François Durpaire : « La véritable ligne de fracture de ce second tour, qui n'est pas joué, est sociale »
Neuf jours après le premier tour d’une présidentielle éclatée, qui a vu la qualification pour le second tour du président sortant Emmanuel Macron (27,8%) et de la patronne du RN Marine Le Pen (23,1%), et à la veille d’un débat qui sera très scruté, une pause pour analyser les personnalités de l’une et de l’autre, et les rapports de force. Il y a cinq ans, François Durpaire, politologue et historien, avait répondu à mes questions autour de sa série de BD La Présidente (Les Arènes BD), qu’il a scénarisée et qui imaginait, dès 2015, l’élection et l’exercice du pouvoir par Marine Le Pen et ses équipes.
Il y a cinq ans, on était avant l’élection de 2017 qui verrait le jeune loup Macron l’emporter largement (par 66% des suffrages exprimés) contre la présidente du Front national. À cinq jours du second tour 2022, on peut se dire que, du point de vue des rapports de force au moins, on ne vivra pas un bête remake : Emmanuel Macron est président sortant, son agenda politique, sa pratique du pouvoir, son tempérament même lui ont aliéné des franges considérables parmi l’électorat qui fut le sien, beaucoup par défaut, en 2017. Et sa rivale, qui a beaucoup appris de ses échecs, est devenue experte dans l’art d’user d’un langage qui parle aux fractions populaires, à ce peuple qui ne s’est jamais reconnu, ou ne se reconnaît décidément plus dans les discours d’Emmanuel Macron.
Je remercie François Durpaire pour le temps qu’il a bien voulu me consacrer et pour ses réponses, instructives et qui évitent tout parti pris. Exclu, Paroles d’Actu, par Nicolas Roche.
EXCLU - PAROLES D’ACTU
François Durpaire : « La véritable ligne
de fracture de ce second tour,
qui n’est pas joué, est sociale... »
La Présidente (Les Arènes BD).
François Durpaire bonjour. Cinq ans après nos précédentes interviews, bis repetita : un second tour Macron-Le Pen. Que vous inspire-t-elle, cette campagne présidentielle 2022 ?
Pour moi ça n’est pas exactement "bis repetita". Effectivement le duel est le même qu’il y a cinq ans, mais beaucoup de choses ont changé. La première, c’est que l’un est président, l’autre toujours candidate, ce qui veut dire que dans leur rapport, notamment dans le débat, le positionnement ne sera pas le même : il y a cinq ans, c’était promesses contre promesses, là c’est promesses contre défense d’un bilan. Et il est toujours plus difficile de défendre un bilan que des promesses. La deuxième chose, c’est que le rapport de force a changé : Marine Le Pen a aujourd’hui des reports de voix possibles. On a évidemment beaucoup parlé de Zemmour pendant la campagne, il n’y a pas que lui. Les reports de voix seront donc plus importants. Le faiseur de roi, cette année, ce sera forcément les voix de Jean-Luc Mélenchon (22%), avec l’inconnue de l’abstention. Quant à la thématique de campagne, c’est le pouvoir d’achat. On dit souvent que celui qui impose son thème à la campagne est celui qui a le plus de chance de l’emporter. Là, ça contredirait un peu les sondages, puisqu’ils donnent la victoire à Emmanuel Macron. Pourtant cette thématique, imposée par Marine Le Pen, est celle que plébiscitent les Français...
Vous avez beaucoup observé, étudié Marine Le Pen, pour votre trilogie La Présidente (Les Arènes BD) notamment. Êtes-vous de ceux qui considèrent qu’en cinq ans, elle a appris de ces erreurs, et gagné en habileté ?
Oui, elle a en tout cas gagné en habileté politique. Elle a beaucoup appris de son échec lors du débat d’il y a cinq ans. Elle s’est dit qu’il fallait creuser deux sillons. Le premier, c’est la crédibilité du programme : elle a beaucoup répété que son programme était sérieux, qu’elle avait beaucoup travaillé, elle a mis en scène son travail autour du projet, notamment en opposition à Éric Zemmour. Le deuxième, c’est de lisser son image : de nombreuses élections se jouent aujourd’hui sur la fameuse polarisation négative qui veut qu’on ne vote pas "pour" un candidat, mais "contre". Elle a fait beaucoup pour que les Français ne votent pas contre elle. On verra s’il y a plus de gens qui sont contre elle (l’ancien "front républicain") ou contre Macron. Il y a un désir, un besoin d’alternance : il faut rappeler qu’aucun président n’a été réélu hors cohabitation dans la Cinquième République. Dans tous les cas ce sera une première : première réélection d’un président hors cohabitation, ou première élection d’une candidate d’extrême-droite.
À la fin de vos BD, le cycle victorieux des Le Pen était brisé par la victoire d’un ticket dit républicain incarné par Emmanuel Macron et Christiane Taubira. Emmanuel Macron est effectivement devenu président depuis, mais sa personnalité et ses orientations ont objectivement contribué à détourner de lui pas mal de gens pourtant attachés aux valeurs républicaines. En 2017, il l’a emporté avec 32 points d’écart sur Marine Le Pen. S’il gagne par 10 points cette année ce sera large... Est-ce qu’on ne sous-estime pas l’hostilité, peut-être la haine qu’il inspire ?
Non effectivement, on ne les sous-estime pas puisque cela se lit dans les sondages. Actuellement les sondages les plus en faveur d’Emmanuel Macron lui donnent 54%, ce qui n’est que très légèrement au-delà de la marge d’erreur. L’hostilité à son égard est réelle : il incarne le libéralisme, il incarne une forme d’arrogance sur laquelle Marine Le Pen a beaucoup joué. Ayons toujours en tête que cette élection, c’est la rencontre d’un homme (ou d’une femme) et du peuple. Il y a donc un côté psychologique qui, nécessairement, a de l’importance.
Et d’ailleurs, quand on voit tous ces gens, notamment des intellectuels, artistes, sportifs... qui appellent à voter Macron pour faire barrage à Le Pen, est-ce qu’on n’a pas tendance, ici, à oublier un peu les leçons de l’élection de Trump en 2016 ?
Vous avez raison, tout cela n’est pas forcément perçu de manière positive : lors de l’élection de Trump, l’engagement des personnalités a plutôt joué contre Hillary Clinton. On pourrait vivre la même chose. L’idée, ce serait de dire que l’électorat du "système" se mobilise. Et ça valide la sociologie du vote : les classes populaires contre les strates plus dominantes de la société. Que ces personnes plus favorisées se mettent à appeler au vote donne donc encore plus de valeur à la terminologie "candidat des élites", "candidat des riches"... "candidat de ceux qui profitent de la mondialisation"...
D’autant plus avec cette habileté qui est celle de Marine Le Pen cette année... Sans doute ne répondrez-vous pas à cette question mais, en tant que scénariste, quels atouts feriez-vous utiliser par Marine Le Pen pour espérer faire pencher la balance lors du débat ?
(Rires) C’est vrai que dans la BD, on lui avait notamment offert le slogan d’une deuxième campagne, "La France Encore Plus". Bon, on va éviter de lui donner des conseils pour le second tour. Je pense toutefois que, comme on l’a déjà dit, elle serait bien inspirée, pour creuser son sillon, de continuer à lisser son image et à mettre en avant le sérieux de son programme. Ce qui est un peu compliqué c’est que les deux candidats ont à aller convertir des électorats à contre-mouvement d’il y a cinq ans : cette fois-ci c’est Emmanuel Macron qui doit séduire l’électorat de gauche entre les deux tours, et Marine Le Pen, qui en a déjà convaincu certains à gauche, doit se faire la plus petite possible, d’ailleurs sa première semaine de campagne a été très discrète. Voulant jouer le "tout contre Macron", elle essaie de se faire oublier, pensant que la polarisation négative va jouer pour elle. En revanche, le fait de n’avoir pas suffisamment été sur le terrain fait que l’écart dans les sondages s’est agrandi. Donc c’est un pari qu’elle a joué, d’une campagne très douce. Elle se dit qu’avec ce faux rythme, comme dans ces sports où il y a des matchs avec un faux rythme, elle peut au bout du compte être la surprise de la fin de la deuxième semaine d’entre-deux tours, surtout si les médias reprennent que les sondages sont au-delà de la marge d’erreur. Si on était, en toute fin de campagne, sur des sondages restant à 54-46, et s’il faisait beau dimanche, cela pourrait entraîner une très forte abstention et une surprise colossale. Si on fait la totalité des voix dont les deux sont sûrs, Emmanuel Macron est à 33%, Marine Le Pen à 32,5... Si on totalise les voix de report quasiment certains, il y a égalité. Le reste n’est que conjectures.
Dans le tome 3 de La Présidente (2017), après deux mandats de Le Pen, tante puis nièce,
débat entre l’ex-présidente Le Pen et un challenger nommé Emmanuel Macron...
Donc autant dire que les choses ne sont pas jouées...
Non, c’est très serré. Quand un journaliste aussi expérimenté qu’Alain Duhamel dit que ce sera l’élection la plus serrée depuis 1974, on peut l’écouter...
Observant Marine Le Pen telle qu’elle mène campagne en 2022, quels points importants d’intrigue auriez-vous modifiés si La Présidente avait été écrit cette année ?
Je me serais amusé à anticiper les répliques du débat Macron-Le Pen, et j’aurais essayé de montrer les coulisses du travestissement de Marine Le Pen en candidate mainstream.
Après le premier tour, beaucoup de frustrations se sont fait entendre : est-ce qu’on arrive pas au bout d’un système, où à la faveur de la juxtaposition des quinquennats présidentiel et législatif, tout se décide sans partage pour cinq ans ("the winner takes all") là où dans les démocraties normales (j’assume ce terme) il y a meilleure représentation de la Nation, obligation de négociation et contre-pouvoirs ?
Disons que c’est un peu dommage pour ceux qui croient en la rénovation de la démocratie... Marine Le Pen a fait une conférence de presse sur la rénovation de la démocratie qui propose notamment la mise en place du référendum d’initiative populaire. Cette thématique se trouve plutôt du côté du camp Mélenchon pendant la campagne. Peu de propositions sinon. On a entendu Emmanuel Macron dire qu’il aurait un style différent, mais rien de concret pour rénover la démocratie. Ce serait pourtant une piste importante, les Français souhaitant sans doute participer plus souvent qu’une fois tous les cinq ans.
On a quand même compris de quel côté vous penchez plutôt pour dimanche : quels seraient vos arguments décisifs pour convaincre notamment les électeurs de gauche, qui probablement feront la clé de ce scrutin ?
Là par contre, je vais me retrancher derrière ma position de scénariste : je ne suis personne pour appeler à voter pour l’un ou pour l’autre, ce serait ridicule. Des dirigeants de partis politiques connus et reconnus ne le font pas non plus alors moi, aucun intérêt. Que chacun vote en son âme et conscience. On peut tout de même dire que c’est une pratique française, que des personnes s’arrogent le droit de dire pour qui elles vont voter, s’imaginant que cela puisse influer sur d’autres personnes. C’est assez franco-français et lié au système à deux tours : au premier tour on choisit, au second on va souvent devoir aller vers un opposant à celui qu’on a choisi. Ma position est assez cohérente je crois. Voyez la position de Mélenchon : il est assez clair, en disant aux gens qu’ils sont libres dans la mesure où il n’y a pas de voix "pour l’extrême-droite". Mais un citoyen est un citoyen... J’ai entendu beaucoup de critiques sur le non-positionnement de l’Union populaire, provenant notamment du camp Macron. Je pense que les partisans du "et en même temps" sont mal placés pour critiquer une force dont le positionnement est clairement éclaté : un tiers pour l’abstention, un tiers pour Macron, un tiers pour Le Pen. Au nom de quoi Mélenchon irait, appelant à voter Macron, faire exploser son propre camp ? Pour des gens qui, encore une fois, ont travaillé sur le "en même temps" pendant des années, travaillé à la disparition des partis traditionnels - LR et le PS additionnés font à peine le score d’Éric Zemmour ? Je crois que cette leçon de morale est complètement déplacée.
La véritable ligne de fracture de ce second tour, le choc (je parle ici des électeurs, pas des postures des politiques), ce sera entre optimistes et pessimistes, entre les heureux et les inquiets face à l’Europe telle qu’elle se fait, à l’Europe telle qu’elle se joue ?
Marine Le Pen entend opposer "mondialistes" et "nationalistes". Emmanuel Macron aimerait opposer "républicains" et "extrémistes". En fait, la sociologie du vote, ce serait plutôt d’un côté, dans le camp de Marine Le Pen, les classes populaires, celles qui ont fait moins d’études supérieures, et de l’autre, un public plus CSP+ (les catégories socioprofessionnelles les plus favorisées, ndlr). Pour moi, la vraie ligne de fracture est là. Ce qui est intéressant, c’est qu’elle est sociale, et pas identitaire. En cela, du côté des souverainistes de droite, on peut dire que Marine Le Pen a eu une intuition plutôt juste par rapport à un Éric Zemmour qui a tout misé sur la "fracture identitaire".
Dans la lutte d’influence globale entre régimes libéraux et régimes autoritaires, entre pensée progressiste et pulsion de repli sur soi, c’est à ce stade plutôt l’optimisme ou le pessimisme qui dans votre esprit l’emporte ?
Ce sont des fractures apparentes. Il ne faut pas toujours se laisser prendre aux discours des uns et des autres. Les "autoritaires" et les "progressistes" ne sont pas toujours ceux qu’on croit. Un exemple : Emmanuel Macron nous avait expliqué qu’Erdogan était un autoritaire. Dans le cadre de la guerre actuelle, Erdogan se trouve apparemment du côté des démocraties soutenant l’Ukraine contre la Russie. Dans le cas contraire, l’Inde, dont personne ne peut nier qu’elle est une grande démocratie, est plutôt en soutien de la Russie... Il faut donc distinguer les discours et les réalités géopolitiques et historiques, toujours plus subtiles.
Vos projets, vos envies pour la suite, François Durpaire ?
Quelques projets de BD à venir, je pense qu’on en reparlera.
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Michaël Darmon : « Emmanuel Macron se voulait Jupiter, il est devenu Hercule... »
Dans un peu moins d’un mois, les électeurs seront appelés à se prononcer pour choisir, parmi douze candidats, les deux personnalités qui accéderont au second tour de la présidentielle, l’élection reine en France. Cette campagne 2022 ne ressemblera probablement à aucune de celles qui l’ont précédée dans l’histoire récente : elle intervient alors qu’une guerre brutale fait rage aux portes de l’Europe, et qu’une pandémie peine à se faire oublier. C’est bien un "quinquennat de crises" - pas nécessairement toutes de nature à handicaper un sortant, disons les choses - qu’évoque le journaliste politique Michaël Darmon dans son ouvrage Les secrets d’un règne (L’Archipel, octobre 2021).
Après lecture de ce document éclairant à bien des égards, je l’ai contacté pour lui proposer une interview, ce qu’il a accepté de bonne grâce. Les difficultés furent ailleurs : il a fallu jongler avec son emploi du temps très chargé, et après avoir réalisé une moitié d’entretien, nous nous sommes donné rendez-vous pour la semaine suivante. L’interview s’achèvera en fait trois semaines plus tard : entre temps, la Russie de Vladimir Poutine avait choisi d’envahir l’Ukraine. Merci à Michaël Darmon pour le temps qu’il m’a accordé, et pour ce témoignage. Paroles d’Actu, par Nicolas Roche.
EXCLU - PAROLES D’ACTU
Michaël Darmon : « Emmanuel Macron
se voulait Jupiter, il est devenu Hercule... »
Les secrets d’un règne : Dans les coulisses d’un quinquennat de crises,
par Michaël Darmon (L’Archipel, octobre 2021).
première partie, le 16 février 2022
Michaël Darmon bonjour. Il y a quelques semaines, les (très) bons sondages post-primaire LR de Valérie Pécresse ont rendu cette élection incertaine, mais à ce stade on a l’air de s’acheminer vers une réélection d’Emmanuel Macron nette comme fut celle de Mitterrand ’88. Honnêtement, subsiste-t-il pour vous un grand suspense quant à ce scrutin, si on laisse de côté un épisode type "Papy Voise x 10" à quelques jours du second tour ?
Je pense que l’élection reste, malgré tout, assez ouverte. Pour la première fois, il y a, dans cette campagne présidentielle, deux éléments nouveaux. Le premier, c’est une primaire à l’extrême-droite, ce qui n’avait jamais été le cas auparavant. La donne est changée : cela a pour conséquence d’abaisser le ticket d’entrée pour le deuxième tour. Le deuxième, c’est une tendance à l’abstention, qui s’annonce plus importante qu’en 2017 - on s’oriente vers un chiffre d’environ 30%, ce qui serait beaucoup pour une présidentielle. Cette abstention attendue a aussi pour conséquence d’abaisser le niveau d’entrée pour le deuxième tour. Le niveau de qualification pour le duel final semble devoir se situer entre 16 et 18%, c’est bien moins que lors des scrutins précédents. Aujourd’hui, trois personnes sont des qualifiés potentiels, et on ne sait pas à ce jour comment cela va se décanter, entre Marine Le Pen, Valérie Pécresse et Éric Zemmour. Ce niveau d’incertitude, les sondages tentent de le mesurer tant bien que mal, mais ils ont du mal à appréhender des phénomènes nouveaux. Et on peut ajouter à tout cela une troisième dimension, désormais intégrée par les sondeurs : c’est la grande volatilité des électeurs, qui peuvent bouger au dernier moment, massivement, sur un fait d’actualité, une décision soudaine, une cristallisation ou un sursaut...
