19 janvier 2023

Gérard Chaliand : « Nous n'avons pas suffisamment désiré la construction d'une Europe forte »

Il y a neuf mois, après lecture de son inspirante autobiographie Le savoir de la peau (L’Archipel, mars 2022), j’interviewai pour la première fois M. Gérard Chaliand, un aventurier devenu par la curiosité et l’expérience un fin connaisseur des affaires du monde, des subtilités des peuples et des choses de la vie. Belle rencontre ! Une nouvelle édition de son Atlas stratégique, sous-titrée "De l’hégémonie au déclin de l’Occident" (tout un programme...) a été publiée en novembre, aux éditions Autrement. Dans cet ouvrage, composé avec la complicité de son fils Roc Chaliand, et de Nicolas Rageau, fils de son vieux complice Jean-Pierre Rageau aujourd’hui décédé, il nous propose un état des lieux précis et éclairant de notre monde, de ses périls et challenges, de ses coopérations et de ses rapports de force.

Gérard Chaliand a accepté, une nouvelle fois, de répondre à mes questions en ce début d’hiver, je l’en remercie chaleureusement et invite chacun à l’écouter, à le lire. C’est un homme qui a ses idées, les débats sont évidemment ouverts, mais un homme qui sait d’où il vient, de quels termes, de quelles terres et de quels gens il parle quand il évoque les relations internationales, les mouvements de guérilla et les régimes autoritaires. Pour lui, la démocratie, qu’on considère ici comme un acquis, quelque chose d’un peu abstrait, c’est d’abord un privilège dont il a pu mesurer la valeur : celui de vivre dans un pays dans lequel la puissance publique ne viendra pas vous chercher arbitrairement chez vous, au lever du jour. Voilà une des clés de ses engagements. Exclu, Paroles d’Actu, par Nicolas Roche.

 

EXCLU - PAROLES D’ACTU

Gérard Chaliand : « Nous n’avons pas

suffisamment désiré la construction

dune Europe forte... »

Atlas stratégique

Atlas stratégique : de l’hégémonie au déclin de l’Occident (Autrement, nov. 2022).

 

Gérard Chaliand bonjour. Vous écrivez dans votre livre que la durée de la guerre en Ukraine sera in fine fonction de la volonté qu’auront les pays démocratiques de la poursuivre. C’est là une de nos faiblesses patentes ?

guerre et démocraties

Au-delà de cela, faiblesse ou pas, c’est une question d’intérêt : où est notre intérêt dans cette affaire ? Appuyer la volonté exprimée du président Zelensky de récupérer tout le territoire ukrainien tel qu’il était en 2014, soit la Crimée, qui était russe jusqu’en 1954, et le Donbass dont les populations ont, dès 2014, exprimé leur volonté de ne plus faire partie de l’Ukraine ? Et pousser ainsi la Russie dans ses derniers retranchements, voire davantage ? À quel prix ? Et pourquoi ?

Notre intérêt, c’est que l’Ukraine devienne réellement indépendante, puisque sa population le souhaite. Mais avons-nous intérêt à chercher à écraser le régime russe ? Encore une fois : au prix de quel risques ?

Pour les Européens, le constat est que nous avons à juste titre aidé le régime ukrainien, qui a été agressé. Mais aussi que cela nous coûte cher, et que nous devons savoir jusqu’où aller. Il s’agit là d’une décision politique, pas d’un point de vue idéologique...

L’affaire est quelque peu différente vue par les États-Unis. Après la pathétique retraite d’Afghanistan, l’erreur grave d’appréciation de Vladimir Poutine constitue une aubaine pour Washington. Cela redore leur blason et profite à leur hydrocarbures, sans compter que la guerre est menée par procuration (proxy war), ce qui évite les pertes militaires.

En observant l’évolution de l’opinion publique américaine, on constate une baisse d’enthousiasme pour l’appui financier et politique fourni à l’Ukraine, qui va au cours des mois de l’hiver devenir plus large. Le soutien à la politique actuelle de Joe Biden va s’étioler et profiter sans doute aux Républicains.

Voilà ce qui me paraît représenter un état des lieux assez éloigné de cette propagande forcenée en faveur de l’Ukraine que nous présentent les médias en général, et les télés en particulier. Qu’on le veuille ou non, les opinions publiques des pays démocratiques vont peser dans les décisions de demain. L’hiver jouera son rôle...

 

Vous pointez la responsabilité directe des États-Unis dans les crispations nées dans l’ancien espace soviétique (de l’attitude triomphaliste des années 90 jusqu’aux révolutions de couleur), tout comme celle qu’on connaît dans la déstabilisation du Moyen-Orient (la guerre d’Irak en 2003 mais pas que). L’Amérique a-t-elle été le déstabilisateur en chef, et fait-elle aujourd’hui, un peu amende honorable ?

l’Amérique, puissance d’instabilité ?

Pour ceux qui s’efforcent d’établir sans biais l’état des lieux, à l’évidence sur la trajectoire 1991-2021, les États-Unis ont été, en matière de destabilisation à l’échelle planétaire, de loin les premiers. Cela va des révolutions de couleur - menées par des "ONG" qui n’avaient rien de "non-gouvernementales" - aux déstabilisations au Moyen-Orient, et ailleurs. Par ailleurs, tout a été fait pour systématiquement ramener l’ex-URSS aux frontières de la Russie, Ukraine comprise, comme l’avait théorisé Zbigniew Brzezinski dans son fameux ouvrage, The Grand Chessboard (Le Grand Échiquier, 1997), dont j’ai préfacé la version française.

Bien sûr, les Russes ont historiquement une propension à la construction d’un empire, cela depuis le 16e siècle, et ils ont à tort et à raison toujours considéré l’Ukraine comme le berceau de ce qu’on appelait au départ la Rus’ de Kiev. Mais les temps ont changé. Depuis la Première Guerre mondiale, on sent à cet égard une évolution qui s’est accélérée...

Entre deux impérialismes, le plus rapace a été le plus fort : les États-Unis triomphants en 1991 ont pensé qu’un monde unipolaire était possible, sinon souhaitable. S’agissant de l’ancien espace soviétique, de l’Ukraine, il y a eu de leur part un premier essai en 2004 (la Révolution orange, ndlr), ce fut un échec. La seconde tentative, en 2014 (la Révolution de Maïdan, ndlr) fut une réussite.

Vladimir Poutine a, en 2022, manifestement sous-estimé le degré de préparation des Ukrainiens, et celui des États-Unis (s’agissant de la puissance de leur renseignement, ou de la vitesse avec laquelle ils ont pu fournir aux combattants des armes légères, etc). Mais je le redis : la propagande pro-ukrainienne que nous faisons est outrancière, et la diabolisation de l’adversaire atteint un degré rare. Voilà, à mon sens, l’état de lieux...

 

Vous le suggériez à l’instant : Vladimir Poutine a sous-estimé la puissance d’un nationalisme ukrainien qu’il a ressoudé, tout comme il a revigoré les États-Unis, revitalisé l’OTAN et soudé les Européens. Comment la Russie pourrait-elle sortir par le haut de cette situation, après tant de souffrances provoquées ? Si vous deviez vous trouver face au président Poutine, quel conseil lui donneriez-vous ?

Poutine face à un mur

Il y a plusieurs éléments dans cette question, et plusieurs réponses.

D’une part, il est exact de dire que les États-Unis ont retrouvé leur prestige perdu après la retraite d’Afghanistan, à l’été 2021. L’OTAN est grandement revitalisé, c’est juste. Les Européens ont fait montre d’un soutien unanime. Et la Russie a fondamentalement perdu la guerre, n’ayant pas réussi à changer le régime et mettre en place une Ukraine soumise.

Mais il faut noter aussi que les sanctions à son encontre n’ont pas donné les résultats escomptés. L’économie russe fonctionne, et la Russie a réorienté ses échanges commerciaux vers la Chine, l’Inde, la Turquie, etc... Certes, il manquera technologiquement certaines capacités, puisque certaines pièces ne seront plus fournies par les Occidentaux ou leurs alliés. Mais dans l’ensemble, la Russie s’est adaptée pour tenir.

L’unanimité des Européens est circonstancielle et ne tiendra pas face aux difficultés économiques. Déjà les fissures sont visibles. Les États-Unis profitent de la guerre par procuration mais on l’a dit, elle coûte cher, l’opinion publique va se lasser, et il faudra pour conserver le pouvoir en tenir compte.

Bien sûr, la Russie ne peut pas, comme vous dites, "sortir par le haut" de cette affaire. Pour elle, c’est un recul, un échec qu’il va falloir masquer en ramenant un morceau de territoire : le demi-cercle accoté à leur frontière qui va de la Crimée au long de la Bielorussie, si possible... Reste à savoir si des pays comme le Kazakhstan vont manoeuvrer pour accroître leur liberté d’action, etc... Dans ce monde devenu multipolaire il y a des acteurs voraces : la Chine, la Turquie, d’autres encore.

Nous assistons sans doute à une recomposition, surtout favorable aux Chinois et aux Américains, et peut-être aux Indiens. Les Européens, que vous évoquez, n’ont pas même une vision commune, ni de volonté politique cohérente. La Russie restera un État voisin important, ne serait-ce que militairement, et il serait dommage pour une Europe cohérente de la laisser glisser vers la Chine. Mais le mal est fait. Et l’Europe n’a pas su se forger...

 

Quelle devrait être à votre avis, en l’état actuel des choses, la résolution la plus acceptable par toutes les parties (et d’abord par l’Ukraine agressée) de ce conflit ? Est-ce que par cette guerre, Poutine n’a pas brisé définitivement les liens historiques, j’ai presque envie de dire de gémellité, qui existaient entre la Russie et l’Ukraine, donnant ainsi raison à M. Brzezinski ?

l’après guerre russo-ukrainienne

Dans cette guerre, les deux côtés ont cherché à faire mal et dans une certaine mesure, les Russes plus particulièrement, dans la seconde phase du conflit notamment, en détruisant l’infrastructure de l’adversaire pour le faire souffrir et l’amener à souhaiter la fin du conflit. Ne nous trompons pas : cela signe le divorce historique de ce qui avait dans le passé constitué les liens entre l’Ukraine et la Rus’, comme on disait, des liens qui par la suite, avec la langue et l’histoire s’étaient tissés.

Cette rupture est définitive sur le plan politique, même s’il reste culturellement des liens indissolubles.

La paix sera une paix de compromis qui ne satisfera évidemment aucune des parties. Néanmoins, l’Ukraine sera indépendante de façon nette et indiscutable, et jamais plus russe. Elle aura perdu une portion du territoire qui fut le sien en 2014 - la Crimée, faut-il le rappeler encore, fut donnée à l’Ukraine en 1954 par Nikita Khrouchtchev, alors secrétaire général du Parti communiste, et lui-même ukrainien, à une époque où l’URSS paraissait devoir durer. Le Donbass était et demeure rattaché au patriarcat de Moscou, et ce territoire est peuplé de Russes pour l’essentiel, tout comme Lviv et sa région, très longtemps aux mains des Polonais et Lituaniens, sont rattachées à Rome.

Nous saurons à la veille des pourparlers ce qui aura été perdu par l’Ukraine (10% du territoire ? davantage ?) Quant à la Russie, elle aura récupéré un peu plus que ce qui est historiquement à elle, ce qui masquera officiellement son échec. J’émets en revanche les plus grands doutes quant à la perspective d’une victoire militaire complète de l’Ukraine. Quoi qu’en en dise M. Zelensky, tout le territoire initial ne sera pas récupéré : trop risqué, trop cher, pour les opinions publiques occidentales entre autre...

 

Tout au long de votre ouvrage, ce point est martelé : le véritable rival des États-Unis, et peut-être de l’Occident, ce n’est pas la Russie, pas non plus l’islamisme radical, mais bien la Chine. En quoi la Chine est-elle objectivement à craindre pour nous autres Européens, et dans quelle mesure ce constat que vous faites doit-il nous pousser, en Europe, à rester dans le lit d’Américains très doués par ailleurs pour porter leurs propres intérêts - qui ne sont pas toujours les nôtres ? Au final, l’opposition bloc contre bloc qui compte, ça reste démocraties vs dictatures ?

le vrai rival, c’est la Chine ?

Le véritable rival de l’Occident, et plus particulièrement des États-Unis, c’est bien sûr la Chine. L’Ukraine a été une aubaine pour les États-Unis afin d’accroître leur rayonnement et de, plus tard, restaurer le prestige endommagé en Afghanistan, tout en poussant l’avantage acquis avec l’effondrement de l’URSS - notons que Ronald Reagan et Margaret Thatcher avaient activement contribué à l’échec des tentatives de reformes de M. Gorbatchev.

Quant à l’islamisme dont les effets perturbateurs sont réels (et complaisamment diffusés par les médias occidentaux), il ne change pas grand chose aux rapports de forces. Il faudrait pour cela qu’ils puissent générer de la croissance économique, comme l’Inde ou la Chine. En-dehors des États pétroliers, fragiles et sous-peuplés, on ne peut mentionner que le rôle délétère de la Turquie, qui est économiquement faible. L’Iran est en crise, les États arabes comme l’Algérie, la Tunisie, l’Égypte, la Libye, le Liban, la Syrie, l’Irak sont dans des états catastrophiques. Le Pakistan ne vaut guère mieux ; il mise sur l’argent chinois.

Nous autres Européens, avons-nous la possibilité politique - avec notre règle de l’unanimité à 27 -, de prendre la moindre décision importante qui soit défavorable aux États-Unis ? Et le voudrions-nous, quelle capacité militaire avons nous de garantir notre sécurité ? De quelles marges de manoeuvre disposons-nous pour nous distinguer des Américains lorsque nos intérêts sont divergents ? Bref dans ce monde multipolaire complexe, incertain, ne reste que le débat de fond : la rivalité essentielle se joue bien entre les États-Unis et leur hégémonisme d’un côté, de l’autre la Chine qui veut modifier un ordre international qui ne lui convient pas.

 

Vous avez déjà un peu répondu à cela, encore à l’instant, mais votre vision stratégique, développée par votre connaissance de terrain et par votre "savoir de la peau" acquis depuis des décennies, vous pousse-t-elle à considérer que la construction d’une défense européenne intégrée et autonome, y compris par rapport aux Américains, est essentielle ? Et si oui que manque-t-il pour qu’on y arrive ?

pour une Europe-puissance ?

La construction d’une défense européenne autonome, y compris par rapport aux États-Unis, eût été essentielle s’il avait été sérieusement question de s’y atteler. Mais dès le début, avec le refus français, en 1954, d’y inclure les forces allemandes, le projet est tombé à l’eau et cela a marqué toute la suite. En 60 années, nous n’avons guère avancé dans ce domaine.

L’extension de l’Europe elle-même au lendemain de la disparition de l’Union soviétique n’a pas été l’oeuvre des Européens mais des États-Unis (avec l’inclusion simultanée dans l’OTAN d’anciens pays du bloc de l’Est, perçue comme hostile par la Russie, avec surtout l’action des "révolutions de couleur" menées par des organisations en fait gouvernementales.

À l’évidence, nous avons manqué non seulement de volonté, mais de véritable désir d’aboutir à cette Europe forte autrement que de façon réthorique. De surcroît, comme le démontre l’état des lieux que nous établissons, nous ne partageons pas une vision, et moins encore un objectif politique commun. De toute évidence, la Pologne et les pays Baltes restent obnubilés par la Russie. La Hongrie joue sa partition. La Grande-Bretagne est partie après avoir veillé à ce que que l’Europe ne se fasse pas, etc... Bref, l’Europe, hors sur le plan économique, n’existe pas et selon toute vraisemblance elle ne sera pas construite, malgré le souhait de quelques rares États, dont la France.

 

Vous avez évoqué ce point mais jaimerais y revenir : vos cartes nous permettent notamment de visualiser à quel point les tenants d’un islam radical qui nous a, à juste titre, beaucoup préoccupés, ont des ennemis puissants : l’Occident, la Chine, la Russie, l’Inde... Est-ce qu’au niveau global, les fondamentalistes islamistes sont finalement, assez négligeables, trop pour être un facteur dans les équilibres du monde ?

la part de l’islam radical

Les islamismes militants ont été très largement surestimés. Perturbateurs certes, mais pour l’essentiel brouillons, peu efficaces. Et largement répercutés par les médias occidentaux qui participaient ainsi de la vente d’anxiété qui est leur pain quotidien (je parle de certains médias qui diffusent en continu mais qui sont très regardés). Le jour où nous serons sérieusement menacés, il faudra revoir notre façon de nous informer...

Les islamistes militants ont contre eux l’Occident, la Chine, la Russie, l’Inde et Israël, sans compter leurs propres divisions et rivalités et, d’une façon générale, leur peu d’appétit pour la croissance économique - c’est à dire le travail.

Les Occidentaux d’une façon générale ont manqué et manquent de courage pour s’opposer, dénoncer et éventuellement combattre, d’une façon ou d’une autre, les États qui soutiennent ou suscitent l’islamisme radical, tels que la Turquie (et sa presence en Europe) ou l’Arabie saoudite. Voyez le rôle du Qatar, récemment, ou celui du Pakistan, tout au long des conflits afghans...

La politique de l’autruche n’a jamais rien résolu, au contraire elle aggrave la tension et sert l’adversaire, par manque de courage. C’est ainsi qu’on se fait grignoter, entre autre en tolérant chez soi que s’organisent des adversaires déterminés à tirer profit de la démocratie et de l’absence de courage et de determination des États européens, notamment. Nous participons ainsi à notre propre recul.

Sur le plan des grands équilibres on ne peut pas négliger le monde musulman. Cependant, dans le monde tel qu’il est en train de se redéfinir, le monde musulman n’est pas decisif comparé au poids de la Chine ou de l’Inde. Les hydrocarbures ne jouerons pas indéfiniment le rôle majeur qui est le leur, et l’idéologie religieuse seule - et divisée - ne suffit pas à retransformer les rapports de force par eux-mêmes. Il faudrait que celle ci puisse se transcrire par du concret, ce qui n’est pas. La Turquie, qui se caractérise par une inflation catastrophique, ne va pas s’en sortir si elle ne parvient pas à satisfaire des populations qui ne peuvent pas seulement se contenter d’avancées militaires. Quant à la mutation sociologique de l’Arabie saoudite, on verra sur quoi elle débouche... Mais dans l’ensemble, trop d’idéologie et d’émotion, pas assez de travail me semble-t-il...

 

Est-ce que vous considérez, comme Gabriel Martinez-Gros que j’ai interviewé récemment, que les citoyens de nos pays démocratiques seront forcément amenés à se saisir un peu plus de leur part dans leur propre défense, s’ils tiennent à l’assurer ? Que l’époque doit pousser à un engagement plus actif, et qu’on ne peut plus demeurer face à la marche d’un monde qui change des observateurs passifs et distraits ?

des citoyens plus actifs ?

Il faut s’entendre sur ce que Martinez-Gros entend par cette idée que "les citoyens de nos pays démocratiques seront forcement amenés à se saisir de leur part dans leur propre défense". S’agit-il d’avoir une défense nationale plus active, mieux adaptée, ou bien se préparer à se défendre soi-même dans un climat de guerre civile ? Il faut lever l’ambiguïté et dire franchement et clairement ce que l’on préconise. Je suis très prudent sur l’aspect milicien dans le cadre d’une société disloquée. Les pouvoirs publics, par contre, doivent être prêts à assumer toute réponse. En bref, c’est bien à l’État de démontrer sa determination, et de conforter le courage des citoyens.

