté aux bourrasques de la grande histoire, face au funeste péril nazi : quand toutes les citadelles d’Europe seront tombées, il demeurera, un temps (de ces temps où tout, absolument tout, peut basculer), seul à faire face. Debout. Seul, parmi les nations, et à bien des égards, seul parmi les siens. Je n’ai, pour l’heure, toujours pas vu ce film (mais je compte bien le faire bientôt). François Delpla, biographe de Hitler et spécialiste du Troisième Reich (ses indispensables Propos intimes et politiques ressortent bientôt, en poche), l’a vu, et il a écrit sur son blog ce qu’il en a pensé. Il a accepté, une nouvelle fois, de répondre à mes questions. Je tiens à le remercier, encore et encore, pour la bienveillance qu’il m’a toujours témoignée. Le lire est à chaque fois très enrichissant (j’ai hâte de voir, entre mes mains, ce qu’il fera de la passionnante thématique « Hitler et Pétain »), et le publier, une joie, et un privilège. Delpla, c’est un conteur qui cherche, et un chercheur qui sait raconter ; lisez-le, vraiment. Puisse cet article vous donner cette envie ! Un document exclusif Paroles d’Actu, par Nicolas Roche.

 

EXCLUSIF - PAROLES D’ACTU

Q. : 16/01/18 ; R. : 18/01/18.

François Delpla: « Sans Churchill, ni les États-Unis,

ni l’URSS n’auraient pu contester le triomphe nazi. »

Churchill et Hitler

Churchill et Hitler, Éditions du Rocher, 2012.

 

François Delpla bonjour, merci de m’accorder cette nouvelle interview, que je veux axée autour du personnage de Winston Churchill, auquel vous avez consacré plusieurs ouvrages, dont Churchill et Hitler (éd. du Rocher, 2012)...

L’actu du moment autour du « Vieux Lion » britannique, c’est le film de Joe Wright, Les Heures sombres, que vous avez vu. Artistiquement parlant, est-il un bon film ? Surtout, sur le plan historique, y retrouve-t-on, au moins sur l’essentiel, ce qu’il convient d’apprendre et de comprendre sur le sujet traité ?

le film et l’histoire

« Ce film, artistiquement réussi, est le premier qui

se fonde sur les minutes du cabinet britannique. »

Ce film, qui me semble artistiquement réussi, est le premier qui se fonde sur les minutes du cabinet britannique, accessibles depuis 1971 et très lentement prises en compte, par l’histoire universitaire comme par les fictions de toute nature, tant elles s’écartent de la vérité jusque là admise. Je suis le premier historien qui les a exploitées en détail et sans œillères, il y a bientôt 25 ans, dans Churchill et les Français, trois ans après un premier défrichage de John Lukacs dans The Duel. Mon chapitre est en ligne et il convient d’y renvoyer. Au cinéma, il est permis et compréhensible de trier, de simplifier, d’introduire des actrices pour détendre le spectateur des affrontements tout uniment virils, sur les champs de batailles comme dans les milieux politiciens phallocrates… Le scénariste, Anthony Mac Carten, nous fait d’ailleurs l’heureuse et très rare surprise de publier le résultat de ses recherches documentaires avant toute déformation fictionnelle, sous la forme d’un livre portant le même titre que le film. C’est ainsi que Clementine Hozier épouse Churchill, indûment introduite dans des moments-clés du film, n’est mentionnée dans le livre qu’au sein d’un chapitre sur la jeunesse du héros !

Plus gravement pour la compréhension des événements, Mac Carten s’écarte sur quelques points essentiels des minutes du cabinet britannique, qui forment la base du scénario et qu’il est le seul auteur de fiction à suivre de près.

 

Les Heures sombres

Affiche du film Les Heures sombres.

 

Gary Oldman

Gary Oldman, dans le rôle de Churchill.

 

Le 10 mai 1940 (peut-être la date la plus cruciale pour l’Europe occidentale en cette première moitié du 20e siècle ?), Winston Churchill devient Premier ministre. Quelles sont les coulisses de cet avènement, d’un homme longtemps vu comme un marginal, et pas seulement d’ailleurs par ses ennemis politiques ? Car enfin, on sait le Parti conservateur jusqu’alors dominé par des personnalités pro-appeasement comme Neville Chamberlain (le Premier ministre sortant, qui va prendre le parti), ou encore le Foreign Secretary Edward Wood (Lord Halifax) ? Et, ne l’oublions pas, le 10 mai, c’est aussi le jour du démarrage des invasions à louest par l’Allemagne hitlérienne...

Comment se décomposent, au sein du Parlement, des grands partis et pour ce qu’on en sait, de l’opinion britanniques, les forces en présence sur la question de la guerre, à l’heure où Churchill prend la tête du gouvernement ? Surtout, comment cela va-t-il évoluer durant les quarante jours décisifs qui vont suivre, avec pour point daboutissement la désastreuse capitulation française ?

game of seats

« Après Munich, Churchill fut très dur avec Chamberlain,

tout en cherchant à ne pas se l’aliéner définitivement. »

La diversité de ces questions pertinentes met à rude épreuve mon esprit de synthèse ! Churchill est un antinazi conséquent, tout en restant un impérialiste anglais pas toujours très lucide, depuis la première percée électorale des nazis, en septembre 1930. Il assume une grande marginalité et est tenu à l’écart du gouvernement quand les conservateurs en reprennent les rênes aux travaillistes en 1931, tout en évitant de créer l’irréparable. Par exemple, la célèbre apostrophe d’après Munich, «  ils ont voulu éviter la guerre par la honte, ils ont la honte et ils auront la guerre  », n’est pas lancée en plein débat des Communes à la face du premier ministre Chamberlain, dont il se serait fait alors un ennemi irréconciliable, mais dans quelque salon, à charge pour la rumeur de la faire parvenir au destinataire (elle n’est connue que par les mémoires du plus churchillien des travaillistes, Hugh Dalton, dans les années 50).

Son opposition constante sur la question allemande ne crée pas autour de Churchill un groupe de députés frondeurs analogue à celui qui, en France, a récemment renâclé devant la politique Valls-Hollande. Seul parmi les parlementaires conservateurs son futur deuxième successeur Harold Macmillan, peut-être, le suit de près, en dehors de Brendan Bracken qui, lui, le suit comme son ombre et jusqu’au bout, devenant à partir de 1941 son inamovible ministre de l’Information avant de décéder prématurément dans les années cinquante en ayant brûlé tous ses papiers, ce qui me fâche définitivement avec lui ! Aux élections de 1935, les conservateurs ont obtenu 429 députés sur 583 et ceux qui depuis ont exprimé, face au nazisme, des positions plus ou moins churchilliennes sont environ une trentaine.

« Churchill était devenu, pour Chamberlain, une carte potentielle

à jouer dans son duel psychologique contre Hitler. »

Chamberlain gardait Churchill, dans le duel avec Hitler où il avait constamment le dessous, comme une carte de réserve. Il menaçait le Führer d’une guerre plus souvent qu’on ne l’imagine, et le bruit récurrent d’une entrée de Churchill au gouvernement était l’un des instruments de cette menace. C’est donc tout naturellement qu’il devient ministre quand Chamberlain se résigne à déclarer la guerre, mais sur un strapontin puisque cette guerre va rester «  drôle  » jusqu’à ce que l’ennemi en décide autrement. Il n’est que ministre de la Marine dans un conflit qui s’annonce essentiellement terrestre. Il ne retrouve donc même pas sa position de 1914 car si alors déjà il était premier lord de l’Amirauté c’était dans une guerre qui s’annonçait navale autant que terrestre, car l’engagement de l’Angleterre résultait avant tout de son inquiétude devant la croissance exponentielle de la marine allemande – alors que Hitler avait limité son développement pour rassurer Londres.

 

Neville Chamberlain

Neville Chamberlain, Premier ministre britannique (1937-1940).

 

« Chamberlain discrédité suite à une grossière

erreur d’appréciation ; Halifax resté en retrait, considérant

que son heure n’est pas venue : le "moment Churchill"

est né d’un concours improbable de circonstances. »

 

Churchill devient Premier ministre à la faveur d’une crise politique entraînée par les défaites alliées en Norvège, et surtout par le contraste entre l’audace déployée alors par Hitler et l’immobilisme de Chamberlain qui venait, cinq jours avant que Hitler ne fonde sur la Scandinavie, d’expliquer aux Communes que [le dictateur nazi] avait «  loupé le coche  » (missed the bus). Il y aurait des raisons logiques à ce que la seule personnalité conservatrice antinazie prenne le relais… mais ce n’est pas cette logique-là qui prévaut le 10 mai 1940, contrairement aux apparences. Le bras droit de Chamberlain, son ministre des Affaires étrangères Edward Halifax, avait été moins exposé et tout le monde s’attendait à ce qu’il lui succédât, d’autant plus que le roi George VI ne lui marchandait pas son estime. D’autre part les travaillistes, réunis en congrès à Bournemouth et courtisés de tous les côtés malgré leur groupe parlementaire très inférieur, car le  moment semble venu d’affronter la guerre avec un gouvernement d’union, accepteraient de servir sous n’importe quel conservateur autre que Chamberlain (ce que le film ne précise pas). Mais ce dernier, furieux d’être chassé pour une phrase malheureuse, s’accroche au pouvoir de toutes les manières possibles. Il entend notamment (et le film le montre, sans le dire) garder la présidence du parti conservateur, qui revient normalement au Premier ministre. Or Halifax est lord et ne peut, en conséquence, haranguer les Communes que par l’intermédiaire d’un porte-parole… désigné, donc, par Chamberlain. Il préfère passer son tour («  Mon heure n’est pas encore venue  », résume le film en une formule obscure si on ne connaît pas ce contexte) en attendant que la situation se décante, et consent à une expérience Churchill… sous la haute surveillance de Chamberlain et de lui-même, qui occupent dans le nouveau cabinet de guerre de cinq membres les deuxième et troisième fauteuils, devant les travaillistes Attlee et Greenwood.

Lors du vote de confiance réclamé par Chamberlain à l’issue du débat sur la Norvège commencé le 7 mai, les «  ayes  » sont au nombre de 281 et les «  noes  » de 200. Ce qui signifie que plus de cent conservateurs se sont abstenus : le désaveu est cinglant, même si la plupart des abstentionnistes veulent sanctionner sa gestion brouillonne de la guerre plutôt que sa mollesse envers le nazisme.

« Après la terrible crise suivant la percée allemande en France,

Churchill fait montre, de par son éloquence, de sa capacité

à reprendre la main, à exalter le courage,

après l’évacuation réussie de Dunkerque. »

Il est inexact que le nouveau gouvernement, le 13 mai, soit accueilli aux Communes par un silence de mort après sa brève présentation par un Premier ministre qui promet «  du sang, de la peine, des larmes et de la sueur  ». Simplement il n’est acclamé que sur les bancs de gauche et les applaudissements conservateurs sont nettement plus discrets, tandis que l’entrée de Chamberlain a été saluée par une ovation. Qu’en est-il ensuite, lors de la terrible crise induite, à partir de la mi-mai par la percée allemande de Sedan et la faiblesse des réactions françaises ? Tout simplement, les Communes sont peu réunies et débattent peu de l’essentiel. Il faut dire que Churchill, qui est aussi devenu ministre de la Défense, sait limiter les débats par le recours au secret militaire et la procrastination. C’est ainsi que le 28 mai il fait admettre au parlement un ajournement d’une semaine en promettant qu’il y aura alors un débat de fond, permis par une connaissance précise des forces qu’on aura pu évacuer par Dunkerque. La promesse sera oubliée et le débat remplacé par un morceau d’éloquence : le fameux discours du 4 juin où Churchill exalte le succès complet de l’évacuation ainsi que le courage des marins, des aviateurs et des fantassins qui l’ont permise, et trace la perspective d’une tentative allemande de poursuivre les fugitifs en Grande-Bretagne où l’ennemi sera dignement accueilli «  sur les collines et sur les plages  », tout en précisant qu’il faudra bien recouvrer le terrain perdu : «  Wars are not won by evacuations  ».

