23 octobre 2022

Daniel Pantchenko : « Je crois qu'à sa manière, Cabrel est un battant sensible »

 

 

La Corrida. Je l’aime à mourir. Deux des titres les plus emblématiques de Francis Cabrel, artiste aussi doué qu’il est discret : la maîtrise, le métier, le public, il ne peut les envier à personne mais le star system, très peu pour lui. La seconde chanson citée a largement contribué, avec d’autres, à assoir son image de chanteur romantique. Mais il est loin de n’être que cela : l’homme a les pieds sur Terre, on peut même dire dans la terre, et le monde, il le regarde avec les yeux d’un citoyen lucide, parfois à la limite du désespoir. Qui est-il vraiment et au fond, est-ce que ça nous regarde complètement, de creuser pour trouver l’homme derrière l’artiste ? Le parti pris de Daniel Pantchenko, que j’avais déjà interviewé à propos de Charles Aznavour, et auteur dernièrement de Cabrel, l’intégrale (EPA, septembre 2022), peut être résumé comme suit : on n’a pas à connaître la vie privée d’un artiste, en revanche étudier son parcours et son répertoire permet de comprendre ce qui l’anime. L’ouvrage, de belle facture, retrace disque après disque la carrière de Cabrel, et avec le renfort d’interviews qu’il a données, aide ceux qui l’aiment à mieux savoir qui il est, d’où il vient, et où il est allé. Merci à Daniel Pantchenko pour cet entretien ! Exclu, Paroles d’Actu, par Nicolas Roche.

 

EXCLU - PAROLES D’ACTU

Daniel Pantchenko: « Je crois

qu’à sa manière, Cabrel

est un battant sensible... »

Cabrel L'intégrale

Cabrel, l’intégrale (EPA, septembre 2022)

 

partie 1 : l’interview

Quel regard portiez-vous sur Francis Cabrel avant de lui consacrer cet  ouvrage ? Comment avez-vous abordé le personnage ?

J’ai toujours bien aimé l’artiste et l’homme. À mes yeux (et mes oreilles), l’équilibre texte/musique, paroles en français/mélodie est essentiel. Sans oublier bien entendu la voix, l’interprétation de la chanson. Il se trouve que – comme Goldman –, Cabrel a été un des parrains de la revue Chorus à laquelle j’ai collaboré pendant 17 ans. Il n’a jamais joué les stars, ce que j’avais constaté de visu lors de notre première rencontre en 1996, lorsqu’il était président du jury d’un festival très sympa  : La Truffe de Périgueux. Cela étant, pour ce genre d’ouvrage, il s’agit d’abord de discographie et le personnage apparaît surtout à travers les diverses déclarations qu’il a faites au fil des disques.

 

Chorus 1996

 

La mère de Francis Cabrel vient tout juste de disparaître. De quel poids les racines, les parents de Francis ont-ils pesé dans le développement de l’homme et de l’artiste qu’il allait devenir  ?

Dès l’introduction de mon livre, j’écris   : «  Les racines, ça ne s’oublie pas. En 2020, en prélude à la sortie de son nouvel album (À l’aube revenant), Francis Cabrel rend hommage à son père – l’être «  quand même, le plus important de tous  » pour lui – dans Te ressembler, un titre qui commence par «  T’as jamais eu mon âge / T’as travaillé trop dur pour ça  ». Il dit que cette chanson a été la plus difficile à écrire, mais qu’il fallait l’enregistrer dans cet album au cas où ce soit le dernier (ce qu’il a craint auparavant et à plusieurs reprises). Ouvrier, son père est mort à 56 ans en 1982, l’année au cours de laquelle Cabrel a fondé Chandelle Productions. L’année suivante, dans l’album Quelqu’un de l’intérieur, il avait écrit Le Temps s’en allait, une émouvante évocation en forme de conseil d’un vieil homme à un enfant qu’il aime, si proche de celui qu’il fut  : «  Dis-toi que le temps passe vite / Et que la poussière t’attend  ». Et en 1999, dans l’opus Hors-saison, le chanteur glissait également un clin d’œil à ses parents dans Comme eux.

 

 

On constate à vous lire que, notamment à ses débuts, Cabrel s’est parfois gentiment agacé d’être réduit à ses chansons d’amour, lui qui voit aussi dans sa tête et dans ses textes, le monde avec une froide lucidité, bien qu’enrobé de poésie. Comment définiriez-vous l’auteur Cabrel  ?

Cabrel a pris le temps d’apprendre le métier. Et de dépasser ses contradictions, bien humaines. Après le succès de Je l’aime à mourir, il y a toujours eu – a-t-il souligné – «  15 personnes soit-disant professionnelles  » qui le poussaient à choisir telle chanson plus sentimentale, dans ce même esprit. Lui-même s’est longtemps estimé plus à l’aise pour écrire «  dans le sens de l’ émotion que dans le sens de l’énergie  ». Mais, dès son cinquième album Quelqu’un de l’intérieur (1983), il a signé des titres sociétaux - plus que jamais d’actualité - comme Saïd et Mohamed, voire féministes comme Leila et les chasseurs. Un «  engagement  » à sa façon, un questionnement sur le monde, qui s’est poursuivi au fil des albums, avec par exemple Tourner les hélicos dans l’album Photos de voyages (1985) ou La Corrida dans l’album Samedi soir sur la terre (1994). Il lui fallait trouver son rythme  : six albums originaux en huit ans entre 1977 et 1985, puis huit en 35 ans de 1985 à 2020. Bref, un auteur authentique, libre.

 

 

Francis Cabrel est issu d’une famille d’immigrés (venus en partie d’Italie), comme Aznavour, comme Goldman aussi auxquels vous avez consacré des ouvrages récemment. Et comme vous aussi. C’est un hasard complet  ? La force du français c’est aussi de savoir être porté par des ambassadeurs dans les racines desquels il n’était pas présent  ?

En réalité, je n’ai jamais été très sensible à mes racines ukrainiennes. Mon père vivait depuis plus de 40 ans en France quand je suis né, il était officiellement «  russe  » à l’époque et je n’ai jamais connu personne du côté de sa famille. De ce point de vue, mes choix étaient artistiques, mais pas mal d’artistes essentiels en France avaient des racines étrangères  : Montand, Reggiani, Moustaki… Donc c’était moins un hasard que l’émotion/plaisir que ces artistes m’apportaient à travers une fibre chantante en osmose avec la richesse de la langue française.

 

Anne Sylvestre

 

Il y a quelque chose d’apaisant, de rassurant quand on lit sur Cabrel, le terrien qui fuit la ville et le star system autant qu’il le peut, et qui a des valeurs de bon sens. Il se distingue dans l’univers du show business  ?

Absolument  ! C’est souvent le propre des artistes véritables. En ce sens, Cabrel est cousin avec Goldman et je suis également très fier d’avoir réussi à convaincre (il y a dix ans déjà) une artiste unique comme Anne Sylvestre, certes moins médiatisée, mais dont on n’a pas fini d’entendre parler. Par dela leurs différences, ces artistes ont affirmé leur indépendance, leur liberté, et c’est au final le show business qui leur court après. Depuis des années, Cabrel vend des albums pour leur globalité (plus de 200 000 encore du dernier, n° 2 des ventes en France en 2021), sans tube particulier. D’autres, qui encombrent les radios et les télés à coup de «  singles  » très vite oubliés, devraient peut-être s’en inspirer…

 

Cabrel est-il à votre avis un authentique pessimiste, ou bien disons, un optimiste prudent  ?

En 1983, Cabrel a enregistré Question d’équilibre. Là, il s’agissait d’une rupture amoureuse, mais pour répondre à votre question, je crois que l’artiste, voire l’homme, a trouvé cet équilibre nécessaire entre optimisme et pessimisme. Bien sûr, selon les événements, les drames ou les progrès, il peut pencher d’un côté ou de l’autre. Mais à sa manière, je dirais plutôt que c’est un battant sensible. Un réaliste peau/éthique.

 

Il est beaucoup question de Bob Dylan dans votre livre, ce chanteur folk légendaire qui a tant inspiré Cabrel, comme Hugues Aufray d’ailleurs. De votre côté quelles filiations artistiques lui trouvez-vous, en amont et aussi en aval  ?

Le lycéen Cabrel a joué dans les bals avec ses potes. D’abord de l’anglo-saxon, les Rolling Stones, les Beatles, Jimi Hendrix… jusqu’au jour où il a découvert Bob Dylan. Il n’en avait jamais entendu parler et ça a été «  le choc  »  ! Son rapport à la guitare est devenu essentiel et il s’est mis à écrire ses propres chansons. Dès 1978, il crée Pas trop de peine, un titre intime, révélateur, et à la première personne du singulier  : «  Moi, quand j’avais 14 ans / Les accords de Dylan / Meublaient mes insomnies / Et je m’endormais le matin / Ma guitare à la main / Sans débrancher l’ampli…  » Résultat, il a adapté Dylan  : Shelter from the storm, devenue S’abriter de l’orage, en 2004, puis She Belongs To Me devenue Elle m’appartient (C’est une artiste) en 2008, jusqu’aux onze titres de l’album Vise le ciel, entièrement consacré à Dylan en 2012. Il a néanmoins confié qu’à 14 ans, avant même de connaître Dylan, il avait une idole française  : Jacques Dutronc. Dans À l’aube revenant, son dernier album de 2020, il lui a rendu hommage avec Chanson pour Jacques.

 

 

Auparavant, vers ses 12 ans, il avait commencé à écrire des poèmes, inspiré par des La Fontaine, Rimbaud, Victor Hugo. Il aimait «  l’idée des rimes […] ces choses avec une belle résonnance poétique  » et un peu plus tard, il est devenu un grand admirateur de Georges Brassens. Il a d’ailleurs signé en 2014 la préface de Georges Brassens – Journal et autres carnets inédits (qui vient d’être réédité au Cherche midi), préface dans laquelle il cite Baudelaire et Lafontaine et souligne  : «  L’évidence Brassens, le génie poétique en tout, partout, tout le temps, jusque dans l’irrévérence.  » Voici pour l’amont, 45 ans après le premier album de Cabrel. Pour l’aval, rappelez-moi dans 45 ans…

 

Quelles sont les chansons de Cabrel qui vous touchent particulièrement et que vous aimeriez inviter nos lecteurs à découvrir  ? Parmi les plus connues mais peut-être surtout parmi les moins connues  ?

J’ai toujours un peu de mal à répondre à ce genre de question, car selon les périodes je serai plus sensible à telle chanson qu’à telle autre. Pour autant, le côté social, planétaire – qu’il a de plus en plus développé, jusqu’à accepter le terme «  engagé  » - me touche particulièrement chez lui.

Il y a eu Saïd et Mohamed et Leila et les chasseurs (album Quelqu’un de l’intérieur, 1983), J’ai peur de l’avion (blues d’humour au second degré, de l’album Sarbacane, 1989), Mandela, pendant ce temps (dans In extremis, 2015). Et ma réelle découverte  : Madame X (dans Hors-saison, 1999), une chronique d’esprit folk. Poignante. «  Madame X et ses enfants / Tout l’hiver sans chauffage / Caravane pour des gens / Même pas du voyage / Et pourtant comme elle dit / C’est pas elle la plus mal lotie …  »

 

 

3 mots pour définir Cabrel  ? Peut-être aussi une anagramme  ?

Si je vous dis que cet artiste est un CAS, qu’il est LIBRE et qu’il est FRANC, vous avec les 3 mots et les 13 lettres (donc une anagramme) de FRANCIS CABREL / CAS LIBRE, FRANC.

 

Si vous pouviez lui poser une question les yeux dans les yeux, quelle serait-elle  ?

Désolé, vous commencez à me connaître, une seule question, ce n’est pas possible… Par ailleurs, les yeux ou pas les yeux, ça ne m’intéresse pas, ça ne change rien à ma démarche de journaliste et d’auteur. J’ai réalisé de très nombreuses interviews par téléphone, en les enregistrant quasiment toutes, pour respecter non seulement le propos des personnes mais également leur musique profonde. En tout cas, «  star à sa façon  » ou pas, je ne chercherai pas à lui faire dévoiler des choses de sa vie privée dont il n’a pas envie de parler.

 

Le concept de ces ouvrages (il y a déjà eu on l’a dit celui sur Goldman) c’est d’explorer dans le détail la discographie d’un artiste, avec des photos de toutes les parutions, vinyles ou CD. À quoi ressemble la vôtre de collection  ? Le support physique a de l’avenir selon vous  ?

Le support physique reste pour moi essentiel, en sachant qu’il est possible que d’autres types de supports soient inventés. Quant à « ma collection », elle compte quelques centaines de disques, vinyles et CD mais, depuis très longtemps, je n’ écoute de disques qu’en vue d’un article ou en liaison avec l’actualité, voire une discussion avec des amis (il est vrai que pendant 35 ans, je suis allé voir/écouter cinq à sept spectacles de chansons par semaine). Je n’ai jamais accepté de répondre (sauf une fois dans Chorus) à une question relative au choix ou au classement ; aujourd’hui pour moi, cela n’aurait pas de sens, mais je vais en revanche vous indiquer quatre albums qui ont beaucoup compté pour moi au départ, et que j’ai de fait beaucoup écoutés. (À découvrir en P2, ndlr)

 

Quel regard portez-vous sur votre collection, cette fois en tant qu’auteur ?

Ma «  collection  » s’est construite naturellement autour des livres que j’ai eu envie d’écrire, et d’abord sur ma passion première, la chanson française. Seul ou avec mon frère Serge, j’en ai concocté plus de deux cents (surtout quand j’ai fait le chanteur dans les années 1971-1985), je suis devenu parallèlement journaliste vers 1977, mais ce n’est qu’en 2003 (à 55 ans) que j’ai envisagé d’écrire un livre. Après la mort prématurée de Marc Robine (mon camarade de la revue trimestrielle Chorus), j’ai mené à terme l’ouvrage qu’il avait entrepris sur Charles Aznavour, que nous apprécions fort tous les deux. J’ai d’ailleurs tenu à garder son titre  : Charles Aznavour ou le destin apprivoisé. Ensuite, j’ai écrit encore trois biographies sur des artistes à propos desquels il n’existait pas – me semblait-il – de biographie sérieuse autour de leur œuvre  : Jean Ferrat («  mon  » chanteur), Anne Sylvestre («  ma  » chanteuse) et Serge Reggiani, pour sa dimension d’interprète, d’acteur de la chanson. J’ai ensuite sorti un livre sur l’aventure de Léo Ferré et le TLP Dejazet (théâtre parisien que j’ai beaucoup fréquenté alors qu’il était dirigé par des anarchistes, de 1986 à 1992), puis un nouveau livre sur Charles Aznavour, cette fois sur ses chansons «  faits de société  », un thème qui me tenait à cœur depuis longtemps (récemment chroniqué sur Paroles d’Actu, ndlr). Les «  beaux  » livres sur Goldman et Cabrel, je n’y pensais pas spécialement  ; on me me les a commandés, mais ces deux artistes m’intéressent, me touchent, et j’ai mené à terme les deux projets avec plaisir. Je précise que j’en ai refusé quelques autres…

 

Vos projets et surtout vos envies pour la suite  ?

Depuis un an et demi, j’ai commencé à écrire un ouvrage sur les anagrammes et la chanson. Par ordre alphabétique, il se déploie d’Aldebert à Zazie et je pense que j’en ai encore pour deux ou trois ans. Je suis tombé dingue des anagrammes en 2016, en découvrant Anagrammes renversantes ou le sens caché du monde (exemple  : L’origine du monde, Gustave Courbet / Ce vagin où goutte l’ombre d’un désir). Maître es anagrammes, l’auteur s’appelle Jacques Perry-Salkow, il s’est associé ici avec un philosophe des sciences, Étienne Klein (Flammarion, 2015, 10€).

 

Un dernier mot ?

Un mot plus personnel. Depuis un mois et demi, je suis devenu grand-père, et ça, c’est mille fois plus important que tous les livres que je pourrai écrire.