 

Ce que vous mettez beaucoup en avant dans votre ouvrage également, c’est le poids de la démographie, essentiel pour comprendre le monde qui se prépare, avec notamment la montée en puissance aussi impressionnante que déséquilibrée de l’Afrique de ce point de vue. Ces évolutions à venir, et les guerres des ressources qui ne manqueront pas de suivre, constituent pour vous les menaces majeures pour les prochaines décennies ? Sur ces points et sur la capacité à créer de la croissance économique, notre Occident sera-t-il armé ou bien sommes-nous condamnés au déclin ?

démographie et déclin ?

La démographie est essentielle mais elle n’est pas décisive : voyez Israël. Cependant, nous sommes de façon évidente en déclin démographique, et les conséquences en sont importantes. Qui eût pensé, en 1870 et même encore en 1914, voire en 1940, que l’Inde en 2022 passerait à la cinquième place mondiale, avant la Grande-Bretagne d’un point de vue économique, et que le Premier ministre britannique serait d’origine indienne ?

Qui aurait imaginé que l’Europe qui dominait politiquement le monde en 1914 ne connaîtrait après 1945 qu’une seule victoire militaire, celle de Margaret Thatcher aux Malouines (1982) ? De 33%, nous sommes passés à quelque 12% de la population de la planète entre 1900 et aujourd’hui...

En revanche, la population de l’Afrique, au sud du Sahara notamment, est en train de doubler et elle représentera sans doute 25% de l’humanité sous peu. Mais sans puissance propre, sans enseignement dans nombre de couches sociales, sans avenir ni perspective de travail, sinon celle de se concentrer dans des villes tentaculaires, ou de rêver d’émigrer.

La perspective la plus probable est sans doute la montée de la violence (heurts entres nomades et sédentaires, entre islamistes et évangélistes, etc...) Bref, les guerres civiles, porteuses de famines et d’épidémies...

Le défi le plus sérieux vient à mon sens des sociétés démographiquement puissantes et qui ont largement avancé sur le plan économique, telles que la Chine et, dans une mesure moindre, l’Inde. Ce défi-là est beaucoup plus sérieux que celui des islamistes radicaux.

Nous continuons, en Europe, à être importants sur les plans technique, économique et commercial, mais de plus en plus frileux dans le monde multipolaire et incertain qui nous bouscule (songez encore au rôle trouble de la Turquie).

Heureusement, il y a les États-Unis, certes en guerre civile froide, et démographiquement en baisse, mais qui continuent d’être créatifs, dynamiques, avec une capacité de rebond que les Européens ne paraissent pas avoir. L’esprit d’entreprise y est intact et le moral, toujours optimiste. Rien n’est joué, mais il est grand temps pour les Européens de se ressaisir et de montrer une determination qui manque, comme on le constate sur bien des plans : comment l’OTAN accepte-t-elle que la Turquie exige comme condition d’entrée de la Suède que celle-ci livre des réfugiés politiques originaires de Turquie ? Et nous prétendons défendre les "droits humains" et acceptons l’idée que ces réfugiés aillent se faire torturer ! C’est indigne...

 

Quels conseils intemporels donneriez-vous à quelqu’un qui, lisant cet entretien dans dix ans, s’apprêterait à exercer un poste de responsabilité l’amenant à conduire la politique extérieure de son pays ?

conseils intemporels

Il n’est pas possible pour moi d’imaginer ce que le monde multipolaire d’aujourd’hui pourrait paraître dans dix ans. Aussi, voici quelques invariants :

  • Connaître les terrains de façon concrète.
  • Apprehender de façon rigoureuse les perceptions et données de l’adversaire.
  • Être souple dans les négociations et inflexible sur le non-négociable. Ce qui implique une determination, sinon une stratégie d’ensemble.
  • Compter sur soi-même tout en ayant des alliés dont les vues sont conformes aux vôtres.
  • Veiller à la cohésion interne.

Voici quelques vues générales, qui paraissent assez éloignées de ce qui se pratique actuellement...

 

Que vous inspire-t-il finalement, ce monde sur lequel s’ouvre 2023 ? Est-il réellement plus dangereux, plus imprévisible que celui qui opposa les blocs USA-URSS au siècle dernier ? A-t-on réellement appris des sinistres années 1930, ou bien est-on y compris en Europe, possiblement à la veille de quelque chose de similaire ?

le monde où tu vas

Le monde d’aujourd’hui est à mon sens plus dangereux que celui de l’après guerre, dans la mesure où il est multipolaire et non bipolaire, et par conséquent plus complexe, plus imprévisible. En revanche, il est peut-être moins dangereux parce que l’on sait mieux ce que coûterait une catastrophe nucléaire.

Par rapport à la crise économique des années 1930, nous avons fait preuve de plus de sagesse en 2007-2008, et la crise a été moins grave que la précédente parce que l’on connaissait ses conséquences.

L’Europe est en déclin relativement sensible, et il est patent que sur le plan de la sécurité dont nous sommes dépourvus grandement, sinon très dangereusement. Que notre cohésion n’est qu’apparente (dans le cadre des événements issus de l’agression russe en Ukraine) et que notre démographie est en baisse avec, pour conséquence, l’augmentation rapide du nombre de gens âgés (et qui en France ne consentent pas même à travailler au-delà de 62 ans, tandis que tous les autres travaillent jusqu’à 65, et pour certains jusqu’à 67 ans).

L’avenir sera rude.

 

Vous évoquiez le nucléaire militaire. Quelle est votre intime conviction : 73 ans et des poussières ont passé depuis qu’au moins deux États nucléaires rivaux coexistent (1949), sans détonation hostile Dieu merci. Est-ce une anomalie, et si oui à combien établissez-vous la probabilité qu’une détonation hostile se produise dans les 73 années à venir ?

le spectre nucléaire

Je ne crois pas à la probabilité d’une guerre nucléaire. Il me semble que les États qui sont détenteurs du feu nucléaire savent que la fonction essentielle de cette arme est de sanctuariser celui qui la posséde, tout en permettant d’exercer une pression, voire un chantage. Certes, si un État comme l’Irak de Saddam Hussein en avait disposé, au moment où la guerre était en train d’être perdue, la question de son usage aurait sans doute été envisagée...

Dans l’équilibre actuel, le risque nucléaire reste virtuel. Il est par contre hasardeux de prévoir le monde dans sept décennies, mais bien d’autres catastrophes sont possibles et, à cet égard, il faut garder sa determination, être aux aguets et créatifs. Pas d’autre choix que de faire face...

 

Un dernier mot ?

Il faut conserver son esprit critique, ne jamais se laisser duper par notre propre propagande, et faire preuve de determination, toujours...

 

Gérard Chaliand

 

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13 avril 2022

Gérard Chaliand : « Je regrette que certains n'osent pas s'engager dans l'aventure de vivre... »

Avant de découvrir il y a quelques semaines son ouvrage autobiographique, Le savoir de la peau (L’Archipel, mars 2022), j’ignorais qui était Gérard Chaliand. Et pourtant, pourtant, quel personnage ! Durant sa longue existence, remplie comme plusieurs vies et toujours bien active, il a arpenté comme peu de gens le monde, des grandes capitales jusqu’aux coins les plus reculés. Il a été un observateur et parfois un compagnon de route de nombreuses guérillas de libération nationale, a échangé avec les humbles et les puissants, parfois des humbles devenus puissants, parfois le contraire. Il a appris à connaître l’histoire des Hommes et l’âme des peuples, la comédie de la vie (tantôt douce, tantôt amère), celle des ambitions et du pouvoir aussi (ici l’amer l’emporte souvent sur le doux). Son savoir accumulé, sa connaissance des réalités géopolitiques, Gérard Chaliand les a enseignés en des universités renommées. Son expérience, il l’a souvent partagée et il la partage à nouveau, de manière plus personnelle, dans ce livre tout à la fois instructif, touchant et inspirant : on y touche la complexité du monde, on y sent le goût de ce qui fut aimé, perdu, et on y perçoit cette ardente nécessité de croquer la vie à pleines dents tant qu’il est temps. Lisez-le, vous n’en sortirez pas tout à fait comme avant... Exclu, Paroles d’Actu, par Nicolas Roche.

 

EXCLU - PAROLES D’ACTU

Gérard Chaliand : « Je regrette que certains

n’osent pas s’engager dans l’aventure de vivre... »

Le savoir de la peau

Le savoir de la peau (L’Archipel, mars 2022).

 

Vous avez voyagé comme peu de gens l’ont fait, Gérard Chaliand. Est-ce que la découverte des autres peuples, de l’autre tout court, ça apprend avant tout l’humilité ? Que pensez-vous avoir compris de vous-même en côtoyant comme personne des gens aussi différents, humbles comme puissants ?

En côtoyant de près et de façon prolongée d’autres sociétés, j’ai surtout essayé de comprendre leur perception du monde et des problèmes auxquels elles étaient confrontées. Cela permet de mieux comprendre leurs réponses aux crises et défis qu’elles rencontrent. Cette écoute peut s’appeler de l’humilité, en tout cas c’est bien le contraire du sentiment qu’on n’aurait rien à apprendre de l’autre...

Les Occidentaux, et plus particulièrement les Américains compte tenu de leur considérable supériorité matérielle, ont en général tout à fait négligé de se préoccuper des perceptions des sociétés autres considérées comme techniquement inférieures et donc négligeables dans leurs façons de voir. Cela explique nombre d’échecs, notamment dans les guerres irrégulières. À commencer par celle du Vietnam...

 

Évoquant la fin relativement pacifique de l’Apartheid, et le caractère protestant de Mandela et de ceux qui le suivaient, vous écrivez : "Que serait-il arrivé s’ils avaient été musulmans ?". Pour vous, c’eût été un bain de sang ?

Pour moi en effet, il ne fait aucun doute que si en Afrique du sud les victimes de l’Apartheid avaient été musulmanes, on aurait débouché sur une guerre civile. De même si elles avaient été d’une autre religion, quelle qu’elle soit. Les antagonismes se nourrissent des différences.

 

Vous avez beaucoup suivi les guérillas, souvent animées de principes nobles au départ, trop souvent corrompues ensuite notamment quand arrive le graal du pouvoir. Est-ce qu’avoir constaté tout cela rend cynique sur la nature humaine ?

En effet. Nombre des guérillas que j’ai pu côtoyer, parfois longuement ont après l’indépendance été décevantes. Pas de décollage économique. De la corruption généralisée. Des despotismes obscurantistes, etc... Cela apprend à être prudent par rapport aux déclarations d’intentions, et naturellement à prendre une meilleure mesure de la nature humaine, de ce qu’on peut en attendre au moment où les institutions n’existent plus. Bref la leçon a quelque chose d’amer. Mais c’était le prix de nos illusions des débuts. On apprend à mieux mesurer le possible. Cela tend à rendre très prudent dans les jugements et on peut comprendre le pessimisme historique. Cependant, rappelons qu’au 18ème siècle nous (Américains et Français) avons décrété la fin du despotisme. Un gros pas en avant toujours menacé...

 

Peut-on dire que, parmi toutes les guérillas, s’agissant de la résistance à une puissance étrangère, de la construction d’un État et de la pacification d’une société, celle du Vietnam aura été la plus efficace de notre temps ?

Oui, à mon sens, la guerre de libération la plus remarquable des soixante-dix dernières années fut sans conteste celle des Vietnamiens. Non seulement, ils ont réussi à battre les Français, qui se sont accrochés au sol durant des années, parfois avec succès comme en 1950-51, lorsque Giap (le chef de l’Armée populaire vietnamienne, ndlr) prit l’offensive prématurément. Mais ils l’ont emporté à Ðiện Biên Phủ en bataille rangée. Par la suite, dès 1955 les Américains ont pris le relais avec Diem, un catholique qui a multiplié les erreurs politiques (reprendre les terres distribuées aux paysans ; discriminer les autres religions ; remplacer les comités de village traditionnels par des hommes envoyés de Saïgon qui lui était dévoués ; liquidation des communistes restés sur place en attendant l’éventuel vote pour la réunification en 1956, qui ne fut pas tenu). Il fut remplacé, après un coup d’État mené avec l’accord de Washington, par des régimes militaires corrompus et inefficaces obligeant les Américains à intervenir en masse pour mener eux-mêmes la guerre (1965). Celle-ci, malgré l’énorme supériorité militaire des États-Unis et l’usage du napalm, des défoliants et des bombes à billes, finit par être perdue après que les États-Unis ne découvrent en 1968, lors du Têt (nouvel an lunaire), que les prévisions optimistes de leurs militaires étaient mensongères.

Entre-temps, à partir de 1967-68, le Nord Vietnam fut bombardé pour l’inciter à cesser d’aider le Sud. Ce qui se révéla un échec également. Le Nord a tenu malgé le tonnage de bombes. En 1973 les forces américaines se retirèrent dans des conditions dramatiques, après avoir perdu 58.000 hommes. Et, moins de dix-huit mois plus tard, le Nord Vietnam s’emparait de Saïgon.

En 1969, les forces vietnamiennes raccompagnèrent à la frontière des forces chinoises venues leur "donner une leçon". Il faut attribuer aux journalistes pressés l’expression concernant l’Afghanistan de "tombeau des empires". Au cours de son histoire l’Afghanistan n’a cessé d’être occupé ou traversé par maints envahisseurs. Ce qui n’est pas le cas du Vietnam, qui a tenu victorieusement tête aux Mongols et à deux dynasties chinoises...

 

Il est beaucoup question dans votre livre de cette Arménie meurtrie mais décrite sans complaisance excessive. Quels conseils donneriez-vous aujourd’hui à ceux qui sont en responsabilité à Erevan, et surtout à la jeunesse de ce pays ?

En ce qui concerne la défaite arménienne au Haut-Karabagh, j’ai écrit que celle ci était évidente dès le premier jour dans la mesure où les diverses administrations arméniennes, à l’exception de Ter Petrossian qui en 2008 etait pour négocier avec les voisins, se sont cantonnées dans un refus de remettre en cause une situation qui n’était gelée qu’en apparence.

Depuis trois ou quatre ans, pour ne pas remonter plus avant, les Azerbaïdjanais s’étaient considérablement renforcés avec l’aide de la Turquie, qui avait fait ses preuves en Libye (drones). Sans compter la différence démographique et l’enrichissement de Bakou grâce aux hydrocarbures. Pachinian (l’actuel Premier ministre d’Arménie, en poste depuis 2018, ndlr), s’est écarté de Poutine, son seul garant, pour prendre langue avec les Occidentaux et notamment les Européens qui parlent mais n’agissent guère. Et il s’est comporté comme un politicien de province en déclarant aux premiers jours du conflit : "Il n’y a rien à négocier !"

Poutine est intervenu tard, par des mesures de rétorsion, juste avant que Bakou n’obtienne pleinement satisfaction. Maintenant, avec le conflit en Ukraine, l’occasion est belle pour Bakou de profiter des évènements pour bousculer les Arméniens et réduire leur marge de manoeuvre et les territoires qu’ils contrôlent encore. On pointe donc un manque de sens de l’État coté arménien, et plus que jamais le pays est à peine souverain. Les deux dirigeants précédents ont surtout été corrompus et immobilistes. et l’opinion publique arménienne s’est raconté des histoires.

Le bilan est lourd et sur le plan démographique, la situation est grave. La première chose à faire est, déjà, de se rendre compte de l’ampleur du désastre...

 

Vous avez été auteur de plusieurs atlas, notamment touchant aux empires. Tenez-vous les États-Unis et la Chine comme les deux puissances globales de ce siècle, et fort de l’histoire et des effondrements des précédents, quelles failles entrevoyez-vous chez l’un et chez l’autre ?

En effet reste aujourd’hui, fondamentalement, la rivalité sino-américaine.

La faiblesse américaine est sans doute, surtout, cette guerre civile froide que se livre une large partie de l’opinion, les pro-Trump avec le reste du pays. Du côté chinois c'est l’opacité décisionnelle et la rigidité d’un système qu’on constate par exemple dans le traitement de la pandémie, entre autre...

Ma réponse est un peu trop générale. Il faut lire par exemple Rouge Vif d’Alice Ekman...

 

Dans votre ouvrage, vous dressiez le constat d’une Europe difficilement soudée et se reposant sous un parapluie américain de plus en plus incertain. Les mouvements auxquels on assiste depuis le déclenchement de l’invasion russe de l’Ukraine sont-ils de nature à vous faire entrevoir quelque chose de neuf dans la construction d’une cohésion continentale ?

Soixante ans après le début de la construction de l’Europe nous n’avons toujours pas de défense commune, ce qui est grave. Le parapluie américain aurait dû après 1991 être remplacé par une structure commune, assurant en partie au moins notre défense. Au lieu de cela, nous avons joui des dividendes de la paix. Lors de la crise yougoslave, nous avons été misérables et depuis nous n’avons RIEN fait.

On constate effectivement un réveil europeen à l’occasion de l’agression de Poutine en Ukraine (voir, l’Allemagne par exemple). On a le sentiment que les Européens découvrent les conséquences de la guerre maintenant qu’elle se passe en Europe. Reste que Le soutien fourni à l’Ukraine devra se traduire par des reformes concrètes destinées à rendre l’Europe politiquement et militairement plus active. Est-ce que cela résistera aux difficultés économiques produites par les événements, telle est la question. Il faudrait du courage : en avons-nous ? Il ne suffit pas de s’indigner...

Le frisson causé par l’agression russe contre l’Ukraine durera-t-il ? On peut émettre un doute compte tenu de ce que la crise engendrée va nous coûter ? Mais n’anticipons pas, qui sait ?...

 

Comment voyez-vous la suite de cette guerre : Poutine entend-il liquider l’Ukraine en tant que telle, ou "simplement" la neutraliser ?

Poutine a rencontré un échec. Il a sous-estimé l’épaisseur du patriotisme ukrainien et l’aide concrète (en armes anti-tanks notamment) très rapidement véhiculée par les États-Unis et leurs alliés. Il se regroupe à l’est, au Donbass, et sur la partie maritime qui va jusqu’à la Crimée. Il y aura une meilleure position, non étirée et n’ayant pas besoin d’une logistique qui est un de ses points faibles. Peut-il tenir ? Sans doute. Mais on a le sentiment que du côté occidental (États-Unis) et du côté de Zelensky, il est question de faire saigner la Russie et rendre les choses aussi compliquées que possible pour Poutine. Le temps travaille contre ce dernier.

 

Vous dites estimer le courage sous toutes ses formes. Quand vous regardez les sociétés actuelles, et notamment nos sociétés occidentales essentiellement pacifiées, où le trouvez-vous, le courage aujourd’hui ?

Très franchement, la plupart du temps, le courage (parfois imbecile), je le trouve surtout chez les adversaires. Voyez les exemples historiques des soixante-dix dernières années... Dans la plupart des cas la determination est en face confortée par l’idéologie, quelle qu’elle soit.

 

Quels remèdes sembleraient devoir s’appliquer à vos yeux quant à cette question de la société du repentir et de l’autoflagellation, là où d’autres forces moins soucieuses des libertés sont autrement entreprenantes ?