 

Après la chute de la Pologne, du Luxembourg, des Pays-Bas, de la Belgique, puis de la France, Hitler a l’habileté de proposer une ouverture à un Royaume-Uni à peu près seul, et des conditions de paix prétendument acceptables pour cette puissance blanche qui dispose aussi d’un vaste empire colonial (l’Inde notamment est contrôlée par l’Empire britannique, ce qui n’est pas pour déplaire à Hitler). On imagine à quel point les débats peuvent être houleux alors, à Londres, face au dilemme insoluble entre paix déshonorante et promesse d’une lutte à mort contre un Reich sur-équipé et qui domine, avec son allié italien, le continent.

Halifax mène alors le clan de ceux qui veulent la paix, considérant que la lutte n’est pas gagnable, et que s’entêter risquerait de réduire à néant l’empire, voire de s’achever par l’asservissement des îles britanniques. Est-ce qu’en se faisant l’avocat du diable, il n’y aurait pas quelque chose de caricatural, à voir en Halifax, une espèce de collaborationniste qu’on pourrait juger indigne après coup ? De la même manière que peut-être, quand on regarde Chamberlain à Munich, on néglige le traumatisme finalement récent de la Grande Guerre ? Et après tout, est-ce qu’on ne voit pas encore, à ce moment-là, Hitler comme une énième resucée de l’expansionnisme allemand, violente et illuminée mais pas forcément si différente que ça d’un Frédéric II, d’un Bismarck, d’un Guillaume II ?

crises de cabinet

« Personne ne saurait dire, avant le 10 mai,

si Hitler est un minus impulsif ou un chef réfléchi. »

Si c’était le cas, l’union nationale ne poserait guère de problèmes. Hitler a au contraire réussi à semer un brouillard épais sur sa personne et ses intentions… pas encore très claires aujourd’hui pour tout le monde ! Pour nous en tenir à 1940, on ne sait pas avant le 10 mai s’il est un minus impulsif ou un chef réfléchi, s’il suit un plan ou s’il improvise, si sa politique suit une logique propre ou s’il est tiraillé entre des clans, s’il maîtrise la situation intérieure ou si ses virages à 180°, du pacifisme au bellicisme ou de l’antisoviétisme au pacte avec Moscou, ne sont pas en train de lui aliéner des courants puissants et si son effondrement souhaitable ne va pas engendrer un chaos pire que le mal, accouchant d’une Allemagne communiste… Ensuite, lors de l’offensive, tout va trop vite et on sait moins que jamais ce qu’on pense !

« Halifax a eu vent, par un intermédiaire également lié à Göring,

de ce que les Allemands, dès qu’arrivés à Calais, feraient

une offre avantageuse aux Britanniques, à saisir rapidement... »

Il est symptomatique que, dans le débat induit en ce début de 2018 par la sortie du film, on parle peu de Halifax et pas du tout, jusqu’à présent, de Dahlerus, un homme d’affaires suédois, lié à Göring et à Halifax, à qui l’Allemand, connu comme le bras droit du Führer, explique le 6 mai que la Wehrmacht pourrait un jour parvenir à Calais et qu’alors il faudrait signer la paix très vite à des conditions avantageuses. Une affaire étouffée presque parfaitement. Un livre de Jacques Benoist-Méchin a levé un coin du voile en 1956, une découverte archivistique fortuite de John Costello a précisé les choses en 1991… mais la réception du message, à Londres comme à Paris, reste obscure. Il est même possible que Halifax, le recevant peu avant ou peu après la formation du nouveau gouvernement, n’ait pas osé en parler à Churchill, estimant qu’il serait mal reçu, voire traité de défaitiste. Heureusement, nous pouvons affirmer sans grand risque d’erreur que le message était en tout cas arrivé au Foreign Office, car Halifax avait fait état devant le cabinet, les 19, 21 et 23 mai, d’un autre point abordé par Göring le 6.

« Churchill était au départ très opposé au réembarquement,

ce qui a tendu considérablement ses rapports avec la hiérarchie

militaire, et aurait pu aboutir sur une catastrophe

si les Allemands n’avaient pas stoppé leur avancée... »

La crise, que le film fait débuter le 25 mai quand Halifax entreprend l’ambassadeur italien Bastianini, démarre en fait le 19 lorsque le général Gort, qui commande les troupes anglaises bousculées sur le continent, demande qu’on secoue les Français pour qu’ils contre-attaquent et qu’ils lui donnent des ordres dans ce sens, ou que le gouvernement l’autorise à se rembarquer. Churchill, en tant que Premier ministre et ministre de la Défense, pèse de tout son poids contre la solution de l’embarquement, au point d’en laisser passer l’heure, seul un étrange arrêt allemand de deux jours et demi dans l’arrière-pays dunkerquois sauvegardant sa possibilité. Il est alors à couteaux tirés non seulement avec Gort et son entourage, mais avec le chef suprême des armées impériales, le maréchal Ironside… un proche de Halifax. Ironside est brusquement remplacé par son second, Dill, dans la nuit du 25 au 26, dans des conditions à ce jour inexpliquées (dans ses mémoires, Winston écrit qu’il venait de s’apercevoir que le second était plus talentueux que son chef… une raison semble-t-il insuffisante pour changer de cheval au milieu du gué).

« Halifax se livre à un véritable coup d’État quand il affirme à

l’ambassadeur d’Italie à Londres, sans mandat,

que son gouvernement est prêt à demander une médiation

à Mussolini dans son conflit avec le Reich... »

Quant à l’entretien Halifax-Bastianini du 25, à l’heure du thé, c’est un véritable coup d’État, le ministre déclarant sans mandat aucun son gouvernement prêt à demander la médiation de Mussolini dans son conflit avec le Reich. Cependant, si Halifax récidive à plusieurs reprises jusqu’au 23 juin dans des démarches contraires aux délibérations collectives, il prend pour habitude de se confesser lors de la réunion suivante du cabinet en invoquant l’urgence… En l’occurrence, toutefois, il le fait de manière en partie mensongère : résumant le 26 mai son embardée transalpine, bien digne de l’expression «  franchir le Rubicon  », il prétend que Bastianini a parlé le premier d’une «  conférence européenne  », alors que son propre procès-verbal témoigne du contraire. Mais le document n’est glissé, dans les dossiers du cabinet, que le 10 juin (voir : texte).

 

Lord Halifax

Lord Halifax, secrétaire d’État aux Affaires étrangères (jusqu’à la fin décembre 1940).

 

Churchill tient bon la barre, face à des vents d’une puissance inouïe. Hors la dramatisation qui peut être celle d’un film de cinéma, que sait-on de ce que furent ses doutes, voire ses moments de quasi-fléchissement ? Et peut-on expliquer, quand on regarde le passé de cet homme, qu’il ait été capable d’une telle résolution sur une affaire qui aurait fort bien pu conduire à la mort de son pays ? En d’autres termes : le Churchill ’40 est-il prévisible après coup, quand on voit ce qu’il fut avant ?

Churchill ’40, suite logique ?

« Churchill est le champion de la lutte contre Hitler depuis

les élections de 1930 jusqu’à la confirmation de son suicide,

sans défaillance aucune. »

Depuis 1990 environ, quand les historiens ont commencé à prendre en compte les minutes du cabinet de guerre déclassifiées en 1971, ceux qui restent désespérément rivés à leurs classiques s’efforcent de combler d’une manière ou d’une autre le fossé entre Churchill et Halifax lors des dramatiques discussions des 26, 27 et 28 mai 1940. L’un des procédés les plus utilisés est de prétendre que Churchill a envisagé lui-même d’entrer en négociations, en concédant à Halifax que, si les conditions allemandes de paix sauvegardaient l’indépendance du Royaume, elle seraient acceptables, mais qu’il n’y croyait pas. En bonne méthode, il faudrait se demander si alors il est sincère ou s’il opère un recul tactique, faute duquel il serait renversé sur l’heure. Devant ce genre de question, où il s’agit de déterminer, sans source directe, les arrière-pensées d’un sujet, il reste à l’historien une ressource, qu’il emploie souvent sur des objets moins «  chauds  » sans que personne se récrie : considérer l’habitus et les habitudes de la personne, bref, l’ensemble de ses expressions et décisions sur le problème considéré. Ici la cause est facilement entendue : Churchill est le champion de la lutte contre Hitler depuis les élections de 1930 jusqu’à la confirmation de son suicide, sans défaillance aucune. Les bribes d’apparences contraires, des plus clairsemées, s’expliquent facilement par des considérations tactiques, souvent tout à fait conjoncturelles. C’est évidemment le cas ici. À telle enseigne que Churchill refuse le lendemain de confirmer la phrase, que Halifax en fait un motif de démission à l’issue de la réunion et que Winston a avec lui une conversation privée dont le résumé nous est connu par le journal de son adjoint Cadogan : le Premier ministre a couvert son interlocuteur d’éloges… mais a réussi semble-t-il à rester dans le vague sur la question des négociations, sans quoi Halifax s’en serait inévitablement prévalu auprès de Cadogan. Il va sans dire qu’une telle démission, rendue publique, aurait entraîné la chute du cabinet tout en réactivant la réputation de maladresse politique de son chef.

« Si Churchill a douté, ce fut de la victoire, et jamais sur

la nécessité absolue de refuser toute négociation. »

Ce qui ne veut nullement dire que Churchill n’ait pas nourri des doutes… mais pas de la manière dont le film les présente, en allant jusqu’à lui faire exprimer des hésitations devant des tiers ou avaliser un télégramme par lequel le cabinet demande noir sur blanc sa médiation à Mussolini. Nous savons par le journal de son secrétaire Colville et par les mémoires de son ministre Eden qu’il leur avoue, des semaines ou des mois plus tard, avoir douté… mais de la victoire, en cette «  heure la plus noire  », et non de la nécessité absolue de refuser toute négociation.