 

 

partie 2 : sélection personnelle

 

Charles Aznavour (1964)

Aznavour 1964

En ouverture de ma biographie d’Aznavour parue en 2006 chez Fayard, j’expliquais la raison de ce premier livre. À peu de choses près, je ne saurais dire mieux aujourd’hui.

Au début des années 1960, à treize ou quatorze ans, je suis tombé tout droit dans la marmite Aznavour avec son premier album enregistré chez Barclay. J’ai adoré Les Deux Guitares, Plus heureux que moi, Fraternité, Le Carillonneur… et, au fil des super 45 tours, bien d’autres chansons plus ou moins connues, que j’ai apprises par cœur et chantées à tue-tête pour mon propre plaisir. En 1964, je me suis offert mon premier 33 tours, un album où je trouvais – comme disait Brassens – qu’il n’y avait « rien à jeter » (Hier encore, Le Temps, Il te suffisait que je t’aime, Avec...) sauf, peut-être, son tube d’ouverture, Que c’est triste Venise, vraiment trop ressassé alors par les radios...

 

Jean Ferrat (1969)

Ferrat 1969

En 2010, pour ma deuxième biographie, j’ai choisi l’artiste, l’auteur-compositeur-interprète avec lequel j’étais depuis plusieurs années en osmose, pour sa voix, sa musique, ses adaptations de Louis Aragon, et bien sûr le contenu souvent très politisé de ses chansons. D’entrée, j’avais adoré Deux enfants au soleil (1961), Ma môme (1962), Nuit et brouillard (1963) et évidemment La Montagne (1965), mais en 1969, il y a eu et il y a toujours Ma France, qui depuis, pour beaucoup de gens, sonne comme une nouvelle Marseillaise, une nouvelle Internationale. J’avais d’ailleurs sous-titré initialement mon ouvrage « Je ne chante pas pour passer le temps », chanson dont je reprends un extrait en ouverture de ma conférence sur l’artiste.

 

Anne Sylvestre – Partage des eaux (2000)

Anne Sylvestre 2000

De la même manière, ma troisième biographie (en six ans, quand même) a été liée à un coup de cœur. Comme je l’ai écrit en préambule « Anne Sylvestre a commencé à me faire rire et pleurer un jour du Printemps de Bourges 1978. Et je n’étais pas seul, quelque quatre mille filles et garçons, jeunes pour la plupart, manifestaient le même enthousiasme, éprouvaient la même émotion que moi. » À partir de là, j’ai découvert ses grandes chansons (pour adultes, car elle n’a jamais chanté en scène pour les enfants), autoproduites dès 1974, dont Non tu n’as pas de nom, Une sorcière comme les autres, Les Gens qui doutent… Et surtout des titres moins connus, tels Un mur pour pleurer, Java d’autre chose, Comment je m’appelle, Clémence en vacances, Petit bonhomme. Mais avec le recul, le disque que j’ai sans doute le plus écouté, c’est Partage des eaux (2000), lié à un spectacle du même nom, une merveille d’émotion teintée d’humour, du pur Sylvestre. Avec en particulier Les Dames de mon quartier, Ça n’se voit pas du tout, Le Lac Saint Sébastien et Les Hormones Simone.

 

Andrée Simons – 1980

Andrée Simons

Décédée à l’âge de 34 ans (en août 1984, chez elle, à Paris) suite à des conditions de vie très difficiles, cette chanteuse belge est sans doute l’artiste de la chanson que j’ai le plus écoutée, surtout à travers ses deux albums parus en France, L’amour flou (avec Marie de Grâce Berleur, Ça s’arrange pas, Place Stanislas…) en 1977 et l’opus éponyme de 1980 avec surtout À force de me promener et Je voudrais dormir. Elle a écrit pour Reggiani, Régine, Moustaki (qui l’a invitée en tournée), … et beaucoup collaboré avec sa compatriote Claude Lombard (choriste attitrée de Charles Aznavour, disparue en septembre 2021). Très touché par son talent d’autrice-compositrice, sa voix et sa sensibilité exacerbée, je lui ai consacré un dossier dans la revue Chorus en 1999 (n° 28).

 

 

 

Daniel Pantchenko

Photo signée Claudie Pantchenko.

 

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18 décembre 2021

Marcel Amont : « J'ai compris pendant la guerre qu'on pouvait faire l'andouille pour conjurer la peur »

Je ne sais si cet article sera le dernier de l’année, mais si tel devait être le cas, il n’y aurait pas plus belle façon de l’achever. Mon invité du jour est une légende du music-hall à la française, un historique de la grande tradition de la chanson française. Un artiste qui a la voix du chanteur de charme mais qui, depuis sept décennies, a à cœur d’amuser son public, par les mots et par les gestes : un spectacle est aussi visuel, et dans les siens le visuel est fondamental.

Bref, j’ai l’honneur, et surtout la grande joie, de vous présenter aujourd’hui, quelqu’un que, si les choses étaient normales, on ne devrait plus avoir à présenter, y compris auprès des moins âgés : monsieur Marcel Amont ! Ça ne vous dit rien ? Ok, allez écouter, et regarder cette première vidéo, vous allez vous prendre une belle leçon d’énergie, et une sacrée dose de bonne humeur :

 

 

On pourrait en parler ainsi : un artiste qui a toujours été appliqué dans son métier sans jamais se prendre trop au sérieux. La guerre et les épreuves de la vie aident aussi à relativiser les petits tourments quotidiens. Et de la guerre justement, il est question dans son premier roman, parce que oui, à 92 ans Marcel Amont vient d’ajouter à sa collection de casquettes, celle du jeune romancier. Adieu la belle Marguerite (Cairn, 2021) nous narre l’histoire et les aventures de Jean-Bernard, un enfant de la vallée d’Aspe qui va se passionner pour l’aviation, tomber amoureux d’une fille que les différences de rangs sociaux devraient lui rendre inaccessible, et croiser comme des millions d’autres les turbulences d’un temps de grands espoirs et de grands malheurs.

Autant le dire cash, j’ai été conquis : la plume de Marcel Amont est habile et élégante (à l’image de toutes les chansons parfaitement écrites de ses années de gloire), et l’histoire qu’il nous raconte, inspirée à pas mal d’égards de la sienne, fait voyager le lecteur, elle le transporte, elle l’émeut aussi. Une belle réussite qui mérite d’être feuilletée, et que je vous recommande chaleureusement.

Mais avant d’aller plus loin, retournez prendre une bouffée, et une leçon d’énergie :

 

 

Notre interview s’est faite par téléphone, pendant une heure, le 16 décembre. J’ai eu, à l’autre bout du fil, un Marcel Amont loquace, très vif, généreux et bienveillant : l’image qu’il donne à son public correspond bien à l’homme qu’il est dans la vie. J’ai choisi de retranscrire l’entretien en ne le retouchant qu’à la marge, pour reproduire ici l’esprit dans lequel il s’est déroulé. Je remercie vivement cet homme, un artiste authentique, aussi inspirant qu’il est humble ; je remercie également chaleureusement son épouse Marlène, qui a largement facilité cette prise de contact.

Cet article grand format, c’est aussi un hommage à une carrière, l’évocation d’une vie : c’est tellement mieux, de rendre hommage aux gens tant qu’ils sont là vous ne croyez pas ? ;-) Alors, bonne lecture, y como diría el Mexicano, ¡viva Marcel Amont! Exclu, Paroles d’Actu, par Nicolas Roche.

  

Adieu la belle Marguerite couverture

Adieu la belle Marguerite (Cairn, 2021).

 

EXCLU - PAROLES D’ACTU

Marcel Amont : « J’ai compris

pendant la guerre qu’on pouvait

faire l’andouille pour conjurer la peur »

 

Bonjour Marcel. Je dois vous dire que j’ai beaucoup aimé Adieu la belle Marguerite (Cairn) et même que j’ai été surpris par votre aisance dans l’écriture : c’est votre premier roman, mais on n’en a pas l’impression. Qu’est-ce qui vous a posé problème, par rapport aux livres autobiographiques que vous avez écrits, et avez-vous aimé cet exercice, cette nouvelle casquette du romancier ?

Je lis beaucoup. Et j’ai toujours écrit, depuis l’adolescence : des poèmes, puis des chansons, une comédie musicale... Autrefois, on préparait les émissions de variétés (pas seulement les Carpentier), cela nécessitait une écriture préalable. Je ne peux donc pas dire que je découvre tout à coup le travail de la plume comme qui a la révélation divine. J’écris en permanence des textes qui n’ont pas forcément tous été publiés. Mais c’est vrai que pour de multiples raisons, je n’étais pas sûr du tout de pouvoir plaire à des lecteurs avec une fiction, et de les tenir en haleine pendant 200 pages. Ce qui m’a déterminé à écrire, c’était cette inaction provoquée par le confinement. Je me suis dit : "Qu’est-ce que je risque, après tout ?" Je risquais tout simplement d’avoir travaillé pour rien, qu’aucun éditeur ne publie mon bouquin.

J’ai en tout cas réellement apprécié ce roman, et je peux vous dire, pour en avoir eu des échos, que je ne suis pas le seul.

Oui je dois dire, et c’est là une vraie récompense, qu’il y a une espèce d’unanimité qui me comble. Je suis trop vieux pour remettre l’armure de l’écrivain combattant, professionnel, mais c’est une belle satisfaction.

Dans cet ouvrage, qui nous fait découvrir les terres de votre enfance (nous y reviendrons), et le quotidien des bergers de la vallée d’Aspe dans la première moitié du siècle dernier, touche parce qu’il fait aussi office de témoignage. C’est un hymne à la nature, un hommage aux vôtres aussi ? Quels éléments d’intrigue sont inspirés de la vie de membres de votre famille, ou de gens que vous avez connus ?

J’enfonce une porte ouverte : des milliers d’écrivains prétendent qu’il y a une part d’eux-mêmes dans leurs livres, et c’est évidemment souvent le cas. Cela dit, je ne suis pas né en Béarn, je suis un petit Bordelais : mes parents originaires de la vallée d’Aspe sont venus travailler "à la ville", Bordeaux donc où je suis né et où j’ai passé les vingt premières années de ma vie avant de me décider à tenter la grande aventure sur Paris. Mais j’allais chez grand-mère tous les étés, et mon père et ma mère, comme beaucoup de ceux que j’appelle les "immigrés de l’intérieur", avaient gardé leurs habitudes : on retrouve ça dans les phénomènes migratoires dont on parle tant en ce moment. On peut très bien être français et rester imprégné de son pays d’origine. Mon père, ma mère, mes tantes et mes cousins, tous ces gens qui ont fui leur campagne ou leur montagne dans l’entre-deux-guerres, continuaient à être branchés en ligne directe sur leur village ou leur région d’origine. J’ai baigné là-dedans et fait appel à des souvenirs très vivaces.

 

Vallée d'Aspe vieille

La vallée d’Aspe, vers 1930. Photo : M. Levavasseur.

 

Pour le reste, mon souci a été de ne pas encourir la critique qu’on aurait lancée au "chanteur qui écrit un bouquin". Je voulais quand même être pris au sérieux, et en ce qui concerne l’aviation, la période en question reste très présente dans mon esprit : étant de 1929, j’avais 10 ans au moment de la déclaration de guerre. Mais j’ai voulu confirmer tout ça, pour être inattaquable sur le plan de l’exactitude des faits que je relate.

Vous venez de le rappeler, l’aviation est un thème majeur de votre roman : le héros Jean-Bernard s’est passionné pour ses maîtres et leurs exploits avant d’en devenir lui-même un as. On apprend que vous l’avez pratiquée vous-même...

Oui, j’ai piloté de petits avions pendant vingt ans. J’ai fait des tournées en avion. Nous étions, avec Jacques Brel (je l’ai précédé d’un an), deux artistes ayant pour particularité d’effectuer leurs tournées (en France, s’entend) en se déplaçant par ce biais. Je me suis beaucoup documenté, notamment sur Pau qui a été un centre balbutiant mais très actif de l’aviation au début du 20ème siècle : Blériot, Guynemer et tant d’autres sont passés par là.

Avez-vous été, comme Jean-Bernard, ce passionné qui collectionnait les articles de presse sur ses héros ?

Non. Mais faire mes tournées en avion c’était un rêve que je ne croyais pas possible au départ. Louison Bobet, qui était un copain, m’a demandé un jour : "Avec tous les kilomètres que tu parcours, pourquoi ne fais-tu pas tes tournées en avion, tu te fatiguerais moins ?" Et c’est vrai qu’à l’époque, on parle de 150 galas par an. Je lui avais répondu qu’on passait parfois dans des villages qu’on cherche au microscope sur la carte. Et il m’avait déployé une carte de France des terrains d’aviation : j’avais été sidéré de constater qu’il y avait partout, tous les 100 km ou moins, au moins un petit aérodrome plus ou moins sauvage. Parfois un terrain dans lequel les bergers faisaient paître leurs moutons : on faisait un passage au ras des pâquerettes pour signaler qu’on allait se poser, le gars enlevait ses moutons et on se posait. C’était encore folklorique à l’époque. On s’organisait facilement : il suffisait qu’une partie de l’équipe, techniciens ou musiciens viennent me chercher. Pendant vingt ans ça s’est avéré tout à fait rentable. Ce n’était pas l’aventure, pas Mermoz, mais ça m’a donné de grandes joies.

Il est beaucoup question dans votre livre, on l’a dit, de la Seconde Guerre mondiale : vous vous êtes beaucoup documenté dessus, ça se sent, mais vous l’avez aussi vécue, vous étiez adolescent à l’époque. Est-ce que ces années vous ont transformé, en vous prenant précocement de votre innocence, peut-être aussi en vous apprenant à relativiser beaucoup de ce qui allait suivre ?

Bordeaux, contrairement à ce que pensent beaucoup de gens qui connaissent mal l’histoire de la Deuxième Guerre mondiale, non seulement n’était pas en zone libre (elle était occupée par l’armée allemande), mais était en plus une base sous-marine qui a été bombardée pendant toute la guerre. Ce qui est très troublant, c’est que ce sont nos amis qui venaient nous bombarder, obligé : on ne fait pas la guerre avec des lance-pierres. Forcément il y a eu du dégât, des victimes parmi les populations civiles. N’oubliez pas que, lors du débarquement en Normandie, il y a eu beaucoup plus de morts civiles durant les bombardements qu’il n’y a eu de morts parmi les combattants. J’ai vécu tout ça, et on s’en souvient de façon très présente.

 

Bordeaux pendant la guerre

Le quai des Chartrons, Bordeaux en 1944. Source : http://lesresistances.france3.fr.

 

Un jour un ami m’a dit : "Tu ne pouvais pas te souvenir de ça, tu étais trop jeune ?" Tu parles! À 10 ans, les cloches qui sonnent, et ces bombardements, ce qui m’a le plus marqué. L’occupation, les restrictions, les listes de gens fusillés pour faits de résistance... Je me souviens de tout comme si c’était hier. Dans tous les foyers il y avait la radio branchée sur Londres, qui contredisait ce que la radio française venait de dire. C’était une période infiniment troublée dans les esprits.

J’ai quelques souvenirs très vifs. Celui-ci je le raconte toujours, parce que c’est un élément qui a été déterminant dans mon parcours d’artiste. Le fait que j’opte pour la légèreté, le côté primesautier du gars qui amuse la galerie, est sans doute fortement lié (mais je n’en suis pas sûr, on s’invente parfois des raisons qui ne sont pas les bonnes) à cet évènement qui m’a beaucoup marqué. On vivait avec mes tantes et mes cousins dans un voisinage très proche. Quand mon oncle est mort, on l’a veillé comme on faisait des veillées funèbres à l’époque : toute la nuit. Et toute la nuit, il y a eu des bombardements de la base sous-marine. J’ai toujours ce souvenir d’une trouille intense, et en même temps, la veille de ce cadavre auprès duquel on faisait des prières. Et mon cousin, fils du défunt, qui n’avait peur de rien, est sorti dans le jardin et a fait le pitre sous un bombardement. Ça m’a fortement marqué : je me suis dit qu’on pouvait donc faire l’andouille pour conjurer la peur, et ça m’est resté. Alors, ce n’est pas forcément une bonne explication de mon désir de combattre le trac et l’incertitude en faisant des pitreries, mais je pense que des choses comme ça restent. Mais nous avons été des millions à avoir souffert ainsi de la guerre...

