Gérard Chaliand : « Nous n'avons pas suffisamment désiré la construction d'une Europe forte »
Il y a neuf mois, après lecture de son inspirante autobiographie Le savoir de la peau (L’Archipel, mars 2022), j’interviewai pour la première fois M. Gérard Chaliand, un aventurier devenu par la curiosité et l’expérience un fin connaisseur des affaires du monde, des subtilités des peuples et des choses de la vie. Belle rencontre ! Une nouvelle édition de son Atlas stratégique, sous-titrée "De l’hégémonie au déclin de l’Occident" (tout un programme...) a été publiée en novembre, aux éditions Autrement. Dans cet ouvrage, composé avec la complicité de son fils Roc Chaliand, et de Nicolas Rageau, fils de son vieux complice Jean-Pierre Rageau aujourd’hui décédé, il nous propose un état des lieux précis et éclairant de notre monde, de ses périls et challenges, de ses coopérations et de ses rapports de force.
Gérard Chaliand a accepté, une nouvelle fois, de répondre à mes questions en ce début d’hiver, je l’en remercie chaleureusement et invite chacun à l’écouter, à le lire. C’est un homme qui a ses idées, les débats sont évidemment ouverts, mais un homme qui sait d’où il vient, de quels termes, de quelles terres et de quels gens il parle quand il évoque les relations internationales, les mouvements de guérilla et les régimes autoritaires. Pour lui, la démocratie, qu’on considère ici comme un acquis, quelque chose d’un peu abstrait, c’est d’abord un privilège dont il a pu mesurer la valeur : celui de vivre dans un pays dans lequel la puissance publique ne viendra pas vous chercher arbitrairement chez vous, au lever du jour. Voilà une des clés de ses engagements. Exclu, Paroles d’Actu, par Nicolas Roche.
EXCLU - PAROLES D’ACTU
Gérard Chaliand : « Nous n’avons pas
suffisamment désiré la construction
d’une Europe forte... »
Atlas stratégique : de l’hégémonie au déclin de l’Occident (Autrement, nov. 2022).
Gérard Chaliand bonjour. Vous écrivez dans votre livre que la durée de la guerre en Ukraine sera in fine fonction de la volonté qu’auront les pays démocratiques de la poursuivre. C’est là une de nos faiblesses patentes ?
guerre et démocraties
Au-delà de cela, faiblesse ou pas, c’est une question d’intérêt : où est notre intérêt dans cette affaire ? Appuyer la volonté exprimée du président Zelensky de récupérer tout le territoire ukrainien tel qu’il était en 2014, soit la Crimée, qui était russe jusqu’en 1954, et le Donbass dont les populations ont, dès 2014, exprimé leur volonté de ne plus faire partie de l’Ukraine ? Et pousser ainsi la Russie dans ses derniers retranchements, voire davantage ? À quel prix ? Et pourquoi ?
Notre intérêt, c’est que l’Ukraine devienne réellement indépendante, puisque sa population le souhaite. Mais avons-nous intérêt à chercher à écraser le régime russe ? Encore une fois : au prix de quel risques ?
Pour les Européens, le constat est que nous avons à juste titre aidé le régime ukrainien, qui a été agressé. Mais aussi que cela nous coûte cher, et que nous devons savoir jusqu’où aller. Il s’agit là d’une décision politique, pas d’un point de vue idéologique...
L’affaire est quelque peu différente vue par les États-Unis. Après la pathétique retraite d’Afghanistan, l’erreur grave d’appréciation de Vladimir Poutine constitue une aubaine pour Washington. Cela redore leur blason et profite à leur hydrocarbures, sans compter que la guerre est menée par procuration (proxy war), ce qui évite les pertes militaires.
En observant l’évolution de l’opinion publique américaine, on constate une baisse d’enthousiasme pour l’appui financier et politique fourni à l’Ukraine, qui va au cours des mois de l’hiver devenir plus large. Le soutien à la politique actuelle de Joe Biden va s’étioler et profiter sans doute aux Républicains.
Voilà ce qui me paraît représenter un état des lieux assez éloigné de cette propagande forcenée en faveur de l’Ukraine que nous présentent les médias en général, et les télés en particulier. Qu’on le veuille ou non, les opinions publiques des pays démocratiques vont peser dans les décisions de demain. L’hiver jouera son rôle...
Vous pointez la responsabilité directe des États-Unis dans les crispations nées dans l’ancien espace soviétique (de l’attitude triomphaliste des années 90 jusqu’aux révolutions de couleur), tout comme celle qu’on connaît dans la déstabilisation du Moyen-Orient (la guerre d’Irak en 2003 mais pas que). L’Amérique a-t-elle été le déstabilisateur en chef, et fait-elle aujourd’hui, un peu amende honorable ?
l’Amérique, puissance d’instabilité ?
Pour ceux qui s’efforcent d’établir sans biais l’état des lieux, à l’évidence sur la trajectoire 1991-2021, les États-Unis ont été, en matière de destabilisation à l’échelle planétaire, de loin les premiers. Cela va des révolutions de couleur - menées par des "ONG" qui n’avaient rien de "non-gouvernementales" - aux déstabilisations au Moyen-Orient, et ailleurs. Par ailleurs, tout a été fait pour systématiquement ramener l’ex-URSS aux frontières de la Russie, Ukraine comprise, comme l’avait théorisé Zbigniew Brzezinski dans son fameux ouvrage, The Grand Chessboard (Le Grand Échiquier, 1997), dont j’ai préfacé la version française.
Bien sûr, les Russes ont historiquement une propension à la construction d’un empire, cela depuis le 16e siècle, et ils ont à tort et à raison toujours considéré l’Ukraine comme le berceau de ce qu’on appelait au départ la Rus’ de Kiev. Mais les temps ont changé. Depuis la Première Guerre mondiale, on sent à cet égard une évolution qui s’est accélérée...
Entre deux impérialismes, le plus rapace a été le plus fort : les États-Unis triomphants en 1991 ont pensé qu’un monde unipolaire était possible, sinon souhaitable. S’agissant de l’ancien espace soviétique, de l’Ukraine, il y a eu de leur part un premier essai en 2004 (la Révolution orange, ndlr), ce fut un échec. La seconde tentative, en 2014 (la Révolution de Maïdan, ndlr) fut une réussite.
Vladimir Poutine a, en 2022, manifestement sous-estimé le degré de préparation des Ukrainiens, et celui des États-Unis (s’agissant de la puissance de leur renseignement, ou de la vitesse avec laquelle ils ont pu fournir aux combattants des armes légères, etc). Mais je le redis : la propagande pro-ukrainienne que nous faisons est outrancière, et la diabolisation de l’adversaire atteint un degré rare. Voilà, à mon sens, l’état de lieux...
Vous le suggériez à l’instant : Vladimir Poutine a sous-estimé la puissance d’un nationalisme ukrainien qu’il a ressoudé, tout comme il a revigoré les États-Unis, revitalisé l’OTAN et soudé les Européens. Comment la Russie pourrait-elle sortir par le haut de cette situation, après tant de souffrances provoquées ? Si vous deviez vous trouver face au président Poutine, quel conseil lui donneriez-vous ?
Poutine face à un mur
Il y a plusieurs éléments dans cette question, et plusieurs réponses.
D’une part, il est exact de dire que les États-Unis ont retrouvé leur prestige perdu après la retraite d’Afghanistan, à l’été 2021. L’OTAN est grandement revitalisé, c’est juste. Les Européens ont fait montre d’un soutien unanime. Et la Russie a fondamentalement perdu la guerre, n’ayant pas réussi à changer le régime et mettre en place une Ukraine soumise.
Mais il faut noter aussi que les sanctions à son encontre n’ont pas donné les résultats escomptés. L’économie russe fonctionne, et la Russie a réorienté ses échanges commerciaux vers la Chine, l’Inde, la Turquie, etc... Certes, il manquera technologiquement certaines capacités, puisque certaines pièces ne seront plus fournies par les Occidentaux ou leurs alliés. Mais dans l’ensemble, la Russie s’est adaptée pour tenir.
L’unanimité des Européens est circonstancielle et ne tiendra pas face aux difficultés économiques. Déjà les fissures sont visibles. Les États-Unis profitent de la guerre par procuration mais on l’a dit, elle coûte cher, l’opinion publique va se lasser, et il faudra pour conserver le pouvoir en tenir compte.