« L’entrée de l’Italie dans la guerre, demandée par Hitler

(sans doute sa seule erreur décisive), ferme

la porte "Halifax" au lieu de torpiller Churchill. »

Pour en finir avec Mussolini, et donner une précision importante sur l’abîme que côtoyaient alors la démocratie et les droits de l’Homme, Hitler commet à ce moment la seule erreur décisive de sa carrière… en dehors des absurdités de son idéologie : pendant qu’il laisse piaffer ses blindés devant Dunkerque, il enrôle Mussolini dans la guerre, en lui faisant promettre d’y entrer sous quelques jours ; à partir du moment où il a dit oui et rejoint le camp apparemment victorieux, il peut difficilement se dédire, d’où la fermeture de sa porte et de celle de son gendre-ministre Ciano lorsque arrivent les nouvelles de la conversation Halifax-Bastianini. Si au lieu de faire ce détour le secrétaire d’État pour les Affaires étrangères avait carrément mis sur la table les renseignements qu’il tenait de Dahlerus, toute la ténacité, toute la rhétorique et toute l’habileté de Churchill auraient difficilement fait le poids. Quant à Hitler, son erreur n’est pas une bêtise… et elle est d’une certaine manière induite par Churchill. Celui-ci, depuis le 10 mai, tire parti de chaque instant pour mettre le pays sur le pied de de guerre, en matière d’information notamment. Il demande et obtient que les débats internes ne débordent pas sur la place publique, il renforce à cet égard la législation et prive in extremis Hitler d’informations sur les réactions de l’opinion et des élites devant la rupture du front. Mesurant parfaitement l’importance d’une cessation rapide de la guerre pour mettre les puissances devant le fait accompli, Hitler n’a d’autre ressource que de priver l’ennemi de toute chance d’entente avec le seul neutre important du continent, l’Italie, capable de surcroît de nuisances extrêmes contre les intérêts britanniques en Méditerranée. Voilà qui devrait achever de miner le fauteuil de l’aventureux Premier ministre. Hitler pouvait difficilement savoir que, ce faisant, il torpillait, dans les coulisses du gouvernement londonien, une manœuvre qui visait le même but.

 

Alors que la défaite de la France paraît imminente, mais pas encore certaine (Paul Reynaud est toujours aux affaires), et avant donc l’arrivée au pouvoir de Pétain (l’équivalent dans un pays défait d’un Halifax ?), le sous-secrétaire d’État à la Guerre et à la Défense nationale français de Gaulle arrive à Londres pour demander aux Britanniques d’engager toutes leurs forces dans la bataille. Londres ne peut accepter, conscient qu’elles deviendront vite essentielles à la défense de la patrie, mais il y a cette histoire, fascinante à mon avis, d’union franco-britannique, qui a capoté à quelques heures près... Que vous inspire-t-elle ? En quoi cela aurait-il consisté ? Et, qu’est-ce que ça aurait changé ?

une union franco-britannique ?

« Ce projet fut un double geste désespéré des deux antinazis

les plus résolus, de Gaulle et Churchill, mais il mourut dans l’œuf

faute d’avoir été défendu convenablement par Paul Reynaud. »

Le projet d’union franco-britannique est concocté par des ci-devant appeasers sans qu’aucun proche de Churchill ne s’en mêle. C’est Chamberlain qui accepte de le présenter devant le cabinet, le 15 juin… et Churchill le fait repousser ! Mais la météo change d’heure en heure. Par exemple, dans la soirée, Churchill accepte au terme d’un long échange téléphonique avec le successeur de Gort, Alan Brooke, que les troupes anglaises de Bretagne soient rembarquées avant d’être, comme à Dunkerque, sous le feu allemand. Ainsi meurt le «  réduit breton  » que de Gaulle avait réussi à faire accepter par les deux gouvernements et les deux commandements. Or de Gaulle s’est lui-même embarqué en Bretagne, pour Londres, dans la soirée et Eden lui explique très gêné, à son arrivée, qu’il n’y a plus de réduit. Il fait alors, à l’ambassade de France, la connaissance de Jean Monnet, qui lui «  vend  » le projet d’union et lui-même le vend à Churchill au cours du déjeuner. Il s’agit donc d’un double geste désespéré des deux antinazis les plus résolus, au sein d’une débâcle qui s’aggrave rapidement. Le traître de la fable est [le président du Conseil] Reynaud, qui au téléphone fait montre d’un certain enthousiasme devant cette branche qui le sauve de la noyade et, en tout cas, accepte l’union, puis se couche complètement au conseil des ministres, lisant deux fois le projet d’un ton peu convaincu et, devant les mines ébahies ou courroucées de ses collègues, passant au point suivant de l’ordre du jour sans le défendre.

Ce que cela aurait changé ? Tout ! Comme toutes les occasions manquées de tuer le nazisme, depuis la venue même au pouvoir de l’auteur de Mein Kampf (parfaitement inacceptable par la communauté internationale et acceptée seulement parce qu’il avait réussi à faire croire que sa politique extérieure serait dictée par les ministres conservateurs), jusqu’aux négociations de Moscou en août 1939, etc. etc. À défaut d’un abandon de la lutte par le Royaume-Uni, Hitler a un besoin vital de Pétain et de son armistice, et le passage des pouvoirs publics français en Afrique du Nord serait une catastrophe quasiment irrémédiable, en créant des complications atlantiques qui rendraient peu envisageable une croisade vers l’est, donc un accomplissement du programme nazi.

 

Paul Reynaud

Paul Reynaud, président du Conseil des ministres (20 mars 1940-16 juin 1940).

 

Le 16 juin, Pétain remplace Reynaud à la tête du gouvernement, l’armistice sera demandé le lendemain. De Gaulle deviendra, le surlendemain, le patron officiel de la résistance française basée à Londres. Est-ce qu’on essaie alors de déstabiliser, de renverser Churchill, dans son optique de guerre totale contre les Nazis ? Et est-il vrai que c’est à partir de la destruction par les Britanniques de la flotte française à Mers el-Kébir le 3 juillet (pour éviter qu’elle ne tombe aux mains des Allemands et participe à l’invasion de l’Angleterre) qu’il affermit sa position, auprès des politiques, auprès de l’opinion, et peut-être aussi auprès de De Gaulle ?

après Mers el-Kébir

L’une des erreurs historiques que le film risque d’accréditer est que Halifax, le 28 mai, aurait été mis définitivement à la raison, alors qu’il n’avait perdu… qu’une bataille. Devant la situation créée par la demande d’armistice de la France, il fait un nouvel et gros effort en faveur de la paix générale, et cela passe notamment par la pose de tous les bâtons possibles dans les roues de De Gaulle et de son mouvement.

Mers el-Kébir donne un peu plus d’air à Churchill, sans pour autant calmer Halifax, chez qui on perçoit toujours des nuances par rapport à son chef. Faute de quoi on comprendrait mal qu’il se débarrasse de lui en l’envoyant à Washington à la fin de l’année, en profitant de la mort subite du précédent ambassadeur.

« Sans doute le soulagement domine-t-il, chez de Gaulle,

de voir l’influence de Churchill consolidée. »

De Gaulle a nécessairement, devant le massacre de Mers el-Kébir, des sentiments mélangés mais sans doute le soulagement domine, de voir l’influence de Churchill consolidée par sa première standing ovation aux Communes et par l’approbation de Roosevelt.

 

De Gaulle

Le général De Gaulle depuis la BBC, à Londres (1940).

 

Mers el-Kébir, c’est le signal définitif que Churchill, tant qu’il sera au pouvoir, ira jusqu’au bout de la lutte. Le 13 août, c’est le début de l’épique bataille d’Angleterre, la concrétisation de cette fameuse question de vie ou de mort : plus de 2 500 avions de l’Axe vont frapper les villes britanniques pour détruire le moral des populations, et de ce fait provoquer le renversement de Churchill et son remplacement par des pacifistes. Mais les Britanniques, là encore, tiennent bon.

1/ Cette stratégie du Blitz (en fait de l’intimidation par la terreur) a-t-elle failli fonctionner ? 

2/ Comment les Britanniques ont-ils pu tenir ce choc (y compris matériellement), et les bataillons sauvés à Dunkerque ont-ils été décisifs sur l’aspect militaire de la question ? 

3/ Les Allemands ont-ils, à aucun moment, envisagé sérieusement d’envahir les îles britanniques, avant peut-être de renoncer, comme Napoléon avant eux ?

le Blitz

« Qu’on ne s’y trompe pas : pour Hitler, l’ennemi,

c’est Churchill et sa "clique", et non les intérêts

fondamentaux de l’empire britannique. »

Il n’y a pas de stratégie du Blitz. Nous savons de source sûre (par le journal du général Halder, disponible depuis 1947) que l’opération connue sous le nom de «  Barbarossa  » est décidée par Hitler en juillet : l’assaut aérien contre l’Angleterre est donc une diversion et le changement de cibles du 7 septembre (la ville de Londres succédant aux objectifs militaires) une diversion dans la diversion… au moment où lesdits objectifs militaires commençaient à céder et où l’absence d’invasion allait devenir suspecte. D’une façon générale, si durs que soient les coups que la Wehrmacht assène à des ressortissants britanniques tout au long du conflit, ils sont assortis de ménagements permettant de mesurer que l’ennemi est Churchill et «  sa clique  », non les intérêts fondamentaux de l’empire britannique.

La bataille est bel et bien aérienne et les troupes terrestres, évacuées de Dunkerque ou non, n’interviennent pas. En revanche leur reprise en main et leur déploiement, ainsi que la mobilisation de millions de civils pour des tâches diverses, sont bienvenus pour créer une atmosphère martiale et dissiper les velléités de négociation. Et bien sûr l’éloquence churchillienne est là pour faire accroire que les assauts aériens prouvent l’hostilité foncière du nazisme à tout ce qui est anglais, comme pour faire entrevoir des perspectives de victoire au bout du tunnel.

 

1941, c’est la mondialisation du conflit. En juin, Hitler trahit son pacte de non-agression avec Staline et envahit l’Union soviétique. Le 7 décembre, ce sera l’attaque japonaise sur la base navale de Pearl Harbor, qui entraînera pleinement la puissance américaine dans le conflit. Je veux revenir, un instant (décisif !) sur l’URSS, sur une réponse que vous m’aviez faite lors d’une interview : « L’idée d’un Barbarossa liquidant la Russie en trois mois n’est (...) pas sotte du tout. Mais là encore Churchill sera à la parade, par son discours du 22 juin 1941 qui sidère Staline avant de le sauver. » Est-ce que Churchill a été déterminant dans la capacité qu’ont eu les Soviétiques à continuer, face à des difficultés inouïes, puis à retourner, pour enfin remporter leur « Grande Guerre patriotique » ? Si oui, comment ?

à l’est, un dilemme cornélien ?

« Churchill veut encourager Staline, lui faire comprendre que

l’impérialisme britannique est prêt à mettre sincèrement

son anticommunisme entre parenthèses,

le temps de liquider l’ennemi commun... »

Je faisais allusion à la période initiale de onze jours qui s’écoule entre le début de l’attaque, le 22 juin 1941, et la première intervention publique de Staline, son discours radiodiffusé du 3 juillet. Deux thèses extrêmes continuent à s’affronter, l’une disant que Staline a perdu pied et qu’il est resté plusieurs jours prostré, l’autre qu’il était parfaitement maître de lui et a attendu pour parler le moment le plus opportun. Il existe aussi des rumeurs disant qu’il a cherché à négocier et ne s’est décidé à parler, pour mobiliser la nation russe en faisant appel à ses traditions de lutte contre les envahisseurs, que quand il a dû se résoudre à constater que Hitler s’était lancé dans une guerre d’anéantissement. Quoi qu’il en soit, le fait que Churchill le devance de onze jours, en passant toute la journée du 22 juin à polir, sans rien abdiquer de son hostilité au communisme, une allocution encourageant le combat du peuple soviétique, en écho à son discours «  sang et larmes  » du 13 mai 40, n’a pu que compter énormément… et localement, et mondialement ! En incitant Staline à réagir, en commençant à essayer de lui faire comprendre que l’impérialisme britannique mettait sincèrement son anticommunisme entre parenthèses, le temps de liquider l’ennemi commun, et en dissuadant les possédants du monde entier de se réjouir trop bruyamment des coups portés au communisme.

