16 février 2023

Nicole Bacharan : « Je dois tout à ma mère... »

Nicole Bacharan est bien connue des téléspectateurs : lorsqu’il est question des États-Unis dans l’actualité, on invite souvent cette experte de la politique et de l’histoire américaines, thématiques à propos desquelles elle a signé ou cosigné (avec Dominique Simonnet notamment) de nombreux ouvrages. À deux reprises jusqu’ici, elle avait d’ailleurs accepté de répondre à mes questions, une première fois à l’occasion de la présidentielle U.S. de 2016, une deuxième fois pour celle de 2020.

L’interview que vous allez ici découvrir (daté du 8 février) est basée sur tout autre chose, un ouvrage beaucoup plus personnel, "un récit qui se lit comme un roman" ; ce roman, ce récit, c’est l’histoire de sa mère, Ginette Guy, jeune femme d’à peine vingt ans qui, aux heures sombres des années 40, s’est engagée dans la Résistance.

Je remercie Nicole Bacharan pour cet échange, pour sa constante bienveillance à mon égard. Et je ne peux que vous encourager, chaleureusement, à lire ce livre, qui est empreint de tendresse, même lorsque ce qui y est raconté est glaçant. Un document finement documenté, pour mieux comprendre une époque. L’histoire d’un engagement pour la liberté, partagé par l’actrice principale et par l’auteure. Et la déclaration d’amour d’une femme redevenue fille pour sa mère, cette mère qu’elle s’était promis de protéger. Promesse tenue, Nicole! Exclu, Paroles d’Actu, par Nicolas Roche.

 

EXCLU - PAROLES D’ACTU

Nicole Bacharan :

« Je dois tout à ma mère... »

La plus résistante de toutes

La plus résistante de toutes (Stock, janvier 2023)

 

Nicole Bacharan bonjour. Comment qualifier cet ouvrage, La plus résistante de toutes (Stock, janvier 2023) ? Est-ce un roman, un récit historique, un témoignage biographique, ou quelque chose d’hybride qui mélange un peu tout ça ?

Je dirais que c’est un récit, parce que tout y est vrai, mais un récit écrit comme un roman. La matière est, à mon avis, vraiment romanesque, et j’ai eu très peu de blancs à remplir, avec suffisamment d’éléments en main pour être sûre que les petits raccords qu’il me faudrait faire soient cohérents par rapport à la réalité. Disons donc, un récit qui se lit comme un roman.

 

Est-ce que justement, en-dehors du côté émotionnel qu’on peut aisément comprendre, ce livre a été difficile à écrire ? Je pense à l’enquête, à ces recherches à mener...

Ça a été une longue enquête. Ça n’a pas été difficile dans le sens où c’est vraiment ce que j’aime faire, je l’ai donc fait avec beaucoup de plaisir, mais difficile en ce sens qu’il n’était pas évident de retrouver certains éléments. Au départ, j’avais une trame, avec ce que m’avait raconté ma mère, et pour chacune des étapes, j’ai recherché les lieux, les derniers témoins ou les descendants des témoins, les événements d'alors, le quotidien à Toulouse et Marseille au moment où ces événements concernant directement ma mère se produisaient... Et j’ai eu cette surprise de retrouver des choses sur elle et sur Jean Oberman, l’homme dont elle était amoureuse, dans des archives tout à fait officielles. À vrai dire, je ne pensais pas qu’on pouvait retrouver, dans des fonds d'archives des choses aussi spécifiques sur des personnes qui n’avaient pas marqué l’histoire, qui n’étaient pas devenues célèbres...

 

Notamment, pour ce qui concerne votre mère, ce rapport d’interrogatoire signé par le tristement célèbre officier S.S. Ernst Dunker, alias Delage...

Exactement. Là, c’est un professeur d’histoire spécialiste de l’Occupation et de l’épuration à Marseille, Robert Mencherini, qui m’a mis sur cette piste. Vous l’avez sans doute lu : au moment où la Gestapo a pris la fuite, ils ont brûlé énormément de documents, mais pas tout. Il restait notamment ce fameux rapport dans lequel ma mère est mentionnée. De manière plus attendue, il reste aussi les archives des interrogatoires du procès de Delage, qui sont déposées aux archives des Bouches-du-Rhône.

 

S’agissant de cette recherche de traces de ce passé, je trouve très émouvante aussi l’évocation que vous faites de votre rencontre avec les descendants de Jean Oberman...

Incroyable en effet... Je ne sais pas quel est votre état d’esprit par rapport à la religion : je ne suis pas très croyante, mais je ne ferme pas tout à fait la porte non plus (rires). Mais c’est vrai qu’il y a eu des coïncidences troublantes. Je raconte à la fin du livre comment, après des années de recherche, j’avais finalement renoncé à les retrouver, et comment je me suis pourtant donné une dernière chance, à lançant, comme des bouteilles à la mer, des messages sur les réseaux sociaux pendant toute une soirée et une partie de la nuit. Quand je suis allée me coucher, je me suis aperçue que c’était l’anniversaire de ma mère... Ça m’a troublée. Le lendemain, j’avais une réponse du neveu de Jean Oberman. Mais ce qui a été le plus extraordinaire, c’est la manière dont cette famille m’a accueillie. Ils auraient très bien pu, sa fille en particulier, demander que les noms soient modifiés, etc. Ce fut le contraire, vraiment. Nous sommes devenues très amies, avec Odile Oberman, on se parle souvent. Chaque fois que je fais quelque chose dans les médias par rapport à ce livre, je la préviens. Lorsque j’ai terminé mon livre, après avoir intégré pas mal des choses qu’elle m’avait dites, je lui ai donné à relire les pages concernant son père pour honorer la confiance qu’elle m’avait faite. Globalement, un cadeau fabuleux oui...

 

Et au passage, un sacré personnage, ce Jean Oberman !

Insensé, je vous l’assure ! J’ai retrouvé dans les fonds de l’INA une émission de 1992 sur les dons Juans à laquelle il avait participé, vraiment un personnage inimaginable. Je comprends qu’il ait fasciné ma mère à 20 ans, et je comprends aussi qu’ils n’aient pas pu faire leur vie ensemble (rires).

 

Vous parliez de religion tout à l’heure. On sent dans votre récit à quel point des gens, même parmi ceux qui ne sont pas religieux, ont recours à la religion en ces périodes sombres, ou simplement de grand doute...

Absolument. J’ai pu voir il y a quelques jours le prochain film de Bernard Henri-Lévy sur l’Ukraine. À un moment est interviewé un pauvre homme qui a été arrêté, torturé, etc... Il disait en substance : "J’étais seul, seul, seul, il n’y avait que Jésus-Christ pour m’aider...". Je pense que lors des moments tragiques, avoir recours à une forme de prière est assez universel...

 

On sent à vous lire une vraie aisance dans l’écriture, cela n’étonne guère, mais j’ai envie de dire, y compris en tant que romancière. Quelle lectrice de romans êtes-vous ?

J’adore lire, depuis toujours. Je lis passionnément. Ce livre, je voulais l’écrire bien, avec simplicité. Je voulais réussir à bien dire ce que j’avais à dire. Un modèle pour moi, quelque chose dont j’avais envie de m’approcher, c’est Alain-Fournier et son Grand Meaulnes. Je ne pense pas du tout l’avoir égalé, mais j’ai cherché cette simplicité : le mot juste sans effet ni volonté d’en mettre plein la vue. Une écriture, je crois, assez humble.

 

Le Grand-Meaulnes

 

Je pense que c’est plutôt réussi du point de vue du lecteur aussi. À un moment de sa vie, votre mère vous a confié, considérant son entrée dans la Résistance active, cette phrase qui m’a marqué : "Je voulais être utile. Je voulais faire quelque chose. Mais c’était un peu comme on se suicide". Comment avez-vous perçu cette phrase, et que vous inspire-t-elle ?

Je l’ai comprise comme venant d’une jeune fille qui avait le cœur brisé. Elle venait d’être frappée d’un grand chagrin d’amour, au fond de soi elle avait envie de mourir, mais elle a pensé : tant qu’à faire autant être utile. Je ne pense pas du tout qu’elle ait envisagé de se suicider au fond de son lit. Elle s’est dit qu’à ce moment-là, elle pouvait risquer, "y aller".

 

Sans trop dévoiler l’intrigue, je précise que ce moment intervient au moment de l’arrestation de Jean, et alors que Ginette vient de recevoir de sérieux motifs de douter de la réciprocité de leur amour...

Exactement. Je pense que Jean a beaucoup aimé ma mère. Il n’a simplement jamais été fidèle à personne (rires).

 

Pas d’offense à prendre à titre personnel donc...

Elle était très entière. Mais de ce grand chagrin elle a fait quelque chose de positif, en s’engageant.

 

Le retour à la maison familiale est décrit d’une façon émouvante, avec Louis, son père, partagé entre joie intense et tristesse infinie à l’idée que comme lui qui avait connu les tranchées de la guerre de 14, sa petite fille, légère et innocente quelques années auparavant, avait perdu cette insouciance, qu’elle porterait dès lors "un fardeau invisible dont elle ne pourrait plus jamais se décharger". Vous l’avez ressentie, cette pesanteur, au contact de votre mère ?

(Émue) À dire vrai, je ne l’ai comprise qu’en écrivant ce livre. Je l’avais perçue, mais sans être forcément remontée jusqu’où il fallait remonter... J’ai très bien connu mes grands-parents : j’allais passer tous mes étés d’enfant dans cette maison à Lézignan. J’étais heureuse aussi d’écrire sur eux, de les inscrire dans une forme de durée. Mais c’est vrai que la blessure très profonde que ma mère portait, j’en ai vu les traces, mais je ne l’ai comprise vraiment que très récemment. Je suis née 10 ans après la guerre, mais quand on est enfant, c’est vers l’âge de 10 ans qu’on commence à comprendre les choses, ça nous amène à 20 ans après la guerre. Et 20 ans quand on est enfant, ça paraît tellement loin... Mais pour les adultes autour de moi, c’était tout proche.

 

Et j’ai le sentiment d’ailleurs qu’un peu tout votre parcours a tendu vers ce livre, non ? Vous avez déclaré avoir eu dès l’enfance une envie viscérale de protéger votre mère, vous avez le sentiment d’une forme de promesse tenue ?

Ça va dans ce sens-là... J’ai le sentiment d’avoir fait ce que je voulais faire. De lui avoir rendu justice...

 

Jolie réponse. Est-ce qu’écrire un tel livre sur sa mère, ça ne suppose pas aussi de se faire violence, de lever un voile de pudeur ?

Si. Vraiment. D’aller au bout de ce que je découvrais, au fond. De ce que j’acceptais de voir enfin. Ça a été dur. Même dans ma volonté de la protéger, ça a été dur.

 

Vous l’avez dit d’ailleurs, il y a des choses que vous ne vouliez pas voir, y compris pour vous protéger vous aussi...

Absolument. Il y a même quelques petits détails qu’elle m’avait confiés mais que j’ai préféré garder pour moi. De toute façon, ils ne changeaient rien de fondamental à l’histoire... J’ai essayé d’être digne, en fait...

 

Ce que je trouve joli là-dedans, c’est que vous vous dessaisissez un peu de cette forme de secret pour le partager, pour partager avec le monde l’histoire de votre mère.

C’est vrai. Vous l’avez très bien compris. Ça me procure un sentiment très étrange que je ne saurais pas qualifier. J’ai commencé à faire des rencontres avec les lecteurs, vraiment les retours sont formidables. Beaucoup de gens d’un certain âge me parlent de ce qu’il s’est passé dans leur famille, on remonte aux parents, aux grands-parents... Je reçois aussi des messages de jeunes femmes, de jeunes filles qui me disent que Ginette est devenue pour elles une source d’inspiration. Qu’elle va dorénavant les accompagner. Je trouve ça formidable.

 

Oui... Cette question-là est un peu difficile, j’imagine que vous vous l’êtes posée comme nous tous en lisant ce livre : qu’aurais-je fait à sa place ? Plus dur encore : aurais-je parlé ?

Évidemment, la question sans réponse. On ne peut pas savoir, mais on se la pose. En essayant d’extrapoler, je me dis sans garantie aucune de ne pas me tromper, que si quelqu’un m’avait demandé de l’abriter pour la nuit, je l’aurais fait. Mais m’engager dans la Résistance... Ne pas parler à la Gestapo... Franchement, je doute vraiment que j’en aurais eu le courage.

 

Comme tous, je pense. Il est émouvant, le personnage de votre grand-père qui ressent cette peine de voir qu’elle a vécu ce qu’il avait vécu, alors que comme toute une génération il avait cru les horreurs derrière eux, que c’était la "Der des der"...

Oui... 25 ans après. Quand on a 25 ans, c’est une durée qui paraît colossale. Mais dans une vie d’homme ça n’est pas très long...

 

Est-ce qu’on ne se dit pas, face à un tel parcours, qu’il faut être à la hauteur, quitte à se mettre une pression irrationnelle ? Dans quelle mesure son exemple a-t-il contribué à faire de vous la femme que vous êtes ?

(Émue) Je dois tout à ma mère. Tout. Mon père a joué un rôle. Il y a des choses dont je lui suis reconnaissante. Il a notamment accepté que je fasse des études, il a travaillé pour me payer mes études... Mais c’était un homme qui n’était pas facile. Et je dois dire que toutes les options morales auxquelles j’ai souscrit me viennent de ma mère. Tout cela crée pour moi des obligations, une forme de responsabilité. Je ne suis pas sûre d’être à la hauteur... Mais disons que j’essaie d’aller vers ce qu’elle aurait souhaité.

 

En quelle année votre maman est-elle partie ? Ce n’est indiqué à aucun endroit du livre je crois.

En 1991. Elle n’a pas vécu âgée, en fait...

 

Je vais faire allusion pour cette question à une série populaire de films américains : si vous pouviez voyager dans ce passé-là, à n’importe quel moment du récit, rencontrer cette jeune Ginette, 19, 20 ans à l’époque, savez-vous ce que vous aimeriez lui dire ?

Fais attention à toi, petite... Elle est redevenue très jeune pour moi, avec l’écriture de ce livre. Je me suis fondue dans la jeune fille qu’elle a été, et mon mari qui ne l’a pas connu ne parle plus d’elle qu’en disant "la petite Ginette". Il la connaît très bien en "petite Ginette" maintenant (rires).

 

Mais c’est vrai que l’exercice doit aussi être joyeux, parce que finalement, vous décrivez votre maman jeune, belle, pleine de vie. La faire revivre.

Voilà. La faire revivre pour toujours.

 

Y compris auprès de tous ces lecteurs.

Oui. Et de ses petites-filles aussi. D’abord pour ses petites-filles, je dois dire. Et ensuite, pour tout le monde (rires).

 

Qu’est-ce qui réveille votre fibre de résistante ? La situation des Iraniens et des Iraniennes combattant la théocratie implacable des mollahs par exemple ?

Oui, je pense. Tout ce qui concerne le combat pour la liberté, la justice, l’intimité... Il m’est arrivé autre chose de très sympathique et d’un peu magique autour de ce livre. J’ai eu un très bon papier dans Elle, au départ prévu pour la semaine précédente et finalement paru avec une semaine de retard. Dans un numéro dédié aux femmes iraniennes, avec Golshifteh Farahani en couverture. Y était présent tout un portrait de femmes iraniennes, un peu plus loin le papier sur mon livre, et en fin de volume un long interview avec Ginette Kolinka... Je me suis dit : "Voilà, Ginette Guy, ma mère, est à la bonne place..." Évidemment, l’Iran, l’Afghanistan, l’Ukraine, la Syrie... autant de situations où des hommes et des femmes combattent pour la liberté...

 

Elle Femmes iraniennes

 

Combat qui malheureusement reste en effet plus que jamais d’actualité...

Jamais fini... C’est vrai que le retour de la sauvagerie de la guerre en Europe constitue vraiment un choc...

 

Oui... On a célébré il y a quelques jours les 60 ans du traité de l’Élysée qui consacrait la réconciliation franco-allemande. Votre mère avait-elle su, pu pardonner aux Allemands ? Ou bien avait-elle rapidement, lucidement fait la distinction entre les purs salauds et ceux, comme Willy, personnage attachant du récit, résolument capables d’humanité ?

Elle n’en voulait pas du tout aux Allemands... C’était très individuel en fait, ce qu’elle ressentait. À la Gestapo, elle avait d’ailleurs surtout eu affaire à des Français. Et c’est vrai qu’à la prison elle avait rencontré ces deux personnages, un vieux soldat de la Wehrmacht, et Willy, jeune homme de 18 en charge de la garder elle et ses camarades et qui avait fait preuve d’humanité, à ses risques et périls. Ce n’était pas une question de nationalité donc. Par contre, je dois dire qu’elle avait quand même assez peur de l’Allemagne (rires)... La première fois que je suis allée en Allemagne, à 20 ans, pour un échange linguistique, ça lui faisait peur. Mais je me suis fait des amis en Allemagne, et elle les recevait à la maison sans la moindre réticence. Elle n’en voulait pas "aux Allemands", mais elle avait toujours un peu peur de ce que l’Allemagne pouvait faire ou devenir.

 

Au passage, l’évasion est assez sympathique à lire. À ce moment-là, on ressent bien la joie qu’on peut avoir à se retrouver dans la nature après avoir été enfermé entre quatre murs. Vous retranscrivez bien ce sentiment...

C’est vraiment quelque chose qu’elle m’a raconté en détail. La chose certaine pour elle, c’était qu’il ne fallait pas franchir la frontière, elle devait se sauver avant...

 

Après la guerre votre mère a travaillé dans les assurances. Je me dis qu’elle aurait pu travailler à la résolution de conflits : on constate lors des interrogatoires de Delage qu’elle avait des atouts fabuleux de diplomate sous pression ?

C’est vrai. Mais elle a quand même fait partie d’une génération de femmes, et particulièrement parmi les femmes résistantes, auxquelles on a plus ou moins fait comprendre après la guerre qu’il était temps de rentrer à la maison (rires). Je crois en effet qu’elle aurait tout à fait eu sa place dans une telle carrière. Même en écrivant, et en relisant ce livre, je m’étonne de cette force. Quand elle dit à Delage ou d’autres, "Mais vous savez bien que l’Allemagne a perdu la guerre...", je trouve ça fou...

 

Ginette Guy

 

Et on dirait qu’elle réussissait à les ébranler un peu dans leurs convictions. En tout cas à les faire douter.

En tout cas elle a essayé ! (Rires)

 

Tout n’est pas comparable, et on en a déjà un peu parlé mais je reviens là-dessus : Louis, le père de Ginette, sentait monter les périls dans les années 30. Est-on aujourd’hui dans une ère de montée de tels périls ?

Oui je le pense. Mais ça ne veut pas dire qu’on ne peut pas les arrêter. On est dans la période où on peut encore les arrêter. Pour moi, les dangers sont très grands : la montée de puissances autoritaires voire dictatoriales comme la Russie, la Chine, constitue une menace réelle. Mais on est "avant". Pas pour les Ukrainiens, mais pour les Européens. Espérons qu’on saura faire ce qu’il faut pour les arrêter.

 

Vous expliquez aussi, dans un autre passage touchant du livre, que votre tropisme pour les États-Unis est né d’elle : ils étaient l’incarnation de la libération, de la liberté tout court. 20 ans quasiment se sont écoulés depuis l’invasion de l’Irak. On pense aussi au Vietnam, et pas que... Le rêve américain tel qu’on le concevait a-t-il été dévoyé ? Malgré tout, ils restent les champions de la liberté, le "dernier espoir de l’homme" ?

C’est affreux à dire, mais je pense que oui. Quoique... Vous citez le Vietnam, l’Irak, et bien d’autres situations au cours desquelles les idéaux américains ont été complètement dévoyés, beaucoup de crimes commis. Que dire aussi de l’esclavage, du génocide des Indiens... l’histoire américaine est essaimée de tragédies. À plusieurs reprises on a pu penser que c’était fini, qu’il ne restait plus rien. Et en même temps, jusqu’à présent, et même en gardant tout cela en tête, on constate que les ressorts démocratiques sont toujours là. C’est vrai que l’élection et le mandat de Trump ont été épouvantables, une destruction de tout ce que l’Amérique devrait être. Puis Biden a été élu, même si ça n’a rien résolu sur le fond. Et, en 2022, alors qu’il y avait beaucoup d’anxiété, les gens sont allés voter en grand nombre aux midterms, croyant encore au bulletin de vote. Des résultats se sont fait attendre, eh bien on a attendu pacifiquement. Et les résultats ont été acceptés. Et il me semble que les États-Unis ont réussi à solidifier une coalition derrière l’Ukraine qui pour l’instant tient toujours. Donc au fond, quand il s’agit de défendre la liberté, il nous reste encore les États-Unis. En étant lucide sur le fait qu’un pays mêlé à tant de trahisons, à tant de tragédies ne peut être idéalisé. D’ailleurs on évoque le rêve américain, il y a aussi un rêve européen, mais je pense que les Européens ont bien du mal à assumer la responsabilité de défendre ce rêve.

 

Même si on a le sentiment que s’agissant de l’Europe les choses bougent désormais un peu...

Oui c’est vrai. Mais c’est difficile.

 

J’avais une autre question à propos des États-Unis, même si on s’éloigne un tout petit peu du sujet principal. Êtes-vous de ceux qui souscrivent à l’idée d’une "guerre civile froide" aux États-Unis actuellement ? Et si oui, Joe Biden a-t-il un peu réussi à guérir le pays ?

Pas vraiment... Les ferments antidémocratiques instillés par Trump ont prospéré : la plaie du complotisme, des fake news, la radicalisation d’une partie du camp républicain... tout cela est encore bien vivant. Mais je crois que le président actuel est un homme raisonnable, calme, il ne tweete pas d’injures au quotidien - il ne tweete d’ailleurs jamais. Il contribue à abaisser le niveau des tensions dans le débat public. Mais c’est très fragile...

 

Vos projets et surtout vos envies pour la suite ?

J’hésite. Je n’ai pas encore arrêté mon prochain projet. Je veux continuer à écrire bien sûr, c’est tout ce que je sais faire, pour dire les choses simplement (rires). Ce livre m’a tellement prise, et le soutenir maintenant dans sa nouvelle vie me prend tellement de mon énergie, mais de manière heureuse, que je veux faire ensuite quelque chose qui m’importe vraiment. On m’a proposé des choses, mais je ne suis pas encore convaincue.

 

Et on se dit qu’une telle histoire, tellement bien racontée, pourrait faire l’objet d’une adaptation à l’écran. Est-ce que vous en auriez envie ?

J’aimerais beaucoup. Quelques personnes m’ont déjà dit la même chose, et c’est vrai que ça pourrait être un scénario. Mais on verra, pour l’instant on en est au début de la nouvelle vie de ce livre...

 

Aimeriez-vous que ce livre soit traduit ?

Bien sûr. Je crois que cette histoire est au fond universelle. Et il y a aussi toujours beaucoup d’intérêt pour la période très trouble de la Seconde Guerre mondiale, on n’a jamais fini de l’explorer.

 

Écrire d’autres romans, vous pourriez en avoir envie aussi ?

Cela fait partie des choses auxquelles je réfléchis…

 

 

N

 

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12 janvier 2023

Paul Jankowski : « Les années 30 constituèrent un crash-test redoutable pour les démocraties... »

Celles et ceux qui ont au moins le souvenir des dates historiques savent qu’on commémorera bientôt, le 30 janvier pour être précis, le 90e anniversaire de la nomination à la charge de chancelier d’Allemagne d’Adolf Hitler. Le président Paul von Hindenburg, tenant compte des réalités issues des récentes élections législatives, nommait à la tête du gouvernement, avec le soutien des élites conservatrices, le chef du Parti national-socialiste, cet homme apparemment brouillon qu’on prenait un peu de haut et que tous ou presque pensaient pouvoir contrôler, neutraliser même. Chacun sait à quel point ils se trompèrent face à un Hitler suprêmement habile : dans les semaines et les mois à venir, il allait avec ses alliés s’assurer une mainmise ferme, puis rapidement absolue, sur tout l’appareil d’État d’une république redevenue Reich.

Tout cela, dans les grandes lignes, on connaît. Mais il s’agit de replacer le tout dans un contexte plus large, celui, global, des débats qui dans les années vingt et en ce tout début des années trente agitèrent les sociétés et tendirent les relations internationales. Tout ne se joua pas à Berlin, loin de là. C’est ce que nous rappelle avec brio Paul Jankowski, professeur d’Histoire à la Brandeis University (Massachusetts). Dans son ouvrage Tous contre tous - L’hiver 1933 et les originede la Seconde Guerre mondiale (Passés / Composés, octobre 2022), ce diplômé d’Oxford, fin connaisseur de la France - et parfait francophone ! - nous raconte avec érudition et de manière très vivante, comme le chroniqueur d’une actualité immédiate, cet hiver 1933 au cours duquel le monde prit certainement, pour des raisons multiples, la direction de grands périls.

M. Jankowski a accepté de répondre à mes questions en ce mois de janvier, je l’en remercie d’autant plus chaleureusement qu’il l’a fait avec beaucoup d’implication, et aussi parce qu’il m’a témoigné une considération touchante. Puisse cette lecture donner des clés pour mieux comprendre ce passé compliqué et mieux appréhender notre présent qui ne l’est pas moins ; j’espère également qu’elle vous donnera envie de vous emparer de son livre, vous ne le regretterez pas ! Exclu, Paroles d’Actu, par Nicolas Roche.

 

EXCLU - PAROLES D’ACTU

Paul Jankowski : « Les années 30

constituèrent un crash-test redoutable

pour les démocraties... »

Tous contre tous

Tous contre tous - L’hiver 1933 et les origines

de la Seconde Guerre mondiale (Passés / Composés).

 

Paul Jankowski bonjour. Pourquoi ce focus, dans vos études, sur ces années trente si riches en évènements, et notamment sur la France (l’affaire Stavisky, etc...) ? Cette époque-là, tellement importante pour l’humanité, a-t-elle aussi une résonance particulière dans votre vie ?

pourquoi les années 30 ?

Fréquemment, un hasard éveille la curiosité, voire une passion, pareil à une rencontre fortuite mais lourde de conséquences. Ayant passé une partie de mon enfance à Genève, puis plus tard à Paris, et ayant été pris d’affection durable pour la France depuis cet âge, j’ai poursuivi ultérieurement mes travaux historiques comme moyen d’y retourner et d’y revivre.