En ce qui concerne l’autoflagellation (culture woke, etc...) et la victimologie, Eschyle disait : "Les Dieux aident ceux qui travaillent à leurs propre perte". Cette forme de suicide est imbécile...

 

À plusieurs reprises, vous insistez sur l’importance de se mêler à d’autres classes d’âge que la sienne, ce que vous faites plus qu’à votre tour avec de jeunes adultes. Que vous inspire-t-elle, prise collectivement, la jeunesse des années 2020 ?

Je note que, en France par exemple, beaucoup, souvent les plus dynamiques (on cite le chiffre annuel de 200 000), s’en vont vers le Canada, l’Australie ou ailleurs... D’autres s’insèrent hélas dans le fonctionnariat. D’autres restent "adolescents" jusqu’à, une trentaine avancée, par facilité. Et puis on trouve ceux qui ont du dynamisme, de l’esprit d’aventure, un vouloir vivre exigeant.

Tout reste possible. Mais nous sommes une société qui connu 60 années de paix et de relative prospérité, cela ramollit...

 

À un moment de votre récit, vous racontez cette histoire d’un homme décidé à ne pas rentrer chez lui mais qui aurait été bouleversé et retourné par l’odeur familière de l’armoise. Et vous, quelle est-elle votre madeleine de Proust ?

L’équivalent de l’odeur de l’armoise pour moi serait le souvenir de ceux et de celles que j’ai aimés et perdus...

 

Quel pays, parmi tous, vous a le plus touché, et pourquoi ?

J’ai été très touché jadis par le Vietnam en guerre et j’ai dit pourquoi la détermination absolue de ne céder à aucun prix me touche.

 

Que diriez-vous à quelqu’un qui aurait envie, comme vous, d’aller découvrir le monde, sans oser le faire ? D’ailleurs, pour qui aurait 18 ans aujourd’hui, le monde vous paraît-il plus ou moins difficile, exaltant qu’à l’époque de vos 18 ans ?

Je regrette que certains n’osent pas s’engager dans l’aventure de vivre, mais apparemment c’est ainsi : une petite partie seulement a le courage de tenter ce qui paraît difficile. Au moins faut-il essayer et constater qu’on aime ou qu’on n’est pas fait pour ça...

 

Quand vous regardez derrière, vous êtes heureux du chemin accompli ?

Moi je suis heureux de la vie que j’ai menée sans avoir à me plier à je ne sais quoi ou à dire "oui" quand j’ai envie de dire "non". Un luxe. J’ai essayé de comprendre le monde, les mondes, et cela m’a passionné. C’est cela que j’ai essayé de restituer dans Le savoir de la peau.

 

Quand on regarde ainsi derrière, après tant de temps passé, de visages disparus, la joie de ce qu’on a vécu peut-elle l’emporter sur une forme de mélancolie ?

Bien sûr, il y a la melancolie de ce qui a été perdu. Les êtres surtout, irremplaçables... C’est le sort de l’espèce, qui est mortelle...

 

Vos envies pour la suite ? Que peut-on vous souhaiter pour la suite ?

De mourir en forme. Merci...

 

Vous avez le temps... Merci à vous M. Chaliand !

 

Gérard Chaliand

Merci à M. Chaliand pour cette interview, pour sa patience

à mon égard et pour tout ce qu’il m’a aidé à comprendre !

 

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21 mars 2022

Jean Lopez : « La Grande Guerre patriotique a refondé l'Union soviétique »

Il y a quelques mois, après avoir lu Barbarossa : 1941, la guerre absolue (Passés/Composés, août 2019), ouvrage monumental et multi-récompensé qu’il a cosigné avec Lasha Otkhmezuri, j’ai souhaité proposer une interview à Jean Lopez. J’ai vite compris qu’elle serait difficile à caser dans ses agendas très chargés : M. Lopez, historien prolifique et respecté, est aussi un journaliste fort occupé, à la tête notamment de Guerres et Histoire, le bimestriel qu’il a fondé en 2011. Je m’étais d’ailleurs fait à l’idée que cette interview ne se ferait pas. Mais il m’a recontacté il y a quelques jours, alors que la guerre en Ukraine faisait rage. L’échange a eu lieu par téléphone le 14 mars, dans ce contexte chargé qui a évidemment été abordé parce que, s’agissant notamment de l’ancien espace soviétique, ce passé-là n’est jamais bien loin. Un grand merci à M. Lopez pour m’avoir accordé de son temps. Et je ne puis que vous recommander, avec conviction, de vous emparer de l’ouvrage cité plus haut : les dessous et les faits de la colossale et monstrueuse campagne Barbarossa, déclenchée il y a 80 ans et neuf mois, y sont relatés avec une grande précision qui rend le tout plus glaçant encore. Exclu, Paroles d’Actu, par Nicolas Roche.

 

EXCLU - PAROLES D’ACTU

Jean Lopez : « La "Grande Guerre

patriotique" a refondé l’Union soviétique... »

Barbarossa

Barbarossa : 1941, la guerre absolue (Passés/Composés, août 2019).

 

Jean Lopez bonjour. La Russie de Vladimir Poutine a enclenché il y a trois semaines une invasion de l’Ukraine. Faut-il rechercher dans ces développements tragiques, et dans les relations entre les deux pays, des points de tension pouvant aussi remonter à la "Grande Guerre patriotique" (l’appellation donnée dans l’ex espace soviétique à la guerre contre les Allemands entre 1941-45, ndlr) ?

Poutine : la rhétorique décryptée

Jusqu’à preuve du contraire, l’Ukraine était alors une république soviétique. Elle s’est battue contre l’envahisseur et a été occupée entièrement, à la différence de la Russie. Elle a proportionnellement plus souffert de l’occupation nazie que la Russie. Je vois donc mal quelle rancoeur la Russie pourrait nourrir à son endroit. Mais effectivement, quand on écoute le discours, les éléments de langage utilisés, bien sûr que Moscou utilise, pour diaboliser ses ennemis, le vocabulaire issu de la Seconde Guerre mondiale. La première déclaration du président Poutine, le 24 février, mettait en avant un objectif de "dénazification" de l’Ukraine. Affirmer que l’Ukraine est nazie est une absurdité complète, ça n’a aucun sens. Ce même reproche avait été adressé par les Russes aux Pays baltes à partir de 2005. Le discours était identique. En s’appuyant sur quoi, au fond ? Sur le fait qu’il y avait eu des collaborateurs des nazis en Ukraine et dans les Pays baltes. Mais cette observation en appelle une autre : il y a eu aussi des collaborateurs des Allemands en Russie.

« On manipule l’Histoire en faisant comme si la lutte

contre les nazis n’avait été que le fait du peuple russe. »

Tout le monde connaît le général Vlassov qui, avec ses 40.000 hommes, s’est mis au service de la Wehrmacht et même des SS. Il y a eu dans chaque village russe des collaborateurs dans la police qui se sont également mis au service des nazis. Il s’agit donc bien d’une falsification de l’Histoire qui s’appuie sur le fait que les Lettons, par exemple, ont donné deux divisions à la Waffen-SS, et que les Ukrainiens lui en ont donné une (la 14e division SS, la Galizien). Mais l’on compte quantité de divisions venues de Russie, je pense notamment à certaines unités de Tatars mais aussi de Cosaques qui se sont également engagés dans la SS. On manipule donc l’Histoire en faisant comme si la lutte contre les nazis n’avait été que le fait du peuple russe : cette lutte a été menée par toutes les républiques soviétiques, il faut encore le rappeler.

 

Et il est important, en ce moment, qu’un historien remette ces pendules à l’heure... Pouvait-on sérieusement imaginer, au vu des intentions affichées par Hitler depuis Mein Kampf, et peut-être surtout, au vu des revendications en terres, et des besoins en ressources et en industries induits par la réalisation du Grand Reich, qu’une attaque de l’Union soviétique par l’Allemagne nazie n’était qu’une hypothèse ?

la probabilité d’une attaque

La raison pour laquelle Staline s’est laissé surprendre, c’est qu’il avait un calcul extrêmement rationnel. Il pensait, premièrement, que le Reich avait besoin de l’Union soviétique pour certaines matières premières stratégiques : le blé, le pétrole, les graisses. Et aussi pour tout le commerce de transit qui se faisait avec l’Extrême-Orient et qui permettait d’obtenir également certaines matières premières stratégiques, je pense notamment au précieux caoutchouc.

Le deuxième point, c’est que Staline ne pensait pas que l’Allemagne allait refaire la même erreur qu’en 1914, c’est-à-dire provoquer une guerre sur deux fronts. Tant qu’il y avait un front ouvert à l’Ouest contre la Grande-Bretagne, notamment au Moyen-Orient mais aussi dans les airs, bref tant que le Reich n’avait pas signé la paix avec Londres, Staline se croyait relativement en sécurité. Cela ne l’empêchait pas, évidemment, de s’armer à fond, de rééquiper et réorganiser l’Armée rouge parce qu’il savait qu’un jour où l’autre l’explication viendrait avec le Reich. Mais jusqu’au dernier moment il n’y a pas cru, il pensait qu’Hitler tirait trop d’avantages de l’alliance avec l’URSS pour l’attaquer.

« Hitler était persuadé que l’édifice soviétique

était vermoulu et qu’une campagne de quelques semaines

ou quelques mois suffirait à le mettre par terre. »

Staline était parfaitement au courant du contenu de Mein Kampf. L’ouvrage avait été traduit en russe par Zinoviev dès 1932 ou 33. Beaucoup d’éléments provenaient également des services de renseignement, indiquant la probabilité d’une attaque. Mais encore une fois, Staline a agi très rationnellement : en pesant le pour et le contre, il en était arrivé à la conclusion qu’Hitler n’attaquerait pas. Il n’a jamais pensé qu’il prendrait un risque pareil, parce qu’il ne croyait pas qu’on puisse abattre l’Union soviétique facilement, alors que c’était précisément le calcul d’Hitler : lui était persuadé que l’édifice était vermoulu et qu’une campagne de quelques semaines ou quelques mois suffirait à le mettre par terre.

 

À quand datez-vous le tournant au-delà duquel une victoire allemande sur le front de l’Est est devenue impossible ?

l’impossible victoire allemande

Il est certain qu’après Stalingrad, ça n’est plus possible. Cela nous amène au début de l’année 1943. Les Allemands les plus optimistes, notamment le Feldmarschall von Manstein, pensent qu’un pat, une paix de compromis est possible. Mais plus personne ne croit à un mat à partir de cette date. D’autres, plus pessimistes, pensaient que l’échec devant Moscou en décembre 1941-janvier 1942, sonnait déjà le glas des espoirs allemands. Mais la prudence commande, encore une fois, de dater l’impossibilité définitive d’une victoire allemande à l’après-Stalingrad.

 

Tout bien pesé, considérant les actions de Staline, des grandes purges de la fin des années 30 jusqu’à ses décisions et discours majeurs d’après l’invasion, en passant par sa fidélité au pacte Molotov-Ribbentrop jusqu’à juin 1941, peut-on dire que l’URSS a gagné sa "Grande Guerre patriotique" plutôt grâce à, ou malgré son maître ?

Staline dans la guerre

Les deux à la fois. L’URSS a failli perdre du fait des bévues considérables de Staline, on peut en citer quelques unes. Le fait qu’il n’ait pas cru à une attaque alors que tout l’indiquait (il a offert à Hitler le facteur surprise sur un plateau d’argent). Le fait aussi qu’il se soit trompé sur la direction d’une attaque éventuelle : il était persuadé qu’elle viserait l’Ukraine, en fait elle a visé Moscou. De la même façon, au printemps 1942, il se trompe à l’inverse : il pense que la direction principale de la deuxième offensive stratégique allemande, celle de l’été 1942 qui ne peut pas manquer de venir, aura pour but Moscou alors qu’elle visera cette fois le sud et le pétrole de Bakou. Il s’est donc beaucoup trompé dans ses choix.

« Incontestablement, la ténacité de Staline,

son obstination, jusqu’à la dureté la plus extrême,

furent un des facteurs de la victoire soviétique. »

Néanmoins, on voit que, l’ensemble du système soviétique étant organisé autour de sa personne, l’édifice se serait probablement effondré si Staline n’avait tenu bon. On peut donc affirmer, et c’est un paradoxe, que Staline est aussi un des facteurs de la victoire. Pour être précis on peut dire qu’il a été un des facteurs des défaites de 1941 : le style de guerre qu’il impose a été déterminant pour l’énormité des pertes enregistrées par l’Armée rouge. Mais incontestablement, sa ténacité, son obstination, jusqu’à la dureté la plus extrême, sont un des facteurs de la victoire soviétique.

 

Et parmi ces facteurs, peut-on citer aussi le caractère totalitaire de l’État soviétique ?

l’atout totalitaire ?

Il y a là sans doute un paradoxe. Bien sûr que le fait d’avoir un appareil de propagande aussi développé aide à gagner une guerre dans la mesure où vous pouvez plus facilement mettre en condition les esprits. Cela, c’est certain : la propagande du régime, la surveillance dont tout un chacun est en permanence l’objet sont des facteurs de résilience importants. La direction centralisée de l’économie (une fois réalisés certains ajustements) n’a pas non plus si mal fonctionné que cela. Mais je ne dirais pas pour autant que les systèmes dictatoriaux seraient plus efficaces que les démocraties en temps de guerre. Je dirais même, au contraire, que les démocraties anglo-saxonnes, ou la démocratie parlementaire française pendant la Première Guerre mondiale, ont montré qu’on peut très bien affronter une guerre de masse avec des institutions libérales sans trop les abîmer, et in fine remporter la victoire.

 

Constat rassurant... De quel poids cette victoire historique a-t-elle pesé dans la perpétuation, par le prestige acquis, du régime soviétique ?

la guerre, ses effets sur le régime

Il est évident que la victoire sur le nazisme a donné une nouvelle légitimité au pouvoir soviétique. Celle de 1917 s’était érodée : les horreurs de la collectivisation, les difficultés de l’industrialisation, l’abomination des grandes purges... tout cela avait beaucoup entamé la popularité du régime. La guerre lui a redonné une légitimité c’est certain, et elle a aussi ranimé un certain nombre d’espoirs dans la population (ils seront très vite déçus) sur une évolution du régime. Mais on peut affirmer que d’une certaine façon, en tout cas sur le plan moral et symbolique, la "Grande Guerre patriotique" a refondé l’Union soviétique.

 

80 ans après, ce souvenir tient-il toujours une place prédominante dans le récit national russe ?

souvenir et récit national

Disons plutôt qu’à partir de l’époque de Brejnev, au début des années 1970, le régime a misé à fond sur le souvenir de la "Grande Guerre patriotique", comme un lien entre tous les citoyens soviétiques et comme un motif de fierté. Depuis, c’est allé crescendo, et Poutine a instauré sur cette partie de l’histoire une mémoire officielle qui touche quasiment au culte religieux. Partout en Russie vous vous heurtez à la célébration du souvenir de la victoire sur le fascisme : son coût, et évidemment la gloire qu’en a tiré le peuple russe. Poutine joue à fond sur ce facteur, pour des raisons de politique interne mais aussi pour des raisons externes puisque, nous l’avons vu au début, cela lui permet d’utiliser une rhétorique extrêmement manichéenne à la fois contre les Pays baltes et contre l’Ukraine...

 

Jean Lopez

Jean Lopez. Photo : Hannah Assouline.

 

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14 mars 2022

« Les crimes de guerre russes en Ukraine devront être jugés », par Pierre-Yves Le Borgn'

Pierre-Yves Le Borgn, un des interviewés fréquents de Paroles d’Actu, est juriste international. Il a été candidat au mandat de Commissaire aux Droits de l’Homme du Conseil de l’Europe (2017-18) et n’a raté cette élection que de très peu. Homme d’engagements, il fut entre 2012 et 2017 le député représentant les Français de la septième circonscription de l’étranger, celle qui va de l’Allemagne aux Balkans en passant par la Pologne... Pour tout cela, et pour les engagements humanistes que je lui connais, j’ai souhaité lui proposer une tribune libre autour de l’invasion russe de l’Ukraine, sujet dont je sais à quel point il le préoccupe et il le touche. Je le remercie d’avoir accepté, une fois de plus, mon invitation : son texte aborde notamment la question sensible des juridictions pénales internationales compétentes. Exclu, Paroles d’Actu, par Nicolas Roche.

 

EXCLU - PAROLES D’ACTU

« Les crimes de guerre russes

en Ukraine devront être jugés »

par Pierre-Yves Le Borgn’, le 2 mars 2022

Assemblée générale des NU

Vote historique de l’Assemblée générale des Nations Unies en défaveur

de l’invasion russe de l’Ukraine, le 2 mars 2022. Photo : Carlo Allegri/Reuters.

 

Cela fait désormais plus de deux semaines que le monde assiste, sidéré, à la plus grave crise internationale depuis des décennies. L’invasion de l’Ukraine par la Russie est une initiative insensée, folle, inscrite dans la paranoïa d’un homme  seul : Vladimir Poutine. C’est lui qui a dupé durant des semaines les leaders européens qui tentaient de le convaincre de donner à la diplomatie et à la paix la chance qu’elles méritaient, c’est lui désormais qui dirige la guerre, les manœuvres, les bombardements et le siège dramatique en préparation autour de Kiev et à l’œuvre déjà autour de Kharkiv, Marioupol et Odessa. Les victimes civiles ukrainiennes se comptent par milliers. Dans la seule ville de Marioupol, elles sont au-delà de 2 000. Des millions de personnes fuient sur les routes, essuyant les tirs et les bombardements russes. Aucun cessez-le-feu ne se profile et les corridors humanitaires à peine esquissés ne sont jamais respectés. Nombre de villes sont dans des situations dramatiques. Tout y manque, de la nourriture à l’eau potable. Une catastrophe humanitaire d’une ampleur considérable est à redouter. Rien de cela n’émeut ni encore moins n’arrête Vladimir Poutine. Au contraire, ce sera la capitulation à ses conditions ou bien la guerre totale.

« Ce qui se joue en Ukraine est l’avenir

d’un pays libre, d’une démocratie, d’un peuple,

mais plus largement le nôtre aussi. »

Ce qui se joue en Ukraine est l’avenir d’un pays libre, d’une démocratie, d’un peuple, mais plus largement le nôtre aussi. Peut-on accepter de vivre en Europe dans la terreur du chantage à l’arme atomique, de la réécriture permanente de l’histoire et de la guerre menée à la liberté  ? Aucun pays ne peut dénier à un autre sa souveraineté, son intégrité, le droit à ses choix et à son destin. Aussi étrange que cela puisse sonner, il existe un droit de la guerre sur lequel les belligérants s’entendent par-delà le conflit armé qui les oppose, en particulier sur le respect des civils et des trêves. Or, ce droit-là, Vladimir Poutine a choisi de l’ignorer. Bombarder des hôpitaux et des écoles, tirer sur un foyer de personnes handicapées, sur des enfants, des femmes et des hommes tentant de fuir les combats, sur une centrale nucléaire, sur des lieux de mémoire, ce sont des violations caractérisées et révoltantes des lois de la guerre. Et ce sont des crimes de guerre, au sens donné par les Conventions de Genève et de La Haye, à savoir l’attaque à l’égard d’objectifs non-militaires, humains comme matériels. Car comment justifier de bombarder une maternité, d’y tuer des enfants, des mamans, des soignants, des personnages âgées, si ce n’est par la sauvagerie et la volonté, partout, de terroriser  ?