Belle image, celle de ce cousin !

D’ailleurs, il n’avait tellement peur de rien que, travaillant au greffe de Bordeaux, il contribuait à faire des faux papiers pour des gens qui souhaitaient passer en zone libre. Il a fait des papiers pour des Juifs, des communistes... enfin des gens qui avaient maille à partir avec la Gestapo. Il s’est fait repérer et est parti, traversant l’Espagne comme nombre d’évadés de France. Quand il est revenu à Bordeaux, j’ai vu un beau parachutiste sonner à la porte, et c’était lui. Il avait fait partie du premier régiment de chasseurs parachutistes. Il donnait vraiment l’exemple de quelqu’un de courageux.

Avez-vous déjà été confronté, comme votre héros par un homme qui pourtant l’appréciait, à une forme de mépris de classe ?

Je n’en ai pas souffert comme mon héros, je ne me suis pas fait éconduire ou "jeter", mais ça a existé et ça existe toujours. Ce n’est pas parce qu’on a pris la Bastille le 14 juillet 1789 que les différences de classes ont cessé de jouer dans les populations, fussent-elles républicaines. À mon niveau, quand je suis arrivé à Paris avec mon accent bordelais, il n’y avait pas de quoi en faire un complexe, mais un jour un producteur m’a dit : "Écoutez jeune homme, c’est pas mal ce que vous faites, mais puisque vous voulez faire carrière dans la capitale, commencez par vous débarrasser de cet accent ridicule..." On en était encore là. Et pourtant il y avait les opérettes marseillaises, etc... Un type comme Cabrel qui chante Je l’aime à mourir, ça n’existait pas, il y avait Paris et la province. De la même façon, les riches et les pauvres, les opinions politiques différentes, etc...

Ce vécu m’a un peu servi pour raconter la différence qu’il pouvait y avoir entre ce hobereau qui n’admet pas que sa fille tombe dans les bras d’un paysan, bâtard de surcroît. Mais je n’ai pas connu cette situation moi-même.

Plutôt pour le coup, cette forme d’arrogance parisienne ?

Cette arrogance parisienne, les titis parisiens montés en épingle, c’était vivable. Mais enfin, ça a existé. Il y avait encore, quand des gens arrivaient dans une voiture immatriculée en province, des cris comme "Eh paysan !" Mais ça se passait aussi dans la France profonde : quand apparaissait une voiture belge, il arrivait assez souvent que le petit Français se prenne pour un génie à côté des Belges, alors que ça n’était pas toujours le cas !

Une partie de votre récit intervient alors que l’Instruction publique poussait à fond le principe d’assimilation : on formait de petits Français parlant le français, et ça supposait souvent de rudoyer ceux qui s’exprimaient dans les patois locaux, béarnais notamment. Des membres de votre famille ont-ils souffert de cela, et êtes-vous favorable au retour de l’enseignement de ces langues, comme parties intégrantes d’une culture locale ?

Vous faites bien de me poser cette question. Les "immigrés de l’intérieur" dont je parlais tout à l’heure parlaient en même temps leur dialecte, conservant des structures, des habitudes, la poésie traditionnelles... Il ne faut pas oublier qu’on a parlé béarnais, et qu’on a plaidé en béarnais au Parlement de Navarre jusqu’à la Révolution. On peut aussi citer la Bretagne, le pays Basque ou la Corse. Les gens se sont exprimés pendant des siècles dans des langues régionales, et ils n’étaient pas des demeurés pour autant ! Au temps de l’instruction obligatoire de Jules Ferry, avec les hussards noirs de l’enseignement (les instituteurs), ces personnes bien ancrées dans leur régionalisme (qui était parfois un nationalisme, le Béarn ayant été un petit État indépendant pendant des siècles) parlaient souvent un français très recherché, c’était la langue du dimanche. Mon père, qui avait tout juste son certificat d’études, ne faisait pas une faute d’orthographe ou d’accord de participe. Il parlait un excellent français. Mais avec ma mère, ils parlaient béarnais.

Je suis évidemment partisan de donner la priorité à la langue française. Je ne connais pas assez les langues régionales pour en parler en détail, mais je ne vois pas qui, de Molière, de La Fontaine ou de Shakespeare, au pays Basque ou en Corse. Tout de même, Jean Jaurès en son temps disait : "Pourquoi ne pas parler une ou deux heures par semaine à tous ces petits paysans, souvent mal dégrossis, dans leur langue de la maison ?" Il avait raison ! Et ça reste toujours valable. J’ai entendu cet argument fallacieux selon lequel il y aurait déjà suffisamment de choses à apprendre sans devoir s’encombrer encore l’esprit avec des patois. Mais un cerveau n’est pas une vessie, il est largement extensible. Avec les révolutions techniques du moment, on découvre les infinies possibilités du cerveau. Combien de gens parlent couramment trois, quatre langues, et même plus !

Vous êtes un des derniers grands représentants français de la belle époque du music-hall, avec Line Renaud, Hughes Aufray et Régine. Que vous inspirent ces années-là, ces trois personnes, et quel message leur adresseriez-vous ?

Il y a eu de tout temps des artistes qui représentaient leur époque : Béranger au 19ème siècle, Félix Mayol, Maurice Chevalier au début du 20ème... Puis toutes les vagues successives. Les modes changent. Il y a eu ce grand raz-de-marée qui a transformé le mode, ce qu’on a appelé un peu par dérision le yéyé. Mais il y a eu de vrais talents, même si c’était aux antipodes de ce que je faisais, m’inspirant du "music-hall de papa". Moi je pratiquais mon métier comme on le faisait avec les Compagnons de la Chanson, avec Charles Trenet ou Georges Ulmer. Un type comme Johnny Hallyday était vraiment de grand talent. Il est vraiment resté peu de gens de toute cette vague : Françoise Hardy, Sylvie Vartan... Dans les vagues suivantes, il y a aussi des artistes que j’admire. J’aime beaucoup Souchon, Cabrel... À chaque époque il y a eu du bon grain et de l’ivraie.

Que m’inspirent les changements dans la chanson ? Rien d’hostile en tout cas. Je n’adhère pas toujours, mais il est certain que des artistes survivront à la mode passagère. Parmi les gens de mon style, Hugues Aufray (bien qu’étant déjà dans la mode folk), ou encore Annie Cordy, qui faisait elle aussi partie de ma génération. Je ne conçois de tout cela aucune frustration, aucune jalousie, aucune aigreur. Le temps passe. Mes enfants, mes petits-enfants n’aiment pas la même chose que moi. Mais je constate aussi que certains sont très fédérateurs. Toutes les générations sont en admiration devant Jacques Brel.

Parfois les modes changent et reviennent. Et on redécouvre des artistes...

Là où je ne suis pas d’accord, c’est quand on confond passéiste et ringard. On peut très bien aimer le style, les artistes et les modes de temps passés. Moi je dis volontiers que je suis un has-been au sens propre du terme, c’est-à-dire quelqu’un qui n’est plus ce qu’il fut, mais je récuse le qualificatif de "ringard". Un ringard c’est un mauvais qui se prend pour un bon.

 

 

D’ailleurs, vous avez fait la chanson Démodé...

Oui, il y a des chansons de Charles Trenet qui sont inévitables : La Mer et quelques autres. Mais il a écrit des petites chansonnettes qui tiennent parfaitement la route, pour peu qu’on se donne la peine de considérer le contexte.

Il y a chez les artistes qu’on vient de citer, et chez vous à l’évidence, une image de légèreté, quelque chose de solaire et de souriant, de très inspirant aussi...

Oui, j’en ai conscience, je ne vais pas faire ma chochotte ou un numéro de faux modeste. J’ai conscience que bien des choses ne sont plus à la mode, notamment auprès de mes enfants et petits enfants. C’est bien normal : certaines chansons du début du 20ème siècle, bien qu’interprétées par des artistes de réputation parfois mondiale, comme Mistinguett, ne me disent pas grand chose. Mais il ne faut pas considérer l’ensemble de nos pères pour des andouilles : ils avaient leurs goûts, voilà.

Et rien n’empêche de les redécouvrir, ces goûts.

Ou pas !

 

 

Vous avez aussi, je l’ai noté, pas mal d’autodérision. Est-ce qu’on n’a pas perdu de cette légèreté, de ce sens de l’autodérision chez les artistes apparus après vous, je pense aux actuels mais aussi à ceux qui vous sont plus proches ? Est-ce que dans ce métier d’amuseurs, on n’en est pas venu à se prendre trop au sérieux ?

Je ne crois pas. Je regardais hier ou avant-hier, Stromae. Ce qu’il fait est remarquable. Mais ce n’est pas tout à fait pareil. C’est la messe. Il fait participer directement le public, alors que plus communément, dans le style de mon époque, on se donnait en spectacle. Maintenant on se donne toujours en spectacle, mais on fait appel à la participation des gens. Tout cela me fait davantage penser à la réunion politique ou, oui, à la messe.

La dérision et l’autodérision, on les retrouve beaucoup chez les gens qui parlent mais ne chantent pas. Gad Elmaleh par exemple (je l’ai entendu chanter au passage, il le fait de façon tout à fait convenable). On retrouve beaucoup de ce qui faisait notre pain quotidien chez les humoristes.

Vous l’avez souvent dit et écrit : lorsque vous chantez, il y a aussi tout un numéro d’expression visuelle...

Ah, c’est bien que vous insistiez là-dessus. Je pense que ce qui m’a ouvert une carrière raisonnable à l’international, c’est d’être visuel. Quand j’ai fait une tournée en URSS, ou les quelques fois où j’ai chanté au Japon (j’ai eu l’honneur d’être le représentant de la Semaine française à Tokyo), tout le monde ne pratiquait pas suffisamment la langue française pour suivre ce que je disais dans le texte. Mais avec une petite explication parlée préalable, j’ai chanté aux quatre coins du monde. Grâce à ce côté visuel. Je n’étais pas le seul évidemment, à l’exemple du grand Montand qui faisait cela de A à Z (Battling Joe, Une demoiselle sur une balançoire...), de Georges Ulmer, des Frères Jacques...

Aznavour, aussi ?

Moins. Aznavour était un auteur. Il s’est avéré excellent comédien, mais surtout sur scène c’était un homme qui disait ses textes. Dans La Bohème il mime un peintre, mais il le fait passagèrement. Moi j’ai écrit beaucoup de chansons pour m’habiller sur-mesure, mais ça ne me gênait pas du tout de chanter du Brassens ou du Maxime Le Forestier, bien au contraire ! J’ai cherché des prétextes pour faire mon numéro, pied au mur.

 

 

Je peux vous dire que les deux chansons que je préfère dans votre répertoire sont Le Mexicain, et surtout Moi, le clown... Deux chansons belles, et visuelles.

Voilà. Le Mexicain a été un succès populaire parce qu’il y avait un gimmick, comme on dit. Moi, le clown, ça n’a pas été un succès populaire, en revanche elle reste un de mes morceaux de bravoure. 

Est-ce qu’on n’a pas perdu ce goût d’une forme de spectacle visuel ? À part peut-être Stromae auquel je pensais, il n’y a plus vraiment de cas où l’on joint des gestes mis en scène à la parole quand on chante, la danse mise à part...

C’est vrai et si, encore une fois, je récuse le terme de "ringard", c’est en tout cas démodé. On ne fait plus comme ça. Dont acte.

D’ailleurs quand on y pense, les clowns ont quasiment disparu, pas sûr qu’ils fassent encore briller des "étoiles dans les yeux des petits enfants", on les associe plutôt à des personnages terrifiants : qu’est-ce que tout cela vous inspire ?

Je ne sais pas si on peut dire ça ? Mais les choses évoluent c’est certain. Quand moi j’étais enfant, il y avait des chansons dites "pour enfants", alors que maintenant les enfants écoutent la même chose que les adultes.

 

 

Souvent, oui. Je connais encore bien peu votre répertoire. Quelques titres charmants, je pense par exemple à La Chanson du Grillon ou, plus coquin, à Julie. Est-ce qu’il y en a, des connues et surtout des moins connues, que vous préférez entre toutes et que vous aimeriez nous faire découvrir ?

Oh, je dirais, les dernières que j’ai écrites. Je ne les ai pas en mémoire là, parce que je ne pratique pas le culte de Marcel Amont (il sourit). Mais regardez un peu ma discographie, vous verrez des chansons dont je signe les paroles et qui ne sont pas forcément des chansons de scène. M’habiller sur-mesure pour les besoins de la scène, ça je sais faire. Ça ne donne pas toujours des disques bien intéressants, et une partie de mon répertoire n’est même pas enregistrée. Mais c’est vrai qu’avec l’âge, et portant moins l’accent sur l’aspect scénique, je me suis un peu plus laissé aller à écrire des choses d’une facture poétique.

Disons que si j’ai tenu plus de 70 ans dans ce métier, c’est bien quand même parce que je suis toujours resté sur la brèche : il y a eu des hauts et des bas, mais à aucun moment je ne me suis reposé sur mes lauriers. C’est un combat incessant, et c’est normal parce que quand on sort du panier de crabes, on devient un privilégié, on est connu et il y a quelque chose qui ressemble à de la gloire. On n’est plus tout à fait monsieur tout-le-monde, et il y a une place à défendre. La chance joue aussi, mais en tout cas il faut bosser et c’est bien normal.

Que représentent la scène, le contact direct avec le public à vos yeux ? Je sais que vous aviez prévu de le retrouver il y a quelques jours, ce qui a été un peu décalé...

Je vais énoncer un lieu commun, mais qui me convient tout à fait : on recharge les accus, c’est certain. Mentalement, etc. J’ai eu des ennuis de santé plus ou moins graves, mais tu mets les deux pieds sur la scène, les projecteurs s’allument, le micro est là, et voilà une parenthèse d’une heure à assurer son métier comme si on était en pleine santé. J’ai remarqué une bonne vingtaine de fois ce phénomène. Une fois notamment, à Montpellier, j’avais des soucis de digestion, j’avais mangé quelque chose qu’il ne fallait pas. Je suis rentré en scène, j’étais mal en point, j’ai fait mon tour de chant, je reviens saluer à la fin du tour de chant, et je n’ai pas eu le temps d’aller à la loge, j’ai vomi au pied de l’estrade ! Pendant une heure j’avais pu mettre entre parenthèses mon malaise, ce qui est curieux.

 

Marcel Amont Alhambra

Marcel Amont à l’Alhambra.

 

Tout à fait. J’ai lu plusieurs choses à propos de Johnny et de la tournée des Vieilles Canailles, il était très mal en point et quand il entrait sur scène, il était un autre homme...

Oui, on parle beaucoup d’anticorps dans la période actuelle : c’est comme s’il y avait des anticorps qui se dégageaient dans ces cas-là... Très curieux.

Quand nous évoquions tout à l’heure la passion de Jean-Bernard, et la vôtre, pour l’aviation, il y a derrière cette idée de la nouvelle frontière à franchir, du rêve à exaucer. Qu’est-ce qui vous fait rêver aujourd’hui ? Par exemple, un voyage dans l’espace, c’est quelque chose dont vous auriez pu avoir envie ?

Oh non, je ne fais pas le poids là. Oui, ça me fait rêver de penser qu’il y a des gens qui sont si loin dans la stratosphère, et qui font apparaître la planète toute ronde au milieu du ciel tout noir, piqueté d’étoiles, mais ça fait rêver tout le monde. Blaise Pascal en rêvait déjà. Depuis la plus haute antiquité, on est fasciné par tout cela. De là à dire que moi, personnellement, j’aurais pu m’investir dans des activités pareilles, je ne crois pas, c’est une vocation. Regardez un Thomas Pesquet : ce sont des ingénieurs, ils sont sur-entraînés et hyper-motivés. Ici je me contente d’être en admiration devant eux, et ils le méritent bien.

