31 juillet 2022

« Realpolitik à temps partiel », par Olivier Da Lage

La visite en France, cette semaine, du prince héritier d’Arabie Saoudite, Mohammed ben Salman, n’a pas fini de faire réagir : le nouvel homme fort de Riyad, reçu avec un peu moins que les honneurs d’une visite officielle, mais non sans chaleur, par Emmanuel Macron, est fortement soupçonné d’avoir commandité le meurtre du journaliste Jamal Khashoggi, en octobre 2018. Mais, realpolitik oblige, le temps de l’indignation semble passé, et désormais, de Paris à Washington, on courtise à nouveau : entre-temps a éclaté la guerre russe en Ukraine, avec toutes les conséquences connues en matière de fourniture d’hydrocarbures à l’Europe. L’Arabie, empêtrée elle aussi dans une guerre sale et meurtrière, au Yémen, continue toutefois de passer pour un vendeur et un acheteur respectables, et volontiers pour un allié, en ces pays mêmes qui font généralement de la Russie de 2022, à raison sans doute, un paria. Alors, à quand la diplomatie des principes, à quand la realpolitik ? C’est à cette question qu’a choisi de s’atteler Olivier Da Lage, journaliste de RFI spécialiste de la péninsule arabique et de l’Inde (son dernier ouvrage en date est d’ailleurs un roman se déroulant à Bombay, Le rickshaw de Mr Singh). Je remercie M. Da Lage pour ce texte qui donne à réfléchir sur les principes qui animent une diplomatie ; je vous renvoie par ailleurs à deux précédentes interventions Paroles d’Actu de M. Da Lage sur "MbS", en novembre 2017 (après la révolution de palais qui a affermi son pouvoir) et en octobre 2018 (après l’assassinat de Khashoggi)... Exclu, Paroles d’Actu, par Nicolas Roche.

 

EXCLU - PAROLES D’ACTU

« Realpolitik à temps partiel »

par Olivier Da Lage

Macron MBS

Source photo : AFP/Bertrand GUAY.

 

Et si, en fin de compte, Donald Trump avait raison  ? Il m’en coûte de l’écrire, mais il y a du vrai dans ce qu’il dit de l’émotion provoquée par le meurtre du journaliste saoudien Jamal Khashoggi dans le consulat d’Arabie saoudite à Istanbul le 2 octobre 2018. Se confiant au Wall Street Journal dans un entretien publié le 26  juillet dernier, l’ancien président américain affirme  : «  Personne ne m’en a parlé depuis des mois. Je peux dire qu’en ce qui concerne Khashoggi, ça s’est vraiment calmé  ».

Difficile de lui donner tort lorsqu’on voit les puissants de ce monde reprendre le chemin de l’Arabie pour rencontrer celui que la CIA a présenté comme l’instigateur de l’assassinat de Khashoggi  : Emmanuel Macron, premier dirigeant occidental à se rendre en Arabie depuis 2018, a été reçu par Mohammed ben Salman (MbS), prince héritier et homme fort du royaume, en décembre dernier. Il y a été suivi par Recep Tayyip Erdogan en avril dernier et voici deux semaines par le président américain Biden, qui le considérait comme un paria naguère encore.

Et voilà qu’à l’invitation du président Macron, MbS, tout droit arrivé d’Athènes, était à son tour reçu à l’Élysée en cette fin juillet, pour une visite de travail que la France a tenté de garder discrète, mais révélée par les Saoudiens. Visite de travail et non pas d’État, assuraient alors les conseillers élyséens pour tenter d’atténuer les inévitables commentaires critiques. Ce qui n’a pas empêché, en fin de compte, de dérouler le tapis rouge pour MbS et d’assumer tardivement, mais crânement une visite destinée à garantir l’approvisionnement en énergie des Français dans le contexte de la guerre en Ukraine imposée par la Russie.

« La réinsertion du prince héritier saoudien

est en marche et la France y contribue fortement. »

Emmanuel Macron est donc le premier dirigeant du G7 à être allé en Arabie rencontrer Mohammed ben Salman et le premier à l’avoir reçu officiellement depuis le meurtre de Khashoggi il y a moins de quatre ans. La réinsertion du prince héritier saoudien est en marche et la France y contribue fortement.

