Thierry Lentz : "En vainquant Napoléon, Londres s'est offert un siècle de domination mondiale"
Dans une semaine très exactement, les Français et d’autres, au-delà de nos frontières, au-delà même des mers, se souviendront que, deux cent ans plus tôt, disparaissait sur un caillou perdu dans l’Atlantique sud, un homme qui, pour l’avoir longtemps dominée, aurait pu mourir en maître de l’Europe continentale. Un personnage tellement grand qu’on en écrirait bientôt la légende.
Pour ce dernier article d’une « trilogie bicentenaire » qui n’était pas forcément prévue au départ, j’ai la grande joie, après Éric Teyssier (Napoléon et l’histoire) et Charles Éloi-Vial (les Cent-Jours), de recevoir une nouvelle fois M. Thierry Lentz, un des plus fins connaisseurs de l’épopée et de l’époque napoléoniennes (il dirige également la Fondation Napoléon depuis plus de vingt ans).
Je remercie chaleureusement M. Lentz d’avoir accepté de m’accorder cet entretien, traitant principalement du combat implacable que se livrèrent Napoléon, qui aspirait à l’hégémonie continentale, et l’Angleterre, déjà maîtresse des mers. À la fin on le sait, Britannia rules, Britannia rules the waves. Une autre légende, forgée celle-ci par des vainqueurs. Une autre histoire... Exclu, Paroles d’Actu. Par Nicolas Roche.
EXCLU - SPÉCIAL BICENTENAIRE NAPOLÉON
Thierry Lentz: « En vainquant Napoléon,
Londres s’est offert un siècle de domination mondiale... »
Pour Napoléon, Éditions Perrin, 2021.
Certains réflexes claniques du Corse Bonaparte (népotisme, etc...) ont-ils contribué à la perte de Napoléon?
L’argument « clanique » a été utilisé notamment par les royalistes, Louis XVIII en tête, pour dévaloriser la politique familiale de Napoléon. Il est vrai qu’il a sans doute exagéré sur ce point, en confiant des trônes importants pour son système à ses frères les plus jeunes et incapables, Louis et Jérôme. Sans doute les traditions corses ont-elles joué. Ceci étant dit, l’essaimage des Bonaparte en Europe n’est comparable à celui des Habsbourg ou des Bourbons, voire par la mainmise de certaines familles dans la monarchie d’ancien régime, comme les Colbert sous Louis XIV. On le voit, corse ou non, le tropisme familial a toujours joué… et joue encore aujourd’hui.
« Sans doute a-t-il exagéré, en confiant
des trônes importants pour son système à ses frères
les plus jeunes et incapables. »
Napoléon a-t-il perdu pied après Tilsit, comme enivré à son apogée?
Après Tilsit et la victoire sur la Russie, Napoléon avait une grande liberté de choix pour la suite. Il pouvait, par exemple, se reposer et peaufiner son système européen. Sans doute, avec un peu de patience, l’Angleterre aurait-elle fini par négocier, la tentative avortée de 1806, qui avait capoté largement par la faute de Napoléon, le prouve. Mais alors qu’il avait assuré la prépondérance française sur le Continent, l’empereur des Français ne s’en contenta pas. L’occasion était trop belle, sa puissance trop grande pour qu’il ne continue pas à s’en servir. Il fit alors de mauvais choix, comme la prise de contrôle de l’Espagne - inutile tant ce pays était un satellite de la France - et l’absence de souplesse dans ses relations avec la Russie alliée. Une sorte d’engrenage, ignoré mais implacable, avait été mis en route.
« Napoléon n’a pas su se contenter de la prépondérance
française qu’il avait réalisée en Europe.
Il fit alors de mauvais choix... »
Une des plus célèbres caricatures du temps de Napoléon, réalisée par l’artiste britannique
James Gillray en 1805. À gauche, le Premier ministre britannique Pitt Le Jeune, à droite
l’empereur des Français. Le partage du monde n’aura pas lieu...
Une grande paix de compromis aurait-elle pu être atteignable entre Français et Britanniques autour de 1807, une position prépondérante - pas forcément hégémonique, un pacte entre puissances s’en serait assuré - en Europe pour les uns, le contrôle des mers et l’accès aux marchés continentaux pour les autres?
L’ennemi le plus acharné de Napoléon s’avéra être l’Angleterre, libérée de la menace d’invasion suite à la destruction de la flotte franco-espagnole à la bataille de Trafalgar (octobre 1805). Après avoir sciemment fait capoter des négociations (été 1806) afin de poursuivre sa marche en avant de dicter « sa » paix en position de domination absolue du continent, Napoléon décida de la vaincre par là où, selon les Français, elle pêchait : ses finances et son commerce. La réputation de la « perfide Albion » était de vivre à crédit et de ne dépendre que de ses exportations. L’analyse était exacte dans ses grandes lignes mais la fragilité du système anglais comme les conséquences que pouvait avoir à court terme un dérèglement de ce système furent surévaluées. Côté anglais, la détermination était plus forte que les dérèglements. Albion finançait les guerres des autres, contournait souvent le Blocus continental et employait tous les moyens pour faire taire son peuple. Seul le temps aurait pu aboutir à un compromis. Napoléon ne se le donna pas, d’autant plus que la guerre que lui imposa l’Autriche en 1809 ne fit qu’accroître son sentiment d’invincibilité.
« Napoléon a surévalué la fragilité du système
socio-économique de son rival britannique. »
Tout bien pesé, la victoire du Royaume-Uni dans cette guerre des systèmes et sa domination du XIXème siècle a-t-elle constitué un préjudice évident, palpable quant au développement ultérieur de la France?
Napoléon fut vaincu à Waterloo, désastre militaire aux conséquences politiques et économiques immenses. Avec le second traité de Paris (20 novembre 1815) et les garanties prises par les vainqueurs durant le congrès de Vienne (qui s’était achevé en juin), l’ « équilibre européen » fut restauré presque dans sa configuration de 1789, à ceci près que la France était ramenée au niveau d’une puissance moyenne soumise à la surveillance de ses grands vainqueurs, Autriche, Prusse, Russie, Angleterre. Au niveau mondial, le gagnant principal était indubitablement cette dernière. Elle avait obtenu à peu près tout ce qu’elle souhaitait. Le commerce pouvait reprendre sur des routes maritimes contrôlées par elle et un marché européen libéré. Bien évidemment, Albion ne s’était mise à la tête d’une « croisade » de libération que pour la galerie. Grande importatrice de matières premières, déjà usine de transformation du monde et exportatrice de produits manufacturés, elle pouvait à nouveau s’approvisionner sans obstacle et inonder les marchés. Que ses élites aient toujours allégué un alibi « moral », libéral et pacifique, n’empêche pas de constater qu’en défendant « l’équilibre européen », elles protégeaient surtout un déséquilibre commercial en leur faveur. En ce sens, leur projet n’était pas moins hégémonique que celui de Napoléon, mais elles usaient de moyens d’une autre nature. Sans autres visées territoriales que l’occupation des carrefours commerciaux (Héligoland, Malte, îles Ioniennes, Cap de Bonne-Espérance, Mascareignes, …), elles visaient avant tout au contrôle des échanges et à l’élimination d’un concurrent trop puissant. Au large, la fragilisation des colonies françaises et hollandaises des Antilles, de l’océan Indien et du Pacifique était assurée. Que l’on y ajoute une indépendance des places financières et des tarifs douaniers raisonnables, et tout serait à nouveau pour le mieux dans le meilleur des mondes possibles. Bien calée dans son île inexpugnable, l’Angleterre avait su se montrer patiente, endurante et prodigue avec ses alliés. Elle pouvait désormais rentabiliser l’investissement consenti pendant vingt ans et dominer le monde pour un long siècle.
« En défendant "l’équilibre européen",
les élites anglaises protégeaient surtout
un déséquilibre commercial en leur faveur. »
Interview : fin avril 2021.
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Pierre Branda : « Attachons-nous à redécouvrir la "vraie" Joséphine ! »
Pierre Branda est historien, auteur de riches ouvrages qui touchent aux époques consulat-empire et directeur du patrimoine de la Fondation Napoléon. Sa dernière étude en date, il a souhaité la consacrer à celle qu’on appelle communément Joséphine de Beauharnais, madame Bonaparte, qui fut auprès de Napoléon consulesse puis impératrice des Français (1804-1809). Un des personnages les plus romanesques et attachants de notre histoire, sans doute aussi un des plus caricaturés : c’est précisément à cela que Pierre Branda a souhaité s’attaquer, s’attachant à questionner les idées reçues, à enquêter et apporter de nouvelles pistes de réflexion sur la base d’éléments de recherche inédits. Le résultat, c’est ce Joséphine : Le paradoxe du cygne, paru aux éditions Perrin (janvier 2016). Une biographie qui se lit avec plaisir et fourmille d’informations permettant de mieux appréhender le parcours complexe de cette femme hors du commun. À découvrir ici, l’interview que M. Branda a bien voulu m’accorder - ce dont je le remercie. Une exclusivité Paroles d’Actu. Par Nicolas Roche.
ENTRETIEN EXCLUSIF - PAROLES D'ACTU
Pierre Branda: « Attachons-nous
à redécouvrir la "vraie" Joséphine ! »
Joséphine, le paradoxe du cygne, par Pierre Branda. Éd. Perrin, janvier 2016.
Paroles d'Actu : Pierre Branda, bonjour, et merci de m’accorder ce nouvel entretien pour Paroles d’Actu. Autour, cette fois, à l’occasion de la parution de Joséphine : le paradoxe du cygne (Perrin), de la figure ô combien romanesque de celle qui, consulesse puis impératrice, tint au côté de Bonaparte puis Napoléon, le titre de première dame de France durant certaines des années les plus chargées de l’histoire de notre pays. Pourquoi avoir voulu écrire sur Joséphine de Beauharnais (un nom qui d’ailleurs n’était pas le sien) ?
Pierre Branda : Oui en effet, Joséphine de Beauharnais est un nom qu’elle n’a jamais porté. Ce nom a été inventé par la Restauration pour éviter de l’appeler Joséphine Bonaparte ou seulement Joséphine, ce qui aurait rappelé son rang d’impératrice. On préféra alors accoler le prénom sous lequel elle était connu et que lui avait donné Napoléon au nom de son premier mari.
Cet ouvrage est venu d’une insatisfaction à chaque portrait que je pouvais lire d’elle. Je ne pouvais croire que Napoléon Bonaparte, qui se liait difficilement, - on lui connaît peu de véritables amis ou amours - ait pu s’enticher aussi longtemps d’une femme évanescente, frivole et pour tout dire sans consistance. L’enquête que j’ai menée m’a conduit à reconsidérer bien des légendes et j’espère mettre en évidence les préjugés dont elle a souffert.
PdA : On est frappé, peu après sa rencontre avec Bonaparte, de l’attachement très fort que le jeune général, parti pour l’Italie, témoigne à sa femme, de six ans son aînée. C’est particulièrement flagrant lors de leurs échanges de lettres, et très bien retranscrit dans votre ouvrage. On le sent fou amoureux comme un adolescent et, au moins tout autant, très possessif envers elle ; cette dernière paraît, disons, un peu plus accoutumée aux affres du cœur. Que représente Joséphine pour Napoléon durant les premiers mois de leur relation ? Peut-on dire qu’elle contribue alors à le faire grandir sentimentalement parlant, peut-être à le « former », à le « forger » ?