"Qu’auriez-vous envie qu’on dise de vous, après vous ?" Cette question, je l’ai posée à Charles Aznavour en 2015. Sa réponse : "Que j’étais un auteur, plutôt qu’un parolier de chansons". Quelle serait votre réponse à vous Marcel (pour dans longtemps hein, j’y tiens) ?

Oh, moi mon cercle est beaucoup plus restreint. J’aime le public, j’ai tout fait pour le séduire et il me l’a bien rendu, mais je pense que déjà, si mes proches, les gens que j’aime pensent de temps en temps à moi, ça me suffit. Le reste, ce qui sera gravé dans le marbre de ma pierre tombale, je ne vais pas dire que je m’en fiche, mais ça n’a pas grande importance.

Vos livres favoris, ceux qui vous transportent, vous émeuvent ou vous font marrer à chaque fois, à recommander à nos lecteurs ?

Comme je l’ai dit précédemment, je lis beaucoup. C’est un métier où il y a beaucoup d’attente: durant les voyages, dans les coulisses, pendant les répétitions, etc... Il y a du temps de libre. J’avais deux musiciens qui avaient trouvé quelque chose qui les passionnait, ils étaient deux joueurs d’échecs invétérés. Moi, je ne sais toujours pas jouer aux échecs, je les regardais passer du temps à apprendre des coups dans des livres spécialisés, ça n’était pas pour moi.

Je lis beaucoup, mais j’oublie énormément de choses. J’ai dû lire trois fois en tout À la recherche du temps perdu, d’abord pour mon propre compte quand j’étais lycéen, puis pour mes enfants, puis enfin pour mes petits-enfants. Je pense à Gustave Flaubert, auquel une émission était consacrée l’autre jour, je pense aux classiques : Maupassant, Victor Hugo... Je ne vais pas vous énumérer les livres de ma bibliothèque. Je ne me targuerais pas d’ailleurs d’être suffisamment crédible pour recommander des livres à vos lecteurs. Ce serait un peu prétentieux. Mais lire, se plonger dans une histoire en noir sur blanc est toujours un plaisir renouvelé.

Il y a quelque temps, André Comte-Sponville présentait son Dictionnaire amoureux de Montaigne, je me suis laissé tenter, au moins pour voir si je n’avais pas oublié les trois quarts de ce qu’on m’avait appris quand j’étais bon élève du lycée Michel Montaigne. Mais j’ai laissé tomber au bout de 200 pages. Parfois on accroche et parfois non.

Tenez, je jette un oeil à ma bibliothèque. (Il compte) J’ai l’oeuvre complète d’Honoré de Balzac, j’ai lu deux ouvrages de Saint-Simon, enfin c’est très varié...

Et des films que vous pourriez recommander à vos petits-enfants ?

Là encore je ne me reconnais pas assez compétent pour recommander des films. Enfin, dans ma jeunesse, évidemment il n’y avait pas de télé. On écoutait la radio, et si le théâtre était un peu cher, le cinéma était à la portée de toutes les bourses, y compris de celles des ouvriers de Bordeaux. C’est le cinéma de cette époque où j’étais gamin qui m’a laissé le plus de traces. J’ai des souvenirs évidemment de Louis Jouvet, etc...

À l’heure où j’ai écrit cette question, Joséphine Baker faisait son entrée au Panthéon : avez-vous des souvenirs avec elle ?

J’ai chanté une fois pour elle aux Milandes (le château de Joséphine Baker, ndlr). On connaissait tous son parcours et son action dans la Résistance, mais aussi son répertoire chanté (la radio était alors omniprésente). C’était une vedette ! Et sa démarche, de recueillir des enfants... Donc oui, je suis très content, alors qu’elle vient d’entrer au Panthéon, et bien que ce fut infime et passager, de pouvoir dire ce que je suis en train de vous dire : "Oui, j’ai connu Joséphine Baker !" (Il rit). Ça fait bien dans les conversations.

 

Joséphine Baker Panthéon

Joséphine Baker au Panthéon. Photo : AFP.

 

On découvre avec pas mal d’émotion dans votre livre, par des descriptions si fines qu’elles nous les font sentir, tous les lieux de votre enfance, de la vallée d’Aspe jusqu’à Bordeaux. Pour tout dire, vous lire me donne envie d’aller voir tout cela de plus près. Si vous deviez vous faire guide, comme deux générations (au moins) de Cazamayou, quels endroits précis, lieux sauvages et patelins, nous inciteriez-vous à aller découvrir ?

Oh vous savez, j’ai vu la baie de Rio, j’ai vu Hong Kong, l’Himalaya et beaucoup de choses, comme beaucoup de touristes qui ne font que passer. En revanche, j’ai eu le bonheur de faire découvrir la vallée d’Aspe à ma jeune femme il y a 45 ans. Mais il ne faut pas y chercher de boîte de nuit, hein ! Mais pour celui qui aime la randonnée, la pêche à la truite ou la beauté des paysages, c’est magnifique. Il fut un temps où je cherchais une maison pour aller passer y des vacances et les week-ends, et elle m’a dit : "Mais pourquoi pas ?", elle était tombée amoureuse de ma vallée ! Ce sont des lieux comme ça qu’on peut recommander sans hésiter. La vallée d’Aspe, la vallée d’Ossau, des coins dans les Alpes aussi, enfin il y a tellement de lieux à voir, la télévision donne parfois à voir des choses sublimes. Mais très simplement et à ma portée, je vous invite vraiment à aller voir la vallée d’Aspe !

 

Vallée d'Aspe

Photo de la vallée d’Aspe. Source : https://www.guide-bearn-pyrenees.com.

 

Quels sont vos projets, et surtout vos envies pour la suite Marcel ?

Vous savez, je ne vais pas vous faire un numéro de vieux sage. J’ai 92 ans. Ce que je souhaite, c’est d’être entouré de gens que j’aime, ce qui est le cas. Qu’ils aient une bonne santé, c’est banal mais Dieu sait si c’est important. J’aimerais vivre dans un monde en paix, mais ça n’est pas pour demain, pauvre de nous !

Et continuer le spectacle aussi ? Vous avez un public qui vous attend...

Oui mais tout cela est négligeable. C’est très important, parce que je ne sais rien faire d’autre, et rien ne me passionne autant. Oui, peut-être.

Que puis-je vous souhaiter ?

J’espère ne pas devenir gaga, c’est la mauvaise surprise du chef, quand on ne sait plus comment on s’appelle. Mais parlons d’autre chose... Ce qui pourrait m’intéresser, c’est si vraiment j’avais l’inspiration et le souffle, de continuer à écrire un peu dans la mesure où je ne pourrais plus mettre les pieds sur une scène, ce qui probablement va arriver un jour ou l’autre. Mais je regarde cela avec une certaine sérénité. Si la bonne fée passait et me disait : "Fais un voeu et un seul", je demanderais à garder l’esprit clair, voilà.

Je vous le souhaite de tout cœur. Avez-vous un dernier mot ?

Non ma foi, mais je peux dire que par moments vous m’avez mis en face de moi-même, jeune homme !

 

Marcel Amont

Photo personnelle confiée par Marlène Miramon.

 

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12 septembre 2021

Daniel Pantchenko : « Trois mots à propos d'Aznavour ? À Découvrir Encore »

Le premier jour d’octobr’

Ce s’ra l’anniversair’

Du jour où le destin

Nous a r’pris Aznavour

Ça aura fait trois ans

Qu’lui qui s’voulait cent’nair’

À r’gret quitta la scène

Pour rejoindr’ le grand Blanc

Bon OK, je ne suis pas Aznavour, et ce texte dont il se serait bien passé, lui l’aurait certainement mieux écrit. Voyez ça comme un hommage presque amoureux, calé musicalement sur les premières lignes d’une chanson de lui que les fins connaisseurs reconnaîtront. « Triste anniversaire », l’évènement provoqua une intension émotion en France et en francophonie, et il eut droit, comme Belmondo cette semaine, aux honneurs d’un hommage national.

J’ai à propos de la mort d’Aznavour, un souvenir particulier, des émotions venues se surajouter à celles de l’amateur de son travail que j’étais, et que je suis toujours. Le vendredi 28 septembre 2018, il était l’invité principal de « C à vous », sur France 5. Il s’y était montré affable, drôle, sympathique. J’avais eu plaisir à le voir ce soir-là. Et je me souvenais bien sûr que, trois ans auparavant, il m’avait fait la joie de répondre à quelques unes de mes questions. Je bossais le lendemain, réveil très tôt comme d’habitude, mais quand même... ça trottait. J’ai décidé de reprendre contact avec son fils Mischa dans la soirée, je lui ai dit que j’avais aimé voir son père, et que j’aurais très envie, si possible, qu’il me dédicace un livre que je commanderais et lui enverrais pour l’occasion. Il m’a répondu assez vite :  « OK, je ferai ça pour toi avec plaisir. Je le vois jeudi. » Joie, et hop, livre commandé, un ouvrage autobiographique amplement illustré et coécrit avec Vincent Perrot, expédié directement au nom et au domicile de Charles Aznavour, à Mouriès. Je me couche tard, le lendemain le réveil va piquer mais je suis content... Le week-end passe, arrive le lundi 1er octobre. Dans l’après-midi tombe ce communiqué, « Charles Aznavour est décédé à 94 ans ». Choc. Incrédulité. Je digère, et envoie tout de suite un message à Mischa sur WhatsApp pour lui présenter mes condoléances. Il prend le temps de me répondre, de me remercier et de me dire que, de Suisse, il part pour Mouriès. Le livre arrivera sur place le mardi, je crois, dans une atmosphère à mille lieues de ce qui était prévu. Il me semble que Mischa l’a gardé avec lui. Bref, anecdote personnelle très insignifiante à côté de cette nouvelle stupéfiante : Charles Aznavour, le plus bel ambassadeur contemporain de la langue française, n’était plus...

Cette année, j’ai repris contact avec Daniel Pantchenko, auteur d’une biographie d’Aznavour, Charles Aznavour ou le destin apprivoisé (Fayard) chroniquée ici en 2014. Je savais, parce qu’il me l’avait dit, qu’il préparait un nouveau livre sur Charles, axé sur les questions de société qu’il a traitées dans ses textes, bousculant parfois les sensibilités de l’époque. Charles Aznavour à contre-courant (Le Bord de l’eau) sort donc ce mois-ci, j’ai eu la chance de le lire en avant-première et de découvrir encore pas mal de choses sur cet homme qu’on aime tous les deux. Je suis heureux de pouvoir publier cette interview réalisée début septembre, où on se paie le luxe de parler d’Aznavour en ignorant ses chansons les plus connues, pour en mettre d’autres en avant. D’ailleurs, quand j’avais demandé l’artiste, à l’été 2015, quelles chansons de son répertoire il aurait envie qu’on redécouvre, lui avait cité : Nous n’avons pas d’enfantLes amours médicales, et Vous et tu.

Avant de passer la parole à Daniel Pantchenko, parce que quand même, je bavarde là... je veux mettre en avant cette autre chanson, parmi les plus récentes (l’album « Toujours » fut, en 2011, son avant-dernier album studio) : La Vie est faite de hasard. Un bilan apaisé sur le temps qui passe et la vie qui part, thème éternel. Je salue avec chaleur, avant de conclure, Daniel Pantchenko, Mischa Aznavour et les siens, sans oublier M. Marcel Amont, avec qui Charles a enregistré un tout dernier titre, comme un retour aux sources... Exclu, Paroles d’Actu, par Nicolas Roche.

 

 

La vie, la vie, vivez-la bien

C’est le trésor dont le destin

Nous fait l’offrande

Il faut l’aimer, la protéger

Quand on la perd pas de danger

Qu’on nous la rende

 

EXCLU - PAROLES D’ACTU

Daniel Pantchenko: « Trois mots à propos

d’Aznavour ? "À Découvrir Encore"... »

Aznavour à contre-courant

Charles Aznavour à contre-courant (Le Bord de l’eau, septembre 2021)

 

Daniel Pantchenko bonjour et merci de m’accorder cet entretien, autour de la parution de votre nouvel ouvrage,  Charles Aznavour à contre-courant  (Le Bord de l’eau). Qu’est-ce qui vous a incité à entreprendre ce projet ?

C’est une idée que j’avais en tête depuis longtemps. À l’écoute de chansons qui avaient choqué dans les années 1950, comme Après l’amour ou Une enfant, mais plus encore de certaines qui ont été mal comprises, à l’image du Toréador (1965), qui, derrière l’anecdote spectaculaire, vise le showbiz période yé-yé («  Une idole se meurt, une autre prend sa place  »), ce que Charles m’a expliqué clairement. D’autre part, au fil du temps, il a lui-même beaucoup insisté sur la notion de «  faits de société  » évoqués dans ses chansons et je trouvais qu’il ne fallait pas en rester aux deux exemples archi connus  : Comme ils disent et Mourir d’aimer. C’est sans doute pour cela qu’il a apprécié ma démarche quand je suis allé le voir à Mouriès en mars 2017… ce que confirme Gérard Davoust, son ami et associé, dans le prologue du livre.

 

 
Vous évoquez dans un avant-propos votre réaction face à la mort d’Aznavour, le 1er octobre 2018 : ce fut pour pas mal de monde, une forme de choc parce que, malgré son grand âge (94 ans), on ne s’y attendait pas. Lui-même promettait qu’il serait sur scène au soir de ses 100 ans, en mai 2024. Vous y croyiez, et à votre avis, y croyait-il lui-même ou bien y’avait-il là une forme de défi lancé au destin ?

Bien sûr, tout le monde a été surpris et lui peut-être en premier. Au moins, si j’ai bien compris (mais je me préoccupe a minima de la vie privée des artistes), il semble n’avoir pas souffert. Quant à l’histoire des 100 ans, sans doute avait-il envie d’y croire et peut-être aimait-il laisser imaginer qu’il défiait le destin  ?

 

Aznavour Pantchenko

Photo de Francis Vernhet, datée du 31 janvier 2006.

 

Après sa disparition, avez-vous songé, avec un regard peut-être différent, aux moments passés, aux confidences partagées avec lui depuis 35 ans pour des interviews  ? Établissait-on facilement, sinon une familiarité, une complicité avec Charles Aznavour ?

Pas vraiment, mais vous savez, j’ai toujours eu le souci de rester dans le cadre professionnel, ce qu’il appréciait beaucoup. Si je l’ai interviewé dès les années 1980, j’ai surtout en mémoire notre première rencontre à propos de la biographie parue chez Fayard en mai 2006 (Charles Aznavour ou le destin apprivoisé), qu’avait amorcée Marc Robine, mon camarade de la revue Chorus décédé en 2003. C’était le 21 juillet 2005 à Paris, «  aux Éditions  » (selon l’expression) et vers midi, au bout d’une grosse heure d’entretien, il me dit  : «  Voilà  ! Je crois que mes p’tits enfants sont arrivés  !  » La famille. Autrement dit, pour aujourd’hui c’est terminé. Alors, je lui demande  : «  Vous croyez qu’on pourra se revoir  ?  » et il me répond bien distinctement en me regardant droit dans les yeux  : «  OUI  !  » Ça, ça ne s’oublie pas  ! Et je l’ai revu à cinq autres reprises pour ce livre (y compris à Mouriès) jusqu’en janvier 2006. Cela étant, comme il aimait bien faire des jeux de mots et moi aussi, on ne s’en est pas privés…

 

Parlez-nous un peu de vos derniers entretiens, ceux de 2017 réalisés pour l’ouvrage qui nous occupe aujourd’hui ? Les aviez-vous bâtis autour de plans, de questions précises et vous êtes-vous dit à la fin, comme dans la chanson, « à la prochaine fois » ?

Je suis d’abord allé voir Charles fin mars 2017, chez lui, dans les Alpilles. Je lui ai présenté les grandes lignes de mon projet, ça l’a intéressé et j’ai fait une première partie d’interview (toujours plus d’une heure), jusqu’à ce qu’il me dise qu’il fallait qu’il se repose. Bien sûr, j’avais des questions précises, écrites, ce qui ne m’a pas empêché de rebondir sur certaines de ses réponses et de lui demander des précisions. Ensuite, nous avons convenu de nous revoir à Paris «  aux Éditions  », et j’ai organisé le second rendez-vous mi-avril par mail avec son fils Nicolas.