Lors du «  dîner de travail  », les médias n’étaient pas conviés et aucune photo n’a été diffusée par la partie française. Il a fallu attendre le milieu de matinée le lendemain pour que l’Élysée publie un long communiqué (trois pages) sur la rencontre Macron-MbS. Une longue nuit de réflexion a manifestement été nécessaire pour se mettre d’accord sur ce que l’on pouvait, ce que l’on devait dire sur cette rencontre. Pendant que phosphoraient les conseillers élyséens, Mohammed ben Salman était retourné dormir dans sa demeure de Louveciennes, un château de quelque 7  000  m2 sis au milieu d’un parc de 23 hectares et restauré à son goût par un architecte qui se trouve être le cousin de Jamal Khashoggi.

Dans ce communiqué, on trouve un passage éloquent sur «  la guerre d’agression (…), son impact désastreux sur les populations civiles et ses répercussions sur la sécurité alimentaire  ». En lisant attentivement, on prend conscience qu’il ne s’agit pas de la guerre que l’Arabie mène au Yémen depuis mars  2015 et qui a fait près de 400  000 morts et infiniment plus de blessés, mais de la guerre que la Russie mène en Ukraine. Soit. De la guerre au Yémen, il est pourtant question quelques paragraphes plus loin, mais sur un tout autre ton  : «  Au sujet de la guerre au Yémen, le Président de la République a salué les efforts de l’Arabie saoudite en faveur d’une solution politique, globale et inclusive sous l’égide des Nations Unies et marqué son souhait que la trêve soit prolongée.  ». Il aurait été du plus mauvais goût de froisser son hôte, que l’on sait susceptible, en rappelant les causes et les effets de cette guerre, comme on venait de le faire à propos de la Russie.

Et pour qu’il ne soit pas dit que le sujet des droits de l’Homme a été omis, le dernier paragraphe vient remettre les choses à leur juste place  : «  Dans le cadre du dialogue de confiance entre la France et l’Arabie saoudite, le Président de la République a abordé la question des droits de l’Homme en Arabie  ».

« La lecture du communiqué achevée, on doit

se pincer pour se convaincre que ce texte

émane bien de l’Élysée et non du Gorafi... »

La lecture de ces trois pages achevée, on doit se pincer pour se convaincre que ce texte émane bien de l’Élysée et non du Gorafi.

Le président français fait ce qu’il faut pour défendre les intérêts de la France, soulignent ses partisans qui font valoir que l’Europe étant privée d’une grande partie, et peut-être bientôt de la totalité du pétrole et du gaz russes, il faut bien trouver des sources d’énergie alternatives et si cela passe par l’invitation de MbS, quels que soient les griefs que l’on puisse éprouver à son encontre, ainsi soit-il.

Cela peut s’entendre. Il est vrai que les hydrocarbures ne gisent pas nécessairement dans le sous-sol de démocraties à notre image et que l’on doit savoir faire preuve de pragmatisme, sauf à opter pour la pénurie d’essence, l’arrêt des industries et le froid pendant l’hiver. Résoudre ce genre de contradictions est même au cœur de l’action diplomatique. Certains appellent cela la Realpolitik, le terme allemand venant de la politique froide et efficace appliquée par Bismarck à la fin du XIXe  siècle. Plusieurs adages viennent l’illustrer  : «  les États n’ont ni amis permanents, ni ennemis permanents, seulement des intérêts permanents  » (Lord Palmerston) que traduit également le mantra de la République française depuis de Gaulle  : «  La France ne reconnaît pas les gouvernements, seulement les États  ». Cette école réaliste a de fameux adeptes dans le monde contemporain, l’Américain Henry Kissinger en est le plus illustre. En France, l’ancien ministre des Affaires étrangères Hubert Védrine semble également se rattacher à ce courant de pensée.