 

Quels furent, avant l’entrée en guerre des États-Unis, les contacts entre Churchill et l’administration Roosevelt, dont on sait qu’elle n’a pu aider les Britanniques qu’à grand peine, du fait d’une hostilité massive dans l’opinion pour un engagement trop prononcé dans la guerre ? Est-ce qu’après 1942, on observe un effacement relatif de Churchill au profit de Roosevelt pour la conduite des opérations alliées ?

à l’ouest, l’ami naïf ?

« Le projet hitlérien d’une Europe déjudaïsée et autarcique

ne tendait à rien d’autre qu’à renvoyer les Américains planter

leurs choux dans leur hémisphère occidental, et paraissait

tellement démesuré qu’il n’était pas pris au sérieux.

Jusqu’au jour où il fut à deux doigts, ou plutôt

à un Churchill, de son accomplissement... »

Je ne donne pas à Roosevelt sans confession l’absolution pour sa longue passivité devant le nazisme, en mettant la faute sur le compte de son opinion publique. Ou alors il était comme Lénine, seulement «  un pas en avant des masses  »  ! Mais non, ce n’est pas sérieux. Il a été l’une des principales dupes de Hitler, en sous-estimant largement le danger qu’il représentait, non seulement pour les droits et libertés humains, mais pour les intérêts mêmes du capitalisme américain, dont l’effort séculaire consistait à damer le pion aux Européens en matière économique, sur toute la planète. Le projet hitlérien d’une Europe déjudaïsée et autarcique ne tendait à rien d’autre qu’à renvoyer les Américains, civils ou militaires, planter leurs choux dans leur hémisphère occidental, et paraissait tellement démesuré qu’il n’était pas pris au sérieux. Jusqu’au jour où il fut à deux doigts, ou plutôt à un Churchill, de son accomplissement.

Dès lors, entre la mi-mai 1940 et Pearl Harbor, Churchill caresse l’Oncle Sam dans le sens du poil, avec dignité cependant, en essayant de sauvegarder au maximum les intérêts britanniques. Je ne suis pas sûr que de Gaulle ait tout à fait bien compris ce jeu, et son caractère indispensable. À partir de Pearl Harbor, la logique reste la même, bien que Winston et son empire aient effectivement de moins en moins de poids relatif, et doivent parfois compter avec une écrasante collusion américano-soviétique. Winston réussit tout de même quelques beaux coups, comme de faire une place à la France aux côtés des Trois Grands pour équilibrer un peu le poids de l’URSS en Europe sans avoir à s’appuyer sur l’Allemagne. Ceci dès le printemps 1943, alors que Roosevelt, comme quatrième, ne jurait que par la Chine. De même, c’est Churchill qui limite la poussée soviétique en Europe à une heure où Washington ne s’en souciait guère, en faisant la part du feu de manière réaliste et en mettant un barrage énergique à toute expansion «  rouge  » hors d’Europe orientale, par exemple en Grèce et en Espagne. Sur toutes ces questions, Roosevelt avait des idées bien floues.

 

Roosevelt et Churchill

Churchill, avec Franklin D. Roosevelt, qui fut président des États-Unis de 1933 à 1945.

 

Quel a été le poids des peuples de l’empire dans l’accomplissement de la résistance britannique, et de la victoire des Alliés ?

l’empire dans la guerre

La contribution de l’empire à la guerre fut maximale compte tenu des divergences d’intérêts. Il fallait, par exemple, des troupes indiennes et il y en eut, mais il ne fallait pas pousser trop fort le recrutement, pour éviter révoltes et désertions. Ou encore il fallut ménager l’Australie, de plus en plus soucieuse de sa propre défense face à une menace japonaise surévaluée.

  

Churchill aura ce mot fameux, un an à peine après la victoire : « De Stettin sur la Baltique à Trieste sur l’Adriatique, un rideau de fer s’est abattu à travers le continent. ». Il exprime là ses craintes face à l’expansionnisme grandissant, en Europe de l’est, d’une Union soviétique triomphante. On le sait, il a soutenu l’effort militaire des Russes sans réserve parce que leur ennemi commun était redoutable, mortel même pour les uns et pour les autres. Mais que pensait-il de Staline ? Est-ce qu’il croyait pouvoir lui accorder la moindre confiance ?

Staline, un partenaire fiable ?

Mais oui ! Il misait sur son réalisme, tout à fait à juste titre. Et aussi sur la difficulté qu’auraient les Soviétiques à dominer durablement leurs satellites.

 

Staline

Joseph Staline, qui dirigea l’URSS et ses dépendances jusqu’à sa mort en 1953.

 

Est-ce que vous diriez, comme moi j’ai tendance à le penser, qu’au vu de tout ce que l’on vient d’évoquer, Churchill a été l’homme le plus important pour la défense et la sauvegarde des libertés pour l’Europe du XXe siècle ? Peut-être le plus grand des Européens du siècle ? Quand on fait le bilan, l’essentiel de l’effort de guerre pour la destruction des dictatures nazie, japonaise et italienne n’a certes pas été britannique, mais si Londres s’était couché, si Churchill n’avait pas résisté, les Soviétiques et les Américains auraient-ils eu ne serait-ce qu’une chance de résister face à la monstrueuse machine de l’Axe ?

Churchill, le plus grand ?

« Sans Churchill, les Américains auraient difficilement pu attaquer,

et les Soviétiques auraient difficilement pu se défendre... »

Il fut grand, très grand ! Le plus ? Avec qui comparer et au nom de quoi ? Et, non, dans le cas d’une paix générale conclue en mai, juin ou juillet 1940, ni les États-Unis ni l’URSS n’auraient été en mesure de contester le triomphe nazi. Les premiers auraient difficilement pu attaquer, et les seconds se défendre.

 

Quelles sont, aujourd’hui encore, les zones d’ombre qui subsistent s’agissant de Churchill ? Soyons fous : si une telle possibilité pouvait exister, quelle serait la question que vous lui poseriez ?

Sir Winston, une question ?

D’une façon générale, je me méfie des reproches qu’on lui fait communément, depuis les Dardanelles jusqu’à la guerre froide en passant par la tentative de revaloriser la livre et la crise de l’abdication, et je ne partage, après mûre réflexion, quasiment aucune des critiques assénées à sa conduite vis-à-vis du nazisme et de la guerre qu’il a déclenchée. Il n’a été ni le laudateur de Hitler dans son unique article sur lui, en novembre 1935, ni le massacreur de Mers el-Kébir, ni l’affameur des Grecs ou des Bengalis, ni l’accoucheur naïf du régime de Tito, ni le fauteur de bombardements sans utilité militaire, ni le sot qui évacuait la Libye pour la Grèce alors qu’il était sur le point de chasser l’Axe d’Afrique, ni l’abruti qui prolongeait la guerre en exigeant la capitulation sans conditions du Reich, etc. etc.

« Peut-être a-t-il été sottement sévère envers les républicains

espagnols et indulgent envers Franco, jusqu’à

sa volte-face au début de 1938... »

Si vous y tenez, il a été un peu absurdement jusqu’auboutiste contre la révolution russe, ou un peu complaisant dans ses louanges envers Mussolini alors même qu’il n’y avait pas encore à le séparer de Hitler, ou un peu méprisant à l’égard de Gandhi ou sottement sévère envers les républicains espagnols et indulgent envers Franco jusqu’à sa volte-face au début de 1938… ce qui amène ma question :

« Vous avez déclaré aux Communes le 11 novembre 1947 : “Democracy is the worst form of Government except for all those other forms that have been tried from time to time.” Ce qu’on traduit généralement ainsi en français : «  La démocratie est le pire des régimes à l’exception de tous les autres. » Cette réflexion a été bien tardive dans votre carrière. Résulte-t-elle de votre expérience de la Seconde Guerre mondiale ? Si oui, à quel(s) régime(s) allaient vos préférences antérieures ? »

 

Quels sont vos projets, François Delpla ? Que peut-on vous souhaiter pour 2018 ?

des projets

« Je m’occupe de la façon dont Hitler s’est occupé

de Pétain. La réponse est d’une richesse inouïe... »

Je continue de creuser mon sillon en fonction du paradoxal constat : «  le nazisme, sujet vierge  ». Tout reste en effet à découvrir ou au moins à préciser. Pour filer un instant la métaphore érotique, je dirai qu’il s’agit d’une danse des sept voiles et qu’on en a ôté pour l’instant un ou deux. Je m’occupe en ce moment de la façon dont Hitler s’est occupé de Pétain. La question n’a jamais été osée ainsi (j’avais voulu écrire «  posée  », le clavier a fourché, j’assume !) et la réponse est d’une richesse, c’est le cas de le dire, inouïe. Il faut simplement me souhaiter d’arriver à synthétiser tout cela dans un délai raisonnable.

 

Un dernier mot ?

Longue vie à Paroles d’Actu et à son Nicolas de patron, dont les questionnaires sont de plus en plus pertinents !

 

Churchill V

Photos utilisées dans cet article : DR.

 

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6 janvier 2018

Jean-Vincent Holeindre : « La ruse est impuissante sans la force, la force aveugle sans la ruse »

J’ai la joie, pour cette première publication de l’année 2018 (que je vous souhaite, à toutes et tous ainsi que pour vos proches, sereine et ambitieuse voire, soyons fous, heureuse), de vous proposer une interview grand format (on pourrait même dire, « épique » !) de Jean-Vincent Holeindre, professeur de science politique à Paris 2 Panthéon-Assas (il est aussi membre du Centre Thucydide) et directeur scientifique de l’IRSEM. Cet échange fait suite à la lecture par votre serviteur de son dernier ouvrage, une relecture passionnante de l’histoire militaire occidentale d’après le prisme de la dualité ruse/force. Je vous engage à vous emparer de ce livre, La ruse et la force, une lecture exigeante (tout comme le présent article), mais qui sans nul doute, vous en apprendra beaucoup. Merci à vous, M. Holeindre. Et merci à vous, lecteurs qui depuis six ans et demi, me suivez avec bienveillance. Une exclu Paroles d’Actu, par Nicolas Roche.

 

ENTRETIEN EXCLUSIF - PAROLES D’ACTU

Q. : 05/09/17 ; R. : 02/01/18.

Jean-Vincent Holeindre: « La ruse est impuissante

sans la force, la force aveugle sans la ruse. »

La ruse et la force

La ruse et la force, Perrin, 2017.

 

Jean-Vincent Holeindre bonjour, merci d’avoir accepté de répondre à mes questions pour Paroles d’Actu. Voulez-vous pour commencer nous dire quelques mots de vous, de votre parcours ?

qui êtes-vous ?