Et tout cela pourrait, pour vous, mettre en péril une réélection d’Emmanuel Macron ?
Je ne sais pas, mais en tout cas, cela ferait de la campagne du deuxième tour une campagne inédite. On ne sait pas envisager avec certitude une campagne de deuxième tour avant que ne se tienne le premier : ceux qui ont fait des projections se sont souvent trompés. Mais si on regarde la situation à date, alors qu’il reste une cinquantaine de jours, rien n’est encore cristallisé.
À la mi-février, et à défaut d’entente entre les candidats de gauche (on n’en est plus là), la deuxième place qualificative pour le second tour de la présidentielle semble devoir se jouer vous le rappeliez dans un mouchoir, entre Marine Le Pen, Valérie Pécresse et Éric Zemmour. Qui parmi eux serait le plus à même de fédérer au-delà des électeurs de premier tour, et notamment les électeurs de gauche ne voulant plus du président actuel ?
Si tant est qu’il y ait la mise en condition d’un débat entre Emmanuel Macron et Valérie Pécresse, Valérie Pécresse peut proposer alors les conditions d’un référendum anti-Macron. Cela lui permettrait de rallier à elle, dans une considération qui reste encore à voir, des électeurs de la gauche qui souhaiteraient voir battre Emmanuel Macron. Il faut voir que, pour l’instant, ce scénario est quand même nuancé par le fait qu’une proportion non négligeable d’électeurs de gauche, socialistes, sociaux-démocrates, voyant l’état actuel de leur camp, se reportent plus volontiers sur Emmanuel Macron dont ils se sentent proches au niveau des propositions. Il y aurait donc "match", rien n’est acquis.
Il faut avoir en tête cette frange de la gauche, portée notamment par les élus, qui se dit qu’historiquement, la gauche se reconstitue face à la droite au pouvoir, et que pour pouvoir reconstruire tout cela, il faut que la candidate LR puisse gagner l’élection de manière à ce que LREM tombe, que soit repris le clivage droite-gauche avec la construction d’un contre-projet. Encore une fois, je ne sais pas dans quelle mesure cette théorie, très présente chez les élus, infuse auprès du terrain. Mais dans le cadre d’un deuxième tour face à Macron, il peut y avoir cette consigne d’un "vote utile". Marine Le Pen et Éric Zemmour provoqueraient, eux, essentiellement une démobilisation auprès des électeurs de gauche.
La campagne droitière d’une Valérie Pécresse qu’on a connu plus modérée, et les scores prêtés aux candidats Le Pen et Zemmour, ne sont-ils pas en train de matérialiser le pari du président, à savoir en substance "À la fin, ce sera entre moi et Le Pen" ? Emmanuel Macron n’a-t-il pas contribué, en sapant les fondations des partis établis, à installer le camp de la droite dure comme la seule alternative à sa politique et à ce qu’il incarne, pour 2022 et pour la suite ?
C’est une des conséquences : il contribue à faire du camp "nationaliste" le camp de l’alternance, sachant que son pari à lui c’est de créer le "camp du raisonnable", via le premier parti démocrate à la française centro-progressiste qui rassemblerait de la gauche de la droite à la droite de la gauche. Ce courant central auquel il a voulu s’atteler dès le début, nécessitait de pouvoir capter le centre-droit. Donc effectivement, s’il n’y a pas un rééquilibrage de la campagne de Valérie Pécresse, qui doit pouvoir parler aux centristes comme aux électeurs de la droite partis chez Macron (environ 20%) et qui pour l’instant ne comptent pas retourner chez LR, c’est bien le face-à-face entre camp nationaliste et le camp progressiste qui se profile. Partant de là, cela place ce camp nationaliste en position d’alternance possible, mais c’était bien le pari politique posé par Macron à ses débuts.
On dit beaucoup que Marine Le Pen a appris de et depuis son échec de 2017, c’est votre sentiment ?
Oui, elle a appris, elle s’est beaucoup mieux préparée, elle s’est réorganisée. Surtout, voyant la candidature d’Éric Zemmour grandir sur le terrain, elle a compris qu’elle avait là une possibilité de pouvoir terminer sa dédiabolisation en se recentrant considérablement. Elle a laissé tomber, en tout cas en terme de discours, toutes les caractéristiques du parti d’extrême-droite, et même entamé une sorte de mue dans sa relation avec les Français : on l’a vue à Reims, parler pour la première fois de sa propre vie et de son rapport aux femmes, seules et célibataires notamment, évoquer les familles monoparentales... Elle essaie, et c’est nouveau, de créer une sorte de relation affective entre elle et les Français, alors que cette relation n’était auparavant que tribunitienne et politique. Cette campagne lui permet de parfaire sa mue, d’autant plus qu’elle constate, campagne après campagne, une diminution de la mobilisation contre elle. Elle suscite de moins en moins d’opposition. Et cela, associé à la tentation abstentionniste, rend sa candidature plus efficiente et plus dangereuse qu’il n’y paraît pour Emmanuel Macron.
On parle beaucoup de sujets polémiques, on évoque les défections de certains pour d’autres camps, Nicolas Bay passé de Le Pen à Zemmour dernièrement... Il y a une forme de violence dans cette campagne. Est-ce qu’on peut espérer avoir malgré tout de vrais débats de fond ? Et qu’est-ce qui rend 2022 singulière par rapport aux campagnes passées ?
Ce qui est frappant, c’est la libération de la parole. C’est la première campagne où le diktat des réseaux sociaux est installé, voire très installé. On est dans une libération totale des expressions, des propos, des mots... Il y a une très grande violence politique, en tout cas dans les langages, qui donne à l’ensemble une tonalité très polémique, avec une difficulté à envisager sereinement les problèmes. Il faut se faire une raison : nous ne sommes pas des Allemands, nous ne sommes pas des Néerlandais, nous ne sommes pas des Scandinaves. À partir de là, le débat politique français dans cette Cinquième République, qui est quand même une monarchie présidentielle construite en pyramide avec une course au pouvoir fondée sur l’élimination et non sur la recherche d’un consensus, ne peut produire que de la tension et une forme de violence. La violence politique est alimentée, élection après élection, par des circonstances contemporaines, mais elle a toujours été de mise parce que, encore une fois, l’organisation de la Cinquième République rend cela inévitable.
Vous avez pas mal suivi, durant votre carrière de journaliste, l’actualité des partis politiques, notamment celle du Front national (1995-2004) et de l’UMP (2004-2010). Quel regard portez-vous sur l’évolution du paysage politique depuis 15 ans ? Après Macron, les diverses chapelles retrouveront-elles leurs ouailles, ou bien a-t-on tourné pour de bon la page de ces temps où la gauche et la droite se partageaient alternativement le pouvoir ?
Je crois que les clivages ont considérablement changé. Ils se sont réorganisés à l’intérieur des familles politiques, les camps, les places et modes d’organisations sont redistribués. Les grands partis de gouvernement qu’on a pu connaître et qui ont structuré la vie publique, sociale, culturelle depuis la Seconde Guerre mondiale sont en train de disparaître. D’autres formes d’organisation politique, je pense à ce que permettent les évolutions technologiques et numériques (avec une plate-forme internet, on peut aujourd’hui faire de la politique), font qu’on vit des évolutions majeures et sans doute définitives. On ne reviendra pas aux grands partis tels qu’on les a connus. Aujourd’hui, des partis s’organisent autour de rassemblements liés à des incarnations, à des souvenirs historiques... Mais ç’en est fini des grands partis de masse, où la gauche et la droite avaient du monde des visions radicalement opposées. Leurs positions se sont considérablement rapprochées sur de nombreuses thématiques, et la mondialisation a imposé une transversalité des thèmes. Le courant populiste qui est venu s’installer et est devenu partie prenante des pouvoirs et des modes de gouvernement change aussi considérablement la donne. Je pense qu’on est bien dans une autre époque complexe dont Emmanuel Macron a été, en France, l’installateur. On verra comment ça va se poursuivre, s’il fait un second mandat, au-delà de lui-même. S’il est réélu, on verra comment LREM et ce mouvement centro-progressiste lui survit, qui le récupère et d’après quel mode opérationnel. Mais les grands partis de masse encore une fois appartiennent à l’Histoire.
seconde partie, le 11 mars 2022
Entre temps, un évènement considérable: la Russie a envahi l’Ukraine.
Les sondages donnent désormais une large avance au président sortant,
positionné loin devant Marine Le Pen. Valérie Pécresse et
Éric Zemmour sont à la peine, rejoints par Jean-Luc Mélenchon...
Michaël Darmon bonjour. Cette question nous est imposée par la tragique actualité internationale du moment : l’invasion de l’Ukraine par la Russie de Poutine a-t-elle eu pour effet, en France, de tuer la campagne et de plier le match en faveur du président Macron ?
Elle ne tue pas la campagne, elle la redimensionne : c’est la première fois qu’un évènement international, donc extérieur à la vie du pays a autant d’effet sur la campagne présidentielle. Par tradition, les campagnes sont en France assez hermétiques à la politique étrangère, se focalisant sur les affaires nationales. La fait que l’international pèse cette année crée une ligne de fracture entre les candidats selon leurs positions, on l’a vu avec Emmanuel Macron, Marine Le Pen, Éric Zemmour et Jean-Luc Mélenchon. Ce conflit met en première ligne des sujets, révèle des traits de comportement qu’on relie à ce qu’on appelle une présidentialité, ou la capacité à gérer une crise majeure au plus haut niveau.
Si on prend le cas d’Éric Zemmour par exemple, il chute actuellement dans les sondages sans pouvoir apparemment s’en relever. En cause, ses déclarations d’avant le conflit, où il pariait qu’il n’y aurait jamais d’invasion, puis son refus - un peu amendé depuis - d’accueillir des réfugiés ukrainiens en France, et plus généralement son incapacité à capter ou en tout cas à être en phase avec l’émotion nationale. Le trouble s’est créé jusque dans ses propres rangs et l’opinion l’a sévèrement jugé quant à sa capacité à occuper le poste de président. La situation a permis à Mme Pécresse de rebondir un peu, en taclant Le Pen et Zemmour comme étant disqualifiés parce que trop "pro-Poutine". Paradoxalement Marine Le Pen s’en sort mieux parce que son électorat est surtout accroché au sujet du pouvoir d’achat, qui est le seul thème qui émerge dans cette campagne en-dehors de la guerre.
S’agissant du président sortant, étant aux manettes et qui plus est, président du Conseil européen pour ce semestre, il se trouve en première ligne dans la gestion diplomatique de ce conflit. De ce point de vue-là, on assiste au fameux "effet drapeau" déjà constaté lors de la crise Covid et qui consiste en une sorte de rassemblement légitimiste autour de la tête de l’exécutif. Depuis son entrée en campagne pendant la guerre, et tout en disant qu’il ne pourrait être un candidat à plein temps, Macron a fait un bond considérable dans les sondages (4 à 5 points gagnés, parfois plus) : il est désormais clairement en tête des intentions de vote, à ce jour autour de 30%. Dans cette affaire il rassemble les trois grandes catégories qui lui donnent un socle important : les classes moyennes aisées et les gagnants de la mondialisation, qui se retrouvent dans son discours général, auxquels j’ajoute encore une fois les Français ayant un réflexe légitimiste et qui considèrent, lui décernant un certificat d’efficacité et de crédibilité, qu’il faut soutenir le président dans cette crise-là. Tout cela laisse penser qu’effectivement il est en bonne situation pour être réélu, mais cette réélection sans campagne pourrait provoquer de grandes difficultés pour la suite du mandat...
Peut-on dire qu’Emmanuel Macron, président qui se voulait "jupitérien" et qui entendait dompter les évènements, s’est pris de face une "réalité complexe" qu’il n’aurait finalement cessé de subir (Gilets jaunes, réforme des retraites, Covid-19, guerre Russie-Ukraine...) ?
Oui, il a subi en permanence des crises non prévues et qui ont dû le mettre en défensive. La première crise fut l’affaire Benalla, une crise de confiance dans sa gouvernance. Puis, la crise des Gilets jaunes, liée à sa verticalité, à sa difficulté à comprendre les "milieux" et "derniers de cordée". Ensuite, une réforme des retraites qui a bloqué le pays parce que mal expliquée, mal comprise, trop rapidement emmanchée... La pandémie est ensuite venue mettre l’exécutif dans un état de pression considérable, même si sa gestion a plutôt été au final jugée à la hauteur. Et donc, cette crise internationale majeure, cette guerre en Europe... Il y a eu une mutation : il se voulait Jupiter, il est devenu Hercule.
Il est beaucoup question dans votre ouvrage des frustrations exprimées par Emmanuel Macron quant aux lourdeurs et lenteurs imputées au poids de la technocratie, auxquelles il associe des attitudes de son ex Premier ministre Édouard Philippe. Cherche-t-il ici des boucs émissaires eu égard à ses échecs, ou bien nourrit-il à votre avis de vrais regrets quant à des points clés de son quinquennat ?
Je pense qu’il a des regrets, et il impute effectivement certains de ses échecs à une série de lourdeurs qu’il impute à un État qu’il juge impotent et aveugle. Il a beaucoup dénoncé les résistances aux réformes de ce qu’il appelle "l’État profond" - il est intéressant au passage de voir le parcours de cette expression, à l’origine russe, puis reprise par Donald Trump. Emmanuel Macron a annoncé son intention de faire changer des comportements : a-t-il eu le temps d’aller jusqu’au bout ? Non, puisque par exemple la grande réforme de l’hôpital n’a pas donné l’impulsion politique nécessaire pour remettre à plat l’architecture de l’hôpital et des ARS, qui sont au coeur du système bêta-bloquant de l’administration de la santé, qui est la plus grosse bureaucratie française. Il a tout de même initié une grande réforme de la fonction publique, via la réforme qui part de la formation jusqu’au changement de l’ENA, en passant par des dispositions modifiant les statuts de la haute fonction publique : les effets ne se verront pas avant plusieurs années, mais il a toujours dit qu’il valait mieux perdre du temps en s’attaquant à la racine des problèmes plutôt que d’essayer de les colmater. Il a beaucoup dénoncé, ce qui d’ailleurs a été posé dès son diagnostic de 2017, ces lourdeurs et ces états de sclérose d’un système mis en place durant les Trente Glorieuses, considérant que ce qui avait un temps servi le pays avait ensuite joué comme un phénomène de verrouillage. Mais il n’a pas trouvé ni la force ni le temps pour faire ce qu’il avait prévu.
Nous évoquions Édouard Philippe à l’instant : il est souvent cité dans votre ouvrage. Le président devra-t-il forcément composer avec lui si d’aventure, un second mandat lui était acquis ? De manière plus générale, vous fait-il l’effet d’un homme qui serait un peu seul dans son camp ?
Il pourrait être amené à composer avec lui. D’ailleurs Édouard Philippe a créé son parti, Horizons, qui s’installe au sein de la majorité. Il faut savoir qu’il y a une très grande méfiance entre les deux hommes : ils ne s’entendent pas, on peut même dire que leurs relations ne sont pas bonnes du tout. On va voir comment cela se matérialise dans la répartition des investitures pour les circonscriptions aux législatives, si Macron est réélu. Là sera l’heure de vérité, qui commencera au soir du premier tour. Pour l’instant, sur le papier, les choses ne sont pas faites pour s’améliorer : Édouard Philippe veut un certain nombre de circonscriptions, les autres membres de la majorité dont François Bayrou veulent l’empêcher d’être trop important (et Emmanuel Macron n’est pas difficile à convaincre là-dessus). Il faut donc bien s’attendre à des tensions.
Sur la question de la solitude : oui c’est un homme assez solitaire qui ne fonctionne pas du tout en bande. Le seul ami qu’on lui prête en tant que tel, c’est le maire de Poissy, Karl Olive qui s’occupe en général des grandes opérations de communication de Macron (match avec le Variétés Club, idée du Grand Débat, organisation aux petits oignons de sa première sortie très verrouillée comme candidat à Poissy...) Karl Olive est le seul qu’on désigne vraiment en tant qu’"ami" du président, mais je ne sais pas ce que signifie ce terme. On ne lui connaît pas vraiment d’amis à part ça...
J’ai noté une phrase de Xavier Bertrand que vous reprenez : il évoque, en parlant du président, un "besoin pathologique d’être aimé". Il y a de cela, pour vous ?
Un besoin de séduire en tout cas. D’être aimé je ne crois pas, mais de séduire certainement. Il est dans la séduction, dans une forme de représentation. Il sait donner le sentiment d’être très proche de son interlocuteur alors qu’en réalité, il va l’oublier et s’en détourner assez vite. Il peut être chaleureux dans une conversation mais sans se livrer jamais. D’ailleurs, une phrase essentielle pour moi, que d’ailleurs je cite dans le livre, c’est cette confidence faite à Brut en décembre 2019 : en substance, "Je ne dis à personne ce qu’il y a dans ma tête". Pour moi, la confidence la plus importante du quinquennat, bien que jetée très rapidement.
Quel est votre sentiment profond sur la question suivante : qui est Emmanuel Macron, et qu’est-ce qui l’anime en-dehors de l’ambition, et de son goût pour une forme de mise en danger ?
Pour moi, un Élu avec un grand E. Quelqu’un qui se sent désigné pour un destin au-dessus des autres. Il est habité par cette fonction, et par une forme d’ambition pour l’Histoire. Il adore ces moments où l’on sent que celle-ci se joue. Il a d’ailleurs évoqué, au déclenchement de la guerre en Ukraine, ce retour du tragique dans l’Histoire. Il est persuadé que la France s’ennuyait parce qu’elle n’avait pas assez de tragique et de héros. Il y a chez lui cette démarche héroïque, dans l’acception antique du terme.