Au fond, la Realpolitik, pourquoi pas  ? La France ne s’est pas toujours montrée si regardante dans ses relations passées avec les pays du Moyen-Orient, d’Afrique, d’Europe de l’Est ou d’Asie. C’est dans une très large mesure ce qui a garanti son rôle international et sa (relative) indépendance énergétique.

Mais ça, c’était avant. Du temps de De Gaulle, Pompidou, Giscard d’Estaing et, dans une moindre mesure, de Mitterrand. L’État, monstre froid, était assumé sans état d’âme. Avant l’apparition du «  droit d’ingérence  » qui a conduit la diplomatie française à participer ou même entreprendre des interventions militaires au nom de la défense des droits humains, invoquant régulièrement son statut de «  patrie des droits de l’Homme  ». Certains juristes relativisaient ces proclamations morales en faisant remarquer que la France était surtout la patrie de la «  Déclaration des droits de l’Homme  », ce qui n’est pas tout à fait la même chose. Évidemment, d’autres s’en étaient aussi rendu compte et interpellaient régulièrement Paris sur sa propension à donner des leçons à certains (Iran, Venezuela, Birmanie, divers pays africains et autres) tout en détournant le regard lorsqu’il s’agissait de pays fournissant des hydrocarbures ou clients de ses industries d’armement (Emirats arabes unis, Qatar, Arabie saoudite, Égypte, Inde, entre d’autres) et parfois les deux, comme dans le cas de l’Arabie.

« En matière de diplomatie, soit on se tient

à une approche idéaliste, soit on est cynique,

ou "réaliste". Le "en même temps"

ne peut fonctionner impunément... »

Ce grand écart nourrit l’accusation de pratiquer une politique de «  deux poids deux mesures  » (double standard en anglais). Pour échapper à ce reproche, il n’existe qu’une alternative  : fonder la diplomatie sur les droits humains, en acceptant les conséquences adverses notamment sur le plan économique, ou y renoncer et pratiquer une politique réaliste (ou cynique, selon le point de vue adopté) et récupérer ainsi en efficacité ce que l’on perd en posture morale. Les deux points de vue sont également défendables, mais séparément. En ce domaine, le «  en même temps  » ne produit que des inconvénients.

Opter pour une démarche réaliste ne manquerait pas de susciter de nombreuses critiques (au surplus généralement justifiées). Mais cela permettrait de mettre fin à l’accusation parfaitement fondée de pratiquer une morale à géométrie variable qui permet à un ministre des Affaires étrangères de délivrer des brevets de démocratie à l’Égyptien Sissi «  parce qu’il y a des élections  ». Or, tout observateur du déclin de l’influence française, en Afrique et ailleurs, ne peut manquer de relever que cette «  hypocrisie  » reprochée aux Occidentaux en général et aux Français en particulier est au cœur du sentiment antifrançais qui s’est développé ces dernières années, au profit des Chinois et plus récemment des Russes.

Assumer une politique réaliste est un choix à la fois légitime et respectable.  Mais en ce cas, la Realpolitik doit se pratiquer en bloc, pas à temps partiel. N’est pas Metternich qui veut.

Olivier Da Lage

le 31 juillet 2022

 

Olivier Da Lage 2022

 

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07 janvier 2020

« États-Unis-Iran... les monarchies du Golfe ont peur. Et à juste titre... », par Olivier Da Lage

Pour ce premier article de l’année 2020 - que je vous souhaite à toutes et tous, amis lecteurs, ainsi que pour vos proches, heureuse et enthousiasmante autant que possible -, j’aurais préféré choisir un sujet moins lourd, moins sombre. Mais l’actualité s’impose à nous, et elle est rarement légère : il y a cinq ans tout juste, alors que la France se remettait à peine des réjouissances du réveillon, le massacre perpétré à Charlie Hebdo venait bouleverser tout un pays et lui envoyer à la figure quelques froides réalités du monde qu’il avait un peu oubliées.