Pourquoi les années trente, décennie sombre, plus travaillée qu’aucune autre  ? Au début, peut-être, des images qui n’avaient rien de sombre ont éveillé chez moi l’envie de me rendre sur les lieux - les grands films de Carné, de Renoir, de Clair, les photos de Brassaï, même les actualités Pathé-Gaumont. Ainsi, je me suis retrouvé, à Marseille dans les années 1980, travaillant pour Oxford une thèse sur un mouvement d’extrême-droite de l’entre-deux-guerres et de l’Occupation. Peut-être aussi parce que, né d’une mère américaine et d’un père polonais qui se sont connus au Palais des Nations à Genève quelques années après une guerre mondiale qui, pour eux, n’avait d’expérience partagée que sa date terminale, je voulais comprendre...

Aujourd’hui, mes travaux portent sur les origines de ce conflit, un peu partout. Mais j’en suis venu à l’histoire internationale par le biais de la France, et non l’inverse. J’ai abordé Verdun, dans mon ouvrage sur l’histoire et la mémoire de la bataille, dans une optique allemande aussi bien que française. Puis ce fut l’ouvrage dont il est question ici.

 

Ouvrage riche sur lequel il y a de quoi dire... Le tableau que vous dressez de ces années 1932-33 est sinistre : on se figure un train qui se dirige lentement face à un mur alors qu’à plusieurs moments on aurait pu l’arrêter. Le lecteur assiste à tout cela impuissant, consterné, tandis qu’on sait, nous, à quel point l’histoire s’est mal finie. Tous contre tous : les satisfaits des traités de Paris devenus anxieux tandis que leurs frustrés se font ouvertement révisionnistes ; les démocraties tétanisées face à d’anciens régimes pluralistes tombés sous la coupe d’un parti, d’une faction (Italie, puis Japon, puis Allemagne) ; ceux qui espèrent du nouvel ordre international qu’il les protège (sécurité collective, coordination économique et financière) et ceux qui en sont arrivés à vouloir le torpiller, etc...

À quels moments de l’histoire cette trajectoire vers l’abîme aurait-elle pu être infléchie ? Les raisonnements des uns et des autres se justifiaient sans doute en leur temps mais objectivement, qui a contribué au pourrissement au profit des dictatures agressives ? Et qui a été clairvoyant en ces années trente ?

d’un certain ordre vers le chaos

«  Qu’aurais-je fait à leur place  ?  » C’est la question qu’il faut se poser si on s’érige en juge des acteurs du passé, ce qui revient à se demander si, dans l’état de leurs connaissances et vu les contraintes qu’ils subissaient, ils auraient pu ou dû agir autrement.

À mon avis, à plusieurs reprises entre 1931 et 1936, une menace crédible de guerre préventive proférée par les puissances démocratiques à l’encontre des trois puissances prédatrices, aurait pu arrêter la course à l’abîme à laquelle vous faites allusion. Les trois grandes puissances démocratiques, vainqueurs de 1918, étaient en mesure de dissuader le Japon, l’Italie, ou l’Allemagne, à condition d’y tenir, d’agir ensemble, et de bénéficier du soutien de l’opinion publique – trois conditions qui leur manquaient cruellement.

Pour couper court, et en simplifiant, prenons le cas du IIIe Reich. À la fin août 1939, à la veille de l’invasion de la Pologne, Hitler a acquis la certitude que ni la France ni la Grande-Bretagne n’interviendra. Un an auparavant, à Munich – conférence dont il ne veut pas, cherchant avant tout une courte guerre germano-tchécoslovaque qui anéantira celle-ci – il cède devant les mobilisations françaises et britanniques et les appels de ses propres généraux, et consent à ne s’emparer que des Sudètes. Trois ans auparavant, en 1936, il ordonne aux deux divisions en Rhénanie démilitarisée de se retirer au moindre signe de résistance française. Avant 1936, l’équilibre des forces est tel qu’il est hors de question d’entreprendre un tel pari.

C’est dire que la dissuasion était possible, mais devenait de plus en plus aléatoire après 1936, au fur et à mesure que l’Allemagne s’armait. Pourquoi ne pas y avoir eu recours avant  ?

D’abord, parce qu’on comprend mal le nazisme à ce moment. Des clairvoyants dont vous faites mention, il y en a, mais très peu parmi les dirigeants, qui connaissent la menace allemande pour l’avoir éprouvée en 14-18 mais qui ne voient pas jusqu’où mène le racisme biologique au pouvoir à Berlin. Deuxièmement, parce que les trois vainqueurs de la Grande Guerre – la France, la Grande-Bretagne, les États-Unis – loin d’être unis, se méfient l’un de l’autre ; la faute en incombe non à la France, mais aux deux autres, et cela depuis 1919. En dernier lieu, et crucialement en démocratie, c’est l’opinion publique – qui, très majoritairement, ne veut pas de guerre, sinon défensive, ni de dépenses militaires en ces temps de crise, ni, donc, de dissuasion, et celle-ci repose, on le sait, sur la crédibilité de celui qui entend l’exercer.

Peut-on donc en vouloir aux hommes politiques de la première moitié des années trente d’avoir réagi aussi passivement  ? Sans doute les circonstances étaient-elles plus fortes qu’eux. Mais ne pas avoir cherché à éveiller et éduquer l’opinion, ne pas avoir tiré l’alarme, au risque de se faire chasser du pouvoir  ? La démocratie n’est pas faite pour ces conjonctures. Très tardivement, en 1938 et 1939 pour l’essentiel, un sursaut national se fait sentir en France et en Grande-Bretagne, alors qu’aux États-Unis, Roosevelt prend enfin conscience du danger. Mais c’est très tard...

Si par «  pourriture  » on entend les racines du mal dans les relations internationales, je crois qu’il faudrait s’interroger alors sur l’émergence d’une polarité entre puissances prédatrices et puissances passives. Cela se met au clair vers 1933 mais les origines remontent plus loin, et je crois qu’il faudrait se demander aussi pourquoi les premiers cherchent à se transformer radicalement chez eux alors que les seconds s’imaginent fréquemment capables de revenir vers des temps plus heureux, tout en se réformant pragmatiquement. Cela s’étend au-delà d’une simple distinction diplomatique entre pays du statu quo et pays révisionnistes.

 

Quelle responsabilité particulière attribuez-vous à Franklin Roosevelt quant à l’installation d’un climat général ayant favorisé une conflagration catastrophique ? A-t-il dissimulé ses orientations politiques véritables, essentiellement libérales, par prudence vis-à-vis de son opinion, par manque de courage peut-être ? A-t-il épousé sincèrement de vieux réflexes isolationnistes face à cette vieille Europe bien agaçante avec peut-être une forme de cynisme quant au fait de la laisser s’affaiblir ? Ou bien a-t-il véritablement manqué d’un sens de l’histoire ?

la part de Roosevelt

Ses convictions intimes et ses responsabilités devant la descente vers la guerre sont particulièrement malaisées à établir. On l’appelait, et pour cause, «  le Sphinx  » : il se confiait rarement, se contredisait fréquemment. Des interlocuteurs successifs prenaient congé de lui convaincus d’avoir entrevu son for intérieur et d’avoir gagné son soutien, en emportant des paroles de sa part manifestement incompatibles.

Ses critiques l’accusent d’avoir sciemment entrainé les États-Unis dans la Seconde Guerre mondiale. Ses défenseurs – pour la plupart des historiens de métier – considèrent que, foncièrement internationaliste sinon interventionniste, il n’a cédé aux isolationnistes que par force majeure, contre son gré, et pour sauvegarder politiquement son New Deal et son plan de relance.

Pour ma part je penche plutôt de ce côté, sauf à remarquer que son prédécesseur, Herbert Hoover, n’a pas droit à la même indulgence. Roosevelt, fervent défenseur de la Société des Nations en 1920, suit l’opinion publique en tant que candidat à la présidence en 1932, puis se consacre pendant son premier mandat à la crise intérieure tout en menant une politique étrangère des plus passives, aussi isolationniste, voire plus, que celle de Hoover. Pendant son deuxième mandat (1937-1941) il commence à se retourner de nouveau, mettant progressivement ses compatriotes en garde contre les dangers de l’Axe qui se dessine. Il cherche dorénavant, très prudemment, à préparer l’opinion. À mon avis, il se comporte dès lors en dirigeant qui cherche à mener, et non à suivre l’opinion. Il n’empêche qu’il envoie un télégramme de félicitations au Premier Ministre Neville Chamberlain à la suite des accords de Munich en 1938, et qu’il se présente pour un troisième mandat en 1940 en candidat de la paix. L’opinion américaine d’alors – même après l’effondrement de la France - est certes très hostile envers l’Axe, elle soutient l’aide croissante envoyée à la Grande-Bretagne, mais elle est résolument hostile, aussi, à toute participation directe au conflit. À la fin, c’est l’attaque japonaise de 1941, suivi de la déclaration de guerre d’Hitler aux États-Unis, et non Roosevelt, qui enflamme et retourne l’opinion, et qui produit ce sursaut national qui va balayer l’isolationnisme pour bien des années à venir.

Je trouve le Roosevelt du New Deal bien plus hardi que celui de la politique étrangère pendant ces années. On pourrait dire aussi que Roosevelt s’est longtemps rallié à l’isolationnisme devant la nécessité politique, un peu comme Léon Blum s’est rallié à la non-intervention en Espagne en 1936  ; mais il me semble que Roosevelt s’est plié bien plus volontiers, et avec beaucoup moins d’angoisse, que Blum.

 

Si par extraordinaire vous pouviez, avec vos connaissances d’aujourd’hui, remonter dans le temps pour vous entretenir une heure durant avec une personnalité de l’époque, pour le conseiller, l’alerter sur ce qui risque d’avenir, votre choix se porterait sur Roosevelt, quelqu’un d’autre ? Et que diriez-vous à la personne choisie ?

retour vers le futur

J’aurais envie d’un entretien avec Staline, à la veille de la signature du pacte germano-soviétique en août 1939. Certes, il se servira du pacte pour annexer les pays baltes, l’est de la Pologne, et la Bessarabie, et pour détourner Hitler vers l’ouest. Mais je le mettrais devant la perspective d’un Hitler qui se retournera contre lui moins de deux ans plus tard avec l’Europe à ses pieds – grâce en partie au même pacte –, et qui sera tout près d’anéantir l’Armée rouge et avec elle, l’URSS. Que me répondrait-il  ?

 

J’aimerais sur cette question, votre intime conviction : la Seconde Guerre mondiale débute-t-elle finalement à Paris (1919-20), à Wall Street (1929), à Mukden (1931), à Genève (1932-4) ou à Munich/Dantzig (1938-9) ?

le démarrage de la Seconde guerre mondiale

À mes yeux, toutes ces dates marquent les origines de la guerre, mais non son début. Celui-ci n’a lieu littéralement qu’en 1941, avec l’entrée en guerre de l’URSS et des États-Unis, en raison non de ne je ne sais quelle mission salvatrice mais des agressions dont ils sont les victimes. Jusque-là, nous avons affaire à deux guerres régionales distinctes, en Europe et en Asie de l’Est  ; à partir de décembre 1941, les deux sont jointes.

Quant aux dates que vous citez  :

  • 1919/1920 : Je ne souscris pas à la thèse qui attribue aux traités de paix la responsabilité de la guerre. Les anciens Alliés ont supprimé la plupart des clauses du traité de Versailles préjudiciables à l’Allemagne avant que Hitler ne déclenche une nouvelle guerre, qui, de toute façon, visait bien plus loin que Dantzig. Il est vrai que les pays mécontents des traités, dont l’Italie, la Hongrie, etc., ont pu semer l’instabilité mais en même temps leur ambitions étaient très démesurées.
     
  • 1929 : Les causes de la grande crise économique mondiale ne se cantonnent pas au krach de Wall Street. Bien que celui-ci ait donné une sorte de coup d’envoi, en provoquant par exemple des paniques bancaires et financières ailleurs, les crises apparaissent dès les années vingt et les politiques gouvernementaux des années trente sont parfois déterminantes. Mais, comme année-symbole, 1929 est pratique.
     
  • 1931 : L’invasion japonaise de la Mandchourie est parfois prise comme le début de la seconde guerre sino-japonaise qui dure jusqu’en 1945. L’invasion de 1937, où le Japon s’en prend à toute la Chine et provoque ainsi un état de guerre avec le gouvernement du Kuomintang de Chiang Kai Shek, est plus fréquemment citée. Dans les deux cas, il ne me semble pas qu’on puisse y situer le début de la Seconde Guerre mondiale littéralement. La guerre sino-japonaise n’a pas entraîné les autres puissances directement. Il est vrai qu’en 1940 et 1941, la résistance croissante des États-Unis (ici, de Roosevelt) aux ambitions japonaises en Chine, qui a envenimé les rapports avec le Japon, est pour beaucoup dans la décision japonaise ultérieure d’attaquer Pearl Harbor. Mais de là à dire que la Seconde Guerre mondiale commence en 1931...
     
  • 1938 (Munich) et 1939 (Dantzig) : Déchirant les accords de Munich, Hitler envahit la Tchécoslovaquie, et faisant fi des garanties britanniques et françaises, envahit la Pologne, s’assurant peu auparavant de ses arrières par le pacte germano-soviétique. C’est le début de la guerre en Europe...

Plus que la guerre en Chine, cette guerre en Europe va se répercuter fortement ailleurs. L’effondrement militaire de la France en 1940, l’isolement de la Grande-Bretagne, l’invasion de l’URSS en 1941 vont libérer les forces armées et navales japonaises. Dorénavant les présences dissuasives ─ soviétique au nord, française, britannique et néerlandaise au sud ─ sont plus ou moins hors de combat ou très affaiblies (les Français ne se rendent pas compte aujourd’hui de la portée mondiale de la défaite de 1940). Par conséquent, la seule vraie force de dissuasion restant en lice alors est la flotte américaine du Pacifique, en rade à Pearl Harbor...

Ce n’est qu’alors que commence la Seconde Guerre mondiale. J’ajouterais qu’en septembre 1939, Chamberlain ne conçoit pas la guerre qui commence avec l’Allemagne comme une guerre mondiale...

 

Vous avez une connaissance fine de la manière dont cette guerre a été vécue, notamment, aux États-Unis et en France. Quel regard portez-vous sur la perception qu’on en a aujourd’hui de part et d’autre de l’Atlantique ? Les débats d’historiens sur l’époque sont-ils réellement différents selon qu’on se trouve à Yale, à Oxford ou à Paris ?

historiens et mémoire(s) collective(s)

Dans la mémoire collective, telle qu’elle se révèle dans la culture de masse, les commémorations, etc., la Seconde Guerre mondiale reste pour les Américains – à la différence de la première, et de la grande saignée de la Guerre civile (plus communément appelée Guerre de Sécession en France, ndlr) – une bonne guerre. Ils ne l’ont pas déclenchée, la cause était juste, ils l’ont gagné, ils ont libéré les autres (depuis les années 1970, la connaissance de l’Holocauste aux États-Unis se répand sans cesse et s’y ajoute, un peu à part). Pour les Britanniques, la mémoire clé est bien celle de 1940, quand ils ont tenu seuls. Je mets à part ici les Soviétiques, y compris les Russes, chez qui ce conflit colossal prend des dimensions sacrées, ainsi que chez les Chinois.

La connaissance des chapitres plus sombres n’arrive aux États-Unis que plus tardivement, le fait fréquemment d’historiens de métier. Il est vrai qu’un pays qui a évité l’occupation n’aura pas de collaborateurs à avouer. Mais le bombardement des villes allemandes et japonaises, jusqu’à Hiroshima et Nagasaki  ? Et les tensions raciales aux États-Unis, et les internements des Américains d’origine japonaise  ? Déjà, dans les années 1970, la Maison Blanche présente des excuses à ceux-ci, puis des indemnités en 1988, alors que la polémique sur l’emploi de la bombe atomique fait rage depuis des années. Mais ces débats, ainsi que les travaux universitaires plus récents sur les tensions raciales et sociales dans quelques grandes villes, n’entament pas, à mes yeux, l’enracinement ou l’acceptation à travers les générations d’une «  bonne guerre  ».

Cela constitue depuis longtemps une différence capitale entre les États-Unis et la France, où depuis 40 ans on démystifie et désacralise la version gaullienne, on ouvre des dossiers sériels sur Vichy, la collaboration, les déportations, parmi d’autres. La France est loin d’être seule en Europe à poursuivre ce travail pénible, mais il me semble qu’elle était en avance sur beaucoup d’autres, surtout en Europe de l’Est où toute réflexion de la sorte était impossible avant l’effondrement du communisme soviétique. Elle ne devient vraiment possible en URSS que sous Gorbatchev, avant d’être sévèrement réprimée de nouveau de nos jours sous Poutine.

 

On a souvent tendance à faire parler un peu trop l’histoire pour expliquer après coup les évènements de notre temps. Mais on dit aussi que l’histoire bégaie, et entre la guerre que mène la Russie contre l’Ukraine et la rivalité de plus en plus vive entre l’Amérique et la Chine on en a pour son argent... Voyez-vous dans le monde de 2023 des choses qui rappellent ce que fut le monde il y a 90 ans, et est-on encore collectivement à bord d’un train dont le trajet finira mal ?

revit-on les années 30 ?

Vous avez raison, je crois, de laisser de côté la montée des populismes nationalistes, qu’à tort ou avec raison on assimile souvent aux fascismes des années 30, et de soulever les relations internationales. Surtout la guerre en Ukraine.

Déjà, dans les années 30, Staline voit l’Ukraine comme terrain d’entreprises subversives occidentales. Et il voit la résistance paysanne à la collectivisation soviétique comme inspirée par un nationalisme ukrainien assorti des tentatives des puissances capitalistes de le détacher de l’URSS. Poutine cherche à arrêter net la dérive ukrainienne vers l’Occident. Entre la violence anti-ukrainienne d’alors et d’aujourd’hui, on pourrait dresser des parallèles...

Mais cette guerre a des origines plus lointaines encore. L’empire russe avait cherché à bâtir une zone tampon sur les frontières occidentales, ainsi qu’une frontière défensive poussée vers l’ouest. Staline réussira, grâce à la Seconde Guerre mondiale, à rétablir ces frontières. Poutine ne peut pas aller jusque-là, mais l’impulsion part aussi d’une idée impériale russophone.

Quant à la réponse de l’Occident, on ne peut qu’être frappé par l’insouciance, presque, des dirigeants français et allemands depuis 2014 et les premières annexions flagrantes commises par les Russes. En février 2015, le président Sarkozy déclare dans Le Monde : « (Les habitants) de Crimée choisissent la Russie, on ne peut pas le leur reprocher... Si le Kosovo a eu le droit d’être indépendant de la Serbie, je ne vois pas comment on pourrait dire avec le même raisonnement que la Crimée n’a pas le droit de quitter l’Ukraine pour rejoindre la Russie ». N’est-on pas en droit de rappeler ce qu’on disait en Grande-Bretagne en 1936, au moment de l’occupation de la Rhénanie par Hitler  : «  Ils ne font que rentrer dans leur propre arrière-cour  » («  their own backyard  »), ou de parler ici «  d’apaisement  » ─ «  appeasement  », la politique à jamais accolée au nom de Neville Chamberlain, qui qualifiait la Tchécoslovaquie en 1938 de «  pays lointain, dont nous ne savons rien  »  ?

De même, on ne peut qu’être frappé par le revirement de l’opinion publique, aujourd’hui et alors. À la suite de l’agression russe en février 2022, une vague d’indignation traverse l’opinion, la presse, et la classe politique en France et en Allemagne. Le Monde parle de «  15 ans d’indulgence  ». En Allemagne le retournement de la politique gouvernementale est dramatique  ; récemment le chancelier Schulze l’a qualifié de Zeitenwende, ou tournant séculaire. N’est-ce pas analogue aux revirements des deux côtés de la Manche pendant l’hiver 1938-1939, entre Munich en septembre et l’entrée des troupes allemandes à Prague en mars 1939, quand un sursaut dans l’opinion – plus de conciliabules  ! plus de concessions  ! - emporte les dirigeants, qui adoptent enfin une politique de dissuasion à part entière, assortie d’une garantie militaire à la Pologne, la Roumanie, et la Grèce ?

Point n’est besoin de pousser ces parallèles hasardeux trop loin, mais parfois on y résiste mal : d’un côté, volonté ardente de vivre, de commercer, de dialoguer avec le grand voisin à l’est  ; d’un autre, cynisme érigé en culture politique...

Nous voilà confrontés à la guerre inter-étatique, avec un acteur cherchant à annexer un territoire voisin, chose que nous n’avons pas vue en Europe depuis, justement, 1939-1945.

Pour ce qui est de la rivalité croissante entre les États-Unis et la Chine, je ne vois pas de parallèle convaincant. En revanche, la parenté de celle-ci avec la puissance navale montante de l’Allemagne avant 1914 menaçant la puissance établie de la Grande-Bretagne a déjà fait couler de l’encre. Mais ceci nous mènerait loin...

 

Il est beaucoup question dans votre ouvrage on l’a dit, de ces tentatives dans les années vingt et trente de mettre en place des systèmes de sécurité collective (via la Société des Nations) et de concertation économique visant la diminution des risques de conflit et l’évitement des politiques monétaires et économiques qui iraient dans le sens d’un repli sur soi. Il y a eu faillite de cette sécurité politique et économique collective ; sommes-nous réellement, de ce point de vue, mieux armés aujourd’hui pour désamorcer les crises, plus enclins à la jouer collectif ou bien se leurre-t-on à le croire ?

une sécurité collective plus fiable ?

Oui, je crois qu’on peut parler dans les deux cas d’un passage d’une période d’ouverture à une période de fermeture. Dans les années vingt, on voit des tentatives de mettre sur pied des organismes multilatéraux, de retrouver l’économie mondiale d’avant-1914, notamment grâce au libre-échange et à l’étalon-or  ; on voit également des tentatives de mettre les relations internationales sur une base plus solide que l’équilibre aléatoire des puissances d’avant-1914, de bâtir la SDN, la sécurité collective, dans la mesure du possible, l’autodétermination, et ainsi de suite. Durant les années trente, les mêmes organismes et des mêmes espérances s’effondrent. C’est le repli sur soi, l’abandon du multilatéralisme et de la sécurité collective, la course aux armements surtout après 1935-6, et les crises en série (mon livre évoque le passage de l’un à l’autre, le moment où le monde pivote).

De nos jours, pour forcer la comparaison grossièrement : après l’effondrement de l’URSS en 1991, à la suite de celui du mur de Berlin, surgissent des espoirs d’un nouvel ordre mondial, libéral, promouvant les droits de l’Homme, la démocratie, un ordre assuré par la croissance, le libre-échange, les organisations internationales et en dernier lieu par la puissance militaire des États-Unis. Il n’en est rien, et nous voilà ramenés aux guerres commerciales, aux rivalités de grandes puissances, même à une guerre en Europe d’annexion territoriale, à un monde somme toute du chacun pour soi et du sauve-qui-peut. Le revirement et la déception rappellent le tournant du début des années trente.

Mais il faut nuancer. Si la fragmentation, si un monde de chacun pour soi, du sauve-qui-peut, semblent s’installer, nous ne revenons pas pour autant aux années 30. Le protectionnisme est un moindre mal que dans les années trente, quand le commerce mondial s’arrête presque entièrement – du moins, réduit des deux tiers. Aujourd’hui cela se pratique plutôt en empêchant l’autre d’accéder aux matières stratégiques. Le monde d’aujourd’hui dispose d’une pléthore d’organismes multilatéraux qui n’existaient pas alors – G8 (ou G7 avec l’exclusion de la Russie), G20, Organisation mondiale du Commerce, et bien d’autres. Les acteurs sont nouveaux et là réside la différence majeure : nous avons l’Union européenne d’une part, et l’engagement soutenu des États-Unis d’autre part. Rien de pareil n’existait dans les années trente. Fragmentation et chacun pour soi, oui, mais moyens de maîtrise aussi.

 

Quels sont vos projets d’étude pour la suite ? Quels points méritent à votre avis d’être approfondis pour mieux appréhender ce qui survint entre les années vingt et quarante ?

what’s next ?

Je n’ai fait qu’effleurer le sujet, il me semble, et je travaille sur un ouvrage qui fera suite au dernier. La Seconde Guerre mondiale m’apparaît comme une grande crise des identités nationales, issue d’une décennie au cours de laquelle chacun cherche à se transformer ou à se définir. Les plus agressifs à domicile le sont également à l’étranger  : la politique étrangère et la politique intérieure se confondent, on se définit en s’imposant dans le monde ou en s’en retirant, et s’ensuit une sorte d’autodafé des nations. Il sera donc essentiel de démontrer des continuités dans les comportements entre les dernières années de paix et les premières années de guerre, entre 1936 en 1942 environ  : on fait la guerre comme on a fait la paix...

 

Un dernier mot ?

Toute cette histoire me fait réfléchir à la doctrine réaliste, selon laquelle les États n’agissent dans l’espace entre eux que par souci de sécurité. Les petits contrebalancent les grands en se liguant contre eux, chacun cherche forcément à s’agrandir ou à se protéger, en se cognant et se rejetant comme des billards. À mes yeux, ceci rend compte du jeu tactique diplomatique mais non pas des ressorts plus profonds des comportements interétatiques, où l’imaginaire et la mémoire, et même des fantasmes entrent en lice. Ce que veut un État dans le monde est fonction aussi de la façon dont il se comprend. Le réalisme ne peut pas rendre compte de la vision raciale nazie, la paranoïa soviétique, l’angélisme américain, qui sont fondamentaux dans les années trente et qui sous-tendent leurs comportements à travers la décennie.

Je voudrais en somme raconter cette histoire de l’intérieur des nations elles-mêmes. Les hommes d’État, dans cette optique, deviennent des porte-paroles, des disciples de leurs publics nationaux en même temps que des meneurs. Et dans cette optique, je l’admets, les relations internationales commencent chez soi, à domicile.

 

Paul Jankowski

Photo : Hannah Assouline.