 

Quelles sont les questions qu’après coup, vous regrettez, peut-être, de ne lui avoir pas posées, par manque de temps ou peut-être, par une forme de pudeur?

Je n’ai pas vraiment de regrets de cet ordre. En revanche, j’avais envoyé un mail à Nicolas le 26 septembre 2018 pour qu’il demande quelques précisions à son père (notamment à propos de la chanson Au nom de la jeunesse, sortie en juillet 68), car ses réponses étaient parfois confuses… mais quand je vois mes propres problèmes de mémoire, je me dis que c’est très compréhensible. Là, quelques jours plus tard, on apprenait le décès de Charles.

 

 

Votre ouvrage aborde, en une multitude de thématiques, la manière dont Aznavour a pensé, écrit et chanté les problèmes de son temps (jusqu’aux dangers de la route)  et au-delà, les questionnements éternels (sur la famille, les amours, les victimes de la guerre...). Une grosse partie de sa longue popularité vient-elle du fait qu’il a su observer, écouter les tourments, les siens et ceux des autres, et en faire des chansons ?

Sans doute. Bien sûr, il a écrit et composé beaucoup de chansons d’amour, mais avec le temps, il n’appréciait guère le fait qu’on ne le ramène qu’à cela. Et il abordait de plus en plus clairement ces «  faits de société  », tels la liberté / le délit d’opinion (J’ai connu, Un mort-vivant, 2002), l’écologie (La Terre meurt, 2007), La désertification des campagnes (Et moi je reste là, 2015)…

 

 

Vous le racontez bien, Aznavour a ouvert un peu la voix dans certains domaines : il a osé évoquer la sexualité dès les années 50 (à en faire rougir Piaf et Bécaud qui pensaient qu’on ne "chante pas ces choses-là"), créé une chanson sensible sur l’homosexualité, parmi les premiers, au tout début des années 70. Était-il une espèce de rebelle, au moins sur les mœurs et les conventions ?

Rebelle  ? Je n’irai pas jusque là. Mais déjà, quand il a commencé à être connu, dans les années 1950, il ne correspondait pas aux canons de l’époque. Il était petit et en plus, il avait cette voix qui lui ont valu toutes sortes de surnoms, de «  L’enroué vers l’or  » au bilingue «  Has no voice  ». Alors, il a foncé, il a rué dans les brancards. Et avec des titres «  osés  » comme Après l’amour ou «  choquants  » comme Une enfant (qui se suicide) il a vraiment fait des vagues. Au fond, comme il me l’a précisé (notamment pour Après l’amour), il trouvait simplement anormal qu’on ne puisse pas aborder dans une chanson ce qui l’était en littérature ou au cinéma.

 

« Il trouvait simplement anormal

qu’on ne puisse pas aborder dans une chanson

ce qui l’était en littérature ou au cinéma. »

 

 

On sent bien en revanche, à vous lire, et à écouter des chansons comme Tu t’laisses aller, Bon anniversaire, Et moi dans mon coin (les trois étant parmi mes préférées) qu’il se donne un peu le beau rôle face à la femme, qui se montre selon les cas, un peu tyrannique, passablement hystérique, ou un brin cruelle. Avait-il un petit côté macho, et plus généralement, des biais qui n’auraient rien eu de choquant puisque ceux des hommes de son époque ?

Tout à fait  ! On a tous nos contradictions et Charles n’y a pas échappé. Mes parents adoraient Tu t’laisses aller, et ma mère n’était pas la dernière comme beaucoup de femmes d’alors. L’idéologie dominante, quelle qu’elle soit a toujours marqué les époques, à commencer par le patriarcat. En l’occurrence, le beau rôle est vraiment du côté de l’homme et Charles a beau réfuter le terme de «  misogynie  », il n’est pas complètement crédible. En ce sens, les temps ont heureusement changé (pas assez, certes…), mais j’ai moi-même reconnu ici ou là que j’avais mal interprété certaines chansons, à l’image de Trousse chemise, qui évoque clairement un viol. C’était en 1962, et il est certain qu’après 1968, l’accueil aurait été différent.

 

Quels auront été, à votre avis, les moteurs d’Aznavour jusqu’à la fin ? Financièrement parlant, l’exemple de son père, généreux mais s’étant ruiné plusieurs fois, l’aura-t-il marqué profondément, et gardé de toute gestion hasardeuse ?

Il est clair qu’Aznavour a su tenir compte des erreurs du passé familial, mais il a surtout vécu à une autre époque, après avoir été un «  enfant de la guerre  », comme il l’a chanté. Oui, il a aimé l’argent et il a su le gérer de manière très commerciale, mais à mon sens, ça n’a jamais vraiment impacté sa création artistique. S’il a toujours refusé le terme de «  revanche  », il m’a dit en 2005 que le «  sentiment de pauvreté  » l’avait quitté. Ce sentiment «  particulier  » qui fait «  qu’on a un peu les yeux plus gros que le ventre  : comme on a rien eu, on veut tout avoir. Moi, en tout cas, je l’avoue.  » À un autre moment, quand j’évoquais les luxueuses voitures qu’il s’est offertes au fil du temps, il m’a répondu à la fois l’œil malicieux et très sérieusement  : «  J’ai eu la folie des grandeurs, mais jamais la grosse tête  !  »

 

« Aznavour m’a dit, l’œil malicieux : "J’ai eu

la folie des grandeurs, mais jamais la grosse tête !" »

 

Je cite Bernard Lonjon, spécialiste de Brassens, lors d’une interview que j’ai réalisée le mois dernier : « On met au même niveau les 4B (Barbara, Brel, Béart, Brassens) et les 2F (Ferrat, Ferré). On oublie souvent Anne Sylvestre. Aznavour est plutôt comparé à Bécaud. » Charles Aznavour a-t-il jusqu’au bout souffert d’être moins reconnu que ces talents-là, sur lesquels vous avez aussi écrit, et comment expliquez-vous cette classification objectivement ? Était-il moins "poétique" que les autres ?

Je ne suis pas sûr d’être tout à fait d’accord à ce sujet. Sauf erreur de ma part, on cite surtout d’emblée le trio Brel, Brassens, Ferré, immortalisé par « Trois hommes dans un salon », l’interview historique et le livre du journaliste François-René Cristiani, avec les photos de Jean-Pierre Leloir. Béart aimait bien affirmer qu’il était «  le dernier des trois B  », sauf que c’est plutôt Barbara (amie de Brel) qu’on indique alors, mais beaucoup moins comme «  poétesse  », elle qui déclarait volontiers qu’elle faisait des «  zinzins  » à côté des chansons d’une Anne Sylvestre. Biographe de celle-ci, je suis bien placé pour savoir qu’on l’oublie plus que «  souvent  » (un peu moins depuis son décès) et qu’on la présente d’abord comme une chanteuse «  pour enfants  », aspect certes remarquable de son œuvre mais qu’elle n’a jamais présenté sur scène.

De son côté, tout en mettant en musique nombre de poésies (notamment d’Aragon), Ferrat a écrit surtout des chansons – engagées ou non – en s’efforçant de conjuguer qualité et simplicité (pas simplisme) ce qui lui a permis d’avoir un gros impact populaire. En ce sens, il était plus proche d’un Aznavour ou d’un Bécaud, ce dernier étant carrément oublié aujourd’hui, a priori parce qu’il était compositeur et pas auteur. Pour moi, la chanson est un art à part entière. Elle peut-être «  poétique  » ou pas.

 

« Il a forcément souffert de ne pas être cité au même

niveau que les Trois B historiques, mais il courait

le cent mètres et eux le marathon. »

 

De fait, Charles a été un peu plus «  poétique  » dans la dernière partie de sa carrière, mais je ne crois pas que ce fût – à quelque moment de sa vie - son souci premier. Il a forcément souffert de ne pas être cité au même niveau que les Trois B historiques, mais il courait le cent mètres et eux le marathon. Je n’insisterai pas sur le rôle des grands média, mais ils ont une responsabilité majeure dans l’utilisation à tout va du terme «  poète  », pour qualifier tout, n’importe quoi, n’importe qui.

 

 

Si vous deviez citer cinq chansons, moins connues, et pas forcément citées dans votre livre d’ailleurs, pour inviter nos lecteurs à s’emparer de pépites moins connues de l’auteur Aznavour ?

J’ai toujours beaucoup de mal à répondre à ce genre de question, parce qu’à un autre moment je donnerais d’autres réponses. Et même si j’aime des chansons assez récentes de Charles, je reste très marqué par celles de ses premiers disques chez Barclay, au moment où je l’ai découvert. C’est classique… Alors disons Plus heureux que moi (1960, dont je fredonne un extrait en ouverture de la conférence qu’il m’a inspirée), Hier encore (1964) qu’il a beaucoup associé à Sa jeunesse (de 1957), Autobiographie (1980) et L’Enfant maquillé (1983, texte de Bernard Dimey extrait d’un album superbe que Charles lui a consacré).

 

 

Trois mots pour qualifier l’artiste, l’homme que vous avez connu ?

Là, permettez-moi de tricher. D’abord, l’ai-je «  connu  »  ! Je ne crois pas. Je l’ai rencontré. Et comme vous devez commencer à le comprendre, c’est son œuvre qui m’a intéressé. Ce qu’il a écrit, ce qu’il a composé, ce qu’il a chanté et particulièrement ici les «  faits de société  ». Ça fait déjà trois mots. Au passage, cette démarche (dans laquelle l’aspect biographique, la vie privée, occupent une place marginale) n’a visiblement pas intéressé les grandes maisons d’édition et il m’a fallu deux années (+ une due à la pandémie) pour que le livre sorte. Il se trouve que j’habite à Bordeaux et que cette remarquable et très indépendante maison d’édition (Le Bord de L’Eau) est située à Lormont, sur l’autre rive de la Garonne.

Bref. Allez, trois autres mots que j’indiquerai pour Charles (comme pour tous les artistes que j’aime et dont on croit toujours très bien connaître le répertoire)  : À Découvrir Encore.

 

 

Vos projets, vos envies pour la suite ?

Déjà, j’essaie d’être de plus en plus attentifs à mes proches, à commencer par mon épouse et ma fille, qui elle-même évolue dans le milieu du spectacle. Côté chanson, outre des demandes intéressantes d’éditeur (comme Goldman l’intégrale – L’histoire de tous ses disques, paru l’an dernier chez EPA/Hachette), j’ai des envies différentes. En particulier, je travaille sur un livre d’anagrammes  : il s’agit d’associer un nom d’artiste de la chanson à l’un de ses titres en essayant d’y suggérer un sens plus ou moins caché. Par exemple Charles Aznavour – Hier encore / Un rêve rare s’cache à l’horizon. Ou Nicolas Roche / Coin chorales. Ou mieux : dès le début, j’avais remarqué que votre prénom est le même que celui du fils d’Aznavour qui s’est occupé de sa carrière. Et que vous avez le même nom que celui de son acolyte, en duo, au début de sa carrière (Pierre Roche, ndlr). Donc, il est normal que vous vous intéressiez à Aznavour. De plus, vous m’avez demandé des images (des photos), ce qu’on appelle l’iconographie. En raccourci familier « icono ». Je vous suggère donc de remplacer l’anagramme que je vous ai indiquée par celle-ci : Nicolas Roche / Icono Charles.

 

Un dernier mot ?

Merci et à bientôt. On ne sait jamais…

 

Note : chanson (ma préférée ?) citée nulle part ici, mais juste pour mon plaisir,

à faire partager. Je défie quiconque de ne pas avoir envie

de bouger sur cette chanson... Nicolas 

Interview : début septembre 2021.

 

Daniel Pantchenko

Photo signée Claudie Pantchenko.

 

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30 octobre 2019

« Le regard de Charles », vu par Thomas Patey

Le 1er octobre 2018 disparaissait le plus bel ambassadeur de la langue française, Monsieur Charles Aznavour, à l’âge de 94 ans. L’enveloppe corporelle de l’homme expirait, vidée de sa flamme de vie. Son âme... Dieu seul le sait. Son oeuvre en tout cas, immense, demeure. Les chansons, les textes d’Aznavour, interprète superbe et auteur authentique, émerveilleront et inspireront, longtemps encore, les générations qui ont connu ce grand « petit bonhomme », et celles aussi qui ne l’auront pas connu. Il y a quelques mois, à l’occasion d’un échange autour d’un autre grand artiste, Marcel Amont (que je salue ici amicalement, ainsi que son épouse Marlène), j’ai fait la connaissance d’un tout jeune homme, Thomas Patey, un garçon attachant et totalement passionné par Aznavour et tant d’autres noms de la belle chanson française. Je lui ai proposé d’écrire un texte à l’occasion de la sortie du film Le regard de Charles (de Marc di Domenico sur des images tournées par Aznavour) qu’il a vu et aimé. Et lui ai proposé quelques questions pour qu’il se présente et nous raconte ses passions, et ses aspirations. Merci à toi, Thomas, et que cette publication contribue au beau parcours que je te devine... Une exclusivité Paroles d’Actu. Par Nicolas Roche.

 

Le regard de Charles

  

partie 1: le texte de Thomas Patey

« Le regard de Charles... »

Le 5 octobre 2018, la France rendait un hommage national aux Invalides à Charles Aznavour.

Nous nous souvenons tous de ce petit cercueil recouvert du drapeau tricolore, de la Garde nationale chantant Emmenez-moi, de l’éloge à la langue française prononcé par le président Macron, mais surtout nous nous souvenons des applaudissements, les derniers qui devaient mettre fin à la carrière de celui qui fut, peut-être, le plus grand auteur-compositeur-interprète que le monde ait connu. Ce jour marque sans doute la fin d’une époque, le glas ne sonnant pas seulement le départ du chanteur, mais aussi celui d’un temps où la poésie se réfugiait dans la chanson française, la bonne chanson française. Ce jour là, sous un froid soleil, le cœur lourd, nous avons dit au revoir à Charles Aznavour, seulement au revoir. Un an après en effet, le plus arménien de tous les Français revient nous enchanter et nous emmène « au bout de la terre » avec ce film-documentaire de Marc di Domenico, co-réalisé par l’artiste : Le regard de Charles.

Par un semi-hasard, c’est le 5 octobre 2019 que je me suis rendu dans un petit cinéma lillois, situé donc à plus de 80 kilomètres de chez moi, pour assister à la séance de 17h45. Cela dit, je vais tenter à présent de poser un regard, sur un regard. Car l’oeuvre de Marc di Domenico et d’Aznavour est bel et bien un regard mis en film, et c’est cette distinction qui fait que ce documentaire est unique et des plus émouvants. La tâche est loin d’être évidente. Faire la critique d’un film est envisageable, mais établir une critique sur un regard n’est pas chose aisée. Qu’y a t-il de plus subjectif, de plus personnel qu’un regard ? Le regard possède une espèce d’irreponsablité, on ne peut pas le juger.

Je pensais tout connaître de la vie de Charles Aznavour, et étais persuadé d’avoir saisi et compris le personnage qu’il incarnait. Cependant, en quittant la salle de cinéma, j’eus une pensée que jamais je n’avais eue au sujet de mon idole : lui aussi a eu mon âge. C’est la chose qui m’a le plus frappé à travers ces images, le fait d’avoir face à moi un Charles Aznavour tout jeune adulte, en maillot de bain sur une plage, entouré d’amis, lui qui, les fois où je l’ai rencontré, était un fringant nonagénaire. Il a donc su ce que sont les amours adolescentes, les interrogations constantes, il a connu les parties de rire entre jeunes gens d’un même âge. C’est un autre Charles Aznavour que l’on découvre grâce à ces images personnelles, filmées dans un cadre privé. Oui, s’il chantait si bien la jeunesse, c’est qu’il en avait connu une, qu’il a sans doute bu jusqu’à l’ivresse. À l’automne de sa vie, Aznavour s’amusait à dire qu’il n’était pas vieux, mais âgé. Je comprends aujourd’hui, et en partie de par ce film-documentaire, ce qu’il voulait dire. Il n’était pas vieux, être vieux est un tempérament, une façon de penser et de voir les choses. Non, il n’était pas vieux mais seulement âgé, car il avait connu tous les âges, et avait voyagé durant neuf décennies.