Le meurtre par les forces américaines, le 3 janvier à Bagdad, du général iranien Qassem Soleimani, commandant de la Force Al-Qods du corps des Gardiens de la révolution islamique, a considérablement ravivé les tensions, coutumières depuis 1979, entre les États-Unis de Trump et l’Iran des mollahs. Les inquiétudes se font sentir depuis quelques jours dans toute cette région du monde, aux équilibres fragiles, et déjà largement déstabilisée par les conflits internes et inter-États. Le journaliste de RFI Olivier Da Lage, spécialiste de la péninsule arabique, a accepté, à ma demande, de nous livrer son décryptage de la situation, avec un focus particulièrement éclairant nous expliquant la crise vue d’Arabie saoudite, et des Émirats arabes unis. Merci à lui ! Une exclusivité Paroles d’Actu. Par Nicolas Roche.

 

« En première ligne dans l’affrontement États-Unis-Iran,

les monarchies du Golfe ont peur. Et à juste titre... »

 

Ali Khamenei

Le guide suprême Ali Khamenei, le 6 janvier 2020. Source : REUTERS via RFI.

 

“Be careful what you wish for, you may just get it”.

Depuis plus d’une dizaine d’années, plusieurs monarques du Golfe pressent les États-Unis d’attaquer l’Iran et de renverser son régime. Feu le roi Abdallah d’Arabie saoudite, recevant en 2008 le général américain David Petraeus, avait imploré les Américains de «  couper la tête du serpent  », autrement dit l’Iran. Le même message, plus direct et employant des expressions moins imagées, était relayé par les souverains de Bahreïn et d’Abou Dhabi, à la grande satisfaction du Premier ministre israélien Benyamin Netanyahou qui se félicitait publiquement de la convergence entre Israël et les monarchies du Golfe.

Mais l’administration Obama ne partage pas cette vision extrême de la façon de traiter avec l’Iran. De toute façon, les États du Golfe, ou en tout cas certains d’entre eux, sont ulcérés par la façon dont Obama réagit aux «  printemps arabes  » qu’ils voient comme une menace existentielle alors que les États-Unis voient une opportunité pour les peuples de la région de se faire entendre. Le comble est atteint lorsqu’ils apprennent en 2015 qu’Américains et Iraniens négocient secrètement depuis un an et demi sous l’égide du sultanat d’Oman qui ne leur a rien dit, bien qu’il soit membre du Conseil de coopération du Golfe, comme les cinq autres monarchies de la Péninsule arabique. Ces négociations aboutiront à l’accord sur le nucléaire iranien signé à Vienne le 14  juillet 2015.

« L’Arabie saoudite et les E.A.U. ont travaillé en sous-main

pour faire élire Donald Trump, attendant après sa victoire

la mise en œuvre d’un programme de déstabilisation de l’Iran. »

Avec Obama, la rupture est totale et l’Arabie saoudite, comme les Émirats arabes unis et Bahreïn, misent sur son successeur à venir. En fait, ils font davantage que miser  : comme on le sait désormais, Abou Dhabi et Riyadh ont travaillé en sous-main pour faire élire Donald Trump. Ce dernier l’ayant emporté, ils attendent la mise en œuvre d’un programme de déstabilisation de l’Iran. De fait, les principaux responsables de l’administration Trump sont connus pour leur hostilité à la République islamique et leurs critiques passées de la passivité supposée d’Obama. Enhardi, le tout nouveau prince héritier d’Arabie saoudite, Mohammed ben Salman, annonce même en 2017 qu’il va porter la guerre sur le sol iranien. Les premiers gestes de Trump comblent d’aise ces émirs va-t-en guerre  : retrait de l’accord de Vienne, renforcement des sanctions pour infliger une «  pression maximale  » sur l’Iran, menaces à l’encontre des Européens qui se risqueraient à ne pas respecter les sanctions… américaines, etc.