Bien sûr, la Russie ne peut pas, comme vous dites, "sortir par le haut" de cette affaire. Pour elle, c’est un recul, un échec qu’il va falloir masquer en ramenant un morceau de territoire : le demi-cercle accoté à leur frontière qui va de la Crimée au long de la Bielorussie, si possible... Reste à savoir si des pays comme le Kazakhstan vont manoeuvrer pour accroître leur liberté d’action, etc... Dans ce monde devenu multipolaire il y a des acteurs voraces : la Chine, la Turquie, d’autres encore.
Nous assistons sans doute à une recomposition, surtout favorable aux Chinois et aux Américains, et peut-être aux Indiens. Les Européens, que vous évoquez, n’ont pas même une vision commune, ni de volonté politique cohérente. La Russie restera un État voisin important, ne serait-ce que militairement, et il serait dommage pour une Europe cohérente de la laisser glisser vers la Chine. Mais le mal est fait. Et l’Europe n’a pas su se forger...
Quelle devrait être à votre avis, en l’état actuel des choses, la résolution la plus acceptable par toutes les parties (et d’abord par l’Ukraine agressée) de ce conflit ? Est-ce que par cette guerre, Poutine n’a pas brisé définitivement les liens historiques, j’ai presque envie de dire de gémellité, qui existaient entre la Russie et l’Ukraine, donnant ainsi raison à M. Brzezinski ?
l’après guerre russo-ukrainienne
Dans cette guerre, les deux côtés ont cherché à faire mal et dans une certaine mesure, les Russes plus particulièrement, dans la seconde phase du conflit notamment, en détruisant l’infrastructure de l’adversaire pour le faire souffrir et l’amener à souhaiter la fin du conflit. Ne nous trompons pas : cela signe le divorce historique de ce qui avait dans le passé constitué les liens entre l’Ukraine et la Rus’, comme on disait, des liens qui par la suite, avec la langue et l’histoire s’étaient tissés.
Cette rupture est définitive sur le plan politique, même s’il reste culturellement des liens indissolubles.
La paix sera une paix de compromis qui ne satisfera évidemment aucune des parties. Néanmoins, l’Ukraine sera indépendante de façon nette et indiscutable, et jamais plus russe. Elle aura perdu une portion du territoire qui fut le sien en 2014 - la Crimée, faut-il le rappeler encore, fut donnée à l’Ukraine en 1954 par Nikita Khrouchtchev, alors secrétaire général du Parti communiste, et lui-même ukrainien, à une époque où l’URSS paraissait devoir durer. Le Donbass était et demeure rattaché au patriarcat de Moscou, et ce territoire est peuplé de Russes pour l’essentiel, tout comme Lviv et sa région, très longtemps aux mains des Polonais et Lituaniens, sont rattachées à Rome.
Nous saurons à la veille des pourparlers ce qui aura été perdu par l’Ukraine (10% du territoire ? davantage ?) Quant à la Russie, elle aura récupéré un peu plus que ce qui est historiquement à elle, ce qui masquera officiellement son échec. J’émets en revanche les plus grands doutes quant à la perspective d’une victoire militaire complète de l’Ukraine. Quoi qu’en en dise M. Zelensky, tout le territoire initial ne sera pas récupéré : trop risqué, trop cher, pour les opinions publiques occidentales entre autre...
Tout au long de votre ouvrage, ce point est martelé : le véritable rival des États-Unis, et peut-être de l’Occident, ce n’est pas la Russie, pas non plus l’islamisme radical, mais bien la Chine. En quoi la Chine est-elle objectivement à craindre pour nous autres Européens, et dans quelle mesure ce constat que vous faites doit-il nous pousser, en Europe, à rester dans le lit d’Américains très doués par ailleurs pour porter leurs propres intérêts - qui ne sont pas toujours les nôtres ? Au final, l’opposition bloc contre bloc qui compte, ça reste démocraties vs dictatures ?
le vrai rival, c’est la Chine ?
Le véritable rival de l’Occident, et plus particulièrement des États-Unis, c’est bien sûr la Chine. L’Ukraine a été une aubaine pour les États-Unis afin d’accroître leur rayonnement et de, plus tard, restaurer le prestige endommagé en Afghanistan, tout en poussant l’avantage acquis avec l’effondrement de l’URSS - notons que Ronald Reagan et Margaret Thatcher avaient activement contribué à l’échec des tentatives de reformes de M. Gorbatchev.
Quant à l’islamisme dont les effets perturbateurs sont réels (et complaisamment diffusés par les médias occidentaux), il ne change pas grand chose aux rapports de forces. Il faudrait pour cela qu’ils puissent générer de la croissance économique, comme l’Inde ou la Chine. En-dehors des États pétroliers, fragiles et sous-peuplés, on ne peut mentionner que le rôle délétère de la Turquie, qui est économiquement faible. L’Iran est en crise, les États arabes comme l’Algérie, la Tunisie, l’Égypte, la Libye, le Liban, la Syrie, l’Irak sont dans des états catastrophiques. Le Pakistan ne vaut guère mieux ; il mise sur l’argent chinois.
Nous autres Européens, avons-nous la possibilité politique - avec notre règle de l’unanimité à 27 -, de prendre la moindre décision importante qui soit défavorable aux États-Unis ? Et le voudrions-nous, quelle capacité militaire avons nous de garantir notre sécurité ? De quelles marges de manoeuvre disposons-nous pour nous distinguer des Américains lorsque nos intérêts sont divergents ? Bref dans ce monde multipolaire complexe, incertain, ne reste que le débat de fond : la rivalité essentielle se joue bien entre les États-Unis et leur hégémonisme d’un côté, de l’autre la Chine qui veut modifier un ordre international qui ne lui convient pas.
Vous avez déjà un peu répondu à cela, encore à l’instant, mais votre vision stratégique, développée par votre connaissance de terrain et par votre "savoir de la peau" acquis depuis des décennies, vous pousse-t-elle à considérer que la construction d’une défense européenne intégrée et autonome, y compris par rapport aux Américains, est essentielle ? Et si oui que manque-t-il pour qu’on y arrive ?
pour une Europe-puissance ?
La construction d’une défense européenne autonome, y compris par rapport aux États-Unis, eût été essentielle s’il avait été sérieusement question de s’y atteler. Mais dès le début, avec le refus français, en 1954, d’y inclure les forces allemandes, le projet est tombé à l’eau et cela a marqué toute la suite. En 60 années, nous n’avons guère avancé dans ce domaine.
L’extension de l’Europe elle-même au lendemain de la disparition de l’Union soviétique n’a pas été l’oeuvre des Européens mais des États-Unis (avec l’inclusion simultanée dans l’OTAN d’anciens pays du bloc de l’Est, perçue comme hostile par la Russie, avec surtout l’action des "révolutions de couleur" menées par des organisations en fait gouvernementales.
À l’évidence, nous avons manqué non seulement de volonté, mais de véritable désir d’aboutir à cette Europe forte autrement que de façon réthorique. De surcroît, comme le démontre l’état des lieux que nous établissons, nous ne partageons pas une vision, et moins encore un objectif politique commun. De toute évidence, la Pologne et les pays Baltes restent obnubilés par la Russie. La Hongrie joue sa partition. La Grande-Bretagne est partie après avoir veillé à ce que que l’Europe ne se fasse pas, etc... Bref, l’Europe, hors sur le plan économique, n’existe pas et selon toute vraisemblance elle ne sera pas construite, malgré le souhait de quelques rares États, dont la France.
Vous avez évoqué ce point mais jaimerais y revenir : vos cartes nous permettent notamment de visualiser à quel point les tenants d’un islam radical qui nous a, à juste titre, beaucoup préoccupés, ont des ennemis puissants : l’Occident, la Chine, la Russie, l’Inde... Est-ce qu’au niveau global, les fondamentalistes islamistes sont finalement, assez négligeables, trop pour être un facteur dans les équilibres du monde ?
la part de l’islam radical
Les islamismes militants ont été très largement surestimés. Perturbateurs certes, mais pour l’essentiel brouillons, peu efficaces. Et largement répercutés par les médias occidentaux qui participaient ainsi de la vente d’anxiété qui est leur pain quotidien (je parle de certains médias qui diffusent en continu mais qui sont très regardés). Le jour où nous serons sérieusement menacés, il faudra revoir notre façon de nous informer...