P.B. : Je ne dirais pas cela. Cette image est facile et sans doute fausse. Napoléon est à un moment particulier de sa vie. Il est sous le coup d’une rupture sentimentale avec Désirée Clary mais aussi d’un éloignement de Joseph. Ce dernier a d’ailleurs fait en sorte qu’il ne puisse pas épouser Désirée. En octobre 1795, quand il rencontre Joséphine, il s’éloigne de son clan pour la première fois de sa vie pour adopter une nouvelle famille, celle des Beauharnais. En homme pressé, il apprécie en quelque sorte d’entrer dans une famille toute faite avec Joséphine et ses deux enfants, Eugène et Hortense. Sentimentalement, il est possédé par un véritable délire amoureux qui du reste avait commencé avec Désirée, et qui va se concentrer sur sa nouvelle conquête. Cela tient donc plus à son caractère excessif qu’au charme de Joséphine. Quant à elle, autant possessive et jalouse que lui, elle apprécie certainement d’avoir cet homme jeune à ses pieds. C’est pour elle une première ! Avant Napoléon, les hommes la fuyaient, tel son premier mari, à cause de sa « tyrannie domestique ».
PdA : Vous évoquez dans votre livre un point fort méconnu (et d’une importance capitale quand on connaît la suite de l’histoire) : Joséphine aurait assez rapidement été enceinte de Bonaparte. Mais l’empressement appuyé de celui-ci, alors en poste en Italie, à la retrouver auprès de lui aurait contribué, sans doute, par le voyage occasionné, à ce qu’elle tombe malade et fasse une fausse couche. Une fausse couche qui n’a probablement pas pesé pour rien dans son incapacité future à porter des enfants...
P.B. : Il semble planer comme une étrange fatalité autour de Joséphine. Dès qu’elle s’élève, le sol se dérobe sous ses pieds comme en témoigne sa séparation douloureuse avec Alexandre de Beauharnais puis son emprisonnement aux Carmes sous la Terreur. En 1796, elle a la chance d’épouser l’homme le plus prometteur du siècle et elle ne pourra jamais avoir d’enfants de lui. J’évoque en effet dans le livre une nouvelle hypothèse à propos de sa stérilité, une fausse couche qui se serait ensuite infecté. Les conséquences allaient être difficiles ensuite pour le couple. Joséphine allait devoir lutter pour se maintenir.
PdA : Une constante que l’on retrouve tout au long de l’histoire : l’hostilité du clan Bonaparte à l’égard de Joséphine et souvent, par extension, des Beauharnais. La famille de sang de Napoléon (certes prise ici comme un ensemble) craint de voir le pouvoir et une partie du « patrimoine familial » lui échapper tandis que le premier personnage de l’État multiplie les marques d’affection et de confiance envers, notamment, les enfants de son épouse, Comment considérez-vous les Bonaparte sur ce point en particulier : sont-ils manifestement injustes, pour ne pas dire mesquins ?
P.B. : Ils peuvent l’être mais ils n’ont surtout jamais compris que Napoléon se servait des Beauharnais pour leur échapper. Pour éviter que son clan ne l’étouffe, il prenait sans doute un malin plaisir à décerner titres et honneurs à Joséphine et à ses enfants. Napoléon pratiquait à l’excès parfois le diviser pour régner, d’où cette attitude. De leur côté, les Bonaparte restaient persuadés que Napoléon était sous l’emprise de cette « diablesse» de Joséphine. Partant, ils la détesteront longtemps, militant sans cesse pour le divorce.
PdA : Nous l’évoquions il y a un instant : le pouvoir, bientôt, va (re)devenir héréditaire. Ce qui ne va pas manquer de poser, de façon de plus en plus appuyée au fil du temps, la question de l’incapacité du couple régnant à enfanter un héritier. Vous suggérez dans votre ouvrage que Joséphine, sentant le « coup venir », n’aurait pas été totalement insensible aux appels des milieux royalistes qui l’invitaient à pousser auprès de son époux l’idée d’une restauration qui eût maintenu ce dernier au centre de l’action gouvernementale mais déplacé l’affaire de la succession. Cette angoisse est prégnante chez elle, depuis longtemps ?
P.B. : La possessive Joséphine n’acceptera jamais de perdre « son » Napoléon. Ce dernier dira que quant il ouvrait la porte de sa berline à l’aube, il trouvait son épouse « avec tout son attirail ». Pour le suivre, elle s’était sûrement levée à quatre heures du matin. Alors la perspective de le voir couronné l’a sûrement inquiétée. N’allait-il pas s’éloigner d’elle au final ? Son pressentiment allait hélas pour elle se vérifier.
PdA : Joséphine est populaire, très populaire même, vous le démontrez à de nombreuses reprises : outre le charme évident qu’elle dégage, il émane d’elle une espèce de bienveillance naturelle qui paraît par ricochet contribuer à adoucir l’image de Bonaparte. Comment la perçoit-on au sein du peuple ? En quoi est-elle un atout pour la monarchie impériale ?
P.B. : Joséphine possédait une empathie certaine. Femme de réseaux, elle sait écouter puis rendre service. Depuis son premier mariage, elle tisse sa toile, n’adoptant aucun parti mais en les fréquentant tous. Elle apportera à Napoléon ses mille et une relations. Ensuite, elle apparaît rassurante et pour le nouveau régime, c’est un atout certain. Napoléon pouvait inquiéter de par son allure martiale ; en apparaissant à ses côtés, Joséphine lissait son image. Vénus en contrepoint de Mars en somme. L’image est ancienne mais efficace.
PdA : Vous le rappelez très bien, Joséphine essaiera de faire entendre sa voix, sa sensibilité sur, notamment, l’exécution du duc d’Enghien, prélude à l’instauration de l’empire - sans succès. S’est-elle fendue, pour ce que l’on sait, de conseils, de recommandations sur des points notables d’affaires d’État auprès de Bonaparte / de Napoléon ? A-t-elle eu une influence sur certains de ces points ?
P.B. : Il est difficile de dire quelle part lui attribuer dans telle ou telle décision. Napoléon était très peu influençable. En outre, il le dira à Sainte-Hélène, elle ne lui demanda jamais rien directement. Peut être usa-t-elle de malice, elle qui connaissait toutes les nuances de son ombrageux caractère, pour le faire plier ? En tout cas, une chose est maintenant certaine. En ce qui concerne le rétablissement de l’esclavage dont on l’a accusée d’avoir décidé Napoléon, elle n’y est pour rien. En 1802, au moment où la France recouvre ses colonies, elle écrit à sa mère pour la prier de vendre l’habitation familiale. On a connu colon plus acharné !
PdA : Considérez-vous, même si on fait appel ici à quelque chose d’impalpable, que Napoléon a perdu sa « bonne étoile » et, peut-être, « perdu pied » après sa séparation d’avec l’impératrice Joséphine en 1809 ?
P.B. : Même si cela y ressemble, ce serait bien réducteur de considérer les choses ainsi. La répudiation de Joséphine reste avant tout une décision politique qui constituera l’une des erreurs du règne. Napoléon voulait que sa dynastie s’allie aux plus prestigieuses familles d’Europe. Il choisira d’ailleurs la fille de l’empereur d’Autriche. Pour successeur, il pouvait parfaitement choisir l’un des enfants issus du mariage entre son frère Louis et la fille de Joséphine, Hortense. Cette union célébrée en 1802 et qui tournera au désastre avait d’ailleurs été manigancée par Joséphine et Napoléon pour se perpétuer d’une autre façon.
PdA : L’affection manifeste qui continue de les lier après ne peut que toucher le lecteur. Comment qualifieriez-vous leurs rapports, à ces deux-là, finalement ? Au-delà de l’amour, une estime, peut-être une admiration profonde de part et d’autre ?
P.B. : Plus qu’une simple affection ou de l’estime à mon avis. Ces deux géants de l’histoire avaient tous deux une incroyable confiance en eux. Ils étaient certes complémentaires presque jusqu’à la caricature mais ils se ressemblaient aussi étonnamment. Ils étaient ambitieux, jaloux, possessifs, peu rancuniers et leurs histoires personnelles se recoupent en de nombreux points. Joséphine était vraiment l’alter ego de Napoléon. Peut-être voyaient-ils en l’autre comme une part d’eux-mêmes ? Je pense que leur lien très fort, de l’amour sans doute, était comme un jeu de miroirs dans lequel ils continuaient d’une certaine manière à s’admirer.
PdA : J’ai dû faire des choix pour mes questions, occultant, forcément, des pans entiers de l’histoire de Joséphine. Ce que l’on retient du portrait que vous en faites, c’est réellement qu’elle fut un personnage attachant, forcément touchant et tragique à bien des égards. Quelle est l’image que vous vous êtes forgée de Joséphine à la suite des recherches que vous avez conduites pour l’écriture de ce livre ? En quoi est-elle différente de celle que vous pouviez en avoir avant ?
P.B. : Je ne soupçonnais pas une telle force de caractère et son ambition forcenée. Elle m’a vraiment étonnée et j’espère avoir vraiment levé le voile sur cette femme attachante et troublante comme vous le soulignez. Je forme le vœu qu’on la redécouvre dans toute l’étendue de sa personnalité et qu’on cesse de ne voir en elle qu’une femme superficielle seulement intéressée par ses centaines de robes ou chaussures.
PdA : Un dernier mot ?
P.B. : Vive la nouvelle Joséphine !
Q. : 19/03/16 ; R. : 17/04/16.
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Thierry Lentz : « La rupture russo-française est inscrite dans les termes mêmes de la ’paix de Tilsit’ »
Un an moins un jour, tout juste, après la publication de notre dernier entretien en date, Monsieur Thierry Lentz, directeur de la Fondation Napoléon, a accepté une nouvelle fois de répondre aux quelques questions que j’ai souhaité lui soumettre. Sont évoqués ici, au cours de passionnants développements, la Russie de l’après-Tilsit (1807) et les États-Unis tels que vus par Bonaparte. Je remercie Thierry Lentz pour cette nouvelle interview, réalisée le 8 septembre 2015, et signale que son dernier ouvrage, Napoléon et la France, est disponible chez Vendémiaire depuis la fin août. Une exclusivité Paroles d’Actu. Par Nicolas Roche.
ENTRETIEN EXCLUSIF - PAROLES D’ACTU
Thierry Lentz: « La rupture russo-française
est inscrite dans les termes mêmes de la ’paix de Tilsit’ »
Napoléon et la France (Vendémiaire, 2015)
Paroles d'Actu : Bonjour Thierry Lentz, je suis ravi de vous retrouver pour ce nouvel entretien, que je souhaite composer toujours autour de questions d’histoire, mais aussi d’un peu de l’actualité brûlante de ces derniers mois. La première thématique que j’aimerais que l’on aborde ensemble nous ramène deux cent huit années en arrière. Est-ce que l’on peut estimer, considérant ce qu’étaient alors les aspirations, les intérêts - parfois divergents - des uns et des autres, qu’un rebattement profond, historique des cartes de la géopolitique européenne a été manqué à Tilsit, en 1807 ?