Mais au fil du temps, un doute affreux les saisit  : et si Trump, en fin de compte, n’était qu’un faux dur, répugnant au conflit  ? Après tout, il s’est fait élire sur la promesse de rapatrier les troupes américaines, dont plusieurs dizaines de milliers stationnent au Moyen-Orient et alentour. Ils voient la confirmation de leurs soupçons lorsqu’en juin 2019, un drone américain est abattu par l’Iran au-dessus du golfe Persique sans que cela provoque la moindre réaction. Pis  : Donald Trump révèle que les militaires avaient préparé une action de représailles et qu’il y a renoncé en apprenant que le bombardement risquait de provoquer la mort de 250 Iraniens.

Quarante ans après Carter, et trois ans seulement après Obama, les monarques du Golfe se sentent à nouveau abandonnés par l’allié américain.

« Pris de doute quant à la détermination américaine

sur la question iranienne, Riyadh et Abou Dhabi se sont résignés,

à partir de juin, à une révision de leur stratégie face à Téhéran. »

Dans ce contexte, deux événements vont les conduire à réviser en profondeur leur stratégie.

En juin 2019, deux pétroliers croisant en mer d’Oman, à l’orée du fameux détroit d’Ormuz qui commande l’accès au Golfe, font l’objet d’attaques non revendiquées mais attribuées à l’Iran sans que les démentis de ce dernier ne parviennent à convaincre. Les deux pétroliers sont évacués mais ne coulent pas et tout laisse à penser que ces attaques n’en étaient pas véritablement et constituaient plutôt un avertissement. C’est en tout cas ce que croient comprendre les Émirats arabes unis qui, dans la foulée, annoncent le retrait de leur contingent militaire du Yémen, où ils combattent les Houthis, soutenus par l’Iran. Et en juillet, de hauts responsables émiriens se rendent à Téhéran pour y discuter sécurité maritime. C’est le premier contact de ce niveau depuis six ans entre les deux pays.

De même, le 14 septembre, des installations pétrolières saoudiennes situées à Abqaiq dans la province orientale sont attaquées par les airs avec une précision diabolique. Les Houthis revendiquent une attaque par drones, ce qui est immédiatement mis en doute, à la fois en raison de la sophistication de l’attaque et de la distance de la frontière yéménite. Les regards se tournent naturellement vers Téhéran dont les démentis ne convainquent pas plus qu’en juin. Les Iraniens ne cherchent d’ailleurs pas vraiment à dissiper l’impression qu’ils sont derrière une attaque qui, analyse faite, viendrait plutôt du nord que du sud et parvient à endommager, sans détruire complètement, ces installations vitales pour les exportations saoudiennes. La production de pétrole est temporairement réduite de moitié mais peut progressivement reprendre son rythme de croisière dans les mois qui suivent. Quoi qu’il en soit, à Riyadh aussi, le message a été parfaitement reçu.

Puisque les États-Unis ne semblent pas prêts à venir au secours de leurs alliés arabes, ces derniers doivent s’adapter à la situation nouvelle et, pour la première fois depuis 2015, les Saoudiens paraissent sérieux en affirmant qu’ils veulent mettre fin à la guerre au Yémen. De même, la tonalité des discours saoudiens à l’égard de l’Iran s’est considérablement assouplie. Riyadh et Téhéran échangent directement, ainsi que par l’intérmédiaire de pays tiers naguère encore marginalisés par l’Arabie, comme Oman, le Koweït et le Pakistan.

C’est alors que, prenant tout le monde par surprise, Donald Trump ordonne fin décembre le bombardement de cinq sites des Kataëb Hezbollah irakiennes, une milice chiite liée à l’Iran, en représailles après la mort d’un «  sous-traitant  » américain en Irak (autrement dit un mercenaire employé par l’armée américaine) tué lors de l’attaque d’une base militaire américaine près de Kirkouk quelques jours auparavant. Moins d’une semaine plus tard, le 3 janvier, le général iranien Qassem Soleimani était pulvérisé par un missile tiré d’un drone américain alors qu’il venait de quitter l’aéroport de Bagdad. Soleimani, l’architecte de l’expansion politico-militaire de l’Iran au Moyen-Orient, était un très proche du guide suprême iranien, l’ayatollah Khamenei au point que nombre d’observateurs le qualifiaient de numéro deux du régime, avant même le président Rohani.