Les islamistes militants ont contre eux l’Occident, la Chine, la Russie, l’Inde et Israël, sans compter leurs propres divisions et rivalités et, d’une façon générale, leur peu d’appétit pour la croissance économique - c’est à dire le travail.
Les Occidentaux d’une façon générale ont manqué et manquent de courage pour s’opposer, dénoncer et éventuellement combattre, d’une façon ou d’une autre, les États qui soutiennent ou suscitent l’islamisme radical, tels que la Turquie (et sa presence en Europe) ou l’Arabie saoudite. Voyez le rôle du Qatar, récemment, ou celui du Pakistan, tout au long des conflits afghans...
La politique de l’autruche n’a jamais rien résolu, au contraire elle aggrave la tension et sert l’adversaire, par manque de courage. C’est ainsi qu’on se fait grignoter, entre autre en tolérant chez soi que s’organisent des adversaires déterminés à tirer profit de la démocratie et de l’absence de courage et de determination des États européens, notamment. Nous participons ainsi à notre propre recul.
Sur le plan des grands équilibres on ne peut pas négliger le monde musulman. Cependant, dans le monde tel qu’il est en train de se redéfinir, le monde musulman n’est pas decisif comparé au poids de la Chine ou de l’Inde. Les hydrocarbures ne jouerons pas indéfiniment le rôle majeur qui est le leur, et l’idéologie religieuse seule - et divisée - ne suffit pas à retransformer les rapports de force par eux-mêmes. Il faudrait que celle ci puisse se transcrire par du concret, ce qui n’est pas. La Turquie, qui se caractérise par une inflation catastrophique, ne va pas s’en sortir si elle ne parvient pas à satisfaire des populations qui ne peuvent pas seulement se contenter d’avancées militaires. Quant à la mutation sociologique de l’Arabie saoudite, on verra sur quoi elle débouche... Mais dans l’ensemble, trop d’idéologie et d’émotion, pas assez de travail me semble-t-il...
Est-ce que vous considérez, comme Gabriel Martinez-Gros que j’ai interviewé récemment, que les citoyens de nos pays démocratiques seront forcément amenés à se saisir un peu plus de leur part dans leur propre défense, s’ils tiennent à l’assurer ? Que l’époque doit pousser à un engagement plus actif, et qu’on ne peut plus demeurer face à la marche d’un monde qui change des observateurs passifs et distraits ?
des citoyens plus actifs ?
Il faut s’entendre sur ce que Martinez-Gros entend par cette idée que "les citoyens de nos pays démocratiques seront forcement amenés à se saisir de leur part dans leur propre défense". S’agit-il d’avoir une défense nationale plus active, mieux adaptée, ou bien se préparer à se défendre soi-même dans un climat de guerre civile ? Il faut lever l’ambiguïté et dire franchement et clairement ce que l’on préconise. Je suis très prudent sur l’aspect milicien dans le cadre d’une société disloquée. Les pouvoirs publics, par contre, doivent être prêts à assumer toute réponse. En bref, c’est bien à l’État de démontrer sa determination, et de conforter le courage des citoyens.
Ce que vous mettez beaucoup en avant dans votre ouvrage également, c’est le poids de la démographie, essentiel pour comprendre le monde qui se prépare, avec notamment la montée en puissance aussi impressionnante que déséquilibrée de l’Afrique de ce point de vue. Ces évolutions à venir, et les guerres des ressources qui ne manqueront pas de suivre, constituent pour vous les menaces majeures pour les prochaines décennies ? Sur ces points et sur la capacité à créer de la croissance économique, notre Occident sera-t-il armé ou bien sommes-nous condamnés au déclin ?
démographie et déclin ?
La démographie est essentielle mais elle n’est pas décisive : voyez Israël. Cependant, nous sommes de façon évidente en déclin démographique, et les conséquences en sont importantes. Qui eût pensé, en 1870 et même encore en 1914, voire en 1940, que l’Inde en 2022 passerait à la cinquième place mondiale, avant la Grande-Bretagne d’un point de vue économique, et que le Premier ministre britannique serait d’origine indienne ?
Qui aurait imaginé que l’Europe qui dominait politiquement le monde en 1914 ne connaîtrait après 1945 qu’une seule victoire militaire, celle de Margaret Thatcher aux Malouines (1982) ? De 33%, nous sommes passés à quelque 12% de la population de la planète entre 1900 et aujourd’hui...
En revanche, la population de l’Afrique, au sud du Sahara notamment, est en train de doubler et elle représentera sans doute 25% de l’humanité sous peu. Mais sans puissance propre, sans enseignement dans nombre de couches sociales, sans avenir ni perspective de travail, sinon celle de se concentrer dans des villes tentaculaires, ou de rêver d’émigrer.
La perspective la plus probable est sans doute la montée de la violence (heurts entres nomades et sédentaires, entre islamistes et évangélistes, etc...) Bref, les guerres civiles, porteuses de famines et d’épidémies...
Le défi le plus sérieux vient à mon sens des sociétés démographiquement puissantes et qui ont largement avancé sur le plan économique, telles que la Chine et, dans une mesure moindre, l’Inde. Ce défi-là est beaucoup plus sérieux que celui des islamistes radicaux.
Nous continuons, en Europe, à être importants sur les plans technique, économique et commercial, mais de plus en plus frileux dans le monde multipolaire et incertain qui nous bouscule (songez encore au rôle trouble de la Turquie).
Heureusement, il y a les États-Unis, certes en guerre civile froide, et démographiquement en baisse, mais qui continuent d’être créatifs, dynamiques, avec une capacité de rebond que les Européens ne paraissent pas avoir. L’esprit d’entreprise y est intact et le moral, toujours optimiste. Rien n’est joué, mais il est grand temps pour les Européens de se ressaisir et de montrer une determination qui manque, comme on le constate sur bien des plans : comment l’OTAN accepte-t-elle que la Turquie exige comme condition d’entrée de la Suède que celle-ci livre des réfugiés politiques originaires de Turquie ? Et nous prétendons défendre les "droits humains" et acceptons l’idée que ces réfugiés aillent se faire torturer ! C’est indigne...
Quels conseils intemporels donneriez-vous à quelqu’un qui, lisant cet entretien dans dix ans, s’apprêterait à exercer un poste de responsabilité l’amenant à conduire la politique extérieure de son pays ?
conseils intemporels
Il n’est pas possible pour moi d’imaginer ce que le monde multipolaire d’aujourd’hui pourrait paraître dans dix ans. Aussi, voici quelques invariants :
- Connaître les terrains de façon concrète.
- Apprehender de façon rigoureuse les perceptions et données de l’adversaire.
- Être souple dans les négociations et inflexible sur le non-négociable. Ce qui implique une determination, sinon une stratégie d’ensemble.
- Compter sur soi-même tout en ayant des alliés dont les vues sont conformes aux vôtres.
- Veiller à la cohésion interne.
Voici quelques vues générales, qui paraissent assez éloignées de ce qui se pratique actuellement...
Que vous inspire-t-il finalement, ce monde sur lequel s’ouvre 2023 ? Est-il réellement plus dangereux, plus imprévisible que celui qui opposa les blocs USA-URSS au siècle dernier ? A-t-on réellement appris des sinistres années 1930, ou bien est-on y compris en Europe, possiblement à la veille de quelque chose de similaire ?
le monde où tu vas
Le monde d’aujourd’hui est à mon sens plus dangereux que celui de l’après guerre, dans la mesure où il est multipolaire et non bipolaire, et par conséquent plus complexe, plus imprévisible. En revanche, il est peut-être moins dangereux parce que l’on sait mieux ce que coûterait une catastrophe nucléaire.
Par rapport à la crise économique des années 1930, nous avons fait preuve de plus de sagesse en 2007-2008, et la crise a été moins grave que la précédente parce que l’on connaissait ses conséquences.