 

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21 mars 2022

Jean Lopez : « La Grande Guerre patriotique a refondé l'Union soviétique »

Il y a quelques mois, après avoir lu Barbarossa : 1941, la guerre absolue (Passés/Composés, août 2019), ouvrage monumental et multi-récompensé qu’il a cosigné avec Lasha Otkhmezuri, j’ai souhaité proposer une interview à Jean Lopez. J’ai vite compris qu’elle serait difficile à caser dans ses agendas très chargés : M. Lopez, historien prolifique et respecté, est aussi un journaliste fort occupé, à la tête notamment de Guerres et Histoire, le bimestriel qu’il a fondé en 2011. Je m’étais d’ailleurs fait à l’idée que cette interview ne se ferait pas. Mais il m’a recontacté il y a quelques jours, alors que la guerre en Ukraine faisait rage. L’échange a eu lieu par téléphone le 14 mars, dans ce contexte chargé qui a évidemment été abordé parce que, s’agissant notamment de l’ancien espace soviétique, ce passé-là n’est jamais bien loin. Un grand merci à M. Lopez pour m’avoir accordé de son temps. Et je ne puis que vous recommander, avec conviction, de vous emparer de l’ouvrage cité plus haut : les dessous et les faits de la colossale et monstrueuse campagne Barbarossa, déclenchée il y a 80 ans et neuf mois, y sont relatés avec une grande précision qui rend le tout plus glaçant encore. Exclu, Paroles d’Actu, par Nicolas Roche.

 

EXCLU - PAROLES D’ACTU

Jean Lopez : « La "Grande Guerre

patriotique" a refondé l’Union soviétique... »

Barbarossa

Barbarossa : 1941, la guerre absolue (Passés/Composés, août 2019).

 

Jean Lopez bonjour. La Russie de Vladimir Poutine a enclenché il y a trois semaines une invasion de l’Ukraine. Faut-il rechercher dans ces développements tragiques, et dans les relations entre les deux pays, des points de tension pouvant aussi remonter à la "Grande Guerre patriotique" (l’appellation donnée dans l’ex espace soviétique à la guerre contre les Allemands entre 1941-45, ndlr) ?

Poutine : la rhétorique décryptée

Jusqu’à preuve du contraire, l’Ukraine était alors une république soviétique. Elle s’est battue contre l’envahisseur et a été occupée entièrement, à la différence de la Russie. Elle a proportionnellement plus souffert de l’occupation nazie que la Russie. Je vois donc mal quelle rancoeur la Russie pourrait nourrir à son endroit. Mais effectivement, quand on écoute le discours, les éléments de langage utilisés, bien sûr que Moscou utilise, pour diaboliser ses ennemis, le vocabulaire issu de la Seconde Guerre mondiale. La première déclaration du président Poutine, le 24 février, mettait en avant un objectif de "dénazification" de l’Ukraine. Affirmer que l’Ukraine est nazie est une absurdité complète, ça n’a aucun sens. Ce même reproche avait été adressé par les Russes aux Pays baltes à partir de 2005. Le discours était identique. En s’appuyant sur quoi, au fond ? Sur le fait qu’il y avait eu des collaborateurs des nazis en Ukraine et dans les Pays baltes. Mais cette observation en appelle une autre : il y a eu aussi des collaborateurs des Allemands en Russie.

« On manipule l’Histoire en faisant comme si la lutte

contre les nazis n’avait été que le fait du peuple russe. »

Tout le monde connaît le général Vlassov qui, avec ses 40.000 hommes, s’est mis au service de la Wehrmacht et même des SS. Il y a eu dans chaque village russe des collaborateurs dans la police qui se sont également mis au service des nazis. Il s’agit donc bien d’une falsification de l’Histoire qui s’appuie sur le fait que les Lettons, par exemple, ont donné deux divisions à la Waffen-SS, et que les Ukrainiens lui en ont donné une (la 14e division SS, la Galizien). Mais l’on compte quantité de divisions venues de Russie, je pense notamment à certaines unités de Tatars mais aussi de Cosaques qui se sont également engagés dans la SS. On manipule donc l’Histoire en faisant comme si la lutte contre les nazis n’avait été que le fait du peuple russe : cette lutte a été menée par toutes les républiques soviétiques, il faut encore le rappeler.

 

Et il est important, en ce moment, qu’un historien remette ces pendules à l’heure... Pouvait-on sérieusement imaginer, au vu des intentions affichées par Hitler depuis Mein Kampf, et peut-être surtout, au vu des revendications en terres, et des besoins en ressources et en industries induits par la réalisation du Grand Reich, qu’une attaque de l’Union soviétique par l’Allemagne nazie n’était qu’une hypothèse ?

la probabilité d’une attaque

La raison pour laquelle Staline s’est laissé surprendre, c’est qu’il avait un calcul extrêmement rationnel. Il pensait, premièrement, que le Reich avait besoin de l’Union soviétique pour certaines matières premières stratégiques : le blé, le pétrole, les graisses. Et aussi pour tout le commerce de transit qui se faisait avec l’Extrême-Orient et qui permettait d’obtenir également certaines matières premières stratégiques, je pense notamment au précieux caoutchouc.

Le deuxième point, c’est que Staline ne pensait pas que l’Allemagne allait refaire la même erreur qu’en 1914, c’est-à-dire provoquer une guerre sur deux fronts. Tant qu’il y avait un front ouvert à l’Ouest contre la Grande-Bretagne, notamment au Moyen-Orient mais aussi dans les airs, bref tant que le Reich n’avait pas signé la paix avec Londres, Staline se croyait relativement en sécurité. Cela ne l’empêchait pas, évidemment, de s’armer à fond, de rééquiper et réorganiser l’Armée rouge parce qu’il savait qu’un jour où l’autre l’explication viendrait avec le Reich. Mais jusqu’au dernier moment il n’y a pas cru, il pensait qu’Hitler tirait trop d’avantages de l’alliance avec l’URSS pour l’attaquer.

« Hitler était persuadé que l’édifice soviétique

était vermoulu et qu’une campagne de quelques semaines

ou quelques mois suffirait à le mettre par terre. »

Staline était parfaitement au courant du contenu de Mein Kampf. L’ouvrage avait été traduit en russe par Zinoviev dès 1932 ou 33. Beaucoup d’éléments provenaient également des services de renseignement, indiquant la probabilité d’une attaque. Mais encore une fois, Staline a agi très rationnellement : en pesant le pour et le contre, il en était arrivé à la conclusion qu’Hitler n’attaquerait pas. Il n’a jamais pensé qu’il prendrait un risque pareil, parce qu’il ne croyait pas qu’on puisse abattre l’Union soviétique facilement, alors que c’était précisément le calcul d’Hitler : lui était persuadé que l’édifice était vermoulu et qu’une campagne de quelques semaines ou quelques mois suffirait à le mettre par terre.

 

À quand datez-vous le tournant au-delà duquel une victoire allemande sur le front de l’Est est devenue impossible ?

l’impossible victoire allemande

Il est certain qu’après Stalingrad, ça n’est plus possible. Cela nous amène au début de l’année 1943. Les Allemands les plus optimistes, notamment le Feldmarschall von Manstein, pensent qu’un pat, une paix de compromis est possible. Mais plus personne ne croit à un mat à partir de cette date. D’autres, plus pessimistes, pensaient que l’échec devant Moscou en décembre 1941-janvier 1942, sonnait déjà le glas des espoirs allemands. Mais la prudence commande, encore une fois, de dater l’impossibilité définitive d’une victoire allemande à l’après-Stalingrad.

 

Tout bien pesé, considérant les actions de Staline, des grandes purges de la fin des années 30 jusqu’à ses décisions et discours majeurs d’après l’invasion, en passant par sa fidélité au pacte Molotov-Ribbentrop jusqu’à juin 1941, peut-on dire que l’URSS a gagné sa "Grande Guerre patriotique" plutôt grâce à, ou malgré son maître ?

Staline dans la guerre

Les deux à la fois. L’URSS a failli perdre du fait des bévues considérables de Staline, on peut en citer quelques unes. Le fait qu’il n’ait pas cru à une attaque alors que tout l’indiquait (il a offert à Hitler le facteur surprise sur un plateau d’argent). Le fait aussi qu’il se soit trompé sur la direction d’une attaque éventuelle : il était persuadé qu’elle viserait l’Ukraine, en fait elle a visé Moscou. De la même façon, au printemps 1942, il se trompe à l’inverse : il pense que la direction principale de la deuxième offensive stratégique allemande, celle de l’été 1942 qui ne peut pas manquer de venir, aura pour but Moscou alors qu’elle visera cette fois le sud et le pétrole de Bakou. Il s’est donc beaucoup trompé dans ses choix.

« Incontestablement, la ténacité de Staline,

son obstination, jusqu’à la dureté la plus extrême,

furent un des facteurs de la victoire soviétique. »

Néanmoins, on voit que, l’ensemble du système soviétique étant organisé autour de sa personne, l’édifice se serait probablement effondré si Staline n’avait tenu bon. On peut donc affirmer, et c’est un paradoxe, que Staline est aussi un des facteurs de la victoire. Pour être précis on peut dire qu’il a été un des facteurs des défaites de 1941 : le style de guerre qu’il impose a été déterminant pour l’énormité des pertes enregistrées par l’Armée rouge. Mais incontestablement, sa ténacité, son obstination, jusqu’à la dureté la plus extrême, sont un des facteurs de la victoire soviétique.

 

Et parmi ces facteurs, peut-on citer aussi le caractère totalitaire de l’État soviétique ?

l’atout totalitaire ?

Il y a là sans doute un paradoxe. Bien sûr que le fait d’avoir un appareil de propagande aussi développé aide à gagner une guerre dans la mesure où vous pouvez plus facilement mettre en condition les esprits. Cela, c’est certain : la propagande du régime, la surveillance dont tout un chacun est en permanence l’objet sont des facteurs de résilience importants. La direction centralisée de l’économie (une fois réalisés certains ajustements) n’a pas non plus si mal fonctionné que cela. Mais je ne dirais pas pour autant que les systèmes dictatoriaux seraient plus efficaces que les démocraties en temps de guerre. Je dirais même, au contraire, que les démocraties anglo-saxonnes, ou la démocratie parlementaire française pendant la Première Guerre mondiale, ont montré qu’on peut très bien affronter une guerre de masse avec des institutions libérales sans trop les abîmer, et in fine remporter la victoire.

 

Constat rassurant... De quel poids cette victoire historique a-t-elle pesé dans la perpétuation, par le prestige acquis, du régime soviétique ?

la guerre, ses effets sur le régime

Il est évident que la victoire sur le nazisme a donné une nouvelle légitimité au pouvoir soviétique. Celle de 1917 s’était érodée : les horreurs de la collectivisation, les difficultés de l’industrialisation, l’abomination des grandes purges... tout cela avait beaucoup entamé la popularité du régime. La guerre lui a redonné une légitimité c’est certain, et elle a aussi ranimé un certain nombre d’espoirs dans la population (ils seront très vite déçus) sur une évolution du régime. Mais on peut affirmer que d’une certaine façon, en tout cas sur le plan moral et symbolique, la "Grande Guerre patriotique" a refondé l’Union soviétique.

 

80 ans après, ce souvenir tient-il toujours une place prédominante dans le récit national russe ?

souvenir et récit national

Disons plutôt qu’à partir de l’époque de Brejnev, au début des années 1970, le régime a misé à fond sur le souvenir de la "Grande Guerre patriotique", comme un lien entre tous les citoyens soviétiques et comme un motif de fierté. Depuis, c’est allé crescendo, et Poutine a instauré sur cette partie de l’histoire une mémoire officielle qui touche quasiment au culte religieux. Partout en Russie vous vous heurtez à la célébration du souvenir de la victoire sur le fascisme : son coût, et évidemment la gloire qu’en a tiré le peuple russe. Poutine joue à fond sur ce facteur, pour des raisons de politique interne mais aussi pour des raisons externes puisque, nous l’avons vu au début, cela lui permet d’utiliser une rhétorique extrêmement manichéenne à la fois contre les Pays baltes et contre l’Ukraine...

 

Jean Lopez

Jean Lopez. Photo : Hannah Assouline.

 

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29 décembre 2021

Eric Teyssier : « L'odyssée des chars de De Gaulle dans la jungle, une histoire incroyable ! »

Qui connaît encore, dans son détail et dans ses subtilités, l’histoire des combattants français durant la Seconde Guerre mondiale, tant pendant qu’après la première campagne de France du printemps 1940 ? Plus grand monde, en tout cas parmi le grand public. C’est en partant de ce constat que l’historien et romancier Éric Teyssier s’est attelé depuis deux ans à l’écriture d’une grande saga historique : après le tome 1 de L’An 40, ici chroniqué en juillet 2020, la deuxième partie du récit, sous-titrée "De Mers-el-Kébir à Damas" (et c’est tout un programme croyez-moi) vient de paraître chez Michalon. Le roman, très documenté, n’est pas complaisant avec grand monde : c’est la complexité de l’histoire qui y est une fois de plus démontrée. Puisse sa lecture, aussi agréable qu’instructive, inciter chacun à approfondir curiosité et esprit critique. Douces fêtes de fin d’année pour toutes et tous ! Exclu, Paroles d’Actu, par Nicolas Roche.

 

EXCLU - PAROLES D’ACTU

Éric Teyssier: « L’odyssée

des chars de De Gaulle dans la jungle,

une histoire incroyable ! »

L'An 40 tome 2

L’An 40, de Mers-el-Kébir à Damas, par Éric Teyssier (Michalon, novembre 2021)

 

Éric Teyssier bonjour. Il y a un peu moins d’un an et demi, nous échangions pour un article autour du premier tome de ta saga L’An 40, dont le deuxième volet, De Mers-el-Kébir à Damas, vient de paraître chez Michalon. Ce nouvel opus a-t-il été plus ou moins compliqué à composer que le précédent (documentation, aisance dans l’écriture, "sensibilité du matériel"...) ?

écrire un tome 2

Bonjour Nicolas. L’écriture est venue très vite après la publication du tome 1. La difficulté est venue ensuite d’une écriture en deux temps car j’ai dû m’interrompre. À cause du premier confinement d’abord, puis par les incertitudes de la situation de l’édition après celui-ci. J’ai donc dû intercaler l’écriture d’un autre roman sur l’époque romaine (La Prophétie des aigles, Alcide) avant de reprendre et d’achever le tome 2 de L’An 40. Au final, cette interruption a été plutôt bénéfique. L’écriture de La Prophétie... (ouvrage chroniqué ici en août, ndlr) m’a apporté encore plus d’aisance et j’ai pu maturer un peu plus cette histoire.

C’est toujours complique de faire un tome 2. Il ne faut pas décevoir. Pour la documentation, je n’en manquais pas. Il y a pas mal de choses sur la bataille de Dakar et sur la campagne de Syrie. Pour les témoignages, je me suis notamment plongé dans les souvenirs et les mémoires des premiers Français Libres, comme ceux très vivants de la 1ère compagnie de chars de combat que rejoint René Vermotte.


L’intrigue démarre dans le fracas, le sang et la colère, avec le drame de Mers-el-Kébir, évènement considérable que le grand public a me semble-t-il, largement oublié...

épisodes oubliés

Oui, c’est le but de cette série, faire connaître des épisodes oubliés de notre propre histoire. Mers-el-Kébir ou Montoire, évoquent vaguement quelque chose de douloureux mais le détail nous échappe. Plus encore, la bataille de Dakar, le ralliement de l’Afrique équatoriale, le retour des cendres de l’Aiglon ou la terrible campagne de Syrie sont totalement sortis de la mémoire collective et avec ces événements, c’est toute une année dramatique où Hitler semble avoir gagné la guerre qui est tombée dans l’oubli.... Comme si la guerre avait commencé avec Pearl Harbor à la fin de 1941...

 

 

Mers-el-Kébir a contribué à affermir la position de Churchill, parce que tout le monde a compris à ce moment-là qu’il était d’une détermination sans faille. Peut-on dire aussi que cet acte a entretenu pour longtemps une forme de haine anti-Anglais ancestrale, notamment mais pas seulement, chez Darlan et dans la marine ?

après Mers-el-Kébir, l’anglophobie

Oui, de ce point de vue, comme le disait Boulay de la Meurthe (et non pas Talleyrand) on pourrait dire que Churchill a commis plus qu’un crime, une faute. En effet, les ralliements à de Gaulle auraient été bien plus nombreux sans Mers-el-Kébir. De plus, la position de Vichy et singulièrement de Laval se trouvent renforcées par cette attaque inattendue. Elle conforte ceux qui pensent que la France ne doit rien attendre de l’Angleterre et qu’il vaut mieux se jeter dans les bras d’Hitler. Si Mers-el-Kébir réveille la haine contre la "perfide Albion", on ne peut pas évacuer dans cette affaire un vieux fond de francophobie chez les Anglais. L’accueil de cette nouvelle à la chambre des Communes où Churchill est chaleureusement applaudi pour ce succès en est la preuve. Mais on ne peut pas refaire l’Histoire.

 

Est-ce qu’il y a des regrets à avoir sur cette affaire ? Était-il envisageable que la flotte française, peuplée de patriotes légitimistes, se livre en des ports de l’Empire britannique ? À la place de Churchill, aurais-tu, sans doute comme l’aurait fait de Gaulle, ordonné la destruction des vaisseaux français pour préserver la Grande-Bretagne ?

rejouer le film

Oui, on peut avoir des regrets - déjà, le regret de voir cette belle flotte française, le deuxième d’Europe, condamnée à l’inaction avant de se replier sur Toulon où elle devra se saborder en 1942. De toute façon, en 1940, il était impossible pour la flotte de se livrer aux Anglais. Cette décision hautement politique dépasse complètement les pouvoirs de l’amiral Gensoul. S’il s’était incliné devant l’ultimatum britannique, les Allemands auraient aussitôt envahi la zone sud entrainant, peut être, l’invasion de l’Afrique du nord... Ce qui a terme aurait été dramatique pour les Anglais.

« Il aurait mieux valu que la Royal Navy attaque

la flotte italienne : cela aurait rétabli l’équilibre naval

en Méditerranée tout en démontrant aux Français

que l’empire britannique voulait continuer la lutte. »

En fait, l’attaque de la flotte française constitue une terrible erreur d’appréciation. Incontestablement, il aurait mieux valu que la Royal Navy attaque la flotte italienne, comme elle le fera avec un grand succès en novembre 1940 à Tarente. Cela aurait rétabli l’équilibre naval en Méditerranée tout en démontrant, aux yeux des Français, que l’empire britannique voulait continuer la lutte. Les ralliements aurait alors été nombreux. En fait, je pense que Churchill avait peur de la marine française mais au-delà de son improbable ralliement à l’Axe, je pense qu’il a surtout agi pour obtenir un succès facile face à une flotte désarmée. Quant à De Gaulle, il a justifié cette attaque à postériori. Il ne pouvait guère faire autrement, mais il a aussi une part de responsabilité car il a agité le risque d’une capture de la flotte française par les forces de l’Axe dans les jours qui ont précédé l’attaque. Personnellement, étant petit-fils d’un officier marinier de 1940, je me vois mal prendre cette décision de tirer sur des vaisseaux français.

 

GP Eric Teyssier

Le grand-père d’Éric Teyssier, qui fut officier marinier sur le croiseur Gloire.

 

Après Mers-el-Kébir, l’amiral en chef Darlan, furieux, a plaidé pour une déclaration de guerre de l’État français à l’Empire britannique, ce qu’à Vichy on s’est bien gardé de faire : "Une défaite suffit". Si, par pure hypothèse, il avait été suivi, qu’est-ce qu’à ton avis ça aurait changé dans le déroulé de la guerre, et jusque dans ses suites ?

la guerre à l’Angleterre ?

Si Darlan avait été entendu... les conséquences sont difficiles à évaluer. À court terme, on peut penser que l’entrée en guerre de la flotte française aurait pu déséquilibrer le rapport de force en Méditerranée. Au début, la situation des Anglais aurait été difficile mais sans porte-avions, la Marine nationale n’aurait pas pu changer profondément le cours de la guerre. En tout cas, Mussolini aurait vu d’un très mauvais œil cette intervention qui lui volerait la vedette sur le front méridional. Les Italiens n’auraient sans doute pas coordonné leurs efforts avec les Français et ils auraient subi le même échec en Libye.

Hitler aurait été gêné par ce retournement qui complique les choses sans changer la situation sur le front de la bataille d’Angleterre. Il aurait dû arbitrer entre le mécontentement du Duce et les exigences de Darlan. Au final Hitler aurait sûrement donné raison à son vieux complice sans rien lâcher au profit de la France qui se serait fourvoyée pour rien dans ce guêpier. Au final, la conclusion de la guerre aurait été la même mais la France se serait retrouvé dans la même situation que l’Italie d’après guerre, avec un statut de vaincu. Elle aurait de ce fait perdu son empire colonial, faisant ainsi l’économie de ses guerres de décolonisation... Mais comme toujours... on ne peut pas refaire l’Histoire.

 

On aborde ensuite un épisode encore plus méconnu, le drame de Dakar, rendez-vous manqué du ralliement de l’AOF aux forces gaullistes. Là encore, y a-t-il matière à avoir, après coup, des regrets quant au déroulé des évènements ? On a laissé passer des renforts vichystes, on a beaucoup tergiversé... Le souvenir tout frais de Mers-el-Kébir justement n’a-t-il compté pour beaucoup dans la combativité des défenseurs, et le plan gaulliste initial, celui d’une approche par la terre, par des Français, aurait-il pu fonctionner ?

Dakar

Dans cette affaire, les Anglais ont été très négligents. Ils ont laissé passer le détroit de Gibraltar à une importante force navale française. Partie de Toulon, ces navires ont renforcé Dakar. Pour l’anecdote, un de mes grands-pères était à bord d’un de ces croiseurs. Deux mois après Mers-el-Kébir, il fallait être bien naïf pour penser que les marins allaient se rallier à une escadre anglaise. Paradoxalement, cette bataille constitue la dernière victoire de la "Royale" face à la "Royal Navy" du fait de l’exploit du Béveziers. Pourtant, Dakar aurait pu être pris par la terre. Il s’en est fallu d’un obus tiré par un canon obsolète. Je raconte cette épisode qui a failli faire renoncer de Gaulle. L’enjeu été immense : Dakar, c’est toute l’Afrique de l’Ouest, le plus grand cuirassé du monde (le Richelieu), des troupes. C’est surtout des moyens financiers illimités avec l’essentiel des réserves d’or de la Banque de France, mais aussi celles de la Belgique et de la Pologne. Un pactole énorme qui aurait permis à la France Libre de se réarmer rapidement de manière totalement indépendante. À quoi tient l’Histoire...

 

Quand j’ai lu ton récit de Dakar je me suis dit : "Ici, la ligne Maginot a tenu". De fait, les Vichystes ont défendu la terre nationale pour ce qu’ils croyaient être une cause juste, bien loin de tractations diplomatiques qu’ils ne maîtrisaient pas. Est-ce là aussi, un hommage rendu au courage des combattants français, qu’ils se soient trouvés derrière l’emblème maréchaliste, ou évidemment derrière la croix de Lorraine ?

des Français contre des Français

Ces soldats qui tirent sur les bâtiments anglais qui viennent les attaquer ne sont "Vichystes" que pour les Gaullistes. Ils sont encore moins Pétainistes. Ce sont des notions qui n’existent pas en septembre 1940, à une époque où le mot de "collaboration" n’a pas encore été prononcé. En fait, à Dakar, ces soldats, ces aviateurs et ces marins se battent pour le gouvernement légal de la France. Un régime adoubé en juillet par la Chambre des Députés élue en 1936 (je le raconte) et reconnu par tous, y compris l’URSS et les USA. Quant aux Gaullistes, ils ont eu l’immense mérite d’avoir eu raison avant tout le monde, mais ils étaient si peu en 1940... Donc oui, c’est en quelque sorte un hommage à tous les combattants français qui en sont venus à s’entretuer pour le même drapeau, sous les yeux des Anglais. L’histoire est tragique, on ne le dira jamais assez. Le propre d’une tragédie, c’est lorsque tout le monde se bat, ou croit se battre pour de bonnes raisons.

 

Le titre du premier tome était La bataille de France. Celui-ci n’aurait-il pas pu s’appeler aussi, La bataille de/pour l’empire, tant celui-ci, de Dakar jusqu’à Damas en passant par l’Algérie, est essentiel dans cette histoire ?

le poids de l’empire

Oui, l’empire est au cœur de cette histoire, mais je parle aussi de ce qui se trame à Londres et au Caire. Je traite aussi de Vichy, de Montoire, de Paris occupé et de la vie des Français en zone non occupée. L’empire sera encore au centre de l’histoire dans le tome 3 avec le débarquement allié en Algérie en 1942.

 

Un élément m’a intrigué : la discussion de Hitler avec un conseiller, dans laquelle le Führer fait part de son désir d’abaisser la France pour qu’elle ne se relève plus, et de lui ôter un nombre considérable de provinces. Que sait-on finalement de ce qu’il voulait faire de la France une fois la paix retrouvée, et cette question était-elle vraiment fonction de la suite de la partie avec l’Angleterre ?

Hitler, ses plans pour la France

Oui, il avait bien une volonté d’Hitler d’amputer la France de toutes ses provinces du nord et de l’est, bien au delà de l’Alsace Lorraine qu’il a réannexé de fait. Il avait même le projet de coloniser ces régions françaises par des colons allemands. Il faut dire qu’il s’en cachait à peine. Vichy faisait semblant de ne pas voir ce qui se tramait en croyant naïvement que sa volonté de collaborer adoucirait les conditions imposées par le vainqueur au moment de la paix. Dans les faits, une paix blanche avec l’Angleterre ou une défaite de celle-ci aurait été terrible pour la France.

 

Notre époque ne s’encombre que peu des subtilités de pensée : souvent, on condamne sans réserve ce qu’on ne connaît pas, et on déboulonne des statues en omettant de visualiser le tout et son contexte. Je laisse de côté les purs salauds, ces collaborationnistes qui par idéologie et se fichant pas mal de la France, auraient vendu père et mère pour devenir pleinement des sujets dévoués à leurs maîtres nazis au sein d’une Europe allemande. J’aimerais t’inviter en revanche à qualifier par un ou plusieurs adjectifs, pour mieux comprendre les positions de chacun, ces hommes forts de Vichy : Pétain, Laval, Darlan, Baudoin, Weygand.

les hommes de Vichy

Pétain, un maréchal qui est une "star" mondialement connue en 1940. Très imbu de lui même, il est foncièrement pessimiste mais appartient déjà à un autre temps. Il est né sous Napoléon III...

Laval, un pacifiste de gauche devenu le pire des collabos par horreur de la guerre. Une personnalité complexe...

Darlan, "une pipe branchée sur le néant", (l’expression est de l’époque). Une baderne bouffie d’orgueil qui ne comprend rien à rien et va se vautrer aux pieds d’Hitler.

Baudoin, un technocrate ambitieux qui comprend assez vite l’impasse de Vichy.