Thierry Lentz : Tilsit est en tout cas un tournant du règne napoléonien. Il l’est en effet, mais pas forcément comme on l’entend généralement. Pour simplifier, le traité entre les deux empereurs a souvent été considéré comme un « partage du monde », et au moins de l’Europe, en deux zones d’influence, une française à l’ouest, une russe à l’est. C’est la vision que Napoléon lui-même a voulu imposer.
Formellement, les accords signés en juillet 1807 sont constitués, d’une part, d’un traité de paix de vingt-neuf articles patents et sept articles secrets et, d’autre part, d’un traité d’alliance en neuf articles. Leurs déclarations liminaires annoncent une bonne nouvelle : il y avait désormais « paix et amitié » entre les deux empereurs. Là s’arrêtent les amabilités. Le reste n’est qu’une suite de conditions imposées par le vainqueur au vaincu. Le tsar accepte par la force des choses d’avaler quelques couleuvres et de renoncer aux ambitions européennes de son empire, qu’il a héritées de sa grand-mère, la grande Catherine.
L’entrevue des deux empereurs le 25 juin 1807 (Crédits : Fondation Napoléon)
Première couleuvre, il reconnaît de facto l’Empire français, ce qu’il s’était toujours refusé à faire depuis 1804. Dans la foulée, il accepte la présence de Joseph Bonaparte sur le trône de Naples et, plus grave pour les projets russes, l’existence de la Confédération du Rhin et la création du royaume de Westphalie pour Jérôme Bonaparte. L’Allemagne - dont le tsar rêvait d’être le protecteur - échappe à son influence.
Deuxième couleuvre, Alexandre garantit la création d’un duché de Varsovie, sorte de Pologne qui ne dit pas son nom, composé de territoires repris à la Prusse et artificiellement placé sous l’autorité du roi de Saxe. Ce faisant, il accepte qu’un glacis hostile empêche toute progression russe au nord-ouest du continent. Car le duché sera un satellite de la France : ses troupes continueront à y stationner tandis qu’un résident français sera nommé à Varsovie.
Troisième couleuvre, le tsar doit retirer ses troupes de Moldavie et de Valachie, territoires conquis sur les Ottomans un an plus tôt. Il s’engagea en outre à négocier avec la Turquie en vue d’une paix définitive, sous l’œil de Napoléon. Cette fois, c’est de leurs ambitions dans le sud-est de l’Europe dont les Russes doivent ici faire leur deuil.
Le seul avantage que Saint-Pétersbourg retire en apparence du dispositif de Tilsit est en réalité la certitude d’une catastrophe prochaine. Les traités érigent en effet le tsar en « médiateur » du conflit franco-anglais. Il doit mettre tout son poids dans la balance pour convaincre Londres de négocier. Mais cette fausse ouverture a sa contrepartie : si le gouvernement britannique ne se décide pas positivement avant le mois de novembre 1807, non seulement la Russie devra lui déclarer la guerre, mais de surcroît appliquer le Blocus continental, c’est-à-dire cesser tout commerce avec elle.
« Tilsit et ses suites ont plongé
la Russie dans le marasme économique »
Le désastre de Friedland coûte donc cher à la Russie et la défaite militaro-diplomatique se doublera bientôt d’un écroulement de l’économie. Comme il fallait s’y attendre, Londres n’acceptera pas de négocier et le tsar sera obligé de lui déclarer la guerre. En fermant ses ports aux importations de produits manufacturés anglais et aux exportations de céréales vers l’Angleterre, Tilsit et ses suites plongent à terme l’économie de son empire dans le marasme, d’autant que les exportateurs français se montreront incapables de conquérir les marchés confisqués aux Britanniques. Il s’ensuivra une grogne générale dans la haute société pétersbourgeoise qui exploite les ports et possède les plus grands domaines agricoles. La francophobie de l’entourage du tsar - et sans doute de l’autocrate lui-même - en sera décuplée.
Dès les mois qui suivent Tilsit, la rupture est certaine. Elle interviendra cinq ans plus tard et conduira l’Empire français à sa perte.
Pourtant, avec les traités de 1807, Napoléon a pu croire le continent verrouillé. On peut parler à cet égard d’apogée de l’Empire français et de l’empire des Français sur l’Europe. Débarrassé de l’Autriche après Austerlitz, le conquérant a châtié la Prusse par le traité de paix bilatéral signé avec elle, toujours à Tilsit, le 9 juillet. En écartant la Russie des routes occidentales, des Balkans et de la Méditerranée, il l’a confinée dans ses positions orientales, la seule place réservée dans son idée à ceux qu’il appelle, comme l’Europe entière d’ailleurs, les « barbares du Nord ». Mais Napoléon ne saura pas s’arrêter sur cette excellente position. Son « système » est conçu pour le mouvement et non pour la récolte patiente des fruits de la victoire. La sévérité de ses traités prépare des revanches. La nécessité du Blocus pour contraindre l’Angleterre à la paix lui créent partout des ennemis. Son rêve de prépondérance l’entraîne à aller toujours plus loin. Moins d’un an après Tilsit, la Grande Armée entre au Portugal puis en Espagne pour s’assurer des marches méridionales. Ce sera la campagne de trop, celle qui marquera vraiment un tournant, ce que Talleyrand appellera le « commencement de la fin ».
PdA : Comment décririez-vous les perceptions et relations mutuelles qu’entretinrent, au temps des gouvernements de Bonaparte Premier Consul puis empereur, les États-Unis et la France ? Que sait-on de la manière dont les citoyens et dirigeants américains de l’époque regardaient l’expérience napoléonienne ?
T.L. : Napoléon connaît mal les États-Unis. Il les considère, non sans condescendance, comme une nation de boutiquiers et, plus grave, leurs habitants comme des Anglais vivant en Amérique. Il ne peut toutefois se passer de tenir compte de leur puissance commerciale, déjà importante au début du XIXe siècle. Les États-Unis posent le problème central d’une guerre à grande échelle comme celle que se livrent Français et Anglais : que faire avec les neutres ? Ce sera aussi la question centrale qui, on le sait, fera basculer les deux guerres mondiales au XXe siècle. C’est pourquoi le Premier Consul puis l’empereur, non sans tâtonnements, fait tout pour détacher les États-Unis de l’Angleterre. Dans la guerre de blocus que les deux nations mènent, il est le premier à cesser d’intercepter les vaisseaux américains. Mais il le fait trop tard, en 1811, alors que ses options continentales l’ont déjà tourné vers l’est de l’Europe et vers sa perte.
« Napoléon a négligé les États-Unis, il l’a regretté »
Il reconnaîtra plus tard que ne pas avoir mieux tenu compte des États-Unis a été une de ses erreurs. Il pronostique même à Sainte-Hélène qu’à l’avenir elle finira par dominer le monde, en rivalité avec la Russie, ce qui n’est pas mal vu. Mais, lui, n’a pas eu cette préscience au moment où elle lui aurait été fort utile. C’est pourquoi la guerre de 1812 entre l’Angleterre et les États-Unis ne lui sera d’aucune utilité. Les choses auraient pu être différentes si elle avait éclaté un ou deux ans plus tôt, non parce que les Étasuniens admiraient la France impériale, mais parce que tout ce qui affaiblissait davantage Albion pouvait être profitable aux intérêts français.
Seconde partie de votre question, les citoyens du nouveau monde sont majoritairement défavorables à la France. N’oublions pas non plus que la plupart des dirigeants américains sont nés sous l’emprise et sont de culture britannique. Ils veulent bien régler, y compris par les armes, leurs différends avec l’ancienne mère-patrie, mais ne vont pas jusqu’à souhaiter sa destruction par son ennemi héréditaire. Ça n’est que très postérieurement que la popularité de Napoléon s’installera outre-Atlantique.
PdA : Revenons, cher Thierry Lentz, à 2015. À cette actualité dominée par l’afflux massif de réfugiés qui fuient un Proche-Orient en proie au chaos pour une large part, et donc, à la loi du plus fort. Ma question ne touche pas directement aux problématiques que posent ces réfugiés - elles sont, du reste, déjà largement commentées par un peu tout le monde, ces temps-ci. Ma question est autre. Face à la progression, à l’implantation croissante des extrémistes de l’État islamique sur les terres sunnites, en Irak et en Syrie notamment, le président de la République vient d’annoncer une accentuation de la pression aérienne française dans cette région. Est-ce que, comme citoyen qui a une grande connaissance de l’histoire, des affaires internationales et militaires, vous avez un avis tranché sur la manière dont il conviendrait de lutter contre ce groupe et, si j’ose dire, les « racines du mal » ? La France a-t-elle vocation à prendre une part significative et directe dans la gestion de cette affaire, d’ailleurs ?
T.L. : J’ai bien peur que dans ces questions d’actualité, l’historien vous demande d’attendre un peu avant de formuler sa réponse. Pour le reste, mes avis de citoyens n’ont guère leur place dans un entretien historique.
PdA : Voulez-vous nous dire quelques mots de vos projets à venir ?
« Je prépare une biographie de Joseph Bonaparte »
T.L. : Les éditions Vendémiaire font paraître ces jours-ci un recueil de mes études regroupées sous le titre Napoléon et la France. Il s’agit à la fois d’une remise des pendules à l’heure sur quelques thèmes éculés (dictature, rejet de la Révolution, etc…) dont on nous rabat les oreilles et de véritables études historiques sur les thèmes retenus. Viendra, en novembre, la parution d’un « album Napoléon », chez Perrin, après quoi je jouirai d’un repos bien mérité puisque la biographie de Joseph Bonaparte que je prépare depuis des années ne paraîtra qu’à l’automne 2016.
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- À relire, pour une vision d’ensemble des questions napoléoniennes : les interviews Paroles d’Actu de Thierry Lentz (décembre 2013 et septembre 2014), d’Éric Anceau (septembre 2014), de Pierre Branda (mars 2015) et de Pascal Cyr (avril 2015).
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"Programmes d'histoire : Le choc des mots, le poids de l'erreur", par Pierre Branda
La réforme annoncée du collège n’en finit pas de susciter des débats, souvent passionnés ; de soulever des inquiétudes, parfois vives. Plusieurs questions sont en cause : l’avenir des classes bilangues, le devenir de l’enseignement du latin et du grec, le nouveau cadrage des programmes d’histoire, notamment... Dans ce contexte, et sur ce dernier point en particulier, j’ai souhaité donner une tribune à M. Pierre Branda, historien et chef du service « patrimoine » de la Fondation Napoléon (M. Branda a déjà participé au blog : il y a deux mois, il avait accepté de répondre à mes questions portant sur quelques aspects économiques et financiers de la gestion par Bonaparte des affaires de l’État). Je le remercie vivement pour la qualité de son texte, qui m’est parvenu le 21 mai ; et dont je ne doute pas qu’il constituera une pièce de grand intérêt pour alimenter les débats, les réflexions de chacun. Une exclusivité Paroles d'Actu. Par Nicolas Roche.