J’ai suivi des études en histoire, philosophie et science politique à la Sorbonne puis à l’École des hautes études en science sociales. Ce parcours pluridisciplinaire s’est achevé par une thèse de doctorat, soutenue en 2010 sous la direction de Pierre Manent, intitulé Le renard et le lion : La ruse et la force dans le discours de la guerre. Cette thèse est devenue, au terme de substantielles modifications, un livre paru en 2017 et intitulé La ruse et la force : Une autre histoire de la stratégie. Après ma thèse, sur le plan professionnel, je suis devenu maître de conférences en science politique à l’Université Paris 2 Panthéon Assas puis professeur à l’Université de Poitiers, à la suite de l’agrégation. En 2017, j’ai retrouvé l’Université Paris 2, tout en continuant à enseigner à l’EHESS et à Sciences Po.

JV Holeindre

Jean-Vincent Holeindre. DR.

Si je devais indiquer le fil directeur de mes recherches, je dirais que je considère le phénomène guerrier avec les yeux de la philosophie politique et avec le souci de lui restituer toute sa profondeur historique. J’aime l’histoire sur la longue durée et j’apprécie tout particulièrement la période antique. Non parce qu’elle reflèterait nos «  origines  », mais parce qu’elle offre un cadre de compréhension, à la fois philosophique et historique, de l’expérience occidentale et des relations que «  l’Occident  » noue avec les autres «  cultures  ». Je considère également que la guerre est un phénomène total, qui embrasse tous les domaines de l’action humaine. J’étudie l’action militaire non pour elle-même mais pour ce qu’elle révèle sur le plan politique et anthropologique.

  

L’objet qui, pour l’essentiel, nous réunit aujourd’hui, c’est donc votre ouvrage La ruse et la force (Perrin, 2017), fruit d’une étude sur le temps long visant à déterminer où s’est situé le curseur entre la force et la ruse dans la pratique militaire et la pensée stratégique, à différentes époques de l’histoire occidentale. Deux figures légendaires, issues de la Grèce antique, des épopées homériques, comme fil rouge tout au long de votre livre : Achille (L’Iliade) incarne la force et Ulysse (L’Odyssée) la ruse. Pourquoi cet objet d’étude ? Cet angle-là, mettant en avant et en balance l’apport de la ruse par rapport à la force dans la stratégie, a-t-il été négligé jusqu’à présent, au moins en Occident ? Si oui, la ruse en tant qu’objet de réflexion a-t-elle reçu un traitement différent en d’autres lieux ?

pourquoi ce livre ?

Au départ, ce n’est pas la guerre qui m’intéresse, mais la ruse comme forme d’intelligence pratique que les Anciens Grecs nomment mètis. Le mot désigne à la fois l’épouse de Zeus, divinité de l’intelligence rusée, et une qualité de l’esprit humain, combinant flair, sens de l’adaptation, art du détour, débrouillardise...

« Plus qu’une intelligence théorique, la ruse

est d’abord une intelligence de l’action. »

L’impulsion première de mes recherches a été donnée par le livre magnifique de Marcel Detienne et Jean-Pierre Vernant, consacré à cette catégorie de la mètis (Les ruses de l’intelligence : La mètis des Grecs, Flammarion, 1974). Detienne et Vernant montrent que la ruse n’est pas une intelligence théorique, mais une intelligence de l’action, particulièrement adaptée aux domaines politique et militaire, frappés du sceau de l’incertitude. En politique et à la guerre, la ruse n’est pas seulement tromperie ou mensonge, ce à quoi on la réduit trop souvent. Elle est aussi invention, imagination, elle suppose un véritable sens de l’anticipation, de la prévision mais aussi de l’adaptation, qualités que l’on trouve chez Ulysse lorsque, dans les épopées d’Homère, il imagine le stratagème du cheval de Troie ou bien lorsqu’il crève l’œil du Cyclope avec un pieu, profitant de son sommeil. À travers ces exemples, la ruse peut, en première analyse, être définie comme un procédé combinant dissimulation et tromperie dans le but de provoquer la surprise. Mais elle constitue également une forme d’intelligence, elle exprime la capacité cognitive de l’esprit humain dans des situations d’action.

Les ruses de l'intelligence

Les ruses de l’intelligence : La mètis des Grecs, Flammarion, 1974.

J’ai été d’emblée fasciné par ce sujet qui met en lumière la tension classique entre la théorie et la pratique, l’idée et l’action. L’intention de mon travail est donc d’abord philosophique, mais cela suppose un travail généalogique visant à comprendre pourquoi la ruse a été en quelque sorte l’oubliée de l’histoire politique et militaire. Pour le sens commun, la ruse est bien sûr indispensable en politique et à la guerre, pourtant aucune étude sérieuse ne lui a été consacrée. C’est surprenant, mais cela s’explique probablement par le caractère fuyant d’une notion qui, par définition, a vocation à demeurer dans l’ombre et le secret. La ruse est la part oubliée de la raison humaine.

J’ai choisi d’étudier la ruse dans la guerre, car elle est bien circonscrite sur le plan militaire, à la différence de la ruse spécifiquement politique qui est très difficile à saisir. En effet, les exemples de ruse de guerre dans l’histoire ne manquent pas, du Cheval de Troie mythique à l’opération Fortitude durant la 2e guerre mondiale, où les Britanniques ont fait croire aux Allemands que le Débarquement aurait lieu dans le Pas-de-Calais, afin de détourner leur attention et de les surprendre en Normandie. De plus, la ruse de guerre a été pensée par les stratèges depuis Thucydide jusqu’à Clausewitz. Je pouvais donc m’appuyer pour mon enquête sur des exemples bien documentés et sur une littérature militaire bien balisée.

« La ruse, c’est aussi un stigmate qu’on appose

sur l’ennemi pour le discréditer, et par

contraste, légitimer sa propre stratégie. »

Enfin, pour répondre à la dernière partie de votre question, j’ai cherché dans mes travaux à déconstruire un poncif de l’historiographie occidentale, consistant à opposer la «  force  » des Occidentaux à la ruse «  perfide  » des étrangers et en particulier des Orientaux. Je pense avoir montré que l’opposition entre ruse et force ne relève pas seulement d’une dialectique stratégique, mais aussi d’une rhétorique moralisante visant à souligner la ruse de l’ennemi pour mieux glorifier sa propre force. D’où l’image de l’Oriental «  fourbe  » doté de moustaches dissimulant ses intentions perfides… La ruse n’est pas seulement un procédé tactique et une forme d’intelligence stratégique, c’est aussi un stigmate qu’on appose sur l’ennemi pour le discréditer et, par contraste, légitimer sa propre stratégie.

 

N’est-on pas conditionnés justement, en Occident notamment, par le jugement moral porté sur la ruse qui serait nécessairement une perfidie ? Après tout, une des ruses les plus célèbres du récit collectif, et qu’on trouve aux origines de la Bible, c’est la ruse du serpent qui, après avoir poussé Ève à croquer le fruit défendu, provoque l’expulsion de l’Homme du jardin d’Eden. Est-ce que le religieux et son moralisme ont joué un rôle déterminant dans notre manière d’appréhender la ruse (fort éloignée dans l’idée de ce qu’on rattache à la « vertu chevaleresque ») ?

la ruse et la religion

Je ne parlerais pas de «  conditionnement  », ce terme me paraissant trop déterministe. Mais il existe en effet un cadre moral et normatif du christianisme qui oriente le jugement et l’action. Le chevalier médiéval, «  sans peur et sans reproche  », est la continuation de l’idéal antique incarné par Achille, le guerrier valeureux, honorable, courageux, auquel se greffent les vertus morales du christianisme. Le rejet de la ruse en Occident est antérieur au christianisme, mais celui-ci amplifie ce rejet. Cela dit, il faut faire la part des choses entre l’idéal moral et la réalité des pratiques. Les guerres médiévales, en particulier les sièges, comportaient de nombreuses ruses, malgré les restrictions morales et normatives.

Dans les Évangiles, la ruse est effectivement associée aux forces du Mal, aux tentations de Satan qui séduit les hommes, par définition faillibles. Le christianisme antique se revendique pacifiste, la guerre étant la manifestation du Mal au cœur de l’âme humaine, exprimant un affrontement intérieur entre le Bien et le Mal. Les vertus chrétiennes exposées dans le Nouveau Testament sont celles de la paix, de la charité, de l’amour du prochain et de l’hospitalité vis-à-vis de l’étranger, mais aussi de la franchise, de la simplicité, de l’esprit de concorde. Surtout, la proposition chrétienne est universaliste, elle s’adresse à l’ensemble de l’humanité considérée comme une communauté unifiée.

« Il faut sur ce point distinguer, aux origines,

la religion des Hébreux, qui est politique

et peut donc recourir à la guerre, et celle

des chrétiens, qui s’est construite

contre la politique et la guerre. »

Sur ce point, la Bible hébraïque se distingue du Nouveau Testament des chrétiens. Si les chrétiens se définissent en fonction de leur foi et non de l’appartenance à une cité particulière, les Hébreux se pensent comme un peuple spécifique et comme une nation qui peut être amenée à faire la guerre pour se défendre. Soutenus, conseillés et dirigés par Dieu, qui se mue en véritable stratège, les Hébreux décrits par la Bible hébraïque font la guerre pour conquérir la terre promise de Canaan. Dans le Livre de Josué, ils usent de force et de ruse pour vaincre des ennemis numériquement et matériellement supérieurs. D’une manière générale, la religion des Hébreux est indissociablement spirituelle et politique, tandis que l’Église chrétienne s’est construite contre la politique et la guerre, en défendant une vision universelle et pacifiée de l’humanité.

La morale chrétienne connaît toutefois des évolutions. Ainsi, les théoriciens chrétiens de la guerre juste, depuis saint Augustin, intègrent l’usage de la ruse dans la guerre. Ils s’appuient sur l’héritage hébraïque et romain pour encadrer l’usage de la force armée, et acceptent jusqu’à un certain point que le soldat chrétien use de ruse, mais uniquement en temps de guerre. La ruse est réprouvée en temps de paix, mais elle peut être acceptée si la guerre est considérée comme juste.

 

Les concepts de fides (induisant notamment un code d’honneur, y compris entre ennemis) et de guerre juste (qui suppose une juste cause cantonnant la perfidie à la pratique ennemie et une justification morale à pratiquer soi-même la ruse) nous proviennent tous deux de la Rome antique. Doit-on aux Romains une partie importante de ce qui a été établi ensuite comme les usages et le droit de la guerre ?

Rome et l’art de la guerre

Effectivement, l’expérience romaine est fondamentale pour comprendre l’éthique et le droit de la guerre applicables dans l’aire occidentale. La doctrine de la guerre juste naît au IIe siècle avant notre ère, lorsque les Romains affrontent les troupes d’Hannibal durant la 2e guerre punique. Ils sont alors soucieux de justifier l’usage de la force contre un ennemi redoutable et qui menace l’intégrité de Rome. Les sources font ainsi apparaître un mouvement en apparence paradoxal.

D’un côté, Polybe et plus tard Tite-Live indiquent que la ruse n’a rien de romain, que les Romains sont les héritiers d’Achille, qu’ils mènent la guerre de manière «  juste  », en suivant des règles de l’honneur et du courage impliquant de combattre l’ennemi en face-à-face et sans ruse. La «  fides romana  » désigne cette supériorité morale supposée, qui s’exprime dans la guerre à travers un comportement exemplaire. Les sources dénoncent en retour la «  perfidie  » des ennemis de Rome, par exemple le carthaginois Hannibal, qui attaque par derrière et par surprise. À la force vertueuse des Romains est opposée la ruse perfide des «  Puniques  », le terme «  punique  » étant d’ailleurs péjoratif et connotant la fourberie. Comme souvent, l’accusation de perfidie est moins descriptive que normative : elle vise à discréditer l’ennemi et à légitimer son propre camp.