« Soleimani, qui supervisait directement plusieurs milices

chiites irakiennes, revenait à Bagdad avec la réponse du Guide

à une proposition saoudienne de désescalade transmise par l’Irak,

qui agissait en tant que médiateur. »

Soleimani, qui supervisait directement plusieurs milices chiites irakiennes, revenait à Bagdad avec la réponse du Guide à une proposition saoudienne de désescalade transmise par l’Irak, qui agissait en tant que médiateur. L’Arabie saoudite a donc doublement été prise de court, à la fois par une réaction américaine violente qu’elle n’attendait plus, et par le fait que celle-ci intervient alors que Riyadh est engagé dans un processus diplomatique de rapprochement avec la République islamique. Mais à Washington, l’heure est désormais à la rhétorique guerrière, dans la bouche du président Trump que de son ministre des Affaires étrangères Mike Pompeo, sans considération pour les alliés des Américains, qu’il s’agisse des Européens, ouvertement méprisés par Pompeo, ou des alliés arabes du Golfe. Quand ces derniers affirment qu’ils n’ont pas été consultés ni même informés préalablement, leurs déclarations semblent crédibles, tant ils apparaissent désemparés.

À Abou Dhabi, le ministre des Affaires étrangères Anouar Gargarsh que l’on a connu plus belliqueux, plaide désormais pour un «  engagement rationnel  » et souligne que «  la sagesse et l’équilibre  » doivent prévaloir. Son homologue saoudien, Adel Jubeir, qui n’était pas le dernier à dénoncer l’Iran dans les termes les moins diplomatiques, insiste désormais sur «  l’importance de la désescalade pour épargner les pays de la région et leurs peuples des risques d’une escalade  ».

Un universitaire des Émirats arabes unis, Abdulkhaleq Abdulla qui a mis son talent et son influence au service du discours anti-iranien de son gouvernement ces dernières années, déclare à présent que le message à Trump des dirigeants du Golfe peut se résumer ainsi  : «  Épargnez-nous s’il vous plaît une autre guerre qui serait destructrice pour la région. Nous serons les premiers à payer le prix d’une confrontation militaire. Il en va donc de notre intérêt vital que les choses restent sous contrôle  ».

Enfin, le prince héritier d’Arabie saoudite, Mohammed ben Salman, dépêche aux États-Unis son frère cadet Khaled ben Salman, vice-ministre de la Défense, ancien ambassadeur à Washington et homme de confiance de MBS avec un message simple à l’attention de l’administration américaine  : «  faites preuve de retenue  ».

« Les pétromonarchies du Golfe ont cessé de croire qu’une offensive

américaine contre l’Iran pourrait être sans conséquence

pour elles-mêmes ; elles espèrent désormais un apaisement. »

L’attaque de juin 2019 contre les pétroliers et celle du 14 septembre contre les installations pétrolières d’Arabie a tiré certaines monarchies pétrolières de leur rêve éveillé dans lequel les Américains pouvaient frapper l’Iran sans conséquences pour eux-mêmes. Cette inconscience était d’autant plus incompréhensible que les Iraniens, depuis plus de trente ans, ont toujours été très clairs  : en cas d’attaque américaine ou israélienne, ce sont les monarchies situées de l’autre côté du Golfe qui en paieront le prix. Leurs installations pétrolières et pétrochimiques sont des cibles faciles et aisément à la portée des missiles de la République islamique, tout comme, ce qui est d’ailleurs beaucoup plus grave, les usines de dessalement de l’eau de mer qui assurent l’essentiel du ravitaillement en eau potable des pétromonarchies.