« Programmes d’histoire : Le choc des mots, le poids de l’erreur »
par Pierre Branda, historien et chef du pôle « patrimoine » de la Fondation Napoléon
La sémantique peut parfois se révéler amusante. On a beaucoup glosé sur les perles de ce que certains ont appelé la « novlangue » dans les projets de programmes pour le collège récemment rendus publics par le Conseil supérieur des programmes. Dans leur jargon, la piscine est devenue un « milieu aquatique standardisé » et le terrain de football, un « milieu » lui aussi « standardisé ». On aime aussi cette définition de l’art plastique : « Explorer différentes modalités de représentation par des mediums et techniques variés pour jouer des écarts et des effets produits à des fins expressives ». On n’ose envisager cette recherche linguistique comme une simple illustration d’une forme aboutie de pédanterie moderne. Elle est à plusieurs égards fortement signifiante. Elle prouve le soin voire l’obstination qu’ont mis les rédacteurs de ces textes à vouloir redéfinir des concepts que l’on croyait pourtant bien connaître. On ne s’étonnera pas du reste du mauvais traitement réservé par ailleurs au latin et au grec, matrices essentielles de notre langue, quand celle-ci est à ce point malmenée. En histoire, on pouvait s’attendre au pire. Et le pire est survenu. Si le langage est moins abscons pour ce qui concerne l’histoire, la sémantique est revanche pernicieuse.
Rappelons d’abord que l’enseignement de cette discipline s’articule entre sous-thèmes obligatoires, imprimés en caractère gras dans les textes du Conseil, et optionnels, publiés eux en caractère neutre. Evidemment, l’œil se focalise sur les premiers, ce qui est du reste l’effet recherché. Le premier thème proposé pour la classe de cinquième s’intitule « La Méditerranée, un monde d’échanges et de cultures » avec pour sujet d’étude obligatoire « L’Islam, débuts, expansion, sociétés et cultures ». Les mots choisis sont plutôt neutres et l’approche imposée semble essentiellement culturelle et sociétale. C’est un point de vue, au fond pas plus critiquable qu’un autre. Il devient cependant suspect quand on lit la suite. Comme second thème, l’élève est amené à étudier « Société, Église et pouvoir politique dans l’Occident chrétien XIe – XVe siècle », comprendre le Moyen-âge, avec pour point d’orgue « La construction du Royaume de France et l’affirmation du pouvoir royal ». Sans la moindre nuance, religion et politique sont donc liés par l’association des mots Église, pouvoir politique, chrétienté, royaume et à nouveau pouvoir. L’Occident apparaît ici comme une civilisation soumise à une chrétienté complice du pouvoir royal. L’approche peut se défendre mais reconnaissons qu’elle est plus engagée que la précédente. Comme si la religion de Mahomet n’avait pas été elle aussi une alliée déclarée des potentats locaux. Continuons avec la Renaissance et les périodes qui suivent, du moins ce qui en tient lieu. Le thème suivant paraît d’emblée plus séduisant : « XVème – XVIIème siècles : nouveaux mondes, nouvelles idées ». L’Occident serait-il sur le chemin du progrès ? L’enthousiasme retombe immédiatement quand nos yeux sont attirés pas le sous-thème en gras : « L’émergence du roi absolu ». On comprend l’idée, la France commence le XVIIIème siècle corseté par un roi tout puissant. Drôle de « nouveau monde ».
En principe, devrait suivre le siècle des Lumières. Voltaire et Rousseau vont-ils enfin faire briller la civilisation ? La réponse est donnée à l’intérieur du thème « L’Europe et le Monde XVIIe – XIXe siècle ». Voici le premier passage obligé : « Un monde dominé par l’Europe : empires coloniaux, échanges commerciaux et traites négrières ». Doit-on désormais désigner le XVIIIème siècle comme le siècle des Ténèbres ? Un élève pourrait à priori le penser. Le second sous-thème obligatoire « La Révolution française et l’Empire » rappelle néanmoins, une fois n’est pas coutume, nos anciens manuels d’histoire. Ne nous réjouissons pas trop vite. L’enseignant n’aura guère de temps pour le traiter, à peine deux ou trois heures à la fin du premier trimestre. Ajoutons qu’en primaire, Napoléon Ier comme Napoléon III sont totalement occultés. Le risque d’un « Napoléon ? Connais pas ! » est donc bien réel parmi les jeunes générations. Ensuite, pour le XIXe, deux sujets uniques doivent être traités : « L’industrialisation : économie, société et culture » et « Conquêtes et sociétés coloniales ». Privilégier le colonialisme et l’industrialisation au siècle de Victor Hugo n’est sans doute pas innocent. À la lecture du premier thème, on songe déjà aux gueules noires de Germinal si chères à Zola. Quand au second, il reprend l’idée de domination européenne déjà soulignée plus haut. Ainsi, aux dominations religieuses et absolutistes succèdent ainsi d’autres formes d’exploitations, celles-ci capitalistiques et universalistes. Toujours aucun progrès décidément sous le ciel européen. Le troisième trimestre de la classe de quatrième débute par la consolidation de la République. Comment pourrait-on l’oublier ? Puis l’année se termine par l’exposé de « La Première Guerre mondiale et les violences de guerre (inclus le génocide des Arméniens) ». La Première Guerre mondiale connut certes des horreurs sans nom mais pourquoi n’envisager que ce seul lien ? Le premier conflit mondial est ainsi réduit à sa seule dimension sanglante. En outre, la précision entre parenthèses concernant le génocide des Arméniens sonne faux. Cet « inclus » est même presque blessant tant il fait penser à un devoir de mémoire hâtivement placé.
L’élève de troisième débute son année par les années 30 et la Seconde Guerre mondiale. Deux nouveaux sous-thèmes sont abordés : « L’Europe entre démocratie et régimes totalitaires » puis « La Seconde Guerre mondiale ; génocides des Juifs et des Tziganes ; déportations et univers concentrationnaires ». Un premier trimestre chargé donc et nécessairement démonstratif à propos des abominables crimes contre l’humanité qui furent commis. S’il faut combattre l’obsession malsaine du « détail » que certains répètent en boucle et les révisionnistes de tous poils, doit-on pour autant reléguer au second plan ceux qui se sont dressés contre la barbarie ? Quid de la Résistance ? Quid de l’appel du 18 juin ? Le chant des partisans est-il condamné à retourner à la clandestinité ? Dira-t-on seulement que grâce à de nombreux Français, comme l’a rappelé récemment Serge Klarsfeld, deux tiers des Juifs ont été sauvés dans l’hexagone ? Relisons à nouveau les mots mis et évidence dans ces propositions de programme et relatifs à l’histoire européenne : domination, traites, roi absolu, pouvoir, industrialisation, conquêtes, guerres, violences et enfin génocides. Cette lecture est à la fois fausse et injuste. À force de n’insister que sur les abominations de nos ancêtres, quel avenir construit-on ? Si la jeunesse est amenée à mieux connaître Hitler que Napoléon, que peut-elle en penser ? À l’heure où il nous faut intégrer de plus en plus de jeunes esprits venus d’ailleurs dans la communauté nationale, comment les intégrer sur de telles bases ? Ce serait peut être faire injure aux travaux des historiens contemporains que de revenir sans changer une virgule au roman national d’autrefois. Non, le vase de Soissons ne fut jamais brisé et oui, nos ancêtres étaient si peu gaulois. Mais pour autant, faut-il déconstruire jusqu’à l’écœurement ce qui fut un ferment d’unité nationale ? Ce serait une grave erreur. Une erreur de civilisation même.
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Pierre Branda : "Avant Bonaparte, l'État empruntait à 40%"
Écrire pour Paroles d'Actu, c’est d’abord une histoire de rencontres. Enrichissantes, toujours, et parfois franchement agréables. Ce fut le cas s’agissant de celle dont il est question aujourd’hui. Mais commençons... par un petit retour en arrière. J’ai réalisé et publié, avant le présent article, trois interviews relatives aux deux Bonaparte qui dirigèrent la France, au tout début et dans le troisième quart du dix-neuvième siècle (voir : les entretiens avec Thierry Lentz, en décembre 2013 et septembre 2014 ; celui avec Éric Anceau en septembre 2014). Ces publications, j’ai essayé, comme pour toutes les autres, de les faire découvrir à des personnes qu’elles étaient à mon avis susceptibles d’intéresser - Facebook est fort pratique pour cet exercice.
La voie des amis d’amis sur le célèbre réseau social m’a conduit - heureux atterrissage ! - sur la page d’un certain Pierre Branda. Je ne le connaissais pas mais ai vite compris qu’il était historien. Je me suis renseigné sur ses écrits ; ai découvert qu’il est notamment l’auteur d’un ouvrage intitulé Le prix de la gloire : Napoléon et l’argent (Fayard, 2007). Je l’ai aussitôt contacté (20 mars) pour lui proposer de lui soumettre par mail quelques questions touchant aux finances de la France, époques consulat et Empire. Le 21 mars, je lui envoyai mes questions ; ses réponses me sont parvenues le 29. Je tiens à le remercier de nouveau ici pour la générosité et l’extrême courtoisie qu’il m’a témoignées. Pour ses réponses, passionnantes et dont la lecture vous donnera je l’espère envie à vous aussi de vous procurer son ouvrage. Et de continuer à suivre ses travaux. Une exclusivité Paroles d'Actu. Par Nicolas Roche.
ENTRETIEN EXCLUSIF - PAROLES D'ACTU
Pierre Branda : « Avant Bonaparte,
l’État empruntait à 40% »
Éd. Fayard (2007)
Paroles d'Actu : Bonjour Pierre Branda. S’il est un héritage qu’on ne conteste guère à Bonaparte, Premier Consul puis empereur, c’est celui d’avoir restauré ordre et autorité de l’État en France après de longues années de troubles. Cette affirmation vaut-elle pour les grands équilibres structurels des finances et des budgets de la nation, cette question majeure qui a contribué à faire chuter la monarchie et à ôter de leur crédibilité aux premiers gouvernements nés de la Révolution ?
Pierre Branda : La période consulaire est en effet un moment d’exception dans l’histoire de France. Elle l’est tout autant et peut être davantage sur le plan financier. La plaie de finances avait condamné l’Ancien Régime et la Révolution n’avait fait qu’empirer les choses. Si Bonaparte ne donnait pas à la France une véritable organisation fiscale, son régime se serait effondré comme les autres avant lui. L’État empruntait alors au taux usuraire de 40 % par an ! On était dans un état de faillite quasi-permanent. Deux ans après sa prise de pouvoir, la France équilibrait ses finances publiques au million près. Quelles furent les recettes de ce « miracle » ? Elles tiennent en trois mots : volonté, ordre et centralisation. Aucun impôt nouveau ne fut instauré. En revanche l’organisation de la collecte de l’impôt fut profondément transformée. Confiées aux administrations municipales, l’établissement des rôles d’impôt accusait trois ans de retard.
Pour mettre fin à cette impéritie, le Premier Consul créa un mois après son installation au pouvoir une administration fiscale centralisée et à la hiérarchie pyramidale, ancêtre de notre Direction générale des impôts. Ce que l’on a appelé parfois l’ « armée fiscale » de Bonaparte réalisa un travail formidable permettant au régime de survivre. Les années suivantes, les règles de la perception furent également changées si bien que progressivement l’administration des finances publiques passa entièrement dans les mains de l’État. À partir de 1807, les agents du ministère des Finances arpentèrent la France pour créer un cadastre général dans le but de rendre l’impôt foncier le plus juste possible. Napoléon souhaitait un système fiscal efficace mais refusait l’arbitraire. À l’évidence, il perpétuait là l’idéal révolutionnaire. Ajoutons que le régime rendait exactement compte de l’emploi qu’il faisait de l’argent collecté. Ce souci de transparence sans être totalement nouveau visait à établir un réel lien de confiance entre le pouvoir et les Français.