Weygand, un général lucide. Il est le principal partisan de l’armistice de juin 40 car il est convaincu que l’Angleterre ne continuera pas la guerre plus de trois semaines. Trois mois plus tard il admet son erreur, ce qui est rare pour un homme de 73 ans. Fermement opposé à "ceux qui se roulent dans la défaite comme un chien dans sa merde" (comme Laval), il prépare activement le retour de la France dans la guerre en Afrique du Nord. Par certains côtés, c’est une sorte d’anti-Pétain a qui il restera pourtant toujours fidèle. L’époque est plus compliquée qu’on ne le croit...

 

Maxime Weygand

Maxime Weygand.

 

Parmi les situations inventées, j’ai été touché par la souffrance post-traumatique du lieutenant Dumas : ceux qui ont lu le premier tome savent ce qui le mine. A-t-on relevé, dans les archives, beaucoup de cas de graves blessures psychologiques ?

blessures psychologiques

Il y a eu énormément de cas de ce type après la Grande-Guerre. Les archives regorgent d’histoires de Poilus incapables de retrouver leur place dans la société et qui tombent dans l’alcool, la violence ou la délinquance, sans parler de ceux qui sont devenus complétement fous. Mon autre grand-père, qui a fini la guerre de 14 dans les chars, a connu ces difficultés après la victoire de 1918. Pour les anciens combattants de juin 1940 la guerre a été bien plus brève et ils portent en plus le poids de la défaite. Même s’il n’y a pas d’étude sur ce sujet, on peut imaginer qu’ils se sont repliés sur eux-mêmes en taisant leurs souffrances. Ces syndromes ont été vraiment étudiés plus tard, notamment après la guerre du Vietnam. Cette question du traumatisme de Dumas constitue l’un des éléments clef de la saga.

 

Avec Claudine, tu nous fais découvrir, et c’est dans l’air du temps, une femme bafouée, blessée mais forte, qui devient maîtresse de son destin et même actrice de l’Histoire. Est-ce qu’on ne sous-estime pas encore trop le rôle qu’ont pu avoir les femmes en ce temps-là ?

femmes à la une

Sans vouloir être "dans l’air du temps", il est évident que les femmes ont eu un rôle particulièrement important dans cette guerre. Il est clair également que leur rôle n’est pas assez souligné. Il faut dire que là aussi l’exemple familial m’a inspiré. Pour certaines, comme Claudine, la guerre est sources de traumatismes mais aussi une façon d’avoir un autre destin en sortant de leur condition de mère au foyer. Pour ces femmes-là, à la fois mères et combattantes, certains choix étaient particulièrement difficiles.

 

Sans dévoiler trop d’éléments de l’intrigue, je signale qu’à un moment du récit se retrouvent, face à face, deux frères d’armes : l’un du côté des Français Libres, l’autre du côté des fidèles de Vichy. Y a-t-il eu des exemples réels de pareille situation, au Levant ou ailleurs ?

des frères d’armes devenus adversaires 

Oui, on connaît notamment le cas de deux frères qui se sont retrouvés face à face en Syrie. L’un était avec de Gaulle et l’autre dans l’armée du général Dentz. Généralement, tout ce qui fait partie de la fiction dans mon roman s’appuie sur des cas attestés. En fait, je n’invente pas grand chose, la réalité dépasse toujours la fiction. Je me contente souvent de faire vivre à mes héros et héroïnes des aventures vécus par différents personnages réels.

 

Plusieurs aspects géopolitiques que je ne connaissais pas m’ont passionné : la peur panique des Anglais à l’idée que les Allemands utilisent Dakar comme base pour leurs sous-marins, puis que les Irakiens révoltés (et soutenus par Berlin) coupent leur approvisionnement en pétrole et leur fassent perdre le contrôle du canal de Suez. Finalement, les vraies sueurs froides du gouvernement britannique se sont-elles jouées loin de son centre, et s’agissant de son centre peut-on considérer que le Blitz sur ses villes a, si l’on peut dire, "sauvé" la Grande-Bretagne en mettant fin à la campagne d’Angleterre, ce qui a préservé la R.A.F. ?

les sueurs froides de Londres

Le Blitz a été un moment important de la guerre, mais Hitler ne pouvait pas envahir la Grande-Bretagne. D’ailleurs, l’État major d’Hitler n’avait rien préparé à ce sujet avant l’effondrement inattendu de la France. Si Hitler avait mis la main sur l’empire colonial français, s’il avait attaqué certains points stratégiques britanniques comme Malte, l’Égypte, Suez ou réellement soutenu la rébellion irakienne, la Grande-Bretagne, dépourvue d’alliés, aurait pu s’effondrer. Mais, heureusement, Hitler est né en Autriche, dans un pays dépourvu d’histoire maritime. Sa perspective stratégique est strictement continentale. Pour lui la guerre contre l’Angleterre est une perte de temps au regard de son principal objectif qui est la guerre contre l’URSS. Quant à la Méditerranée, le Führer n’en voit pas l’intérêt. C’est un front très secondaire qui est abandonné à l’allié italien. C’est pourtant sur ce front que la guerre aurait pu basculer en 1941.

 

« Heureusement, Hitler est né en Autriche,

dans un pays dépourvu d’histoire maritime. Sa perspective

stratégique est strictement continentale. »

 

On sait que Londres n’a pas toujours accordé sa pleine confiance à De Gaulle et à ses équipes. On sait aussi, tu le rappelles, que l’Angleterre souhaitait à terme chasser la France de certaines de ses possessions coloniales (je pense en particulier au Liban et à la Syrie). Y a-t-il eu, comme dans ton récit, des cas avérés de pratiques mafieuses pour s’assurer, par l’intimidation ou le chantage, de la concordance des vues des Français Libres avec celles de l’Empire britannique ?

les ambiguïtés de l’allié anglais

Il est certain que derrière la communauté de vue de De Gaulle et de Churchill vis à vis de leurs ennemis communs, la rivalité coloniale entre les deux puissances ne disparait pas. C’est particulièrement vrai en Syrie et au Liban. Lawrence d’Arabie et beaucoup d’Anglais n’ont pas digéré que la France soit présente dans cet Orient compliqué qu’ils considèrent comme leur zone d’influence... et Churchill était un ami personnel de Lawrence. Après une série de défaites souvent due a ses propres erreurs, Churchill trouve le moyen de rebondir en Syrie, tout en chassant les Français de la région. Une sorte de coup double qui entraînera une guerre fratricide entre Français.

 

Cette année a été commémoré, avec peu d’écho par rapport à l’immensité de la chose, le 80ème anniversaire du déclenchement de Barbarossa, qui clôture ton ouvrage. Est-ce qu’à cet instant, l’espoir change de camp ?

alors survint Barbarossa

Oui, l’invasion de l’URSS constitue le point d’orgue de la guerre. On n’en parle pas assez car notre vision est trop "américano-centrée". Avec le front de l’Est, la guerre change d’échelle à ce moment-là. Si l’empire britannique n’est plus seule, la victoire de l’Armée rouge est loin d’être assurée. Au contraire, les succès de l’armée allemande maintiennent encore le mythe de l’invincibilité de la Wehrmacht. Malgré tout, l’invasion de l’URSS donne un sursit à Churchill en détournant l’Allemagne de l’Angleterre. Churchill redouble alors d’efforts pour entraîner l’Amérique dans la guerre tout en soutenant Staline. Dans ce contexte, la position de De Gaulle devient de plus en plus fragile avec ses maigres forces... nous le découvrirons dans le tome 3.

 

Dans ce deuxième tome, les Français Libres équipés parfois de leur propre matériel (y compris des chars) prennent le Gabon, puis plus tard ils prennent Damas. Clairement : est-ce qu’on sous-estime encore, dans la conscience nationale, le poids des forces combattantes françaises dans les avancées des Alliés ?

héros oubliés

L’odyssée des chars de De Gaulle dans la jungle est en effet une histoire incroyable. Les forces gaullistes sont maigres mais elles constituent un appoint appréciable à un moment ou les forces britanniques n’ont jamais été aussi faibles. Ce qui compte surtout, et qui a été oublié dans la conscience nationale, c’est la force morale de ces hommes qui se sont battus dans un contexte où tout semblait s’effondrer. Ils constituent encore aujourd’hui une leçon de courage, d’énergie et de patriotisme, à une époque où l’on parle plus souvent des collabos que de cette cohorte de héros qui luttaient pour la libération de la France.

 

Tu me confiais l’an dernier avoir décidé d’écrire ces romans après avoir visionné deux films qui présentaient la bataille de France d’un point de vue largement anglo-saxon. Si tu devais prendre en main le casting pour une adaptation de L’An 40, à quels acteurs du moment pourrais-tu confier les rôles principaux ?

Ce qu’il faudrait surtout trouver c’est un producteur courageux qui accepterait de se lancer dans l’aventure d’un film d’histoire à une époque où, par nombrilisme et facilité, on préfère réaliser des films sur notre époque malgré son absence de relief. Du coup, je ne vois pas trop quels acteurs actuels pourraient incarner des rôles de combattants. Il faudrait aller chercher de jeunes talents... Je suis sûr qu’il en existe beaucoup qui pourraient se révéler dans cette saga. Netflix pourrait très bien produire ce genre d’histoire qui ne peut pas rentrer dans un seul long métrage. Aussi, je lance... un appel.

 

« Netflix pourrait très bien produire ce genre d’histoire

qui ne peut pas rentrer dans un seul long métrage.

Aussi, je lance... un appel. »

 

Tes projets et surtout, tes envies pour la suite ?

J’ai plein de projets. Je suis dans l’écriture et la mise en scène de deux nouveaux spectacles historiques prévus en 2022 dans les arènes de Nîmes. Je travaille aussi sur des documentaires courts avec l’université de Nîmes. Pour l’écriture, j’ai l’embarras du choix, entre le tome 2 de la Prophétie des aigles et le tome 3 de L’An 40. Je réfléchis aussi à plusieurs livres d’histoire comme une biographie de Marius, et d’autres choses encore.

 

Quelque chose à ajouter ?

J’espère que nous sortirons bientôt de ces heures sombres où dominent la peur et le contrôle permanent. L’exemple des combattants de l’An 40 doit nous servir d’exemple. Ils ont su affronter l’adversité et ne pas subir.

 

E

 

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18 décembre 2021

Marcel Amont : « J'ai compris pendant la guerre qu'on pouvait faire l'andouille pour conjurer la peur »

Je ne sais si cet article sera le dernier de l’année, mais si tel devait être le cas, il n’y aurait pas plus belle façon de l’achever. Mon invité du jour est une légende du music-hall à la française, un historique de la grande tradition de la chanson française. Un artiste qui a la voix du chanteur de charme mais qui, depuis sept décennies, a à cœur d’amuser son public, par les mots et par les gestes : un spectacle est aussi visuel, et dans les siens le visuel est fondamental.

Bref, j’ai l’honneur, et surtout la grande joie, de vous présenter aujourd’hui, quelqu’un que, si les choses étaient normales, on ne devrait plus avoir à présenter, y compris auprès des moins âgés : monsieur Marcel Amont ! Ça ne vous dit rien ? Ok, allez écouter, et regarder cette première vidéo, vous allez vous prendre une belle leçon d’énergie, et une sacrée dose de bonne humeur :

 

 

On pourrait en parler ainsi : un artiste qui a toujours été appliqué dans son métier sans jamais se prendre trop au sérieux. La guerre et les épreuves de la vie aident aussi à relativiser les petits tourments quotidiens. Et de la guerre justement, il est question dans son premier roman, parce que oui, à 92 ans Marcel Amont vient d’ajouter à sa collection de casquettes, celle du jeune romancier. Adieu la belle Marguerite (Cairn, 2021) nous narre l’histoire et les aventures de Jean-Bernard, un enfant de la vallée d’Aspe qui va se passionner pour l’aviation, tomber amoureux d’une fille que les différences de rangs sociaux devraient lui rendre inaccessible, et croiser comme des millions d’autres les turbulences d’un temps de grands espoirs et de grands malheurs.

Autant le dire cash, j’ai été conquis : la plume de Marcel Amont est habile et élégante (à l’image de toutes les chansons parfaitement écrites de ses années de gloire), et l’histoire qu’il nous raconte, inspirée à pas mal d’égards de la sienne, fait voyager le lecteur, elle le transporte, elle l’émeut aussi. Une belle réussite qui mérite d’être feuilletée, et que je vous recommande chaleureusement.

Mais avant d’aller plus loin, retournez prendre une bouffée, et une leçon d’énergie :

 

 

Notre interview s’est faite par téléphone, pendant une heure, le 16 décembre. J’ai eu, à l’autre bout du fil, un Marcel Amont loquace, très vif, généreux et bienveillant : l’image qu’il donne à son public correspond bien à l’homme qu’il est dans la vie. J’ai choisi de retranscrire l’entretien en ne le retouchant qu’à la marge, pour reproduire ici l’esprit dans lequel il s’est déroulé. Je remercie vivement cet homme, un artiste authentique, aussi inspirant qu’il est humble ; je remercie également chaleureusement son épouse Marlène, qui a largement facilité cette prise de contact.

Cet article grand format, c’est aussi un hommage à une carrière, l’évocation d’une vie : c’est tellement mieux, de rendre hommage aux gens tant qu’ils sont là vous ne croyez pas ? ;-) Alors, bonne lecture, y como diría el Mexicano, ¡viva Marcel Amont! Exclu, Paroles d’Actu, par Nicolas Roche.

  

Adieu la belle Marguerite couverture

Adieu la belle Marguerite (Cairn, 2021).

 

EXCLU - PAROLES D’ACTU

Marcel Amont : « J’ai compris

pendant la guerre qu’on pouvait

faire l’andouille pour conjurer la peur »

 

Bonjour Marcel. Je dois vous dire que j’ai beaucoup aimé Adieu la belle Marguerite (Cairn) et même que j’ai été surpris par votre aisance dans l’écriture : c’est votre premier roman, mais on n’en a pas l’impression. Qu’est-ce qui vous a posé problème, par rapport aux livres autobiographiques que vous avez écrits, et avez-vous aimé cet exercice, cette nouvelle casquette du romancier ?

Je lis beaucoup. Et j’ai toujours écrit, depuis l’adolescence : des poèmes, puis des chansons, une comédie musicale... Autrefois, on préparait les émissions de variétés (pas seulement les Carpentier), cela nécessitait une écriture préalable. Je ne peux donc pas dire que je découvre tout à coup le travail de la plume comme qui a la révélation divine. J’écris en permanence des textes qui n’ont pas forcément tous été publiés. Mais c’est vrai que pour de multiples raisons, je n’étais pas sûr du tout de pouvoir plaire à des lecteurs avec une fiction, et de les tenir en haleine pendant 200 pages. Ce qui m’a déterminé à écrire, c’était cette inaction provoquée par le confinement. Je me suis dit : "Qu’est-ce que je risque, après tout ?" Je risquais tout simplement d’avoir travaillé pour rien, qu’aucun éditeur ne publie mon bouquin.

J’ai en tout cas réellement apprécié ce roman, et je peux vous dire, pour en avoir eu des échos, que je ne suis pas le seul.

Oui je dois dire, et c’est là une vraie récompense, qu’il y a une espèce d’unanimité qui me comble. Je suis trop vieux pour remettre l’armure de l’écrivain combattant, professionnel, mais c’est une belle satisfaction.

Dans cet ouvrage, qui nous fait découvrir les terres de votre enfance (nous y reviendrons), et le quotidien des bergers de la vallée d’Aspe dans la première moitié du siècle dernier, touche parce qu’il fait aussi office de témoignage. C’est un hymne à la nature, un hommage aux vôtres aussi ? Quels éléments d’intrigue sont inspirés de la vie de membres de votre famille, ou de gens que vous avez connus ?

J’enfonce une porte ouverte : des milliers d’écrivains prétendent qu’il y a une part d’eux-mêmes dans leurs livres, et c’est évidemment souvent le cas. Cela dit, je ne suis pas né en Béarn, je suis un petit Bordelais : mes parents originaires de la vallée d’Aspe sont venus travailler "à la ville", Bordeaux donc où je suis né et où j’ai passé les vingt premières années de ma vie avant de me décider à tenter la grande aventure sur Paris. Mais j’allais chez grand-mère tous les étés, et mon père et ma mère, comme beaucoup de ceux que j’appelle les "immigrés de l’intérieur", avaient gardé leurs habitudes : on retrouve ça dans les phénomènes migratoires dont on parle tant en ce moment. On peut très bien être français et rester imprégné de son pays d’origine. Mon père, ma mère, mes tantes et mes cousins, tous ces gens qui ont fui leur campagne ou leur montagne dans l’entre-deux-guerres, continuaient à être branchés en ligne directe sur leur village ou leur région d’origine. J’ai baigné là-dedans et fait appel à des souvenirs très vivaces.

 

Vallée d'Aspe vieille

La vallée d’Aspe, vers 1930. Photo : M. Levavasseur.

 

Pour le reste, mon souci a été de ne pas encourir la critique qu’on aurait lancée au "chanteur qui écrit un bouquin". Je voulais quand même être pris au sérieux, et en ce qui concerne l’aviation, la période en question reste très présente dans mon esprit : étant de 1929, j’avais 10 ans au moment de la déclaration de guerre. Mais j’ai voulu confirmer tout ça, pour être inattaquable sur le plan de l’exactitude des faits que je relate.

Vous venez de le rappeler, l’aviation est un thème majeur de votre roman : le héros Jean-Bernard s’est passionné pour ses maîtres et leurs exploits avant d’en devenir lui-même un as. On apprend que vous l’avez pratiquée vous-même...

Oui, j’ai piloté de petits avions pendant vingt ans. J’ai fait des tournées en avion. Nous étions, avec Jacques Brel (je l’ai précédé d’un an), deux artistes ayant pour particularité d’effectuer leurs tournées (en France, s’entend) en se déplaçant par ce biais. Je me suis beaucoup documenté, notamment sur Pau qui a été un centre balbutiant mais très actif de l’aviation au début du 20ème siècle : Blériot, Guynemer et tant d’autres sont passés par là.

Avez-vous été, comme Jean-Bernard, ce passionné qui collectionnait les articles de presse sur ses héros ?

Non. Mais faire mes tournées en avion c’était un rêve que je ne croyais pas possible au départ. Louison Bobet, qui était un copain, m’a demandé un jour : "Avec tous les kilomètres que tu parcours, pourquoi ne fais-tu pas tes tournées en avion, tu te fatiguerais moins ?" Et c’est vrai qu’à l’époque, on parle de 150 galas par an. Je lui avais répondu qu’on passait parfois dans des villages qu’on cherche au microscope sur la carte. Et il m’avait déployé une carte de France des terrains d’aviation : j’avais été sidéré de constater qu’il y avait partout, tous les 100 km ou moins, au moins un petit aérodrome plus ou moins sauvage. Parfois un terrain dans lequel les bergers faisaient paître leurs moutons : on faisait un passage au ras des pâquerettes pour signaler qu’on allait se poser, le gars enlevait ses moutons et on se posait. C’était encore folklorique à l’époque. On s’organisait facilement : il suffisait qu’une partie de l’équipe, techniciens ou musiciens viennent me chercher. Pendant vingt ans ça s’est avéré tout à fait rentable. Ce n’était pas l’aventure, pas Mermoz, mais ça m’a donné de grandes joies.

Il est beaucoup question dans votre livre, on l’a dit, de la Seconde Guerre mondiale : vous vous êtes beaucoup documenté dessus, ça se sent, mais vous l’avez aussi vécue, vous étiez adolescent à l’époque. Est-ce que ces années vous ont transformé, en vous prenant précocement de votre innocence, peut-être aussi en vous apprenant à relativiser beaucoup de ce qui allait suivre ?

Bordeaux, contrairement à ce que pensent beaucoup de gens qui connaissent mal l’histoire de la Deuxième Guerre mondiale, non seulement n’était pas en zone libre (elle était occupée par l’armée allemande), mais était en plus une base sous-marine qui a été bombardée pendant toute la guerre. Ce qui est très troublant, c’est que ce sont nos amis qui venaient nous bombarder, obligé : on ne fait pas la guerre avec des lance-pierres. Forcément il y a eu du dégât, des victimes parmi les populations civiles. N’oubliez pas que, lors du débarquement en Normandie, il y a eu beaucoup plus de morts civiles durant les bombardements qu’il n’y a eu de morts parmi les combattants. J’ai vécu tout ça, et on s’en souvient de façon très présente.

 

Bordeaux pendant la guerre

Le quai des Chartrons, Bordeaux en 1944. Source : http://lesresistances.france3.fr.

 

Un jour un ami m’a dit : "Tu ne pouvais pas te souvenir de ça, tu étais trop jeune ?" Tu parles! À 10 ans, les cloches qui sonnent, et ces bombardements, ce qui m’a le plus marqué. L’occupation, les restrictions, les listes de gens fusillés pour faits de résistance... Je me souviens de tout comme si c’était hier. Dans tous les foyers il y avait la radio branchée sur Londres, qui contredisait ce que la radio française venait de dire. C’était une période infiniment troublée dans les esprits.

J’ai quelques souvenirs très vifs. Celui-ci je le raconte toujours, parce que c’est un élément qui a été déterminant dans mon parcours d’artiste. Le fait que j’opte pour la légèreté, le côté primesautier du gars qui amuse la galerie, est sans doute fortement lié (mais je n’en suis pas sûr, on s’invente parfois des raisons qui ne sont pas les bonnes) à cet évènement qui m’a beaucoup marqué. On vivait avec mes tantes et mes cousins dans un voisinage très proche. Quand mon oncle est mort, on l’a veillé comme on faisait des veillées funèbres à l’époque : toute la nuit. Et toute la nuit, il y a eu des bombardements de la base sous-marine. J’ai toujours ce souvenir d’une trouille intense, et en même temps, la veille de ce cadavre auprès duquel on faisait des prières. Et mon cousin, fils du défunt, qui n’avait peur de rien, est sorti dans le jardin et a fait le pitre sous un bombardement. Ça m’a fortement marqué : je me suis dit qu’on pouvait donc faire l’andouille pour conjurer la peur, et ça m’est resté. Alors, ce n’est pas forcément une bonne explication de mon désir de combattre le trac et l’incertitude en faisant des pitreries, mais je pense que des choses comme ça restent. Mais nous avons été des millions à avoir souffert ainsi de la guerre...

Belle image, celle de ce cousin !

D’ailleurs, il n’avait tellement peur de rien que, travaillant au greffe de Bordeaux, il contribuait à faire des faux papiers pour des gens qui souhaitaient passer en zone libre. Il a fait des papiers pour des Juifs, des communistes... enfin des gens qui avaient maille à partir avec la Gestapo. Il s’est fait repérer et est parti, traversant l’Espagne comme nombre d’évadés de France. Quand il est revenu à Bordeaux, j’ai vu un beau parachutiste sonner à la porte, et c’était lui. Il avait fait partie du premier régiment de chasseurs parachutistes. Il donnait vraiment l’exemple de quelqu’un de courageux.

Avez-vous déjà été confronté, comme votre héros par un homme qui pourtant l’appréciait, à une forme de mépris de classe ?

Je n’en ai pas souffert comme mon héros, je ne me suis pas fait éconduire ou "jeter", mais ça a existé et ça existe toujours. Ce n’est pas parce qu’on a pris la Bastille le 14 juillet 1789 que les différences de classes ont cessé de jouer dans les populations, fussent-elles républicaines. À mon niveau, quand je suis arrivé à Paris avec mon accent bordelais, il n’y avait pas de quoi en faire un complexe, mais un jour un producteur m’a dit : "Écoutez jeune homme, c’est pas mal ce que vous faites, mais puisque vous voulez faire carrière dans la capitale, commencez par vous débarrasser de cet accent ridicule..." On en était encore là. Et pourtant il y avait les opérettes marseillaises, etc... Un type comme Cabrel qui chante Je l’aime à mourir, ça n’existait pas, il y avait Paris et la province. De la même façon, les riches et les pauvres, les opinions politiques différentes, etc...

Ce vécu m’a un peu servi pour raconter la différence qu’il pouvait y avoir entre ce hobereau qui n’admet pas que sa fille tombe dans les bras d’un paysan, bâtard de surcroît. Mais je n’ai pas connu cette situation moi-même.

Plutôt pour le coup, cette forme d’arrogance parisienne ?

Cette arrogance parisienne, les titis parisiens montés en épingle, c’était vivable. Mais enfin, ça a existé. Il y avait encore, quand des gens arrivaient dans une voiture immatriculée en province, des cris comme "Eh paysan !" Mais ça se passait aussi dans la France profonde : quand apparaissait une voiture belge, il arrivait assez souvent que le petit Français se prenne pour un génie à côté des Belges, alors que ça n’était pas toujours le cas !

Une partie de votre récit intervient alors que l’Instruction publique poussait à fond le principe d’assimilation : on formait de petits Français parlant le français, et ça supposait souvent de rudoyer ceux qui s’exprimaient dans les patois locaux, béarnais notamment. Des membres de votre famille ont-ils souffert de cela, et êtes-vous favorable au retour de l’enseignement de ces langues, comme parties intégrantes d’une culture locale ?

Vous faites bien de me poser cette question. Les "immigrés de l’intérieur" dont je parlais tout à l’heure parlaient en même temps leur dialecte, conservant des structures, des habitudes, la poésie traditionnelles... Il ne faut pas oublier qu’on a parlé béarnais, et qu’on a plaidé en béarnais au Parlement de Navarre jusqu’à la Révolution. On peut aussi citer la Bretagne, le pays Basque ou la Corse. Les gens se sont exprimés pendant des siècles dans des langues régionales, et ils n’étaient pas des demeurés pour autant ! Au temps de l’instruction obligatoire de Jules Ferry, avec les hussards noirs de l’enseignement (les instituteurs), ces personnes bien ancrées dans leur régionalisme (qui était parfois un nationalisme, le Béarn ayant été un petit État indépendant pendant des siècles) parlaient souvent un français très recherché, c’était la langue du dimanche. Mon père, qui avait tout juste son certificat d’études, ne faisait pas une faute d’orthographe ou d’accord de participe. Il parlait un excellent français. Mais avec ma mère, ils parlaient béarnais.