Les yeux dans les yeux, quelle question qu’on ne pose habituellement pas à un président soumettriez-vous à Emmanuel Macron ?
Au fond, pourquoi faites-vous tout ça ? Avez-vous l’impression d’être un être singulier, choisi pour effectuer une grande mission ?
Si vous deviez vous jeter à l’eau, un pronostic au jour de notre entretien pour le podium du 1er tour, le 10 avril prochain ? Qu’est-ce qui pourrait faire bouger les lignes au finish ?
Je ne vois pas ce qui aujourd’hui pourrait faire bouger les lignes en sa défaveur. La situation internationale le conforte : il sera au second tour et en tête.
Ma question vous l’aurez compris portait plutôt sur le deuxième qualifié...
Bien sûr. La deuxième personne, ce sera Marine Le Pen ou Valérie Pécresse.
Pour vous, ça ne peut pas être Éric Zemmour ou Jean-Luc Mélenchon ?
Non. On est dans le moment classique de la campagne où il y a toujours un frémissement Jean-Luc Mélenchon. Le Monde va écrire : "Et si c’était lui ?", les sondeurs commencent à le tester pour le deuxième tour... Il y a un réflexe de vote utile chez les électeurs de la gauche, ils se disent qu’après tout il est le seul qui émerge. Mais je crois vraiment que le vrai match est entre Pécresse et Marine Le Pen.
Dernière question, plus personnelle : vous suivez les hommes et les femmes politiques depuis trente ans, vous connaissez les QG des grands soirs et ceux des déceptions amères. Avez-vous jamais été tenté d’entrer vous-même dans cette arène-là ?
J’ai pour habitude de dire que le gardien du zoo ne reste pas dans la cage des fauves. La restitution et le décryptage des grands enjeux politiques et démocratiques sont des activités assez importantes et qui méritent que l’on s’y consacre. Ce n’est pas parce qu’on écrit sur le pouvoir qu’on est attiré par le pouvoir. Ceux qui racontent la vie des grands bandits ne veulent pas forcément devenir policiers ou bandits.
Un dernier mot ?
Cette campagne présidentielle est inédite, parce qu’elle s’inscrit dans un moment de changement d’ère : la pandémie a joué son rôle de pandémie en ce qu’elle a opéré un changement d’époque, comme la Grande Peste qui a été à la charnière entre le Moyen-Âge et la Renaissance. On vient de vivre les vingt premières années du 21ème siècle, et on dit souvent qu’un siècle trouve ses caractéristiques dans ses vingt premières années. Ce qui commence à se dessiner, c’est qu’il peut s’agir d’un siècle non pas de "grand remplacement" mais de grand affrontement entre des pays à régime autoritaire/totalitaire et nos démocraties libérales qui sont très menacées et vont devoir trouver les moyens de se réinventer.
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« Président, voici ma réponse ! », par François Delpla (Grand Débat)
Avec sa Lettre aux Français diffusée massivement depuis le 13 janvier, le président Emmanuel Macron, mis en grande difficulté avec l’exécutif qu’il dirige et, dans une certaine mesure, l’ensemble de la classe politique traditionnelle, par la crise dite des "gilets jaunes", entend reprend la main et l’initiative. En proposant d’ouvrir en grand (premier débat ?) les fenêtres de la discussion, il espère apaiser les colères et miser sur les aspirations populaires à la (re)prise de parole, tant et tant exprimées ces dernières semaines, sur les ronds-points et ailleurs. Qu’adviendra-t-il des conclusions de ce "grand débat national" ? L’exercice est à peu près inédit, faut-il par soupçon le crucifier avant même de lui avoir donné sa chance ? À l’évidence, non. J’ai proposé à François Delpla, historien spécialiste du nazisme, citoyen engagé, et fidèle de Paroles d’Actu, de nous livrer sa réponse au président de la République et, surtout, ses réponses aux questions proposées. Je le remercie de s’être prêté à l’exercice. Une exclu Paroles d’Actu, par Nicolas Roche.
UNE EXCLUSIVITÉ PAROLES D’ACTU
« Président, voici ma réponse ! »
GRAND DÉBAT NATIONAL
Le premier sujet porte sur nos impôts,
nos dépenses et l’action publique...
"(...) Mais l’impôt, lorsqu’il est trop élevé, prive notre économie des ressources qui pourraient utilement s’investir dans les entreprises, créant ainsi de l’emploi et de la croissance. Et il prive les travailleurs du fruit de leurs efforts. Nous ne reviendrons pas sur les mesures que nous avons prises pour corriger cela afin d’encourager l’investissement et faire que le travail paie davantage. Elles viennent d’être votées et commencent à peine à livrer leurs effets. Le Parlement les évaluera de manière transparente et avec le recul indispensable. Nous devons en revanche nous interroger pour aller plus loin. Comment pourrait-on rendre notre fiscalité plus juste et plus efficace ? Quels impôts faut-il à vos yeux baisser en priorité ?"
1°) On convient en général que ce paragraphe exclut du "grand débat national" toute remise en cause de la suppression de l’ISF et des ordonnances sur le travail. Or il est singulier de placer ces dernières dans la rubrique "impôts" ! Cela porte un nom : la contrebande. Et mérite une explication : on n’aura pas trouvé, pour caser cet interdit, d’endroit plus adapté.
2°) Même si une majorité parlementaire servile s’est laissé, dans l’été 2017, dessaisir de ses prérogatives, il est singulier de prétendre que des mesures prises par ordonnance ont été votées. Une faute de frappe pour "volées" ?
3°) Il devient envisageable ou du moins il n’est pas interdit, même par ce dirigeant très imbu de lui-même, d’assortir les cadeaux faits aux riches et aux entreprises de conditions en matière d’emploi, ce à quoi s’étaient obstinément refusés le président Hollande et son conseiller économique, aux initiales identiques à celles de l’expression "en marche".
4°) Des mesures aux effets désastreux, reposant sur des analyses tendancieuses, contestées dès l’origine par des économistes compétents, ne doivent surtout pas être remises en question, du moins avant un "recul indispensable". La Liberté inscrite au fronton de nos mairies exige qu’on les laisse produire tous leurs dégâts. Leurs responsables sont, dans l’intervalle, dispensés de toute argumentation.
5°) La discussion sur la fiscalité se voit canalisée dans un sens unique : les citoyens sont invités à proposer des baisses et non des hausses d’impôts, pour quelque catégorie de contribuables que ce soit. Le fait d’engager plus de moyens, en personnel comme en démarches diplomatiques, dans la traque des fraudeurs fiscaux et le démantèlement de leurs paradis ne fait pas non plus partie des options proposées.
Cependant, un rééquilibrage entre l’impôt indirect, payé également par tous, et l’impôt direct, modulable en fonction des revenus, n’est pas frappé d’interdit : oubli, ou imprudente glissade vers plus de justice ?
Le deuxième sujet (...), c’est l’organisation
de l’État et des collectivités publiques.
"Les services publics ont un coût, mais ils sont vitaux" : précieux aveu du continuateur de Sarkozy et de Hollande... conseillé par Macron -un homonyme sans doute -, dans la baisse du nombre des fonctionnaires, au nom d’une logique comptable et sans la moindre étude prévisionnelle de ses effets. Comme devait être homonyme celui qui déplorait que la politique sociale coûtât "un pognon de dingue", et faisait fièrement fuiter vers les réseaux sociaux un enregistrement où il le disait.
Dans les solutions suggérées, on n’est pas trop surpris de ne pas trouver un mot sur le nombre des fonctionnaires, et de lire seulement de vagues considérations sur l’organisation de l’État.
La transition écologique est le troisième thème.
"Je me suis engagé sur des objectifs de préservation de la biodiversité et de lutte contre le réchauffement climatique et la pollution de l’air. Aujourd’hui personne ne conteste l’impérieuse nécessité d’agir vite. Plus nous tardons à nous remettre en cause, plus ces transformations seront douloureuses."
Quel aveu encore ! Ici, l’auteur ne cherche même pas à donner le change sur la politique déjà menée. En écrivant comme s’il partait de zéro, il donne raison à Nicolas Hulot d’avoir démissionné et ne prétend même pas que son successeur Rugy ait entrepris la moindre action.
S’agissant de l’avenir, les "solutions concrètes" se bornent au remplacement des vieilles voitures et des chaudières anciennes : on croirait lire les annonces faites en catastrophe par Édouard Philippe à quelques jours du premier samedi des Gilets, dans l’espoir d’étouffer le mouvement dans l’oeuf.
Puis il est question des "solutions pour se déplacer, se loger, se chauffer, se nourrir" afin d’"accélérer notre transition environnementale". Le grand absent ici est l’aménagement du territoire, tant français que mondial, pour redéployer l’activité au plus près des habitants. Une question jusqu’ici ignorée des conférences internationales sur le climat. Dame, si les multinationales ne sont plus libres d’investir où cela leur chante, où va-t-on ? En attendant, ce sont les oiseaux qui chantent de moins en moins.
La lorgnette n’est toujours pas dirigée du bon côté lorsqu’on lit :
"Comment devons-nous garantir scientifiquement les choix que nous devons faire [à l’égard de la biodiversité] ? Comment faire partager ces choix à l’échelon européen et international pour que nos agriculteurs et nos industriels ne soient pas pénalisés par rapport à leurs concurrents étrangers ?"
Ce n’est pas trop tôt pour parler de l’Europe ! Hélas, elle n’est mentionnée que pour absoudre les reculades françaises, par exemple sur l’interdiction du glyphosate ou le contrôle des OGM, en suggérant que, sans des accords internationaux, on ne peut rien faire.
Enfin, il (...) nous faut redonner plus de force
à la démocratie et la citoyenneté.
("à la démocratie et la citoyenneté" : quel niveau de français !)
"Être citoyen, c’est contribuer à décider de l’avenir du pays par l’élection de représentants à l’échelon local, national ou européen. Ce système de représentation est le socle de notre République, mais il doit être amélioré car beaucoup ne se sentent pas représentés à l’issue des élections."
Ici, le problème n’est pas trop mal posé. Quant aux solutions suggérées, il est à noter qu’elles ont peu à voir avec une certaine réforme constitutionnelle, que le scribe était sur le point de faire prévaloir à grandes enjambées de ses "godillots", quand l’affaire Benalla (que rien n’évoque ici, de près ni de loin) l’a obligé à colmater d’autres brèches. À peine retrouve-t-on son dada de la réduction du nombre des députés.
Les limites imposées au débat n’en sont pas moins sévères. Rien n’est dit du pouvoir présidentiel ni, à plus forte raison, du numéro de la République, alors même que, si certaines des mesures évoquées entraient en vigueur, elles justifieraient qu’on l’appelât Sixième. Il manque aussi le référendum révocatoire, permettant d’écourter le mandat des élus incompétents ou, par rapport à leurs engagements de campagne, excessivement amnésiques. On cherche tout aussi vainement une mention du lobbyisme des intérêts privés auprès des élus, que ce soit par la corruption (un mot absent) ou par la désinformation. Et surtout, peut-être, l’effort annoncé pour "rendre la participation citoyenne plus active, la démocratie plus participative" ignore entièrement la question du rééquilibrage entre la logique nationale ou "jacobine" et la prise en main de leurs affaires par les habitants.
Comme est ignoré le droit de manifestation, si utile pour parer aux abus gouvernementaux. J’ajouterai donc aux suggestions de ce point quatrième, et censément dernier, un modeste codicille :
Souhaitez-vous que, pour que force reste à la loi, la police mette en garde à vue les porteurs d’un vêtement que la loi rend obligatoire, et leur tire dessus sans sommation avec des armes en principe non létales, sauf regrettable malchance ?
C’est alors que l’immigration s’invite...
(et que, par une inflation semblable à celle des mousquetaires de Dumas, les quatre questions se retrouvent cinq)
"La citoyenneté, c’est aussi le fait de vivre ensemble. Notre pays a toujours su accueillir ceux qui ont fui les guerres, les persécutions et ont cherché refuge sur notre sol : c’est le droit d’asile, qui ne saurait être remis en cause. Notre communauté nationale s’est aussi toujours ouverte à ceux qui, nés ailleurs, ont fait le choix de la France, à la recherche d’un avenir meilleur : c’est comme cela qu’elle s’est aussi construite. Or, cette tradition est aujourd’hui bousculée par des tensions et des doutes liés à l’immigration et aux défaillances de notre système d’intégration.
Que proposez-vous pour améliorer l’intégration dans notre Nation ? En matière d’immigration, une fois nos obligations d’asile remplies, souhaitez-vous que nous puissions nous fixer des objectifs annuels définis par le Parlement ? Que proposez-vous afin de répondre à ce défi qui va durer ?"
Le fossoyeur du plan Borloo ne manque pas de toupet. Car ce travail était déjà un "grand débat national", d’un meilleur aloi que celui qui s’annonce. Il regroupait, autour de l’ex-ministre, des maires de toutes tendances à la tête d’agglomérations de toutes sortes, pour accoucher de propositions tendant à une meilleure intégration, justement. La crise des banlieues n’est d’ailleurs évoquée ici qu’en filigrane.
Une politique de quotas ? Le projet en avait été esquissé par Sarkozy, dans le sens d’un écrémage des compétences du Tiers-Monde pour compléter celles qui manquaient à la France. C’est évidemment l’inverse qu’il faut faire... et que n’induisent pas les questions. Souhaitons que des suggestions intelligentes sur le développement économique des pays d’émigration éclipsent les considérations oiseuses que ne manqueront pas de nourrir les approches proposées.
La laïcité, raccordée de façon malsaine à l’immigration, ferme la marche :
"La question de la laïcité est toujours en France sujet d’importants débats. La laïcité est la valeur primordiale pour que puissent vivre ensemble, en bonne intelligence et harmonie, des convictions différentes, religieuses ou philosophiques. Elle est synonyme de liberté parce qu’elle permet à chacun de vivre selon ses choix. Comment renforcer les principes de la laïcité française, dans le rapport entre l’État et les religions de notre pays ? Comment garantir le respect par tous de la compréhension réciproque et des valeurs intangibles de la République ?"
Les valeurs de la République seront mieux gardées, avant tout, quand les autorités seront plus républicaines, les pouvoirs mieux séparés, les puissants punis à l’égal des gueux, et surtout quand le locataire de l’Elysée, soit par un changement de personne, soit par une conversion radicale de celui qui est en place, sera enfin conscient de ses devoirs envers tous, y compris sur le plan de la correction verbale. N’a-t-il pas, dans les jours mêmes où il rédigeait ce texte, trouvé encore le moyen de mettre en doute le "sens de l’effort" de "beaucoup trop de Français" ? Et dès le début de sa tournée de propagande, le 15 janvier, appelé à rendre "responsables" les pauvres "qui déconnent" ?
En matière d’efforts, il lui reste, à lui, beaucoup à faire, et sa capacité dans ce domaine n’est pas encore démontrée.
François Delpla, le 15 janvier 2019.
François Delpla (2014, photo : Paolo Verzone).
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Olivier Gracia : « Gardons-nous de juger le passé à la lumière de la morale d'aujourd'hui. »
Olivier Gracia, essayiste passionné d’histoire et de politique, a cosigné l’année dernière avec Dimitri Casali, qui a participé à plusieurs reprises à Paroles d’Actu, L’histoire se répète toujours deux fois (chez Larousse). Quatre mains et deux regards tendant à éclairer les obscures incertitudes du présent et de ses suites à l’aune de faits passés. Une lecture enrichissante, en ce qu’elle invite à considérer avec sérieux une évidence : si l’histoire ne se répète pas nécessairement, mécaniquement, on perdrait en revanche toujours à négliger d’en tirer les leçons pour comprendre et appréhender notre époque. Interview exclusive, Paroles d’Actu. Par Nicolas Roche.
EXCLUSIF - PAROLES D’ACTU
Q. : 16/01/18 ; R. : 14/05/18.
Olivier Gracia: « Gardons-nous de juger
le passé à la lumière de la morale d’aujourd’hui. »
L’histoire se répète toujours deux fois, Larousse, 2017
Olivier Gracia bonjour. (...) Comment en êtes-vous arrivés à publier, avec Dimitri Casali, cet ouvrage à quatre mains, L’histoire se répète toujours deux fois (Larousse, 2017) ? Et, dans le détail, comment vous y êtes-vous pris, pour la répartition des rôles et tâches ?
avec Dimitri Casali
J’ai rencontré Dimitri Casali lors du « procès fictif » de Napoléon Bonaparte organisé par la Fédération Francophone de Débat. Alors que je plaidais la défense de Napoléon avec une poignée d’avocats corses, Dimitri était membre du jury « impérial » aux côtés d’Emmanuel de Waresquiel. De cette première rencontre éloquente est née une véritable amitié intellectuelle et un premier ouvrage ! Nous sommes vus à plusieurs reprises depuis et avons manifesté ce souhait commun de confronter nos deux cultures afin d’écrire ce livre à mi-chemin entre la politique et l’histoire. Pour l’écrire, nous avons débattu de longues heures tout en échangeant nos différentes conclusions écrites.