L’Europe est en déclin relativement sensible, et il est patent que sur le plan de la sécurité dont nous sommes dépourvus grandement, sinon très dangereusement. Que notre cohésion n’est qu’apparente (dans le cadre des événements issus de l’agression russe en Ukraine) et que notre démographie est en baisse avec, pour conséquence, l’augmentation rapide du nombre de gens âgés (et qui en France ne consentent pas même à travailler au-delà de 62 ans, tandis que tous les autres travaillent jusqu’à 65, et pour certains jusqu’à 67 ans).
L’avenir sera rude.
Vous évoquiez le nucléaire militaire. Quelle est votre intime conviction : 73 ans et des poussières ont passé depuis qu’au moins deux États nucléaires rivaux coexistent (1949), sans détonation hostile Dieu merci. Est-ce une anomalie, et si oui à combien établissez-vous la probabilité qu’une détonation hostile se produise dans les 73 années à venir ?
le spectre nucléaire
Je ne crois pas à la probabilité d’une guerre nucléaire. Il me semble que les États qui sont détenteurs du feu nucléaire savent que la fonction essentielle de cette arme est de sanctuariser celui qui la posséde, tout en permettant d’exercer une pression, voire un chantage. Certes, si un État comme l’Irak de Saddam Hussein en avait disposé, au moment où la guerre était en train d’être perdue, la question de son usage aurait sans doute été envisagée...
Dans l’équilibre actuel, le risque nucléaire reste virtuel. Il est par contre hasardeux de prévoir le monde dans sept décennies, mais bien d’autres catastrophes sont possibles et, à cet égard, il faut garder sa determination, être aux aguets et créatifs. Pas d’autre choix que de faire face...
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Olivier Da Lage : « Les politiques à long terme ne sont pas le fort de l'Inde... »
Olivier Da Lage a contribué à de nombreuses reprises à Paroles d’Actu, à l’occasion de cartes blanches ou d’interviews. Journaliste à RFI, il compte parmi les meilleurs connaisseurs de la péninsule arabique, et à une tout autre échelle, du sous-continent indien, sujet qui nous intéresse aujourd’hui. Son dernier ouvrage en date, paru il y a quelques jours aux éditions Eyrolles dans le cadre d’une collection dirigée par Pascal Boniface (IRIS), s’intitule L’Inde, un géant fragile. Un passage en revue complet de ce qui constitue aujourd’hui, et à la lumière des évènements les plus récents, de l’épidémie Covid à la guerre en Ukraine, les forces et les faiblesses de ce géant qui, l’an prochain, devrait être devenu, pour longtemps et peut-être pour toujours, le pays le plus peuplé de la planète. Une lecture à recommander pour qui voudrait s’intéresser à cette puissance dont on parle si peu. Je remercie M. Da Lage pour cette interview, et vous invite à en (re)découvrir deux anciennes autour du même thème, et qui suivirent la parution de L’Inde, désir de puissance (Armand Colin, 2017), puis d’un roman, Le rickshaw de Mr Singh (2019). Exclu, Paroles d’Actu, par Nicolas Roche.
EXCLU - PAROLES D’ACTU
Olivier Da Lage : « Les politiques
à long terme ne sont pas le fort de l'Inde... »
L’Inde, un géant fragile (Eyrolles, septembre 2022).
Olivier Da Lage bonjour. Le fait majeur, depuis votre dernier ouvrage sur l’Inde, c’est l’épisode calamiteux de la Covid-19, dont on sent qu’il a été plutôt plus mal géré que d’autres par le pouvoir Modi (rassemblement massif d’hindous toléré, excès de confiance face à la capacité à gérer la pandémie...) ? Vous pointez de mauvaises décisions ayant abouti à l’explosion de la pauvreté, et sans doute à une surmortalité terrifiante. C’est un accident de parcours, ou bien un retour durable de l’Inde à ses vieux démons ?
Des erreurs de gestion manifestes ont été commises durant la pandémie, notamment au début. Mais in fine, la production massive de vaccins a permis un taux de vaccination honorable dans l’ensemble de la population (quitte à revenir sur les promesses de livrer des vaccins au monde entier), et la machine de propagande du pouvoir, ainsi qu’une presse généralement assez complaisante, ont présenté la riposte indienne au Covid-19 comme un modèle faisant l’envie du monde entier. Et il est probable qu’une majorité d’Indiens le pense effectivement. Le manque de fiabilité des statistiques et le secret qui pèse sur un certain nombre d’entre elles a empêché la population de comparer. Du coup, les autorités ont eu beau jeu de présenter les analyses peu flatteuses publiées par des revues médicales occidentales, et même par l’OMS, comme un complot international visant à dénigrer l’Inde car les dirigeants occidentaux ne supporteraient pas les succès de cette ancienne colonie britannique.
Quand j’ai lu la manière dont vous avez décrit l’ascension, à la faveur du discrédit du parti dominant, d’un Modi, chef charismatique d’une formation très identitaire (le BJP, issu de l’idéologie hindutva), ça m’a fait songer au cas de Bolsonaro au Brésil (même si le PT brésilien rebondira sans doute plus vite que l’historique Parti du Congrès). Deux leaders qui jouent une partie du pays contre l’autre, qui ont une forme d’emprise sur leur camp et mettent en péril le caractère libéral de la politique de leur pays. Qu’est-ce qui les rassemble, et qu’est-ce qui les distingue, ces deux-là ?
Tous deux sont à la tête de pays dits « émergents » qui appartiennent à des regroupements se voulant une alternative au G7, le club des Occidentaux, comme les BRICS ou le G20. Ils s’appuient sur une légitimité populaire personnelle qui transcende les institutions pour lesquelles ils n’ont qu’un respect limité, même si en ce domaine, Narendra Modi se montre beaucoup plus prudent en public. Ils jouent de leur charisme pour faire taire les oppositions, qu’elles soient extérieures, ou même intérieures à leur camp. Enfin, ils sont l’un et l’autre l’émanation d’un courant relevant du nationalisme religieux : l’hindutva pour Modi, et un appui significatif des évangéliques en 2018 pour Bolsonaro.
Cela étant, les différences ne sont pas mineures. Outre la taille respective des pays qu’ils dirigent (la seule province indienne de l’Uttar Pradesh abrite une population équivalente à celle du Brésil tout entier !), Bolsonaro apparaît beaucoup plus brouillon et désorganisé que Modi qui s’appuie sur un appareil extrêmement efficace et performant composé à la fois de son parti, le BJP et de sa matrice idéologique, le RSS, fondé en 1925 sur le modèle des milices mussoliniennes et qui compte près de six millions de membres s’astreignant chaque jour à une discipline quasi militaire. Enfin, Bolsonaro a un langage assez fruste et manie facilement l’insulte alors que Modi reste en toute occasion très policé et contrôle son langage et son image à tout instant.
Depuis 2014, il y a eu des avancées incontestables en matière de développement des infrastructures et de l’économie, même si vous le dites bien, Modi a eu tendance à s’accaparer certaines réalisations de son prédécesseur Singh. La dérive identitaire, ou majoritariste, a surtout eu lieu à partir de la reconduction du Premier ministre actuel en 2019. À ce stade, pour vous, le bilan est contrasté, ou bien clairement le négatif l’emporte-t-il sur le positif ?
Tout est question de point de vue. Il est important de garder à l’esprit le très haut niveau de popularité de Narendra Modi après huit ans de pouvoir. Certes, son parti a connu quelques déboires électoraux (et aussi des victoires), mais Modi, issu du RSS puis du BJP, n’est clairement pas perçu par ses partisans comme l’émanation de ces organisations mais comme un leader fort et respecté. De fait, il ne se laisse pas dicter ses choix par son parti ni par le RSS, même si leur influence demeure considérable. Ce sont plutôt ces organisations, et celles qui leur sont rattachées, qui sont désormais à sa main. Il en ressort que pour une majeure partie de la population son bilan est positif. Quant aux aspects négatifs, ils sont à leurs yeux (et Modi ne se prive pas de le répéter !) la conséquence de pratiquement sept décennies de domination du parti du Congrès et de l’héritage laissé par Nehru, fait au choix de faiblesse, de naïveté et de soumission culturelle à l’ancienne puissance coloniale, la Grande-Bretagne. Dans la Nouvelle Inde de Modi, la véritable indépendance a commencé en 2014. Bien sûr, tous les Indiens ne voient pas les choses ainsi, mais la polarisation est telle (un peu comme aux États-Unis depuis que Trump a pris le contrôle du Parti républicain) que le discours des uns et celui des autres ne semblent pas parler du même pays, décrire une réalité qui serait partagée au-delà des désaccords.