Je suis évidemment partisan de donner la priorité à la langue française. Je ne connais pas assez les langues régionales pour en parler en détail, mais je ne vois pas qui, de Molière, de La Fontaine ou de Shakespeare, au pays Basque ou en Corse. Tout de même, Jean Jaurès en son temps disait : "Pourquoi ne pas parler une ou deux heures par semaine à tous ces petits paysans, souvent mal dégrossis, dans leur langue de la maison ?" Il avait raison ! Et ça reste toujours valable. J’ai entendu cet argument fallacieux selon lequel il y aurait déjà suffisamment de choses à apprendre sans devoir s’encombrer encore l’esprit avec des patois. Mais un cerveau n’est pas une vessie, il est largement extensible. Avec les révolutions techniques du moment, on découvre les infinies possibilités du cerveau. Combien de gens parlent couramment trois, quatre langues, et même plus !

Vous êtes un des derniers grands représentants français de la belle époque du music-hall, avec Line Renaud, Hughes Aufray et Régine. Que vous inspirent ces années-là, ces trois personnes, et quel message leur adresseriez-vous ?

Il y a eu de tout temps des artistes qui représentaient leur époque : Béranger au 19ème siècle, Félix Mayol, Maurice Chevalier au début du 20ème... Puis toutes les vagues successives. Les modes changent. Il y a eu ce grand raz-de-marée qui a transformé le mode, ce qu’on a appelé un peu par dérision le yéyé. Mais il y a eu de vrais talents, même si c’était aux antipodes de ce que je faisais, m’inspirant du "music-hall de papa". Moi je pratiquais mon métier comme on le faisait avec les Compagnons de la Chanson, avec Charles Trenet ou Georges Ulmer. Un type comme Johnny Hallyday était vraiment de grand talent. Il est vraiment resté peu de gens de toute cette vague : Françoise Hardy, Sylvie Vartan... Dans les vagues suivantes, il y a aussi des artistes que j’admire. J’aime beaucoup Souchon, Cabrel... À chaque époque il y a eu du bon grain et de l’ivraie.

Que m’inspirent les changements dans la chanson ? Rien d’hostile en tout cas. Je n’adhère pas toujours, mais il est certain que des artistes survivront à la mode passagère. Parmi les gens de mon style, Hugues Aufray (bien qu’étant déjà dans la mode folk), ou encore Annie Cordy, qui faisait elle aussi partie de ma génération. Je ne conçois de tout cela aucune frustration, aucune jalousie, aucune aigreur. Le temps passe. Mes enfants, mes petits-enfants n’aiment pas la même chose que moi. Mais je constate aussi que certains sont très fédérateurs. Toutes les générations sont en admiration devant Jacques Brel.

Parfois les modes changent et reviennent. Et on redécouvre des artistes...

Là où je ne suis pas d’accord, c’est quand on confond passéiste et ringard. On peut très bien aimer le style, les artistes et les modes de temps passés. Moi je dis volontiers que je suis un has-been au sens propre du terme, c’est-à-dire quelqu’un qui n’est plus ce qu’il fut, mais je récuse le qualificatif de "ringard". Un ringard c’est un mauvais qui se prend pour un bon.

 

 

D’ailleurs, vous avez fait la chanson Démodé...

Oui, il y a des chansons de Charles Trenet qui sont inévitables : La Mer et quelques autres. Mais il a écrit des petites chansonnettes qui tiennent parfaitement la route, pour peu qu’on se donne la peine de considérer le contexte.

Il y a chez les artistes qu’on vient de citer, et chez vous à l’évidence, une image de légèreté, quelque chose de solaire et de souriant, de très inspirant aussi...

Oui, j’en ai conscience, je ne vais pas faire ma chochotte ou un numéro de faux modeste. J’ai conscience que bien des choses ne sont plus à la mode, notamment auprès de mes enfants et petits enfants. C’est bien normal : certaines chansons du début du 20ème siècle, bien qu’interprétées par des artistes de réputation parfois mondiale, comme Mistinguett, ne me disent pas grand chose. Mais il ne faut pas considérer l’ensemble de nos pères pour des andouilles : ils avaient leurs goûts, voilà.

Et rien n’empêche de les redécouvrir, ces goûts.

Ou pas !

 

 

Vous avez aussi, je l’ai noté, pas mal d’autodérision. Est-ce qu’on n’a pas perdu de cette légèreté, de ce sens de l’autodérision chez les artistes apparus après vous, je pense aux actuels mais aussi à ceux qui vous sont plus proches ? Est-ce que dans ce métier d’amuseurs, on n’en est pas venu à se prendre trop au sérieux ?

Je ne crois pas. Je regardais hier ou avant-hier, Stromae. Ce qu’il fait est remarquable. Mais ce n’est pas tout à fait pareil. C’est la messe. Il fait participer directement le public, alors que plus communément, dans le style de mon époque, on se donnait en spectacle. Maintenant on se donne toujours en spectacle, mais on fait appel à la participation des gens. Tout cela me fait davantage penser à la réunion politique ou, oui, à la messe.

La dérision et l’autodérision, on les retrouve beaucoup chez les gens qui parlent mais ne chantent pas. Gad Elmaleh par exemple (je l’ai entendu chanter au passage, il le fait de façon tout à fait convenable). On retrouve beaucoup de ce qui faisait notre pain quotidien chez les humoristes.

Vous l’avez souvent dit et écrit : lorsque vous chantez, il y a aussi tout un numéro d’expression visuelle...

Ah, c’est bien que vous insistiez là-dessus. Je pense que ce qui m’a ouvert une carrière raisonnable à l’international, c’est d’être visuel. Quand j’ai fait une tournée en URSS, ou les quelques fois où j’ai chanté au Japon (j’ai eu l’honneur d’être le représentant de la Semaine française à Tokyo), tout le monde ne pratiquait pas suffisamment la langue française pour suivre ce que je disais dans le texte. Mais avec une petite explication parlée préalable, j’ai chanté aux quatre coins du monde. Grâce à ce côté visuel. Je n’étais pas le seul évidemment, à l’exemple du grand Montand qui faisait cela de A à Z (Battling Joe, Une demoiselle sur une balançoire...), de Georges Ulmer, des Frères Jacques...

Aznavour, aussi ?

Moins. Aznavour était un auteur. Il s’est avéré excellent comédien, mais surtout sur scène c’était un homme qui disait ses textes. Dans La Bohème il mime un peintre, mais il le fait passagèrement. Moi j’ai écrit beaucoup de chansons pour m’habiller sur-mesure, mais ça ne me gênait pas du tout de chanter du Brassens ou du Maxime Le Forestier, bien au contraire ! J’ai cherché des prétextes pour faire mon numéro, pied au mur.

 

 

Je peux vous dire que les deux chansons que je préfère dans votre répertoire sont Le Mexicain, et surtout Moi, le clown... Deux chansons belles, et visuelles.

Voilà. Le Mexicain a été un succès populaire parce qu’il y avait un gimmick, comme on dit. Moi, le clown, ça n’a pas été un succès populaire, en revanche elle reste un de mes morceaux de bravoure. 

Est-ce qu’on n’a pas perdu ce goût d’une forme de spectacle visuel ? À part peut-être Stromae auquel je pensais, il n’y a plus vraiment de cas où l’on joint des gestes mis en scène à la parole quand on chante, la danse mise à part...

C’est vrai et si, encore une fois, je récuse le terme de "ringard", c’est en tout cas démodé. On ne fait plus comme ça. Dont acte.

D’ailleurs quand on y pense, les clowns ont quasiment disparu, pas sûr qu’ils fassent encore briller des "étoiles dans les yeux des petits enfants", on les associe plutôt à des personnages terrifiants : qu’est-ce que tout cela vous inspire ?

Je ne sais pas si on peut dire ça ? Mais les choses évoluent c’est certain. Quand moi j’étais enfant, il y avait des chansons dites "pour enfants", alors que maintenant les enfants écoutent la même chose que les adultes.

 

 

Souvent, oui. Je connais encore bien peu votre répertoire. Quelques titres charmants, je pense par exemple à La Chanson du Grillon ou, plus coquin, à Julie. Est-ce qu’il y en a, des connues et surtout des moins connues, que vous préférez entre toutes et que vous aimeriez nous faire découvrir ?

Oh, je dirais, les dernières que j’ai écrites. Je ne les ai pas en mémoire là, parce que je ne pratique pas le culte de Marcel Amont (il sourit). Mais regardez un peu ma discographie, vous verrez des chansons dont je signe les paroles et qui ne sont pas forcément des chansons de scène. M’habiller sur-mesure pour les besoins de la scène, ça je sais faire. Ça ne donne pas toujours des disques bien intéressants, et une partie de mon répertoire n’est même pas enregistrée. Mais c’est vrai qu’avec l’âge, et portant moins l’accent sur l’aspect scénique, je me suis un peu plus laissé aller à écrire des choses d’une facture poétique.

Disons que si j’ai tenu plus de 70 ans dans ce métier, c’est bien quand même parce que je suis toujours resté sur la brèche : il y a eu des hauts et des bas, mais à aucun moment je ne me suis reposé sur mes lauriers. C’est un combat incessant, et c’est normal parce que quand on sort du panier de crabes, on devient un privilégié, on est connu et il y a quelque chose qui ressemble à de la gloire. On n’est plus tout à fait monsieur tout-le-monde, et il y a une place à défendre. La chance joue aussi, mais en tout cas il faut bosser et c’est bien normal.

Que représentent la scène, le contact direct avec le public à vos yeux ? Je sais que vous aviez prévu de le retrouver il y a quelques jours, ce qui a été un peu décalé...

Je vais énoncer un lieu commun, mais qui me convient tout à fait : on recharge les accus, c’est certain. Mentalement, etc. J’ai eu des ennuis de santé plus ou moins graves, mais tu mets les deux pieds sur la scène, les projecteurs s’allument, le micro est là, et voilà une parenthèse d’une heure à assurer son métier comme si on était en pleine santé. J’ai remarqué une bonne vingtaine de fois ce phénomène. Une fois notamment, à Montpellier, j’avais des soucis de digestion, j’avais mangé quelque chose qu’il ne fallait pas. Je suis rentré en scène, j’étais mal en point, j’ai fait mon tour de chant, je reviens saluer à la fin du tour de chant, et je n’ai pas eu le temps d’aller à la loge, j’ai vomi au pied de l’estrade ! Pendant une heure j’avais pu mettre entre parenthèses mon malaise, ce qui est curieux.

 

Marcel Amont Alhambra

Marcel Amont à l’Alhambra.

 

Tout à fait. J’ai lu plusieurs choses à propos de Johnny et de la tournée des Vieilles Canailles, il était très mal en point et quand il entrait sur scène, il était un autre homme...

Oui, on parle beaucoup d’anticorps dans la période actuelle : c’est comme s’il y avait des anticorps qui se dégageaient dans ces cas-là... Très curieux.

Quand nous évoquions tout à l’heure la passion de Jean-Bernard, et la vôtre, pour l’aviation, il y a derrière cette idée de la nouvelle frontière à franchir, du rêve à exaucer. Qu’est-ce qui vous fait rêver aujourd’hui ? Par exemple, un voyage dans l’espace, c’est quelque chose dont vous auriez pu avoir envie ?

Oh non, je ne fais pas le poids là. Oui, ça me fait rêver de penser qu’il y a des gens qui sont si loin dans la stratosphère, et qui font apparaître la planète toute ronde au milieu du ciel tout noir, piqueté d’étoiles, mais ça fait rêver tout le monde. Blaise Pascal en rêvait déjà. Depuis la plus haute antiquité, on est fasciné par tout cela. De là à dire que moi, personnellement, j’aurais pu m’investir dans des activités pareilles, je ne crois pas, c’est une vocation. Regardez un Thomas Pesquet : ce sont des ingénieurs, ils sont sur-entraînés et hyper-motivés. Ici je me contente d’être en admiration devant eux, et ils le méritent bien.

"Qu’auriez-vous envie qu’on dise de vous, après vous ?" Cette question, je l’ai posée à Charles Aznavour en 2015. Sa réponse : "Que j’étais un auteur, plutôt qu’un parolier de chansons". Quelle serait votre réponse à vous Marcel (pour dans longtemps hein, j’y tiens) ?

Oh, moi mon cercle est beaucoup plus restreint. J’aime le public, j’ai tout fait pour le séduire et il me l’a bien rendu, mais je pense que déjà, si mes proches, les gens que j’aime pensent de temps en temps à moi, ça me suffit. Le reste, ce qui sera gravé dans le marbre de ma pierre tombale, je ne vais pas dire que je m’en fiche, mais ça n’a pas grande importance.

Vos livres favoris, ceux qui vous transportent, vous émeuvent ou vous font marrer à chaque fois, à recommander à nos lecteurs ?

Comme je l’ai dit précédemment, je lis beaucoup. C’est un métier où il y a beaucoup d’attente: durant les voyages, dans les coulisses, pendant les répétitions, etc... Il y a du temps de libre. J’avais deux musiciens qui avaient trouvé quelque chose qui les passionnait, ils étaient deux joueurs d’échecs invétérés. Moi, je ne sais toujours pas jouer aux échecs, je les regardais passer du temps à apprendre des coups dans des livres spécialisés, ça n’était pas pour moi.

Je lis beaucoup, mais j’oublie énormément de choses. J’ai dû lire trois fois en tout À la recherche du temps perdu, d’abord pour mon propre compte quand j’étais lycéen, puis pour mes enfants, puis enfin pour mes petits-enfants. Je pense à Gustave Flaubert, auquel une émission était consacrée l’autre jour, je pense aux classiques : Maupassant, Victor Hugo... Je ne vais pas vous énumérer les livres de ma bibliothèque. Je ne me targuerais pas d’ailleurs d’être suffisamment crédible pour recommander des livres à vos lecteurs. Ce serait un peu prétentieux. Mais lire, se plonger dans une histoire en noir sur blanc est toujours un plaisir renouvelé.

Il y a quelque temps, André Comte-Sponville présentait son Dictionnaire amoureux de Montaigne, je me suis laissé tenter, au moins pour voir si je n’avais pas oublié les trois quarts de ce qu’on m’avait appris quand j’étais bon élève du lycée Michel Montaigne. Mais j’ai laissé tomber au bout de 200 pages. Parfois on accroche et parfois non.

Tenez, je jette un oeil à ma bibliothèque. (Il compte) J’ai l’oeuvre complète d’Honoré de Balzac, j’ai lu deux ouvrages de Saint-Simon, enfin c’est très varié...

Et des films que vous pourriez recommander à vos petits-enfants ?

Là encore je ne me reconnais pas assez compétent pour recommander des films. Enfin, dans ma jeunesse, évidemment il n’y avait pas de télé. On écoutait la radio, et si le théâtre était un peu cher, le cinéma était à la portée de toutes les bourses, y compris de celles des ouvriers de Bordeaux. C’est le cinéma de cette époque où j’étais gamin qui m’a laissé le plus de traces. J’ai des souvenirs évidemment de Louis Jouvet, etc...

À l’heure où j’ai écrit cette question, Joséphine Baker faisait son entrée au Panthéon : avez-vous des souvenirs avec elle ?

J’ai chanté une fois pour elle aux Milandes (le château de Joséphine Baker, ndlr). On connaissait tous son parcours et son action dans la Résistance, mais aussi son répertoire chanté (la radio était alors omniprésente). C’était une vedette ! Et sa démarche, de recueillir des enfants... Donc oui, je suis très content, alors qu’elle vient d’entrer au Panthéon, et bien que ce fut infime et passager, de pouvoir dire ce que je suis en train de vous dire : "Oui, j’ai connu Joséphine Baker !" (Il rit). Ça fait bien dans les conversations.

 

Joséphine Baker Panthéon

Joséphine Baker au Panthéon. Photo : AFP.

 

On découvre avec pas mal d’émotion dans votre livre, par des descriptions si fines qu’elles nous les font sentir, tous les lieux de votre enfance, de la vallée d’Aspe jusqu’à Bordeaux. Pour tout dire, vous lire me donne envie d’aller voir tout cela de plus près. Si vous deviez vous faire guide, comme deux générations (au moins) de Cazamayou, quels endroits précis, lieux sauvages et patelins, nous inciteriez-vous à aller découvrir ?

Oh vous savez, j’ai vu la baie de Rio, j’ai vu Hong Kong, l’Himalaya et beaucoup de choses, comme beaucoup de touristes qui ne font que passer. En revanche, j’ai eu le bonheur de faire découvrir la vallée d’Aspe à ma jeune femme il y a 45 ans. Mais il ne faut pas y chercher de boîte de nuit, hein ! Mais pour celui qui aime la randonnée, la pêche à la truite ou la beauté des paysages, c’est magnifique. Il fut un temps où je cherchais une maison pour aller passer y des vacances et les week-ends, et elle m’a dit : "Mais pourquoi pas ?", elle était tombée amoureuse de ma vallée ! Ce sont des lieux comme ça qu’on peut recommander sans hésiter. La vallée d’Aspe, la vallée d’Ossau, des coins dans les Alpes aussi, enfin il y a tellement de lieux à voir, la télévision donne parfois à voir des choses sublimes. Mais très simplement et à ma portée, je vous invite vraiment à aller voir la vallée d’Aspe !

 

Vallée d'Aspe

Photo de la vallée d’Aspe. Source : https://www.guide-bearn-pyrenees.com.

 

Quels sont vos projets, et surtout vos envies pour la suite Marcel ?

Vous savez, je ne vais pas vous faire un numéro de vieux sage. J’ai 92 ans. Ce que je souhaite, c’est d’être entouré de gens que j’aime, ce qui est le cas. Qu’ils aient une bonne santé, c’est banal mais Dieu sait si c’est important. J’aimerais vivre dans un monde en paix, mais ça n’est pas pour demain, pauvre de nous !

Et continuer le spectacle aussi ? Vous avez un public qui vous attend...

Oui mais tout cela est négligeable. C’est très important, parce que je ne sais rien faire d’autre, et rien ne me passionne autant. Oui, peut-être.

Que puis-je vous souhaiter ?

J’espère ne pas devenir gaga, c’est la mauvaise surprise du chef, quand on ne sait plus comment on s’appelle. Mais parlons d’autre chose... Ce qui pourrait m’intéresser, c’est si vraiment j’avais l’inspiration et le souffle, de continuer à écrire un peu dans la mesure où je ne pourrais plus mettre les pieds sur une scène, ce qui probablement va arriver un jour ou l’autre. Mais je regarde cela avec une certaine sérénité. Si la bonne fée passait et me disait : "Fais un voeu et un seul", je demanderais à garder l’esprit clair, voilà.

Je vous le souhaite de tout cœur. Avez-vous un dernier mot ?

Non ma foi, mais je peux dire que par moments vous m’avez mis en face de moi-même, jeune homme !

 

Marcel Amont

Photo personnelle confiée par Marlène Miramon.

 

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14 juillet 2021

Alcante : « Notre message, avec 'La Bombe' ? Plus jamais ça... »

16 juillet 1945, il y a 76 ans tout juste. Une des dates les plus importantes dans l’histoire de l’humanité, peut-être LA plus importante, si l’on considère ce qui s’est joué ce jour-là.

 

Trinity

 

Après la réussite du test atomique Trinity, près d’Alamogordo, dans le Nouveau-Mexique, aboutissement du très secret Projet Manhattan, le gouvernement américain, et à terme l’Homme tout court, s’est doté d’une arme d’une puissance prodigieuse. Pour la première fois, il se saisissait des moyens de raser d’un seul coup une ville entière. Quelques années après, avec la folle invention de la bombe à hydrogène, qui en comparaison ferait passer la bombe d’Alamogordo, celle de Hiroshima ou celle de Nagasaki - et c’est terrible à dire - pour un pétard, il ouvrait définitivement la boîte de Pandore. Explosions monstrueuses, retombées radioactives terrifiantes, incendies incontrôlables à même dobstruer le cheminement du soleil jusqu’à la Terre, avec tout ce que cela implique. L’Homme était désormais en mesure de déclencher ni plus ni moins quun suicide planétaire. L’arsenal nucléaire global compte environ 15.000 ogives aujourd’hui. Y pense-t-on ? Pas assez sans doute.

 

Maintenant je suis

Robert Oppenheimer, directeur scientifique du Projet Manhattan, cita ce passage

du Bhagavad-Gita, un des écrits les plus sacrés de l'hindouisme, le 16 juillet 1945.

 

Je suis particulièrement heureux et fier de vous proposer cet article, qui a fait suite à ma lecture d’un monument de la BD, La Bombe (Glénat, 2020), qui, cassons le suspense, et sans mauvais jeu de mot (trop tard) en est une. Un projet fou, follement ambitieux, et réussi avec brio : raconter de manière intelligible et intelligente, prenante, passionnante même, l’ensemble du processus ayant conduit aux bombardements nucléaires d’Hiroshima (6 août 1945) et de Nagasaki (9 août 1945). Je salue Didier Swysen alias Alcante, le chef du projet, et ses camarades Denis Rodier et Laurent-Frédéric Bollée, pour ce travail somptueux tant sur la forme que le fond, qui fera date, et ne manquera pas, tandis que sortiront certaines éditions étrangères (U.S. notamment), de raviver certains débats. Je les remercie tous les trois pour avoir répondu, avec beaucoup d’implication, à mes questions, début juillet. Et Didier en particulier, pour avoir facilité le tout, et pour les photos perso du voyage à Hiroshima qu’il m’a transmises. Pour le reste, que dire sinon : emparez-vous de ce livre, une pépite rare qui ne vous laissera pas indemne... Une exclu Paroles d’Actu, par Nicolas Roche.

 

 

DOCUMENT PAROLES D’ACTU

P.1 : Denis, le dessinateur

Qu’aura représenté, dans votre carrière et dans votre vie, cette aventure de La Bombe ? Quelle charge de travail, quelle implication émotionnelle ?

L’implication était totale et ma discipline devait être sans faille. Autant de pages à dessiner sur une si longue période ne donnent pas droit à l’erreur et surtout pas à la paresse. L’avantage que nous avions fut de travailler les scènes individuellement. De cette manière, j’avais plutôt l’impression de travailler sur un feuilleton, un peu comme une série, plutôt que sur un album qui devait me prendre 4 ans de ma vie.

Pour ce qui est de l’implication émotionnelle, c’est surtout en arrivant aux scènes finales que j’ai dû me préparer. Déjà que faire la recherche sur les résultats de la bombe ne peut laisser indifférent, il est clair que je devais bien transmettre le drame du moment sans me censurer ou pire, faire dans le théâtral et le grand-guignol. Il fallait être vrai et respectueux des victimes. Une scène d’une telle importance peut difficilement être prise à la légère.

 

« Je devais bien transmettre le drame du moment

sans me censurer ou pire. (...) Il fallait être vrai

et respectueux des victimes. »

 

Vous avez pas mal bossé pour Marvel et surtout DC Comics. Hors La Bombe, vos chouchous parmi tous vos bébés, ceux que vous aimeriez nous inviter à aller découvrir ?

Dans mon parcours, il est évident que La mort de Superman est un incontournable, mais si je dois choisir un album qui m’est cher et que je crois qui n’a pas eu la chance d’avoir eu la visibilité que j’aurais souhaitée, je dois avouer que c’est Arale (Dargaud). Un album dont je suis toujours fier, mais qui est passé sous le radar de bien des lecteurs.

 

Arale

 
Faire de la BD, et en vivre, c’est un rêve pour beaucoup de gamins, et pas que des gamins d’ailleurs. Quels seraient vos conseils en la matière ?

La professionnalisation passe par la discipline et cette discipline se traduit majoritairement par le temps passé à la table à dessin. Il faut prendre le temps de faire ses gammes et de se donner le droit à l’erreur. Il vaut mieux faire 300 dessins dans une semaine que de vouloir corriger sans cesse un seul dessin dans la même période.

 

Vos projets, et surtout vos envies pour la suite ?

Après La Bombe, il me faut surtout changer de ton. Je marque actuellement une pause en travaillant sur un album complètement différent : l’adaptation d’une nouvelle de Bruno Schulz, auteur polonais contemporain de Kafka. Un brin fantastique, un brin mystérieux, un brin onirique, c’est le petit bol d’air dont j’avais besoin.

 

Pourriez-vous m’envoyer, parmi les planches réalisées pour La Bombe, un dessin ou une ébauche qui pour vous revêt une dimension particulière, et que peut-être vous voudriez commenter ?

Denis Rodier

Dans mes recherches pour la couverture, je me suis rappelé la fameuse photo d’Oppenheimer pour le magazine Life. Pour moi, c’est un peu une métaphore illustrant la science qui veut percer les secrets de l’univers, cette infinie curiosité qui fait avancer l’humanité. C’est aussi, celle d’Icare qui, dans l’euphorie de la découverte, mesure mal les conséquences de ses actions.

 

 

P.2 : Laurent-Frédéric, le co-scénariste

Qu’ont représenté pour vous ces longs mois de travail autour de la composition de La Bombe ?

Il s’agissait en effet d’une entreprise de longue haleine, mais nous le savions et nous le voulions ! Nous souhaitions être le plus pointu possible, le plus irrépochable, que notre roman graphique soit bien, dans son genre, une sorte d’oeuvre "ultime" sur le sujet. Ne voyez pas ça comme de la prétention mais bien de l’ambition... (rires). Bref, il m’est arrivé de lire des livres en anglais pendant trois mois pour par exemple n’écrire que trois pages dans l’album ! Mais c’était le prix à payer pour être à la hauteur et avoir le sentiment du travail accompli. J’en retiens donc un grand investissement personnel, un grand labeur, une impression parfois de ne pas pouvoir tout maîtriser (mais c’est l’avantage d’être deux au scénario), des moments de doute sur une saga peut-être un peu trop foisonnante, mais toujours avec le sentiment qu’on était dans le droit chemin et qu’on faisait vraiment quelque chose qui aurait un impact...

 

Terra Australis

 

Est-ce que cette aventure aura tenu une place à part dans votre CV, dans votre vie ? L’impression d’avoir effectivement contribué à quelque chose d’unique ?

Oui, incontestablement. Vous savez peut-être que j’ai fait un autre roman graphique sur un sujet qui peut sembler un peu ardu aussi (Terra Australis, Glénat), sur la colonisation anglaise de l’Australie... et qui était même encore plus épais (492 pages de BD au lieu de 449 pour La Bombe), donc je n’ai pas été effrayé par l’ampleur de la tâche. Je savais parfaitement que toutes les thématiques pouvaient être abordées en roman graphique, et qu’il n’y avait pas de raison que le résultat ne soit pas un minimum intéressant. À titre personnel, dès qu’Alcante m’a fait lire la première version de son dossier, j’ai été convaincu du potentiel extraordinaire de La Bombe et le fait de voir autant d’éditeurs ensuite se mettre sur les rangs était forcément un signe tangible d’un album marquant à venir... (Leur dossier de présentation fut envoyé à 10 éditeurs, et 8 dentre eux, preneurs, sont "battus" pour lavoir, ndlr). Cette aventure de création a duré quatre années pleines pour nous et elle restera à tout jamais gravé dans ma mémoire, m’offrant en effet une ligne unique dans ma bibliographie, ce dont je serai toujours fier...