Tout l’objet de votre livre est de démontrer que l’histoire, bien loin de n’être que la science de ce qui a été, doit être un outil censé nous éclairer sur ce qui pourrait advenir. À notre charge alors, d’œuvrer à éviter de reproduire le mauvais, et à favoriser ce qui a marché, en tenant compte des réalités du temps présent. Mais cela suppose un regard éclairé, empreint de toutes ces expériences justement, de la part des élites qui gouvernent notre monde, mais aussi de la part des citoyens qui votent. Sincèrement, et sans langue de bois, diriez-vous que les premiers et les seconds l’ont globalement, ce regard éclairé ?
les Français, leurs gouvernants, et l’histoire
Les Français sont de véritables passionnés d’histoire, il suffit d’observer le succès des émissions d’histoire et ou même des livres spécialisés. L’histoire de France, dans sa grande complexité, est néanmoins toujours victime de nombreux débats qui trouvent leur reflet dans l’actualité où nos anciens sont jugés à l’aune des moeurs et valeurs d’aujourd’hui, sans aucune remise en contexte d’époques suffisamment différentes pour en apprécier la diversité et la singularité. L’histoire se répète toujours deux fois met surtout l’accent sur les grands bouleversement de l’histoire contemporaine avec des outils d’analyse qui permettent d’en apprécier la redondance.
Question liée : dans votre livre, vous fustigez nos élites, notamment politiques, qui sont aujourd’hui incapables d’« inspirer » les citoyens, du fait d’une pureté d’engagement, d’une érudition admirable, qui les feraient rayonner positivement, mais qu’ils n’ont plus tout à fait. Est-ce que ce point, qui sans doute nous différencie des temps passés, contribue à saper notre respect pour le politique, et par là même l’autorité du politique ? Et quelles sont aujourd’hui, à votre avis, les personnes qu’on respecte et qui « inspirent » ?
les politiques comme source d’inspiration ?
Alexis de Tocqueville analysait très finement la déliquescence de l’Ancien Régime et la fin de l’élitisme aristocrate en écrivant : « Une aristocratie dans sa vigueur ne mène pas seulement les affaires ; elle dirige encore les opinions, donne le ton aux écrivains et l'autorité aux idées. Au dix-huitième siècle, la noblesse française avait entièrement perdu cette partie de son empire ». Les mots d’Alexis de Tocqueville sont toujours d’actualité avec ce sentiment que la classe politique se contente de « gérer les affaires », sans vision, sans inspiration et sans références fortes au passé. L’homme politique moderne est abreuvé de fiscalité et de sociologie électorale, il n’imagine plus le monde de demain, il le régente comme une entreprise.
Le système politique de la Ve République tel que façonné par de Gaulle, qui octroie au Président de la République des pouvoirs et une importance déséquilibrés pour une démocratie (une tendance aggravée par le quinquennat et la concordance des scrutins présidentiel et législatif), ne nous enferme-t-il pas dans une quête permanente, et sans doute illusoire, d’homme providentiel en lieu et place d’une hypothétique prescience de l’intelligence collective (une sorte de « despotisme éclairé panaché de démocratie représentative ») ? Diriez-vous de la République version Ve qu’elle est, tout bien pesé, un point d’arrivée honorable et globalement satisfaisant eu égard aux multiples expériences de gouvernement tentées depuis la Révolution ?
la Vème République, compromis ultime ?
Emmanuel Macron a eu le courage et l’honnêteté de dire que « la démocratie comporte une forme d’incomplétude » et qu’il y a « dans le processus démocratique et dans son fonctionnement un absent. Cet absent est la figure du Roi » tout en reconnaissant qu’on a essayé de réinvestir ce vide pour y « placer d’autres figures : ce sont les moments napoléonien et gaulliste. » En cela la Ve République cherche à réinvestir ce vide depuis la mort du Roi, en plaçant la fonction suprême un arbitre au dessus de la mêlée, d’essence quasi-royale mais avec une élection au suffrage universel afin de conférer un esprit presque providentiel à ce nouveau monarque. Les Français, du fait de leur histoire monarchique, sont exigeants et cherchent une personnalité forte. Par la formule politique d’une République mi-présidentielle, mi-parlementaire, le Général de Gaulle a élaboré un régime de synthèse à mi-chemin entre l’incarnation monarchique et la souveraineté populaire.
Autre point (lié ?). Depuis 1981, il y a eu neuf renouvellements de l’Assemblée nationale en France, mais la majorité sortante n’a été reconduite qu’une seule fois (la droite, en 2007). C’est beaucoup plus chaotique que dans, à peu près, toutes les démocraties normales. Est-ce là le signe d’un malaise réel, d’une inconstance, voire pourquoi pas d’une immaturité spécifique des Français vis à vis du politique et de « leurs » politiques ?
alternances et (in)stabilité
L’important nombre de transitions politiques est aussi le fruit d’un malaise idéologique où les électeurs se reconnaissaient simultanément dans les valeurs de gauche et de droite, avec une volonté constante de sanctionner l’échec d’une majorité par le vote d’une nouvelle. Le génie politique d’Emmanuel Macron est d’avoir fait converger toutes les aspirations républicaines, de gauche comme de droite au sein d’un même élan politique qui s’affranchit des ruptures idéologiques, qui selon lui, n’avaient plus lieu d’être, afin de créer un mouvement pragmatique, qui a pour mot d’ordre de mettre la France en marche vers plus de modernité, plus de croissance et plus d’optimisme. Le succès d’Emmanuel Macron est la suite assez logique d’alternances politiques, aussi incohérentes qu’infructueuses qui trouvent enfin un point de convergence. Le quinquennat d’Emmanuel Macron est en quelque sorte le dernier rempart contre une victoire possible des extrêmes.
(...) Les bémols de rigueur ayant été posés sur la personnalité et les inclinaisons du Président, est-ce que vous considérez qu’il incarne raisonnablement l’État, qu’il représente correctement la France et les Français ? Qu’il a su trouver, davantage peut-être que ses deux prédécesseurs, l’équilibre entre figure du monarque constitutionnel et premier gouvernant ?
le cas Macron
Contrairement à son prédécesseur François Hollande, Emmanuel Macron a un sens de l’histoire et une idée assez précise de ce doit être un Président ! Il en comprend l’essence monarchique et le prestige. En cela, Emmanuel Macron incarne raisonnablement l’État et représente assez bien les Français, qui perçoivent en lui les qualités d’un véritable chef d’État. Si le Président Macron réussit tout ce qu’il entreprend grâce à un double discours gauche-droite assez redoutable, il est fort à parier qu’il fera un second mandat.
Est-ce qu’on a besoin, nécessairement, d’un storytelling collectif puissant (le roman/récit national ?), sous peine d’en voir d’autres, plus segmentants et pas toujours bien intentionnés, prendre le pas chez certains esprits paumés (les embrigadés « chair à canon » qui se sentaient n’être "rien" mais à qui Daech a vendu du rêve, par exemple) ? Si oui, n’est-ce pas (on y revient) un signe d’immaturité, en cette époque censée être éclairée ? Ou bien y a-t-il, de manière plus profonde, et diffuse, une espèce de perte de sens, de « crise de foi » que l’idéal républicain, à supposer qu’il existe toujours, ne parvient plus guère à combler ?
storytelling national
Jean-Michel Blanquer est le premier à dire qu’il faut réapprendre aux Français à aimer la France par l’enseignement d’une histoire équilibrée et non culpabilisante. L’idéal républicain d’aujourd’hui n’est plus aussi fort que celui que nous avons connu sous la IIIe République où l’enseignement rigide et minutieux des hussards noirs avaient su convaincre les citoyens d’une appartenance forte à une communauté nationale !
On ne va pas regretter, bien sûr, les heures sombres des mobilisations générales (1914, 1940), quand tout un pays se mobilisait comme un seul homme autour d’une cause, la défense de la patrie et de la nation. Mais on peut constater qu’aujourd’hui, l’individualisme est de plus en plus ancré : il n’est guère plus que les grands événements sportifs (finale de coupe du monde de foot), les grands drames (les attentats de 2015-16) ou les deuils nationaux (Johnny Hallyday) pour donner, un moment, cette impression de communion à l’échelle de la nation. Que recoupe aujourd’hui, dans la réalité des faits, le principe de « fraternité », fondement de notre devise ?
derrière le principe de fraternité ?
De la liberté, l’égalité et la fraternité, la liberté est de loin le principe le plus palpable, le plus réel ! C’est seulement en 1848 que le principe de fraternité est inscrit dans la constitution. Les jacobins préféraient la devise : « liberté, égalité ou la mort ». L’idée républicaine de fraternité est née lors de la révolution de 1848 qui avait une vocation redoutablement sociale ! Le principe de fraternité est néanmoins un principe vivant, qui a du sens pour tous les citoyens engagés dans des missions humanitaires, tant sur le sol français qu’à l’international. L’égalité est de loin le principe le plus utopique !
En 1789, la société d’Ancien Régime, de classes et de privilèges, laisse place, au moins sur le papier, à l’égalité civile entre tous les Hommes, devenus citoyens ; à une égalité de devoirs, de droits, et d’opportunités. L’égalité civile ne fait plus débat, mais pour le reste, au vu des inégalités inouïes de situations qui existent dans notre monde et au sein même de notre société, êtes-vous de ceux qui considèrent qu’il n’y a jamais eu autant « de boulot » qu’aujourd’hui ? Car, vous l’expliquez bien dans votre livre, l’ascenseur social (avec l’instruction publique) fonctionnait mieux en d’autres temps…
l’égalité, vraiment ?
Si l’égalité civile est devenue une réalité, permise par les différentes grandes révolutions française, l’égalité sociale est une utopie difficilement conciliable avec l’idée d’un libéralisme économique. La IIIe République, par la force de son instruction élémentaire a permis l’émergence de grands talents issus de milieux modestes, Charles Péguy en est l’illustration la plus notable. Si l’école redouble toujours d’efforts pour permettre à chacun de s’épanouir dans la société, la mobilité sociale est aujourd’hui contrainte par une phénomène de reproduction des élites, tant dans l’administration que dans l’accès aux grandes écoles.
La France peut-elle encore tirer son épingle du jeu, faire entendre sa voix de manière déterminante dans un monde qui inquiète ? Vous êtes raisonnablement optimiste, vous qui vous faites on l’aura compris une « certaine idée de la France » ?
les chances de la France
Il faut être optimiste et ne pas sombrer dans une forme de déclinisme, réservée à quelques spécialistes ! La France a tous les atouts pour réussir, surtout dans un monde en constante ébullition. Si la France a perdu une grande partie de son empire économique, l’esprit français demeure et continue d’enchanter des générations entières au-delà de nos frontières naturelles. Il suffit d’observer l’indicible passion internationale pour des personnages comme Napoléon et Marie-Antoinette !
Où se trouvent aujourd’hui, au niveau global, les poudrières potentielles type « Sarajevo 1914 » qui pour vous, peuvent inquiéter ?
poudrières modernes
Elles sont nombreuses et constamment alimentées par les propos provocateurs et dangereux de Donald Trump, qui menace la sécurité internationale à longueur de tweet. L’Iran et la Syrie constituent des points de tensions où les conflits débordent déjà de leur contexte régional !
Si vous pouviez voyager à une époque de notre histoire, laquelle choisiriez-vous, et pourquoi ?
voyage ?
Excellente question ! Idéalement, la Révolution française, le Premier Empire ou même la Monarchie de Juillet ! Ce sont des périodes passionnantes de grands changements politiques et institutionnels.
Si vous pouviez vous entretenir avec un personnage du passé, quel serait-il ? Que lui demanderiez-vous ; que lui conseilleriez-vous, à la lumière de votre connaissance des faits à venir ?
intrusion dans l’histoire
Henri IV et Napoléon, le premier pour le prévenir de son assassinat imminent et le second pour lui révéler le désastre de la campagne de Russie. Henri IV est à mon sens le meilleur des Français et très certainement le plus grand Roi. Il avait un sens de l’État, une amitié toute particulière pour la paix et un contact chaleureux avec les Français. Il demeure toujours aujourd’hui le bon Roi Henri. Pour Napoléon, j’aime son audace et j’admire sa détermination ! Il est l’exemple le plus illustre de son fameux mot : « Impossible n’est pas français ! »
Pour quels moments de faiblesse de notre histoire avez-vous, instinctivement, de l’indulgence ? Un regard de sévérité ? Et quels sont les épisodes de hardiesse qui vous inspirent la plus grande admiration ?
regards sur l’histoire
C’est toujours difficile d’avoir de l’indulgence pour les fautes ou les erreurs de nos ancêtres, surtout quand elles sont meurtrières et dévastatrices. Le rôle de l’historien n’est pas de juger l’histoire mais de l’interpréter à la lumière des pièces à conviction de l’époque. L’erreur est précisément d’aujourd’hui réinterpréter les comportements ou les décisions des hommes du passé à la lumière de la morale d’aujourd’hui. On a hélas l’impression que les hommes du passé sont jugés par un tribunal redoutablement contemporain qui jugent leurs crimes à la lumière de la législation d’aujourd’hui. C’est un exercice dangereux qui nous condamne à faire table rase du passé. L’exemple le plus frappant est celui de Colbert, qui est aujourd’hui traité de criminel ! Pour les épisodes les plus sombres, j’ai évidemment un regard critique sur la Terreur et les massacres à répétition, où des Français assassinent d’autres Français ! Pour les épisodes de hardiesse, je songe immédiatement au courage des résistants français qui ont pris les armes au mépris de leur vie pour défier et terrasser l’idéologie la plus effroyable de l’histoire de l’humanité.
Un mot, pour les gens, et notamment les jeunes, qui n’auraient pas encore pleinement conscience de l’intérêt (et aussi du côté agréable !) que peut avoir la connaissance des faits historique ?
pourquoi l’histoire ?
L’histoire permet d’en apprendre beaucoup sur soi et notamment pour savoir où l’on va. De façon assez paradoxal, connaître son passé, c’est mesurer son avenir ! Dans une période avec une forte perte de repères, l’histoire permet aussi d’apprendre le sens du courage, de la détermination et saisir le goût de la liberté !
Quels sont vos projets, vos envies pour la suite, Olivier Gracia ? Que peut-on vous souhaiter pour la suite ?
projets et envies
J’aimerais me lancer dans d’autres projets littéraires dans l’idée de confronter toujours l’actualité et l’histoire afin d’en démontrer l’utilité ! L’histoire est un science vivante et mouvante.
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« Macron, simple exécutant ? », par Henri Temple
Emmanuel Macron est aux affaires depuis un an. Quel bilan tirer de cette première année ? Qu’en penser, d’après telle ou telle grille de lecture ? Après Philippe Tarillon, ex-maire PS de Florange, j’ai demandé à Henri Temple, avocat et juriste spécialiste du droit économique, universitaire et citoyen engagé (il fut jusqu’à très récemment un haut cadre du mouvement Debout la France) d’évoquer pour Paroles d’Actu cette actualité, et de nous dire en quoi sa philosophie politique se distingue de celle portée par le Président. Il y a deux ans, M. Temple s’était déjà prêté, sur ma proposition, au jeu d’un article pour notre blog, à propos de questions constitutionnelles. Tout un programme... là encore, toujours amplement d’actualité... Une exclu Paroles d’Actu. Par Nicolas Roche.
E. Macron, président de la République. Source de la photographie : RFI.
« Macron, simple exécutant ? »
Par Henri Temple, universitaire et avocat.
Texte daté du 8 mai 2018.
Un an après son élection-surprise que reste-t-il d’Emmanuel Macron ?
Rien qu’on ne sache déjà depuis la mise en place du monde multilatéral et pyramidal post Maastricht/Marrakech. Il ne s’agit pas, ici, de dresser un simple catalogue et une appréciation de ce qui a été fait depuis un an, mais plutôt de se demander ce qui n’a pas été - et ne sera pas - fait pour sauver la France d’un profond déclin, voire de sa déchéance.
Emmanuel Macron est, à plus d’un titre, une personnalité étrange mais sans nul doute un habile calculateur. Pas si habile que cela toutefois, aidé qu’il fut par des adversaires lamentables qui lui ont offert une opportunité unique de s’imposer. On le créditera aussi - pour l’instant - d’un réel facteur chance et d’un talent rare de communiquant.
Il reste qu’il demeure, par nature, par carrière et par sa dépendance à ses soutiens, un exécutant qui ne voudra - ni d’ailleurs ne saurait - adopter les puissantes mesures de fond que les Français attendent, confusément, mais dans une immense frustration annonciatrice de colères sans frein.
Réforme démocratique. Alors que près de 60% des Français, écœurés, ne sont plus inscrits sur les listes électorales, ne vont plus voter, ou votent blanc ou nul, la grande urgence est de rétablir la République. Que leur dit le prochain projet de loi de réforme de la Constitution ? Des broutilles : interdiction aux ministres de cumuler leur poste avec des fonctions exécutives dans des collectivités territoriales. Ils seront donc plus disponibles et moins indépendants. Les anciens présidents de la République ne pourront plus siéger au Conseil constitutionnel... Modification du travail parlementaire. Un verrouillage en réalité : à l’avenir, seuls les projets et les propositions "justifiant un débat solennel" (sic) seront examinés. Les lois de finance seront votées plus vite... La Constitution va aussi fixer les principes fondamentaux de la loi en y inscrivant dorénavant la "lutte contre les changements climatiques". Réduction du nombre de parlementaires, limitation des mandats dans le temps et "dose de proportionnelle" (combien ?) aux législatives. Suppression de la
Cour de Justice de la République pour juger les ministres, avis conforme du Conseil supérieur de la magistrature pour les nominations au parquet...Inscription de la Corse dans la Constitution...
« Il y a en France une caste de politiciens qui est hostile
à la vraie proportionnelle et au vrai référendum.