« La recherche de la paix, que nous désirons tant,

ne saurait conduire à ignorer la nécessité de poursuivre

ceux qui portent la responsabilité des crimes de guerre. »

Aucun de ces crimes de guerre ne doit rester impuni. Cela concerne la Russie, État agresseur, qui a envahi le territoire de l’Ukraine, mais aussi la responsabilité individuelle de ses dirigeants et au premier chef de Vladimir Poutine. Cette responsabilité sera établie dès lors que les preuves des crimes de guerre auront été rassemblées. Cela ne fait guère de doute. La recherche de la paix, que nous désirons tant, ne saurait conduire à ignorer la nécessité de poursuivre ceux qui portent la responsabilité des crimes de guerre. La Cour pénale internationale aurait été la juridiction idoine, mais le statut de Rome qui en constitue le fondement n’a pas été ratifié par la Russie et l’Ukraine. Elle ne peut donc être utilement saisie. Le seul moyen de poursuivre ces crimes de guerre serait de mettre en place un tribunal pénal international affecté à l’invasion russe de l’Ukraine, à l’instar de ce qui se fit en ex-Yougoslavie et au Rwanda il y a plus de 20 ans. C’est possible. La décision relève de l’Organisation des Nations Unies, qui a condamné à une immense majorité de ses États membres l’invasion russe de l’Ukraine. Au Conseil de sécurité, la Russie brandira son veto, criant au complot. Pourra-t-elle pourtant nier et fuir ses responsabilités  longtemps ? C’est peu probable.

« Les responsabilités doivent d’abord

être individuelles, car cette guerre n’est pas

celle de la Russie, elle est celle de Poutine. »

Car cette guerre qu’il a choisie de déclencher et de mener, Vladimir Poutine l’a déjà perdue. A coup sûr politiquement. Et militairement peut-être aussi. Son pays est au ban des nations et il est, lui, le paria du monde. Quoi qu’il se passe dans les prochains jours, semaines ou mois en Ukraine et même si, par bonheur, les armes devaient se taire, il ne saurait y avoir de reset, de retour aux années d’avant, comme si rien ne s’était passé, chassant de nos esprits la mémoire des victimes innocentes de cette furie. C’est leur mémoire, précisément, qui nous oblige. Les dirigeants russes actuels, qu’ils le soient encore ou non demain, devront apprendre à vivre avec le risque d’une arrestation sur le territoire d’un Etat membre des Nations Unies, à défaut de se soumettre d’eux-mêmes à la justice pénale internationale. Cela doit concerner Vladimir Poutine aussi. Il n’y a pas d’avenir durable sans justice, pas de réconciliation sans justice aussi. C’est pour cela que les responsabilités doivent d’abord être individuelles, afin de ne pas stigmatiser un pays car cette guerre n’est pas celle de la Russie, elle est celle de Poutine. La justice pénale internationale est nécessaire à la résolution des conflits. L’avenir de la paix en dépend aussi, par-delà un armistice ou un traité.

« Il faut pouvoir aider mais aussi se révolter et en appeler

au droit, à toutes les ressources du droit... »

J’écris ces lignes en pensant à cette jeune maman de Marioupol, extraite de la maternité détruite, son bébé perdu. Elle est morte à son tour hier. Les images ont fait le tour du monde. Quel cœur normal peut accepter une chose pareille  ? Je pense aux habitants de ces villes bombardées sans relâche, la nuit, le jour, qui ne dorment plus, ne mangent plus et en sont réduits à boire l’eau de leurs radiateurs pour ne pas mourir. Quelle cause peut bien conduire à infliger une telle souffrance  ? Je pense à ce petit garçon de 11 ans parti seul à travers les forêts de l’ouest de l’Ukraine pour rejoindre à pied, dans la nuit et le froid, la Slovaquie. Nous sommes au XXIème siècle et nous reprenons le chemin des drames les plus atroces du XXème siècle, comme si rien n’avait été appris et que la folie d’un homme devait pouvoir fracasser les vies, toutes les vies, y compris celles des plus faibles, des plus humbles, de tous ceux, femmes et hommes, qui aspirent à la paix et à la liberté. Il faut pouvoir aider – et je le fais comme tant d’autres bien sûr – mais aussi se révolter et en appeler au droit, à toutes les ressources du droit, en plus de la force pour mettre un terme à cette guerre et traduire en justice demain ceux qui auront perpétré ou donné l’ordre de commettre l’innommable.

 

PYLB 2022

 

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28 février 2022

Olivier Da Lage : « Vladimir Poutine, c'est certain, a déjà perdu son combat »

Depuis combien de temps n’avait-on pas placé parmi les premiers rangs de nos préoccupations, en Europe de l’ouest, le spectre du nucléaire militaire ? De ce point de vue-là, pour n’évoquer que lui, il semble bien qu’on ait effectivement changé d’époque : depuis jeudi dernier, le 24 février 2022 pour l’histoire, date du démarrage de la nouvelle invasion russe de l’Ukraine, la guerre se joue aux portes de l’UE, les assaillants assaillent, les défenseurs résistent, les sanctions répondent aux frappes, et les menaces aux menaces. En 2001, George W. Bush prétendait candidement avoir lu dans l’âme de Vladimir Poutine : bien malin serait celui qui, aujourd’hui, affirmerait connaître les plans et les limites de celui qui, depuis vingt-deux ans, dompte sans partage cet ours russe qui n’a jamais vraiment cessé d’inquiéter son entourage. Décryptage précis daté de ce jour, le 28 février, avec un habitué de Paroles d’Actu, M. Olivier Da Lage, journaliste à RFI spécialiste des relations internationales. Je le remercie chaleureusement. Exclu, Paroles d’Actu, par Nicolas Roche.

 

EXCLU - PAROLES D’ACTU

Olivier Da Lage : « Vladimir Poutine,

c’est certain, a déjà perdu son combat »

Vladimir Poutine 2022

Vladimir Poutine, le 21 février 2022. Source : capture vidéo.

 

L’invasion de l’Ukraine par la Russie de Poutine et les tensions extrêmes entre Kremlin et Occident (on parle ouvertement de dissuasion et de force de frappe) nous ont-elles fait basculer dans quelque chose de nouveau ?

Clairement, et de manière spectaculaire  : c’est la fin d’une ère, celle faite d’espoirs – et de naïveté sans doute aussi – qui a suivi la chute du bloc soviétique au début des années 90. Beaucoup pensaient alors qu’avec la fin de la guerre froide, c’était aussi la fin des rivalités militaires, et en tout cas de la perspective de la guerre entre États sur notre continent. Certes, les guerres consécutives à la dislocation de la Yougoslavie ont montré que l’histoire n’était pas aussi linéaire, et ses horreurs mêmes renvoyaient aux guerres balkaniques du début du XXe siècle. Guerres ethniques, guerre civile  ? En tout cas, guerre spécifique qui ne pouvait concerner directement le reste de l’Europe autrement que par le souci d’y mettre fin (et en fait, ce fut réalisé grâce à l’intervention des États-Unis).

 

« Vladimir Poutine a remis en cause tout l’ordre

européen qu’ont fixé les accords d’Helsinki, en 1975. »

 

Là, il s’agit de l’intervention massive de la plus grande puissance européenne, la Russie, contre un autre État de taille imposante, dont la sécurité et la souveraineté avait été garantie par Moscou dans le Mémorandum de Budapest (5 décembre 1994) en échange de l’abandon par Kiev de ses armes nucléaires, transférées, justement, à la Russie. Dans ses longs monologues à répétition préludes comme consécutifs à l’invasion de l’Ukraine, Vladimir Poutine remet en cause tout l’ordre européen fondé sur l’intangibilité des frontières et la non acquisition de territoires par la force, qui sont au cœur de l’acte final d’Helsinki (1er août 1975) qui a mis en place la Conférence sur la sécurité en Europe, devenue l’OSCE en 1994. Non seulement la Russie est l’héritière des engagements de l’URSS mais elle est signataire en tant que telle de l’acte fondateur de l’OSCE. En fait, Poutine remet en cause jusqu’aux décisions prises par Lénine en 1922, lorsqu’est née l’Union soviétique. Bref, en quelques discours, le président russe a fait savoir qu’il ne se sentait lié par aucun engagement formellement pris par lui ou d’autres dans le passé.

 

Quel regard portez-vous justement sur l’action de Vladimir Poutine, et sur ses ambitions ? Est-on toujours en présence d’un acteur géopolitique rationnel, quand on songe à la violence de sa rhétorique et aux coûts exorbitants que va occasionner son agression pour la Russie et son peuple ?

Difficile à dire quant à sa rationalité. Il est toujours tentant de recourir à des arguments de type psychologique lorsqu’on ne comprend pas la rationalité de décisions politiques. Et on ne peut exclure que Poutine surjoue ce côté irrationnel et imprévisible afin de déstabiliser ses adversaires. Mais de toute évidence, il n’y a pas que les Occidentaux à être déstabilisés. La façon dont il a mis en scène à la télévision l’humiliation des plus hauts dirigeants civils et militaires du pays, notamment le chef des services de renseignements extérieurs, envoie une image, sans doute voulue, de pouvoir personnel sans limite et surtout, sans contre-pouvoirs. Cela associé à une rhétorique qui invoque de plus en plus fréquemment et explicitement le possible recours à l’arme nucléaire, il y a de quoi s’inquiéter.

 

« Ses ambitions ? La reconstitution la plus complète

possible de ce que furent la puissance et l’espace territorial

de l’URSS, et avant elle de l’empire russe. »

 

Quant à ses ambitions, il n’en fait pas mystère  : la reconstitution la plus complète possible de ce que furent la puissance et l’espace territorial de l’URSS, et avant elle de l’empire russe. Cela ne signifie pas qu’il ait en tête de façon précise les frontières de ce futur territoire mais il avance en marchant, et sa façon de marcher est la coercition, militaire s’il le faut, à l’encontre de ses voisins, notamment ex-soviétiques, comme on l’a vu tour à tour avec la Géorgie, l’Azerbaïdjan et l’Arménie, la Biélorussie et maintenant l’Ukraine. Quant aux pays baltes, anciennement soviétiques, Moscou leur rappelle en permanence son attention au sort des minorités russes qui y résident. Pologne, Modavie, Bulgarie, Roumanie et autres ex-démocraties populaires savent qu’elles figurent aussi en bonne place dans les projets de Poutine qui est allé jusqu’à menacer d’actions militaires la Suède et la Finlande s’il leur prenait l’envie de rejoindre l’OTAN. Oui, Poutine fait peur, mais il n’est pas sûr qu’à moyen terme, cela rende service à son pays ou même à ses ambitions. J’y reviendrai.

 

On a une impression d’unanimité quant à la réaction à l’agression russe, mais c’est sans doute une vision biaisée en tant qu’Européen : quelle est la réalité ailleurs dans le monde, et dans quelle mesure les intérêts économiques conditionnent-ils la capacité à s’indigner ?

Oui, en Europe, l’unanimité s’est faite en quelques jours, ce qui n’est pas rien si l’on songe aux multiples sujets de désaccord entre Européens. Cette unanimité est à la hauteur de la peur que je viens d’évoquer. Ailleurs dans le monde, c’est plus contrasté, mais là aussi, les opinions évoluent rapidement. En Afrique de l’Ouest, où l’hostilité à l’égard de la France est élevée depuis quelques années, et où les Russes ont marqué des points, notamment au Mali (après la Centrafrique), les premiers commentaires privés favorables à l’intervention russe ont laissé place après quelques jours à des positions plus nuancées, ou du moins plus diverses, car les Ukrainiens ne sont pas perçus comme colonialistes ou hostiles à l’Afrique, et la déclaration très ferme du Kenya au Conseil de sécurité de l’ONU contre l’intervention russe a montré que Moscou ne pouvait pas compter sur le soutien automatique ou même la neutralité du continent africain.

 

« Les pays qui se sont tus parce que dépendants

de la Russie (pour l’énergie ou les armes) sont en train

de se demander s’ils ont fait le bon choix. »

 

Au Moyen-Orient, de nombreux pays ne souhaitent se fâcher ni avec Washington, ni avec Moscou, mais à mesure que la situation va s’enliser en Ukraine et que montera le nombre de victimes, cette position sera de plus en plus difficile à tenir, tout comme l’Inde qui a adopté l’abstention comme mode d’expression politique, mais cette position habituelle et traditionnelle pour New Delhi dans les crises internationales commence à provoquer des débats inhabituels dans la presse indienne. Enfin, la Chine elle-même, dont le rapprochement avec la Russie est une des évolutions les plus spectaculaires de ces dernières décennies, s’est abstenue au Conseil de sécurité au lieu d’opposer son veto comme Moscou. Tout semble indiquer que Pékin ne veut pas se laisser entraîner par Poutine sur des terrains que la Chine n’aurait pas elle-même choisis. C’est sûrement une déception pour Vladimir Poutine qui s’était personnellement rendu dans la capitale chinoise, à l’ouverture des Jeux olympiques d’hiver, pour rencontrer longuement Xi Jinping et, du moins peut-on le présumer, se coordonner avec lui à quelques semaines du conflit qu’il allait déclencher à son retour. Ceux qui se sont tus parce qu’ils sont dépendants de la Russie pour leurs approvisionnements en énergie ou en armes sont en train de se demander s’ils ont fait le bon choix et s’ils ne devront pas ajuster leur position à l’évolution des événements.

 

La cause de la défense de l’Ukraine doit-elle à votre avis être considérée comme d’intérêt vital pour l’Europe et de fait, est-elle perçue ainsi ? L’idée de défense continentale commune fait-elle son chemin ?

Elle l’est, et c’est ainsi que presque tout le monde la ressent, de Budapest à Londres en passant par Rome, Paris, et Stockholm. Et plusieurs de ces pays avaient naguère encore de très bonnes relations avec la Russie. Pour que l’Union européenne, pour la première fois de son existence, se comporte en puissance, coupant l’accès des banques russes au mécanisme Swift, gelant les avoirs de la Banque centrale russe, décidant de financer l’envoi de matériel de guerre «  létal  » aux forces ukrainiennes et de les acheminer sur place, pour qu’enfin, le chancelier allemand annonce au Bundestag une rupture complète avec la doctrine militaire en vigueur depuis la fin de la Serconde guerre mondiale et porte le budget de la défense à 2 % du PIB (comme le demandaient avec insistance mais en vain plusieurs présidents américains successifs), c’est qu’il s’est vraiment passé quelque chose. Cette défense continentale commune des Européens, au vu du contexte actuel, passera nécessairement par l’OTAN qui, seule, est outillée pour ce faire, d’autant que l’idée française de défense européenne et d’autonomie stratégique est loin de rencontrer le consensus nécessaire au sein de l’UE.

 

Votre sentiment, votre intuition pour la suite de cette crise ?

Sur le plan militaire, difficile à dire. Si l’on écarte le scénario du pire (le recours à l’arme nucléaire) car, dès lors, il n’est plus nécessaire de prévoir quoi que ce soit, il me semble que le pari de Poutine est perdant, à moyen et long terme, et ce, même s’il remporte une victoire militaire initiale sur le terrain et décapite les autorités ukrainiennes. L’histoire récente de l’Afghanistan donne une idée de ce qui pourrait arriver. Il existe une énorme différence entre conquérir et occuper. Et l’esprit de résistance des Ukrainiens est déjà manifeste, et ils peuvent compter sur de multiples soutiens parmi les puissances européennes et nord-américaines, au minimum. D’ores et déjà, les actions de Poutine ont fait perdre à la Russie sur plusieurs tableaux  : le soft power russe est durablement réduit à néant. Ses alliés européens, notamment parmi les partis d’extrême-droite, sont des victimes collatérales de ses actions et perdent en influence tout en étant obligés de se distancier de Moscou. L’Allemagne, l’Italie, la Hongrie qui, pour des raisons et de façon différentes, avaient des relations étroites avec la Russie, sont désormais des adversaires proclamés du pouvoir russe  ; enfin, et de manière paradoxale (mais en apparence seulement), c’est Poutine lui-même qui a ressuscité l’OTAN en lui faisant du bouche-à-bouche alors que voici tout juste deux ans et demi, Emmanuel Macron la déclarait «  en état de mort cérébrale  » dans un entretien à The Economist.

Vladimir Poutine, c’est certain, a déjà perdu son combat. Mais bien avant que la Russie (et les autres nations) aient la possibilité de tourner cette page, un nombre incalculable de victimes, d’incommensurables dommages, la ruine de dizaines, de centaines d’individus, de foyers ainsi que de nombreux pays auront été le prix payé pour cette volonté d’un homme de mettre en œuvre ses rêves de grandeur et de prendre sa revanche sur une histoire qui lui déplaît, et qu’il a réécrite pour correspondre à son narratif.

 

Olivier Da Lage 2022

 

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22 juillet 2018

« Quel bilan tirer de la Coupe du monde en Russie ? », par Carole Gomez

Il y a une dizaine de jours, peu avant la finale de la Coupe du monde de football qui allait voir la France (bravo les Bleus !!!) remporter sa deuxième étoile face à la Croatie (score : 4 à 2), j’ai proposé à Carole Gomez, chercheure à l’IRIS spécialiste des questions liées à l’impact du sport sur les relations internationales, une tribune carte blanche à propos de ce Mondial. Il y a deux ans, en période de Jeux olympiques d’été à Rio, elle avait déjà composé « Les compétitions sportives internationales, lieux d'expression du nationalisme », pour Paroles d’Actu. Je la remercie pour ce nouveau texte, qui nous éclaire sur la manière dont la Russie a voulu concevoir, et a géré cet événement. Une exclusivité Paroles d’Actu. Par Nicolas Roche.

 

CDM Russie

 

« Quel bilan tirer de la 21ème Coupe du monde masculine

de football, qui vient de s’achever en Russie ? »

par Carole Gomez, le 19 juillet 2018

Si le grand public et les commentateurs sportifs retiendront, à juste titre, la victoire française en finale contre la Croatie apportant une 2ème étoile à l’équipe de France, force est de constater que ce mondial organisé en Russie a été pour le moins riche en enseignements.

Tout d’abord, intéressons-nous à l’hôte de ce méga-événement sportif. Désignée en décembre 2010, à la suite d’une élection qui a fait couler beaucoup d’encre, la Russie accueillait donc entre le 14 juin et le 15 juillet, 32 équipes. S’inscrivant dans la droite lignée de la diplomatie sportive mise en œuvre depuis le début des années 2000 par Vladimir Poutine, le Kremlin voulait faire de cette Coupe du monde le point d’orgue du retour de la Russie sur le devant de la scène sportive et in fine internationale. Les objectifs de l’organisation de ce Mondial sont de plusieurs ordres, relevant à la fois de politique intérieure mais évidemment aussi de politique étrangère.

En matière de politique intérieure tout d’abord, Vladimir Poutine souhaitait «  offrir  » cette Coupe du monde aux Russes, ayant pour ambition de les rendre fiers, par l’accueil d’une compétition à la internationale prestigieuse, mais également pour le parcours de la Sbornaya, l’équipe nationale, qui a plus que dépassé les attentes des supporters et du Kremlin, en étant éliminée aux tirs au but aux portes des demies-finales contre la Croatie. Cette édition a également permis de rappeler à la communauté internationale l’intéressante histoire russe et soviétique du football, qui tend à être souvent oubliée, voire minimisée.