PdA : Sait-on estimer les bénéfices engrangés par les expéditions militaires victorieuses et conquêtes de Napoléon ? Quelle est la part de fantasme dans le cliché somme toute assez répandu du « trésor de guerre » motivant - pour partie - et supportant d’incessantes fuites en avant ?
P.B. : Avec toutes les réserves qu’il convient, des estimations sont possibles. Compte tenu du désordre inhérent à la guerre, elles restent bien sûr imprécises. Néanmoins, des chiffres existent, notamment ceux qui étaient présentés régulièrement à l’empereur. Quand on connaît son souci du détail, ils ne pouvaient être totalement faux. En les étudiant, on constate que Napoléon tenta d’appliquer systématiquement et avec méthode le vieux principe « la guerre paie la guerre ». Une fois armées et équipées aux frais du Trésor public, les armées napoléoniennes devaient en effet vivre aux dépens des pays traversés, qu’ils soient alliés ou ennemis. Le pillage n’était pas la règle mais les prélèvements effectués pouvaient heurter les peuples. Grâce à ce système, Napoléon finança une petite moitié de ses dépenses de guerre.
Les premières campagnes avec leur cortège de victoires furent « profitables » mais celles d’Espagne et de Russie ne purent s’autofinancer. Aussi, au fil des années, la pression fiscale s’accentua irrésistiblement. Les taxes sur le tabac, l’alcool et le sel, dénommées alors « droits réunis », furent réintroduites, ce qui eut un coût politique pour Napoléon. Dans les campagnes, on criait : « À bas la conscription, à bas les droits réunis ! » Dans le même temps, en Europe, d’autres taxes notamment douanières renforcèrent les sentiments anti-français. La pression fiscale de l’époque (entre 10 et 15 % du revenu national) n’a toutefois rien de comparable à la nôtre (plus de 46 % en 2014). À croire que l’on s’habitue à l’impôt.
PdA : L’Angleterre, « âme des coalitions » anti-napoléoniennes, en fut également, de loin, le financeur numéro un. La tâche fut titanesque mais sa détermination ne faiblit pas : elle savait ce que lui eût coûté une fermeture complète des marchés continentaux ; avait conscience du péril qu’une victoire française en Russie aurait signifié pour elle. Par quels mécanismes Londres a-t-elle pu dégager d’aussi colossaux moyens ? La réponse à cette question - celle, au fond, du « carburant » de la « cavalerie de Saint George » - aurait-elle quoi que ce soit de comparable avec celle touchant aux efforts que devrait consentir, bien des années plus tard, un lointain successeur de Pitt, Winston Churchill, dans sa lutte contre le péril nazi dans les années 1940 ?
P.B. : À tous points de vue, l’effort anglais fut considérable, comme si le pays se sentait en danger de mort. Pitt le jeune et ses successeurs multiplièrent les impôts par trois, par quatre et même par dix. Ils créèrent l’impôt sur le revenu qui n’existait nulle part ailleurs et empruntèrent également des sommes incroyables. J’ai pu calculer que leur endettement représentait quatre à cinq fois tout l’or qui existait alors dans le monde. Ils ont atteint là des niveaux comparables à ceux des grands conflits mondiaux du XXe siècle. Un seul mécanisme explique leur réussite : la confiance. La finance mondiale se réfugia en Angleterre et la place de Londres devint la première de la planète. Avec cette manne, le cabinet anglais put financer toutes les coalitions, développer et entretenir la première flotte de guerre et dépêcher un corps expéditionnaire au Portugal et en Espagne commandé par un certain duc de Wellington.
Au cours de la Deuxième Guerre mondiale, Churchill fit preuve de la même détermination que ses lointains prédécesseurs. Comme eux, il était résolu à l’emporter quel qu’en soit le coût. Financièrement, New-York avait cependant supplanté Londres depuis longtemps. Ceux qui disposaient des leviers financiers les plus importants n’étaient plus les Anglais mais les Américains. Leur entrée dans le second conflit mondial après Pearl Harbor fit à l’évidence basculer le cours de la guerre.
PdA : Dans quel état les finances publiques d’une France vaincue et exsangue se trouvent-elles en 1814-15, soit, à l’aube de la Restauration ?
P.B. : Le trou financier fut jugé énorme par les successeurs de Napoléon. Politiquement, ils y avaient tout intérêt. La réalité était tout autre. Le régime napoléonien laissa un déficit équivalent à une année de recettes fiscales. Il résultait essentiellement de l’invasion du territoire national. C’était certes important mais pas insurmontable surtout après vingt ans de guerre. Peu de belligérants peuvent se vanter d’un tel bilan. Napoléon était presque obsédé par l’équilibre des comptes. Force est de constater que son obstination fut couronnée de succès. Le problème fut différent après Waterloo. Pour nous punir, les Alliés nous infligèrent d’importantes contributions de guerre. Les Cent-jours peuvent ainsi être vus comme les Cent-jours les plus chers de l’histoire de France. Néanmoins, la seconde Restauration réussit à s’acquitter de cette dette assez facilement grâce à un indéniable retour de la confiance. Le crédit public moderne était né.
PdA : Napoléon fut un enfant des Lumières mais aussi d’une tradition étatique française bien ancrée. Sa vision très administrative de l’économie, fort éloignée des conceptions britanniques sur cette question, a-t-elle, de votre point de vue, contribué, d’une manière ou d’une autre, à le perdre - et l’Empire avec lui - dans cette lutte sans merci entre deux titans, deux systèmes ?
P.B. : Le système napoléonien de finances n’a pas démérité, loin de là. L’Empire britannique fut le plus fort, c’est certain. L’explosion de leur dette et l’incroyable développement de leur papier monnaie constituèrent des phénomènes tout à fait nouveaux et même inattendus. L’économie britannique et surtout sa monnaie entrèrent à ce moment-là en terre inconnue. Aucun pays n’avait pu auparavant s’affranchir ne serait-ce que partiellement de l’étalon-or ou argent. En 1797, malgré un certain fléchissement, la livre papier accomplit ce « miracle » sans que personne n’en comprenne alors vraiment les mécanismes.
Dans le même temps, la France venait d’échouer avec son papier monnaie, l’assignat. Ce papier d’État imprimé à foison et déconnecté de l’activité économique fut un échec cuisant, plongeant l’économie française dans une récession d’une rare ampleur. Sous l’Empire, les billets de la Banque de France furent mieux appréciés mais leur nombre resta modéré. Compte tenu du lourd héritage des régimes précédents, Napoléon ne pouvait guère aller plus loin et copier le modèle anglais. Ajoutons que tous les banquiers ou presque pariaient sur le dynamisme économique anglais. Ils étaient persuadés que, quelle que soit l’issue de la guerre, l’Angleterre restait le pays le plus attractif. Contre cette réalité, Napoléon ne pouvait rien. Une décennie de paix aurait sans doute pu changer le cours des choses mais on ne refait pas l’histoire.
PdA : J’ai souhaité axer cette interview autour de questions économiques et financières époques consulat et Empire, étant entendu que vous leur avez consacré un ouvrage qui fait référence, Le prix de la gloire : Napoléon et l’argent (Fayard, 2007). J’aimerais tout de même rappeler, à ce stade de notre entretien, que vous avez écrit bien d’autres livres sur Bonaparte, dont vous êtes un spécialiste éminent. Et vous inviter à évoquer pour nous les points le concernant que vous souhaiteriez porter à notre connaissance - ou à notre bon souvenir ?
P.B. : Oui, je vous remercie. Je me suis intéressé aussi à la Maison de l’empereur, cette institution plutôt méconnue qui l’entourait et le servait. Aidé par le dépouillement de nombreuses archives, j’ai pu découvrir un homme parfois différent, ce qui m’a conduit ensuite à développer de nombreux aspects de sa personnalité dans Les secrets de Napoléon (éd. La Librairie Vuibert, 2014). Plus récemment encore, j’ai étudié son séjour à l’île d’Elbe et surtout les motivations de son retour dans un ouvrage intitulé La guerre secrète de Napoléon (éd. Perrin, 2014). J’ai voulu comprendre comment cet homme qui venait de tout perdre, son empire, sa famille, son entourage, avait pu renaître à l’histoire de manière aussi flamboyante. Une nouvelle fois, il sut faire face au danger et prendre ses adversaires de court.
PdA : Voulez-vous nous entretenir de vos projets, Pierre Branda ?
P.B. : Je termine actuellement une biographie de l’impératrice Joséphine. Une femme fascinante mais au total méconnue tant la légende a pris le pas sur la réalité dans son cas. Avant d’entreprendre ce travail, je n’imaginais pas à quel point et j’en ai été même le premiers surpris. En s’attachant à retracer exactement son histoire, on découvre une femme complexe, forte et ambitieuse. Loin des poncifs habituels, son histoire est encore plus incroyable.
PdA : Un dernier mot ?
P.B. : Dans l’épopée napoléonienne, la réalité est encore plus enthousiasmante que la fiction !
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Thierry Lentz : "L'inconstance diplomatique de Napoléon l'a perdu"
J'ai la joie et le privilège d'accueillir pour la troisième fois Monsieur Thierry Lentz, directeur de la Fondation Napoléon, dans les colonnes de Paroles d'Actu. Notre premier entretien, daté d'août 2013, eut pour objet principal un événement marquant du 20e siècle : l'assassinat de John Kennedy. Le second, publié quatre mois plus tard, fut une occasion passionnante d'évoquer cette figure dont l'étude lui est si chère : celle de Bonaparte. Il a accepté - et je l'en remercie ! - de répondre à nouveau à quelques questions touchant à la carrière et à l'époque de celui qui fut le premier « empereur des Français ». Une exclusivité Paroles d'Actu. Par Nicolas Roche, alias Phil Defer. EXCLU
ENTRETIEN EXCLUSIF - PAROLES D'ACTU
THIERRY LENTZ
Directeur de la Fondation Napoléon
« L'inconstance diplomatique
de Napoléon l'a perdu »
La Bataille de Waterloo, 18 juin 1815
(Clément-Auguste Andrieux)
Q. : 08/09/14 ; R. : 09/09/14
Paroles d'Actu : Bonjour, Thierry Lentz. Lorsqu'il revient aux affaires, en 1815, Napoléon paraît enclin à s'adapter aux nouvelles dispositions du pays : il affirme qu'il veut la paix, qu'il ne rejettera pas la Charte en bloc.
Que sait-on de ce qu'étaient, alors, ses projets ?
Thierry Lentz : Lorsque Napoléon revient de l’île d’Elbe, il est confronté à d’immenses difficultés, tant à l’intérieur qu’à l’extérieur. En France même, contrairement à ce qu’on croit généralement, la première restauration n’a pas été un échec sur le plan politique et institutionnel, pas plus d’ailleurs qu’en politique étrangère, où Talleyrand, puis Louis XVIII, ont su redonner à leur pays une place de choix dans le concert européen en reconstruction.
Le premier problème qui se pose à l’empereur est la Charte. Même « octroyée » par le roi, elle constituait une avancée non négligeable vers une sorte de régime libéral, « à l’anglaise », comme on disait alors. Napoléon sent bien qu’il ne peut faire comme si cette constitution n’avait pas existé. Il est donc contraint à son tour de concéder le fameux « Acte additionnel » aux constitutions de l’Empire, dont une partie est rédigée par un de ses adversaires de toujours, Benjamin Constant.