 

« Je serai toujours fier de cette aventure unique... »

 

Vos projets, et peut-être surtout, vos envies pour la suite ?

Je continue mes activités de scénariste avec toujours mes deux "côtés" déjà effectifs depuis de nombreuses années : d’un côté des romans graphiques assez épais et "littéraires" comme par exemple un livre à venir avec Jean Dytar chez Delcourt, d’autres chez La Boîte à Bulles, Robinson, Rue de Sèvres, Glénat... Et puis des projets plus mainstream comme ma reprise de Bruno Brazil au Lombard ou une nouvelle série chez Soleil baptisée H@cktivists... Sans parler de mon ambition d’écrire un scénario de film pour l’adaptation de mon roman graphique consacré à Patrick Dewaere. Affaires à suivre !

 

 

L'équipe de la Bombe

Alcante, L.-F. Bollée et D. Rodier lors de leur séjour à Hiroshima.

 

 

EXCLU - PAROLES D’ACTU

Alcante : «Si je devais extraire un message,

de La Bombe ? "Plus jamais ça"... »

La Bombe

La Bombe (Glénat, 2020).

 

P.3 : Didier, alias Alcante

Votre album, La Bombe (Glénat, 2020), en impose par sa prestance, par l’importance de sa documentation, par les qualités déployées de narration et de mise en scène, par l’atmosphère de tension qu’il installe, et par la beauté puissante du dessin. On imagine le travail que ça a dû représenter, vous le racontez un peu dans la postface... Comment avez-vous vécu l’après, tous les trois, ce moment où, après tant de mois, tout a été finalisé, bouclé ?

après l’ouvrage

Globalement, la réalisation de l’album s’est étendue de 2015 à fin 2019, soit sur une période de cinq ans. Cela a donc été un très long accouchement ! Quand l’album a été terminé, nous étions à la fois épuisés, soulagés d’avoir terminé dans les délais que nous nous étions fixés (pour une sortie en 2020, l’année des 75 ans de la bombe), un peu tristes que cette belle aventure prenne fin, et également excités et angoissés à l’idée de la sortie qui approchait enfin.

Quand l’album est sorti, nous ne savions pas trop à quoi nous attendre. Nous espérions bien sûr de bons chiffres de ventes et des bonnes critiques, mais on ne peut jamais être sûr de rien en la matière.

L’album est sorti le 4 mars 2020 à la Foire du Livre de Bruxelles. La veille nous avions eu droit à une chronique dithyrambique de Thierry Bellefroid, le spécialiste BD de la télévision belge. Nous étions tous les trois (Denis, LFB et moi) en dédicace à Bruxelles et l’album y a directement connu un grand succès : le stock d’albums a été épuisé dès le vendredi soir ; il a fallu en recommander pour le samedi, et ensuite pour le dimanche ! Les très bonnes critiques ont commencé à pleuvoir, et six jours à peine après sa sortie, l’éditeur a annoncé une réimpression !

Nous sommes alors partis pour une tournée de dédicaces en France et celle-ci a très bien débuté… mais s’est malheureusement très vite terminée dans un certain chaos à cause du Covid et du premier confinement ! Nous avons dû rentrer un peu en catastrophe chez nous ! Denis a bien failli être coincé en France !

Avec le confinement, nous nous sommes d’abord dit que notre belle aventure allait prendre fin et que notre album allait s’arrêter là avec la fermeture des librairies, ce qui était assez désespérant. Mais contre toute attente, les ventes ont continué de grimper grâce aux libraires qui faisaient du click and collect. L’album a aussi bénéficié d’une très forte médiatisation, avec énormément d’articles élogieux. Quand les librairies ont rouvert, les ventes se sont envolées et depuis lors cela n’a toujours pas arrêté. Nous en sommes actuellement à la 9e impression et près de 90.000 ventes, avec une petite dizaine de prix remportés, c’est juste incroyable !

 

Qu’est-ce qui, pour ce qui vous concerne Didier, a été le plus difficile dans la conception de cet ouvrage ? Combien de lectures, ardues parce qu’il a fallu comprendre au moins à la surface des concepts très complexes, combien de temps passé à assimiler, à recoller les morceaux, à établir un plan, à s’accorder à trois ?

gestation et accouchement

Je dirais que tout a été difficile en fait: accumuler la documentation, la digérer, la vulgariser, trouver un fil conducteur, un personnage principal, la dramatisation, la vérification et la re-vérification… tout ça a pris beaucoup de temps et d’énergie, c’est peu de le dire ! Mais tout s’est bien déroulé, surtout entre co-auteurs: nous avons eu une parfaite entente. C’était pourtant un projet casse-gueule sur lequel on aurait pu finir par se disputer ou sur lequel on aurait pu prendre un énorme retard, mais tout s’est vraiment bien passé !

Si je devais citer la scène qui m’a posé le plus de difficultés à l’écriture, je pense que c’est celle de la première réaction en chaîne de l’histoire, dans ce stade de Chicago. Il m’a d’abord fallu comprendre exactement ce qui s’était déroulé, puis trouver un moyen de rendre ça compréhensible et passionnant. Pas évident du tout !

 

Est-ce que ça vous a "travaillé", peut-être un peu secoué, de côtoyer à de telles doses la bombe et son horreur, les parcours et visages des victimes (je précise ici que vous avez fait le voyage à Hiroshima), les dilemmes et tournants historiques ?

immersion

Oui, bien sûr ! Je rappelle que c’est une visite au musée de Hiroshima à l’âge de 11 ans qui a tout déclenché ! La bombe atomique à Hiroshima, c’est 70.000 vies qui prennent brutalement fin en quelques instants, dont des civils pour la plupart, femmes et enfants compris. Et à long terme, on parle de 200.000 morts ! Le 6 août à Hiroshima, c’est vraiment l’enfer qui s’est déclenché, c’est impossible de rester insensible à cela…

Nous sommes allés en visite à trois à Hiroshima, avec Denis et LFB en août 2018. C’était ma troisième visite puisque j’y étais déjà retourné en voyage de noces ! Et à chaque fois je suis pris par l’émotion, évidemment. Nous avons eu cette fois un guide dont le grand père est mort durant l’explosion, et dont la propre mère a eu la chance d’être évacuée à la campagne la veille de l’explosion, alors qu’elle avait 15 ans… tout ça me fait frissonner.

 

À Hiroshima

 

À un moment du récit, Leó Szilárd, peut-être le personnage central de cette histoire, se lamente auprès d’Albert Einstein et de son compatriote Wigner de l’imprudence de scientifiques qui, à l’aube de la guerre, et alors que les visées expansionnistes de régimes totalitaires ne faisaient plus mystère, continuaient de publier les résultats de leurs recherches sur des domaines hautement stratégiques, comme l’énergie atomique. Cette partie m’a interpelé, sur le fond que vous a-t-elle inspiré : faut-il taire une découverte scientifique quand elle peut potentiellement être utilisée à mauvais escient ?

science et responsabilité(s)

Je pense qu’à l’époque c’est ce qu’il aurait fallu faire, mais ça s’est avéré impossible. Pourtant, si tout le processus de développement de la bombe avait été retardé de quelques semaines, il est possible que la guerre se serait terminée sans que la bombe n’ait été utilisée. Bien sûr, on ne le saura jamais. Mais de toutes façons la bombe aurait été développée tôt ou tard. Les fondements théoriques étaient là, c’etait inéluctable.

Et aujourd’hui je pense qu’avec toutes les technologies de communication il serait impossible de cacher une découverte majeure.

 

Leó Szilárd

 

Vous êtes-vous demandé ce que vous auriez fait, vous, à la place de Truman ? Après tout, le cabinet de guerre japonais restait largement fanatisé, et on s’acheminait probablement, pour faire rendre les armes au Japon, vers une nécessaire invasion de l’archipel. Une explosion de démonstration eût-elle suffi pour faire plier ceux qui n’ont pas même plié après Hiroshima ? Sachant que Truman, qui n’a lui jamais vraiment hésité, avait déjà en tête le coup d’après, la guerre des systèmes avec l’URSS ?

dans la peau de Truman

Je pense que c’est impossible de s’imaginer ce qu’on ferait dans un cas de figure pareil. ce qui est certain, c’est que je ne voudrais jamais me retrouver dans la position de devoir prendre une décision ayant de telles conséquences ! Bien sûr, cependant, ce n’est pas une décision qu’il a prise seul. En fait, la décision ne lui incombait même pas formellement car c’était une décision du haut commandement militaire. Mais personne ne peut imaginer que dans les faits il n’ait pas été plus que consulté !

Ceci dit, je pense que les historiens sont globalement d’accord pour dire que le Japon était sur le point de capituler, que les Américains le savaient et que l’invasion terrestre du Japon n’était pas nécessaire. Le Japon était tellement affaibli qu’un simple blocus de quelques semaines l’aurait sans doute fait capituler. Mais les Américains craignaient surtout que les Soviétiques ne profitent de ces quelques semaines pour étendre leur influence en Asie en général, et au Japon en particulier.

On entend souvent que la bombe atomique a permis de sauver 500.000 vies américaines qui aurait été perdues dans le débarquement, mais on peut dire que c’est là un mythe qui a été construit après la guerre pour justifier l’utilisation de la bombe.

 

Truman

 

On parle toujours de la bombe sur Hiroshima, très rarement de celle sur Nagasaki, c’est un peu terrible non ?

et Nagasaki ?

Oui, effectivement, on s’est fait la réflexion durant l’écriture que c’était une sorte d’injustice. C’est un peu comme le second homme sur la Lune, on n’en parle quasiment jamais. À l’origine, dans mon tout premier synopsis, je comptais parler plus en détails du bombardement de Nagasaki. Mais LFB m’avait fait la réflexion que pour lui il fallait en quelque sorte "tirer le rideau" après le bombardement d’Hiroshima car d’une certaine manière tout était dit, et le bombardement de Nagasaki (d’un point de vue narratif) aurait été perçu comme une espèce de répétition des mêmes scènes. Je me suis rallié à son avis; je pense que ça aurait déforcé finalement l’impact du livre si on avait en quelque sorte "rallongé la sauce" même si c’est évidemment terrible de devoir le dire comme ça. Donc oui, il y a une forme d’injustice que nous n’avons pas pu éviter. Mais ceci dit, je pense que Hiroshima est évidemment devenu le symbole de "toutes" les destructions atomiques, tout comme par exemple Auschwitz est devenu le symbole de tous les camps de concentration. On dépasse donc de fait la simple notion de ville d’Hiroshima pour parler de manière plus globale.

 

Champignon de Nagasaki

Sans doute la photo la plus fameuse des bombardements atomiques,

celle du champignon infernal au-dessus de Nagasaki, le 9 août 1945.

 

Est-ce que, quelque part, du fait même de cette horreur absolue qu’elle inspiré au monde, la tragédie subie par les enfants d’Hiroshima et de Nagasaki n’a pas eu pour effet de préserver (certes aux côtés de l’équilibre de la terreur) contre la tentation ultérieure d’utiliser la Bombe, et même des mille fois plus puissantes, plus tard durant la Guerre froide ?

un "vaccin" contre la Bombe ?

C’est possible en effet. Je me souviens d’avoir lu il y a quelques années la copie d’un mémo écrit par un conseiller de Nixon pendant la Guerre du Vietnam. On lui avait demandé son avis sur l’opportunité de larguer une bombe atomique sur le Vietnam. Le conseiller déconseillait très fortement cette option, arguant notamment que les USA, après avoir largué les bombes sur Hiroshima et Nagasaki, perdraient définitivement le soutien de toute l’Asie s’ils réitéraient ce coup au Vietnam.

Je pense aussi que les révélations sur ce qui s’est passé au sol à Hiroshima et Nagasaki ont très fortement marqué les opinions publiques et que celles ci sont très majoritairement opposées à un nouvel usage militaire d’une telle arme.

Donc dans un certain sens, les bombardements de Hiroshima et Nagasaki ont peut être permis d’en éviter d’autres. Néanmoins, comme Szilard l’avait prédit, le principal effet de ces bombardements a été de convaincre toutes les superpuissances de se doter de l’arme nucléaire, et d’en produire en grand nombre. Je pense donc que les bombardements ont tout de même accru la dangerosité du monde, si je puis m’exprimer ainsi.

 

Si vous-même, Didier, avec votre connaissance des faits à 2021, pouviez via une drôle de machine à remonter le temps, intervenir à un moment de l’histoire de La Bombe, faire passer un message ou alerter quelqu’un, quel serait votre choix ?

et si j’intervenais ?

En fait, je pense vraiment que Léo Szilard a fait tout ce qu’il fallait faire et tout ce qu’il pouvait faire pour empêcher un usage militaire de la bombe sur le Japon. C’est pourquoi j’ai réellement une sincère admiration pour lui. Mais si même lui n’y est pas parvenu, je pense que personne n’aurait pu le faire. L’engrenage était trop puissant pour qu’on puisse l’arrêter. Deux milliards de dollars dépensés (l’équivalent de 30 milliards actuels, ndlr), la Guerre du Pacifique qui a coûté tant de vies américaines, le jusqu’au boutisme ou fanatisme de certains dirigeants japonais, l’URSS qui pouvait étendre sa sphère d’influence… tout ça ne pouvait mener qu’à une utilisation militaire de la bombe, malheureusement, alors qu’il y avait pourtant bel et bien une alternative.

 

J’ai le sentiment que cette peur d’un holocauste nucléaire, très vivace des années 50 à 80, s’est beaucoup estompée dans les esprits d’aujourd’hui. Ce péril se retrouvait beaucoup, dans ces années-là, dans les médias, dans la fiction, et il imprégnait l’imaginaire collectif. Maintenant on en parle très peu : à part votre livre, on peut penser, et encore de manière décalée, aux Terminator ou aux jeux Fallout. Les opinions publiques des années 2020 négligent-elles les menaces liées au nucléaire militaire, et si oui ont-elles tort de le faire ?

le nucléaire militaire et nous

Pour faire court: oui et oui ! L’armement nucléaire est moins important qu’au sommet de la Guerre froide, mais il reste largement suffisant pour détruire la planète ! Et la puissance des bombes actuelles est très largement supérieure à celle d’alors !

 

Extrait de Terminator 2 : Judgment Day de James Cameron, 1991.

 

Extrait du jeu Fallout 4 (Bethesda Game Studios, 2015).

 

Votre livre c’est, au sens le plus complet du terme, une œuvre, qui captive, fascine, apprend et fait réfléchir. C’est aussi cela, le rôle d’une BD telle que vous la concevez ? Est-ce que vous avez pensé cet objet aussi comme un acte militant, peut-être renforcé par votre visite à Hiroshima ?

ce livre, un message ?

Militant, c’est sans doute trop fort, car nous avons essayé de rester le plus impartial possible et de laisser aux lecteurs la possibilité de se faire son propre avis. Nous sommes avant tout des auteurs de BD et à ce titre nous avons raconté une histoire de la manière la plus passionnante possible, mais évidemment personne ne sort indemne ou indifférent à une visite à Hiroshima, et nous avons un profond respect envers les victimes de ces bombardements. Et évidemment nous nous disons « plus jamais ça ! »

 

Après un petit tour sur un grand site web, j’ai vu qu’il existait de votre ouvrage une version en espagnol, une en allemand, une en italien et une en néerlandais. Qui de l’anglais, et du japonais ? Avez-vous pour projet de diffuser le fruit de votre travail, notamment au Japon et aux États-Unis ?

versions étrangères

Nous espérons évidemment que notre album reçoive la plus grande distribution possible ! Et notre album est vraiment très bien reçu internationalement puisque quinze traductions sont déjà prévues: l’album a déjà été publié en néerlandais, allemand, italien et espagnol, et il doit encore l’être en portugais (Brésil), hongrois, serbe, croate, anglais (USA et GB), chinois, coréen, tchèque, polonais, grec et russe. L’album sortira donc bientôt aux USA dans une version spéciale avec un lavis ajouté aux pages.

Pour le Japon, des contacts sont pris mais rien n’est encore signé. On espère bien sûr que cela pourra se concrétiser.

 

Je verrais bien, très bien même La Bombe adapté sous forme de long métrage animé, en un bloc ou coupé en deux. C’est quelque chose qui pourrait vous tenter tous les trois ? Peut-être y avez-vous déjà songé ?

un long métrage ?

Là aussi les choses bougent et ont déjà bougé mais je ne peux pas en dire plus pour l’instant.

 

Extrait de Barefoot Gen de Mori Masaki, 1983.

 

Je vais vous poser cette question, parce qu’elle me hante toujours un peu quelque part. Quelle est votre intime conviction : croyez-vous que, de notre vivant, nous connaîtrons, quelque part dans le monde, une explosion nucléaire hostile ?

jamais plus, vraiment ?

Je pense malheureusement que nous en connaîtrons encore, oui. Mais à mon sens le risque provient plus d’un groupe terroriste qu’au niveau des États. Malheureusement une bombe atomique n’est pas si difficile à fabriquer, la difficulté est plutôt d’obtenir de l’uranium suffisamment enrichi ou du plutonium.

 

Le Traité sur l’interdiction des armes nucléaires est entré en vigueur en janvier de cette année, et même si les puissances nucléaires ne l’ont pas signé, c’est un signal important. Avez-vous l’espoir qu’on reviendra un jour, du point de vue de l’atome, à un monde d’avant Trinity, en juillet 1945 ?

un monde sans arme nucléaire ?

Non, il est impossible qu’on en revienne à une situation sans nucléaire: il existe des milliers d’armes nucléaires bien plus puissantes que celle du 1er essai (Trinity), c’est un peu comme si vous me demandiez si on pourrait revenir à un monde sans électricité…

Le traité permet de réaffirmer l’horreur absolue de cette arme, mais tant qu’aucun pays détenteur ne le signe, cela reste malheureusement uniquement symbolique je pense.

 

La Tsar Bomba soviétique (1961), bombe à hydrogène, fut l’arme nucléaire

la plus puissante jamais testée : sa force explosive représenta 1500 fois celles

de Hiroshima et de Nagasaki, cumulées... Oui, les chiffres font aussi

froid dans le dos que cette vidéo...

 

Vos projets, vos envies pour la suite ? Un petit scoop ?

Travailler sur La Bombe a été épuisant mais également passionnant. J’adore l’Histoire et je vais développer plusieurs projets en ce sens. J’en ai notamment un en cours de développement pour la collection Aire Libre, qui se déroule à nouveau durant la Guerre du Pacifique, mais sous un angle très différent puisque je suivrai des soldats américains homosexuels qui devaient cacher leur orientation sous peine d’être considérés comme des malades ou des criminels et exclus de l’armée. Les dessins seront de Bernardo Munoz.

Je travaille également sur deux autres projets historiques en co-écriture avec Fabien Rodhain. Le premier sera illustré par Francis Valles, une saga familiale dans le style des Maîtres de l’orge mais dans le milieu du chocolat. Le premier tome se déroule au Brésil en 1822. Ce sera publié par Glenat. Le second projet a trait au fondateur de l’industrie japonaise de whisky, sera illustré par Alicia Grande et publié par Bamboo.

D’autres projets suivront également…

 

Espérons... Un dernier mot ?

A propos des bombardements, je ne peux que répéter « plus jamais ça ! »

 

Merci beaucoup !!!

Merci à toi :-)

 

Le ciel d'Hiroshima

Une lueur pour achever cet article... Avec cette photo

prise par D. Swysen (Alcante), à Hiroshima,

le jour de la commémoration du 73ème anniversaire de la Bombe...

 

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09 janvier 2021

François Delpla : « Bormann fut un facteur d'unité et non de division au sein du pouvoir hitlérien »

L’historien François Delpla, spécialiste de Hitler et du nazisme, commence à être bien connu des lecteurs de Paroles d’Actu, pour avoir répondu à plusieurs reprises à mes questions et, ce faisant, enrichi mes connaissances (et je l’espère, celles d’autres) sur l’âge sombre et le temps complexe de l’Allemagne du Troisième Reich (1933-1945). Les lectures qu’il défend des évènements, s’agissant du rôle que tenait le Führer au coeur du dispositif décisionnel du régime, ou encore de la planification plus ou moins précoce de l’extérmination des Juifs d’Europe (la sinistre Solution finale, ou Endlösung), ne font pas l’unanimité, et cela est sain : ces discussions s’inscrivent dans le cadre de débats riches et constructifs entre historiens, sur la base de recherches qui font avancer le savoir collectif sur un passé compliqué. Cet entretien, réalisé entre la toute fin de décembre, et début janvier, tourne principalement autour de l’ouvrage le plus récent de M. Delpla, Martin Bormann : Homme de confiance d’Hitler (Nouveau Monde, octobre 2020). Je vous en souhaite bonne lecture, et que cela apporte des pièces pour nourrir davantage encore les débats ! Une exclusivité Paroles d’Actu. Par Nicolas Roche.

 

EXCLU PAROLES D’ACTU

François Delpla: « Bormann fut un facteur d’unité

et non de division au sein du pouvoir hitlérien... »

Martin Bormann

Martin Bormann : Homme de confiance d’Hitler (Nouveau Monde, octobre 2020).

 

Bonjour François Delpla. Comme son sous-titre le laisse deviner, dans votre récent ouvrage Martin Bormann : Homme de confiance d’Hitler (Nouveau Monde, octobre 2020), vous balayez par la démonstration la thèse dépeignant Martin Bormann - qui à la fin du régime était le patron du parti nazi et secrétaire particulier du Führer - comme le "mauvais génie" de Hitler pour le rétablir à sa place de serviteur dévoué d’un maître toujours aux commandes.

Pourquoi était-il nécessaire à vos yeux de rétablir cette vérité sur Bormann, et qu’est-ce qui pour vous la rend inattaquable ?

la vérité sur Bormann

Martin Bormann a été odieusement calomnié. Je mesure ce que cette affirmation peut avoir d’étrange, et Paroles d’Actu devra s’attendre à deux ou trois protestations indignées. Mais justement. Il est temps d’en finir avec une facilité qui vient de fêter ses cent ans  : sur le nazisme et ses principaux dirigeants on peut tout dire, du moment que c’est péjoratif. Tant qu’on en reste là, l’histoire patiente à la porte. Elle a le droit et le devoir de dire que Bormann a été calomnié, et l’a été odieusement, si c’est vrai. Mais je vous rassure tout de suite. C’était tout de même un fieffé criminel.

Après de solides études d’histoire avec quelques-uns des meilleurs maîtres, j’ai pris le chemin, c’est le cas de le dire, des écoliers et n’ai replongé dans la marmite de la recherche que vers 1990 en répudiant, au contact des papiers du général Doumenc (troisième personnage de l’armée française pendant le premier semestre de 1940), les explications «  franco-françaises  » de la défaite.

J’ai troqué celles-ci (qui ont encore occupé le devant de la scène, et même le milieu et le derrière, en 2020) au profit d’un examen de la stratégie allemande, et du constat de son caractère peu résistible. Ce qui m’a amené tout doucement, de livre en livre, en presque une décennie, à la découverte des qualités de chef de Hitler et de son intelligence - sans perdre de vue les délires auxquels il s’abandonnait.

En me lançant, à l’initiative de mon éditeur, dans la biographie de Bormann, j’ai découvert, à ma surprise, qu’il y avait là un verrou et qu’en le débarrassant de la rouille pour faire jouer le mécanisme on pouvait et comprendre, et abolir, une cause majeure du retard de l’humanité à percevoir son plus grand trublion du XXème siècle comme le contraire d’un médiocre.

Au départ, une réalité que cette recherche ne remet pas en cause  : Bormann, qui était avec Hitler lui-même l’un des rares dirigeants nazis issus du système scolaire sans le moindre diplôme et sans avoir jamais franchi la porte d’une université, avait fait carrière dans l’appareil nazi depuis les emplois les plus humbles - coursier et secrétaire dactylographe - jusqu’à devenir dans bien des domaines le bras droit du chef de l’État et une sorte de premier ministre de fait. Ce que je conteste, c’est qu’il ait été animé d’une soif inextinguible de pouvoir, et qu’il ait calomnié sans cesse et sans vergogne aux oreilles de Hitler les autres dirigeants, pour prendre leur place ou au moins leur chiper des missions. Or c’est cette image-là qui avait prévalu au lendemain de la guerre, du fait des survivants de cet appareil auxquels on demandait des comptes.

 

« À Nuremberg, les accusés eurent soin d’épargner

au maximum le Führer, pour ne pas s’accabler eux-mêmes

d’avoir cru en ce chef. Cela conduisait mécaniquement

à charger la barque dautres et notamment Bormann. »

 

Les juges de Nuremberg et d’ailleurs avaient bien du mal à voir clair dans les arcanes du gouvernement du Troisième Reich et d’ailleurs ne s’en souciaient guère, puisque leur mission consistait avant tout à établir des fautes individuelles. «  L’accusé a-t-il prêté la main à telle exaction  ?  » était la question principale, bien plus que le mécanisme ayant conduit à la commettre. Dans le box, sur 22 accusés présents, seuls Göring et Keitel avaient fréquenté de près le centre du pouvoir (si on met à part le quasi-mutique Rudolf Hess) et tous profitaient de la mort, confirmée ou non, de Hitler, de Goebbels, de Himmler et de Bormann pour charger ces quatre personnes du poids de leurs propres fautes. Tous avaient soin cependant, au sein de ce quatuor, d’épargner au maximum le Führer, pour ne pas s’accabler eux-mêmes d’avoir cru en ce chef. Cela conduisait mécaniquement à charger la barque des trois autres.

Cependant, si beaucoup d’actes et de propos de Himmler et de Goebbels avaient été en pleine lumière et si leurs pouvoirs, à la tête respectivement des SS et de la propagande, étaient clairement délimités, le cas de Bormann était bien différent. Aucun média nazi n’avait jamais mis son rôle en exergue, son visage même était peu connu et tout restait à découvrir. Officiellement il était le second de Hess à la tête du Parti nazi depuis 1933 puis son successeur à partir du 12 mai 1941, avant de recevoir en sus le titre de «  secrétaire du Führer  » le 12 avril 1943. Or le rôle du Parti était mal connu, son fonctionnement plus encore et le fait que Hitler se dote sur la fin d’un secrétaire restait à expliquer. Tout ce flou était propice à des légendes. Celle d’un Bormann arriviste, rêvant même à la fin de succéder à son maître, se donna libre cours. Et plus encore celle d’un «  mauvais génie  », qui aurait inspiré et conduit les actions les plus abjectes du régime.