Cet évènement représentait aussi un enjeu économique sur le plan intérieur d’un point de vue touristique. En effet, alors que la Russie n’accueillait qu’environ 30 millions de touristes en 2016 – à titre de comparaison, la France en accueillait 89 millions en 2017), Moscou entend utiliser cet évènement planétaire, retransmis dans la quasi-majorité des pays, comme un outil d’attractivité permettant de découvrir le pays autrement et ainsi susciter un intérêt. Si la question des retombées économiques d’un tel évènement sportif est toujours épineuse et variable en fonction de nombreux facteurs, les prochaines années témoigneront de la réussite ou non de ce pari.

Toujours sur le plan de la politique intérieure, il est également intéressant de s’attarder sur la carte de cette Coupe du monde et sur le choix des villes hôtes qui est loin de relever du hasard. Alors que le coût de cette Coupe du monde s’alourdissait au fil des mois, la FIFA en mai 2016 avait, à plusieurs reprises, alerté le pouvoir russe concernant les retards dans la construction ou rénovation de plusieurs enceintes. Devenu un sujet prioritaire pour l’ancien ministre des Sports, Vitaly Mutko, ainsi que pour le président Vladimir Poutine, l’avancement des infrastructures a été particulièrement suivi à la fois pour honorer les promesses faites à la FIFA, mais surtout pour chercher à démontrer la diversité des villes et provinces russes ainsi que l’unité de son territoire. En ce sens, l’organisation de matchs au sein de l’enclave de Kaliningrad, mais également à Sotchi, ou encore à Saransk, au sein de la République de Mordovie sont emblématiques. Par ailleurs, il est également à noter que l’ouverture de la Coupe a eu lieu quelques semaines après l’élection pour un quatrième mandat de Vladimir Poutine et qu’il entend encore accroitre par cet évènement sa popularité. Popularité toutefois mise à mal par l’annonce surprise du recul de l’âge de la retraite (de 55 à 63 ans pour les femmes ; de 60 à 65 ans pour les hommes).

 

« Le sport fait aujourd’hui clairement partie

de l’arsenal de la Russie en tant qu’outil de soft power. »

 

En matière de politique étrangère, avec l’accueil de la Coupe du monde, la Russie souhaitait faire un pas supplémentaire dans la mise en œuvre de sa diplomatie sportive initiée au début des années 2000, après avoir notamment obtenu les Jeux olympiques et paralympiques à Sotchi (2014) ainsi que l’organisation de grands compétitions internationales (escrime, natation, athlétisme, Universiades). Par sa capacité à organiser un méga évènement sportif, par la qualité de sa prestation, par le rappel de son histoire sportive, loin des scandales de dopages, la Russie utilise donc le sport comme un outil de soft power, permettant de la mettre, au moins le temps de la compétition, au cœur de l’attention. Cette présence incontournable sur la scène sportive est indissociable de la scène politique, Vladimir Poutine recevant nombre de chefs d’État et de gouvernement et ouvrant donc la voie à des discussions informelles. S’il est trop tôt pour tirer un bilan diplomatique de ce qui s’est passé dans les couloirs des stades, il sera intéressant de suivre dans les prochains mois les éventuelles avancées sur le plan diplomatique pour la Russie.

En outre, par un jeu de miroir l’associant à un évènement international populaire, festif et positif, Moscou souhaite donc renvoyer une image lissée de son pays, tourné vers l’extérieur, prête à accueillir le monde et permettant ainsi de venir faire oublier les fortes critiques à son égard depuis notamment l’annexion de la Crimée, les scandales de dopage révélés par plusieurs documentaires ou encore l’affaire Skripal. Sur ce dernier point, alors qu’un boycott sportif avait rapidement été évoqué par l’ancien ministre des Affaires étrangères britannique, Boris Johnson, avant de rapidement revenir sur cette proposition, le spectre d’un boycott diplomatique de grande envergure a plané sur la compétition. Hypothèse émise dès la désignation du pays, ce type de sanction s’est soldé par un échec, le Royaume-Uni se trouvant incapable de fédérer largement au-delà de ses frontières, trouvant un écho pour le moins faible, pour ne pas dire existant, au sein de l’Union européenne. Un premier effet du Brexit, ou la conséquence d’une volonté de boycott que l’on sait inefficace et vain ?

D’autre part, et cela trouve une résonnance particulière avec le sport, elle cherche également à montrer sa puissance sur la scène sportive, dans une perpétuelle compétition avec les autres nations, et notamment l’Occident. Le parcours de la Sbornaya, qui n’a pas trébuché avant les tirs au but en quart de finale, permettra d’entretenir cet argumentaire.

Que retenir de cette Coupe du monde ?

Alors que la question sécuritaire était, logiquement, mise en avant, avec notamment le risque terroriste mais également la crainte de voir des violences dans et en dehors des stades, il semblerait, selon les informations disponibles pour l’instant, que Moscou ait réussi à garder le contrôle de la situation. En matière notamment de lutte contre l’hooliganisme, plusieurs médias ont révélé quelques semaines avant le début de la Coupe du monde que le FSB avait été chargé de tenir à l’écart les hooligans susceptibles d’intervenir au cours de la compétition, et qu’il était parvenu à atteindre ce but. Au regard de l’importance de l’évènement, cela n’est cependant guère étonnant, compte tenu de la volonté de Vladimir Poutine de voir ce Mondial réussi, sans être entaché de quelque incident de ce genre. Seule l’irruption sur le terrain de membres des Pussy Riot, le soir de la finale, le 15 juillet, fait, sans doute, office d’ombre au tableau pour Vladimir Poutine.

Par ailleurs, si l’on s’éloigne du terrain sportif pour se concentrer sur l’aspect économique de cette compétition, il est intéressant de noter la forte représentativité d’entreprises chinoises parmi les partenaires et sponsors officiels de la compétition (Wanda, Hisense, Vivo, Mengniu et Yadea), confirmant la montée en puissance et la désormais indiscutable présence de l’Empire du milieu dans le football.

 

« Les Chinois étaient massivement présents en Russie ;

cela semble lié aux efforts déployés par Xi Jinping avec

son programme général de développement du football chinois. »

 

Cette présence va également de pair avec la forte présence de supporters chinois en Russie : Ctrip, opérateur chinois, a annoncé que la vente de billets d’avion vers la Russie pour la période juin-juillet 2018 avait augmenté de 40%, alors même que l’équipe nationale n’était pas qualifiée. Cette popularité du football peut être analysée à la lueur des importants efforts déployés par Xi Jinping depuis mars 2015 avec son programme général de développement et de réforme du football chinois, qui entend octroyer à la Chine au niveau du sport un statut conforme à sa position politique et économique.

Une fois de plus, le sport, et le football dans ce cas, dépasse très largement son seul pré carré et comporte d’importants volets politiques, diplomatiques et économiques. La prochaine Coupe du monde de football qui aura lieu en France (la féminine, ndlr), à partir de juin 2019, et la suivante qui aura lieu au Qatar à l’hiver 2022, seront donc à suivre avec une très attention. Ce qui n’est pas pour nous déplaire...

 

Carole Gomez

 

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02 novembre 2016

Thierry Lentz : « Paris n'est pas qu'une fête, c'est aussi une cible... l'a-t-on déjà oublié ? »

Thierry Lentz, grand historien spécialiste des périodes Consulat et Empire et directeur de la Fondation Napoléon, compte parmi les contributeurs fidèles de Paroles d’Actu ; j’en suis fier et lui en suis reconnaissant. Quelques jours avant le premier anniversaire de la soirée terrible du 13 novembre 2015, je lui ai soumis quelques questions davantage ancrées dans une actualité immédiate que d’ordinaire : la parole en somme à un citoyen imprégné d’histoire - et il m’est d’avis qu’on devrait s’intéresser un peu plus à ce qu’ils ont à dire de l’actu, ces citoyens qui connaissent vraiment l’Histoire !

Joseph Bonaparte La fin des empires

Je signale au passage la parution, cette année, de deux ouvrages que je vous engage vivement à découvrir : la bio évènement, hyper-fouillée signée Thierry Lentz de Joseph, frère aîné à la « vie extraordinaire » de Bonaparte (Perrin, août 2016), et un ouvrage collectif passionnant, j’ai envie de dire « essentiel », que M. Lentz a co-dirigé aux côtés de Patrice Gueniffey (Perrin-Le Figaro Histoire, janvier 2016) et qui porte sur la fin des empires - lui-même a rédigé le texte sur la chute de l’empire napoléonien. C’était en aparté. Place à l’actu. Une actu dont on ne sait encore comment elle sera exploitée par ceux qui, demain, écriront l’Histoire. Par Nicolas Roche.

 

ENTRETIEN EXCLUSIF - PAROLES D’ACTU

« Paris n’est pas qu’une fête, c’est aussi

une cible... l’a-t-on déjà oublié ? »

Interview de Thierry Lentz

Q. : 30.10 ; R. : 02.11

Bataclan

Après l’attaque du Bataclan... Photo : REUTERS.

 

Dans quelques jours, nous commémorerons, à l’occasion de leur premier anniversaire, les « Attentats de Paris », leurs 130 morts et leurs 413 blessés. Pour cette première question, déjà, j’aimerais vous demander comment vous les avez reçus et vécus à titre personnel, ces événements, à chaud puis, peut-être, avec le recul de l’historien ?

« Après la folle nuit du 13 novembre,

le 14 au matin, un silence terrible

dans le métro et les rues de Paris »

J’ai vécu ces attentats comme tous les Parisiens, dans l’angoisse d’abord, la colère ensuite. Il se trouve qu’habitant sur le chemin de l’hôpital de la Pitié, j’ai eu toute la nuit pour y penser : des dizaines d’ambulances, des sirènes… puis le lendemain matin, plus rien. Un terrible silence dans les rues et le métro. Je crois que je n’oublierai jamais ce moment-là. Heureusement, devant participer à un festival d’histoire près de Metz, je suis immédiatement allé « ailleurs », au milieu de personnes qui étaient certes abattues mais pas « témoins directs ». Le temps du recul est venu bien après, comme vous l’imaginez, d’autant qu’il y a eu Nice, ville où habitent beaucoup de mes amis et une partie de la famille. Une cousine de mon ex-épouse a été tuée ce soir-là, de même que deux amies d’une amie. Pour ce qui est du travail « d’historien », je crois qu’il est un peu tôt pour qu’il puisse commencer. Nous sommes encore en pleine crise et si je suis parfois frappé par certaines insouciances…

Est-ce qu’il y a, à votre sens, un « avant » et un « après » 13-Novembre, une rupture marquée dans l’esprit de la population française qui peut-être se serait sentie jusqu’à ce point relativement préservée en tant que telle des convulsions du monde, des soubresauts de l’Histoire ? Est-ce que vous pressentez, à la suite de ces attentats, une sorte de réveil, de sensibilisation nouvelle - durable ? - aux problématiques de sécurité, de renseignement, de défense ; une signification régénérée de la notion de « citoyenneté » ?

Je ne suis pas sûr qu’il y ait déjà un « après ». Il suffit de voir à quel point les pouvoirs publics masquent autant les causes profondes que les causes directes de ce qui nous arrive. Concernant le 13 novembre, j’ai suivi de près les travaux et conclusions de la commission d’enquête parlementaire, j’ai, je crois, lu à peu près tout ce qui a été publié de sérieux et ma conclusion est assez déprimante. Pour fuir certaines responsabilités, on a menti, par omission souvent, sciemment parfois. En ce premier anniversaire, je n’allumerai aucune bougie mais continuerait à poser des questions factuelles qui me taraudent. En voici quelques-unes auxquelles le ministre de l’Intérieur n’a toujours pas répondu. Pourquoi a-t-il attendu le 30 octobre 2015, neuf mois après les premiers attentats, pour annoncer son plan de modernisation des équipements de la police, plan qui n’est toujours pas mis en œuvre, ce que nous savons à travers les mouvements policiers actuels ? Pourquoi le Bataclan, qui était ciblé depuis 2009, n’a-t-il pas fait l’objet de mesures de protection particulières ? Pourquoi les dirigeants de la salle de spectacle n’ont-ils jamais reçu « l’avis à victime » prévu par la législation ? Qui a refusé l’intervention de la patrouille Sentinelle qui était devant le Bataclan pendant la fusillade (le ministère prétend qu’il n’a pas pu retrouver le responsable, ce qui est encore pire : il ne sait même pas qui donnait les ordres ce soir-là) ? Pourquoi les unités d’élite ne sont-elles intervenues que plus de deux heures après le début des faits ? etc, etc, etc.

Sur Nice, nous le savons tous, les questions sont encore plus graves. Il semble bien que les autorités de l’État aient, au départ, essayé de masquer des éléments essentiels. On avait baissé la garde… toujours l’insouciance. L’état d’urgence n’a été utilisé qu’avec parcimonie pour aller au fond des choses. Les territoires perdus sont bien loin d’avoir été reconquis. On ne nous parle que des « valeurs de la République », qui empêcheraient ceci ou cela. Parmi ces valeurs, n’y a-t-il pas le respect, y compris par la contrainte, du pacte social qui implique la protection des citoyens ?

« La fuite des responsabilités est quasi-générale... »

La fuite des responsabiltés est quasi-générale. Tiens : pourquoi, ne serait-ce que pour la forme, le ministre ou le préfet de police n’ont-ils pas présenté leur démission dans les jours qui ont suivi le 13 novembre ? Ça aurait eu « de la gueule », quitte pour le président de la République à leur demander de rester en fonction. C’est ce qui s’est passé en Belgique après les attentats de Bruxelles. Mais voilà, nos responsables ne le sont plus. On a décrété que M. Cazeneuve était l’homme de la situation, je ne le crois pas. Il passe son temps à finasser, à sauter d’une jambe sur l’autre, et ça n’est pas son air sérieux qui changera ma perception. Il n’a pas toujours dit la vérité et il en est une autre : il a été incapable de nous défendre. Quant au préfet de police de Paris, son incapacité, ses incohérences sont manifestes : 13 novembre, incapacité à faire respecter l’état d’urgence, interdiction d’une manifestation le matin et autorisation à midi, camps de migrants partout dans Paris (et pas qu’à Stalingrad), approbation béate des projets les plus absurdes de la mairie de Paris, dont la fermeture des voies sur berge, etc. Autrefois, le préfet de police de Paris était là pour maintenir l’ordre. Il était craint. On le regarde aujourd’hui avec un sourire triste. Je vous donne quelques exemples récents que j’ai constaté de visu de l’insouciance revenue. Récemment, le marais était rendu piéton pour un dimanche. Il y avait des milliers de personnes sur les voies. Au bout des rues, deux policiers municipaux et de frêles barrières Vauban. Ces policiers laissaient passer les taxis et beaucoup d’autres véhicules. Idem quelques heures plus tard à un vide-greniers de la Butte aux Cailles. Là, rues étroites et encore des milliers de personnes dans les rues. Aucun, je dis bien aucun, policier pour empêcher, par exemple, un camion fou de faire un carnage. Comme on nous le serine depuis des mois : Paris est une fête, il ne faut pas la perturber… Mais Paris n’est pas qu’une fête, c’est aussi une cible.

Quel regard et quel jugement portez-vous, globalement et dans le détail, sur les grandes orientations de politique étrangère de la France au cours des deux derniers quinquennats ? Est-ce que de vraies bonnes choses sont à noter ? Des imprudences de portée potentiellement historique ?

(...) Êtes-vous de ceux qui considèrent que la France serait encore trop « dans la roue » des Américains en politique étrangère, ce qui nous empêcherait de mieux dialoguer, comme il en irait peut-être de nos intérêts, avec par exemple des pays comme la Russie ? La question de l’appartenance de notre pays à l’Alliance atlantique devrait-elle être posée, d’après vous ? La France a-t-elle encore une voix originale, singulière à porter sur la scène des nations ?

Là, nous changeons de sujet… Il est frappant de voir que certains pensent que, parce qu’ils changent de politique un beau matin, l’état du monde et les forces profondes de la géopolitique changent en même temps. C’est à la fois présomptueux et dangereux. La politique gaullienne est morte avec Nicolas Sarkozy et l’intégration complète à l’Otan. Dès lors, la France n’a plus qu’une politique suiviste et sans originalité. Nous nous en rendrons compte bientôt.

« On n’arrivera jamais à rien avec la Russie

si on ne s’attache pas d’abord à la comprendre »

Vous parlez de la Russie, essayons de regarder ce dossier plus précisément. Prenons un exemple qui commence avec Napoléon, au hasard. On a coutume de dire qu’à Tilsit, Napoléon et Alexandre se sont « partagé le monde ». On en rajoute même avec l’histoire - jolie - du radeau sur le Niémen et des embrassades entre les deux empereurs. Même si l’on oublie qu’ils décidèrent très vite de poursuivre leurs discussions à terre tant le radeau était inconfortable, la légende du partage et de la séduction mutuelle ne tient pas. Elle tient d’autant moins que le traité de Tilsit était un accord uniquement justifié par les rapports de force entre un vainqueur (Napoléon) et un vaincu (Alexandre). J’ajoute qu’il ne pouvait pas durer pour une simple raison : il était par trop contraire aux réalités du monde et à la tradition séculaire de la diplomatie russe. Que recherchaient les tsars depuis Pierre le Grand ? Essentiellement deux choses : être pris au sérieux et considérés comme des Européens (d’où leurs appétits polonais et finlandais, leurs mariages allemands, etc.) et avoir accès aux mers chaudes (conquête de la Crimée par Catherine II, revendications sur Malte et Corfou de Paul 1er, nombreuses guerres avec l’Empire ottoman pour atteindre la Méditerranée, etc.) Quelle fut la réponse de Napoléon : la création du duché de Varsovie, la mainmise sur l’Allemagne avec la Confédération du Rhin, l’obligation pour Saint-Pétersbourg de rendre la Valachie et la Moldavie à l’Empire ottoman, soit tout le contraire des tropismes internationaux de la Russie. Qui plus est, l’obligation de déclarer la guerre à l’Angleterre (effective mais si peu active à partir de novembre 1807) ruina en un temps record le commerce extérieur du « nouvel allié » de l’Empire français. Qu’on ne s’étonne pas ensuite si Alexandre ne songea qu’à prendre sa revanche, non pour lui, mais parce que c’étaient la politique et l’intérêt de son pays, ce qu’il annonça de Tilsit-même à sa sœur Catherine. On connaît la suite et le résultat : au congrès de Vienne, on donna un gros morceau de Pologne à la Russie, on lui garantit de pouvoir commercer par les Détroits, Naples lui ouvrit ses ports et on accepta l’empire des tsars en tant que nation européenne en l’intégrant au « concert des puissances » qui allait gouverner le monde pendant un siècle. Suivez ces lignes de la politique extérieure russe pour la suite des décennies et, peut-être, vos réflexions sur un présent brûlant gagneront en profondeur. Pour dire les choses trivialement sur le présent : s’« ils » n’ont pas forcément raison (ils ont même probablement tort quelquefois), « ils » sont comme ça. Être européen, avoir accès aux mers chaudes - pourquoi pas avec un port au Moyen-Orient ? -, développer l’économie, montrer qu’on compte dans le concert des nations… Cela nous rappelle évidemment quelque chose d’immédiat.