Au vu de ce que vous savez de Modi et de ce que vous percevez de son action, quelle lecture portez-vous sur les ambitions de l’homme qui tient le bientôt premier pays de la planète en matière démographique ? Que veut-il vraiment : rendre à l’Inde sa fierté et en faire une puissance respectée, ou bien marginaliser davantage encore, quitte à accroître les violences, les communautés non hindoues et en particulier les musulmans d’Inde (14% du total) ?
De son point de vue, il n’y a pas de contradiction : après sept décennies de gouvernements liés par les chimères socialistes de Nehru et une « pseudo-laïcité », la mission qui lui incombe est de rendre aux Indiens leur fierté en s’appuyant sur l’héritage culturel de l’Inde, qui dans la tradition de l’hindutva, ne doit rien aux près de quatre siècles de pouvoir des empereurs moghols ni aux deux siècles de la domination britannique. Pour lui, ce sont tous des occupants qui ont tenté d’éradiquer la culture authentique de l’Inde qu’il est en train de restaurer. Les autres communautés sont tolérées à condition de ne pas se faire remarquer. Voici quelques jours, le chef du RSS a reçu une délégation de musulmans et a exigé (et obtenu) qu’ils condamnent l’abattage des bovins. On en est là.
Si vous aviez l’opportunité de poser, les yeux dans les yeux, une question à Narendra Modi, quelle serait-elle ?
« Quelle est votre définition d’un Indien à part entière » ?
À vous lire on l’a dit, on ne peut que constater à quel point la société indienne est fracturée : des inégalités de richesse inouïes (vous citez des chiffres qui à eux seuls appelleraient une révolution), une égalité civile très imparfaite, tout cela couplé à un climat d’intolérance religieuse que porte le pouvoir actuel au détriment des non hindous. Qu’est-ce qui, à votre avis, explique que ça n’explose pas, qu’on n’assiste pas massivement à des révoltes désespérées ?
L’Inde, en tant que pays, est riche. En août-septembre, le PIB en dollars courants du pays a dépassé celui du Royaume-Uni, plaçant l’Inde au cinquième rang des puissances économiques du monde. Elle est déjà la troisième si l’on prend les prix calculés en parité de pouvoir d’achat. Mais les inégalités sont colossales. Le Covid-19 a fait replonger des millions d’Indiens dans la pauvreté après des décennies de progrès social, tandis que les très riches voyaient leur fortune exploser : en septembre, un homme d’affaires du Gujarat proche de Modi, Gautam Adani, est devenu le deuxième homme le plus riche de la planète avec des actifs dépassant 153 milliards de dollars. Au printemps 2022, sa richesse se montait « seulement » à 100 milliards de dollars !
Il y a des mouvements sociaux (on pense aux manifestations et sit-ins des agriculteurs qui ont duré plus d’un an entre 2020 et 2021 pour protester contre trois lois agricoles avant que Modi soit contraint de les retirer. Il y a aussi dans les campagnes du centre de l’Inde des mouvements insurrectionnels d’inspiration maoïste qui n’ont pas disparu depuis la fin des années soixante (la révolte naxaliste). Mais pourquoi n’y a-t-il jamais en Inde eu un mouvement social d’ampleur menaçant le gouvernement du moment ? C’est une question que beaucoup d’observateurs se sont posée depuis de nombreuses années sans jamais apporter une réponse convaincante (la « résignation inhérente à la nature indienne » n’est pas une explication satisfaisante).
Question liée à la précédente : vous indiquez à un moment de votre livre que le sentiment d’une légitimité pour prétendre à un siège de permanent au Conseil de sécurité de l’ONU constitue un des rares sujets de consensus, dans un pays où l’on sent que la figure tutélaire de Gandhi lui-même ne suffit plus à rassembler. Qu’est-ce qui, dans le fond, unit les Indiens et leur donne, à supposer qu’il y en ait, un sentiment d’appartenance commune à un même ensemble ?
C’est ce qu’un essayiste indien, Sunil Khilnani, a appelé « l’idée de l’Inde ». La notion que cet ensemble composite d’ethnies, de religions et de langues si différentes partage une même histoire (très longue, datant de bien avant l’arrivée des Européens), un même ethos définissant cette culture indienne et un sentiment d’appartenance commune. Malheureusement, les tensions intercommunautaires que connaît périodiquement le pays ont commencé à essaimer dans les nations où vit une importante diaspora indienne, comme l’Angleterre, le Canada ou les États-Unis. Mais le passeport indien (pour ceux qui en ont un) ou la carte biométrique Aadhaar, qui tient lieu de carte d’identité, est incontestablement un sujet de fierté pour leurs détenteurs.
On comprend bien, à la lecture de votre livre, qu’au niveau diplomatique, l’Inde, ancien allié de l’URSS, toujours proche de la Russie mais désormais rapproché des Américains et de leurs alliés (Européens, Japonais, Australiens...), joue les équilibristes : elle essaie de se constituer des alliances de revers face au Pakistan, face à la Chine, craignant plus que tout une entente entre les deux, une guerre sur deux fronts. Dans quelle mesure peut-on dire que cette double crainte conditionne la diplomatie et la politique de défense de l’Inde ?
La crainte d’un double front, ouvert à la fois sur la frontière pakistanaise et sur celle de la Chine est le cauchemar des responsables indiens. D’autant que Pékin soutient Islamabad.
New Delhi, en dépit de toutes ses critiques de l’Occident, a donc besoin de celui-ci face à la Chine. C’est aussi l’une des raisons qui lui font garder des relations aussi étroites que possibles avec Moscou afin de ne pas rejeter la Russie dans les bras de Pékin. Mais les événements récents permettent de douter que cela fonctionne parfaitement. On en a le reflet dans les toutes dernières prises de distance de l’Inde à l’égard de Moscou, même si cela reste pour l’heure très feutré.
À votre avis, pour peu qu’il y ait bonne volonté de part et d’autre, et quitte à rentrer un peu dans le détail de la cuisine territoriale, y a-t-il matière à considérer que les tensions territoriales donc, du Pakistan avec l’Inde, et de la Chine avec l’Inde, peuvent se voir résolues par voie diplomatique ?
La question est justement celle de la bonne volonté. La Chine est clairement dans une phase d’affirmation de son espace impérial, qu’il s’agisse du détroit de Taïwan ou de la frontière himalayenne avec l’Inde. Xi Jinping, qui est engagé dans une prise de pouvoir sans limite quant à son étendue et sa durée à l’occasion du prochain congrès du Parti communiste chinois doit apparaître comme l’homme fort.
Modi aussi. Mais quand il était dans l’opposition, il avait vigoureusement dénoncé la faiblesse du pouvoir face à la Chine. Or, le gouvernement actuel n’a toujours pas reconnu que l’armée chinoise est présente sur le territoire indien dans le Ladakh, sur les hauteurs de l’Himalaya, ce que montrent pourtant des photographies satellite commerciales facilement disponibles. On ne peut pas écarter la possibilité d’un accord de désengagement, mais la construction d’infrastructures par les Chinois sur l’ancienne zone démilitarisée, et, semble-t-il aussi, en territoire indien, ne laissent pas augurer d’une solution facile.
Avec le Pakistan, la situation est pour le moment gelée. Le dialogue officiel est au point mort (les deux chefs de gouvernement, présents au sommet de Samarcande à la mi-septembre, ne se sont pas adressé la parole), mais les contacts discrets entre services de sécurité (« back channels ») permettent d’éviter les dérapages frontaliers.
L’Inde en tant qu’amie de tous ou presque tous, évitant soigneusement les sujets qui fâchent (une politique héritée de Nehru, pourtant peu à la mode à l’ère Modi vous l’avez rappelé), peut-elle devenir un géant sinon de la diplomatie, en tout cas comme médiateur des conflits du monde ?