Hitler et Goebbels s’étaient suicidés. Le cyanure avait abrégé les jours de Himmler… et ceux de Bormann, dans une tentative peu convaincue de fuir Berlin en traversant les lignes soviétiques, mais les rares témoignages à ce sujet ne semblaient pas décisifs. On pouvait soupçonner les informateurs de protéger une fuite réussie. Et la réputation qu’on était en train de faire à Bormann s’ajustait à merveille avec l’idée d’une évasion soigneusement planifiée vers une sûre retraite, par exemple en Amérique latine. Là, le secrétaire aurait réellement succédé au Führer à la tête d’un «  Quatrième Reich  » intriguant pour reprendre le pouvoir en Allemagne. Des journalistes compétents comme William Stevenson et Ladislas Farago n’hésitaient pas à investir leur crédit dans des livres fourmillant de détails sur les refuges de ces nostalgiques, leurs menées et leurs espoirs.

Ces fables ne contribuaient pas médiocrement à faire apparaître le Troisième Reich comme une pétaudière de cadres préoccupés avant tout de leurs personnes et de leurs fiefs, sous un monarque distant, ne descendant de son Olympe bavarois que pour arbitrer les querelles, de préférence en faveur du plus cruel… et ici l’ambitieux et maléfique Bormann occupait naturellement le premier rang.

Pourquoi suis-je certain que rien de tout cela n’est vrai  ? Tout d’abord en raison de trente années, ou presque, d’observation des mécanismes de ce régime (tant au centre que dans nombre de périphéries), et de la personnalité de son chef. La concentration du projecteur sur Bormann ne fait que le confirmer  : si cet homme grimpe autant dans la hiérarchie, c’est qu’il se rend indispensable, non par les leviers qu’il prendrait en mains mais par une obéissance exacte à son maître, et par son aptitude à convertir en actes une parole qu’il recueille méthodiquement.

 

Comment qualifier la relation entre Hitler et Bormann, en fin de période (notamment par rapport à celle de Hitler avec Rudolf Hess, le prédécesseur de Bormann), et que dire des rapports entre les autres figures importantes du régime et Bormann  ?

Hitler, Bormann, et les autres...

Tout d’abord il faut dissiper la légende selon laquelle il aurait «  contrôlé l’accès au Führer  ». Hitler décidait lui-même de ses rencontres et n’aurait pas supporté qu’un subalterne en décidât pour lui. Il arrivait en revanche que, pour le protéger, Bormann fît mine de barrer sa porte, de sa propre initiative, à quelqu’un que Hitler ne voulait pas voir ou dont il souhaitait espacer les visites.

Il tout aussi erroné de croire qu’il calomniait ses collègues pour les discréditer dans l’esprit du chef et s’élever à leurs dépens. Il apparaît au contraire honnête dans ses rapports à ses supérieurs Hess et Hitler et, vis-à-vis de ses égaux, nanti d’un bon esprit d’équipe, ferme sur ses positions mais diplomate et disposé à faire des compromis, pour éviter que l’action ne s’enlise.

Grâce au miracle de la survie du journal de Goebbels et aux index de ses 29 volumes, on peut suivre en détail sa relation avec lui. Ils ne sont pas toujours d’accord, mais Goebbels, s’il a parfois des craintes, loue en définitive sa loyauté.

Ses rapports avec Himmler aussi semblent bons. Il est, comme lui, associé à Hitler pour des coups tordus et cela ne semble pas susciter de jalousies. Le bruit court, vers la fin, d’un soulèvement en préparation des SS contre le Parti (donc de Himmler contre Bormann) mais cela aussi semble un coup monté (notamment à l’adresse de l’étranger, aux yeux duquel le nazisme a toujours joué à se montrer divisé).

Quant à la relation de Hitler avec Bormann, elle ne cesse d’être celle d’un maître à un serviteur, qui attend docilement les ordres et accepte de ne pas tout savoir ni tout contrôler. De ce point de vue, le titre de «  secrétaire du Führer  », attribué en 1943, a pu induire en erreur, aussi bien des contemporains que des historiens. Il est destiné à renforcer l’autorité du messager qui transmet les ordres et les avis du chef, mais ne signifie nullement que le subordonné partage tous ses secrets.

 

Que retenez-vous, après cette étude sur Bormann et tous vos travaux, de la manière dont le pouvoir était organisé territorialement (notamment via les gauleiters), à quel degré de contrôle les agents locaux étaient-ils soumis par le gouvernement et le parti, et disposaient-ils de marges de manœuvre significatives ?

le Parti et les territoires

La question est complexe, et son historiographie encore très lacunaire. Le livre explore surtout la façon dont Hitler, via Bormann, dirigeait ses gauleiters (les chefs régionaux du Parti national-socialiste). Pour l’éclairer, il tire un grand parti du sort de deux d’entre eux, Joseph Wagner et Carl Röver. Ces «  vieux combattants  » (alte Kämpfer) connaissent une brusque disgrâce à six mois d’intervalle, lors de l’aggravation de la situation militaire causée par le piétinement en Russie et l’entrée en guerre, prévisible puis effective, des États-Unis.

Wagner, un cadre très en vue du nazisme, à la fois gauleiter de deux régions éloignées et titulaire de fonctions nationales, a le tort de rester catholique et de le laisser apparaître. Hitler le déchoit de ses fonctions devant les gauleiters assemblés à l’occasion des festivités des 8 et 9 novembre, date majeure du calendrier nazi, puis lui refuse la parole et le chasse de la réunion, où Bormann avait ouvert les hostilités en lisant une lettre de l’épouse de Wagner. Il finira assassiné dans les dernières semaines de la guerre.

Röver, lui, ne règne que sur son Gau de Weser-Ems, mais se pique de politologie et rédige un long mémoire prônant, pour faire face aux difficultés qui s’annoncent, une décentralisation du Parti… alors que Hitler, comme on vient de le voir, ne songe qu’à renforcer l’obéissance inconditionnelle à sa personne. Röver est brusquement invité par Bormann à se soigner et, amené quasiment de force dans un hôpital berlinois, décède au bout de deux jours des soins de Karl Brandt, le principal spécialiste du crime médical nazi, le 15 mai 1942.

Citons enfin la réunion du 24 février 1945, où les gauleiters sont convoqués à Berlin et s’y rendent tous, sauf deux dont les capitales sont cernées par l’Armée rouge, pour entendre des prêches jusqu’auboutistes de Bormann et surtout de Hitler.

 

Question liée à la précédente, un thème intéressant de votre livre : jusqu’à quel point les corps constitués dans l’Allemagne du Troisième Reich ont-ils été nazifiés ?

nazification, jusqu’à quel point ?

Sur cette question, le livre de Martin Broszat Der Staat Hitlers, publié en 1969 et abondamment réédité sans le moindre changement, y compris dans sa tardive traduction française (1985), continue d’orienter les esprits malgré ses limites, notamment sur le rôle de Bormann  ; cet ouvrage et beaucoup d’autres reposent sur le préjugé d’une «  polycratie  » nazie, un terme forgé par le politologue Franz Neumann, réfugié aux États-Unis, en 1942.

Guère moindre est l’influence d’un autre émigré, Ernst Fraenkel, qui avait fait paraître en 1941 The Dual State, aux États-Unis également. Neumann repère quatre centres de pouvoir (l’armée, l’administration, le patronat et les nazis) censés passer entre eux des contrats dans une relative anarchie. Fraenkel ne distingue que deux instances, l’État traditionnel qui conserve ses routines et le pouvoir nazi qui y niche comme un coucou en imposant de temps à autre ses lubies, notamment par l’intermédiaire des SS.

Les deux auteurs, et Broszat qui en quelque sorte les synthétise, tout en apportant force précisions grâce à sa connaissance des archives, sous-estiment le talent de Hitler et son jeu… qu’une concentration du regard sur son «  secrétaire  », avant comme après l’octroi officiel de ce titre, permet de mieux appréhender. La persistance de l’Etat traditionnel n’est qu’une apparence, et l’influence nazie s’y fait sentir immédiatement lors de la période de «  mise au pas  » (Gleichschaltung) du premier semestre 1933. Le Parti, dirigé par Hess que Bormann seconde à partir de juillet, et auquel il succède en mai 1941, joue un rôle essentiel dans l’activité législative, ce qui lui donne ses entrées dans tous les ministères. Bormann finit par y installer des fonctionnaires dépendant de lui seul, chargés de lui rendre compte de ce qui s’y passe et de transmettre ses consignes.

 

« Bormann a joué un rôle très actif dans une prise en main

beaucoup plus étroite des corps judiciaires par le Parti,

notamment à partir de l’enlisement à l’Est. »

 

Je développe l’exemple du ministère de la Justice, dont les magistrats jouissent d’une liberté relative, tout en devant appliquer les lois nouvelles, jusqu’au printemps de 1942. Cependant, un appareil parallèle est institué le 1er juillet 1934, soit au cours même de la peu légale Nuit des Longs couteaux, avec le «  tribunal du peuple  » (Volksgerichtshof), confié à des nazis endurcis, dont Otto Georg Thierack. Le ministre non nazi, Gürtner, décédé au début de 1941, n’était pas encore remplacé quand Hitler, désertant brièvement son quartier-général de la Wolfsschanze, vint à Berlin, le 26 avril 1942, pour annoncer au Reichstag son espoir de liquider en une campagne la résistance soviétique, dans un discours où les questions judiciaires tenaient une place prépondérante et qui précédait l’octroi par acclamations, à l’orateur, de «  pleins pouvoirs  » dans ce domaine. Le processus trouve son aboutissement à la fin de juillet quand Thierack vient à la Wolfsschanze recevoir des mains de Hitler la succession de Gürtner et de copieuses instructions, en un monologue que Bormann consigne pieusement. Le «  chef de la chancellerie du Parti  » (titre officiel de Bormann depuis la disparition de Hess) va dans les mois suivants seconder activement le nouveau ministre, en actionnant les rouages du Parti, dans une prise en main beaucoup plus étroite des corps judiciaires, en vue des jours difficiles qui s’annoncent. Je mets notamment en lumière l’Abgabeaktion, une opération lancée à la fin de 1942 et encore très peu connue. Elle consiste à transférer des délinquants de droit commun condamnés à de lourdes peines de prison dans le système concentrationnaire, pour les tuer «  par le travail  ». Bormann joue dans ce processus un rôle très actif, notamment par l’intermédiaire d’un de ses principaux collaborateurs, Herbert Klemm, qu’il a en quelque sorte prêté à Thierack, lequel en fait un secrétaire d’État.

 

Dans quelle mesure Martin Bormann s’est-il rendu objectivement indispensable du point de vue de Hitler et de l’État nazi, à partir de la guerre ?

Bormann, cheville ouvrière ?

Ce fut progressif. Il reste d’abord le second de Hess, tout en jouant sans doute un rôle spécifique dans le démarrage du programme d’euthanasie arrêté en octobre 1939, du fait de sa familiarité avec les médecins SS. Il accompagne aussi Hitler dans ses QG et sert là, probablement, d’interface avec Hess. Son rôle augmente après la campagne de France puisque, grâce à Churchill, la guerre ne s’arrête pas, au grand dam du Führer. On peut penser que Hess se spécialise dans la recherche d’une entente avec le Royaume-Uni, passant par le renversement de Winston, et notamment dans la préparation pratique de son vol vers l’Écosse. Même s’il sauve les apparences et si ses absences passent inaperçues, il délaisse au moins un peu ses fonctions dans le Parti. Mais l’ascension fulgurante de Bormann date bel et bien de son envol, puisque nous savons par Goebbels, gauleiter lui-même, que sa nomination comme successeur de Hess surprend, et qu’on pense qu’il aura du mal à s’imposer. S’il n’en est rien, le fait qu’il recueille les propos de Hitler presque au début de la campagne de Russie, soit six semaines après sa nomination, joue probablement un rôle fondamental. Il se présente comme le porte-voix du Führer, ce qui ne peut qu’enchanter ce dernier et rendre prudents les contradicteurs.

 

Un autre élément, aspect clé chez Bormann et son épouse Gerda : leur hostilité très vive envers les valeurs du christianisme, celui-ci passant pour une dégénérescence de la virilité occidentale telle que connue en Grèce ou dans la Rome antiques. Bormann semble plus obsédé par cette idée que par l’antisémitisme forcené de Hitler, et il sera très actif dans la mise en place de politiques totalement dénuées de compassion, notamment vous le rappelez lors de l’élimination des handicapés. Cela m’inspire deux questions :

Combien pesait l’anti-christianisme dans la doctrine de l’Allemagne nazie ?

anti-christianisme

Il pesait d’un poids énorme dans la doctrine d’une part (professant l’existence d’un dieu et d’un au-delà inconnaissables, qui se manifestaient essentiellement par l’aide de la Providence à l’entreprise hitlérienne  !) et dans les projets «  pour après la victoire  », où il se serait agi d’asphyxier financièrement les Églises pour laisser le christianisme vivoter jusqu’à son extinction naturelle. En attendant, on menait de front vaille que vaille deux politiques contradictoires  : retirer au clergé toute influence et ne pas provoquer frontalement les croyants, afin d’orienter toutes les énergies vers la réalisation des buts, en particulier militaires, du régime.

 

L’antisémistisme criminel des nazis (et notamment des hauts dignitaires) a-t-il été, pour une part significative, un suivisme envers les délires d’un chef réputé infaillible plutôt qu’une conviction largement partagée ?

antisémitisme

Le Juif vu comme un parasite nuisible infiltré dans l’humanité et n’ayant rien à voir avec elle, tel est le fantasme personnel au nom duquel Hitler a guidé des milliers de bras assassins et des millions de personnes qui contribuaient à acheminer leurs victimes. Les bourreaux et leurs pourvoyeurs pouvaient être antisémites ou non. Aucun n’aurait probablement eu de lui-même l’idée qu’il fallait purger entièrement la terre de ce prétendu fléau, mais Hitler et ses principaux collaborateurs dans ce secteur excellaient à enrôler des êtres en jouant sur leurs propres croyances. La confection de circuits où les gens participaient plus ou moins consciemment à une partie du processus de meurtre sans pouvoir aisément s’y dérober, ou sans même en avoir l’idée, était au moins aussi importante que l’endoctrinement.

 

Sans surprise quand on connaît vos travaux, vous présentez Hitler comme le maître du jeu, jusqu’à l’extrême fin de sa vie et du régime. Suprêmement habile, il aura su dominer les Hommes et provoquer les évènements, manier les signaux contradictoires et jouer des apparences de divisions pour mieux endormir les adversaires et les ennemis. Pour vous, fondamentalement, c’est vraiment l’avènement, et surtout le maintien au pouvoir de Churchill, le seul caillou (et quel caillou) dans les bottes dont il croyait être chaussé par la « Providence » ?

Churchill, l’obstacle décisif ?

Vous m’avez compris  ! Tout le monde convient que l’Allemagne souffrait en 1939 d’énormes lacunes, au point que le déclenchement par elle d’une guerre européenne était une téméraire folie, mais on se divise sur la suite. Pour la majorité des observateurs, comme on le constate tous les dix ans lors des anniversaires en chiffres ronds de 1940 et encore en cette année 2020, le triomphe de la Wehrmacht sur l’armée française résulte à la fois, en proportions variables selon les auteurs, des carences de la défense et de la chance insolente des assaillants. La solution esquissée par John Lukacs en 1990 - Hitler a formidablement bien joué et a failli gagner, ne se heurtant qu’à Churchill et à son aptitude à maintenir l’Angleterre en guerre jusqu’à ce que d’autres puissances se ressaisissent - n’est pas ignorée, mais reste beaucoup moins courue.

 

« Avant 1940, Hitler, dans une partie de poker

risquée, qui aurait pu réussir, a joué

de main de maître avec trois marionnettes,

Chamberlain, Daladier, puis Staline... »

 

Hitler, lorsqu’en 1938 il entame la dernière étape de sa marche à la guerre, joue avec deux marionnettes nommées respectivement Chamberlain et Daladier. Il les inquiète, mais les déroute suffisamment pour qu’elles estiment que la guerre n’est pas inévitable, et qu’il importe, pour l’éviter, de le calmer et de ne pas le provoquer, plutôt que de le dissuader par des préparatifs cohérents, notamment en matière diplomatique, et des avertissements concrets. C’est ainsi que Paris et Londres laissent échapper l’alliance soviétique, vainement prônée par Churchill, alors que Hitler fait de Staline sa troisième marionnette, en le neutralisant par un pacte quelques jours avant d’attaquer la Pologne. Ce faisant, il rend celle-ci indéfendable à partir de la seule frontière française – à moins qu’une réplique foudroyante s’abatte sur la ligne Siegfried ainsi qu’un orage de bombes sur la Ruhr  : Hitler en prend le risque en sachant qu’il est faible, tant il a empêché ses deux marionnettes occidentales de percevoir, et son intention ferme d’attaquer, et sa capacité de neutraliser au dernier moment le joueur soviétique. Il lui reste à faire croire, pendant la « drôle de guerre », que son inaction est le fruit d’un désarroi (devant le fait qu’à son amère surprise Londres et Paris lui aient déclaré la guerre), alors qu’elle s’explique par la préparation méticuleuse d’un coup d’assommoir contre la seule France, à travers le couloir du Benelux.

Au passage, j’exhume dans le livre une preuve qu’au début de 1939 Hitler avait évoqué devant Bormann la perspective d’une guerre européenne à l’automne. C’est un signe de la confiance qu’il lui faisait déjà, car il ne l’avait sans doute pas dit à beaucoup de dirigeants nazis.

 

Comment expliquez-vous qu’il n’y ait pas eu de concertation politique et militaire entre le Troisième Reich et l’Empire du Japon, au vu des conséquences, pour le sort final de l’Allemagne nazie, de l’entrée en guerre des États-Unis contre l’Axe après Pearl Harbor ? Je suis votre raisonnement : la seule chance qu’avait Hitler de gagner la guerre après le maintien de Churchill, c’était de dominer rapidement le continent en abattant la puissance soviétique. Une Amérique déterminée dans la bataille, dès décembre 1941, c’était une lutte singulièrement compliquée...

Hitler et l’Empire du Japon

Dans l’été de 1941, Hitler, déjà mortellement angoissé par la maintien du Royaume-Uni dans la guerre, place tout son espoir et toute sa mise dans un effort pour vaincre l’Union soviétique avant l’hiver. Il a essayé, dans les semaines précédant et suivant le déclenchement de l’opération Barbarossa, de convaincre les Japonais d’attaquer l’URSS en Sibérie mais s’est heurté à un refus obstiné. Il doit se rabattre sur l’espoir que les Nippons contribuent à la chute de Churchill en lui prenant des bastions asiatiques comme Hong-Kong et Singapour. Il ne les pousse pas à s’en prendre aux États-Unis, surtout par un défi d’une grande importance psychologique (pour cabrer l’opinion américaine) et d’un faible rendement stratégique, comme un raid surprise sur Pearl Harbor. Mais ensuite le vin est tiré, il faut le boire et il peut encore nourrir l’espoir que le Japon donne assez de fil à retordre aux États-Unis pour retarder leurs débarquements à travers l’Atlantique.

 

Votre longue évocation du vol de Hess vers le Royaume-Uni, et avec lui, votre certitude d’un soutien (voire d’une initiative) de Hitler dans cette démarche et d’autres envers les ennemis occidentaux (jeu de Göring, lettre adressée soi-disant à De Gaulle par Himmler...) laisse penser que, maniant habilement la menace de l’anticommunisme, le gourou nazi était prêt à des compromis. Faut-il comprendre que finalement, il se préoccupait un peu de l’avenir et qu’il ne fallait pas prendre au pied de la lettre ses mots fameux selon lesquels, vaincu, le peuple allemand ne méritait pas de survivre ? Misait-il, comme vous le suggérez, sur une réémergence posthume des idéaux nationaux-socialistes ?

Hitler, la défaite et la postérité

Les deux postulats fous de Hitler sont sa vision raciale de l’histoire comme un combat entre Juifs et Aryens et sa croyance en une Providence qui l’a désigné et le guide pour y mettre bon ordre, par une victoire définitive des Aryens. Devant la défaite, sa réaction est double. D’une part il n’est pas question de maudire la Providence. S’il perd, c’est qu’elle en a décidé et compte reprendre un jour l’ouvrage avec un autre, pour le conduire à bon port. Loué soit son saint nom  ! Cependant, la résurrection ne peut advenir que si le nazisme a combattu jusqu’au bout, en refusant de s’incliner comme le Reich précédent l’avait fait en 1918. Mais en même temps il faut bien vivre et les tentatives de briser la coalition adverse, récurrentes depuis 1942, redoublent de plus belle en 1945.

 

« Le jusqu’auboutisme nazi, apparent et même

spectaculaire, se double de la préservation, à travers

le désastre, d’un grand potentiel scientifique et éco-

nomique, permettant l’hibernation de la puissance

allemande sous un protectorat américain. »

 

Le jusqu’auboutisme nazi, apparent et même spectaculaire, se double de la préservation, à travers le désastre, d’un grand potentiel scientifique et économique, permettant l’hibernation de la puissance allemande sous un protectorat américain. Le fait de confier à Albert Speer une politique de «  terre brûlée  » en sachant qu’il y est opposé, et en le laissant la saboter, est un signe sûr de ce double jeu. En même temps, si on pouvait sauver quelque chose du nazisme, notamment à la faveur de désaccords Est-Ouest qui surviendraient assez tôt, ce serait bon à prendre  : c’est la seule interprétation disponible du fait que des hommes comme Himmler et Göring soient à la fois déclarés traîtres et laissés en vie.

Quant à Bormann, il fait, et Hitler lui confie, ce qu’il sait faire  : être le héraut sincère de la lutte jusqu’au bout et orchestrer la répression de ceux qui faiblissent et parlent de se rendre. Il ne comprend rien à la mise en scène finale d’une apocalypse berlinoise où Hitler s’immole en prétendant lutter contre la marée rouge et il espère envers et contre tout le convaincre de quitter Berlin pour Berchtesgaden. D’où l’absence totale d’une préparation de sa fuite solitaire, et le fiasco rapide de celle-ci.

 

Hitler aurait-il reçu l’opération Paperclip (qui consista en l’embauche par les États-Unis de près de 1.500 scientifiques allemands issus du complexe militaro-industriel de l’Allemagne nazie pour lutter contre l’URSS) comme une forme de succès posthume ?

l’opération Paperclip

Il aurait vu cela avec des sentiments mitigés, content que ça serve aux Aryens (pas par anticommunisme, plutôt par anti « asiatisme » !), mais déçu que l’Allemagne en profite peu.

 

La thèse de Bormann « mauvais génie » de Hitler a été diffusée parce que reprise par les nazis jugés à Nuremberg et d’autres témoins ayant ou non survécu au Troisième Reich. Ces gens qui attribuaient les pires dérives à d’autres que Hitler cherchaient en partie à se laver les mains, mais n’ont-ils pas été nombreux au fond, à croire jusqu’au bout dans l’infaillibilité de leur guide, tombé parce que mal conseillé plutôt que mal inspiré ?

l’aura du guide

Je le disais plus haut  : les anciens nazis en général, et les accusés de Nuremberg en particulier, chargeaient les dirigeants morts tout en épargnant Hitler au maximum. La thèse du guide mal conseillé et d’un nazisme noble et pur jusqu’à une certaine date, mais dégénérant ensuite sous l’influence de criminels et d’arrivistes, faisait florès, même si ses propres promoteurs n’en étaient pas tout à fait dupes, comme le prouve par exemple le suicide, en 1949, de Walter Buch, le beau-père de Bormann, adversaire de toujours de la criminalité nazie et brouillé avec son gendre pour cette raison, mais sentant bien qu’en présidant jusqu’au bout le tribunal interne du Parti, il était irrémédiablement compromis.

 

Dans quelle mesure cette étude sur Bormann vous a-t-elle conforté dans votre conviction d’une domination hitlérienne sans partage sur l’Allemagne du Troisième Reich ? Et qu’est-ce qui, à votre avis, devrait dans votre démonstration convaincre de manière décisive les historiens partisans de la thèse d’une « polycratie nazie » qu’ils font fausse route ?

autocratie nazie

Tout simplement, en prenant le contrepied des idées reçues, on découvre à quel point les divergences entre les personnalités dirigeantes étaient artificiellement exagérées, pour mieux ménager des effets de surprise, et à quel point Hitler gardait la possibilité d’intervenir dans tous les domaines. En faisant de Bormann non pas un facteur de division mais d’unité, on comprend beaucoup mieux les succès offensifs de ce gouvernement, puis sa capacité d’encaisser les coups. Il faudrait d’ailleurs aussi approfondir le rôle d’un autre dirigeant, un nazi tardif et assez tiède mais d’autant plus soumis, et s’entendant fort bien avec Bormann, Hans Lammers. Portant le titre de chef de la chancellerie du Reich, c’était une sorte de directeur de cabinet de Hitler et son interface avec tous les ministères. Il expédiait en quelque sorte les affaires ordinaires, Hess et Bormann puis Bormann seul se chargeant des questions les plus délicates. Quant aux meurtres ordonnés par Hitler, confiés au départ aux SS, Bormann en assume une part croissante, sans pour autant se brouiller avec Himmler. Nous avons vu ce qu’il en était pour le gauleiter Röver. Je documente aussi sa part dans le suicide assisté du maréchal Rommel, en septembre 1944.

 

Quels sont vos projets pour la suite ? Sur quels thèmes et pistes nouvelles entendez-vous concentrer vos prochains travaux ?

Eh bien, pour une fois, je n’en ai aucune idée  ! J’entends me consacrer pendant plusieurs mois encore à la promotion de ce livre et aux débats, qui j’espère vont s’ouvrir, sur le mythe de la polycratie nazie. Je collabore notamment à une série de quatre films documentaires sur le Troisième Reich, qui devraient contribuer à discréditer cette galéjade. Le sujet du prochain livre devrait se dessiner peu à peu pendant cette période.