Le voyage, voilà un deuxième sujet qu’il faudrait traiter pour évoquer ce film. J’ose le dire, ou plûtot j’ose l’écrire : ce film est plus une ode au voyage qu’un film sur Charles Aznavour. Pendant plus d’une heure, tout en restant assis dans un fauteuil rouge d’une salle de cinéma, vous partez en voyage, et vous parcourez le monde. Charles vous emmène au pays des merveilles, vous propose de découvir les paysages et de rencontrer les habitants du monde entier. De Montmartre au désert du Maroc, en passant par le Tibet, les terres d’Arménie, New-York ou Macao, Aznavour est de tous les continents, et en tant que fils d’apatrides, il était un peu de tous les peuples. Charles Aznavour filme comme il écrit, il ne cherche pas à montrer ce qui est beau ; il porte sa caméra pour filmer une réalité et si possible pour dénoncer, pour s’indigner comme il l’a fait durant toute sa vie. Il cherche le vrai. Ainsi, ne soyez pas étonnés si, en pensant regarder un film sur un chanteur de variétés, vous voyez des enfants en train de travailler, des femmes au dos courbé, des hommes aux mains abîmées. Aznavour nous offre des témoignages, il nous offre un regard, le sien, celui d’un homme qui sans doute, voulait hurler devant la misère du monde. Faute d’avoir crié, il a chanté «  Il me semble que la misère, serait moins pénible au soleil  ». S’il dénonce une misère, Le regard de Charles m’a surtout, et avant tout, donné envie de préparer une valise et de parcourir les villes, les pays, les continents, les océans. Nous voyageons avec lui, et c’est extrêmement touchant de savoir que c’est Charles Aznavour qui nous porte dans sa caméra. Bien loin de filmer comme un grand cinéaste, les images tremblent selon que Charles se trouve dans une voiture, sur un bâteau, dans un avion. Rarement dans ma courte vie, j’ai vu un film aussi vivant que celui-là. «  Entre deux trains, entre deux portes, entre deux avions qui m’emportent. Entre New-York et Singapour, ma pensée fait comme un détour pour me ramener sur les traces d’un passé que j’aimais tant...  » (Entre nous, Ch. Aznavour – G. Garvarentz)

Enfin, je dirais que ce film est le témoignage d’une époque révolue. Un temps que les plus jeunes, ou alors les moins âgés, ne peuvent pas connaître. Un temps, qu’il ne faut peut-être pas idéaliser, mais à en voir les images cela fait rêver. Un temps où l’art prime sur le commerce, où l’élégance, même sans un sou en poche, est présente. Ils sont tous sur l’écran, Édith Piaf, Pierre Roche, Gilbert Bécaud, Marlène Dietrich, Anouk Aimée, Lino Ventura... et il y a ceux qui ne sont pas filmés, ni mentionnés, mais nous les savons présents : Georges Brassens, Patachou, Charles Trénet, Jean-Claude Brialy... je ne me trompe pas lorsque je dis qu’ils étaient tous assis dans la salle le jour de la projection. Tous ces personnages qui hier encore avaient vingt ans, alors que j’aurai les miens seulement demain, restent plus jeunes que moi, de par leur souvenir et leur talent.

En sortant du cinéma, après avoir séché quelques légères larmes d’émotion, j’ai immédiatement envoyé un message à Séda Aznavour, la fille aînée de Charles, que l’on voit à plusieurs reprises dans le film, et avec qui j’ai la chance et l’honneur d’être en relation. J’ai voulu la remercier, pensant que je ne pouvais plus remercier Charles de vive voix pour ce moment qu’il venait de nous offrir. Je m’étais trompé, car en continuant à lui parler, il vit à travers nous. Alors je le répète ici, une fois de plus merci Charles. Oui vous êtes parti, mais en nous laissant et votre voix, et votre regard, vous nous faites le plus beau des cadeaux, et vous restez avec nous, avec moi... et à travers ce film, vous nous prouvez que le poète détient certes le plus beau des phrasés, mais aussi le plus beau des regards.

À toujours Charles.

Thomas PATEY, le 29 octobre 2019.

 

Charles Aznavour Montmartre

Thomas Patey Montmartre

Crédit photo Charles Aznavour à Montmartre : Keystone-France.

Crédit photo Thomas Patey à Montmartre : sa soeur Chloé.

 

partie 2: l’interview avec Thomas Patey

Peux-tu nous parler un peu de toi, de ton parcours, en quelques mots?

Je m’appelle Thomas Patey, j’ai 19 ans et suis originaire du Pas-de-Calais. Je suis en deuxième année d’études de droit à Boulogne-sur-Mer, avant de tenter d’intégrer l’École du Louvre à Paris. À côté des études je fais des claquettes, de la généalogie, et suis passionné par la vraie et grande chanson française. J’aime les mots, la musique et ce qu’on peut appeler « l’Esprit français ».

Comment en es-tu arrivé à aimer, tout gamin, et jusqu’à présent, la belle chanson française, qui souvent n’est pas celle qu’écoutent les jeunes de ton âge?

Cela m’est tombé dessus, je devais avoir six années à peine au compteur. C’était un soir, je venais d’enfiler mon pyjama et étais prêt à retrouver mes rêves d’enfant. Pieds nus et marchant sur la moquette, je traverse la grande salle de jeux, et arrive dans cette petite pièce où se trouve l’unique poste de télévision de la maison, passage obligé pour atteindre mon lit et retrouver mes peluches. Je suis incapable de dire, moi qui ai pourtant la mémoire des dates, quel jour ou quel mois nous étions alors mais c’est durant cette soirée que le présentateur du journal télévisé a annoncé : « Bientôt en salles, le dernier film d’Olivier Dahan, qui nous propose un biopic sur une femme oui, mais pas n’importe laquelle, la tragédienne de la chanson, femme à la vie intense mais désespérée, Édith Piaf. » Ce ne sont pas les mots exacts prononcés par le journaliste, du moins je ne pense pas. Quoi qu’il en soit, c’est à ce moment précis que se produit la rencontre qui devait changer ma vie de bambin. Maman et moi regardons et écoutons religieusement le court reportage présentant le film. Télécommande à la main et à moitié allongée sur le divan, maman déclare « Ah ça je vais aller le voir » (le « ça » étant le film). Ma mère a très souvent utilisé, et utilise toujours d’ailleurs, cette expression qui consiste à aller faire quelque chose... mais dans la pratique elle ne va que rarement au bout de ses envies, de ses projets, de ses pensées. Elle n’ira pas dans les salles voir ce film, en revanche je compte moi m’y rendre. Cette petite « vieille » femme en robe noire vue à la télévision a produit en moi un drôle d’effet qui m’a valu de rétorquer à ma mère : « Moi aussi je vais aller le voir ! ». Je n’ai pas entendu la voix de la chanteuse, pas même une mélodie, je l’ai simplement vu, là sur une scène, en noir et blanc. Maman n’a pas eu le temps de répondre à mon exclamation que je suis vite allé me coucher. Mon grand-père dit toujours que nous rêvons toutes les nuits mais que nous oublions nos rêves, cette nuit là j’ai dû rêver, oui, car au petit matin, le nom de Piaf résonnait dans ma tête. Qui est cette femme ? Pourquoi tourner un film sur elle ? Pourquoi le simple fait de la voir m’a t-il fasciné ? Je devais mener mon enquête, et je l’ai menée. Dès le matin, sur le chemin de l’école, je questionnai ma mère dans la voiture. Édith Piaf était une chanteuse française, très connue, décédée il y a longtemps maintenant, elle s’habillait d’une robe noire... ces renseignements sortis tout droit de la bouche de maman ne me suffisaient pas, bien que très utiles. Je voulais et étais en droit de tout savoir sur madame Piaf, que je ne connaissais pas la veille à la même heure. Quelques jours après, mon père agacé de mes questions nous a fait écouter à ma petite sœur et moi un disque de Piaf. J’ai reçu la claque de ma vie, la première chanson était L’homme au piano... « Peut-être que ton cœur entendra, un peu tout ce fracas, et qu’alors tu comprendras que le piano joue pour toi ». Voilà et depuis ce moment-là jamais cette voix ne m’a quitté. J’ai vécu Piaf pendant des années, et Piaf m’a fait connaître tous les autres, Bécaud, Trénet, Dietrich, Montand, Moustaki et Aznavour bien entendu. Piaf est la première à m’avoir transporté, mais la première à m’avoir totalement bouleversé c’est Barbara avec Nantes, j’avais sept ans.

Au-delà de ceux-là et du grand Charles Aznavour donc, quels artistes aimerais-tu inviter nos lecteurs, et notamment ceux de ta génération, à découvrir? En quoi est-ce que, dans leur art, et dans les messages portés, ils peuvent leur « parler »?

La liste est longue ! Tout d’abord je veux rendre hommage à Patachou que j’aime appeler « ma petite protégée », elle est à mes yeux l’une des plus grandes interprètes. Nous lui devons énormément, notamment la carrière de Brassens. Dès que je vais à Montmartre, je me sens obligé de me receuillir devant ce qu’était son cabaret, aujourd’hui galerie d’art. Cette femme est un raffinement, et son répertoire s’étend de la chanson légère à la chanson à texte, écoutez Le tapin tranquille par exemple, c’est une merveille.

Tous ces chanteurs et chanteuses du caf’conc et du music-hall, ainsi que ceux des cabarets de Saint-Germain-des-Prés apportent leur marque. Ils forment un tout qui est une richesse et un trésor national, un berceau de culture, de talent et de poésie. Mais si ce sont des noms que vous voulez... regardez Yves Montand sur une scène, les performances physiques des Frères Jacques, écoutez les chansons réalistes et boulversantes de Damia et Berthe Sylva, chantez les textes de Trénet, de Mireille et Jean Nohain, laissez vous emporter par les voix de Juliette Gréco et Gilbert Bécaud, amusez-vous sur les chansons de Ray Ventura et Maurice Chevalier, dansez comme Joséphine Baker, lisez les textes de Brel, de Brassens, de Ferré... écoutez et vous verrez, vous gagnerez beaucoup ! Cependant, je pense que les textes qui vous « parleront » le plus seront peut-être ceux d’Aznavour, car il avait ce talent d’évoquer notre quotidien, certes avec brillance de texte et génie musical mais avec compréhension et acharnement. Tout a été évoqué par Charles, quelle que soit la situation, Charles aura la solution. Vous êtes fou amoureux ? Vous avez peur du temps qui passe ? Vous êtes désespéré par les effets de la ménopause sur votre charmante épouse ? Vous avez des envies charnelles ? Vous souhaitez vous évader ? Écoutez Charles Aznavour, et vous trouverez quelque part la solution, je vous le promets !

À tous ces noms, on peut ajouter Michel Legrand, Léo Marjane, Mistinguett, Frehel, Aristide Bruant, Marcel Amont, Cora Vaucaire, Francis Lemarque, Henri Salvador, Gainsbourg (mais pas Gainsbarre...), Jeanne Moreau évidemment, Nougaro, Reggiani, les chansons de Vincent Scotto, Tino Rossi, Mouloudji, Lina Margy, Mick Micheyl disparue cette année...

La chanson française vous sera une aide pour tout, dans tout et pour toujours. Vous avez des milliers de textes et de mélodies à portée de main, faites-en bon usage...

Quels sont tes projets, tes envies pour la suite? Que peut-on te souhaiter?

Pour l’avenir ? Tout le bonheur du monde, cela m’ira très bien. Une longue vie, remplie de chansons, d’élégance et de bonne humeur. Des projets j’en ai en masse, mais je pense que le plus pertinent à avouer aujourd’hui serait celui de faire connaître à un maximum de personnes les trésors de notre patrimoine musical français. Et comme en France tout commence, et tout se termine par des chansons... « Je tire ma révérence, et m’en vais au hasard, par les routes de France, de France et de Navarre. Mais dites-lui quand même, simplement que je l’aime, dîtes lui voulez-vous, bonjour pour moi et voilà tout »... chantait Jean Sablon.

Interview du 29 octobre 2019.

 

Thomas Patey

Après le décès de Charles, j’ai été photographié avec son mouchoir

pour le journal local. Par mon père, Benoît.

 

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16 août 2015

Charles Aznavour : « Je n'ai qu'une envie : vivre »

Cet article, que je suis heureux de vous présenter, a une histoire un peu particulière. Bien avant la tenue de mon interview de Daniel Pantchenko, son biographe, à l’été 2014, j’ai essayé à plusieurs reprises - dès la fin 2013, si ma mémoire ne me fait pas défaut - d’entrer en contact avec un collaborateur direct de Charles Aznavour. Un challenge énorme pour le blog et pour moi, tant je nourris pour cet homme, lun des rares vrais « monuments » de la chanson, une admiration qui est tout sauf feinte.

Mi-juillet 2014 : je reçois un mail de Mischa Aznavour, son fils, me confirmant que mon message a bien été réceptionné et m’invitant à écrire quelques questions qu’il transmettra à son père. Je m’exécute aussitôt et les lui envoie le 20 du même mois. Le temps passe. Je n’y crois plus vraiment. Je relance Mischa Aznavour de temps en temps, pour la forme. Sait-on jamais. Bah, on verra bien...

On est au mois de juillet 2015. Deux mois auparavant, Charles Aznavour, sur le point de fêter ses quatre-vingt-onze printemps, a sorti un nouvel album, Encores, successeur direct de Toujours , une nouvelle preuve s’il en fallait que l’artiste n’entend pas quitter de sitôt l’arène dans laquelle il a si souvent été couronné, par acclamation populaire principalement. Juillet 2015, donc. Le 18 pour être précis. Je reçois, à la suite, plusieurs mails de Mischa Aznavour. Il vient d’enregistrer son père répondant à mes questions. Les fichiers audio sont là, à portée de clic. Quelque chose d’émouvant, je ne dirai pas le contraire. Je les ai inclus à l’article, pour vous faire partager de mon émotion. Et ai parsemé le document de liens vidéo, pour vous inviter à découvrir ou redécouvrir l’ensemble des chansons citées ; quelques traces d’une œuvre qui, au mépris des ans et des fluctuations de la mode, se transmet entre les générations. De tout cœur, je les remercie, tous les deux : Mischa Aznavour, pour son infinie bienveillance envers moi ; Charles Aznavour, pour m’avoir accordé un peu de son temps, qui est précieux. Une exclusivité Paroles d’Actu. Par Nicolas Roche.

 

ENTRETIEN EXCLUSIF - PAROLES D’ACTU

Charles Aznavour : « Je n’ai qu’une envie : vivre »

 

Encores 

La photo d’illustration est celle de l’album Encores. Tous droits réservés.

 

Édition du 14 octobre 2015 : Mischa Aznavour m’a fait parvenir le 11 octobre la liste des chansons qu’il préfère dans le répertoire de son père, une pièce que je lui avais demandée et qui vient encore enrichir cet article. Je retranscris cette liste à la suite de cette note, juste avant l’interview de Charles Aznavour.

Mischa Aznavour : Mes chansons préférées ?

- Adieu, sur l’album Entre deux rêves, pour la simple et bonne raison qu’elle résume l’âme aznavourienne. Elle semble triste, parle d’adieux et on s’y remémore tous les moments de bonheur. Pourtant, elle finit sur une note d’espoir, puisqu’il est dit à la fin, « Je ne partirai que demain ».

- L’amour c’est comme un jour, très connue. Là, pour le coup, il n’y a aucun espoir. Une bonne chanson pour pleurer dans les bras de celle qui vous quitte...

- De ville en ville, sur l’album De t’avoir aimée. La plus belle chanson d’amour pour Paris ! Avec les merveilleux arrangements de Claude Denjean...

- Parmi les chansons récentes, j’adore Buvons. Tirée de la comédie musicale Toulouse-Lautrec. Mon père excelle dans les chansons où il parle d’ivresse.

- L’amour à fleur de cœur bien sûr, car je me retrouve dans le texte.