En histoire, comparaison n’est pas raison, on ne le dira jamais assez. Mais en politique internationale, oublier l’histoire, c’est marcher sur une jambe en se privant de comprendre celui avec qui on discute (ou on ne discute pas).

Comme le dit un excellent spécialiste de politique étrangère de LCI, « ainsi va le monde » et il ne change pas si vite qu’on veut. Mon but n’est évidemment pas de « soutenir » Poutine, cela n’aurait à la fois aucun sens et aucune importance concrète. Je veux simplement souligner qu’avec Poutine ou sans lui, la politique extérieure de la Russie ne change pas comme on le croit sur un claquement de doigts. Notre seule possibilité de manœuvre est de contenir ce qu’il y a d’agressif dans la politique russe en ce moment. Sûrement pas de les forcer à abandonner ce qui fait le sens profond de leur position dans le monde.

Si on laisse de côté, ne serait-ce qu’un instant, le niveau déplorable du gros des discussions autour de l’élection présidentielle américaine à venir pour ne considérer que les orientations de politique étrangère affichées des deux candidats principaux, on remarque qu’il y a bien plus que d’habitude une véritable différence d’appréciation entre Hillary Clinton et Donald Trump : la première s’inscrit sur une ligne qui se veut volontiers interventionniste, le second paraît proche des isolationnistes. Est-ce qu’à votre avis, considérant l’état du monde et les intérêts de la France, l’une ou l’autre de ces alternatives est préférable ?

« Le monde paiera peut-être un jour, en mer

de Chine, le prix de la politique de retrait d’Obama »

Ce qui est frappant avec les grands politiciens américains, c’est qu’ils commencent toujours avec des avis péremptoires sur un monde qu’ils ne connaissent pas ou mal, avant de revenir au réalisme une fois élus. Encore que ça ne marche pas à tous les coups : voyez George W. Bush qui a vraiment tenté de faire ce qu’il avait promis, et avec le résultat que l’on connaît. Ce que l’histoire nous enseigne est ici de toute façon que la puissance prépondérante ne peut se désintéresser des affaires du monde, sauf à se faire prendre sa place ou, pire, à déclencher un cataclysme : voyez l’Angleterre à partir du début du XXe siècle ; elle laisse pourrir la crise des Balkans sous prétexte que ses « intérêts directs » ne sont pas menacés ; au bout du compte, l’Allemagne veut prendre sa place et l’explosion a lieu. Plus près de nous, c’est sans doute la plus grave erreur d’Obama qui a mis un mandat à se rendre compte que le retrait des États-Unis laissait toute grande la place à la Chine. L’Amérique (et le monde) en paieront peut-être le prix un jour en mer de Chine où il se passe des choses dont on ne parle pas en Europe, mais qui sont graves.

Ce n’est pas vous sans doute qui me direz le contraire : dans cette pré-campagne pour la présidentielle française de 2017, il est très peu question de retour d’expériences, de regards en arrière... en un mot d’Histoire. Est-ce que nos élites, nos hommes politiques ont perdu le « sens de l’Histoire » - et si oui est-ce que c’est manifestement néfaste au pays ? Question liée : on a pléthore de personnalités politiques qui vont prétendre à la charge suprême... mais a-t-on encore des hommes d’État, dans le lot ?

« Cessons de chercher à faire "parler les morts"

et écoutons plutôt ce qu’ils ont à nous dire »

Nos hommes politiques connaissent mal l’histoire. Il se contentent de faire « parler les morts » en en appelant à Jaurès, de Gaulle et quelques autres encore. Au lieu de cela, comme le dit si bien Michel de Jaeghere, ils feraient mieux d’écouter ce que les morts ont à leur dire. L’historien a sans doute sur ce point quelques conseils et éclairages à donner. À eux ensuite de bâtir un avenir sur ce passé qui parle. Mais c’est encore un autre sujet…

 

Thierry Lentz

 

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28 octobre 2015

« La ‘‘paix froide’’ comme nouvelle normalité », par Guillaume Lasconjarias

Guillaume Lasconjarias, diplômé d’un doctorat d’Histoire à la Sorbonne, s’est spécialisé depuis quelques années dans l’étude et l’analyse des questions de sécurité et de défense. Outre ses riches activités universitaires, il est aujourd’hui chercheur employé par l’OTAN au sein de la division Recherche du Collège de défense (sorte de think-tank) de l’Alliance atlantique, à Rome. Il a accepté, ce dont je le remercie de manière appuyée, de répondre à quelques unes de mes questions d’actualité. Ses réponses, qui me sont parvenues le 28 octobre, soit, deux jours après l’envoi de ma proposition par mail, n’engagent que lui et en rien l’OTAN ou son Collège de défense. Elles sont très complètes et hautement instructives. Je vous en souhaite bonne lecture... Une exclusivité Paroles d’Actu. Par Nicolas Roche.

 

ENTRETIEN EXCLUSIF - PAROLES D’ACTU

« La ‘‘paix froide’’ comme nouvelle normalité »

Interview de Guillaume Lasconjarias

 

Sentinelle

Une illustration de l’op. Sentinelle. Crédit : état-major des armées.

 

Paroles d’Actu : Bonjour Guillaume Lasconjarias, merci de m’accorder cet entretien. La lutte contre l’organisation État islamique s’inscrit dans un cadre plus vaste de mutation des menaces encourues par les sociétés établies. Les élites politiques et militaires ont-elles pris la pleine mesure de ce qu’impliquent la professionnalisation et l’internationalisation du terrorisme - qui par définition suppose une guerre asymétrique - s’agissant notamment des moyens alloués et de la formation des armées ?

 

Guillaume Lasconjarias : Bonjour. Je ne suis pas un spécialiste du terrorisme, et donc ce n’est pas tellement sur la façon de lutter contre ce qui est avant tout un mode d’action que le problème se pose à mes yeux. La menace qu’est l’EI, ou ISIS, ou Daesh, est réelle, mais diffère-t-elle vraiment de celles qui, depuis maintenant une vingtaine d’années, s’adressent à nos sociétés ? Pour ma part, je ne le pense pas. À mes yeux, le point que vous mentionnez sur la capacité des élites, ici et ailleurs, à saisir ce qui se passe et ce qui est en jeu est plus important.

 

« La séparation traditionnelle sécurité / défense est caduque »

 

Le premier problème est que nous sommes bien dans une phase de transformation, sinon de la guerre, du moins de la conflictualité. Traditionnellement, la grande partie des nations européennes vivaient sur une séparation des problématiques de défense et de sécurité, avec une armée tournée vers l’extérieur et des forces de police chargées de l’intérieur. C’est un peu, pour simplifier, l’héritage de Guibert dans son Traité de la Force publique (1790). Avec la mondialisation des menaces, et l’internationalisation du terrorisme, cette séparation devient caduque. Les différents Livres blancs (depuis au moins celui de 1994) prennent en compte ce fait. Le titre même du Livre blanc de 2008, « sur la sécurité et la défense », pose le principe de continuité entre les deux, et donc modifie les tâches et les missions, en les élargissant, et en les complexifiant.

 

Le second point est celui de l’adaptation des forces armées à ce nouveau défi. La notion de « guerre contre le terrorisme » renvoie à l’Amérique post-11 septembre, aux déclarations de George W. Bush et aux engagements en Afghanistan et en Irak. Militairement, les deux campagnes initiales ont été un succès. Jinsiste délibérément sur cette dimension tactique, qui na rien à voir avec laveuglement stratégique qui peut avoir accompagné ces campagnes. La capacité à faire céder et à écraser des États soutenant le terrorisme international - ou accusés d’en faire le jeu - a été démontrée : ces pays ont vu leurs armées défaites en quelques semaines. Ce qui a été particulièrement difficile, c’est de comprendre comment l’après-guerre a marqué, en réalité, le début de la « vraie » guerre, dans des dimensions que nul n’avait prévu, avec des redécouvertes conceptuelles et intellectuelles fondées sur une vision biaisée de l’histoire. Je pense aux analogies, très populaires au tournant des années 2004-2007, entre des opérations de contre-insurrection passées et des situations actuelles. Larmée US et, à sa suite, l'armée française, sest ainsi emparée de lhistoire de la guerre dAlgérie pour en tirer des savoir-faire applicables en Afghanistan ou en Irak, quand le contexte diffère radicalement. Ces transferts culturels et ces échanges se retrouvent aussi dans l'armée britannique, qui a redécouvert les opérations menées en Malaise dans les années 1950.

 

Dans tous les cas, ces exemples passés de combats asymétriques me paraissent aussi intéressants, car on a été chercher dans le passé des modèles à appliquer en se dispensant des analyses nécessaires, notamment sur les natures profondes des nouvelles insurrections, et sur les motivations profondes de nos adversaires. Si les produits doctrinaux qui en sont sortis sont loin d’être inintéressants et traduisent la volonté des acteurs occidentaux de mieux comprendre ces nouvelles formes d’engagement, on a en réalité occulté plusieurs dimensions. Ainsi, alors que la plupart des études concluaient que pour avoir un réel impact, les opérations militaires doivent sinscrire dans la durée et avec une présence au sol conséquente, on na eu de cesse de vouloir limiter nos engagements, et on a voulu rapatrier nos combattants le plus rapidement possible, quitte à se mentir sur le niveau de sécurité obtenu. On a vu le résultat en Irak, on le devine en Afghanistan...

 

« La question de l’acceptation sociale 

des dépenses militaires est un vrai problème »

 

Si nos armées et notamment les composantes terrestres se sont bien adaptées, et si les doctrines produites sont loin d’être inutiles (et notamment l’approche globale), je rebondis sur ce que vous identifiez, à savoir la réduction des budgets et des formats - plus que de la formation - de nos armées. Ce n’est pas neuf, les spécialistes le dénoncent depuis longtemps, la plupart des pays européens ont fait l’impasse sur leur défense. Les raisons sont multiples, et on peut citer les « dividendes de la paix » imaginés après la chute de l’Union soviétique comme l’idéologie de la « transformation ». La question de l’acceptation sociale des dépenses militaires est aussi un vrai problème, surtout quand elles sont en compétition avec d’autres postes budgétaires considérés comme plus importants/essentiels. Enfin, les crises économiques et la nécessité de réduire les coûts à tout prix ajoutent à cela : on se tient à des formats juste nécessaires, quitte à faire des efforts en urgence plutôt que de gérer dans la longue durée. « Gouverner, c’est prévoir » disait Émile de Giradin, et je crois que dans ce domaine, les efforts doivent être permanents.

 

PdA : L’intervention récente du Kremlin en soutien de son allié syrien ne manque pas de provoquer des questionnements chez certains observateurs en ce qui concerne les cibles visées et la vérité des fins recherchées. Quelle lecture faites-vous, sur cette question-ci et d’autres d’actualité à peine moins brûlante, des mouvements extérieurs de la Russie de Vladimir Poutine ?

 

G.L. : À dire vrai, je suis souvent étonné par une certaine propension à voir en Poutine un stratège, l’archétype du nouvel homme fort, et un modèle à suivre pour nos élites. Je pense qu’il ne faut pas dissocier sa façon d’agir en Syrie de celle qu’il a manifestée en Ukraine ou en Crimée.

 

« On le sait peu, mais les billets de banque du régime

d’Assad sont imprimés à Moscou... »

 

Certes, en Syrie, l’armée russe avance à visage découvert. Depuis le début de la guerre civile, en 2011, les Russes ont toujours soutenu Assad, sans doute d’ailleurs pour conserver leurs garanties sur les bases qu’ils y possèdent. Là encore, un petit rappel historique me paraît nécessaire : la Russie - depuis Pierre le Grand et la Grande Catherine - a toujours regardé comme un but à atteindre un accès aux mers chaudes. Pendant la période soviétique et la Guerre froide, l’URSS avait signé des accords avec des pays autour de la Méditerranée pour garantir des points d’appui logistiques, et éviter d’avoir à repasser par les détroits qui conduisent à la Mer Noire. La base de Tartous est un héritage de cette période - l’accord a été signé en 1971 - et autorise les navires russes à demeurer opérationnels dans cette zone. En fait, cette base s’est transformée de plus en plus en centre de commandement et dépôt logistique. Ces dernières années, la Russie a gardé un profil bas, mais n’a jamais cessé de soutenir le régime de Damas. On ne le sait pas assez, mais c’est à Moscou qu’on imprime les billets de banque du régime, qui sont ensuite livrés par avion-cargo et qui servent à financer l’armée et à payer les fonctionnaires. Quant à l’équipement, Moscou n’a jamais caché qu’il appuyait Assad et livrait les armes nécessaires.

 

Cela dit, depuis cet été, on observe une montée en puissance. Cela a commencé par le repérage de véhicules russes, le signalement par les forces rebelles de drones russes, et la mise en ligne, sur les sites de réseaux sociaux, de photos de soldats russes, appartenant sans doute à des unités d’infanterie navale. Le discours ambiant justifiait ces déploiements comme des mesures de protection face à l’avancée de rebelles, et notamment les coups sévères portés par ISIS contre l’armée régulière d’Assad, qui cède du terrain, et se retrouve dans l’incapacité de former un rempart efficace. Devant le risque de voir les bases russes tomber sous le feu ennemi, on a vu Poutine passer à l’attaque, et s’engager pleinement aux côtés du régime, pour le sauver. Envoi d’instructeurs, mise en place de chasseurs bombardiers de dernière génération, d’hélicoptères lourds, de tanks et de pièces d’artillerie, ainsi que des postes de défense anti-aérienne... On est déjà plus dans la capacité à projeter des forces qu’à simplement protéger une base.

 

Et donc, il suffit d’un discours prononcé à la tribune de l’ONU pour qu’on fasse de Poutine le sauveur de la Syrie, celui qui va rebattre les cartes, frapper ISIS et renverser la situation sur le terrain, humiliant les Occidentaux et les États-Unis incapables de gérer la crise... Dans les faits, je crains que ce ne soit plus compliqué. D’abord, l’intervention de Poutine dans la région n’est pas uniquement motivée par la sauvegarde du régime. Il y a un discours qui prétend cela, mais la situation syrienne conjugue l’ensemble des peurs du dirigeant russe : le chaos possible, la contagion de l’anarchie et de l’extrémisme religieux, la présence de forces occidentales accusées de saper Assad pour le remplacer par des régimes amis (à l’instar de l’analyse russe sur les Printemps arabes et les révolutions de couleur)... Ensuite, il s’agit d’un message vis-à-vis des autres acteurs régionaux, dont l’Iran : au début du conflit, Assad s’est surtout tourné vers la Russie mais, au fur et à mesure, l’Iran s’est imposé comme le principal contributeur, par l’envoi de cadres, et par le rôle militaire accru au sol. En 2013, Assad s’est même détourné de Moscou en choisissant d’employer des armes chimiques, contre la volonté russe. Aujourd’hui, en revenant au premier plan, c’est un signe que la Russie n’entend pas céder sur son leadership régional. Enfin, ceux qui espèrent que la Russie mène réellement la lutte contre ISIS n’ont qu’à observer les effets des frappes : pour l’heure, il semble que la grande majorité des sorties sont dirigées contre des zones qui n’abritent pas l’EI. En revanche, ils frappent d’autres groupes rebelles, considérés par le régime comme leur principal adversaire (l’armée syrienne libre, le front Al-Nosra...).

 

« Pour Poutine, le sursaut de la Russie dépendra

avant tout d’une politique extérieure ambitieuse »

 

D’une façon générale, Poutine fait de la politique extérieure la condition du sursaut russe : il est obsédé par la perte de son statut et rappelle sans cesse que la chute de l’URSS a été la pire catastrophe géopolitique du 20e siècle ; il a les yeux rivés sur les États-Unis et sur l’OTAN, il soigne sa relation avec la Chine bien que dans la réalité, le partenariat penche en faveur de Pékin. Pour synthétiser, sa conception de la politique étrangère se fonde sur le rapport de forces, pas sur une coopération harmonieuse. D’où les images, fausses ou faussées, qui font de Poutine soit un joueur d’échec, soit un karatéka... Je pense aussi qu’il soigne son image pour donner cette impression, quand ce qui le guide me semble dicté par une vision très 19e siècle des empires et de la place qu’ils occupent/occupaient.

 

PdA : Si on se place du point de vue de la Russie, ex-superpuissance mondiale qui a vu son empire s’effondrer et tenté tant bien que mal, tout au long des années 1990, de s’introduire dans le jeu de la communauté internationale, on ne peut s’empêcher de penser que, tout de même, certains dirigeants de l’OTAN et de ses pays membres ont fait preuve de désinvolture à l’égard de Moscou : on peut aisément comprendre le besoin ressenti par certains pays ayant vécu sous le joug communiste de rejoindre l’Alliance atlantique ; on peut tout autant concevoir que la Russie ait mal vécu des démarches similaires  - je pense à des initiatives de George W. Bush notamment - entreprises jusqu’au cœur de sa zone d’influence historique (Ukraine, Géorgie...), à deux pas de ses frontières. La survivance même, sous sa forme originelle, de l’OTAN, conçue contre la Russie soviétique, peut alimenter ce ressentiment. L’Occident n’a-t-il pas, plus ou moins involontairement, contribué à la résurgence d’un nationalisme russe qu’incarne parfaitement Vladimir Poutine ?

 

G.L. : J’admets avoir un biais professionnel, et répondre à la question en justifiant l’une ou l’autre attitude serait sans doute renforcer ce biais. Mais reprenons un peu la cinématique. Le discours russe, ces jours-ci, remploie à l’envi les soi-disant accords entre Gorbatchev et les puissances occidentales de ne pas s’étendre à l’Est. Or, c’est une révision du passé, parce qu’on fait d’un cas particulier - la situation de l’Allemagne au moment de la réunification en 1989-1990 - une sorte de cas général, et qu’on traite comme vérité, des ouï-dire, ou des témoignages quil faudrait nuancer et confronter aux archives.

 

Initialement, la question qui était posée était la suivante : si l’Allemagne se trouve réunifiée, peut-on concevoir qu’une partie appartienne à l’OTAN et l’autre non ? Dans les réunions et rencontres entre dirigeants américains, allemands et soviétiques, l’accord qui fut trouvé, nommé aussi traité « 2+4 », excluait le stationnement de forces OTAN étrangères sur le territoire de l’ex-Allemagne de l’Est. Cela garantissait que l’Ouest ne profiterait pas du retrait des forces pré-positionnées soviétiques pour s’y substituer et menace directement les pays encore membres du Pacte de Varsovie. Mais on parle là de l'année 1990, à une époque où, dans lesprit des dirigeants des deux camps, les blocs existaient et nallaient pas s'écrouler.

 

La dissolution du bloc soviétique, l’élargissement de la démocratie à l’Est, et le libre choix des nations d’adhérer à l’Alliance atlantique, à partir de la fin des années 1990, a sans doute une part dans la constitution de ce discours à la fois revanchiste et empreint de nostalgie. Mais là encore, il faut revenir à l’état d’esprit de cette époque : l’élargissement n’a pas été fait contre la Russie, il a été fait dans l’optique de maintenir des liens stratégiques étroits avec elle. Qui donc sait et se souvient que la Russie appartient aux premiers bénéficiaires du Partenariat pour la Paix ? Qui donc sait que la Russie possédait une plate-forme de partenariat dédiée avec l’OTAN et l’Alliance atlantique, le Conseil OTAN-Russie établi en 1997 (aujourd’hui en sommeil) avec l’Acte fondateur qui renforçait les liens et activités avec la Russie ?