Elle pourrait l’être, incontestablement, elle dispose de tous les atouts pour cela et c’est un véritable sujet d’étonnement que ce ne soit pas le cas. Pourquoi New Delhi s’abstient-elle de faire ce que le Qatar accomplit avec succès depuis des années, ainsi désormais que la Turquie ? Il est difficile de ne pas relier ce retrait volontaire du marché de la médiation à la constance des abstentions de l’Inde chaque fois ou presque qu’elle a siégé au Conseil de sécurité. Il s’agit pour l’Inde de n’aborder aucun sujet susceptible de compromettre ses relations bilatérales. La seule exception récurrente à cette prudence diplomatique concerne le Pakistan. Sur cette question, en revanche, l’Inde reproche fréquemment aux autres pays la timidité qui est pourtant sa marque de fabrique sur pratiquement tous les autres sujets.
N. Modi avec Elizabeth II. Source : Twitter N. Modi.
La disparition de la reine Elizabeth II a provoqué, au Royaume-Uni, au sein du Commonwealth et dans de larges parties du monde, une émotion palpable. Qu’en a-t-il été dans cette Inde dont je rappelle que le dernier empereur fut George VI, père de la souveraine défunte ? Plus généralement, y a-t-il encore une forme de lien culturel (l’importance de l’anglais, du cricket aussi...), toujours un ressentiment à l’endroit de Londres (j’ai lu récemment quelque chose à propose d’un des joyaux de la couronne subtilisée à un maharajah indien), ou bien simplement de l’indifférence ? Sans doute tout cela à la fois ?
Les journaux indiens ont consacré une place somme toute modeste à l’événement. Le jour même de l’annonce du décès de la reine, Narendra Modi inaugurait à New Delhi des installations remplaçant les bâtiments légués par la couronne britannique afin de marquer une fois pour toute la fin du colonialisme intellectuel. Cela ne l’a pas empêché d’adresser un tweet très chaleureux évoquant ses rencontres avec Elizabeth II mais bizarrement, ses fans l’ont vigoureusement critiqué dans les commentaires postés sous ce tweet pour avoir rendu hommage à l’incarnation des colonisateurs britanniques ! Et en effet, la demande de restitution du Koh-e-Noor a connu un regain de faveur dans les déclarations publiques et sur les réseaux sociaux. Oui, c’est une autre époque et la population indienne, composée pour plus de la moitié de jeunes de moins de 25 ans, ne voyait pas de raison particulière de saluer le décès d’Elizabeth II qui a régné 70 ans !
L’Union indienne a-t-elle de quoi devenir une vraie grande puissance économique, et qu’est-ce qui à cet égard la distingue, notamment, de son voisin chinois ?
Comme évoqué plus haut, l’Inde est désormais la cinquième puissance économique par son PIB, mais ses ressources et son budget sont sans commune mesure avec ceux de la Chine. En revanche, la population chinoise vieillit rapidement. Celle de l’Inde va la dépasser l’année prochaine selon l’ONU. Cela devrait conférer un réel dynamisme à l’Inde si deux conditions étaient remplies, ce qui est loin d’être le cas : que ces jeunes soient bien formés par le système scolaire et universitaire et qu’ils participent à la vie active. Or, une grande masse des jeunes arrivant sur le marché de l’emploi ne trouvent pas d’emploi alors que c’était l’une des promesses-phares de Modi en 2014.
Pour l’heure et pour les années à venir, quels sont les grands atouts de l’Inde, ce "géant fragile", et quelles sont ses grandes faiblesses ? Les premiers seront-ils plus forts que les secondes ?
Ses atouts sont les technologies de pointe (informatique, biotechnologies, médicaments) dans lesquelles l’Inde excelle. Sa jeunesse, comme on vient de le dire. Ses bonnes relations avec de nombreux pays dans le monde et le fait que l’Inde est pour l’essentiel perçue comme une partenaire et non une menace. Mais ses faiblesses sont les violences politico-religieuses qui dissuadent nombre d’investisseurs étrangers alors que le « Make in India » est au cœur de la stratégie économique de Narendra Modi. Et la jeunesse de la population, dont je viens de dire qu’elle est un atout, pourrait d’ici une trentaine d’années se transformer en faiblesse si rien n’est fait pour se préparer au gonflement du haut de la pyramide démographique. Actuellement, l’Inde n’est pas du tout pête à faire face à la question de la dépendance à ce niveau, massif. Or, la croissance de la population se ralentit pour atteindre aujourd’hui juste le seuil de remplacement. Les politiques à long terme ne sont pas le fort de l’Inde et ce que commence à connaître la Chine pourrait atteindre à son tour l’Inde bien avant la fin du siècle.
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Gérard Chaliand : « Je regrette que certains n'osent pas s'engager dans l'aventure de vivre... »
Avant de découvrir il y a quelques semaines son ouvrage autobiographique, Le savoir de la peau (L’Archipel, mars 2022), j’ignorais qui était Gérard Chaliand. Et pourtant, pourtant, quel personnage ! Durant sa longue existence, remplie comme plusieurs vies et toujours bien active, il a arpenté comme peu de gens le monde, des grandes capitales jusqu’aux coins les plus reculés. Il a été un observateur et parfois un compagnon de route de nombreuses guérillas de libération nationale, a échangé avec les humbles et les puissants, parfois des humbles devenus puissants, parfois le contraire. Il a appris à connaître l’histoire des Hommes et l’âme des peuples, la comédie de la vie (tantôt douce, tantôt amère), celle des ambitions et du pouvoir aussi (ici l’amer l’emporte souvent sur le doux). Son savoir accumulé, sa connaissance des réalités géopolitiques, Gérard Chaliand les a enseignés en des universités renommées. Son expérience, il l’a souvent partagée et il la partage à nouveau, de manière plus personnelle, dans ce livre tout à la fois instructif, touchant et inspirant : on y touche la complexité du monde, on y sent le goût de ce qui fut aimé, perdu, et on y perçoit cette ardente nécessité de croquer la vie à pleines dents tant qu’il est temps. Lisez-le, vous n’en sortirez pas tout à fait comme avant... Exclu, Paroles d’Actu, par Nicolas Roche.
EXCLU - PAROLES D’ACTU
Gérard Chaliand : « Je regrette que certains
n’osent pas s’engager dans l’aventure de vivre... »
Le savoir de la peau (L’Archipel, mars 2022).
Vous avez voyagé comme peu de gens l’ont fait, Gérard Chaliand. Est-ce que la découverte des autres peuples, de l’autre tout court, ça apprend avant tout l’humilité ? Que pensez-vous avoir compris de vous-même en côtoyant comme personne des gens aussi différents, humbles comme puissants ?
En côtoyant de près et de façon prolongée d’autres sociétés, j’ai surtout essayé de comprendre leur perception du monde et des problèmes auxquels elles étaient confrontées. Cela permet de mieux comprendre leurs réponses aux crises et défis qu’elles rencontrent. Cette écoute peut s’appeler de l’humilité, en tout cas c’est bien le contraire du sentiment qu’on n’aurait rien à apprendre de l’autre...
Les Occidentaux, et plus particulièrement les Américains compte tenu de leur considérable supériorité matérielle, ont en général tout à fait négligé de se préoccuper des perceptions des sociétés autres considérées comme techniquement inférieures et donc négligeables dans leurs façons de voir. Cela explique nombre d’échecs, notamment dans les guerres irrégulières. À commencer par celle du Vietnam...
Évoquant la fin relativement pacifique de l’Apartheid, et le caractère protestant de Mandela et de ceux qui le suivaient, vous écrivez : "Que serait-il arrivé s’ils avaient été musulmans ?". Pour vous, c’eût été un bain de sang ?
Pour moi en effet, il ne fait aucun doute que si en Afrique du sud les victimes de l’Apartheid avaient été musulmanes, on aurait débouché sur une guerre civile. De même si elles avaient été d’une autre religion, quelle qu’elle soit. Les antagonismes se nourrissent des différences.
Vous avez beaucoup suivi les guérillas, souvent animées de principes nobles au départ, trop souvent corrompues ensuite notamment quand arrive le graal du pouvoir. Est-ce qu’avoir constaté tout cela rend cynique sur la nature humaine ?