Et donc à la vraie démocratie... »
Or la seule vraie réforme que veulent vraiment les Français est celle de la voie référendaire. Leur actuelle anomie date de 2008 lorsque droite et gauche amalgamées au Congrès de Versailles avaient abrogé la Nation française en adoptant la réforme fédéraliste des institutions européennes que les Français avaient rejetée trois ans auparavant. Pour mieux abuser l’opinion publique on introduisit alors, dans la Constitution (article 11), un "référendum d’initiative partagée" avec des conditions de quorum telles (un dixième des parlementaires et... un dixième du corps électoral !) que depuis 10 ans ce mécanisme n’a jamais été obtenu, ni même tenté. Et ne le sera jamais. Or il y a en France une caste de politiciens qui est hostile à la vraie proportionnelle et au vrai référendum. Et donc à la vraie démocratie. Redoutant que cette vraie démocratie mette fin à leurs petites mais juteuses combines. Ainsi, ce qui est permis aux Suisses (1 à 2 référendum par an) et à d’autres nations est honni en France. La Suisse serait "petite" et la France trop grande pour cet exercice. Trop grande ? Ou trop abaissée...
La seule réforme constitutionnelle qui vaudrait serait de faire adopter (par référendum) l’abaissement de 1/10e à 1/20e le nombre des pétitionnaires pour inscrire dans le marbre le référendum d’initiative partagée.
Économie. La seule réforme que Macron ne fera jamais est la seule qui redonnerait sa substance industrielle et agricole à la France : un protectionnisme mesuré et de bon sens. Au lieu de se couvrir de ridicule (et nous couvrir de honte; voir les photos officielles de la Maison blanche) aux États-Unis, Emmanuel Macron a gâché la chance française et européenne de suivre le sillage du brise glace Trump. Les médias français (qui les possède financièrement ?) désinforment sans cesse nos concitoyens sur des sujets majeurs comme l’affaire de l’Ukraine et sur la politique économique américaine.
On en vient à infuser l’impression que Donald Trump serait une sot et/ou un fou qui dirige seul les États-Unis à coups de tweets... Or cette politique économique a un seul maître mot : la défense de l’intérêt américain. On aimerait que Emmanuel Macron s’en inspire. Comme on aurait aussi aimé que Chirac, Sarkozy, Hollande le fassent. Hélas. J’ai patiemment étudié la remarquable politique économique et fiscale du gouvernement Trump et me contenterai de renvoyer le lecteur à mes études de droit économique à ce sujet : Trump va-t-il détruire la mondialisation ? ; À Davos, Trump met fin au multilatéralisme absolu ; Le libre-échange, c’est la guerre commerciale ; Guerre commerciale : quand le monde s’éveillera, la Chine tremblera (Causeur).
Social. Toute notre société dépend de notre capacité à produire les richesses à partager; et donc à notre capacité de maintenir cette capacité. Quels que soient les moyens employés, la légitime défense est légitime, pourvu qu’elle reste proportionnée au péril.
Aussi toutes les questions d’équilibre budgétaire, de dette, d’impôts ou de CSG, de retraites, de santé, de salaires, d’école, d’armée, de moyens de la police et de la justice ne sont que des conséquences de cette cause première qui est l’affaiblissement continu de notre économie, causé par la sujétion à une Europe elle même auto-soumise à la mondialisation multilatérale.
Migrations. Terrorisme. Le débat public est, sur ce sujet, inhibé par la marge étroite que certains juges croient devoir lui laisser. Si le terme "immigration de masse" demeure encore impuni, ceux de "invasion migratoire" sont poursuivis. Et sont pénalement condamnés les propos affirmant que la France vit "depuis trente ans une invasion" et que "dans les innombrables banlieues françaises où de nombreuses jeunes filles sont voilées" se jouait une "lutte pour islamiser un territoire", "un djihad". Une cour d’appel vient d’estimer que ces deux passages "visaient les musulmans dans leur globalité et constituaient une exhortation implicite à la discrimination". En revanche, curieusement la cour n’a pas retenu trois autres passages d’une émission, pour lesquels un polémiste avait été condamné en première instance, pour avoir soutenu que "tous les musulmans, qu’ils le disent ou qu’ils ne le disent pas" considèrent les jihadistes comme de "bons musulmans". La cour d’appel a estimé que ces passages ne comportaient "pas d’exhortation, même implicite, à la provocation à la haine, telle que la nouvelle jurisprudence" l’impose. Car la Cour de cassation décide, depuis juin 2017, qu’une "incitation manifeste" ne suffit pas à caractériser le délit et qu’il faut désormais "pour entrer en voie de condamnation" que les propos relèvent d’un "appel" ou d’une "exhortation". Sur ces sujets voir nos recensions de deux livres essentiels : Une exploration clinique de l’islam ; Comprendre l’islamisme (pour mieux le combattre) avec Taguieff (Causeur). Ces livres savants ne disent-ils pas des choses "interdites" ?
En pratique, en dépit de quelques gestes administratifs, d’ailleurs ambigus, Emmanuel Macron ne se démarque pas des politiques permissives de ses prédécesseurs.
Politique internationale. Au demeurant même s’il l’avait voulu s’en démarquer, Emmanuel Macron accepte de demeurer assujetti aux politiques européennes sur les migrations et, plus généralement, à la misérable politique étrangère de la Commission bruxelloise ; en tous cas nuisible aux intérêts de la France. S’il en a une, Emmanuel Macron n’exprime jamais sa vue d’ensemble géopolitique pour proposer des idées neuves. On dit d’Emmanuel Macron qu’il mène une politique étrangère "dans la continuité", ce qui est censé rassurer, faire sérieux. Hélas, c’est-à-dire comme depuis 40 ans : ni lucidité ni anticipation, ni indépendance, ni leadership, ni habileté, ni saisie des opportunités.
Le Brexit aurait été, par exemple, une belle occasion pour repenser la construction européenne, y maintenir ainsi le Royaume-Uni, respecter les demandes des nations pré-dissidentes (les quatre du groupe de Višegrad : Hongrie, Pologne, République tchèque et Slovaquie ; et désormais les Pays-Bas, l’Autriche, l’Italie) pour redonner confiance en l’Europe aux opinions publiques.
En Afrique en lutte pour la paix, la sécurité, le développement, Emmanuel Macron, pas plus que ses prédécesseurs, n’a su entendre, au-delà des faits djihadistes, les appels des populations du nord Mali (une zone plus grande que France) à un respect culturel, économique, social et démocratique. La France avait pourtant toutes les cartes en main après sa victoire militaire. On maintient donc, depuis lors, tout l’Azawad dans les frustrations qui alimentent les rebellions.
« Pourquoi ne consacre-t-on jamais de moyens, dans le cadre
de la coopération et du développement, au co-développement
des PME industrielles ou agricoles, là où se créent les emplois
qui stabilisent les générations migrantes ? »
Le 8 février 2018, le Comité interministériel de la coopération internationale et du développement (CICID) a rendu publiques ses préconisations pour le développement économique de l’Afrique dont tout le monde proclame qu’il est indispensable à l’équilibre de notre partie du monde. Ce relevé de conclusions, c’est l’ancien monde calcifié : les priorités affirmées ce sont surtout, outre l’éducation, l’accord de Paris et l’égalité femmes/hommes. Les cadres politiques choisis pour ces actions sont Bruxelles, les structures multilatérales, les fondations. Un travail sans créativité. Beaucoup d’argent dépensé mais rien sur le co-dévelopement des PME industrielles ou agricoles, là où se créent les emplois qui stabilisent les générations migrantes. Parmi les pays bénéficiaires de nos impôts, il y a l’Éthiopie, la Gambie et le Liberia (du nouveau président-footeux George Weah), anglophones ; mais pas le Cameroun francophone, de la ligne de front contre Boko Haram.
En Europe et au Moyen-Orient, des mouvances politiques nouvelles se constituent : Russie-Turquie-Iran (accords d’Astana), face aux USA-Arabie-Israël. Des face-à-face militaires inédits (turco-américain, notamment) produisent chaque jour des renversements inopinés d’alliances ou d’hostilités.
La France est bien incapable de faire des choix audacieux. Souvenons-nous que François Mitterrand et Jacques Chirac avaient été incapables de prendre, en ex-Yougoslavie, des positions conformes à l’intérêt national. La France pourrait pourtant, en infléchissant la "stratégie" bruxelloise vis-à-vis de l’Ukraine, retourner la Russie et négocier avec les États-Unis pour proposer des solutions politiques innovantes et durables, en Ukraine et en Syrie. Neutralité, fédéralisation, démocratisation et paix en Ukraine. En Syrie/Irak, en finir avec les accords Sykes-Picot et créer enfin les conditions d’une paix ethnico-religieuse au Moyen-Orient.
Mais pour cela il eût fallu une philosophie politique d’une autre hauteur de vues et qui sache tenir compte des réalités et des aspirations humaines, des volontés de vivre (ou de ne pas) vivre ensemble que seules savent incarner les nations démocratiques. Pour un développement de ces analyses : La France n’a aucune stratégie géopolitique (Causeur).
M. Temple interviendra lors d’une conférence-débat à l’Assemblée nationale le 24 mai prochain,
sur le thème : "Demain: quelle monnaie pour quel monde ?". Infos ici.
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« Le nouveau monde, un an après », par Philippe Tarillon
Philippe Tarillon a été le maire socialiste de Florange (Moselle) de 2001 à 2014. De sa position d’observateur très au fait des questions démocratiques et de gouvernement, il a assisté comme nous tous à l’émergence objective, sinon d’un monde nouveau, en tout cas d’un paysage politique complètement recomposé suite à l’élection d’Emmanuel Macron. Militant, il a aussi assisté, dans la douleur, à l’effacement quasi total de sa famille politique, le PS, qui incarna quarante années durant la gauche dite de gouvernement. Comme il y a un an, après la fin de la saison électorale de 2017, il a accepté la proposition que je lui ai faite de coucher sur papier numérique ses réflexions quant aux douze derniers mois, décidément pas tout à fait comme les autres. Qu’il en soit, ici, remercié. Une exclu Paroles d’Actu. Par Nicolas Roche.
E. Macron, président de la République. Source de la photographie : Atlantico.
« Le nouveau monde, un an après »
Par Philippe Tarillon, ancien maire
socialiste de Florange (2001-14).
Texte daté du 6 mai 2018.
À la demande de Nicolas Roche pour Paroles d’Actu, je livre mes impressions un an après l’élection d’Emmanuel Macron.
C’est le regard d’un observateur engagé, socialiste déçu, meutri par certains choix et certains comportements, mais resté fidèle, toujours « hollandais » de cœur, malgré les déceptions d’un quinquennat que l’histoire jugera sans doute avec plus d’équité et qui ne peut se résumer au goût d’inachevé, voire de gâchis qu’on en a retenu.
L’an dernier, j’ai voté et avais appelé à voter Emmanuel Macron au second tour. Même s’il n’y avait pas de danger d’une victoire de Marine Le Pen au second tour, il était important, comme en 2002, que le score de l’extrême-droite soit le plus faible possible, ne serait-ce que pour l’image de la France. J’ajoute, plus localement, au vu du score élevé que le FN avait obtenu au premier tour dans ma commune, que je ne voulais pas que Florange fasse, à nouveau, la une des medias en devenant une commune symbolique qui accorderait la majorité à l’extrême-droite. Nous avons pu éviter cela, même si le FN y a obtenu un score élevé, à plus de 41% au second tour. Pour en finir sur le local, je note que le barrage à l’extrême-droite n’a pas bénéficié, à la différence de ce que j’avais fait en 2002, du moindre geste républicain du « plus jeune maire (filloniste) de France », élu par le conseil municipal en décembre 2016.
« J’ai gardé un goût de cendre envers tous ces "barons noirs"
qui ont lâché le candidat officiel du PS, ont soutenu Macron,
allant jusqu’à quémander une investiture aux législatives. »
Contrairement à bien d’autres, je n’avais pas rallié Macron au premier tour, faisant campagne pour Benoit Hamon, quand bien même celui-ci n’avait pas été mon candidat au premier tour des Primaires de la gauche. C’était là aussi une leçon de loyauté, car, quand on est membre d’un parti politique, la moindre des choses est de soutenir son candidat, tout particulièrement quand sa désignation est le fruit d’un processus démocratique. J’ai gardé un goût de cendre envers tous ces « barons noirs » au sein de l’appareil socialiste, qui, plus ou moins discrètement, ont lâché le candidat officiel du PS, ont soutenu Macron, allant jusqu’à quémander une investiture aux législatives. Le comble est qu’aujourd’hui beaucoup de ces gens continuent à tirer les ficelles au sein du PS et cherchent à se refaire une virginité en étant, selon la formule consacrée, « plus à gauche que moi, tu meurs ».
Au-delà du principe de fidélité, j’avais refusé au premier tour à la fois les sirènes macroniennes et l’impasse mélenchoniste, ce que le candidat de La France insoumise avait appelé la tenaille.
Je n’insisterai pas davantage sur le rejet de l’illusion tribunitienne de Jean-Luc Mélenchon car elle représente une impasse totale dans un contexte européen que la France ne peut ignorer, sauf à tourner le dos aux réalités. Même si la France n’est pas la Grèce, Tsipras a illustré ce qu’il en coûte d’aller dans ce sens.
« Macron partage sur bien des points le logiciel
idéologique de la droite, qui est devenu, il faut bien
le reconnaître, l’idéologie dominante. »
Le sujet de ce papier, c’est Macron, puisque c’est lui qui détient tous les leviers du pouvoir jusqu’en 2022. J’ai refusé à l’époque sans hésiter ses « sirènes », au-delà d’un discours souvent habile et d’une campagne dynamique. Je l’ai récusé en prenant en compte la réalité d’un programme d’inspiration libérale, et disons-le, partageant sur beaucoup de points le logiciel idéologique de la droite, devenu, il faut bien le reconnaître, l’idéologie dominante. C’est une pensée où le mot « réforme » devient synonyme de régression sociale, où les droits nés de longues luttes sont décrits comme des archaïsmes voire des privilèges, ou bien encore, au service public, on préfère la concurrence, naturellement « libre et non faussée ».
De ce point de vue, je reconnais à Macron qu’il ne m’a pas déçu. Il applique son programme et sa politique est à l’image de celui-ci : « et de droite, et de droite ». Cela est particulièrement vrai pour la politique fiscale, qui, entre l’augmentation de la CSG qui touche durement de petits retraités et les nombreux « cadeaux » faits aux plus privilégiés, ont établi durablement l’image d’un « Président des riches ». Il en est de même pour la politique sociale, où les Ordonnances sur le code de travail poursuivent le chemin hélas ouvert par la loi El Khomri, au nom de la flexibilité.
Certes, le macronisme n’est pas que cela. Je reconnais au Président qu’il est brillant et volontaire, qu’il est un bon tacticien, avec le sens de la formule. Son « en même temps » et son « ni gauche, ni droite » ont bénéficié d’un contexte où l’un et l’autre camp qui ont alternativement gouverné le pays depuis près de quatre décennies souffrent d’un profond discrédit, semblent avoir échoué les uns et les autres et ont été incapables de renouveler à temps leurs visages et leurs discours.
Emmanuel Macron n’est pourtant avant tout que le produit de circonstances exceptionnelles, au point qu’on a pu parler d’un alignement des planètes. Qui aurait pu imaginer François Fillon englué dans les affaires ou encore François Hollande empêché de se représenter, ouvrant ainsi la voie à jeune candidat encore inconnu deux ans auparavant ?
Quant au rejet du clivage droite-gauche, opportun au regard de la perception de l’opinion publique pour qui il s’est peu à peu brouillé, la formule « ni de gauche, ni de droite » me fait naturellement penser à ce qu’en disait dès 1925 le philosophe Alain (1868-1952) : « Quand on me demande si la division entre partis de droite et de gauche, entre gens de gauche ou de droite, a encore une quelconque signification, la première chose qui me vient à l’esprit est que quiconque pose la question n’est certainement pas de la gauche. » (Éléments d’une doctrine radicale).
« Sur le plan sociétal, il ne semble pas que ce soit clairement
tranché entre une ligne progressiste, et la tentative d’apaiser
les franges les plus conservatrices de l’opinion. »
Dans d’autres domaines, les choses sont plus nuancées. Sur le plan sociétal, il ne semble pas que ce soit clairement tranché entre une ligne progressiste, prolongeant ce qui a été acquis lors du quinquennat Hollande et la tentative d’apaiser les franges les plus conservatrices de l’opinion, comme en témoigne le stupéfiant discours du président de la République devant les évêques de France. L’Assemblée nationale vient en outre d’adopter un texte qui fait, dans presque tous les domaines, reculer les droits des migrants et des demandeurs d’asile. Ce texte a d’ailleurs, pour la première fois, réveillé quelques consciences au sein d’une majorité jusque-là aux ordres.
Il reste aussi à savoir, au-delà de la tactique, jusqu’où ira la moralisation de la vie politique. Les premiers textes sont clairement décevants, avec notamment une dose de proportionnelle annoncée mais qui sera très symbolique. L’Assemblée Nationale est muselée comme aux temps les plus classiques de la Vème République et il n’y aura pas de frondeurs chez les Marcheurs. Le point-clé à mes yeux sera la volonté de mener à bout la limitation du cumul des mandats dans le temps, qui permettra un profond renouvellement de la classe politique.
J’ajoute enfin qu’il est des domaines où l’action, ou au moins le discours du Président de la République, suscitent un réel intérêt. Il a su par exemple trouver les mots pour que soit mené à terme le processus dit de Matignon en Nouvelle-Calédonie. Il en est de même sur la relance de la construction européenne ou encore quand il faut faire preuve de fermeté, au moins symbolique, face à l’usage de l’arme chimique par le dictateur syrien. Cela ne veut pas dire que la politique étrangère et européenne de Macron suscite une adhésion d’ensemble, mais chaque avancée mérite d’être relevée.