Il ne faudra pas longtemps aux souverains du Golfe, qui ont si longtemps plaidé pour une attaque contre l’Iran auprès des dirigeants américains, pour voir si leur influence est suffisante afin de persuader désormais Donald Trump du contraire.

par Olivier Da Lage, le 7 décembre 2020

 

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07 novembre 2017

Olivier Da Lage : « Mohammed ben Salman a peut-être eu les yeux plus gros que le ventre... »

Le week end dernier, juste après la création d’une commission anticorruption dont Mohammed bel Salman, prince héritier d’Arabie saoudite, a pris la tête, une vague sans précédent d’arrestations de princes, ministres, anciens ministres et autres potentats saoudiens a créé une onde de choc à la tête du royaume. Qui est cet ambitieux, fils d’un roi qui ne jure plus que par lui ? Quelles conséquences sur l’alliance américaine, et la volonté affichée de modernisation d’un pays qui compte parmi les plus conservateurs ? Décryptage, avec Olivier Da Lage, journaliste à RFI qui maîtrise parfaitement les enjeux de la région. Un contributeur fidèle, qu’il en soit, ici, remercié. Une exclu Paroles d’Actu, par Nicolas Roche.

 

ENTRETIEN EXCLUSIF - PAROLES D’ACTU

Q. : 06/11/17 ; R. : 07/11/17.

Olivier Da Lage: « Mohammed ben Salman

a peut-être eu les yeux plus gros que le ventre... »

Mohammed ben Salman

Le prince Mohammed ben Salman. Illustration : http://dailyarabnews.net

 

Paroles d’Actu : Opération "Nettoyage" ? Règlements de comptes ? Putsch de palais ? Amorce d’une révolution plus en profondeur ? Que penser des derniers développements en cours en Arabie saoudite ?

pourquoi cette purge ?

Olivier Da Lage : Cette purge, sans précédent dans le royaume, vise à faire le vide autour de Mohammed ben Salman afin d’écarter toute opposition sur le chemin qui doit le mener au trône.

 

PdA : Quel état des forces en présence au royaume des Saoud ? En quoi les équilibres sont-ils modifiés après les événements ?

le jour d’après

« Le moment de vérité interviendra sans doute

à l’heure de la succession... »

O.D.L. : En apparence, tous les rivaux potentiels, tous ceux qui formulaient des critiques, tous ceux qui pouvaient représenter une menace pour le pouvoir apparemment sans limite du jeune prince héritier ont été écartés sans ménagement. Parfois simplement limogés, parfois placés en résidence surveillée, voire en prison. Ce qui est frappant, c’est qu’il a réussi, avec l’appui du roi Salman, son père, à éloigner du pouvoir toutes les autres branches de la famille. Mais cela en fait autant d’ennemis qui, pour l’heure, sont réduits au silence, mais il est sans doute prématuré de considérer qu’ils ont renoncé à se manifester le moment venu, c’est-à-dire lors de la succession.

 

PdA : Que sait-on de Mohammed ben Salman, fils du roi Salman et héritier du trône ? De ce en quoi il croit, de ce qu’il pense, et de ce qu’il veut ? Est-il sur l’essentiel en phase avec son père ?

le Prince

O.D.L. : Jusqu’en janvier 2015, lorsque le prince Salman a succédé au roi Abdallah, on savait fort peu de choses de lui. On sait qu’il est né en 1985 et qu’il est donc âgé de 31 ou 32 ans, qu’il est le fils aîné de la troisième épouse du roi Salman, et qu’il est toujours resté aux côtés de ce dernier. Il n’a pas étudié à l’étranger, contrairement à ses demi-frères (dont un astronaute qui a volé sur la navette spatiale américaine dans les années 80) ; on sait aussi qu’il a rempli le rôle de chef de cabinet auprès de Salman lorsque celui-ci était gouverneur de Ryad, puis prince héritier. Cette fonction lui a permis de s’imprégner des codes de la politique saoudienne depuis son plus jeune âge et de contrôler l’accès à son père, quitte à faire attendre de puissants princes ou des ministres.