Même si les bonapartistes feront grand cas de cet amendement aux constitutions de l’an VIII et de l’an XII, Napoléon n’est pas à l’aise avec celui-ci. Cet homme n’est pas celui de la négociation parlementaire, ni même de la moindre opposition aux projets de l’exécutif. Se débarrasser des aspects les plus contraignants de l’Acte additionnel était sans doute un de ses projets, s’il avait réussi à obtenir la paix de l’Europe.
Et c’est là son second problème majeur. Son retour a surpris ses anciens vainqueurs, alors réunis à Vienne. Sous l’impulsion de Talleyrand, ils se sont vite repris et ont signé plusieurs traités visant à la fois à mettre fin à ce qu’ils appellent « l’aventure » et à ne jamais accepter de paix séparée avec Napoléon. Et de fait, pendant toute la durée des Cent-Jours, ils n’auront pas le moindre contact avec lui.
Partant de ces deux constats, l’épisode de la campagne de Belgique, qui se termine par le désastre de Waterloo (18 juin 1815), se comprend mieux. Si Napoléon prend l’offensive alors qu’il n’est pas prêt, ça n’est pas pour vaincre avec ses maigres moyens le million d’hommes que les Alliés ont mis en marche, mais c’est pour frapper les esprits par une grande victoire, afin de négocier à l’extérieur et de reprendre les chambres en main à l’intérieur.
PdA : Lors de notre interview du mois de décembre, vous aviez notamment évoqué l'échec de Napoléon à bâtir et viabiliser une tierce Allemagne (la Confédération du Rhin) qui eût été résolument indépendante de Vienne et de Berlin - sinon de Paris. « Le retour à l'incertaine bascule entre l'Autriche et la Prusse », affirmiez-vous, « allait s'avérer, à long terme, une calamité pour le continent. » J'aimerais vous inviter à expliciter ce point, à aller plus loin dans la réflexion. Le premier des Napoléon, en molestant les patriotismes, a excité les nationalismes ; le troisième, en cherchant à accompagner leur émergence, a mis à mal l'équilibre européen tel qu'issu du Congrès de Vienne.
Quelle responsabilité prêtez-vous aux deux Napoléon s'agissant de l'unification allemande autour de la Prusse, le plus acharné de nos adversaires de l'Histoire contemporaine et, sans doute, celui qui a fait connaître ses plus grands périls au continent européen durant cette époque ?
T.L. : Il est vrai que j'avais déjà développé ce point, la dernière fois, à propos du premier Napoléon.
Napoléon manqua avec les États allemands une alliance stratégique, en raison d’une sorte de préjugé qui voulait que la France soit plus forte contre l’Autriche ou la Prusse si l’Allemagne restait divisée. Mais ce qui était vrai en un temps où aucune force n’était en mesure de fédérer la « tierce Allemagne », l’était moins lorsque la France dominait à ce point l’Europe. Napoléon aurait pu créer puis soutenir une entité politique solide dans la partie sud de l’espace germanique, avec les États les plus ouverts à l’influence française : Bavière, Bade, Wurtemberg, les deux Hesse, voire la Saxe. Il eût fallu pour cela assigner des buts finis au système napoléonien et avoir une vision de l’Europe future. Napoléon n’avait pas clairement cette vision et c’est pourquoi il ne s’éloigna pas des traditions diplomatiques, alors même que les États qui auraient pu constituer le socle d’un accord de grande ampleur ne demandaient qu’à se rapprocher de lui.
Leur premier objectif était de se débarrasser du Saint-Empire, ressenti comme un obstacle à leur indépendance. Mais l’empereur ne sut pas approfondir les rapprochements franco-allemands. Il voulut seulement les mettre au service de ses propres desseins. Le renoncement à la couronne impériale par François d’Autriche (1806) permit pourtant une redistribution des cartes : Vienne était exclue de l’Allemagne, avec la complicité des États moyens. C’est alors que Napoléon tenta d’organiser la coopération au sein de la Confédération du Rhin créée par le traité du 12 juillet 1806. Elle compta une quarantaine d’adhérents autour de la France. L’empereur en était le « protecteur ». Les premiers fruits de l’accord furent récoltés sur le terrain de la guerre franco-prussienne (1806) et de la paix de Tilsit (1807) : après avoir confiné l’Autriche au sud, l’empereur des Français rejeta la Prusse vers le nord.
Un espace politique et géographique s’ouvrait. Il aurait fallu l’occuper et en renforcer les composantes. On put le croire avec cette Confédération, dont le texte fondateur prévoyait des institutions politiques communes : l’archevêque de Mayence, Dalberg, fut désigné prince-primat et président d’un « collège des rois », d’une diète confédérale qui aurait dû s’assembler à Mayence… mais ne fut jamais réunie. La Confédération du Rhin ne fut qu’un outil militaire, permettant certes aux alliés de se protéger les uns les autres mais servant surtout à appuyer les projets napoléoniens : il y eut environ 125 000 Allemands dans la Grande Armée de 1812. L’historien Michel Kerautret a pertinemment comparé ce montage à l’Otan. Les autres domaines de coopération restèrent du ressort des relations bilatérales, ce qui avec l’empereur des Français était synonyme de dialogue entre fort et faible.
Finalement, Napoléon se servit surtout de la Confédération du Rhin pour maintenir la division de l’Allemagne, désormais sous autorité française, et non tenter une « union » politique autour de la France. La dureté des règles du Blocus continental, le favoritisme commercial, les tentatives d’imposer des solutions juridiques et administratives auxquelles toutes les élites allemandes n’étaient pas favorables, le mépris manifesté aux princes confédérés n’étaient sans doute pas de bonne politique pour souder la tierce Allemagne à la France. L’effondrement de l’Allemagne « napoléonienne » en 1813, le retour à l’incertaine bascule entre l’Autriche et la Prusse allaient s’avérer à long terme une calamité pour le continent. En ayant sanctionné aussi durement la Prusse après 1806 et en ayant manqué l’Allemagne, Napoléon en porte une part de responsabilité.
Source : http://parolesdactu.canalblog.com/archives/2013/12/28/28736160.html, décembre 2013.
Ce qui suivit est une histoire qui ne concerne qu’indirectement la France. Son tort fut de rester seulement observatrice – mais pouvait-elle faire autrement ? - de la montée en puissance de la Prusse. Elle ne réagit que lorsqu’il fut trop tard, après la défaite autrichienne de Sadowa (1866).
Quoi qu’on puisse penser des qualités personnelles de Napoléon III, sa politique allemande fut inepte. Il se laissa entraîner sur la pente de ce qu’il croyait être une diplomatie « savante », avec le fameux épisode des « pourboires », et ne réussit qu’à se couper de l’Angleterre (qui faisait alors la pluie et le beau temps dans le monde) pour finalement se retrouver seul face à la Prusse et aux États allemands. Il était l’empereur et est donc le premier responsable de la catastrophe.
PdA : L'historien n'a évidemment pas vocation à être un moraliste, et il est toujours plus aisé, forcément, de jauger les arguments, de juger les décisions après coup. Cela dit, quelles ont été, à votre sens, les erreurs les plus graves et lourdes de conséquences qu'a commises Napoléon ?
T.L. : La question est trop vaste pour qu’on puisse y répondre brièvement. Pour résumer, l’échec de Napoléon vient de sa politique étrangère, qui était une politique de rapports de force, presque jamais de collaboration. On vient d’en donner l’exemple avec l’Allemagne, mais on pourrait les multiplier. Vainqueur, il n’a jamais su négocier des paix qui n’étaient pas des punitions, alliant l’abaissement du vaincu et les avantages léonins pour l’Empire.
Certes, sa politique est plus complexe qu’on ne le croit généralement. Dire qu’il était seulement un conquérant est insuffisant, de même que tout ramener à une continuation de la lutte entre l’Ancien Régime et la Révolution. Il faut ajouter à l’analyse l’incontestable persistance des données permanentes des relations internationales en Europe : nécessité pour la Russie de se positionner dans le concert européen, pour la Prusse d’asseoir sa place dans l’ensemble germanique, pour l’Autriche de l’en empêcher, pour l’Empire ottoman de survivre, etc...
On rappellera aussi que l’épisode napoléonien s’inscrivit dans le cadre d’une seconde « guerre de Cent Ans » entre la France et l’Angleterre, commencée sous Louis XIV et achevée à Waterloo, affrontement entre « l’équilibre », cher aux Britanniques (l’Europe est constituée de puissances moyennes qui se neutralisent), et le « système » (l’Europe s’organise autour d’une ou deux puissances majeures).
On peut le démontrer par l’absurde : la grande coalition anti-napoléonienne de 1814 mit quatorze ans à se constituer, ce qui montre qu’avant cela, la prépondérance française convenait à nombre d’acteurs, qui comptaient en profiter pour asseoir leur propre position. Ceci n’empêche pas de considérer que les choix stratégiques de Napoléon furent discutables et, au final, fautifs… puisqu’il chuta et, avec lui, la domination française sur le continent.
À sa décharge, on dira que l’empereur des Français tenta l’unification continentale avec les méthodes de son temps. Il installa la prépondérance française, parfois certes avec le soutien de la frange « éclairée » des pays bouleversés, mais toujours par le jeu de la force militaire et la contrainte. « La France avant tout », écrivait-il. Autour de cette maxime, il avança en opportuniste, n’ayant pas, au fond, de projet défini.
Il parlait de son « système » sans jamais dire ce qu’il était et où il s’arrêterait. Il n’y a rien de moins compatible avec la vie internationale que de laisser ses rivaux et ses alliés dans une telle incertitude. Pour dire les choses trivialement, il voulut courir tous les lièvres à la fois, changeant souvent d’ambition et modifiant ses alliances-pivôt au gré de ses besoins : l’Espagne jusqu’en 1808, la Russie à partir de 1807, l’Autriche après 1810.
PdA : Après lui, de nombreuses autres années et expériences ont été nécessaires à la France pour se façonner un régime qui sache marier valeurs de la Révolution et maintien de l'ordre, libertés publiques avancées et État fort. La République elle-même a, dans l'histoire de son développement, dans le détail de son organisation, connu pas mal de zones de turbulences avant de s'établir.
Est-ce que, pour vous, la République telle que voulue et dessinée par De Gaulle à partir de 1958 constitue, sur le papier en tout cas (j'insiste sur ce point, surtout en ce moment), une bonne synthèse ; le régime qui, tout bien pesé, sied à la France ? Quels amendements lui apporteriez-vous ?
T.L. : Je ne suis pas légitime à donner un avis sur la situation actuelle autrement qu’au titre d’observateur et de citoyen. Sur le plan institutionnel, je considère que les institutions de la Ve République sont excellentes, à ceci près que le quinquennat les a affaiblies. Le président n’est plus un arbitre fort, dans ce schéma, il est le véritable chef du gouvernement et celui de la majorité parlementaire.
Nous subirons encore longtemps les inconvénients de la réforme voulue par Jacques Chirac pour son confort personnel et en vue d’obtenir un second mandat. Pour le reste, le citoyen que je suis ne peut être que désappointé par ce que les circonstances et les hommes, je veux parler des deux derniers présidents, ont fait de la fonction présidentielle. Aucun des deux n’a compris que le président de la République est, si j’ose dire, le « roi de France ».