Alors, quel futur pour le macronisme ?
Il faut d’abord dire qu’il continue à bénéficier du paysage politique qui a fait son succès de 2017. L’extrême-droite se remet mal de la prestation catastrophique de sa championne au second tour de l’élection présidentielle. La droite parlementaire a fait le choix du repli conservateur, incarné par la ligne Wauquiez, libérant ainsi un boulevard pour le centre macronien. La gauche est éclatée, entre un parti socialiste qui se remet difficilement d’une débâcle historique et une France insoumise, dotée d’un leader charismatique, mais tellement clivant qu’il ne saurait être le rassembleur capable de porter une stratégie d’alternance.
Du point de vue du mouvement social, face à des syndicats divisés et affaiblis, Macron semble réussir à faire passer en force ses réformes d’une ampleur, je dirai d’une brutalité inédite. Il bénéficie en outre de l’impact sur l’emploi d’une conjoncture économique plutôt favorable et des effets des mesures structurelles prises sous le quinquennat précédent en faveur de la compétitivité de l’économie.
« Sans réelle opposition forte, Macron jouit d’un contexte
très favorable. Cela étant, il serait bien inspiré de freiner
sa tendance naturelle à une certaine arrogance... »
Ce contexte si favorable ne devrait pourtant pas aveugler le président de la République, qui devrait freiner sa tendance naturelle à une certaine arrogance. À cet égard, il devrait méditer les leçons de la consultation récente du personnel d’Air France, qui semble montrer qu’il n’est pas forcément bon de chercher à contourner la démocratie représentative.
De même, il devrait cesser cette politique, certes engagée avant lui, consistant à étouffer la démocratie locale par le biais du garrot financier.
Emmanuel Macron est arrivé à la tête du pays avec une image de réformateur dynamique. Et pourtant, comme l’a dit le nouveau Premier Secrétaire du PS, Olivier Faure, « on attendait Mendès-France, on a eu Giscard d’Estaing ».
Nul ne peut imaginer où ira le pays dans la suite du quinquennat et au-delà. Il ne faut pas cacher qu’un profond mécontentement existe, d’autant plus inquiétant que, s’il s’exprime, il n’aurait pas de traduction syndicale et encore moins politique. La situation serait alors difficilement contrôlable et ferait le lit des populismes, des deux côtés de l’échiquier politique.
Le pire, heureusement, n’est jamais sûr. Mais pour l’éviter il serait bon que le président de la République ne s’abandonne pas à l’arrogance de ses succès, rééquilibre sa politique vers plus de justice sociale et redonne plus d’espace aux corps intermédiaires, au Parlement, aux contre-pouvoirs. Ce n’est pas ce qui dessine à ce jour, mais n’avons-nous pas le devoir de l’espoir et de l’optimisme ?
« Je ne désespère pas que puisse se reconstruire une force
de progrès qui aspire à gouverner le pays et à le rendre
plus juste, tout en tirant les leçons du passé... »
En ce qui me concerne, ayant donné la priorité de mon engagement politique à l’action locale, je ne désespère pas pour autant que puisse se reconstruire une force de progrès qui aspire à gouverner le pays et à le rendre plus juste, tout en tirant les leçons du passé. C’est loin d’être gagné et cela prendra du temps, beaucoup de temps. Cela vaut pourtant la peine d’y croire et d’y contribuer.
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« 2017 : fin d'un cycle et tempête politique », par Philippe Tarillon
Philippe Tarillon, qui fut maire de Florange (Moselle) entre 2001 et 2014, a été comme nous tous le témoin de la déroute historique subie par sa famille politique, le Parti socialiste, en ces mois de mai et juin. Je lui ai proposé de nous livrer son analyse de la saison électorale qui vient de s’achever. Un texte sobre et pondéré, emprunt d’une vraie culture politique. Sur la gauche, celle qui se veut de gouvernement mais qui a eu la paresse coupable de repenser la société quand elle en avait le temps (le devoir ?), son jugement est sévère, mais pas sans espoir pour la suite, "si et seulement si"... Merci à lui pour cette nouvelle contribution. Une exclu Paroles d’Actu. Par Nicolas Roche.
Le siège du PS, rue de Solférino. © Jean-Christophe MARMARA/Le Figaro.
Nicolas Roche, pour « Paroles d’Actu », m’ayant demandé de réagir à l’actualité politique récente, c’est bien volontiers que je lui adresse cette contribution.
« 2017 : fin d’un cycle
et tempête politique »
Par Philippe Tarillon, ancien maire
socialiste de Florange (2001-14).
Les élections présidentielle et législatives de 2017 représentent un bouleversement majeur du paysage politique français, avec l’échec retentissant des deux partis politiques qui ont structuré la vie politique depuis des décennies. Aucune de ces deux forces n’ont accédé au second tour de l’élection présidentielle et ont vu leur représentation parlementaire fortement réduite pour les LR et presque annihilée pour le Parti socialiste. Il faut remonter à 1958 pour trouver un équivalent en termes de bouleversement du paysage politique.
D’autres aspects sont tous aussi importants :
- Le Front national n’a pas transformé l’essai mais peut se targuer du nombre record de voix obtenues à l’élection présidentielle. Il n’a pas brisé le fameux plafond de verre et la campagne de nature identitaire et sectaire, menée au second tour par Marine Le Pen, s’est au final révélé contre-productive. Le système électoral majoritaire n’a pas permis au FN de constituer un groupe, compte tenu de son isolement. Pour autant, sa montée permanente est un élément majeur d’inquiétude.
- La France Insoumise pourra, elle, constituer ce groupe. Mais Jean-Luc Mélenchon n’a pas pu ou pas su capitaliser sur son excellent score du 1er tour de l’élection présidentielle. La dynamique de FI est fragile dans la mesure où elle repose d’abord sur la fonction tribunitienne de son chef.
- L’importance croissante du refus de vote, particulièrement importante pour les législatives. Un triste record a été battu, et la moyenne cache des réalités sur certains territoires qui ne se désintéressent massivement des débats politiques.
La victoire d’Emmanuel Macron est incontestable, mais doit être nuancée :
- Au premier tour de l’élection présidentielle, il est arrivé en tête, poussé par le phénomène du vote utile de la part d’électeurs, notamment de gauche, qui voulaient éviter un second tour entre Le Pen, dont la qualification semblait acquise, et un François Fillon dont le programme droitier faisait peur, sans parler de la personnalité atteinte par les affaires qui ont plombé sa campagne. Il a aussi profité de l’affaiblissement du PS tout au long du quinquennat et de l’incroyable situation de la droite, plombée par les affaires de son candidat et qui a perdu une élection qui lui semblait promise.
- Au second tour, il a bénéficié du réflexe du vote républicain mais ce mécanisme ne cesse de baisser en efficacité, notamment du fait de l’absence de consignes de la part de Jean-Luc Mélenchon.
- Aux législatives, il a eu une nouvelle situation favorable : atomisation de ses adversaires, démoralisation, démobilisation. La forte abstention atténue cependant la portée de son triomphe, qui s’est d’ailleurs traduit par une forte majorité absolue, sans aller jusque la chambre introuvable qu’on pronostiquait au lendemain du premier tour.
« L’échec du processus des Primaires, à travers
les candidats désignés, confirme la perte
d’influence des appareils partisans. »
L’intelligence d’Emmanuel Macron a été de savoir surfer sur cette vague et de se faire passer pour l’homme du renouveau, alors qu’il est un pur produit du système. Mais il a su avec talent tenir un discours qu’attendaient de nombreux Français, déçus des alternances régulières entre PS et droite parlementaire, sans que pour autant ne soient apportées de réponses durables aux maux économiques et sociaux d’une France en plein doute. En mettant en avant le renouvellement, le rassemblement, le refus des « clivages artificiels », l’appel aux compétences et à la « société civile », Macron a permis que se fasse la rencontre entre un homme et une nation, ce qu’avait voulu le Général de Gaulle en faisant du Président la « clé de voûte » des institutions. Par contraste, l’échec du processus des Primaires, à travers les candidats désignés, confirme la perte d’influence des appareils partisans.
Pourquoi ?
Du côté de la droite, certains défendent l’idée que la situation est conjoncturelle, due au choix d’un candidat qui avait fait de sa « droiture » la clé de son succès inattendu aux Primaires et qui a fini par être rattrapé et submergé par ses contradictions et une image dégradée face aux affaires. Les mêmes font constater que la droite a limité la casse aux législatives.
Pour ma part, je rappellerai seulement l’évolution de long terme qui a vu la droite UMP, devenue LR-UDI, passer de 370 députés en 2002 à environ 120 en 2017. Situation qui va encore être aggravée par les profondes divisions entre tenants de la ligne dure et les « constructifs ».
« La droite n’a pas su rester une force de
rassemblement... la rançon de la ligne Buisson. »
La droite s’est en fait repliée sur un socle qui reste solide, de l’ordre de 20% du corps électoral. Elle n’a pas su rester une force de rassemblement, rançon de la ligne Buisson, portée par Nicolas Sarkozy, qui avait pour objectif de voler au FN ses thèmes de prédilection. Cela a fonctionné un moment, lors de l’élection présidentielle de 2007, mais a fait fuir sa frange modérée, qui s’est laissé séduire par le discours libéral et rassurant du candidat Macron.
La crise du PS est encore plus profonde, et le quinquennat de François Hollande fut celui de la fracture. Le PS fut longtemps un parti de militants, fort de ses réseaux d’élus locaux constitués lors des grandes victoires du socialisme municipal, en 1977 et plus proche de nous, en 2008. Les effectifs des sections, de leur côté, n’ont cessé de fondre. Cette anémie a été aggravée par les divisions profondes, l’affaiblissement considérable du réseau des élus locaux, après la série d’élections calamiteuses de 2014 et 2015.
« Le PS a passé dix ans dans l’opposition, de 2002
à 2012, à attendre l’alternance comme d’autres
attendaient Godot, sans se préparer, sans réfléchir,
sans mesurer les changements de la société. »
Pour remettre le PS à flots, Lionel Jospin, en 1997, avait su construire et mettre en œuvre un projet porteur, avec les 35 heures ou encore les Emplois jeunes. Rien de tel ne figurait dans le projet de 2012. Le PS a passé dix ans dans l’opposition, de 2002 à 2012, à attendre l’alternance comme d’autres attendaient Godot, sans se préparer, sans réfléchir, sans mesurer les changements de la société. Le PS et celui qui l’a incarné depuis 2002, a fait du « molletisme » : un discours très à gauche dans les congrès et en campagne (« mon adversaire, c’est le monde de la finance »), et une pratique très modérée une fois revenu aux affaires. L’histoire revalorisera certainement le bilan du quinquennat, en particulier le nécessaire redressement des finances publiques et l’amélioration de la compétitivité des entreprises françaises. Mais cette politique n’a pas été remise en perspective et la situation réelle du pays en 2012 n’a pas été rappelé au départ. Pire encore, des fautes graves ont été commises, comme sur la déchéance de nationalité ainsi que le premier et grave coup de canif du Code du travail que fut la loi El Khomri. Les divisions ont pesé, et les frondeurs ont une forte responsabilité, même si au final je considère qu’ils ont été les lanceurs d’alerte. Comme pour l’échec historique du premier tour de l’élection présidentielle de 1969, avec à peine plus de 5% de voix, les pratiques molletistes (discours de gauche et politiques contraires aux engagements pris) ont conduit aux mêmes effets. On ne gouverne pas la France comme on gagne un congrès du PS.
Au-delà de ça, le PS, après avoir perdu au profit du FN, les classes populaires, a aujourd’hui perdu son socle, qui faisait de lui le parti des salariés, en particulier dans la fonction publique.
« Le PS doit trouver la voie centrale qui annonce
les idées progressistes de demain... »
Le PS survivra-t-il à 2017 ? Il lui faut pour cela analyser ce qui s’est passé, sortir de ces pratiques et trouver un discours politique clair. Sans renoncer à être une gauche de gouvernement, il lui faut trouver la voie centrale qui annonce les idées progressistes de demain, renonce aux pratiques droitières, sans tomber dans l’erreur que serait une dérive vers le gauchisme, qui deviendrait alors, pour détourner une parole de Lénine, « la maladie sénile du socialisme ». Au total, une voie étroite.
Tout cela veut-il dire que les deux partis historiques sont devenus des cadavres politiques ? Je reste convaincu de la pertinence du clivage droite-gauche, dès lors que la droite républicaine assume ses valeurs et ne cherche plus à faire du « Le Pen light » et que le PS réussisse à se refonder, un nouvel Epinay en quelque sorte, ce qui ne sera pas facile pour un parti exsangue, tant en adhérents qu’en élus nationaux et locaux.
Le contexte sera aussi important. Macron ne bénéficiera pas toujours de l’alignement des planètes. L’application d’un programme qui comprend des mesures brutales et clivantes ne manquera de réveiller les oppositions et de changer la donne.
En ce qui me concerne, je continuerai à suivre ce débat et à y prendre part, même si je donnerai la priorité absolue au local, dans la perspective des municipales. Je retiens de la stratégie de Macron ce qui est à reprendre : rassemblement, compétences, représentativité, poids de la « société civile », ce qui ne veut pas dire que les valeurs sont mises dans la poche et que des militants ne réunissent pas toutes ces qualités. Une chose est sûre : on ne peut plus faire une liste, dans une commune de 12.000 habitants comme la mienne, avec la règle à calcul et les seuls critères politiques. Nous sommes sortis d’une séquence politique. Et comme quoi, dans tout épisode, même les plus douloureux, il y a des leçons à retenir.
texte daté du 25 juin 2017
Le texte suivant a été choisi par Philippe Tarillon pour illustrer cette photographie...
« Le courage, c’est de dominer ses propres fautes, d’en souffrir, mais de n’en pas être accablé et de continuer son chemin. Le courage, c’est d’aimer la vie et de regarder la mort d’un regard tranquille ; c’est d’aller à l’idéal et de comprendre le réel ; c’est d’agir et de se donner aux grandes causes sans savoir quelle récompense réserve à notre effort l’univers profond, ni s’il lui réserve une récompense. Le courage, c’est de chercher la vérité et de la dire ; c’est de ne pas subir la loi du mensonge triomphant qui passe, et de ne pas faire écho, de notre âme, de notre bouche et de nos mains aux applaudissements imbéciles et aux huées fanatiques. »
Jean Jaurès, Discours à la Jeunesse, 1903.
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Frédéric Salat-Baroux : « Les habits de la Vème République semblent convenir parfaitement à Emmanuel Macron »
Frédéric Salat-Baroux fut, entre 2005 et 2007, de par sa position de secrétaire général de l’Élysée sous la présidence de Jacques Chirac, un des personnages les plus puissants de l’État. Il a depuis lors fait bifurquer son parcours vers le privé, vu et appris de nouvelles choses, étoffé sa "pensée" du monde, du monde et de notre pays. Le 20 juillet dernier, à l’occasion de la parution de son ouvrage La France EST la solution (Plon, 2016), riche tour d’horizon des maux de la France d’aujourd’hui et programme clé en main pour y remédier, M. Salat-Baroux avait longuement répondu à mes questions pour Paroles d’Actu. Le contact a été maintenu, et c’est tout naturellement que j’ai eu envie d’interroger ce proche d’Alain Juppé sur la dernière élection présidentielle, sur le sens qu’il lui donne et sur le regard qu’il porte sur le nouveau Président. Merci à lui d’avoir accepté une nouvelle fois de se prêter à l’exercice, et pour ses réponses... Une exclu Paroles d’Actu, par Nicolas Roche...
ENTRETIEN EXCLUSIF - PAROLES D’ACTU
Frédéric Salat-Baroux: « Les habits
de la Vème République
semblent convenir parfaitement
à Emmanuel Macron »
Q. : 15/05/17 ; R. : 21/05/17.
Emmanuel Macron lors de son investiture en tant que président de la République,
le 14 mai dernier. Source de l’illustration : médias.
Paroles d’Actu : Frédéric Salat-Baroux bonjour, je suis ravi de vous retrouver dans les colonnes de Paroles d’Actu. Le 7 mai, Emmanuel Macron a donc remporté l’élection présidentielle face à Marine Le Pen au terme d’une campagne inédite voire folle à bien des égards. Quelle lecture faites-vous de l’événement, et de manière peut-être plus personnelle, quel est votre ressenti ?
la présidentielle de 2017
Frédéric Salat-Baroux : Contrairement à ce qui a pu être dit, la campagne présidentielle a été terriblement forte de sens.
Les Français ont exprimé des messages particulièrement clairs et radicaux :
- la volonté de tourner la page d’une classe politique en situation d’échec ;
- une interrogation profonde face à une Europe qu’ils vivent comme destructrice d’emplois et dure aux faibles ;
- comme lors de la campagne américaine avec les thématiques de Trump et Sanders, un rejet d’un système capitalisme qui tourne fou en concentrant la richesse sur une micro élite et qui appauvrit désormais les classes moyennes ;
- une identité blessée.
Ils auraient pu y ajouter l’ubérisation, géniale en terme de progrès, mais qui porte le danger d’un terrible retour au chacun pour soi social.
C’est logiquement que la campagne présidentielle a conduit à la cristallisation des électeurs sur des projets de type révolutionnaire : ceux des extrêmes mais aussi celui d’Emmanuel Macron, qui s’est différencié des autres par sa dimension constructive et non pas destructrice.