 

Les visions d’une Russie entourée, encerclée, par les Alliés occulte le fait que les Alliés, dans ce stade de discussion, s’engageaient à ne pas déployer d’armes nucléaires sur le territoire des nouveaux entrants, pour justement éviter de brusquer la puissance russe et provoquer un retour en arrière. Mais les tensions nées de l’opération au Kosovo, les révolutions de couleur en Ukraine et en Géorgie, ont favorisé l’émergence d’une défiance permanente, instrumentalisée par le pouvoir en place, pour dénoncer une invasion rampante. Mais, étonnamment, peu s’interrogent sur les raisons pour lesquelles des pays satellites ou anciennement alliés de la Russie se rapprochent de l’Alliance et de l’Union européenne... On y voit forcément la main de Washington, mais c’est peut-être très rapide et caricatural.

 

« L’Occident a sans doute négligé une certaine

sensibilité russe à l’Histoire... »

 

Je ne dis pas que l’Occident ne porte pas de responsabilité, non plus. J’estime que nous avons cédé facilement à l’idée que la Russie était un partenaire comme un autre, et nous avons perdu tout intérêt stratégique pour la Russie, en le remplaçant par une sorte de rêve et d’aspiration économique. En croyant que la libéralisation et le jeu du marché allaient transformer et bouleverser le pays - ce qui a eu lieu, mais de façon anarchique et sans porter les résultats attendus - les puissances occidentales ont surtout vu le fantasme d’un Eldorado du business, occultant le rôle des acteurs politiques, leurs perceptions et peut-être, indubitablement pour certains, leur sens de l’histoire. Au risque de faire une comparaison un peu osée, les Russes sont ancrés dans l’histoire quand nos élites ont basculé dans un univers post-moderne déconnecté de cette même mise en perspective.

 

PdA : Quelles relations avons-nous vocation à entretenir aujourd’hui avec la Russie ? Avec l’Ukraine ?

 

G.L. : Les relations avec la Russie ne sont clairement pas au beau fixe, et les décisions prises à la suite de la crise ukrainienne, l’an passé, ont cristallisé les tensions. Prenons l’exemple des mesures décidées par l’OTAN. La coopération que nous avions avec la Russie et les échanges réguliers ont été suspendus. Le Conseil OTAN-Russie ne se réunit plus, et je ne crois pas qu’il le fasse avant longtemps, car il faudrait pour cela que la Russie accepte de revenir à la table des négociations et discute des problèmes qui nous concernent tous. En revanche, tous les canaux de discussion n’ont pas été fermés : les ambassadeurs continuent de travailler ensemble et nous maintenons ouverts les moyens de parler avec les Russes, ne serait-ce que pour éviter des risques d’escalade et de méprise. De son côté, l’Union européenne a lancé des sanctions économiques dont la portée est souvent discutée, mais qui ont un véritable impact. En effet, au-delà de leur portée effective et de ce que signifie « frapper au portefeuille », ces sanctions envoient un signal politique fort, et encourageant quant à la capacité de l’UE à devenir un acteur essentiel dans la possible résolution de la crise ukrainienne. En outre, la prolongation des sanctions - alors que certains s’interrogeaient sur la décision de quelques pays courtisés par Moscou - rappelle que l’UE sait, quand elle le veut, tenir ferme ses engagements.

 

Sur les relations futures, je ne vois pas d’évolution à court terme. Force est de constater que si nous avons besoin de la Russie dans nombre de dossiers, l’inverse est aussi vrai. Nous devrions au moins admettre que si nous ne partageons pas les mêmes valeurs, au moins, nous avons des intérêts en commun qui devraient inciter à plus de flexibilité. Mais cela ne doit pas se faire en violant les règles du droit international, en piétinant les frontières reconnues et en agissant en flibustier.

 

« Il n’existe aujourd’hui aucun consensus quant

à une accession de l’Ukraine à l’Otan »

 

Quant à l’Ukraine, il existe un consensus sur la nécessité de réformer cet État, de le renforcer et de l’appuyer. Mais cela ne peut se faire à n’importe quel prix, et il n’existe ainsi pas de consensus sur un accès de Kiev à l’OTAN, pas plus que sur lacheminement dune aide militaire conséquente aux forces armées et aux forces de police ukrainiennes. C’est de la responsabilité individuelle des États et des nations que de soutenir ouvertement Kiev. Là encore, rappelons que lOTAN est dabord un ensemble de nations souveraines, et quon ne leur force pas la main. Les décisions sont prises selon la règle du consensus, ce qui veut dire aussi que le leadership américain, quon agite tel un chiffon rouge, est fantasmé. Pour ma part, je ferai une simple constatation. Il y a vingt ans, la Pologne et l’Ukraine, qui ont une population et un territoire semblables, et appartenaient tous deux au Pacte de Varsovie, étaient dans la même situation économique et politique. Aujourd’hui, et sans tirer plus de leçons qu’il n’en faut - notamment en rappelant les problématiques complexes liées à leur histoire propre - qui oserait nier que l’on ne pourrait trouver voies plus différentes qu’entre la Pologne, membre important de l’OTAN et de l’UE, géant économique à l’Est et l’Ukraine, déchirée par une terrible guerre et qui peine à sortir d’une crise rampante ?

 

PdA : Les révélations récentes à propos d’actes d’espionnage caractérisés par les États-Unis à l’encontre de leurs alliés français et allemand notamment imposent-elles, à votre sens, une redéfinition de nos partenariats militaire, diplomatique et économique avec Washington ?

 

G.L. : Dans le jeu hypocrite qu’est l’espionnage, la seule faute, c’est de se faire prendre. Au-delà des cris d’orfraie et des dénonciations, il faut raison garder et ne pas sur-réagir. En outre, écouter, ce n’est pas forcément entendre.

 

PdA : Avez-vous une position arrêtée quant à la stratégie à adopter s’agissant de la lutte contre l’organisation État islamique ?

 

G.L. : Hélas, si tel était le cas, je pense que d’autres auraient déjà proposé la martingale ! Je constate surtout que l’entrée de la Russie dans le jeu a complexifié les choses, et ne risque pas d’améliorer sensiblement la situation au Moyen-Orient. Les récentes coupures de presse montrent ainsi que depuis les bombardements de l’armée russe, le flot de réfugiés s’accroît... En étant un peu précis, et plus que des recommandations, je crois qu’il faut combiner plusieurs lignes d’opération et maintenir un effort constant dans les domaines suivants :

- La poursuite d’opérations militaires pour frapper Daesh et ses centres logistiques, lui interdire tout repli et forcer l’organisation à régresser, de quasi-État - ou d’organisation soi-disant étatique - au groupe qu’il était jusqu’alors.

- La privation de ses moyens de financement, et une lutte efficace contre ses moyens de subsistance : pensez que les fonctionnaires irakiens qui sont en zone occupée par Daesh continuent d’être payés par l’État irakien, et que Daesh prélève un pourcentage sur ces transactions ! Et je ne parle pas du trafic de pétrole ou de la contrebande d’objets archéologiques...

- Lutter contre le flot de combattants étrangers qui rejoignent Daesh et qui font peser, par leur retour possible, une menace forte d’actions dites « obliques », c’est-à-dire la perpétration d’actes terroristes par des personnes issues de ce même pays mais entraînées, et subventionnées par Daesh. Des sortes d’attentats contre Charlie, puissance 10.

- Lutter contre la propagande de Daesh. Prosélyte et très perfectionnée, la communication de ce groupe est à la pointe du progrès, en usant le plus récent des connaissances sur l’emploi des réseaux sociaux. Il faut poursuivre nos efforts et lutter efficacement dans le cyberespace contre cette menace.

- Soutenir les acteurs régionaux et nos partenaires qui sont en première ligne, comme la Jordanie et le Liban, pour éviter un effet de contagion de la crise.

 

PdA : Justement... Craignez-vous la survenance d’attentats terroristes majeurs sur le sol ou contre les intérêts français ? La population, et je rebondis en cela sur ma première question, est-elle efficacement sensibilisée en la matière ?

 

G.L. : Il me paraît difficile d’être vraiment préparé. La résilience, d’abord, est une capacité à ne pas perdre, ce qui constitue notre essence, et à récupérer, même après un choc traumatique. Je pense qu’en la matière, le problème est d’abord générationnel, et peut-être aussi politique. Nous vivons dans un monde qui tend à devenir plus complexe, plus dangereux et plus difficile, mais nous nous évertuons à donner le change, à réagir au cas par cas, ou au coup par coup, au lieu de fonder une véritable stratégie qui identifierait sur un large spectre ce que nous voulons faire, et ce qu’on y engagerait comme moyens et ressources. Aujourd’hui, la plupart du temps, on fait le contraire : on part de ce qu’on a, et on voit ce qu’on peut faire. C’est ne rien comprendre à la stratégie. Il y a un très bon article du Professeur Hew Strachan qui s’appelle The Lost Meaning of Strategy et qui identifie ces pis-allers. Il faudrait que tous le lisent et agissent en connaissance.

 

Que la France soit un objectif et une cible pour des groupes radicaux, je le conçois aisément. L’actualité de l’année 2015 l’a montré. La réaction du gouvernement, les choix affirmés d’une moindre baisse du budget de la Défense et un maintien (voire un léger mieux) dans les politiques de ressources humaines militaires ont été généralement bien accueillis, mais existe-t-il une vision à long terme ? L’opération Sentinelle, qui vise à aligner des soldats dans les lieux publics et devant les sites susceptibles d’être attaqués, fait des militaires des cibles immobiles ; cela ne permet pas d’avoir un effet dissuasif, bien au contraire. De plus, si le côté psychologique n’est pas négligeable, on évoque rarement à quel point cette mission est exigeante, et lourde de contraintes, car l’armée qui opère sur le territoire, c’est un geste fort mais pas anodin du point de vue juridique.

 

« Créons un pont entre la société civile et le monde militaire »

 

Sur le cas français, je pense que l’on devrait redonner un rôle aux acteurs que sont les enseignants, et les éducateurs en général. La notion d’instruction publique, au travers de l’éducation civique et morale, ne devrait pas être délaissée - j’ai conscience que c’est très 3e République. On oublie souvent que la défense d’un pays et de ses valeurs commence à l’école, avec une compréhension de qui l’on est, d’où on vient et de là où on souhaite aller. Les enjeux ne sont pas simplement sécuritaires, ils visent à redonner du lien social. Je suis aussi très attaché au rôle que peuvent jouer les réservistes et anciens militaires, en créant un pont entre la société civile et le monde militaire, pour apporter un enrichissement et une connaissance mutuelle favorables.

 

PdA : Un dernier mot ?

 

G.L. : Alors que nous sommes en 2015, et que nous commémorons le centenaire de la Grande Guerre, il serait peut-être utile de revenir sur les enchaînements qui ont conduit à la Première Guerre mondiale. J’ai été très frappe par le livre de Christopher Clarke, The Sleepwalkers, qui montre qu’enchassés dans un système d’alliances, les acteurs politiques d’avant 1914 n’avaient finalement pas réussi à limiter l’escalade et la marche à la guerre. Cela me marque parce que l’on entend beaucoup, ici et là, des réactions alarmistes sur l’actualité et la possibilité d’une troisième guerre mondiale. À mes yeux, si tel est le cas, il ne faut pas s’attendre à rejouer ou à revoir une conflagration telle que celle vécue par nos grands-parents. La limite aujourd’hui toujours plus ténue entre guerre et paix, au profit de « paix froides » entrecoupées de périodes de tensions dans tous les domaines, et pas seulement militaires, me semble caractériser ce qui est une nouvelle normalité.

 

Guillaume Lasconjarias

 

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08 septembre 2015

Thierry Lentz : « La rupture russo-française est inscrite dans les termes mêmes de la ’paix de Tilsit’ »

Un an moins un jour, tout juste, après la publication de notre dernier entretien en date, Monsieur Thierry Lentz, directeur de la Fondation Napoléon, a accepté une nouvelle fois de répondre aux quelques questions que j’ai souhaité lui soumettre. Sont évoqués ici, au cours de passionnants développements, la Russie de laprès-Tilsit (1807) et les États-Unis tels que vus par Bonaparte. Je remercie Thierry Lentz pour cette nouvelle interview, réalisée le 8 septembre 2015, et signale que son dernier ouvrage, Napoléon et la France, est disponible chez Vendémiaire depuis la fin août. Une exclusivité Paroles d’Actu. Par Nicolas Roche.

 

ENTRETIEN EXCLUSIF - PAROLES D’ACTU

Thierry Lentz: « La rupture russo-française

est inscrite dans les termes mêmes de la paix de Tilsit »

 

Napoléon et la France

Napoléon et la France (Vendémiaire, 2015)

 

Paroles d'Actu : Bonjour Thierry Lentz, je suis ravi de vous retrouver pour ce nouvel entretien, que je souhaite composer toujours autour de questions d’histoire, mais aussi d’un peu de l’actualité brûlante de ces derniers mois. La première thématique que j’aimerais que l’on aborde ensemble nous ramène deux cent huit années en arrière. Est-ce que l’on peut estimer, considérant ce qu’étaient alors les aspirations, les intérêts - parfois divergents - des uns et des autres, qu’un rebattement profond, historique des cartes de la géopolitique européenne a été manqué à Tilsit, en 1807 ?

 

Thierry Lentz : Tilsit est en tout cas un tournant du règne napoléonien. Il l’est en effet, mais pas forcément comme on l’entend généralement. Pour simplifier, le traité entre les deux empereurs a souvent été considéré comme un « partage du monde », et au moins de l’Europe, en deux zones d’influence, une française à l’ouest, une russe à l’est. C’est la vision que Napoléon lui-même a voulu imposer. 

 

Formellement, les accords signés en juillet 1807 sont constitués, d’une part, d’un traité de paix de vingt-neuf articles patents et sept articles secrets et, d’autre part, d’un traité d’alliance en neuf articles. Leurs déclarations liminaires annoncent une bonne nouvelle : il y avait désormais « paix et amitié » entre les deux empereurs. Là s’arrêtent les amabilités. Le reste n’est qu’une suite de conditions imposées par le vainqueur au vaincu. Le tsar accepte par la force des choses d’avaler quelques couleuvres et de renoncer aux ambitions européennes de son empire, qu’il a héritées de sa grand-mère, la grande Catherine.

 

L'entrevue des deux empereurs

L’entrevue des deux empereurs le 25 juin 1807 (Crédits : Fondation Napoléon)

 

Première couleuvre, il reconnaît de facto l’Empire français, ce qu’il s’était toujours refusé à faire depuis 1804. Dans la foulée, il accepte la présence de Joseph Bonaparte sur le trône de Naples et, plus grave pour les projets russes, l’existence de la Confédération du Rhin et la création du royaume de Westphalie pour Jérôme Bonaparte. L’Allemagne - dont le tsar rêvait d’être le protecteur - échappe à son influence.

 

Deuxième couleuvre, Alexandre garantit la création d’un duché de Varsovie, sorte de Pologne qui ne dit pas son nom, composé de territoires repris à la Prusse et artificiellement placé sous l’autorité du roi de Saxe. Ce faisant, il accepte qu’un glacis hostile empêche toute progression russe au nord-ouest du continent. Car le duché sera un satellite de la France : ses troupes continueront à y stationner tandis qu’un résident français sera nommé à Varsovie.

 

Troisième couleuvre, le tsar doit retirer ses troupes de Moldavie et de Valachie, territoires conquis sur les Ottomans un an plus tôt. Il s’engagea en outre à négocier avec la Turquie en vue d’une paix définitive, sous l’œil de Napoléon. Cette fois, c’est de leurs ambitions dans le sud-est de l’Europe dont les Russes doivent ici faire leur deuil.

 

Le seul avantage que Saint-Pétersbourg retire en apparence du dispositif de Tilsit est en réalité la certitude d’une catastrophe prochaine. Les traités érigent en effet le tsar en « médiateur » du conflit franco-anglais. Il doit mettre tout son poids dans la balance pour convaincre Londres de négocier. Mais cette fausse ouverture a sa contrepartie : si le gouvernement britannique ne se décide pas positivement avant le mois de novembre 1807, non seulement la Russie devra lui déclarer la guerre, mais de surcroît appliquer le Blocus continental, c’est-à-dire cesser tout commerce avec elle.

 

« Tilsit et ses suites ont plongé

la Russie dans le marasme économique »

 

Le désastre de Friedland coûte donc cher à la Russie et la défaite militaro-diplomatique se doublera bientôt d’un écroulement de l’économie. Comme il fallait s’y attendre, Londres n’acceptera pas de négocier et le tsar sera obligé de lui déclarer la guerre. En fermant ses ports aux importations de produits manufacturés anglais et aux exportations de céréales vers l’Angleterre, Tilsit et ses suites plongent à terme l’économie de son empire dans le marasme, d’autant que les exportateurs français se montreront incapables de conquérir les marchés confisqués aux Britanniques. Il s’ensuivra une grogne générale dans la haute société pétersbourgeoise qui exploite les ports et possède les plus grands domaines agricoles. La francophobie de l’entourage du tsar - et sans doute de l’autocrate lui-même - en sera décuplée.

 

Dès les mois qui suivent Tilsit, la rupture est certaine. Elle interviendra cinq ans plus tard et conduira l’Empire français à sa perte.

 

Pourtant, avec les traités de 1807, Napoléon a pu croire le continent verrouillé. On peut parler à cet égard d’apogée de l’Empire français et de l’empire des Français sur l’Europe. Débarrassé de l’Autriche après Austerlitz, le conquérant a châtié la Prusse par le traité de paix bilatéral signé avec elle, toujours à Tilsit, le 9 juillet. En écartant la Russie des routes occidentales, des Balkans et de la Méditerranée, il l’a confinée dans ses positions orientales, la seule place réservée dans son idée à ceux qu’il appelle, comme l’Europe entière d’ailleurs, les « barbares du Nord ». Mais Napoléon ne saura pas s’arrêter sur cette excellente position. Son « système » est conçu pour le mouvement et non pour la récolte patiente des fruits de la victoire. La sévérité de ses traités prépare des revanches. La nécessité du Blocus pour contraindre l’Angleterre à la paix lui créent partout des ennemis. Son rêve de prépondérance l’entraîne à aller toujours plus loin. Moins d’un an après Tilsit, la Grande Armée entre au Portugal puis en Espagne pour s’assurer des marches méridionales. Ce sera la campagne de trop, celle qui marquera vraiment un tournant, ce que Talleyrand appellera le « commencement de la fin ».

 

PdA : Comment décririez-vous les perceptions et relations mutuelles qu’entretinrent, au temps des gouvernements de Bonaparte Premier Consul puis empereur, les États-Unis et la France ? Que sait-on de la manière dont les citoyens et dirigeants américains de l’époque regardaient l’expérience napoléonienne ?