Puisque vous me posez la question, l’amendement que je ferais à l’actuelle constitution serait de rétablir le septennat. Mais vous avez compris que c’est impossible, parce que ça n’est plus à la « mode ». Partant, je ne serais pas étonné que nous allions droit à la crise de régime, et que les apprentis-sorciers qui parlent de « VIe République » - sans jamais nous dire ce qu’ils y mettent - ne soient dominants au moment où il faudra trancher. Mais je ne veux pas aller plus loin dans le commentaire.
PdA : Voyez-vous dans l'histoire napoléonienne quelques leçons qu'il conviendrait de tirer et qui, à votre avis, mériteraient d'être énoncées aujourd'hui, au regard de telle ou telle question de politique intérieure, de telle ou telle affaire touchant aux relations internationales ?
T.L. : Là aussi, vaste sujet. Napoléon a régné il y a deux cents ans… Il n’a certes pas été le champion des libertés individuelles et là, il ne nous aide guère. Mais il n’en a pas moins donné un « style » qui pourrait inspirer : volonté, travail, courage. Il a légué des principes : unité nationale, respect de l’État, ordre et application de la loi, qui est rare et claire. Vous le voyez, c’était vraiment il y a deux cents ans !
PdA : Quels sont vos projets pour la suite, Thierry Lentz ?
T.L. : Mon prochain ouvrage, sur la campagne et la bataille de Waterloo, devrait être en librairie fin janvier 2015.
PdA : Merci infiniment !
Une réaction, un commentaire ?
Vous pouvez retrouver Thierry Lentz...
- Sur le site de la Fondation Napoléon.
- Sur les sites Decitre.fr, Fnac.com, et dans toutes les bonnes librairies !
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Thierry Lentz : "Napoléon a manqué l'Allemagne"
En août dernier, j'avais pris l'initiative d'inviter M. Thierry Lentz, auteur de L'assassinat de John F. Kennedy : Histoire d'un mystère d'État (Nouveau monde), à évoquer pour Paroles d'Actu la funeste journée du 22 novembre 1963 et ses nombreuses zones d'ombre, la présidence de J.F.K. et l'évolution qu'a connue l'Amérique depuis lors. Son accord de principe me parvint rapidement. Le 26 août, trois mois avant le cinquantième anniversaire de la tragédie de Dallas, l'entretien était en ligne.
Thierry Lentz dirige depuis 2000 la Fondation Napoléon ; il compte au rang des spécialistes les plus éminents du Consulat et de l'Empire. Parmi ses projets tels qu'évoqués lors de notre première interview : la sortie prochaine d'un nouvel ouvrage consacré à Bonaparte, une étude extrêmement fouillée et franchement novatrice de l'épisode dit de l'« agonie de Fontainebleau » (1814). L'idée fut lancée d'un deuxième échange, finalement concrétisé au mois de décembre et dont le texte est reproduit ci-dessous. Un point, notamment, à lire absolument : le développement passionnant qu'il nous livre quant aux politiques allemandes de Napoléon et à leurs conséquences pour la suite de l'histoire... Une exclusivité Paroles d'Actu. Par Nicolas Roche, alias Phil Defer. EXCLU
ENTRETIEN EXCLUSIF - PAROLES D'ACTU
THIERRY LENTZ
Directeur de la Fondation Napoléon
« Napoléon a manqué l'Allemagne »
Les Adieux de Napoléon à la Garde impériale, le 20 avril 1814
(Antoine Alphonse Montfort, d'après Horace Vernet)
Q. : 18/12/13 ; R. : 23/12/13
Paroles d'Actu : Bonjour Thierry Lentz. Qu'est-ce qui, dans votre parcours, dans votre vie, a fait naître et nourri l'intérêt marqué que vous portez à Napoléon ?
Thierry Lentz : Je me suis toujours passionné pour l’histoire, depuis mon enfance. Mon grand-père, Charles Lentz, était abonné à toutes les revues historiques et m’a beaucoup raconté ce qu’il y lisait. Et puis, en 1969 - j’avais dix ans -, la France a célébré en grand le bicentenaire de la naissance de Napoléon. Cela m’a passionné. Une voisine m’a alors offert le livre que toute ma génération « napoléonienne » a lu : Napoléon raconté à tous les enfants, édité par Fernand Nathan. C’était un très grand livre avec des textes simples et de très belles illustrations. Je crois que tout est parti de là. Il y a eu ensuite le Napoléon d’André Castelot et d’autres lectures, toujours plus nombreuses.
PdA : Quels sont l'objet et les activités de la Fondation Napoléon, dont vous êtes directeur ?
T.L. : La Fondation Napoléon a un double objet : aider au développement des études napoléoniennes au sens le plus large et pour tous les publics, d’une part ; aider à la préservation du patrimoine napoléonien, d’autre part. Pour la première mission, nous créons des outils pour le public : sites internet, livres, conférences. Nous touchons, grâce au site napoleon.org, environ 3,5 millions de personnes par an, dans le monde entier. Nous avons aussi des activités historiques plus pointues : édition de la Correspondance générale de Napoléon (dix volumes parus sur quatorze aux éditions Fayard), organisation de colloques scientifiques. Dans la même veine, nous donnons chaque année sept bourses de 7 000 euros à des étudiants de doctorat sélectionnés par un jury indépendant et, pour les auteurs plus chevronnés, trois prix d’histoire.
Concernant le patrimoine, nous conservons nous-même une grande collection d’objets historiques dont une partie est actuellement exposée à Astana, capitale du Kazakhstan. Notre collection a plus de 1 200 numéros d’inventaire. Par ailleurs, nous subventionnons parfois des projets de restauration, dont celui des Domaines nationaux de Sainte-Hélène.
PdA : Justement. Vous vous trouvez, à l'heure de notre entretien, sur l'île de Sainte-Hélène. Le cadre de l'ultime exil forcé de l'ex-empereur, celui de ses dernières années... Quel est votre ressenti quant à ce séjour ?
T.L. : J’étais déjà venu à Sainte-Hélène en 2003, pour un voyage purement historique et de mémoire. Comme j’ai un assez bon souvenir de ce premier voyage, l’émotion est moindre cette fois-ci. De plus, je suis ici pour travailler, puisque la Fondation Napoléon et le ministère des Affaires étrangères conduisent depuis deux ans une vaste opération de restauration et de mise en valeur des Domaines nationaux de Sainte-Hélène, afin qu’ils soient prêts pour l’ouverture de l’aéroport, en 2017.
Mon séjour de douze jours, sans compter les onze jours de bateau, est l’occasion, d’une part, de vérifier le chantier, et d’autre part, de travailler avec le directeur des Domaines, M. Dancoisne-Martineau, à l’avenir de cet établissement si émouvant et important pour la mémoire nationale et même mondiale. J’ai pratiquement une réunion de travail par jour pendant mon séjour, avec les différentes autorités de l’île. Notre but est d’augmenter à la fois la fréquentation et les ressources des Domaines, pour les mettre à l’abri autant que ce sera possible des économies budgétaires de l’État.
PdA : Opérons, si vous le voulez bien, un petit retour en arrière... 1805 fut une année de contrastes pour l'Empire, une année charnière pour l'Europe. Il y eut le chef d’œuvre tactique de Napoléon : la victoire retentissante remportée à Austerlitz, en terre autrichienne. Quelques semaines auparavant, un désastre, celui de Trafalgar. Une défaite franco-espagnole qui marqua la fin de ses rêves de conquête des îles britanniques, le point de départ d'une suprématie maritime qui allait durer un siècle...
T.L. : 1805 est une année paradoxale, en effet. D’un côté, Napoléon rend inéluctable la prépondérance continentale de la France. De l’autre, il perd quasiment toute chance de vaincre l’Angleterre sur mer. Il en conclut qu’il faudra que « la terre vainque la mer », donc assurer à l’Empire français une domination totale du continent pour assécher le commerce britannique.
PdA : On a souvent dit de Bonaparte qu'il n'entendait pas grand chose aux questions navales, mais comment expliquer, au vu de son génie organisationnel et du statut assumé d'« âme des coalitions » du Royaume-Uni, qu'il n'ait pas cherché avec davantage de conviction à bâtir une flotte offensive réellement capable de rivaliser avec celles que dirigeait Nelson ?
T.L. : Il n’a cessé de construire une flotte, et même plutôt deux fois qu’une après Trafalgar. Mais on ne construit pas des dizaines de vaisseaux en quelques années. Selon les plans très optimistes qu’il avait élaborés, il pensait pouvoir rivaliser vers les années 1811-1812 avec la Royal Navy. Il s’aperçut bien vite que c’était impossible. Et puis, depuis l’émigration massive des capitaines de vaisseaux pendant la Révolution, il ne disposait pas des marins nécessaires à la manœuvre, si tant est qu’il aurait pu disposer des bateaux nécessaires. Il consentit donc un grand effort de formation, qui porta ses fruits au milieu des années 1820 : ce sont les amiraux et capitaines formés sous l’Empire qui redonnèrent du lustre à la Royale… de Charles X et Louis-Philippe.
PdA : Après avoir renoncé à les atteindre sur et par les mers, Napoléon a déployé des efforts colossaux pour frapper les Britanniques via un terrain ultra-sensible, celui du commerce, donc de l'industrie. Son intransigeance sur la question du « blocus continental » l'a contraint à des entreprises de plus en plus démesurées, l'exposant à des revers - des difficultés rencontrées dans la péninsule ibérique jusqu'à la catastrophe russe - qui allaient précipiter sa chute...
T.L. : Le calcul n’était ni neuf, ni mauvais. Depuis toujours, les continentaux essayaient non pas de rivaliser avec l’Angleterre sur les mers, mais de perturber sa puissance commerciale. Napoléon faillit y parvenir, autour de l’année 1811. Il y eut une grave crise économique et sociale en Angleterre, qui fut réprimée avec violence par les autorités. L’année suivante, il partait en Russie et risquait tout sur ce qu’il appela lui-même « la guerre suprême ». Ce faisant, il donna un répit inattendu à l’industrie et au commerce britanniques. La « cavalerie de St George », c’est-à-dire la puissance financière de Londres, maintenue à grands coups d’emprunts, fit le reste : c’est avec l’argent anglais que les autres puissances européennes purent financer les coalitions qui mirent l’Empire à genoux.
PdA : Londres craignait un déséquilibre trop marqué des rapports de force sur le continent, elle redoutait la perte des marchés européens - ce qui l'a conduite à refuser toujours, avec acharnement, le contrôle par la France de la Belgique et des Pays-Bas -. Paris, quant à elle, ne pouvait tolérer sans s'en inquiéter la suprématie de sa rivale sur les mers, les océans et, donc, les colonies. Une entente sincère et durable entre ces deux géants était-elle réellement hors de portée, sur des bases acceptables par chacune des parties ?
T.L. : Dans cette lutte de titans, personne n’a joué le jeu de l’apaisement. On en veut pour preuve les négociations de 1806, qui faillirent aboutir à une paix souhaitée par les deux peuples, mais pas forcément par leurs gouvernements. L’histoire complexe de cette négociation le montre : les deux parties ont perdu une belle occasion de s’entendre. Mais ni l’un ni l’autre ne souhaitait partager la puissance.