« Les Français ont fait une ultime fois
le choix de la raison... s’ils ne sont pas entendus,
la prochaine fois, ce sera le Front national... »
Les Français ont fait une ultime fois le choix de la raison. Mais le message adressé aux élites est très clair : si vous n’entendez pas notre souffrance, la prochaine fois ce sera la souffrance pour tous. Ce sera le Front national.
PdA : Dans une tribune que vous aviez écrite avant le second tour sur le site de l’Opinion, vous déclariez ceci : « L’intérêt de la France, notre honneur républicain, notre capacité à pouvoir nous rebâtir demain commandent de dire aujourd’hui haut et clair : aucune voix de droite ne doit manquer à Emmanuel Macron. » Le message était limpide, et en parfaite cohérence avec votre parcours et les valeurs que vous portez. Mais, vous savez mieux que nous tous à quel point la charge présidentielle est grande et lourde à porter dans la France de la Vème : est-ce que, pour ce que vous en savez, vous diriez d’Emmanuel Macron, qui vient donc d’être élu, qu’il a des qualités qui le qualifient pour la fonction ; qu’il en a les capacités ; qu’il en est digne ? Et est-ce qu’on ne gagnerait pas, à un moment donné, à essayer de réduire un peu ce costume taillé sur mesure pour un homme - de Gaulle - comme on n’en fait pas deux par siècle dans chaque pays ; costume de moins en moins habité alors que défilent les mandats ?
Macron, digne de la fonction ?
F.S.-B. : Il y a quinze mois, lors de la sortie de mon livre La France est la solution que j’avais failli intituler Pour un nouveau bonapartisme, j’avais dit lors d’une interview : « Macron, c’est Bonaparte ».
Les points communs sont nombreux :
- aptitude à faire la synthèse des idées de l’Ancien régime et de la révolution ;
- vista ;
- capacité d’apprentissage ultra rapide ;
- peur de rien.
Il vient de remporter sa première campagne d’Italie. Par-delà sa jeunesse, ce qui domine c’est son autorité, sa volonté de tout voir, de tout traiter, de tout décider.
« Bonaparte avait organisé l’État
comme une armée, Macron est bien parti
pour le faire comme une start-up »
Bonaparte avait organisé l’État comme une armée. Emmanuel Macron est parti pour le faire comme une start-up.
Les habits de la Vème République semblent donc parfaitement lui convenir.
Contrairement à Jean-Luc Mélenchon, je ne crois pas que nos institutions soient dépassées en ce que les Français veulent avoir un monarque républicain.
En revanche, comme les entreprises ont su le faire, l’action publique doit s’ouvrir aux logiques coopératives. Les Français ont été des acteurs majeurs de la campagne présidentielle, ils doivent devenir des acteurs du travail gouvernemental et législatif.
Avec la simplification des échelons territoriaux, c’est, selon moi, la priorité pour une réforme des institutions.
PdA : Chiraquien et juppéiste, comment vous situez-vous par rapport au mouvement de recomposition politique que semble engager la nomination du gouvernement d’Édouard Philippe ?
action, recomposition
F.S.-B. : Je ne suis pas aujourd’hui dans la vie politique mais j’ai un regard de citoyen engagé.
Comme je l’ai dit, les Français ont exprimé un message d’une très grande gravité, au sens le plus noble du terme.
Depuis l’entre-deux-tours, j’ai en tête, presque de manière obsessionnelle, cette phrase de Pierre Cot arrivant à Londres en juin 1940 et disant au général de Gaulle qu’il était prêt à tout faire pour son pays et « s’il le faut balayer les escaliers ».
« Je pense qu’il faudra aller, après les législatives,
vers une coalition, non pas de dilution mais de
"percussion" pour agir au mieux pour les Français »
Sur le plan de l’action politique, je pense qu’il faut aller, après les législatives, vers la constitution d’une grande coalition. Pas une coalition de dilution mais de percussion, pour agir et répondre aux messages des Français.
Mais il ne faut pas tout attendre du Président. Chacun doit agir. Quand on est responsable, comme moi, d’une entité économique, on a le devoir de se poser des questions aussi simples qu’essentielles : puis-je prendre des jeunes stagiaires en plus ? Ai-je la possibilité d’embaucher une ou deux personnes de plus ?
Sans ce nouveau civisme collectif, les efforts qui seront engagés par les pouvoirs publics risquent d’être largement privés d’effets.
C’est l’enjeu des mois à venir. C’est ce que le général de Gaulle appelait le sursaut national, ou plus justement encore le sursaut collectif.
PdA : Au soir du second tour, on s’est donc retrouvé, plus ou moins comme attendu, avec une Marine Le Pen représentant presque 35% des exprimés, 10,6 millions d’électeurs, c’est à dire, quoi qu’on en dise, un score énorme, qui aura pulvérisé tous les records du Front national jusqu’à présent. Que vous inspire ce chiffre ? Dans votre tribune, vous louiez l’intransigeance de Jacques Chirac face à l’extrême droite, mais cette poussée continue depuis quarante ans du parti des Le Pen n’est-elle pas d’abord la preuve que ce qui a été fait ou dit par les gouvernants successifs n’a pas été efficace ? Et n’y a-t-il pas quelque chose de perturbant sur le plan de la démocratie - le sentiment pour le citoyen d’être représenté / la confrontation des idées et les votes à assumer au parlement - dans la quasi absence, à l’Assemblée nationale, d’un parti qui pèse autant dans l’opinion que le FN ? Est-ce que tout cela n’alimente pas les ressentiments des citoyens qui se sentent exclus de tout, et donc même de la politique, offrant par là même un effet boost à peu de frais et bien pratique (pas de prise de position collective à assumer dans une assemblée, une posture de victime) aux dirigeants du parti frontiste ? (...) Cette question du vote FN, c’est aussi et c’est surtout celle de la fracture, béante, au sein de la société : toutes ces cohortes de Français pour qui le grand large, les grandes perspectives, la place dans la caravelle de la conquête et de la réussite, ce sera toujours pour les autres et jamais pour eux...
répondre au vote Front national
F.S.-B. : Jamais peut-être la nécessité de distinguer entre les électeurs du Front national et ce parti n’a été aussi évidente, aussi forte.
Le message des électeurs du FN mais plus largement d’une grande majorité de Français est : regardez la réalité dans laquelle nous vivons. Dans tant d’endroits de France et notamment dans le grand arc du nord et de l’est du pays, le premier employeur est l’hôpital et le deuxième la maison de retraite ; les usines, fierté d’hier, sont devenues des friches, les boutiques des centre-villes sont souvent murées depuis des années ; la grande crainte des parents, ce n’est même plus le chômage à 50 ans mais de ne pas trouver un premier stage pour les enfants ; tant de familles finissent le mois à l’euro près.
C’est à cela qu’il faut répondre. Il faut faire des économies, créer un cadre favorable aux entrepreneurs, réformer l’État, mettre en place une administration numérique, non pas comme je l’ai longtemps pensé, pour baisser les impôts mais pour se donner de nouvelles marges de manoeuvre en matière d’éducation, de formation, de redistribution. L’État doit renouer avec son ambition méritocratique et égalitaire. Je mesure le caractère provocateur de la formule mais partout dans le monde occidental et singulièrement en Europe, il va nous falloir inventer une nouvelle forme de social-démocratie.
A défaut et si l’on revient, inquiétude d’un second tour Mélenchon-Le Pen passée, à un statu quo arrogant, la sanction populaire sera la victoire du Front national.
« Ce qui s’est vu de manière évidente lors du
débat d’entre-deux-tours, c’est l’incompétence
crasse du Front national »
L’immense mérite du débat d’entre-deux-tours a été de montrer le vrai visage de ce parti. Il est tout sauf le retour à un conservatisme (dé)passé, à une France apaisée pour mentionner l’incroyable anti-phrase du slogan du début de campagne. Au-delà de la violence et de la haine du tout et tous, ce qui s’est vu de manière crue, c’est aussi et peut être surtout l’incompétence crasse du parti d’extrême droite.
N’en doutons pas, l’élection d’Emmanuel Macron a été le dernier avertissement du peuple français à des dirigeants et à une élite qui ont été jusqu’ici aussi aveugles que défaillants.
PdA : Quel message adresseriez-vous à Emmanuel Macron, fort de votre haute connaissance des affaires de l’État (en tant qu’ex-secrétaire général de la présidence de la République en particulier) ?
un message pour Emmanuel Macron ?
F.S.-B.. : Je n’ai évidemment pas de conseils à donner à celui qui vient de démontrer son aptitude à assimiler, de manière ultra rapide, toutes les réalités et les complexités de nos institutions.
L’enjeu, ce n’est déjà plus le renouvellement. Nous savions que les partis, l’ordre politique en place n’étaient que des châteaux de sable face à l’océan. Il aura été l’accélérateur d’un effondrement annoncé.
« L’enjeu essentiel : faire que chaque jeune
prêt à travailler dur ait à nouveau sa chance... »
L’enjeu est évidemment dans l’action, c’est-à-dire dégager des marges de manoeuvre par la création de richesses en s’appuyant sur la libération des talents des entrepreneurs et sur les effets de la révolution numérique pour que chaque jeune, prêt à travailler dur, ait à nouveau sa chance.
C’est cet "en même temps", pour reprendre l’expression du nouveau Président, qu’il va falloir imposer à toute nos politiques publiques et dans l’indispensable réforme des traités européens.
Ce qui est intéressant à la relecture du programme d’Emmanuel Macron, qui pouvait apparaître pas assez radical sur le plan économique, est qu’il est, en fait, fondé sur cette double exigence.
Comme toujours mais plus que jamais... tout sera question d’exécution.
Frédéric Salat-Baroux, ex-secrétaire général de l’Élysée (2005-2007) sous la présidence
de Jacques Chirac, est l’auteur de La France EST la solution (Plon, 2016).
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Geoffroy Lejeune : « La présidentielle 2017, un scénario plus fou que ceux de House of Cards... »
Geoffroy Lejeune est, à 28 ans (!), le directeur de la rédaction de l’hebdo conservateur Valeurs actuelles ; en 2015, alors qu’il ne faisait « qu »’en diriger le service politique, il s’est amusé à imaginer un scénario dans lequel l’essayiste Éric Zemmour serait candidat à la présidentielle de 2017, et au finish élu. Ce récit, édité par les éditions Ring avec pour titre Une élection ordinaire, je l’ai lu très récemment. Il est bien écrit, bien pensé, et regorge de situations qui, prises individuellement ou dans leur ensemble, paraissent toutes crédibles - à une exception près dans mon esprit, la séquence de Marine Le Pen suivant les obsèques de son père... via la télévision. Cet ouvrage plaira je le crois à celles et ceux que la politique intéresse et qui sont séduits par l’exercice de politique-fiction. Au-delà de (tout) ce qui est romancé, Une élection ordinaire constitue une plongée très instructive dans l’univers finalement assez méconnu par le public de la droite conservatrice française. On y découvre ses coulisses, les acteurs et leurs interactions... À lire, donc, avec d’autant plus de gourmandise qu’on commence à avoir un peu de recul sur l’élection de 2017, la vraie. Sur tout cela et sur d’autres points, Geoffroy Lejeune a accepté de répondre à mes questions, écrites juste après la présidentielle. Je l’en remercie, et je remercie Laura Magné de Ring pour son intervention. À la fin de l’interview, l’auteur dit ceci : « Pour écrire à nouveau, j’attends d’avoir une nouvelle révélation ! ». Pari perso : le héros de son prochain roman de politique-fiction sera une héroïne, et si on la désigne par ses initiales, il y en aura quatre. Bonne lecture ! Une exclu Paroles d’Actu, par Nicolas Roche...
ENTRETIEN EXCLUSIF - PAROLES D’ACTU
Geoffroy Lejeune: « La présidentielle
2017, un scénario plus fou
que ceux de House of Cards... »
Q. : 09/05/17 ; R. : 24/05/17.
Une élection ordinaire, par Geoffroy Lejeune, aux éd. Ring, 2015.
Paroles d’Actu : Geoffroy Lejeune bonjour, merci de m’accorder pour Paroles d’Actu cet entretien, axé sur votre roman de politique fiction Une élection ordinaire (éd. Ring, 2015), qui imaginait il y a deux ans une campagne présidentielle de 2017 aboutissant à la victoire surprise d’Éric Zemmour, mais aussi bien sûr sur la véritable élection qui vient donc de se tenir, et qui n’a pas été beaucoup moins mouvementée que celle que vous aviez écrite... Quels sentiments vous inspire-t-elle, précisément, cette campagne de 2017 ?
la présidentielle de 2017
Geoffroy Lejeune : Même avec les meilleures intentions, et avec la plus grande imagination, il était impossible d’imaginer une telle histoire ! Je crois que les scénaristes de House of Cards eux-même doivent se trouver bien prudents en comparaison avec ce que vient de vivre la France durant six mois… Au-delà de cette considération de forme, l’élection de 2017 m’inspire deux conclusions :
1. Un personnage inconnu de tous il y a trois ans s’est imposé, ce qui prouve qu’une candidature venue de nulle part avait sa place.
2. Macron s’est imposé alors qu’il incarne en tous points l’exact inverse de l’évolution de l’opinion des français, si l’en croit les récentes enquêtes du Cevipof (le Centre de recherches politiques de Sciences Po, ndlr). Alors, chapeau l’artiste…
PdA : Dans votre roman, l’écrivain et polémiste Éric Zemmour, qui fut poussé à se lancer par ses amis Patrick Buisson et Philippe de Villiers, et soutenu par Nicolas Dupont-Aignan et Henri Guaino, Marion Maréchal et feu (!) Jean-Marie Le Pen, remporte donc l’élection présidentielle. Sur le fil, contre François Hollande au second tour ; sa candidature avait vocation à dépasser celle de Nicolas Sarkozy, jugé trop libéral et trop inconstant, et celle de Marine Le Pen, pas assez "de droite" (la fameuse "ligne Philippot"). Cette candidature Zemmour, dont la cohérence sur la ligne est limpide, c’est un fantasme d’écrivain ou, au-delà, celui d’un citoyen engagé ? Comment Zemmour a-t-il reçu le livre ? En avez-vous parlé avec lui depuis ?
Zemmour candidat ?
G.L. : C’est d’abord une intuition éditoriale. J’ai senti très tôt qu’Éric Zemmour incarnait une sensibilité que je crois majoritaire à droite. J’assume aussi le côté "fantasme" car, je ne m’en cache pas, j’ai une grande admiration pour Zemmour et je partage ce qu’il dit. Il a été très tolérant avec moi lorsque je l’ai prévenu de mon projet. Ce livre le gênait un peu, car je le mettais en scène en présidentiable, mais il m’a laissé très libre et m’a juste demandé de faire « quelque chose de bien ». Je lui ai dit une fois, depuis, lorsque je l’ai croisé au moment des affaires de François Fillon, qu’il y aurait eu la place pour lui. Et sa seule réponse a été d’exploser de rire !
PdA : On attendait Marine Le Pen autour de 40% des exprimés face à Emmanuel Macron ; au final elle n’atteint pas les 34%. On a évoqué sa (contre-)performance lors du débat, peut-être aussi les explications un peu commodes du "plafond de verre" ou encore de l’influence des médias... Est-ce que, pour vous, en tant qu’observateur, elle a été une bonne candidate ? Et la campagne qu’elle a menée, avec son équipe, a-t-elle été sur la forme et surtout sur le fond une bonne campagne ?
la campagne de Marine Le Pen
« Le soir du débat, Marine Le Pen a perdu
non seulement l’Elysée mais également
le leadership de l’opposition future »
G.L. : En tant qu’observateur, je suis d’accord avec l’analyse partagée par absolument tous, ce qui est très rare : elle n’a pas été une bonne candidate, sa ligne a été flottante, elle s’est échouée piteusement le soir du débat. Que dire de plus ? Je crois seulement que, le 3 mai, elle a perdu plus que la présidentielle. Marine Le Pen, non seulement, n’est pas devenue présidente de la République, mais en plus elle a perdu le leadership de l’opposition, qu’elle aurait pu incarner en se hissant au second tour, et enfin elle a semé le doute jusqu’au sein de ses troupes. Lourde addition pour une seule soirée de débat…
PdA : Cette question pose aussi celle, fondamentale, des qualités attendues pour être président de la République, et donc de ce qu’on met derrière la fonction. Faut-il un acteur de premier plan ou un arbitre résolument au-dessus de la mêlée ? Est-ce que, pour reprendre le mot du nouveau monarque républicain il y a deux ans, vous diriez qu’il « manque un roi à la France » ?
un roi pour la France ?
« Le paradoxe est que Macron, incarnation
de la modernité, figure de proue des progressistes,
soit celui qui réhabilite l’autorité présidentielle »
G.L. : Il manque depuis longtemps un roi à la France : la monarchie républicaine est d’ailleurs conçue pour ne pas priver les Français de figure tutélaire, mais il faut admettre que depuis des décennies, les présidents semblent habités par l’idée de ne plus incarner cette autorité, ou de l’incarner différemment. Le paradoxe est que Macron, incarnation de la modernité, figure de proue des progressistes, soit celui qui réhabilite cette autorité. Il ne prend personne en traître, il l’a théorisé, mais ses soutiens les plus libertaires doivent tousser en le voyant endosser les habits du monarque !