En effet. Nombre des guérillas que j’ai pu côtoyer, parfois longuement ont après l’indépendance été décevantes. Pas de décollage économique. De la corruption généralisée. Des despotismes obscurantistes, etc... Cela apprend à être prudent par rapport aux déclarations d’intentions, et naturellement à prendre une meilleure mesure de la nature humaine, de ce qu’on peut en attendre au moment où les institutions n’existent plus. Bref la leçon a quelque chose d’amer. Mais c’était le prix de nos illusions des débuts. On apprend à mieux mesurer le possible. Cela tend à rendre très prudent dans les jugements et on peut comprendre le pessimisme historique. Cependant, rappelons qu’au 18ème siècle nous (Américains et Français) avons décrété la fin du despotisme. Un gros pas en avant toujours menacé...
Peut-on dire que, parmi toutes les guérillas, s’agissant de la résistance à une puissance étrangère, de la construction d’un État et de la pacification d’une société, celle du Vietnam aura été la plus efficace de notre temps ?
Oui, à mon sens, la guerre de libération la plus remarquable des soixante-dix dernières années fut sans conteste celle des Vietnamiens. Non seulement, ils ont réussi à battre les Français, qui se sont accrochés au sol durant des années, parfois avec succès comme en 1950-51, lorsque Giap (le chef de l’Armée populaire vietnamienne, ndlr) prit l’offensive prématurément. Mais ils l’ont emporté à Ðiện Biên Phủ en bataille rangée. Par la suite, dès 1955 les Américains ont pris le relais avec Diem, un catholique qui a multiplié les erreurs politiques (reprendre les terres distribuées aux paysans ; discriminer les autres religions ; remplacer les comités de village traditionnels par des hommes envoyés de Saïgon qui lui était dévoués ; liquidation des communistes restés sur place en attendant l’éventuel vote pour la réunification en 1956, qui ne fut pas tenu). Il fut remplacé, après un coup d’État mené avec l’accord de Washington, par des régimes militaires corrompus et inefficaces obligeant les Américains à intervenir en masse pour mener eux-mêmes la guerre (1965). Celle-ci, malgré l’énorme supériorité militaire des États-Unis et l’usage du napalm, des défoliants et des bombes à billes, finit par être perdue après que les États-Unis ne découvrent en 1968, lors du Têt (nouvel an lunaire), que les prévisions optimistes de leurs militaires étaient mensongères.
Entre-temps, à partir de 1967-68, le Nord Vietnam fut bombardé pour l’inciter à cesser d’aider le Sud. Ce qui se révéla un échec également. Le Nord a tenu malgé le tonnage de bombes. En 1973 les forces américaines se retirèrent dans des conditions dramatiques, après avoir perdu 58.000 hommes. Et, moins de dix-huit mois plus tard, le Nord Vietnam s’emparait de Saïgon.
En 1969, les forces vietnamiennes raccompagnèrent à la frontière des forces chinoises venues leur "donner une leçon". Il faut attribuer aux journalistes pressés l’expression concernant l’Afghanistan de "tombeau des empires". Au cours de son histoire l’Afghanistan n’a cessé d’être occupé ou traversé par maints envahisseurs. Ce qui n’est pas le cas du Vietnam, qui a tenu victorieusement tête aux Mongols et à deux dynasties chinoises...
Il est beaucoup question dans votre livre de cette Arménie meurtrie mais décrite sans complaisance excessive. Quels conseils donneriez-vous aujourd’hui à ceux qui sont en responsabilité à Erevan, et surtout à la jeunesse de ce pays ?
En ce qui concerne la défaite arménienne au Haut-Karabagh, j’ai écrit que celle ci était évidente dès le premier jour dans la mesure où les diverses administrations arméniennes, à l’exception de Ter Petrossian qui en 2008 etait pour négocier avec les voisins, se sont cantonnées dans un refus de remettre en cause une situation qui n’était gelée qu’en apparence.
Depuis trois ou quatre ans, pour ne pas remonter plus avant, les Azerbaïdjanais s’étaient considérablement renforcés avec l’aide de la Turquie, qui avait fait ses preuves en Libye (drones). Sans compter la différence démographique et l’enrichissement de Bakou grâce aux hydrocarbures. Pachinian (l’actuel Premier ministre d’Arménie, en poste depuis 2018, ndlr), s’est écarté de Poutine, son seul garant, pour prendre langue avec les Occidentaux et notamment les Européens qui parlent mais n’agissent guère. Et il s’est comporté comme un politicien de province en déclarant aux premiers jours du conflit : "Il n’y a rien à négocier !"
Poutine est intervenu tard, par des mesures de rétorsion, juste avant que Bakou n’obtienne pleinement satisfaction. Maintenant, avec le conflit en Ukraine, l’occasion est belle pour Bakou de profiter des évènements pour bousculer les Arméniens et réduire leur marge de manoeuvre et les territoires qu’ils contrôlent encore. On pointe donc un manque de sens de l’État coté arménien, et plus que jamais le pays est à peine souverain. Les deux dirigeants précédents ont surtout été corrompus et immobilistes. et l’opinion publique arménienne s’est raconté des histoires.
Le bilan est lourd et sur le plan démographique, la situation est grave. La première chose à faire est, déjà, de se rendre compte de l’ampleur du désastre...
Vous avez été auteur de plusieurs atlas, notamment touchant aux empires. Tenez-vous les États-Unis et la Chine comme les deux puissances globales de ce siècle, et fort de l’histoire et des effondrements des précédents, quelles failles entrevoyez-vous chez l’un et chez l’autre ?
En effet reste aujourd’hui, fondamentalement, la rivalité sino-américaine.
La faiblesse américaine est sans doute, surtout, cette guerre civile froide que se livre une large partie de l’opinion, les pro-Trump avec le reste du pays. Du côté chinois c'est l’opacité décisionnelle et la rigidité d’un système qu’on constate par exemple dans le traitement de la pandémie, entre autre...
Ma réponse est un peu trop générale. Il faut lire par exemple Rouge Vif d’Alice Ekman...
Dans votre ouvrage, vous dressiez le constat d’une Europe difficilement soudée et se reposant sous un parapluie américain de plus en plus incertain. Les mouvements auxquels on assiste depuis le déclenchement de l’invasion russe de l’Ukraine sont-ils de nature à vous faire entrevoir quelque chose de neuf dans la construction d’une cohésion continentale ?
Soixante ans après le début de la construction de l’Europe nous n’avons toujours pas de défense commune, ce qui est grave. Le parapluie américain aurait dû après 1991 être remplacé par une structure commune, assurant en partie au moins notre défense. Au lieu de cela, nous avons joui des dividendes de la paix. Lors de la crise yougoslave, nous avons été misérables et depuis nous n’avons RIEN fait.
On constate effectivement un réveil europeen à l’occasion de l’agression de Poutine en Ukraine (voir, l’Allemagne par exemple). On a le sentiment que les Européens découvrent les conséquences de la guerre maintenant qu’elle se passe en Europe. Reste que Le soutien fourni à l’Ukraine devra se traduire par des reformes concrètes destinées à rendre l’Europe politiquement et militairement plus active. Est-ce que cela résistera aux difficultés économiques produites par les événements, telle est la question. Il faudrait du courage : en avons-nous ? Il ne suffit pas de s’indigner...
Le frisson causé par l’agression russe contre l’Ukraine durera-t-il ? On peut émettre un doute compte tenu de ce que la crise engendrée va nous coûter ? Mais n’anticipons pas, qui sait ?...
Comment voyez-vous la suite de cette guerre : Poutine entend-il liquider l’Ukraine en tant que telle, ou "simplement" la neutraliser ?
Poutine a rencontré un échec. Il a sous-estimé l’épaisseur du patriotisme ukrainien et l’aide concrète (en armes anti-tanks notamment) très rapidement véhiculée par les États-Unis et leurs alliés. Il se regroupe à l’est, au Donbass, et sur la partie maritime qui va jusqu’à la Crimée. Il y aura une meilleure position, non étirée et n’ayant pas besoin d’une logistique qui est un de ses points faibles. Peut-il tenir ? Sans doute. Mais on a le sentiment que du côté occidental (États-Unis) et du côté de Zelensky, il est question de faire saigner la Russie et rendre les choses aussi compliquées que possible pour Poutine. Le temps travaille contre ce dernier.
Vous dites estimer le courage sous toutes ses formes. Quand vous regardez les sociétés actuelles, et notamment nos sociétés occidentales essentiellement pacifiées, où le trouvez-vous, le courage aujourd’hui ?