PdA : Les stratégies adoptées par Napoléon en Allemagne se sont, sur bien des aspects, inscrites dans la continuité de traditions dont les origines remontaient aux Bourbon : une volonté d'abaisser l'Autriche des Habsbourg ; une bienveillance à l'égard de la Prusse, celle, toujours, du mythe Frédéric II. La destruction du Saint-Empire et de l'ordre établi au sein du monde germanique, l'affaiblissement de l'Autriche au profit de la Prusse puis, in fine, la poussée des nationalismes en réaction aux subjugations napoléoniennes n'ont-ils pas été autant d'éléments ayant favorisé un processus - l'unité allemande autour de la Prusse des Hohenzollern - portant en lui de nouveaux déséquilibres et, bientôt, de nouveaux malheurs pour les peuples d'Europe ?
T.L. : Ce thème est un de mes favoris, aussi répondrai-je un peu plus longuement à cette question. Napoléon manqua avec les États allemands une alliance stratégique, en raison d’une sorte de préjugé qui voulait que la France soit plus forte contre l’Autriche ou la Prusse si l’Allemagne restait divisée. Mais ce qui était vrai en un temps où aucune force n’était en mesure de fédérer la « tierce Allemagne », l’était moins lorsque la France dominait à ce point l’Europe. Napoléon aurait pu créer puis soutenir une entité politique solide dans la partie sud de l’espace germanique, avec les États les plus ouverts à l’influence française : Bavière, Bade, Wurtemberg, les deux Hesse, voire la Saxe. Il eût fallu pour cela assigner des buts finis au système napoléonien et avoir une vision de l’Europe future. Napoléon n’avait pas clairement cette vision et c’est pourquoi il ne s’éloigna pas des traditions diplomatiques, alors même que les États qui auraient pu constituer le socle d’un accord de grande ampleur ne demandaient qu’à se rapprocher de lui.
Leur premier objectif était de se débarrasser du Saint-Empire, ressenti comme un obstacle à leur indépendance. Mais l’empereur ne sut pas approfondir les rapprochements franco-allemands. Il voulut seulement les mettre au service de ses propres desseins. Le renoncement à la couronne impériale par François d’Autriche (1806) permit pourtant une redistribution des cartes : Vienne était exclue de l’Allemagne, avec la complicité des États moyens. C’est alors que Napoléon tenta d’organiser la coopération au sein de la Confédération du Rhin créée par le traité du 12 juillet 1806. Elle compta une quarantaine d’adhérents autour de la France. L’empereur en était le « protecteur ». Les premiers fruits de l’accord furent récoltés sur le terrain de la guerre franco-prussienne (1806) et de la paix de Tilsit (1807) : après avoir confiné l’Autriche au sud, l’empereur des Français rejeta la Prusse vers le nord.
Un espace politique et géographique s’ouvrait. Il aurait fallu l’occuper et en renforcer les composantes. On put le croire avec cette Confédération, dont le texte fondateur prévoyait des institutions politiques communes : l’archevêque de Mayence, Dalberg, fut désigné prince-primat et président d’un « collège des rois », d’une diète confédérale qui aurait dû s’assembler à Mayence… mais ne fut jamais réunie. La Confédération du Rhin ne fut qu’un outil militaire, permettant certes aux alliés de se protéger les uns les autres mais servant surtout à appuyer les projets napoléoniens : il y eut environ 125 000 Allemands dans la Grande Armée de 1812. L’historien Michel Kerautret a pertinemment comparé ce montage à l’Otan. Les autres domaines de coopération restèrent du ressort des relations bilatérales, ce qui avec l’empereur des Français était synonyme de dialogue entre fort et faible.
Finalement, Napoléon se servit surtout de la Confédération du Rhin pour maintenir la division de l’Allemagne, désormais sous autorité française, et non tenter une « union » politique autour de la France. La dureté des règles du Blocus continental, le favoritisme commercial, les tentatives d’imposer des solutions juridiques et administratives auxquelles toutes les élites allemandes n’étaient pas favorables, le mépris manifesté aux princes confédérés n’étaient sans doute pas de bonne politique pour souder la tierce Allemagne à la France. L’effondrement de l’Allemagne « napoléonienne » en 1813, le retour à l’incertaine bascule entre l’Autriche et la Prusse allaient s’avérer à long terme une calamité pour le continent. En ayant sanctionné aussi durement la Prusse après 1806 et en ayant manqué l’Allemagne, Napoléon en porte une part de responsabilité.
PdA : Votre prochain ouvrage, prévu pour le mois de janvier, sera consacré aux « vingt jours de Fontainebleau », qui précédèrent la première abdication de l'Empereur, en 1814. Qu'avez-vous appris de vos recherches à propos de cet épisode plutôt méconnu de sa vie et de notre histoire ?
T.L. : Ce que de nombreux historiens ont appelé l’« agonie de Fontainebleau » tient en deux tableaux célèbres. Le premier, conservé au Musée de l’Armée, a été peint en 1840 par Paul Delaroche. Il représente Napoléon à Fontainebleau, le 31 mars 1814. Le second, intitulé Les Adieux de Napoléon à la Garde impériale, le 20 avril 1814, est une composition d’Horace Vernet, réalisée en 1825. Les deux œuvres illustrent la légende de l’agonie : Napoléon seul et prostré, les bras presque ballants, son arme inutile, son chapeau tombé comme sa couronne ; puis le même, vingt jours plus tard, redevenu ferme et droit, contenant son émotion et forcé de se dégager avec dignité de l’étreinte de ses soldats que symbolise le baiser de leur général. Les historiens du Consulat et de l’Empire peinent à détacher leurs regards de ces deux représentations postérieures aux événements. Ils racontent ces vingt jours comme la tragédie du héros abandonné de tous mais qui accepte son destin.
J’ai voulu rouvrir ce dossier en revenant sur ce qui s’est passé entre les deux tableaux. Mon récit provoquera peut-être quelques surprises chez certains lecteurs. Car même si mon projet n’est pas de s’opposer par principe aux mythes qui embrument ces vingt jours tragiques, tout ne s’est pas toujours passé comme on le dit ou comme on le croit.
Dans mon ouvrage, j’ai tiré plusieurs remises en cause, parfois profondes, quelquefois anecdotiques, de ce que l’on croit savoir sur ces vingt jours : réévaluation du rôle de Caulaincourt, un des « préférés » des napoléonistes mais qui fut sans doute celui qui poussa le mieux à l’abdication ; contestation de la vulgate sur le rôle des maréchaux, autour de ce que nous appelons « la grande scène » du 4 avril 1814 où, nous a-t-on dit, ils forcèrent la porte de l’empereur pour l’obliger à abdiquer ; confirmation de la tentative de suicide de Napoléon, dans la nuit du 12 au 13 avril, grâce à un exceptionnel témoignage inédit ; atténuation du reproche fait au major-général Berthier d’avoir « lâchement » abandonné son chef ; déroulement revisité de la négociation et de la ratification du traité de Fontainebleau qui attribuait l’île d’Elbe au vaincu ; circonstances revues et corrigées de la signature des deux versions de l’abdication ; rejet du texte habituel du discours d’adieu prononcé par Napoléon au matin du 20 avril, etc...
PdA : Des zones d'ombre subsistent-elles encore s'agissant d'un sujet auquel tant d'études et d'ouvrages ont déjà été consacrés ? Entrevoyez-vous de nouvelles perspectives de recherche ?
T.L. : On n’a pas fini de parler et d’écrire de et sur Napoléon. Chaque génération, chaque école historique, chaque historien a sa propre vision, c’est ce qui fait l’exceptionnalité des études napoléoniennes. Par exemple, le Bonaparte de Patrice Gueniffey, qui vient de paraître chez Gallimard, ouvre de nouvelles pistes, amène à de nouvelles conclusions et hypothèses sur un sujet biographique que l’on croyait pourtant clos. Et je puis vous dire que ça n’est pas fini.
PdA : Quel regard l'historien honnête et objectif devrait-il, de votre point de vue, porter sur Napoléon ?
T.L. : Tout mon travail se fonde sur le refus des anachronismes et des comparaisons d’actualité. Napoléon est un personnage historique qui doit être traité comme tel. Rien ne m’agace plus que ceux qui parlent à tort et à travers, le comparent à Hitler, voient du Napoléon en Sarkozy, et je ne sais quoi d’autre dans les événements de la vie quotidienne. Si l’histoire n’est pas seulement le passé, le grand saut vers les comparaisons doit être fait avec prudence, retenue, j’oserais dire « avec intelligence ». C’est à ce prix que nous pouvons évaluer le rôle de Napoléon dans notre histoire et à quel point l’étape de son passage aux affaires a été essentiel pour la France, et même pour l’Europe. En clair, je milite pour que nous étudions cette période historique de la même façon que les autres, sans aucun excès, ni dans la passion, ni dans le dénigrement.
PdA : Je n'ai pas pour habitude de chercher à faire parler les morts... mais je suis sûr que vous vous êtes déjà posé la question, je me permets donc de vous la proposer. Que penserait-il de la France d'aujourd'hui ? De l'Europe telle qu'elle s'est (ré)organisée ?
T.L. : Pour les raisons évoquées ci-dessus, je me garderai bien de vous dire ce qu’il dirait. Son Europe n’était pas la même que la nôtre et sa France, n’en parlons pas. Sans doute serait-il surpris par l’inconsistance d’une grande partie du personnel politique, le manque d’enthousiasme des citoyens et de courage des dirigeants. Mais, ceci est une autre histoire… qui n’est pas de l’histoire.
PdA : 2014 et 2015 seront riches d'occasions de commémorations relatives à l'épopée napoléonienne. Ce sera le bicentenaire de nombreux événements : la Campagne de France, l'invasion, l'abdication et l'exil sur l'île d'Elbe, les Cent jours, la bataille de Waterloo, la seconde abdication de l'Empereur et son ultime déportation, sur l'île de Sainte-Hélène. Comment la Fondation Napoléon entend-elle aborder ces deux prochaines années ?
T.L. : Comme nous le faisons toujours, nous serons en retrait des commémorations proprement dites, sans les rejeter, bien sûr. Nous resterons dans notre domaine d’expertise : l’histoire et le patrimoine. Nous aurons donc un colloque en mars 2014 sur la diplomatie au temps de Napoléon ; nous consentirons des prêts d’objets aux expositions ; nous assisterons à des événements et organiserons des conférences, tout en poursuivant notre travail de fond. La seule exception sera l’inauguration de la « nouvelle » maison de Longwood, entièrement restaurée, en octobre 2015, et peut-être un événement surprenant à Waterloo… mais je ne vous en dirai pas plus.
PdA : Quels sont vos projets, Thierry Lentz ?
T.L. : Continuer à diriger le mieux possible la Fondation et poursuivre mon travail d’écriture sont au programme des dernières années de ma vie professionnelle. J’ai plusieurs projets de livres dont nous reparlerons probablement.
Mille mercis, cher Thierry Lentz, pour vos réponses et votre bienveillance à mon égard. Heureux et honoré que vous ayez accepté, une nouvelle fois, de m'accorder un peu de votre temps. Et vous, que vous inspire la figure de Napoléon ? Postez vos réponses - et vos réactions - en commentaire ! Nicolas alias Phil Defer
Vous pouvez retrouver Thierry Lentz...
- Sur le site de la Fondation Napoléon.
- Sur les sites Decitre.fr, Fnac.com, et dans toutes les bonnes librairies !
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Belles fêtes de fin d'année à toutes et à tous !