PdA : Le duel Macron-Le Pen, ça a été, pour le coup, un choc frontal entre deux conceptions diamétralement opposées de ce que doit être notre rapport à l’Europe, au monde et à la mondialisation, et plus généralement à l’"ouverture", peut-être au "progrès" et aux "valeurs". Est-ce qu’on tient là la ligne de fracture fondamentale pour les années, les décennies à venir ? Est-ce qu’on peut résumer cette opposition au clivage progressistes/conservateurs ? Et peut-on de manière réaliste anticiper une recomposition du paysage politique sur ces lignes-là (avec une droite conservatrice qui serait animée par des Marion Maréchal, des Laurent Wauquiez, maraboutée par Patrick Buisson... face aux progressistes centristes et socialistes du macro(n)-cosme) ?
quels clivages pour les années à venir ?
G.L. : Le clivage progressistes-conservateur existe, je le trouve opérant, mais je me méfie de ceux qui veulent résumer le combat politique en un seul clivage. Il existe aussi un clivage européens-souverainistes, droite-gauche, France périphérique-France d’en haut ; etc. Macron bouscule les règles du système, il est donc difficile de dire aujourd’hui quel clivage structurera demain la vie politique française. J’observe seulement qu’il existe une gauche radicale en France, forte, un mouvement modéré allant de la gauche au centre droit, autour de Macron, qui gouverne, un droite conservatrice qui a perdu l’élection de 2017 "par accident" mais qui entend reconstituer ses forces avant 2022, et le FN, qui continuera d’incarner un populisme anti Europe et anti immigration. De là à vous dire qui sera majoritaire en 2022…
PdA : À plus court terme, question mi-analyste, mi-pronostic : à quoi l’Assemblée ressemblera-t-elle à la fin juin à votre avis ? Emmanuel Macron aura-t-il une majorité présidentielle ?
quelle Assemblée à la fin juin ?
« Macron risque bien de réussir son pari ;
il obtiendra sans doute une majorité
avec son parti émergent. Merci de Gaulle ! »
G.L. : Il est sans doute en train de réussir un pari que je croyais impossible il y a encore quelques semaines : obtenir une majorité à l’Assemblée avec un parti jeune et sans figure émergente. Si cela se produit, ce sera sans doute grâce à la traditionnelle poussée consécutive à la présidentielle en faveur du vainqueur. Ce qui est amusant, c’est de constater que les institutions de la Vème République sont si solides qu’elles ont résisté à la pratique du pouvoir de François Hollande et qu’elles vont permettre à Macron, malgré la faiblesse de son mouvement, de gouverner. Merci de Gaulle !
PdA : Vous prêtez dans Une élection ordinaire une stratégie redoutable à Jean-Christophe Cambadélis : faire monter Zemmour pour couper la droite en trois et donc, donner à Hollande une chance d’accéder au second tour et d’être réélu. Il y a un parallèle qui m’a frappé quand j’ai lu votre livre, ces jours - livre écrit je le rappelle en 2015 : OK, vous vous êtes planté sur 2017 en France, à votre décharge tout le monde s’est planté. Mais j’ai le sentiment que ce que vous avez décrit, peut-être anticipé sans le savoir, c’est Trump 2016 aux États-Unis. La victoire surprise, sur le fil, du candidat anti-système et anti-politiquement correct par excellence. On y retrouve jusqu’à cette histoire de stratégie tordue - et finalement fatale - du PS : on a beaucoup dit que les médias progressistes avaient sur-exposé Trump pour le favoriser lors des primaires, pensant qu’il serait ensuite une proie facile pour Hillary Clinton lors de l’élection générale... Dans un cas comme dans l’autre, la créature de Frankenstein, on croit la contrôler et finalement rien ne se passe comme prévu. Que pensez-vous de cette lecture ?
des stratégies tortueuses
G.L. : Sans doute y a-t-il quelques similitudes entre les deux situations, mais rassurez-vous, je n’ai rien inventé ! La stratégie prêtée à Cambadélis est tout simplement celle qu’applique la gauche depuis Mitterrand : faire monter le FN, un ennemi qui ne peut pas gagner, pour l’emporter sans péril au second tour des élections. C’est ce qui s’est passé pour Macron…
PdA : Votre ouvrage est bien pensé et bien écrit, agréable à lire et très documenté, on y apprend beaucoup de choses sur les coulisses de la politique, et notamment de la droite en France. C’est un milieu que vous connaissez bien. Est-ce que ça vous tente, d’en être de manière active et directe, de cette arène politique ?
faire de la politique ?
« Le journaliste, même s’il s’en défend,
fait de la politique ! »
G.L. : Mais je le suis déjà ! Nous sommes acteurs de ce monde et avons un pouvoir considérable. La question est : qu’en faisons-nous ? Voilà pourquoi je préfère ceux qui avancent à visage découvert, et pourquoi rien ne me fait plus peur que ceux qui prétendent à l’objectivité. Le journaliste, même s’il s’en défend, fait de la politique. La différence entre les journalistes est simple : il y a ceux qui l’assument et ceux qui s’en cachent.
PdA : Vous êtes aujourd’hui directeur de la rédaction de Valeurs actuelles, ce qui n’est pas banal, à même pas 29 ans... Quelle est l’histoire de ce rapport passionné que vous avez avec la et le politique ?
la politique : histoire d’une passion
G.L. : Un rapport très simple : je viens d’une famille très peu politisée, j’ai peu – voire pas du tout – parlé de politique chez moi étant jeune, et découvert sur le tard, à 18 ans, ce monde. Je me suis passionné pour l’histoire de la cinquième République, à travers plusieurs récits journalistiques, et j’ai eu envie de reproduire ce modèle.
PdA : Quelles sont vos ambitions, vos envies pour la suite ? D’autres fictions sur le feu ?
bientôt une nouvelle fiction ?
« Pour écrire à nouveau, j’attends
d’avoir une nouvelle révélation ! »
G.L. : Malheureusement non ! Une élection ordinaire a été un coup de foudre. J’ai eu cette idée, en ai parlé au patron des éditions Ring, qui a été séduit. J’ai écrit vite, sans répit, les chapitres coulaient assez naturellement. Pour écrire à nouveau, j’attends d’avoir une nouvelle révélation !
Geoffroy Lejeune est directeur de la rédaction de Valeurs actuelles
et auteur de Une élection ordinaire, son premier roman (Ring, 2015).
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« Contre la "nouvelle servitude" (l'enjeu des élections de juin 2017) », par Jérôme Maucourant
Il y a deux semaines et demie, trois jours avant le second tour de la présidentielle, était publié sur Paroles d’Actu « La science-fiction, viatique pour électeur indécis (France, 7 mai 2017) », texte inédit de Jérôme Maucourant, chercheur en sciences économiques, enseignant et auteur de Avez-vous lu Polanyi ? (Flammarion, 2011). Après le dénouement, après l’élection d’Emmanuel Macron, il a rapidement été question, sur le principe, d’une seconde contribution. Voici donc, pour résultat de cette nouvelle association, cette tribune, intitulée « Contre la "nouvelle servitude" (l’enjeu des élections de juin 2017) ». Celle, toujours, d’un citoyen éclairé et résolument engagé, et ce n’est jamais de trop... Merci à lui. Une exclu Paroles d’Actu. Par Nicolas Roche.
Francogallia de François Hotman, monarchomaque français. © S.H.P.F.
« Contre la "nouvelle servitude"
(l’enjeu des élections de juin 2017) »*
par Jérôme Maucourant, le 13 mai 2017
Le vote en faveur d’Emmanuel Macron pouvait se justifier de bien des façons, mais sûrement pas en raison d’un supposé danger fasciste. Un véritable abus de pouvoir est en train d’être réalisé par celui qui n’avait qu’un mandat : éviter à la France une expérience à la Trump ou à la Orban. La souveraineté populaire se dissout sous nos yeux au profit de celle de l’argent dans un monde de simulacres. Nous devons conjurer la menace du parti unique de la pensée unique et de son jeune roi. Que vienne le temps des monarchomaques !
Nombreux d’électeurs, piégés par un système électoral inique, ont voté pour Emmanuel Macron, au second tour des élections présidentielles. Néanmoins, il ne cesse de faire comme si ce vote constituait une adhésion à son programme. Les appétits s’aiguisent déjà… pour bien de ses partisans, ces 66% de votants constituent le socle d’une légitimité qui autoriserait la liquidation de notre modèle social. Mais, bien sûr, il y a là une évidente usurpation de la légitimité que donnent habituellement les suffrages populaires. Il y aura, comme en 2002, un abus de pouvoir si E. M. persistait dans cette voie. Souvenons-nous de Jacques Chirac instituant le peu regretté François Fillon en maître d’œuvre d’une certaine politique d’allongement de la durée de cotisation, ce qui signifiait, en bonne logique économique, instituer une baisse de la valeur du travail, en récompense d’un mandat donné pour sauver la démocratie. En réalité, la campagne présidentielle n’a pas eu lieu. Elle fut réduite à un déversement d’immondices : pensons au feuilleton des affaires Fillon qui a occupé une partie significative du temps électoral. L’autre partie fut consacrée à la promotion sans vergogne d’E. M. devenu subitement « patriote » et sauveur suprême de la République en danger**…
* En hommage à Guy Bois auteur, notamment de Une nouvelle servitude - essai sur la mondialisation, Paris, François-Xavier de Guibert et La mutation de l’An Mil - Lournand, Village Mâconnais, De L’antiquité Au Féodalisme, préface de Georges Duby, dont on peut lire un extrait dans l’URL : http://www.fayard.fr/la-mutation-de-lan-mil-9782213024202.
** Sur ce point, voir Jérôme Maucourant, « Refuser l’Âge des simulacres », Le Vent se lève, 6 mai 2017.
« La lutte qui s’engage vise aussi
à réhabiliter la dignité de la politique
à un moment où tout est fait pour l’effacer »
Pour renouer les fils vitaux unissant légitimité et légalité, il eût fallu s’engager à constituer un gouvernement d’union nationale décidant de mesures constitutionnelles permettant d’en finir avec les perversités d’un système où le « vote utile » s’impose dès le premier tour. Après quoi, ce gouvernement aurait été dissous. Le sommet de l’art démocratique eût même impliqué que le président récemment élu renonce à son mandat pour revenir devant les électeurs (ou les Grands Électeurs d’un nouveau régime, qui sait ?). Certes, au vu des positions développées à la mi-mai, cette décision, la seule à concilier, en nos temps de décomposition, la morale et la politique, est devenue impensable. C’est pourquoi la lutte qui s’esquisse à ce jour n’est pas seulement une opposition à l’eurolibéralisme, au parti unique de la pensée unique qui rassemble tant de forces et d’intérêts depuis quelques temps, c’est aussi une lutte pour réhabiliter la dignité de la politique à un moment où tout est fait pour l’effacer. Beaucoup ont pris quelques malins bénéfices secondaires à jouir de cet affrontement « fascisme contre démocratie », en anticipant que perdure la neutralisation de toute opposition au calendrier néolibéral. Il est devenu évident que ces procédés très efficaces utilisés dernièrement seront recyclés ad nauseam.
Toutefois, la fête est finie, la farce a assez duré : maintenant que Marine le Pen est renvoyée à quelques études de savoir vivre en société dûment policée, la République doit reprendre ses droits. Si E. M. persiste à se croire investi d’un quelconque mandat pour appliquer son programme économique, à servir l’actuel ordre européen, à ne pas refuser le soutien que lui accorde l’islam politique*, à contrer une laïcité supposée « revancharde »**, toutes choses pour lesquelles il n’a pas été élu, alors se constitueront les ingrédients d’une double crise, l’une tenant au social, l’autre au régime.
* Ce fut sa ligne de conduite lors du débat de l’entre deux tours. L’UOIF ose, par ailleurs, affirmer que le vote pour Macron s’explique par la lutte de cette association contre le racisme et… l’antisémitisme ! Voir : lien BFMTV.
** Fatiha Boudjahlat, « Macron ou Le Pen, la laïcité est perdante », Parole d’Actu, 4 mai 2017 : « Emmanuel Macron évoque avec une joie toute évangélique "l’intensité" de la pratique religieuse. C’est un élément de langage derrière lequel les extrémistes s’abritent quand on les renvoie à leurs pratiques rétrogrades : il ne s’agirait en fait que d’orthodoxie. Interrogé par Ali Baddou sur son refus de serrer la main des femmes, le président-fondateur de l’ONG religieuse Baraka City s’était justifié en donnant l’exemple des juifs orthodoxes qui s’en abstenaient tout autant. Il se décrivait lui et sa pratique religieuse comme "orthodoxes". On rejettera une pratique religieuse radicale, rétrograde, obscurantiste, mais si elle n’est qu’orthodoxe, nous ne nous y opposerons plus, notamment parce qu’une telle pratique se présente comme conforme au dogme, et que la critiquer reviendrait à s’en prendre au dogme. »
« La question de la survie de notre
contrat social est actuellement posée »
La question de la survie de notre contrat social est posée à l’heure présente, comme en attestent les coups de butoir portés par l’Union européenne. Évidemment, le président de la Commission, Jean-Claude Juncker, ancien dirigeant d’un paradis fiscal, a encore expliqué que les dépenses publiques devaient être revues à la baisse*. Ce genre de personnage nous fait les poches le matin et la morale l’après-midi. C’est cela, l’Europe réellement existante, sans que les forces qui ont poussé E. M. au pouvoir ne trouvent rien à redire à cette transgression des règles élémentaires de la morale publique. Pourtant, réduire la dépense publique, c’est porter atteinte, avant toute chose, aux dépenses sociales qui sont souvent les revenus de ceux qui n’ont rien ou trop peu. Le conflit de classe ne peut aisément se dissimuler : l’Europe, c’est la guerre de classe à peine voilée, c’est aussi la guerre douce menée par les États du nord de l’Union contre ceux du sud via l’inefficace et inique monnaie unique**.
* La Tribune (avec AFP), « Juncker à Macron : "Les Français dépensent trop" », 08/05/2017.
** « Regardez l’Espagne ou la Grèce : ils étaient en excédent avant la crise ! Ce n’est pas leur déficit qui a causé la crise, c’est la crise qui a causé leur déficit » ; Joseph Stiglitz, « Il faudra peut-être abandonner l’euro pour sauver le projet européen », Les Echos, le 16/09/2016. Plus généralement, le regard critique envers le principe même de l’euro ou de son fonctionnement sous la férule allemande n’émane pas seulement des économistes adeptes d’un certain interventionnisme, il émane aussi de l’aile libérale avec des arguments bien partagés dans le monde des économistes professionnels, et d’un bon sens que ne possède pas encore le récent président français, cf. Milton Friedman, « The Euro: Monetary Unity To Political Disunity ? », Project Syndicate, 28/08/1997, écrivant de façon prophétique « I believe that adoption of the Euro would have the opposite effect. It would exacerbate political tensions by converting divergent shocks that could have been readily accommodated by exchange rate changes into divisive political issues. Political unity can pave the way for monetary unity. Monetary unity imposed under unfavorable conditions will prove a barrier to the achievement of political unity. »
« Le développement des communautarismes
n’est pas sans lien avec le relâchement
progressif des liens de solidarité nationale »
Cette destruction de l’État social et la tolérance - voire le soutien - au communautarisme sont en réalité étroitement liées : le relâchement des liens qui unissait la nation républicaine implique, pour éviter le chaos, de fabriquer un ordre social où communautés, ethnies et confessions sont capables de régler, à leur façon bien particulière, la reproduction d’une société*. Il n’y a pas lieu d’opposer ainsi la lutte pour l’État social et le combat pour la laïcité, comme le fait une certaine gauche. On ne peut promouvoir le communautarisme et s’étonner, alors, que la redistribution soit de plus en plus vécue comme illégitime : une telle délégitimation est d’ailleurs fort utile à E. M. et les libéraux qui l’entourent ! En réalité, les idéologues de la diversité victimaire, à la manœuvre dans cette gauche, ne font ainsi que promouvoir un système clientéliste achetant la paix sociale. Ceci n’a rien à voir avec l’idéal de la solidarité républicaine auquel a donné forme, par exemple, le Conseil national de la Résistance.
* Voir ma contribution, « Devenir ce qu’on est : découvrir la laïcité comme idéal », Le Journal de Paris, mai 2017.
Nous courrons le danger de vivre dans un régime présidentiel où les potentialités monarchiques vont s’exacerber. Ceci est voulu par le monde des affaires qui sait que l’État doit être autoritaire pour instituer un capitalisme libéré le plus possible des entraves qui l’humanisent. C’est ainsi que le capitalisme libéral s’est institué il y a deux siècles** ; à ce jour, il veut reprendre son souffle en faisant payer à la société tout entière le fardeau d’une dette qui résulte de la seule crise de la finance. Nous tendons vers la monarchie absolue : l’opposition gauche-droite est balayée, la lutte des places remplace la lutte des classes.
* Voir Karl Polanyi, La Grande Transformation, Paris, Gallimard, 1983.
« Il faut lutter contre le désir du roi... ou
admettre que la liberté ne guide pas nos pas »
Contre cette monarchie absolue et son parlement de soumission qui s’annonce, il faut s’opposer à l’abus de pouvoir. On a appelé « monarchomaques » ceux qui, au temps des Guerres de Religion, s’opposaient à l’absolutisme royal. Nous avons besoin, aujourd’hui, de millions de monarchomaques. Il faut lutter contre le désir de roi ou admettre que la liberté ne guide pas nos pas. Construit-on une démocratie sur l’abus de pouvoir érigé en principe ?
Jérôme Maucourant est chercheur associé en sciences
économiques (délégation CNRS au lab. HiSoMA) et auteur notamment
de l’ouvrage Avez-vous lu Polanyi ? (Flammarion, 2011).
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