« Les Romains ont fait montre d’une forte

capacité d’adaptation en faisant leur la ruse,

auparavant vilipendée comme l’arme lâche

des autres, mettant en avant leur "contre-ruse"

face à la perfidie de l’ennemi. »

D’un autre côté, les sources latines font apparaître le sens de l’adaptation romaine, qu’on voit par exemple chez Scipion l’Africain, qui l’emporte contre Hannibal après avoir retourné contre l’ennemi carthaginois ses propres armes (d’où le surnom dont il est affublé). La contre-ruse romaine vient ainsi à bout de la «  perfidie  » punique.

Tout se passe donc comme si la «  bonne  » ruse romaine l’emportait contre la «  mauvaise  » ruse punique. Les Romains gagnent ainsi sur les deux tableaux  : celui de l’efficacité et celui de la légitimité. Ils remportent les guerres, conquièrent de nouveaux territoires, tout en préservant l’idéal moral de la «  fides  ». Ils combinent les intérêts et les vertus. Cette capacité romaine à lier efficacité et légitimité fascine Machiavel, lequel s’inspire de l’expérience romaine pour forger sa vision de la politique et de la guerre.

 

Peut-on dire de Rome qu’elle s’est-elle imposée en tant que puissance européenne et méditerranéenne dominante aussi bien par la force (son organisation et sa puissance militaires, ses conquêtes) que par la ruse (la diffusion de sa culture et de son mode de vie) ? Cette question en appelle une autre : le « soft power » est-il assimilable à une ruse, ou bien est-il une façon rusée d’affirmer sa force ?

quid du "soft power" ?

La ruse, telle que je l’étudie dans le livre, ressortit à la guerre, tandis que le soft power relève davantage d’une «  grande stratégie  » qui intègre des éléments non militaires à des fins de puissance. De plus, la ruse est d’abord un procédé tactique combinant dissimulation et tromperie afin de provoquer la surprise, tandis que le soft power désigne plus largement une stratégie d’attraction (par opposition au hard power, qui repose sur la coercition).

Toutefois, le soft power peut intégrer une forme de ruse dans la manière de diffuser la puissance de manière subtile, indirecte, non coercitive. Ce qui est commun à la ruse et au soft power, ce n’est donc pas la nature du procédé, mais le caractère indirect de la stratégie mise en œuvre. La ruse, qu’elle soit militaire ou non, agit par le détour et en évitant le face-à-face, tandis que le soft power opère par l’influence plutôt que par la contrainte.

« Rome a su étendre sa puissance par

la guerre, en combinant la ruse et la force,

mais aussi par une diplomatie d’influence

qui s’apparente au "soft power". »

Dans le cas de Rome, on peut dire qu’elle a su étendre sa puissance par la guerre, en combinant la force et la ruse, mais aussi par une diplomatie d’influence, qui s’apparente au soft power, en rendant son système politique et culturel attirant pour les autres. La forme impériale romaine fut à la fois une vague militaire et un aimant diplomatique. L’attractivité de Rome ne se réduit pas à la projection habile de son modèle. Elle tient aussi à sa capacité d’intégration des influences extérieures, comme ce fut le cas avec la religion chrétienne. Les Romains étaient convaincus de la supériorité de leur système politique, ce qui les conduisait à accepter sur la durée les éléments étrangers.

 

La tactique dite de la « terre brûlée » (certains épisodes de la Guerre de Cent ans au 14ème siècle, de la bataille de la Moskowa en 1812, de la seconde Guerre sino-japonaise entre 1937 et 1945, de la "Grande Guerre patriotique" entre 1941 et 1945) est-elle la mère de toutes les ruses/perfidies ? L’utilisation de l’un ou de l’autre terme tient-elle au caractère défensif ou offensif du conflit en question ou bien est-ce plus subtil, plus nuancé que cela ?

la "terre brûlée", une ruse ?

La tactique de la «  terre brûlée  » vise à rendre un espace inhabitable en le détruisant par le feu, cela afin d’affaiblir l’ennemi et l’empêcher de combattre. On n’est donc pas dans le registre de la ruse, mais dans un procédé tactique destiné à venir à bout de l’ennemi sans avoir à l’affronter. L’objectif tactique de la ruse et de la terre brulée est cependant le même : il s’agit de l’emporter sans prendre de risques inconsidérés. Ce qui est commun à ces deux tactiques, c’est le principe d’économie des forces et, jusqu’à un certain point, le principe stratégique de la surprise.

 

Lorsque l’officier et théoricien militaire prussien Clausewitz apparaît sur la scène, les Lumières humanistes ont vécu. L’Europe sort tout juste des guerres napoléoniennes, guerres massives qui opposent de moins en moins des professionnels de la guerre et de plus en plus des bataillons populaires. Lui va à rebours de la tendance de son temps et met en avant dans la pensée stratégique la prédominance de la force, obtenue par un usage habile et une concentration de forces humaines et technologiques, reconnaissant néanmoins que la ruse garde sa pertinence, notamment pour le belligérant plus faible en cas de déséquilibre des forces. Quelle influence sa pensée a-t-elle eu sur les guerres de la fin du 19è et de la première moitié du 20è siècle ?

Clausewitz et la pensée stratégique

L’influence de Clausewitz est considérable. Mon intention n’est certainement pas de la minorer ou de réduire les mérites du stratège prussien sur le plan théorique. Je suis par exemple convaincu de la pertinence de sa triple définition de la guerre, considérée comme un phénomène social, militaire et politique.

« Clausewitz a eu une approche

un peu réductrice de la ruse. »

Cependant, j’estime que son approche de la ruse est réductrice. Clausewitz considère que la ruse peut être utile sur le plan tactique, mais qu’elle n’a pas de portée stratégique. Pour lui, dans les guerres de masse, il n’est pas possible de surprendre l’ennemi, eu égard au nombre des troupes engagées. Or, dans les guerres du 20e siècle, la ruse a été employée aussi bien au niveau tactique que stratégique. Durant l’opération Fortitude, les Alliés ont intoxiqué l’état-major allemand et ont mis en place une opération d’envergure qui dépasse le niveau strictement tactique. En réalité, les innovations technologiques, comme la radio, l’aviation ou les techniques de camouflage, ont conféré une «  deuxième jeunesse  » à la ruse de guerre, en offrant de nouvelles possibilités en matière de manipulation des perceptions. Il est possible d’intoxiquer l’ennemi à grande échelle. Je dirais même que les stratégies d’intoxication, dans les conflits contemporains, n’ont jamais été aussi décisives. Dans un contexte où la force est très contrainte sur le plan politique, juridique, économique, le rôle des perceptions n’a jamais été aussi fort.

 

Carl von Clausewitz

Carl von Clausewitz.

 

Dans le chapitre justement que vous consacrez aux « renards du déserts » des deux guerres mondiales, vous mettez notamment en lumière différentes opérations d’intoxication de l’ennemi, qui souvent ont d’abord été initiées par des gens de terrain avant de devenir de véritables politiques impulsées au niveau central (ce fut le cas du Royaume-Uni de Churchill notamment). On pense évidemment à l’opération Fortitude... Les opérations d’intoxication et de sabotage qui eurent cours au cours de la seconde Guerre mondiale ont-elles eu un impact déterminant en vue de la victoire finale ? L’Allemagne nazie a-t-elle recouru à de tels procédés ou bien a-t-elle tenté de le faire ?

intox et guerre mondiale

La ruse, sous la forme des opérations d’intoxication, a joué un rôle considérable dans le déroulement des deux guerres mondiales et en particulier de la Seconde. C’est durant la première Guerre mondiale que s’invente le camouflage au sens moderne. Avant la Grande Guerre, les troupes revêtaient l’uniforme pour être vues et distinguées de la population ; au cours du premier conflit mondial, les uniformes se veulent de plus en plus discrets, pour éviter d’être touchés par l’ennemi mais aussi pour l’atteindre sans qu’il puisse visualiser l’attaque. Ce principe de dissimulation et de surprise est certes vieux comme la guerre, mais les évolutions du camouflage dans les guerres modernes mettent bien en évidence la part croissante prise par la ruse dans les stratégies, les Britanniques étant de ce point de vue les plus en pointe parmi les Alliés.

« Auparavant l’œuvre individuelle du stratège,

la ruse devient à partir des guerres du 20e siècle

un travail collectif. »

De manière générale, on observe au cours des deux guerres mondiales une véritable institutionnalisation de la ruse. Des services dédiés, comme la Force A, sont créés sous l’impulsion de Churchill dans le but de coordonner les opérations d’intoxication contre les Allemands. Jusqu’au 20e siècle, la ruse était surtout l’œuvre individuelle du stratège, elle devient à présent un travail collectif. Ces «  forces spéciales  » agissent en petit nombre et dans l’ombre pour que le secret des opérations ne soit pas éventé.

De leur côté, les Allemands ont également utilisé ce type d’intoxication, notamment contre les Soviétiques lors de l’opération Barbarossa en 1941 où les Allemands ont rompu par surprise le pacte de non-agression. Mais les Soviétiques ne sont pas en reste, qui ont intégré depuis les années 20 la notion de maskirovka, qui désigne à la fois le camouflage, la ruse, la surprise… La ruse est donc un élément central du calcul tactique et stratégique durant les deux guerres mondiales, l’enjeu étant d’économiser les forces et d’atteindre moralement l’ennemi.

 

La propagande, largement facilitée par le développement massif des moyens de communication modernes, est-elle la première des ruses à cibler véritablement des populations en tant que telles ?

la place de la propagande

Les conflits contemporains impliquent de plus en plus les populations civiles, qu’on essaie d’influencer et de manipuler par la propagande afin d’infléchir le résultat de la guerre. Les médias de masse, comme la radio, la télévision et aujourd’hui internet jouent à ce titre un rôle décisif. Comme l’avait bien vu le Britannique Liddell Hart, la stratégie étend son domaine d’action à des domaines non militaires. Les médias occupent une place éminente dans les conflits contemporains, les images et les perceptions étant parties prenantes du conflit.

« La propagande opérée à destination

de l’ennemi, notamment l’intoxication,

s’inscrit dans le registre de la ruse. »

La propagande n’est pas en soi une ruse, dès lors qu’elle consiste à diffuser un message à ses propres populations pour les galvaniser, les rassurer ou encore détourner leur attention. En revanche, la propagande opérée à destination de l’ennemi, notamment l’intoxication, s’inscrit dans le registre de la ruse au sens où il s’agit de dissimuler ses intentions et de tromper l’ennemi en vue de le surprendre. Mon propos se focalise sur les ruses mobilisées entre des ennemis exprimant mutuellement des intentions hostiles, non par sur les ruses organisées par le pouvoir politique pour contrôler les populations.

 

L’essor durant la période de la guerre froide de la figure de l’espion, amplement popularisée à partir des années 60 par le personnage de James Bond, est-il le signe d’une prise en compte nouvelle par les États de l’importance de la ruse dans leur conduite des affaires extérieures ? Quid, plus récemment encore, du hacking d’État ?