- Un par un.

- Et, pour citer un album en particulier, celui de 1969, Désormais.

 

 

Paroles d'Actu : Bonjour, Charles Aznavour. (...) Cette interview, j’aimerais la placer sous les signes de la découverte et de la transmission, deux notions qui vous sont chères. Vous faites régulièrement référence à nos « anciens » (Trenet et d’autres), à l’idée qu’une génération d’artistes doit forcément quelque chose à celle qui l’a précédée, comme une ligne ininterrompue et perpétuellement dynamique - celle, en l’occurrence, de la tradition de la belle chanson française.

Quelles sont les chansons que vous avez aimées, admirées dans votre jeunesse et que vous aimeriez inviter nos lecteurs, nos générations à découvrir ?

 

Charles Aznavour : Les anciennes chansons, même les ptites chansons un peu drôlottes (sic), étaient toujours parfaitement écrites, dans un français parfait. On a eu des chansons fantaisistes merveilleuses. Aujourd’hui, ou ce sont de bonnes chansons, ou ce sont des resucées de ce qui a déjà été fait. (écouter: NRoche1)

 

PdA : Je suis, pour l’heure, loin, bien loin de connaître la totalité de votre répertoire. Si je devais établir une liste des titres que je préfère, on y retrouverait, forcément, quelques succès immenses, que tout le monde a à l’esprit : Je m’voyais déjà (1960), La mamma (1963), La Bohème (1965), Emmenez-moi (1967), Non, je n’ai rien oublié (1971) ou Comme ils disent (1972). Vous les avez déjà largement commentées dans la presse et les médias, je ne reviendrai pas dessus.

Je souhaiterais plutôt en évoquer d’autres, des perles, elles aussi. Elles sont moins connues, mais elles complètent ma liste : Sa jeunesse (1956), Les deux guitares (1960), Bon anniversaire (1963), À ma fille (1964), Et moi dans mon coin (1966), Je t’aime A.I.M.E. (1994). Et des mentions spéciales pour Tu t’laisses aller (1960), Être (1979), puis, arrivées plus tard, Je voyage et Un mort vivant (2003). La lecture de cette liste, de ces titres vous inspire-t-elle des anecdotes, des pensées ?

 

C.A. : Des anecdotes... vous savez, je pourrais écrire un bouquin, avec des anecdotes. Là, comme ça, je ne vois pas... Sur d’autres titres en particulier, peut-être. (écouter: NRoche2 et NRoche3)

 

PdA : (...) Cette question-là sera directement liée à la précédente. La ligne, toujours. Sur la vidéo de votre live au Palais des Congrès, enregistré en 2000, on vous entend, à un point du spectacle, raconter qu’en substance, les nouvelles chansons d’un artiste sont comme les jouets que l’enfant vient de recevoir pour Noël : l’un comme l’autre a envie de les montrer, de les présenter. Mais il arrive, de temps en temps, que le public n'accroche pas comme lui le souhaiterait à celles de ses créations qui, pour une raison ou pour une autre, ont une importance particulière, voire la préférence de l'auteur-compositeur-interprète.

Est-ce qu’il y a, dans votre répertoire, des chansons à propos desquelles vous vous dites, parfois, « Celle-là aussi aurait mérité d’être un peu plus connue, de compter parmi mes grands succès et de traverser le temps » ? En d’autres termes : quelles sont, parmi vos chansons moins connues, celles que vous préférez, celles que vous voudriez nous faire écouter, lire ?

 

C.A. : Nous n’avons pas d’enfant, Les amours médicales, et Vous et tu. (écouter: NRoche4)

 

PdA : Qu’aimeriez-vous, en substance, que l’on dise, que l’on retienne de vous au lendemain de votre départ - pas avant une bonne trentaine d'années ! - quand, par « trois colonnes à la une, dix pages à l’intérieur », « (...) la presse entière retouchera (votre) vie » (in De la scène à la Seine) ?

 

C.A. : « Plus qu’un parolier de chansons, il était un auteur... » (écouter: NRoche5)

 

PdA : En 2014, les canaux de diffusion de la création musicale sont innombrables. Internet peut permettre à un artiste talentueux de se faire connaître largement, pour presque rien. Mais l’esprit « zapping » n’a jamais été aussi fort... et la médiatisation est souvent fonction de critères assez peu reluisants pour qui les fixe.

Est-ce que, tout bien pesé, vous diriez qu’il est plutôt plus ou moins aisé de démarrer dans le métier en 2014 qu’au moment de vos propres débuts, dans les années 40-50 ? Quels conseils pourriez-vous donner à un(e) jeune qui vivrait pour la musique et qui rêverait d’en vivre ?

 

C.A. : En fait, je ne sais pas vraiment, parce que je n’ai pas débuté à cette époque. Je peux parler de mon époque à moi. Je pense que les écueils sont les mêmes pour tout le monde. Ce n’est jamais facile. Il y a ceux qui ont une chance immédiate, et ceux qui vont chercher le succès avec beaucoup de difficulté. (écouter: NRoche6)

 

PdA : Lors d’une interview que vous accordiez à Culturebox l’an dernier, vous déclariez ceci: « Il faut garder son regard d'enfant, sinon on a tout perdu »...

 

C.A. : Oui, il faut à tout prix garder le regard, mais aussi le vocabulaire de l’enfance. (écouter: NRoche7)

 

PdA : Qu'est-ce qui vous fait rêver, aujourd'hui ? De quoi avez-vous envie ?

 

C.A. : J’ai envie de vivre... (Il sourit, ndlr ; écouter: NRoche8)

 

PdA : Que peut-on vous souhaiter, Charles Aznavour ?

 

C.A. : Non... Je ne souhaite rien d’autre que ce que je possède... et que j’ai. (écouter: NRoche9)

 

Une réaction, un commentaire ?

Et vous, quelles sont, parmi le répertoire de Charles Aznavour, vos chansons préférées ?

 

Vous pouvez retrouver Charles Aznavour...

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21 août 2014

Daniel Pantchenko : "Aznavour a su conjuguer qualité et chanson populaire"

   Je caressais depuis longtemps l'idée de consacrer à Charles Aznavour, qui a eu quatre-vingt-dix ans le 22 mai dernier, un article qui me permette d'évoquer celles de ses chansons que j'aime, de donner à nos lecteurs une occasion de les (re)découvrir. Avec, à l'appui, du son et de l'image : l'inclusion au document de liens audiovisuels mis en ligne par des passionnés, bien loin de décourager l'éventuelle consommation tarifée d'un produit artistique aurait, au contraire, pour effet d'enrichir l'expérience de l'écrit, d'aiguiser la connaissance, l'appétit du public pour une œuvre remarquable. Ô combien...

   Daniel Pantchenko, qui a signé il y a quelques années Charles Aznavour ou le destin apprivoisé, une biographie de référence sur cet auteur-compositeur-interprète de génie, m'a fait l'honneur d'accepter l'invitation que je lui ai proposée. Il nous ouvre à des titres fort peu connus et revient pour Paroles d'Actu sur le parcours exceptionnel - mais non dénué d'embûches - de celui qu'un sondage CNN/Time avait consacré « artiste du siècle » en 1998 et qui, aujourd'hui encore, après si longtemps, demeure présent, en bonne position, dans le cœur des Français.

   Un hommage à quatre mains, donc, à un artiste dont l'empreinte dans la légende et la grande histoire de la belle chanson française est assurée depuis longtemps. Chapeau bas, Monsieur Aznavour. Merci, Monsieur Pantchenko, pour vos réponses, passionnantes et qui nous donnent envie d'aller plus loin. Pour votre gentillesse. Une exclusivité Paroles d'Actu. Par Nicolas Roche, alias Phil Defer. EXCLU

 

 

ENTRETIEN EXCLUSIF - PAROLES D'ACTU

DANIEL PANTCHENKO

Auteur de Charles Aznavour ou le destin apprivoisé

 

« Aznavour a su conjuguer

qualité et chanson populaire »

 

Charles Aznavour ou le destin apprivoisé

(Source des photos : D. Pantchenko.

Dont : trois photos provenant de documents de présentation édités par l'Alhambra, 1956.)

 

Q. : 09/06/14 ; R. : 20/08/14

 

Paroles d'Actu : Bonjour, Daniel Pantchenko. Vous êtes journaliste et l'auteur de plusieurs ouvrages, dont celui qui nous intéresse plus particulièrement aujourd'hui, Charles Aznavour ou le destin apprivoisé (Fayard), publié en 2006. Ce projet, c'est aussi une histoire d'amitié : vous avez souhaité terminer ce qu'avait entrepris votre ami Marc Robine, décédé en 2003...

 

Daniel Pantchenko : Effectivement. Marc et moi, nous étions journalistes à la revue Chorus, les cahiers de la chanson et nous nous retrouvions surtout à chaque réunion trimestrielle. Aussi passionné l’un que l’autre mais extrêmement différents, nous avions donc des discussions animées au sein de l’équipe dirigée par Fred et Mauricette Hidalgo. Marc m’avait parlé à plusieurs reprises du livre qu’il avait commencé sur Aznavour et il savait que j’avais beaucoup aimé certaines de ses chansons. Pas toujours des plus connues, d’ailleurs, que j’avais apprises par cœur (Sa jeunesse, Plus heureux que moi, Le Carillonneur…). Nous n’étions pas amis intimes avec Marc, mais nous avions une estime professionnelle réciproque. À son décès (l’été 2003), j’ai vu les documents précieux qu’il avait réunis et j’ai lu les quelque 150 feuillets qu’il avait écrits. C’était un travail non finalisé mais remarquable.

 

Dans un premier temps, j’ai pensé qu’il aurait été symbolique de poursuivre son travail avec plusieurs membres de l’équipe, mais cela ne s’est pas produit et j’ai donc décidé de m’atteler seul à la tâche. Je n’avais encore jamais écrit de livre et cela m’a mis en quelque sorte le pied à l’étrier. Comme je souhaitais pouvoir interroger Charles, j’ai fait parvenir le manuscrit de Marc Robine à Gérard Davoust (l’associé d’Aznavour aux éditions Raoul Breton), que j’avais déjà croisé au plan professionnel. Quelques mois plus tard, il m’a téléphoné, enthousiaste, pour me dire que Charles était d’accord pour me rencontrer. Je l’avais déjà interviewé en 1987, lorsque j’étais pigiste au quotidien L’Humanité, mais Charles n’avait plus accepté de participer à une biographie de ce type depuis quarante ans. J’ai alors signé le contrat en septembre 2004 avec les éditions Fayard, avec lesquelles la revue Chorus était partenaire. Et le livre est sorti en mai 2006.

 

PdA : Charles Aznavour naît d'une famille d'artistes le 22 mai 1924, à Paris, presque par hasard... Est-ce au hasard que l'on doit l'installation des Aznavourian en France et, par voie de conséquence, l'émergence d'un des futurs grands ambassadeurs de notre langue ?

 

D.P. : Les parents de Charles Aznavour ont été ballottés par l’Histoire, entre la Révolution russe côté paternel et le génocide arménien en Turquie côté maternel. S’ils se sont installés à Paris, c’est qu’après avoir été l’un des cuisiniers du Tsar, Missak Aznavourian (le grand-père de Charles) y avait émigré et ouvert un restaurant, Le Caucase, où se retrouvaient de nombreux Russes blancs. Mischa (le père de Charles) y travaillera et y jouera du Târ (un instrument à cordes pincées) en chantant pour distraire les clients. En 1980, Aznavour a enregistré une magnifique chanson où tout est dit, Autobiographie, et il avait créé en 1975 Ils sont tombés, sur le génocide arménien.

 

PdA : Le jeune Charles rêve d'abord de devenir acteur, il s'orientera un peu plus tard, plus clairement, vers le monde de la chanson, des cabarets... En 1941, il rencontre le jeune auteur-compositeur Pierre Roche. En 1946, leur chemin croise celui de Piaf. Le duo va bientôt découvrir l'Amérique...

 

D.P. : Beaucoup de chanteurs, tels Reggiani ou Bruel, ont débuté ainsi avant de conjuguer les différentes disciplines ou d’en choisir une. Charles a fréquenté dès l’âge de neuf ans une école du spectacle et débuté tout de suite au théâtre. Avec sa sœur aînée Aïda, ils ont été des « enfants de la balle » (ils ont grandi dans le milieu du spectacle) avant d’être ces Enfants de la guerre que Charles a enregistrés en 1966. Aïda a commencé à chanter avant lui, il a débuté au cinéma à quatorze ans dans Les Disparus de Saint-Agil, de Christian-Jaque, aux côtés de Mouloudji et Michel Simon. Et il va gagner de nombreux radio-crochets avant d’intégrer une troupe où officie déjà sa sœur.

 

De fait, c’est sa rencontre au Club de la Chanson avec le pianiste-compositeur Pierre Roche en 1941 qui se révèlera déterminante. Lors d’une soirée où ils doivent se succéder, la présentatrice se trompe et les annonce ensemble. Du coup, ils décident de monter un duo qui va durer huit ans, orientant définitivement Aznavour vers la chanson. Curieusement, il passera d’ailleurs aussi huit ans auprès de Piaf… qui interprètera huit de ses chansons. Mais si le duo Roche-Aznavour découvre l’Amérique en passant par le Québec, Piaf va pousser Aznavour à chanter en solo et à bâtir sa carrière en France, ce qu’il va faire. En se libérant ensuite de la tutelle de Piaf, dont il dira toujours deux choses essentielles : qu’elle a été très importante pour lui et pour sa carrière ; qu’il n’y a jamais eu d’histoire d’amour entre eux.

 

PdA : Au début des années 50, il écrit pour Bécaud, compose pour Patachou, Gréco... En solo, il peine à décoller...

 

D.P. : Aznavour rencontre Bécaud en 1952 et ils se mettent à écrire ensemble des chansons que l’un et l’autre enregistreront : Viens, Mé qué, mé quéGréco avait remporté un prix avec Je hais les dimanches (qu’avait d’abord refusé Piaf !) ; avant d’auditionner Aznavour dans son cabaret sur la Butte Montmartre, Patachou était secrétaire chez Raoul Breton, l’éditeur obstiné et décisif d’Aznavour (j’ai tenu à lui consacrer tout un chapitre). Bientôt l’auteur Aznavour est chanté par de nombreux interprètes tels Georges Ulmer, Philippe Clay, Les Compagnons de la chanson (on dit que la France est « Aznavourée »), mais le chanteur Aznavour va être l’objet de critiques violentes à la limite du racisme pour ses origines ou sa petite taille, et de façon soi-disant spirituelle pour sa voix au timbre singulier : « l’enroué vers l’or », « l’aphonie des grandeurs », « la petite Callas mitée »… Il lui aura fallu une détermination et un courage hors-norme (sans oublier le soutien sans faille de l’éditeur Raoul Breton) pour venir à bout de tous ces obstacles. D’où le titre du livre (Charles Aznavour ou le destin apprivoisé) qu’avait trouvé Marc Robine, et que j’ai bien entendu conservé.

 

PdA : La consécration vient autour des années 1956-57. Il crée Sur ma vie (1956), son premier grand succès populaire. Le public le fête à l'Alhambra, à l'Olympia; il va, dès lors, enchaîner les contrats. Une vedette est née...

 

D.P. : Aznavour connaît ses premiers vrais succès publics fin 1954 après une tournée en Afrique du Nord, où il a enthousiasmé le propriétaire du Casino de Marrakech, qui est alors également celui du Moulin-Rouge. Il y passe donc ensuite en tête d’affiche, et pendant trois mois. L’année suivante, il sera en « vedette anglaise » de l’Olympia où il créera Sur ma vie, son premier grand succès populaire… que reprendra Hallyday beaucoup plus tard (un article de la revue Music-Hall le qualifie alors de « Monsieur-Force-la-Chance »). Ce n’est pas encore la « consécration » et même si son succès est de plus en plus grand, ladite consécration viendra véritablement avec son arrivée chez Barclay et le choc scénique et médiatique lié à Je m’voyais déjà (entre-temps, le 31 août 1956, un autre choc s’est produit, terrible celui-là, où Charles a failli perdre la vie dans un accident de voiture).