 

T.L. : Napoléon connaît mal les États-Unis. Il les considère, non sans condescendance, comme une nation de boutiquiers et, plus grave, leurs habitants comme des Anglais vivant en Amérique. Il ne peut toutefois se passer de tenir compte de leur puissance commerciale, déjà importante au début du XIXe siècle. Les États-Unis posent le problème central d’une guerre à grande échelle comme celle que se livrent Français et Anglais : que faire avec les neutres ? Ce sera aussi la question centrale qui, on le sait, fera basculer les deux guerres mondiales au XXe siècle. C’est pourquoi le Premier Consul puis l’empereur, non sans tâtonnements, fait tout pour détacher les États-Unis de l’Angleterre. Dans la guerre de blocus que les deux nations mènent, il est le premier à cesser d’intercepter les vaisseaux américains. Mais il le fait trop tard, en 1811, alors que ses options continentales l’ont déjà tourné vers l’est de l’Europe et vers sa perte.

 

« Napoléon a négligé les États-Unis, il l’a regretté »

 

Il reconnaîtra plus tard que ne pas avoir mieux tenu compte des États-Unis a été une de ses erreurs. Il pronostique même à Sainte-Hélène qu’à l’avenir elle finira par dominer le monde, en rivalité avec la Russie, ce qui n’est pas mal vu. Mais, lui, n’a pas eu cette préscience au moment où elle lui aurait été fort utile. C’est pourquoi la guerre de 1812 entre l’Angleterre et les États-Unis ne lui sera d’aucune utilité. Les choses auraient pu être différentes si elle avait éclaté un ou deux ans plus tôt, non parce que les Étasuniens admiraient la France impériale, mais parce que tout ce qui affaiblissait davantage Albion pouvait être profitable aux intérêts français.

 

Seconde partie de votre question, les citoyens du nouveau monde sont majoritairement défavorables à la France. N’oublions pas non plus que la plupart des dirigeants américains sont nés sous l’emprise et sont de culture britannique. Ils veulent bien régler, y compris par les armes, leurs différends avec l’ancienne mère-patrie, mais ne vont pas jusqu’à souhaiter sa destruction par son ennemi héréditaire. Ça n’est que très postérieurement que la popularité de Napoléon s’installera outre-Atlantique.

 

PdA : Revenons, cher Thierry Lentz, à 2015. À cette actualité dominée par l’afflux massif de réfugiés qui fuient un Proche-Orient en proie au chaos pour une large part, et donc, à la loi du plus fort. Ma question ne touche pas directement aux problématiques que posent ces réfugiés - elles sont, du reste, déjà largement commentées par un peu tout le monde, ces temps-ci. Ma question est autre. Face à la progression, à l’implantation croissante des extrémistes de l’État islamique sur les terres sunnites, en Irak et en Syrie notamment, le président de la République vient d’annoncer une accentuation de la pression aérienne française dans cette région. Est-ce que, comme citoyen qui a une grande connaissance de l’histoire, des affaires internationales et militaires, vous avez un avis tranché sur la manière dont il conviendrait de lutter contre ce groupe et, si j’ose dire, les « racines du mal » ? La France a-t-elle vocation à prendre une part significative et directe dans la gestion de cette affaire, d’ailleurs ?

 

T.L. : J’ai bien peur que dans ces questions d’actualité, l’historien vous demande d’attendre un peu avant de formuler sa réponse. Pour le reste, mes avis de citoyens n’ont guère leur place dans un entretien historique.

 

PdA : Voulez-vous nous dire quelques mots de vos projets à venir ?

 

« Je prépare une biographie de Joseph Bonaparte »

 

T.L. : Les éditions Vendémiaire font paraître ces jours-ci un recueil de mes études regroupées sous le titre Napoléon et la France. Il s’agit à la fois d’une remise des pendules à l’heure sur quelques thèmes éculés (dictature, rejet de la Révolution, etc…) dont on nous rabat les oreilles et de véritables études historiques sur les thèmes retenus. Viendra, en novembre, la parution d’un « album Napoléon », chez Perrin, après quoi je jouirai d’un repos bien mérité puisque la biographie de Joseph Bonaparte que je prépare depuis des années ne paraîtra qu’à l’automne 2016.

 

Thierry Lentz

 

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12 août 2015

Jean-Vincent Brisset : ’Lutter contre le terrorisme suppose la mise à plat de tous les circuits financiers’

J’ai le privilège de recevoir aujourd’hui dans les colonnes de Paroles d’Actu un grand connaisseur des affaires de défense et de relations internationales. Général de brigade aérienne en retraite, Jean-Vincent Brisset est depuis 2001 directeur de recherches à l’Institut de Relations internationales et stratégiques (IRIS). Il a accepté rapidement de donner suite à ma sollicitation, ce dont j’entends ici le remercier.

Il est question, dans cet entretien, de quelques uns des points chauds de l’actualité du moment : les rapports entre la France et la Russie ; les tensions entre la Chine et le Japon ; le casse-tête Daesh et la problématique de la nébuleuse terroriste, de plus en plus globalisée. Ses réponses me sont parvenues le 12 août, quatre jours après l’envoi de mes questions. Une lecture très enrichissante pour qui aurait le désir d’appréhender un petit peu mieux les réalités de notre monde. Une exclusivité Paroles d'Actu. Par Nicolas Roche.

 

ENTRETIEN EXCLUSIF - PAROLES D’ACTU

Jean-Vincent Brisset : « Une lutte efficace contre le terrorisme

suppose la mise à plat de tous les circuits financiers »

 

Jean-Vincent Brisset

 

Paroles d'Actu : Bonjour Jean-Vincent Brisset. Vous avez exprimé à plusieurs reprises, ces derniers jours, disons, votre désapprobation quant à la manière dont l’affaire des Mistral initialement destinés à la Russie a été conduite par Paris. Est-ce que, de votre point de vue, s’agissant notamment des intérêts géopolitiques et économiques de notre pays, la diplomatie française est, pour parler trivialement, « à côté de la plaque » sur la question de la Russie ? Quelles relations avons-nous vocation à entretenir avec Moscou ; avec Kiev ?

 

Jean-Vincent Brisset : La diplomatie française a choisi de ne pas livrer les Mistral en se basant sur des sanctions contre la Russie justifiées par des violations du droit international. Il aurait pourtant été possible de procéder à cette livraison, en affirmant l’indépendance de la France sur ce dossier et en profitant du créneau ouvert par la conclusion des accords de Minsk II. En ne le faisant pas, Paris s’est délibérément placé en position de dépendance vis-à-vis des États-Unis et a, une fois de plus, affadi l’image du pays sur la scène internationale.

 

Plus globalement, le soutien sans restriction au régime ukrainien, dont il est nécessaire de rappeler qu’il est issu d’un coup d’État, méconnaît la présence au sein des instances dirigeantes de personnages qui, en d’autres circonstances, seraient infréquentables. On se souvient de la vertueuse indignation de l’Europe après l’élection de Jörg Haider en Autriche. Les unités combattantes non régulières qui secondent, et parfois précèdent, les forces de Kiev sont souvent aussi peu recommandables. Le fait de considérer que les seules vraies frontières de l’Ukraine sont celles de 1954 et qu’elles ne sont pas discutables relève davantage du dogmatisme que d’une analyse simple de l’histoire d’une nation dont la géométrie a beaucoup varié au cours des siècles. De son côté, la Russie, en pleine phase de reconstruction nationale et de tentative de retour à la puissance passée, a utilisé des méthodes qui ont attiré la stigmatisation.

 

Pour aller plus loin, deux questions se posent. La première est celle de l’intérêt de la France (et de l’Europe) à intégrer l’Ukraine dans l’Union et, allant plus loin, dans un dispositif militaire. Quel serait le bénéfice, sachant que ce pays ne remplit pratiquement aucun des critères permettant une telle adhésion ? La seconde est celle de la relation avec la Russie. L’Europe de l’Atlantique à l’Oural est tout aussi irréaliste que celle de l’Ukraine membre de l’UE. Mais, sans aller jusqu’à une union, la mise en place de bonnes relations avec Moscou, basées sur la confiance, la vision à long terme et la complémentarité ne pourrait qu’être bénéficiaire pour l’Europe et lui permettraient de bénéficier d’un contrepoids vis à vis des États-Unis. On constate d’ailleurs, jour après jour, que les sanctions décidées contre la Russie pénalisent surtout les Européens, à un tel point qu’on en vient à se demander si les seuls bénéficiaires ne sont pas les États-Unis.

 

PdA : Les pulsions nationalistes qui, de temps à autre, paraissent s’exprimer dans la Russie de Poutine sont sans doute, pour partie, la marque du sursaut d’orgueil d’un grand peuple qui, après avoir été une superpuissance mondiale incontestée, a connu le démembrement de son empire, vécu le chaos intérieur et subi, au-dehors, des humiliations souvent favorisées par l’inconséquence de certaines prises de position occidentales. Ceci dit, ne nourrissez-vous pas quelques préoccupations quant aux mouvements qui sous-tendent la rhétorique du Kremlin ? La Russie ne risque-t-elle pas de tendre à redevenir, à l’instar de Washington, une puissance potentiellement déstabilisatrice des équilibres régionaux ?

 

J.-V.B. : La Russie, c’est certain, aspire à redevenir une très grande puissance dans tous les domaines. En dehors de toute considération de déstabilisation, c’est déjà cette volonté qui inquiète. Ceux qui, aux États-Unis, font tout pour que ces aspirations n’aboutissent pas imaginent un vaste ensemble où une Russie forte pourrait s’appuyer à la fois sur une Europe forte et indépendante et sur ses partenaires des BRICS (le club des grandes puissances émergentes qui comprend, outre la Russie, le Brésil, l’Inde, la Chine et l’Afrique du Sud, ndlr). Ce qui se traduirait bien sûr par un affaiblissement relatif de la position des États-Unis.

 

« L’OTAN verse au moins autant

dans la provocation que Moscou »

 

Pour en revenir à la déstabilisation, il est évident que l’exemple donné en Ukraine, dans le cadre du soutien aux rebelles du Donbass, plaide contre Moscou. Certains pays ayant autrefois appartenu au Pacte de Varsovie agitent régulièrement l’épouvantail, soutenus en cela par les plus bellicistes de l’OTAN. À ce jour, pourtant, les mouvements de troupes se font plutôt de l’Ouest vers l’Est que dans l’autre sens. Là aussi, Moscou balance entre le laisser-faire et la tentation de réagir. Les missions aériennes qui, régulièrement, s’enfoncent au cœur de pays de l’OTAN en écornant leurs espaces aériens sont avant tout des démonstrations assez impressionnantes d’une vraie capacité opérationnelle dont on disait, il y a encore peu, qu’elle avait disparu à la dissolution de l’armée soviétique. Cependant, en faire une provocation relève bien plus de la communication, laquelle oublie de signaler que les avions de l’OTAN effectuent tout aussi régulièrement des missions symétriques.

 

PdA : Interrogé en septembre 2014 par un journaliste d’Atlantico au sujet du groupuscule terroriste qu’on appelle désormais communément « Daesh », vous avez préféré à la notion d’« État islamique » celle, alors plus proche de la réalité de terrain, de « légion islamique ». Où en est-on, onze mois après ? L’organisation « État islamique » est-elle, de facto, en passe d’en devenir un (si tel n’est déjà le cas) ?

 

J.-V.B. : Comme je l’avais dit en 2014, le refus de considérer l’« État islamique » (ou d’utiliser la prononciation arabe de son acronyme) comme un État - au sens dÉtat-nation - vient de ce que cette dernière appellation répond à des critères assez universellement admis. L’organisation qui se baptise « État islamique » ne répond pas à ces critères. Pas de gouvernement identifiable, pas de base législative, pas de territoire… En quelques mois, l’E.I. n’a pas réussi à atteindre le but qu’il s’était fixé : mettre en place des institutions répondant à ces critères.

 

Les derniers développements des opérations semblent conduire vers une évolution assez caractéristique. Les territoires contrôlés il y a encore quelques mois sont de moins en moins contigus et les opérations militaires classiques et frontales sont de plus en plus remplacées par des attentats suicide. La volonté de s’exporter ou, plutôt, d’exporter d’abord le terrorisme et accessoirement un certain fondamentalisme, vers l’Afghanistan et encore plus loin en Asie et en Afrique, plaide en faveur de l’appellation de « mouvement » plus que de celle d’« État ».

 

PdA : L’accord qui a été conclu à la mi-juillet à propos du nucléaire iranien rendra à Téhéran de son poids et de sa capacité d’influence dans la région. N’est-il pas à craindre que, dans un contexte de tensions communautaires exacerbées, une part croissante des Sunnites de Syrie et d’Irak assistant au renforcement du « croissant chiite » soit tentée de se soumettre au règne et à la règle de Daesh ?

 

J.-V.B. : Cet accord comporte un volet sur le nucléaire, mais il a surtout pour conséquence de permettre à l’Iran de sortir de l’enfermement auquel une partie de la communauté internationale, sous la pression d’un intense lobbying, l’avait soumis. Entre la volonté prosélyte qui, il ne faut pas en douter, ne s’est pas éteinte et l’espoir de redevenir un pays fréquentable, respectable et ouvert au monde, les divisions perdurent certainement au sein même du pouvoir iranien. Pour le moment, les tenants d’une certaine ouverture sont aux commandes, mais ils doivent déjà faire des concessions. Ils seront soutenus par la classe dirigeante tant que celle-ci considérera que les concessions faites sont payantes et que les autres parties prenantes aux accords ne trahissent pas la confiance qu’elle leur a faite.

 

De leur côté, les adversaires de cet accord feront tout pour que la population iranienne soit persuadée qu’elle a été trompée. Pour cela, ils multiplieront les « révélations » et les provocations pour provoquer un retour, sinon de sanctions effectives, du moins de menaces. Si cela conduit à un retour de la radicalisation de Téhéran et à la reprise des vieux discours sans que la remontée en puissance de l’Iran ne soit remise en cause, les Sunnites de Syrie et d’Irak pourraient se sentir à nouveau menacés et se retourner vers un « bouclier » sunnite qui pourrait être l’État islamique, mais aussi bien certains mouvements à peine moins extrémistes.

 

PdA : Quelle évolution entrevoyez-vous à l’horizon de cinq années s’agissant d’une question que vous connaissez particulièrement bien, celle des relations entre les deux grandes puissances est-asiatiques rivales que sont la Chine et le Japon ?

 

J.-V.B. : Les rapports actuels entre la Chine et le Japon sont en grande partie gouvernés par deux faits. Le premier est, au niveau des opinions publiques et des inconscients, l’animosité entre Japonais et Chinois. Fruit de siècles de conflits et de rancœurs, elle perdure. Le gouvernement chinois ne fait rien pour l’apaiser et l’attise même parfois quand il est en difficulté, le « Japan bashing » étant l’une des choses qui marche le mieux pour ressouder l’opinion publique chinoise derrière ses dirigeants. De leur côté, les dirigeants japonais doivent composer avec une population qui regrette de plus en plus ouvertement que la défaite de 1945 ait condamné le pays à tenir une place de second rang sur la scène internationale. Le Premier Ministre actuel a été élu sur un programme de « renforcement » et peut donc se permettre à la fois des actions en profondeur sur le plan de la remise à niveau de l’outil militaire et des démonstrations symboliques, comme les traditionnels hommages rendus à d’anciens combattants dont certains ont été des criminels contre l’humanité. Mais, à côté de ces motifs de discorde, la Chine et le Japon sont condamnés à s’entendre parce que leurs économies sont fortement interdépendantes, de l’ordre de 300 milliards de dollars par an.

 

Les rivalités sur les Senkaku (des îles sous contrôle japonais revendiquées par le gouvernement de Pékin, ndlr) avaient dégradé les relations en 2013 et 2014. Les flux commerciaux, le tourisme les investissements avaient nettement baissé. La rencontre Xi-Abe de novembre 2014, longuement préparée des deux côtés, a fait baisser la tension pour quelques temps. Toutefois, le récent projet (juillet 2015) de modification des doctrines de défense du Japon provoque de nouvelles réactions violentes de Pékin. Alors que depuis 1945 la défense japonaise se limitait strictement à de l’autodéfense individuelle du territoire, Abe voudrait la faire passer à une auto défense collective, lui permettant d’intervenir au profit d’alliés ou des intérêts japonais hors du territoire national. Dans le même temps, les forces japonaises se dotent ou vont se doter de nouveaux matériels plus axés vers le combat loin de leurs bases. Les forces chinoises ne sont pas en reste, avec, chaque année depuis quinze ans, le plus fort, dans le monde, des taux d’accroissement annuel des budgets de défense.

 

« Une implosion de la Chine n’est pas à exclure »

 

À l’horizon de cinq années, il est difficile d’imaginer un conflit frontal et délibéré entre les deux puissances. Par contre, comme en Mer de Chine du Sud, un incident n’est jamais à exclure. Un incident qui pourrait dégénérer rapidement s’il provoquait un nombre relativement important de victimes ou si des moyens lourds étaient impliqués, directement ou indirectement. On peut aussi craindre, sans doute à un peu plus long terme, l’implosion d’une Chine dont l’économie trop dépendante du monde extérieur est terriblement fragile et inégalitaire. Outre les retombées économiques et sociologiques sur le reste du monde, une telle implosion pourrait donner aux dirigeants l’envie de ressouder le pays dans une aventure nationaliste (le « coup des Malouines ») qui pourrait prendre la forme d’une attaque du Japon et/ou d’une reconquête de Taïwan.

 

PdA : Vous « pratiquez » et « pensez », Jean-Vincent Brisset, les sujets de défense et de sécurité depuis de nombreuses années. Qu’est-ce qui vous inquiète réellement dans le monde d’aujourd’hui ; dans sa trajectoire telle qu’on peut l’envisager ?

 

J.-V.B. : Sur le plan de la défense et de la sécurité, le premier danger auquel on pense est celui lié au fondamentalisme islamique, mais aussi à tout ce qui lui est périphérique, c’est-à-dire une éventuelle confrontation de grande ampleur entre les tendances antagonistes à l’intérieur de l’Islam. On voit déjà l’État islamique tenter de s’exporter, alors que l’on sait qu’il y a des centaines de millions de musulmans en dehors du croissant qui s’étend du Maroc à l’Iran et que certaines communautés sont sensibles, tant en Afrique subsaharienne qu’en Asie.

 

Mais plus que les conflits directement liés à une certaine vision de l’Islam, je crains les « spin-off » des groupes terroristes « idéologico-religieux » et leurs dérives vers le très grand banditisme. Les frontières entre les mouvements prêchant une « foi » et les exactions telles que piraterie, culture et trafic de drogue, prises d’otages à but lucratif et autres contrebandes de pétrole sont de moins en moins nettes. Les réponses données actuellement sont essentiellement militaires, sans doute parce que, c’est ce qui demande le moins de courage aux politiques et qui gêne le moins les groupes de pression. Même si elles sont encore soutenues par les opinions publiques, ces réponses sont devenues totalement utopiques.

 

On ne contrôle pas trois millions de km² de Sahel avec quelques milliers d’hommes et quelques avions. Ceci est d’autant plus vrai que les combattants des démocraties, c’est leur honneur mais c’est surtout leur faiblesse, ont des possibilités d’action très limitées par rapport à des adversaires qui - eux - ont dans leur boîte à outils toute la panoplie de la terreur. Une bonne partie de la solution consisterait à détruire les circuits financiers qui alimentent et récompensent les adversaires. Contrairement à l’envoi de troupes, cela demande beaucoup de courage politique et provoquerait certainement des cataclysmes internes dans beaucoup de pays. Il faudrait aussi que cette mise à plat des circuits financiers soit imposée à tous les pays. On imagine la difficulté de l’affaire.

 

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