 

François Delpla 2019

  

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16 juin 2020

François Delpla: « Refuser tout armistice à Hitler en 1940 le plongeait dans une impasse mortelle »

Il y a 80 ans jour pour jour se jouait, sous les yeux incrédules du monde, un des plus grands drames de l’histoire de France. Le 16 juin 1940, le président du conseil Paul Reynaud acceptait le principe d’une incroyable fusion franco-britannique, porté par Jean Monnet et soutenu par Churchill et De Gaulle, qui eût conduit à une continuation conjointe et résolue du combat contre l’Allemagne nazie. Le soir même, alors que De Gaulle, confiant, quittait l’Angleterre pour Bordeaux (siège du gouvernement en déroute), il apprenait que Reynaud, vaincu en cabinet, avait démissionné, cédant presque naturellement sa place au maréchal Pétain, et aux partisans de l’armistice, dont la demande fut transmise à l’ennemi dès le lendemain. De Gaulle, désormais condamné par le pouvoir, prit ses dispositions pour regagner Londres et y organiser une résistance tandis que Pétain s’apprêtait, bientôt, à installer le pays dans la voie de la collaboration, et son gouvernement à Vichy.

J’ai proposé, pour l’occasion, à l’historien François Delpla, que les lecteurs de Paroles d’Actu connaissent bien (il est notamment l’auteur de Hitler et Pétain, paru chez Nouveau Monde en 2018), une interview portant sur ces journées décisives et à bien des égards tragiques. Je suis heureux qu’il ait accepté de se prêter au jeu, et salue dautant plus son travail de fouille et de recherche qu’il a été injustement banni par un grand réseau social il y a quelques semaines. Je profite également de l’occasion que me procure cet article pour saluer tout particulièrement quelqu’un que j’ai la joie d’appeler mon ami, l’Américain francophile et passionné d’Histoire Bob SloanUne exclusivité Paroles d’Actu. Par Nicolas Roche.

 

EXCLU PAROLES D’ACTU - 80 ANS JUIN 1940

François Delpla: « Refuser tout armistice à Hitler

en 1940 le plongeait dans une impasse mortelle. »

Reynaud et Pétain

Le général Weygand, Paul Baudouin, Paul Reynaud et le maréchal Pétain, mai 1940.

Photo : © Getty / Keystone-France.

 

Se figure-t-on encore aujourd’hui l’ampleur du traumatisme que constitua, pour les Français d’alors, la défaite lourde de conséquences - et peut-être inéluctable au vu de l’excellence du coup allemand - de mai-juin 1940 ? La plus grave catastrophe de notre histoire ?

débâcle historique

Oui et non. Sans Churchill - ou n’importe quel Anglais décidé… mais il n’y avait guère que lui -, Hitler mourait dans son lit 40 ans plus tard dans un empire allemand qui aurait eu le temps de faire de « nous » ce qu’était la Grèce par rapport à Rome. Fin de la France. Mais, Hitler ayant finalement été vaincu, elle existe, conserve un poids en Europe et dans le monde, n’est pas si inférieure que ça à l’Allemagne et à l’Angleterre, mais évidemment, l’énorme contribution des « deux grands » à la bataille a fait régresser, relativement, toute l’Europe.

 

Considérant les forces en présence et les moyens matériels dont disposaient les belligérants, peut-on établir que la défaite était davantage affaire de choix stratégique (mobilité mécanique en attaque contre murs statiques en défense) que d’infériorité numérique ? Si, hypothèse, De Gaulle, avec ses conceptions novatrices de l’armée, avait été aux manettes à la place de Gamelin dès la déclaration de guerre de septembre 1939, la France aurait-elle eu une chance de connaître alors un autre destin ?

rapport de forces

Oui.

L’Allemagne est faible, par rapport à ses ambitions. Elle ne peut gagner qu’en prenant de grands risques, en cachant constamment son jeu, en divisant les gens qu’elle veut léser pour les battre séparément. Sa victoire de mai-juin 40 est due à des facteurs politiques beaucoup plus que militaires. On s’attendait à tout sauf à ce qu’elle joue toute sa mise ainsi parce que jusque là elle ne s’était attaquée qu’à des proies nettement plus faibles. Le 10 mai, tout le monde pense qu’elle ne vise que l’occupation du Benelux. Il y a avant tout une faillite intellectuelle, dans le refus de voir Hitler en face, la propension à le prendre pour un bouffon, l’idée que Staline serait plus dangereux, la croyance en une Allemagne divisée et au bord de l’implosion…

 

Qu’aurait-il fallu pour que la position de Paul Reynaud à la tête du gouvernement demeure tenable au-delà du 16 juin 1940 (voire soyons fous la nomination d’un Georges Mandel) ? Une solution autre qu’une demande d’armistice à l’ennemi (l’exil du gouvernement à Londres ou en Afrique, voire la fusion franco-britannique) eût-elle été sérieusement envisageable au regard de l’immense capacité de nuisance et de destruction aux mains des Allemands sur la France occupée ?

pertinence d’un armistice

Parce que l’armistice ne leur donnerait aucun moyen de nuire ni de détruire ?

Si nous convenons que Hitler n’a conclu un pacte avec Staline que pour écraser la France, provoquer par là une résignation anglaise à sa domination du continent et se payer ensuite sur la bête soviétique (mais pas forcément en 1941 et pas forcément en une seule fois), le seul fait de lui refuser tout armistice en 1940 le plongeait dans une impasse mortelle. C’est d’ailleurs bien dans cette impasse que Churchill l’a englué en l’obligeant à tout miser une fois de plus sur une seule case, une Blitzkrieg vers l’est à finir impérativement dans les trois mois.

Avec une France restée en guerre, il n’aurait même plus eu cette échappatoire.

 

François Delpla 2019

  

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05 juin 2020

Isabelle Bournier : « 1944 : le D-Day, certes, mais n'oublions pas la bataille de Normandie ! »

Demain, 6 juin, sera commémoré, comme toutes les années depuis 1944, le débarquement des soldats alliés sur les plages de Normandie, épisode clé de la victoire contre l’Allemagne nazie sur le front occidental. 76 ans après, ce souvenir reste vif, comme la flamme qu’on maintient animée, et c’est heureux : le sacrifice de ces soldats, parfois venus de très loin pour secourir, et parfois inonder de leur sang une terre qu’ils ne connaissaient même pas, force le respect. Mais n’y a-t-il pas surreprésentation du « D-Day » dans la mémoire des batailles de la Seconde Guerre mondiale, telle que transmise par les médias, le cinéma, et même les officiels ? Qui songe, par exemple, à la bataille de Normandie, suite décisive du Débarquement, qui s’est tenue jusqu’à la fin août et a permis, enfin, daffermir les positions alliées en France ?

Invasion of Normandy

Petite expérience réalisée sur Google, quelques minutes avant d’avoir écrit cette intro. Le mot clé recherché : « Invasion of Normandy movies », l’idée étant de voir quels films de cinéma abordaient cet épisode de la guerre. Le constat saute aux yeux : le « D-Day » tire toute la couverture à lui (même si pas mal de ces oeuvres abordent aussi les jours ayant suivi le 6 juin). C’est en tout cas une des questions que j’ai abordées avec Isabelle Bournier, directrice culturelle et pédagogique au Mémorial de Caen, à quelques jours de commémorations qui se feront dans un contexte bien particulier, celui des restrictions liées à la crise sanitaire. Je la remercie chaleureusement pour ses réponses et sa bienveillance constante à mon égard, et m’associe sans réserve à l’hommage porté aux soldats porteurs de liberté retrouvée, et à tous les résistants de ces temps-là. Une exclusivité Paroles d’Actu. Par Nicolas Roche.

 

EXCLUSIF - PAROLES D’ACTU

Isabelle Bournier: « 1944 : le D-Day, certes,

mais noublions pas la bataille de Normandie ! »

 

Isabelle Bournier bonjour, et merci d’avoir accepté de répondre à mes questions pour Paroles d’Actu. Vous êtes directrice culturelle et pédagogique au Mémorial de Caen. Parlez-nous un peu de vous, de votre parcours ? L’Histoire, c’est une passion depuis longtemps, et comment cette passion est-elle née ?

l’Histoire et vous

Au risque de vous décevoir, non, l’Histoire n’est pas une passion qui remonterait à l’enfance, une passion qui m’aurait été transmise par un membre de ma famille. Je dirais que c’est l’immersion inconsciente et non-consentante dans une histoire familiale, durement marquée par la bataille de Normandie, ses drames mais aussi ses histoires cocasses, qui m’a menée à l’Histoire.

 

Vous vous tiendrez, avec les équipes du Mémorial de Caen, en première ligne pour commémorer, à partir du 6 juin, le débarquement, puis la bataille de Normandie, qui ont contribué de beaucoup à la libération de l’Europe en 1944... Comment les choses se sont-elles organisées, et comment vont-elles se dérouler cette année, en ce contexte exceptionnel de crise sanitaire ? J’imagine que cette fois, les vétérans, leurs familles, et les dignitaires attendus - notamment étrangers - ne pourront être au rendez-vous ?

une année particulière 

La Normandie a, sur son territoire, une trentaine de musée sur le Débarquement. Ils sont implantés sur les lieux mêmes où se sont déroulés les événements. Le Mémorial n’est pas un « Musée du Débarquement », c’est un musée qui ne se trouve pas sur la côte, mais à Caen. Son propos est différent. Même si le Débarquement et la bataille de Normandie y tiennent une place importante, son discours s’inscrit dans un contexte beaucoup plus large, celui de la Seconde Guerre mondiale et de la Guerre froide.

Nous avons eu la chance – on peut se permettre de dire cela aujourd’hui – de pouvoir célébrer le 75e anniversaire du Débarquement l’année dernière et d’accueillir des vétérans et leurs familles. Cette année sera très différente et même si les commémorations doivent se tenir en comité restreint, elles auront lieu. Le Mémorial, pour sa part, diffusera sur les réseaux sociaux un concert donné sur un des pianos Steinway qui a débarqué. Pour les cérémonies officielles, il est annoncé une cérémonie internationale à Omaha Beach dans laquelle les pays seront représentés par leurs ambassadeurs. Effectivement, ce format réduit est une première depuis très longtemps !

 

Question un peu poil à gratter, mais allons-y et évacuons-la maintenant : il est beaucoup question, année après année, lorsque l’on évoque la Seconde Guerre mondiale, du débarquement en Normandie. Entendons-nous : l’événement a été énorme et décisif, mais n’est-il pas sur-représenté dans l’imaginaire de tous, comme s’il écrasait tout par rapport à des faits comme, justement, la bataille de Normandie qui a suivi, les débarquements en Afrique du nord et en Provence, pour ne rien dire du front de l’est ? Les Américains, y compris via la puissance de leur culture (je pense au cinéma), n’ont pas un peu trop tiré la couverture vers eux (même si, encore une fois les mérites des vétérans ne sont pas contestables) ?

le D-Day et les Américains

C’est tout à fait exact. Le 6 juin 1944 capte toute l’attention depuis 75 ans. La mémoire américaine de l’événement - on pense au cinéma, aux cimetières militaires et aux photos très largement diffusées – a contribué à faire du 6 juin un épisode héroïque de la Seconde Guerre mondiale. La recherche historique, le Mémorial de Caen et les instances du tourisme œuvrent depuis plusieurs années à faire connaître la bataille de Normandie qui a duré presque 100 jours et à expliquer son enjeu. Sans oublier les 20 000 morts civils qui ont payé cher cette victoire ! Mais le mythe du 6 juin comme clé de la Libération est une image tenace !

Le 6 juin 1944 décisif ? Oui et non. Oui, parce que réussir à faire débarquer 150 000 hommes sur des plages était un pari fou et non, parce que les jours décisifs sont ceux qui ont immédiatement suivis le 6 juin. La consolidation des têtes de pont et l’arrivée de renforts étaient indispensables au maintien des troupes alliées sur le sol normand. Une puissante contre-attaque allemande aurait pu tout compromettre.

 

Comment les Allemands, et je pense notamment aux jeunes générations, perçoivent-ils ces commémorations ? L’évolution au fil des décennies a-t-elle été notable sur ce point, et la mémoire des déchirements passés peut-elle contribuer à renforcer les liens présents et futurs ?

côté allemand

C’est une question intéressante. Au Mémorial, les visiteurs allemands représentent environ 5% des visiteurs étrangers. Ce chiffre est stable depuis des années. Le 6 juin 2004, pour la première fois depuis la fin de la guerre, un chancelier allemand a été officiellement invité aux commémorations. En fin de journée, le président Chirac et le chancelier Schroeder se sont retrouvés à Caen, sur l’esplanade du Mémorial. Le discours prononcé par Gerhard Schröder dans lequel il affirme que « les Allemands ne se déroberont pas à la leçon du passé » et l’accolade avec Jacques Chirac sont restés dans les mémoires comme un moment d’intense émotion à forte portée symbolique.

 

Quelle place cette mémoire si particulière occupe-t-elle auprès des habitants de la région de Caen, et notamment, une fois de plus, auprès des plus jeunes, des écoliers ?

les nouvelles générations

Au-delà du débarquement et de la bataille de Normandie qui a suivi, l’été 1944 peut aussi être raconté à hauteur d’hommes et de femmes. On peut dire qu’il n’est pas une famille qui n’ait subi les bombardements massifs des Alliés, les représailles de l’occupant, l’exode, la séparation, la peur, la souffrance, la mort… Chaque famille a une histoire à raconter. Au plus fort de la bataille, il y avait 2 millions de soldats alliés pour un million de Normands ! Autant dire que les récits ne manquent pas de rencontres pittoresques, de méfiance et de liens d’amitiés qui se sont créée entre les Normands et les GI. Mais la mémoire des Normands n’a, jusqu’à une période assez récente, pas pu s’exprimer complètement. Comment dire que les villes, les maisons, les familles ont été bombardées par les Alliés ? Là encore, il a fallu un anniversaire du 6 juin pour donner la parole aux civils et reconnaître le drame des villes détruites. Le temps qui passe éloigne la jeunesse de l’événement mais un récent sondage auprès de la population normande a révélé que, même si elle déclare ne pas vraiment s’intéresser au débarquement, il fait partie de leur histoire. On ne peut y échapper que ce soit sur la côte avec les restes (très visibles) du Mur de l’Atlantique ou dans les villes reconstruites. L’empreinte de la bataille de Normandie est particulièrement forte dans le paysage urbain.

 

Vous avez, dans le cadre de votre mission, eu le privilège de rencontrer bon nombre de vétérans, ces héros souvent humbles et taiseux qui ont contribué pour beaucoup à notre condition actuelle de citoyens libres. Combien sont-ils aujourd’hui, de ceux des opérations en Normandie, à être encore en vie ? Et si vous le pouvez, racontez-nous en quelques mots l’histoire d’un d’entre eux, disparu ou toujours là, et qui vous aurait particulièrement marquée ?

récits de vétérans

Effectivement, les vétérans ont toujours été présents aux commémorations du 6 juin mais ils sont, malheureusement, de moins en moins nombreux. La très grande majorité d’entre eux venaient des États-Unis, du Canada et de Grande-Bretagne. C’était un long voyage. Certains revenaient tous les ans, d’autres ont attendu d’être très âgés pour accomplir ce « pèlerinage ». Pendant la semaine qui précède les commémorations – qui commencent le 6 juin et se poursuivent au-delà – on les croise encore dans les musées, sur les sites, dans les communes qui ne manquent jamais d’honorer leur présence. De mon point de vue, c’est un moment irremplaçable. Si parmi eux, il y a quelques authentiques héros, la plupart étaient des soldats, des témoins. Venus d’abord en couple, puis accompagnés de leurs enfants et de leurs petits-enfants, ils sont là pour partager, pour transmettre, pour se recueillir et pour profiter de l’accueil chaleureux qui leur est accordé. Je pense à Bernard Dargols, un Français engagé dans l’armée américaine qui nous a raconté son parcours étonnant et ses retrouvailles émouvantes avec la terre de France, et n’a jamais cessé de revenir à Omaha Beach jusqu’à la fin de sa vie.

 

Bernard Dargols

M. Bernard Darcols (1920-2019).

 

Dans quelques années, malheureusement, il n’y aura plus de témoins directs de ces événements, et nous n’aurons plus pour nous en souvenir, et alimenter la conscience collective, que les témoignages et documents recueillis. Que fait le Mémorial de Caen sur ce front de la conservation de la mémoire ? Et que faudrait-il faire, tous ensemble, auprès de ces gens pendant qu’ils sont encore là ?

la mémoire des disparus

Le Mémorial a un service d’archives riche en documents, en photos et en témoignages. Après avoir récolté, dès son ouverture, des récits de vétérans et de résistants normands, le Mémorial a lancé des collectes de témoignages de civils dont la parole s’est libérée tardivement. Aujourd’hui, il nous reste à poursuivre l’enregistrement de ceux et celles qui étaient enfants et en âge de se souvenir. Plusieurs programmes de recherche montés avec l’université de Caen ont permis ce travail parmi lesquels EGO (Écrits de Guerre de d’Occupation), qui fait l’inventaire des écrits publiés.

 

Est-ce qu’on enseigne et transmet l’Histoire de manière satisfaisante aujourd’hui, à vos yeux ? Les programmes sélectionnés sont-ils tous pertinents, et les outils pédagogiques employés, efficaces ?

l’Histoire et la jeunesse

N’étant pas enseignante, je ne me prononcerai pas sur les programmes d’histoire. Pour ce qui est des activités pédagogiques proposées par les sites historiques et par les musées, il y a encore beaucoup à faire mais il est certain que travailler l’Histoire et les questions de mémoire dans le cadre d’un musée permet des approches originales. L’objet historique et l’archive apportent une dimension concrète à l’Histoire, et les élèves ne s’y trompent pas. Certains témoins ont aussi beaucoup transmis dans les classes. Ils ont apporté une multitude de détails sur leur quotidien, qui là encore captivent les élèves. La bande dessinée, le roman jeunesse ou le dessin animé, constituent eux de très bons supports d’apprentissage pour les enfants, à la seule condition qu’ils soient rigoureux historiquement, qu’ils ne confondent pas Histoire et mémoire et soient suffisamment nuancés pour ne pas transmettre une image caricaturale de la période et de ses acteurs.

 

Un dernier mot ?

Je pense avoir été trop bavarde ! Je vais m’arrêter là mais je suis curieuse de savoir comment la mémoire du Débarquement évoluera dans les décennies à venir. Que racontera-t-on du D-Day dans cinquante ans ?

 

Isabelle Bournier 2020

Isabelle Bournier est directrice culturelle et pédagogique au Mémorial de Caen.

  

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05 juin 2019

« Le 6 juin, que commémorer ? », par Guillaume Lasconjarias

En ces journées de début juin 2019, nous commémorons à juste titre le débarquement de Normandie en 1944, et saluons comme il se doit ceux qui y prirent part au prix parfois de leur peau. Un acte majeur, ô combien périlleux, qui contribua grandement au reflux de la puissance nazie sur le front ouest. 75 années... Je m’associe sans réserve aux hommages présentés par tous, et ai une pensée particulière, d’une part pour le travail de "passage de mémoire" effectué par Isabelle Bournier et le Mémorial de Caen, d’autre part pour Dauphine et Bob Sloan, deux amis ayant à cœur de perpétuer l’oeuvre et le souvenir de Guy de Montlaur, qui fit partie des fameux "commandos Kieffer".

J’ai proposé à Guillaume Lasconjarias, chercheur associé à lIrenco, auditeur de la 71e session nationale Politique de défense de lIHEDN et contributeur fidèle à Paroles d’Actu, d’écrire un texte à propos de cet anniversaire. Je le remercie vivement pour ce document, reçu ce 5 juin, et par lequel il prend le parti - plutôt courageux ! - de poser un regard démythifié, et en tout cas recontextualisé, sur le D-Day. Respect des mémoires, et rigueur historique. Une exclusivité Paroles d’Actu, par Nicolas Roche.

 

Cimetière Normandie

 

« Le 6 juin, que commémorer ? »

par Guillaume Lasconjarias, le 5 juin 2019

Avec les cérémonies internationales qui se tiendront mercredi 5 juin à Portsmouth et jeudi 6 juin sur le littoral normand, le débarquement des Alliés fait la Une des journaux. Mais ce 75e anniversaire prend une tournure bien particulière avec la présence sans doute des derniers vétérans – les plus jeunes ont dépassé les 90 ans. Un moyen pour nous de songer aux liens entre histoire, mémoire et commémoration.

Dans la nuit du 5 au 6 juin 1944, tandis qu’une partie de l’armada alliée navigue vers les côtes normandes, les premiers parachutistes américains sautent sur la presqu’île du Cotentin ; leurs camarades britanniques sécurisent eux, de l’autre côté de la future tête de pont, les ponts sur l’Orne et le canal de Caen. Débute ainsi la campagne de Normandie et la libération de la France continentale – la Corse est libre depuis septembre 1943. Quel que soit l’angle sous lequel on aborde les deux mois et demi de combats (on considère que la bataille se termine le 21 août avec la fermeture de la poche de Falaise), chacun a une idée, une représentation, un contact avec cet événement. Le parachutiste – désormais mannequin – pendu au clocher de Sainte-Mère-Église, la ritournelle qui annonce à (l’un des groupes de) la Résistance le débarquement prochain (Verlaine et sa chanson d’automne), les casemates qui sèment encore les côtes ou les restes des ports artificiels à Arromanches, sans compter le cimetière et les 10 000 croix blanches de Colleville-sur-Mer, l’opération Overlord se caractérise par des images et une impression de familiarité.

La raison en tient à la médiatisation extrême de ce qui n’est pourtant qu’une opération amphibie parmi d’autres. Le D-Day n’est ni la plus importante opération de la 2e Guerre mondiale (le théâtre Pacifique rassemble des contingents et des déploiements aéronavals bien plus conséquents), ni même la plus impressionnante en terme d’effectifs  : qui sait que l’opération Husky qui lâche deux armées (la 7e US Army de Patton et la VIIIe armée britannique de Montgomery) sur la Sicile rassemble plus d’hommes (160 000 contre 130 000)  ? De même, Overlord doit être considérée en relation avec un second débarquement qui intervient un mois et demi plus tard, en Provence cette fois  : Anvil-Dragoon. Les deux opérations avaient été pensées comme concomitantes mais le manque de transports et d’engins de débarquement ont forcé à décaler les actions dans le temps.

 

« Le D-Day n’est ni la plus importante opération

de la 2e Guerre mondiale, ni même la plus

impressionnante en terme d’effectifs. »

 

Mais voilà, en Normandie, on a Capa et ses photos floues – qui tiennent d’une erreur de développement, pas des qualités du photographe –, puis dès les années 1960, le poids de l’industrie cinématographique qui livre Le Jour le plus long (1962). Un autre film, Il faut sauver le soldat Ryan (1998), scotche littéralement le spectateur en lui révélant ce que signifie être dans une barge devant Omaha Beach  : les tremblements de la main de Tom Hanks, les spasmes des soldats chahutés par le mal de mer, et la moisson rouge récoltée par les mitrailleuses allemandes. Cet environnement, qui se prête à la dramatisation, doit aussi être lu dans une historiographie encore très «  Guerre froide  »  : on vante la Normandie et le début de la libération de la partie occidentale de l’Europe, en occultant le rôle essentiel des opérations menées par les Soviétiques à l’Est. Pourtant, depuis une vingtaine d’années, on sait que l’Allemagne a perdu la guerre d’abord à l’Est et que 4 soldats allemands sur 5 perdirent la vie sur le front russe. Cela dit, l’historiographie soviétique a toujours reconnu que la Normandie avait été un moment important – les autres débarquements en Afrique du Nord et en Sicile ou en Italie étant considérés comme des épiphénomènes.

 

« Depuis une vingtaine d’années, on sait que l’Allemagne

a perdu la guerre d’abord à l’Est et que 4 soldats allemands

sur 5 perdirent la vie sur le front russe. »

 

Du point de vue français, le rôle accordé au D-Day conduit à donner une extrême importance aux quelques unités qui y participent, et d'abord aux 177 hommes du commando Kieffer. On ne sait pas suffisamment que la France est aussi présente dans les airs (au sein de Wings de la RAF) et sur mer (avec notamment les croiseurs «  Georges Leygues  » et «  Montcalm  »). En outre, cest aussi par la Normandie que débarque, début août, la 2e DB de Leclerc. Cette survalorisation de la Normandie mène à une quasi confiscation mémorielle vis-à-vis dun autre débarquement, celui de Provence. Pourtant, l’armée B – puis 1ère Armée française – sous les ordres de De Lattre fait aussi bien voire mieux, par exemple en libérant les villes de Toulon et Marseille. Mais ces troupes viennent essentiellement des colonies et territoires français à l’étranger et leur mémoire, avant le septennat de Chirac, passe largement sous silence.

 

« Cette survalorisation de la Normandie mène à une quasi

confiscation mémorielle vis-à-vis d'un autre débarquement,

celui de Provence, où les troupes de De Lattre s’illustrèrent

en libérant les villes de Toulon et Marseille. »

 

Il faudrait aussi parler du tourisme de mémoire, d’une Normandie qui très tôt, fait le choix de ce lien avec le passé pour développer une offre pléthorique, centrée sur les plages – qu’il est question d’inscrire au patrimoine de l’UNESCO –, les villes emblématiques – Bayeux, Caen, Carentan – et les sites héroïsés (par exemple la Pointe du Hoc). Le 6 juin devient donc un argument de vente, tourné vers le public notamment anglo-saxon à qui l’on propose d’ailleurs des modules «  visite des champs de bataille  ».

Avec le moment où disparaissent les derniers vétérans, la transition de la mémoire vers l’histoire s’achève complètement. Comme on l’a observé pour les funérailles du dernier poilu, Lazare Ponticelli, il sera alors temps de laisser le travail aux historiens – qui se sont déjà largement et depuis longtemps emparés du sujet – mais qui ne seront plus tenus au risque du choc et donc de l’affrontement des mémoires. Cela fait longtemps que les «  mythes  » et «  secrets  » du Débarquement se sont évaporés. Il faut aller au-delà des plans com des auteurs ou des maisons dédition qui abusent de titres annonçant des révélations sur un évènement désormais bien connu des historiens.

 

Débarquement

 

En revanche, il faudra toujours, et dans une démarche qui peut mêler connaissance scientifique et reconnaissance mémorielle, se souvenir de ceux et celles qui, dans l’été 1944, sont venus se battre, et pour beaucoup mourir, pour un coin de France dont ils ne savaient pas forcément le nom.

 

« Il faudra toujours se souvenir de ceux et celles qui,

dans l’été 1944, sont venus se battre, et pour beaucoup

mourir, pour un coin de France dont ils ne savaient

pas forcément le nom... »

 

Guillaume Lasconjarias 2019

 

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