 

Alhambra 1

 

PdA : J'aimerais, à ce stade de notre entretien, vous inviter à évoquer quelques chansons d'Aznavour, à nous livrer les anecdotes dont vous auriez connaissance, votre ressenti face à tel ou tel titre. La liste est totalement subjective, presque égoïste : une sélection, parmi mes préférées. De superbes mélodies. Des textes très riches et, à la fois, désarmants de simplicité, la mise en scène quasi-cinématographique de situations, de sentiments qui peuvent toucher tout le monde... Il y en a qui sont archi-connues, d'autres moins. Une belle occasion, à mon sens, de faire découvrir ou redécouvrir quelques perles de son répertoire...

 

D.P. : En 1954, certains titres, déjà, ont marqué comme Viens au creux de mon épaule et Je t’aime comme ça (cousine annonciatrice de Tu t’laisses aller) et il les a réunis dans un 25 cm. Côté un rien mélodramatique, il y a eu ensuite Le Palais de nos chimères et Une enfant ; côté swing, On ne sait jamais, J’aime Paris au mois de mai, Pour faire une Jam… et toujours lié à la musique, Ce sacré piano ; côté sensualité voire provocation, il y a eu Après l’amourQuand nos corps se détendent …/… Quand nos souffles sont courts »), et des titres que parfois Piaf et Bécaud ont un peu édulcorés. Le mieux, c’est quand même d’écouter tous ces titres qu’on trouve aisément sur le web.

 

PdA : Sa jeunesse (Année : 1956. Paroles et musique : C. Aznavour.)

 

D.P. : Bien sûr, Sa jeunesse est une pure merveille, dans l’œuvre d’un auteur-compositeur où la thématique du « temps » est omniprésente (« C’est normal pour quelqu’un qui a peur de la mort », me confiera-t-il). Il l’associera plus tard à Hier encore, autre merveille (la chanson préférée, je crois, de Marc Robine), et il ne faut jamais oublier chez Aznavour la dimension mélodique extraordinaire. La sienne propre d’abord, mais aussi, celle de son grand complice (et beau-frère) Georges Garvarentz, qui a signé – en outre - de nombreuses musiques de films. Pour revenir à Sa jeunesse, Charles a écrit le texte fin 1949 à l’époque de son passage québécois au Faisan Doré avec Pierre Roche, et il n’a composé la musique que sept ou huit ans plus tard…

 

PdA : Les deux guitares (Année : 1960. Paroles : C. Aznavour. Musique : Tzigane russe.)

 

D.P. : C’est l’une des toutes premières chansons d’Aznavour chez Barclay (après Tu t’laisses aller), adaptée d’un air traditionnel russe, et qui prend valeur de symbole en évoquant les racines et les années d’enfance à travers la musique et l’ambiance des restaurants ouverts par son père. L’arrangement est de Paul Mauriat et on retrouvera cette ambiance et cet esprit musical en 1980, dans Autobiographie, cette longue et incontournable chanson déjà évoquée.

 

PdA : Je m'voyais déjà (Année : 1960. Paroles et musique : C. Aznavour.)

 

D.P. : Le 12 décembre 1960, pour la première de presse du passage d’Aznavour à l’Alhambra, Barclay a fait tirer pour les VIP un 45 tours / 2 titres spécial avec Je m’voyais déjà et L’Enfant prodigue. Pour la première chanson, Charles a imaginé toute une mise en scène, de dos au public, qui va se révéler très efficace. Et susciter un triomphe et l’avènement d’une vedette, bientôt internationale (d’où le chapitre que j’ai intitulé « L’effet 'Je m’voyais déjà' »). Bien qu’elle paraisse très autobiographique, Charles a maintes fois répété que cette chanson lui a été inspirée par un artiste croisé dans un cabaret belge.

 

PdA : Bon anniversaire (Année : 1963. Paroles et musique : C. Aznavour.)

 

D.P. : C’est dans l’album qui s’ouvre sur For me… formidable (paroles de Jacques Plante, l’auteur de La Bohême). Ce titre doux-amer sur un anniversaire de mariage calamiteux, mais où l’amour reste le plus fort, s’inscrit dans l’esprit de Tu t’laisses aller, qu’on retrouve encore dans l’album à travers Dors et Tu exagères. L’homme y a quand même un peu trop le beau rôle, extrêmement compréhensif et patient à l’égard de cette femme qu’il aime « malgré tout ». Cette « abnégation » gentiment auto-célébrée aurait eu un peu de mal à passer dix ans plus tard avec l’essor du mouvement féministe.

 

PdA : La mamma (Année : 1963. Paroles : R. Gall. Musique : C. Aznavour.)

 

D.P. : Énorme tube sur un texte du père de France Gall, et encore sur une mélodie efficace de Charles. Il y a un côté cinématographique à l’Italienne, un récitatif, un refrain-cantique et une montée finale typiquement aznavourienne… Mais comme toujours, pour les chansons de Charles qui ont eu un tel succès et qu’on a – à mon goût – un peu trop entendues (c’était un peu le cas dans le même album avec Et pourtant), j’ai préféré ici Je t’attends (musique de Bécaud) ou Les Aventuriers (encore un texte de Jacques Plante).

 

PdA : À ma fille (Année : 1964. Paroles et musique : C. Aznavour.)

 

D.P. : Là, j’ai beaucoup aimé l’ensemble de l’album (à part son tube, Que c’est triste Venise) même si je trouve À ma fille un peu convenu. Cela étant, Charles (40 ans) sait les « dangers » qui guettent sa fille Patricia qui a alors 17 ans… l’âge de plusieurs de celles qu’il courtise dans ses chansons (Viens, Donne tes seize ans, Trousse-Chemise…). Et comme je l’ai dit plus haut, ici, c’est Hier encore que je préfère, l’une des plus belles de Charles à mon sens.

 

Alhambra 2

 

PdA : La Bohème (Année : 1965. Paroles : J. Plante. Musique : C. Aznavour.)

 

D.P. : Celle-ci aussi est évidemment superbe. Elle a permis à l’opérette Monsieur Carnaval (sur un livret de Frédéric Dard, alias San-Antonio) d’obtenir un grand succès. La chanson n’y était pas prévue au départ. Sentant immédiatement l’impact qu’elle pouvait avoir, Charles l’a enregistrée avant la vedette du spectacle, Georges Guétary, ce qui a provoqué un sérieux accrochage entre les deux artistes et leurs maisons de disques respectives. Tous ayant vendu beaucoup, la réconciliation eut lieu assez vite.

 

PdA : Et moi dans mon coin (Année : 1966. Paroles et musique : C. Aznavour.)

 

D.P. : Chantre inlassable du sentiment amoureux, Aznavour parle rupture d’une manière cinématographique et promène son œil-caméra sur la femme aimée et son rival, dont il saisit clairement et avec accablement le « manège ». Il y a souvent des saynètes de ce genre chez Charles, qui n’oublie jamais qu’il est comédien (il a enregistré Les Comédiens quelques années plus tôt). Il y a, dans ce même disque, Les Enfants de la guerre dont j’ai déjà parlé, et un exercice de style assez rare qui vaut le détour, éclairant d’intéressante façon la façon d’écrire du chanteur : Pour essayer de faire une chanson.

 

PdA : Emmenez-moi (Année : 1967. Paroles : C. Aznavour. Musique : G. Garvarentz.)

 

D.P. : Encore un titre-culte, et dont près d’un demi-siècle après, les deux dernières lignes du refrain gardent toute leur actualité : « Il me semble que la misère / Serait moins pénible au soleil ». Avec, une fois de plus cette touche cinéma, qui invite particulièrement bien au voyage.

 

PdA : Non, je n'ai rien oublié (Année : 1971. Paroles : C. Aznavour. Musique : G. Garvarentz.)

 

D.P. : Rebelote, et de façon magistrale, dans ce flash-back de plus de six minutes, avec la patte de Garvarentz, roi de la musique de film. Excellent en scène, of course, ce que plusieurs critiques ont souligné.

 

PdA : Comme ils disent (Année : 1972. Paroles et musique : C. Aznavour.)

 

D.P. : Inspirée à Charles par certains de ses amis (et déconseillée alors prudemment par des proches), cette chanson reste encore aujourd’hui la plus connue au plan symbolique sur le thème de l’homosexualité. Aucun chanteur de sa notoriété n’avait alors osé l’aborder ainsi et en finesse. Comme je l’ai noté dans le livre, des militants et autres artistes « engagés » ont déploré alors qu’Aznavour n’ait pas écrit cette chanson dix ans plus tôt. Quand on voit les débats pour le moins houleux qu’a provoqué « le mariage pour tous », on se dit qu’il y a encore du travail… À noter que cette chanson d’Aznavour sera la dernière à obtenir autant de succès (avec, à un degré moindre, Les Plaisirs démodés, sur ce même album).

 

PdA : Je t'aime A.I.M.E. (Année : 1994. Paroles et musique : C. Aznavour.)

 

D.P. : J’avoue que cette chanson en forme d’exercice de style ne m’a pas vraiment passionné, même si elle illustre parfaitement une des manières d’écrire de son auteur.

 

PdA : Une autre, de votre choix ?

 

D.P. : Là, c’est le genre de question à laquelle je ne répond jamais, parce que la chanson que je choisirai aujourd’hui sera différente demain, et encore différente après-demain. Mais la question suivante me permettra de résoudre plus ou moins ce dilemme.

 

PdA : Justement... Quelles sont, notamment parmi celles qui sont un peu moins connues, vos chansons préférées d'Aznavour, celles qui, de votre point de vue, mériteraient d'être connues davantage ?

 

D.P. : Il y en a beaucoup, et le bonheur que m’apporte chacune de mes biographies, où je mets en avant l’artiste et son œuvre, c’est lorsqu’une personne me dit que sa lecture lui a donné envie de découvrir d’autres chansons de l’artiste en question. J’ai découvert Aznavour lorsque j’étais adolescent, au début des années 60, et j’ai adoré sa voix et son premier disque Barclay, avec Les deux guitares, bien sûr (peut-être à cause de mes origines paternelles ukrainiennes : à Bordeaux, on allait sur des bateaux soviétiques de passage, on trinquait et des marins chantaient des variantes - façon corps de garde - de cette chanson d’origine traditionnelle qui les faisaient beaucoup rigoler, mais pas nous, malgré la traduction).

 

Dans ce même disque, j’adorais Fraternité, Rendez-vous à Brasilia et surtout J’ai perdu la tête et Plus heureux que moi, que j’avais apprises par cœur et que je me chantais souvent. Et plus encore même, Le Carillonneur, dans le disque suivant, avec Il faut savoir. Le Carillonneur, c’est sur un texte de Bernard Dimey, auquel j’ai consacré un chapitre (38), car c’est le seul auteur auquel Aznavour a lui-même consacré tout un album (en 1983).

 

Ensuite, j’ai découvert des chansons antérieures qui m’ont aussi beaucoup plu comme On ne sait jamais, J’aime Paris au mois de mai, Sa jeunesse, Il y avait, Sur la table, C’est merveilleux l’amour, Ce sacré piano… Et puis encore, dans les années 60, L’Amour c’est comme un jour, Les petits matins, Avec, Le Toréador

 

Alhambra 3

 

PdA : Quelle image vous êtes-vous forgée, pour l'avoir étudié, rencontré plusieurs fois, de l'homme Charles Aznavour ?

 

D.P. : D’abord, « forger », c’est vraiment un verbe qu’utilise beaucoup Aznavour et qui lui correspond très bien, en homme – j’y reviens - qui a su apprivoiser son destin. Je l’ai effectivement rencontré plusieurs fois, mais vous savez, c’était dans un contexte privilégié où le rapport était évidemment facilité, simple, préparé par Gérard Davoust et empreint de confiance réciproque. Pour autant, j’ai constaté son professionnalisme, son souci du détail, son souci primordial pour sa famille, et aussi son humour, jeux de mots à l’appui…

 

PdA : Avez-vous été étonné, surpris par certaines découvertes, certaines révélations lors de la préparation de votre ouvrage ?

 

D.P. : Pas vraiment. Marc Robine avait déjà réuni de nombreux documents et, comme j’avais déjà écrit sur Aznavour (interview comprise), je le connaissais pas mal. J’ai appris des choses, comme j’en apprends chaque fois sur les artistes, des choses importantes mais pas véritablement surprenantes.

 

PdA : En 1998, CNN et les internautes de Time le consacrent « artiste du siècle » devant Elvis Presley et Bob Dylan. C'est un choix que vous comprenez, que vous auriez pu faire vous-même ?

 

D.P. : Pour moi, ce type de classement n’a pas vraiment de sens en matière artistique et donc, ne m’intéresse pas (même si cela a été indiqué en quatrième de couverture de mon livre).

 

PdA : Quel est, au fond, l'apport de Charles Aznavour à la chanson française ? Que lui doit-elle ?

 

D.P. : Charles rappelle toujours que son nom n’est jamais cité parmi les « grands » de la chanson française. Sans doute son immense succès populaire est-il en partie responsable de cela, et sans doute y a-t-il contribué lui même en se prêtant à certaines opérations plus médiatiques qu’artistiques. Il reste qu’il a su conjuguer qualité et chanson populaire, un certain nombre de ses compositions n’ayant rien à envier à personne, personne n’ayant par ailleurs porté comme lui cette expression culturelle française à travers le monde, au fil d’une carrière d’une exceptionnelle longévité.

 

Daniel_Pantchenko

(Photo de Claudie Pantchenko.)

 

PdA : Nous ne conclurons pas cet entretien avant d'avoir évoqué, l'espace d'un instant, votre dernier ouvrage : Serge Reggiani, l'acteur de la chanson. Reggiani, grand interprète qui, c'est heureux, revient dans l'actualité et sur les ondes, dix ans après sa disparition... Qu'est-ce qui vous a donné envie d'écrire cette nouvelle biographie ?

 

D.P. : Exceptée la biographie d’Aznavour, écrite après le décès de Marc Robine qui l’avait amorcée, les trois suivantes (Jean Ferrat, Anne Sylvestre et aujourd’hui Serge Reggiani) répondent toujours de ma part à un souci fondamental : combler un manque éditorial à propos d’une chanteuse ou d’un chanteur importants à mes yeux, dont j’ai suivi professionnellement la carrière. Il n’existait pas de biographie vraiment pointue de Reggiani, que j’ai interviewé cinq fois entre 1981 et 2003.

 

Tout en abordant l’ensemble de sa carrière et de sa vie, j’ai centré naturellement mon travail sur la chanson, sur son répertoire remarquable et sur sa dimension d’acteur, avec cette voix émouvante reconnaissable entre mille. Et je me suis rendu compte que, toutes générations confondues, la plupart des gens auxquels j’ai parlé de mon projet d’écrire sur Reggiani ont réagi spontanément en disant : « J’adore ! »

 

PdA : Quels sont vos projets pour la suite, cher Daniel Pantchenko ?

 

D.P. : J’ai quelques idées de nouvelles biographies, mais pour l’instant, rien n’est arrêté. Je réfléchis également à des choses plus personnelles et je commence à réunir du matériel divers sans savoir encore ce que cela donnera et à quelle échéance…

 

PdA : Quelque chose à ajouter ?

 

D.P. : Sans doute, mais j’ai déjà beaucoup répondu et le mieux et de chercher directement dans le livre la réponse à d’autres éventuelles questions…

 

PdA : Merci infiniment...

 

Ndlr : Il m'a fallu opérer quelques choix s'agissant des chansons évoquées lors de l'interview et qui ont été commentées par M. Pantchenko. J'aurais pu en citer d'autres, que j'apprécie beaucoup, dont Être, Je voyage ou encore Un Mort vivant. N.R.

 

Aznavour Pantchenko

(Photo de Francis Vernhet, datée de janvier 2006.)

 

Et vous, que vous inspire l'œuvre de Charles Aznavour ? Quelles sont, parmi ses chansons, celles que vous préférez ? Postez vos réponses - et vos réactions - en commentaire ! Nicolas alias Phil Defer

 

 

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