Durant la guerre froide, l’espion joue un rôle d’autant plus important que le conflit armé entre les deux superpuissances, États-Unis et Union soviétique, est contenu militairement par la présence de l’arme nucléaire. Le largage des bombes atomiques sur Hiroshima et Nagasaki en 1945 par les Américains a fait apparaître la dangerosité et la létalité de la bombe. Une fois que les deux «  Grands  » obtiennent la maîtrise de cette technologie, ceux-ci s’orientent vers des stratégies de dissuasion, c’est-à-dire de non-emploi de la bombe. Mais «  l’équilibre de la terreur  » n’est possible qu’au prix d’une action prolongée des services de renseignement. Il s’agit pour les États-Unis et l’URSS de s’assurer, par l’espionnage, que l’ennemi ne cherche pas à utiliser la bombe. Il s’agit également de le déstabiliser autrement que sur le champ de bataille. Ce sont les services de renseignement (français) qui ont identifié la présence de missiles atomiques à Cuba en 1962, ce qui a débouché sur la crise la plus grave de la guerre froide. Dans un contexte où l’usage de la force est rendu quasi-impossible au regard des conséquences que cela engendrerait, la ruse de l’espion occupe donc une place significative de l’espace stratégique.

« Les travaux du regretté Nicolas Auray

ont bien montré la convergence entre

le hacking et la mètis grecque. »

Aujourd’hui, la ruse peut prendre les formes du cyber, à travers les attaques informatiques menées par des «  chevaux de Troie  » modernes. Il est frappant d’observer qu’on emploie un vocabulaire guerrier pour désigner ces attaques contre les systèmes d’information des entreprises, des États ou des partis politiques. La figure du hacker, qu’elle soit étatique ou non, relève de la ruse au sens où le pirate informatique use de son intelligence ingénieuse pour se dissimuler et pénétrer dans les systèmes d’information. Il repère les failles du système et les utilise à son profit. Les travaux du regretté Nicolas Auray ont bien montré cette convergence entre le hacking et la mètis grecque.

 

Nicolas Auray

Nicolas Auray, sociologue du numérique (1969-2015). DR.

 

L’affaissement ayant conduit à l’effondrement de l’URSS est-il dû, en partie, à des manœuvres de ruse de la part des Américains ? Je pense notamment au projet de défense anti-missile IDS dit « Star Wars » dans les années 80, irréalisable pour l’époque mais donc certains disent qu’il avait vocation à entraîner l’Union soviétique dans une ultime course aux armements qui l’auraient mise à genoux ? De manière plus générale : est-ce qu’on a des exemples d’empires ou de constructions politiques importantes qui se sont effondrés ou ont été minés à la suite d’un assaut de ruse ?

la ruse et la chute de l’URSS

Le projet de «  guerre des étoiles  », lancé par Ronald Reagan au début des années 80, avait vocation à souligner les faiblesses soviétiques, sur le plan technologique et économique, sachant que l’URSS n’avait pas su prendre le tournant informatique. On est clairement dans un conflit non-militaire, qui repose sur la perception plus ou moins faussée des capacités militaires, technologiques, économiques de l’adversaire. Dès le début, la guerre froide prend cette dimension à travers la conquête de l’espace et la quête de l’arme nucléaire… La ruse intervient dans le conflit, mais il s’agit d’un affrontement psychologique plus large, où le vaincu est d’abord celui qui se perçoit comme vaincu.

« L’affaire dite Farewell, d’intoxication massive envers

les Soviétiques, a contribué à l’affaiblissement de

l’URSS, qui allait conduire à son implosion. »

Pendant longtemps, les Soviétiques ont compensé leur déficit technologique par l’espionnage industriel. Mais au début des années 80, grâce aux renseignements fournis par les services secrets français (la fameuse affaire Farewell immortalisée au cinéma), le renseignement américain met en place une opération d’intoxication consistant à diffuser de fausses informations aux Soviétiques, quant aux puces informatiques par exemple. Cette opération a affaibli l’URSS et s’est ajoutée aux failles internes qui ont conduit à son implosion sur le plan politique et social.

De manière générale, pour répondre à la deuxième partie de votre question, je ne dirai pas que la ruse, à elle seule, peut faire s’effondrer des États ou des empires. Tout mon propos est de montrer que la ruse est impuissante sans la force et que la force est aveugle sans la ruse. Ruse et force constituent deux données essentielles de la grammaire stratégique.

 

Alors que cette époque de la guerre froide avait quelque chose de prévisible, de gérable, l’ère actuelle, tristement marquée par le terrorisme globalisé, est celle des conflits asymétriques, où l’ennemi est invisible et la menace diffuse. On essaie au maximum de répondre à la ruse par la ruse, voyant que la force pure est ici parfois inopérante. Comment nos élites stratégiques et militaires sont-elles formées à ces paramètres nouveaux ? Le sont-elles de manière satisfaisante à vos yeux ?

face à la menace terroriste

Attention à l’illusion rétrospective ! Je ne dirai pas que la guerre froide avait quelque chose de plus «  gérable  » et «  prévisible  » que le terrorisme djihadiste actuel. Je ne dirai pas non plus que la guerre froide était plus lisible, même si les belligérants étaient nettement caractérisés sur le plan institutionnel et politique.

La menace nucléaire faisait peser une grande incertitude sur les relations internationales, et les risques engendrés par l’usage de la bombe étaient bien plus grands que les conséquences supposées du terrorisme djihadiste. Mais il est toujours plus facile de dire que le monde était autrefois plus compréhensible, voire moins dangereux. Cela fait partie d’une rhétorique qu’on trouve à tous les niveaux de la société et qui est souvent un alibi pour ne pas penser précisément, et regarder en face, les menaces qui nous touchent réellement.

« Dans le cadre du terrorisme, l’attentat est une ruse

du faible, utilisée par nécessité et non par choix,

pour compenser un déficit de force. »

Dans le cadre du terrorisme, on a affaire à une ruse du faible, qui est utilisée par nécessité et non par choix. Les groupes djihadistes vont recourir à la ruse pour compenser leur déficit de force. Le problème des États, notamment occidentaux, réside dans la persistance de sentiments contrastés, à la fois toute-puissance et vulnérabilité. Les responsables politiques ont souvent tendance à sous-estimer le risque terroriste quand celui-ci se profile et à surestimer la menace lorsqu’elle devient réalité.

Par exemple, les États-Unis ont eu beaucoup de mal à prévoir les attentats du 11 septembre, y compris sur le plan du renseignement, d’abord parce qu’ils ne pouvaient pas imaginer que les principaux symboles de leur puissance politique (Maison blanche), militaire (Pentagone), économique (World Trade Center) allaient être touchés. Pourtant, la CIA disposait de professionnels très compétents, de moyens technologiques supérieurs et d’informations sérieuses et recoupées. Mais on peut faire l’hypothèse que les États-Unis, à l’image du Pharaon égyptien contre les Hébreux, sont partis du principe qu’ils étaient invulnérables et qu’une telle attaque était inconcevable. Le risque d’attaque massive de type terroriste a donc été sous-estimé.

Mais d’autre part, à la suite de ces attentats qui ont constitué un énorme traumatisme, le pouvoir politique américain a pratiqué une forme de surenchère sécuritaire et belliqueuse, déclarant «  la guerre au terrorisme  » globalisé, alors même qu’on ne déclare pas la guerre à un mode d’action, mais à un ennemi au sens politique. Du même coup, les États-Unis ont donné une importance disproportionnée à la menace terroriste, ce qui n’a sans doute pas aidé à la résorption du problème.

« Double travers, détecté en France comme aux

États-Unis : sous-estimation du risque induit

par le terrorisme en amont, et surréaction

"belliciste", souvent contre-productive, en aval. »

On aurait tort toutefois de considérer qu’en Europe et notamment en France, nous sommes épargnés par ces erreurs d’appréciation. Au contraire, les attentats de 2015 et 2016, à Paris et à Nice, ont fait apparaître le même type de réaction des autorités politiques : d’un côté, sous-estimation du risque induit par le terrorisme et, de l’autre côté, surestimation de la menace par une réaction «  belliciste  » disproportionnée.

S’agissant de la formation des élites à la stratégie militaire, je dirais qu’elle est souhaitable et même essentielle au regard de ce que je viens de décrire, car elle permet d’injecter du rationalisme dans un univers dominé par la panique morale et les perceptions faussées. Je ne dis pas qu’il ne faut pas tenir compte des émotions, mais celles-ci doivent être dominées par la raison politique, quitte à ce que les émotions constituent un ressort de l’action politique elle-même. Les terroristes y parviennent, pourquoi pas nous ?

 

Pour quelles manifestations historiques de ruse avez-vous la plus grande admiration ? Quels-sont à l’inverse les actes de « perfidie » qui pour vous ne méritent que mépris ?

perfide en guerre

Je dois dire que je ne me suis jamais posé la question ! Évidemment, j’ai une tendresse spontanée pour le Cheval de Troie, mais c’est un sentiment «  littéraire  » pour un épisode mythologique. Je suis également impressionné par les ruses de Thémistocle à Salamine ou celles d’Hannibal contre les Romains… Mais mon travail n’a pas vocation à compter les bons et les mauvais points. Je m’efforce de sonder l’âme humaine à travers le phénomène guerrier.

« La perfidie en temps de guerre, c’est d’après

la définition actuelle le fait de briser la distinction

entre combattants et non-combattants. »

Quant à la perfidie, je m’en tiendrai à la définition juridique actuelle en droit des conflits armés : elle consiste en une atteinte à la bonne foi élémentaire dans la guerre, brisant la distinction entre combattants et non-combattants. Par exemple, la perfidie est caractérisée lorsque des militaires revêtent les habits humanitaires pour attaquer l’ennemi. Ces actes-là ne relèvent pas de la ruse de guerre licite, mais de la perfidie prohibée au sens où ils ruinent la confiance qu’on maintient, en dépit de l’état de guerre, à l’égard des travailleurs humanitaires. Ces actes, qui ne sont en rien admirables, hypothèquent les chances de la paix.

 

Le fameux penseur florentin Machiavel, central dans votre ouvrage, avait en son temps (celui de la Renaissance) révolutionné la philosophie politique, apportant notamment dans la réflexion le fait de «  politiser la guerre  » et de «  belliciser la politique  ». Où est la force, et où est la ruse, dans l’exercice de la politique interne dans nos démocraties ? La maîtrise de la rhétorique constitue-t-elle un élément déterminant dans l’escarcelle de celui qui, dans ce milieu, entend « ruser » ?

Machiavel, et l’art du politique rusé

Machiavel considère que les qualités du chef de guerre (patience, sang froid, audace…) prévalent dans le domaine politique. La guerre est le modèle d’action à partir duquel Machiavel forge sa vision de la politique. Le gouvernant, tel que Machiavel le décrit, est un stratège qui transpose son savoir-faire militaire dans le domaine politique et qui fait de la guerre la question politique par excellence. C’est ainsi que Machiavel politise la guerre d’un côté et «  bellicise  » la politique de l’autre. La transgression machiavélienne réside dans ce double mouvement qui rompt avec les perspectives chrétienne et humaniste.