« Son père, le roi Salman, lui a fait franchir

toutes les étapes du pouvoir à une vitesse sans

précédent pour ce royaume conservateur »

Il bénéficie du soutien total de son père, qui l’a nommé ministre de la Défense à l’âge de 29 ans. C’est à ce titre qu’il a lancé en mars 2015 la guerre au Yemen, qui a fait plus de 10 000 morts et conduit ce pays, déjà l’un des plus pauvres du monde, dans une situation épouvantable avec un demi-million de malades du choléra, et sept millions de Yéménites au bord de la famine. Son père lui a fait franchir les étapes à une vitesse sans précédent dans ce royaume conservateur : outre le ministère de la Défense, il lui a confié la supervision de l’economie, puis l’a nommé vice-prince héritier, puis, en juin dernier, prince héritier après avoir contraint à la démission le tenant du titre, le prince Mohammed ben Nayef, ministre de l’Intérieur et jusqu’à récemment encore, considéré comme l’homme fort d’Arabie Saoudite. Il ne reste plus à Mohammed ben Salman (M.B.S.) qu’à succéder à son père, soit à sa mort, soit, ce qui est plus vraisemblable, lorsque celui-ci abdiquera en sa faveur.

 

PdA : Comment se porte l’alliance historique qui unit Ryad aux États-Unis ? Et comment cette relation est-elle vécue par la "rue saoudienne" ?

Ryad et Washington

O.D.L. : Sous Obama, soupçonné de lâcher ses alliés arabes au profit de l’Iran, elle avait atteint des abysses. Depuis l’élection de Donald Trump, c’est la lune de miel. C’est à Ryad que Trump a effectué son premier voyage à l’étranger en tant que président en mai dernier. Les Saoudiens lui ont réservé un accueil royal et ont passé commande auprès des États-Unis pour des centaines de milliards de dollars. Autrement dit, ils se sont acheté le soutien sans réserve du président américain qu’ils ont mis à profit aussitôt après pour tenter de régler son compte au Qatar, jusqu’à présent sans succès.

« La perspective d’un conflit ouvert au Moyen-Orient

s’est brusquement rapprochée ce week-end »

Mais Ryad et Washington partagent une même hostilité à l’encontre de l’Iran et les récents événements –qui ont reçu le soutien sans réserve de Trump – se sont accompagnés d’une rhétorique anti-iranienne extrêmement belliqueuse, suite à la démission annoncée à Ryad par le Premier ministre libanais Saad Hariri, sans aucun doute sous la pression saoudienne. La perspective d’un conflit ouvert au Moyen-Orient s’est brusquement rapprochée ce week-end.

Quant à la "rue saoudienne", il faut savoir que toute manifestation est strictement interdite dans le royaume qui, en revanche, compte un nombre record d’utilisateurs de Twitter et Facebook. Mais un tweet critique envers le gouvernement peut envoyer en prison. À ce que l’on sait, l’opinion est partagée entre une certaine admiration pour l’énergie de ce jeune prince moderniste et les craintes que suscite cette fuite en avant conduite à marché forcée.

 

PdA : L’Arabie saoudite s’est-elle réellement, et sincèrement engagée sur la voie de la "modernité" ? Quid, de l’actualité, et de l’avenir de son alliance originelle avec le wahhabisme, la lecture fondamentaliste de l’islam qu’elle a propagée partout dans le monde ?

vers la "modernité", vraiment ?

« La volonté de Mohammed ben Salman de

moderniser l’économie et la société saoudiennes

ne fait pas de doute »

O.D.L. : La volonté de M.B.S. de moderniser l’économie et la société saoudiennes ne fait pas de doute. Mais son ambitieux programme de privatisations et de suppression des subventions, conçu par des cabinets de consultants anglo-saxons sous le nom de Vision 2030, suppose des investissements massifs, notamment de l’étranger. Il n’est pas certain que l’embastillement soudain d’hommes d’affaires, dont l’emblématique Al-Walid ben Talal soit de nature à rassurer les milieux d’affaires.

Quant aux religieux traditionnels, M.B.S. a entrepris de les mettre au pas, notamment par une vague d’arrestations les visant en septembre dernier.

Mais en se mettant à dos les religieux conservateurs, toutes les branches de la famille royale, les milieux d’affaires, tout en adoptant une politique étrangère agressive qui jusqu’à présent, n’a pas été couronnée de succès, Mohammed ben Salman a peut-être eu les yeux plus gros que le ventre.

 

Olivier Da Lage

Olivier Da Lage.

 

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