Dans la philosophie politique, héritée de Platon et d’Aristote, le temps ordinaire de la politique est séparé du temps extraordinaire de la guerre. La politique se déroule dans les murs de la cité tandis que la guerre a lieu, dans l’idéal, sur une plaine dégagée à l’écart de la cité. De plus, la science politique grecque, comme le montre Pierre Manent, est une science de la cité, alors que la science politique de Machiavel est tout entière contenue dans l’art de conquérir et de conserver le pouvoir. Pour Machiavel, la question du régime politique, monarchie ou démocratie, importe peu également, tandis que c’est un point central pour Platon et Aristote. En outre, Machiavel renverse la hiérarchie entre l’intérieur et l’extérieur ; pour Platon et Aristote, la politique intérieure l’emporte sur l’action extérieure. C’est l’inverse qui est vrai pour Machiavel, une communauté politique incapable de se défendre militairement des agressions extérieures n’étant pas viable. Enfin, le monde de Machiavel est hostile. Il se caractérise par l’instabilité, la fragilité des situations, l’instabilité de l’âme humaine, le hasard et l’aléa, autant de réalités qu’on ne peut conjurer, tandis que le monde de Platon et Aristote est ordonné par le régime politique.

Dans ce contexte, dit Machiavel au chapitre XVIII du Prince, il faut savoir être lion pour effrayer les loups et renard pour éviter les pièges. Force et ruse sont à la fois les deux qualités du stratège et du gouvernant. Machiavel ne dit pas qu’il faut être rusé en toute occasion. Il estime que le prince ne peut avoir toutes les qualités humaines, mais qu’il doit paraître les avoir. La ruse n’est pas seulement un procédé trompeur, mais une forme d’intelligence qui permet au prince de «  colorer sa nature  ». Machiavel renoue ici avec le sens antique de la mètis, tout en affirmant la continuité de la guerre et de la politique. Il n’est pas loin d’inverser la formule de Clausewitz (la guerre comme continuation de la politique) avant l’heure. Machiavel est le dernier des Anciens et le premier des Modernes.

« Hors les caricatures, on peut dire que, pour

Machiavel, le bon politique est celui qui sait

composer avec les "humeurs" du peuple. »

Dans le contexte démocratique, marqué par la volatilité et la pluralité des opinions, les qualités identifiées par Machiavel sont très utiles au gouvernant. Elles lui permettent de se montrer sous un visage différent selon les situations, en utilisant la parole bien sûr mais aussi les apparences, les images, les perceptions, les émotions. Il convient cependant de ne pas réduire Machiavel au machiavélisme, au sens d’un cynisme qui consisterait à mépriser le peuple et à le manipuler. Au contraire, Machiavel est plutôt du côté de la République et de la démocratie. Il estime que les gouvernants comme les peuples ont leurs «  humeurs  » et, comme l’a montré Claude Lefort, Machiavel interprète la politique à partir de la variable du conflit. L’art de gouverner, c’est l’art de dominer les conflits, de les apaiser, de rendre justice autant que possible à chacune des parties et de trancher dans le vif lorsqu’un compromis est impossible. Pour Machiavel, il n’y a rien de pire que la voie moyenne. La politique ne suppose pas de donner à tout le monde mais de décider. Cependant, toute décision arbitraire déclencherait le courroux du peuple, ce qui serait le pire des choix.

 

Machiavel

Niccolò Machiavelli.

 

L’actualité internationale est dominée par les inquiétudes autour de l’affaire nucléaire nord-coréenne, et sur ce sujet la surenchère verbale et de menaces à laquelle se livrent Kim Jong-un et Donald Trump n’est pas pour rassurer... Ce qui inquiète aussi, c’est la personnalité de l’un et de l’autre, qui passent pour impulsifs et imprévisibles. Est-ce qu’on est là à votre avis en présence de part et d’autre d’une ruse, de postures rappelant celle de l’ « homme fou" dont parlait Kissinger à propos de Nixon ?

Trump, Kim, jeux de ruse ?

La meilleure manière de dissimuler sa ruse, et ainsi de ne pas attirer l’attention des éventuels concurrents, est de se faire passer pour bête ou pour fou. Bien sûr, simuler la folie est un jeu dangereux auquel on peut se prendre, mais après tout, Machiavel, dans un chapitre des Discours consacré à l’attitude de Brutus avant l’assassinat de César, montre «  combien il peut être sage de feindre pour un temps la folie  ». Je dirai donc qu’avec Trump et Kim Jong-un, il ne faut pas s’arrêter aux apparences et à leur personnalité impulsive, imprévisible voire pathologique, ne serait-ce que par prudence.

« Trump est d’autant plus dangereux que son

comportement politique est faussement

simple, et qu’il n’est pas dénué de ruse... »

Dans le cas de Trump, il est clair qu’il a été sous-estimé par l’état major républicain et par les commentateurs autorisés, qui ont mis beaucoup de temps à prendre au sérieux l’hypothèse de son élection, le problème étant que tous ont été aveuglés par l’image médiatique qu’il renvoyait. Trump l’a emporté d’autant plus facilement qu’il n’a pas été jugé à sa juste valeur. N’oublions pas qu’il a été choisi par les électeurs républicains dans l’élection primaire, puis par les Américains au niveau national. On peut bien sûr le regretter, refaire l’élection, souligner les faiblesses de sa concurrente Hillary Clinton, mettre la victoire de Trump sur le compte d’un concours de circonstances… Mais on a eu tort, et on aurait tort à nouveau, de négliger son habileté politique. À mes yeux, le personnage est d’autant plus dangereux que son comportement politique est faussement simple, et qu’il n’est pas dénué de ruse, qualité utile dans le monde des affaires dont il est issu.

« La stratégie de Kim est plus prévisible que celle

de Trump, puisque le dictateur nord-coréen est

un pur produit du système dont il est issu. »

Le cas de la Corée du Nord est différent puisqu’on a affaire à un régime totalitaire et héréditaire. Kim Jong-un est au pouvoir parce qu’il est le fils de son père, mais cela n’exclut pas d’être intelligent et malin. Cela dit, il ne faut pas tomber dans l’excès inverse : la grossièreté du personnage n’est pas forcément un gage d’intelligence. Kim est d’abord le produit d’un régime nord-coréen qui, comme tout régime totalitaire, est fondé sur la terreur et l’intoxication. La ruse, au sens tactique de la dissimulation et de la tromperie, constitue une donnée intrinsèque du système politique et non une œuvre individuelle. En ce sens, la stratégie de Kim Jong-Un est plus prévisible que celle de Trump. Le chef d’état nord-coréen développe la bombe avec le souci d’être reconnu sur la scène internationale, estimant qu’en dépit de ses sorties menaçantes, Trump n’ira pas jusqu’à briser l’équilibre de la terreur. C’est étonnant car on retrouve quelque chose de l’incertitude de la guerre froide, mais dans un système international qui n’est plus bipolaire.

 

Je l’indiquais en ouverture de cet entretien : les deux figures de la mythologie homérique, Achille et Ulysse, incarnent respectivement la ruse et la force, tout au long de votre ouvrage. À titre personnel, Jean-Vincent Holeindre, si vous devez en choisir un, lequel de ces deux personnages respectez-vous et estimez-vous le plus, et pourquoi ?

qui d’Achille ou d’Ulysse... ?

Les deux personnages sont également intéressants par leur ambivalence et les tourments qui les assaillent. Ces tourments sont universels. Homère met en lumière deux figures du guerrier qui sont à la fois antithétiques et complémentaires. Ulysse n’est pas seulement l’antithèse d’Achille, c’est aussi son double, son alter ego.

D’un côté, Achille est un guerrier, fort, courageux, qui dispose de qualités physiques et morales exceptionnelles, mais il est orgueilleux. Il ne cherche pas la victoire, mais la «  belle mort  » du guerrier, obtenue au combat. Il meurt au champ d’honneur, non pour honorer sa patrie mais pour nourrir sa gloire personnelle. Il veut briller, c’est un élément essentiel de sa gloire héroïque, mais aussi de son hubris, terme grec qu’on pourrait traduire par démesure.

« On a tous quelque chose d’Achille et d’Ulysse

en nous, il est très difficile de les séparer. »

Ulysse, quant à lui, est petit, malingre, menteur, roublard. Il ne possède aucune des qualités physiques et morales du héros grec. Son identité est trouble. Pourtant, c’est lui aussi un héros, qui se distingue par son intelligence, son habilité, sa ruse. Si Achille est la quintessence du soldat, Ulysse est la première figure de stratège. Il mobilise toute son intelligence pour vivre et pour vaincre, car il est plus que tout attaché à sa famille, à sa patrie et à sa propre existence. Je crois qu’on a tous quelque chose d’Achille et d’Ulysse en nous, et qu’il est très difficile de les séparer.

 

Vous venez d’intégrer l’Université Paris 2 Panthéon-Assas en tant que professeur de science politique, et êtes rattaché au Centre Thucydide. Comment abordez-vous cette nouvelle aventure, et quels sont vos objectifs ?

le Centre Thucydide

Je suis tout d’abord heureux et honoré d’avoir pu réintégrer cette université au sein de laquelle j’ai commencé ma carrière en tant qu’enseignant titulaire. Une des raisons pour lesquelles j’ai rejoint le centre Thucydide, spécialisé en relations internationales, tient à mon souhait de faire dialoguer la science politique et le droit sur les questions internationales. Je n’ai pas de formation juridique mais à force de travailler avec des collègues juristes au sein des facultés de droit, à Poitiers et à Paris, j’ai pris conscience de la centralité de cette discipline pour étudier la politique et notamment l’international.

Au Centre Thucydide, avec son directeur Julian Fernandez qui est professeur de droit public, nous menons des projets en relations internationales, qui croisent les perspectives de juriste et de politiste. C’est une grande richesse. Par ailleurs, je dirige depuis peu le Master de Relations internationales de l’Université Paris 2, qui rattaché au Centre Thucydide. Ce master est co-habilité avec l’Université Paris-Sorbonne, et je l’anime aux cotés de mon collègue historien Olivier Forcade, professeur d’histoire contemporaine à la Sorbonne. Cette collaboration entre droit, science politique et histoire correspond à ma conception de l’Université et à ma manière de faire de la recherche. J’essaie de transmettre tout cela aux étudiants, et c’est un grand bonheur !

 

Vos ambitions, vos projets (perspectives de recherche mais « pas que ») pour la suite ?

« Une de mes ambitions est de faire dialoguer

le monde universitaire et celui des militaires. »

J’envisage un nouveau livre sur l’Antiquité, mais le projet n’est pas suffisamment avancé pour que je puisse en parler. Je prépare à plus brève échéance un petit manuel sur les études stratégiques, l’idée étant de synthétiser tout ce que je peux apprendre comme directeur scientifique de l’IRSEM, l’Institut de recherche stratégique de l’école militaire. Composé d’environ 40 agents, dont une trentaine de chercheurs, c’est en quelque sorte le centre de recherches en sciences humaines et sociales du Ministère des Armées. L’une de mes ambitions est de faire dialoguer le monde universitaire et celui des militaires. Mes fonctions à l’IRSEM, que j’occupe depuis fin 2016, y contribuent.

 

Un dernier mot ?

Merci pour ces questions, nombreuses et pertinentes, qui m’ont conduit à clarifier certains points et m’ont poussé dans mes retranchements !

 

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