Très franchement, la plupart du temps, le courage (parfois imbecile), je le trouve surtout chez les adversaires. Voyez les exemples historiques des soixante-dix dernières années... Dans la plupart des cas la determination est en face confortée par l’idéologie, quelle qu’elle soit.
Quels remèdes sembleraient devoir s’appliquer à vos yeux quant à cette question de la société du repentir et de l’autoflagellation, là où d’autres forces moins soucieuses des libertés sont autrement entreprenantes ?
En ce qui concerne l’autoflagellation (culture woke, etc...) et la victimologie, Eschyle disait : "Les Dieux aident ceux qui travaillent à leurs propre perte". Cette forme de suicide est imbécile...
À plusieurs reprises, vous insistez sur l’importance de se mêler à d’autres classes d’âge que la sienne, ce que vous faites plus qu’à votre tour avec de jeunes adultes. Que vous inspire-t-elle, prise collectivement, la jeunesse des années 2020 ?
Je note que, en France par exemple, beaucoup, souvent les plus dynamiques (on cite le chiffre annuel de 200 000), s’en vont vers le Canada, l’Australie ou ailleurs... D’autres s’insèrent hélas dans le fonctionnariat. D’autres restent "adolescents" jusqu’à, une trentaine avancée, par facilité. Et puis on trouve ceux qui ont du dynamisme, de l’esprit d’aventure, un vouloir vivre exigeant.
Tout reste possible. Mais nous sommes une société qui connu 60 années de paix et de relative prospérité, cela ramollit...
À un moment de votre récit, vous racontez cette histoire d’un homme décidé à ne pas rentrer chez lui mais qui aurait été bouleversé et retourné par l’odeur familière de l’armoise. Et vous, quelle est-elle votre madeleine de Proust ?
L’équivalent de l’odeur de l’armoise pour moi serait le souvenir de ceux et de celles que j’ai aimés et perdus...
Quel pays, parmi tous, vous a le plus touché, et pourquoi ?
J’ai été très touché jadis par le Vietnam en guerre et j’ai dit pourquoi la détermination absolue de ne céder à aucun prix me touche.
Que diriez-vous à quelqu’un qui aurait envie, comme vous, d’aller découvrir le monde, sans oser le faire ? D’ailleurs, pour qui aurait 18 ans aujourd’hui, le monde vous paraît-il plus ou moins difficile, exaltant qu’à l’époque de vos 18 ans ?
Je regrette que certains n’osent pas s’engager dans l’aventure de vivre, mais apparemment c’est ainsi : une petite partie seulement a le courage de tenter ce qui paraît difficile. Au moins faut-il essayer et constater qu’on aime ou qu’on n’est pas fait pour ça...
Quand vous regardez derrière, vous êtes heureux du chemin accompli ?
Moi je suis heureux de la vie que j’ai menée sans avoir à me plier à je ne sais quoi ou à dire "oui" quand j’ai envie de dire "non". Un luxe. J’ai essayé de comprendre le monde, les mondes, et cela m’a passionné. C’est cela que j’ai essayé de restituer dans Le savoir de la peau.
Quand on regarde ainsi derrière, après tant de temps passé, de visages disparus, la joie de ce qu’on a vécu peut-elle l’emporter sur une forme de mélancolie ?
Bien sûr, il y a la melancolie de ce qui a été perdu. Les êtres surtout, irremplaçables... C’est le sort de l’espèce, qui est mortelle...
Vos envies pour la suite ? Que peut-on vous souhaiter pour la suite ?
De mourir en forme. Merci...
Vous avez le temps... Merci à vous M. Chaliand !
Merci à M. Chaliand pour cette interview, pour sa patience
à mon égard et pour tout ce qu’il m’a aidé à comprendre !
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Marc Hecker : « Le centre de gravité du djihadisme semble aujourd'hui se déplacer vers l'Afrique »
Dans un peu plus d’un mois et demi, les États-Unis commémoreront, vingt ans tout juste après leur survenance, les attentats ultra-meurtriers (près de 3000 victimes) et au retentissement mondial du 11 septembre 2001. Une date, connue de tous, même de ceux qui n’étaient pas de ce monde à l’époque. Vingt ans, à peine le temps d’une génération, mais un monde qu’un contemporain des années Clinton, celles de l’hyperpuissance triomphante, peinerait à reconnaître. Vingt ans de lutte plus ou moins bien inspirée contre un terrorisme résilient, organisé et parfois doté comme un État ; vingt ans d’agitations, de bouleversements locaux ; vingt ans de déclin relatif d’une Amérique fatiguée et affaiblie par un interventionnisme extérieur massif, par des crises successives, tandis que la Chine et d’autres puissances émergent pour s’affirmer dans le jeu des puissances. Vingt ans, c’était hier sur l’échelle de la vie des nations, et pourtant...
Pour bien appréhender, avec le recul et donc le regard de l’historien, cette double décennie, je ne puis que vous recommander la lecture d’un ouvrage important, inspiré et richement documenté, La Guerre de vingt ans, écrit de la main de deux spécialistes des questions de stratégie, de terrorisme et de contre-terrorisme, Marc Hecker et Élie Tenenbaum (Robert Laffont, 2021). Je remercie particulièrement M. Hecker, qui est aussi directeur de la recherche et de la valorisation à l’Institut français des relations internationales (Ifri), pour l’interview qu’il a bien voulu m’accorder. Par Nicolas Roche.
EXCLU - PAROLES D’ACTU
Marc Hecker : « Le centre de gravité du djihadisme
semble aujourd’hui se déplacer vers l’Afrique. »
La Guerre de vingt ans, de Marc Hecker et Élie Tenenbaum (Robert Laffont, 2021).
Vingt ans après le 11-Septembre, des centaines de milliers de morts plus tard, et quelques milliers de milliards de dollars dépensés, les Talibans sont aux portes du pouvoir en Afghanistan, et l’Irak fait quasiment partie de la sphère d’influence d’un Iran de plus en plus entreprenant. Le fiasco est-il total, côté américain ?
un fiasco américain ?
Le terme « fiasco », que vous employez, me fait penser au titre d’un livre du journaliste Tom Ricks publié en 2006. Cet ouvrage porte sur la guerre américaine en Irak qui a été déclenchée pour des motifs fallacieux et qui a eu un effet contre-productif majeur en permettant à la mouvance al-Qaïda de se relancer après la perte de son sanctuaire afghan. Au moment de la parution de ce livre, l’insurrection était en plein essor et le pays s’enfonçait dans une véritable guerre civile. De 2006 à 2011, les Américains ont toutefois réussi à stabiliser l’Irak en appliquant une nouvelle doctrine de contre-insurrection. Puis il y a eu le « printemps arabe » et le développement de Daech qui a forcé les États-Unis à se réengager militairement.
Pour ce qui est de l’Afghanistan, vous avez raison, les Talibans enchaînent les conquêtes à un rythme effréné depuis le printemps 2021 – moment où Joe Biden a confirmé le retrait des troupes américaines – et paraissent aujourd’hui au seuil du pouvoir. C’est un véritable échec pour les États-Unis qui, au lendemain du 11-Septembre, avaient renversé le régime des Talibans et espéraient la démocratisation de l’Afghanistan. Reste à savoir si les Talibans vont respecter les termes de l’accord de Doha de février 2020 et couper les liens avec al-Qaïda. On peut en douter.
Si l’on considère le bilan global de la guerre contre le terrorisme, on ne peut pas, néanmoins, conclure à une défaite des États-Unis. Ben Laden a exposé à plusieurs reprises ses objectifs : chasser les « juifs et les croisés » des terres d’islam, renverser les régimes « apostats », unifier les musulmans sous l’autorité d’un calife. Ces objectifs n’ont pas été atteints et al-Qaïda n’a pas réussi à rééditer un attentat de l’ampleur du 11-Septembre. On ne peut pas pour autant conclure à une victoire américaine car les groupes djihadistes ont loin d’avoir été éradiqués, même s’ils sont traqués sans relâche.
Qu’attendre d’al-Qaïda, de Daech, d’autres avatars peut-être dans les mois, les années à venir ? Quelles actions, quel leadership pour le mouvement djihadiste sunnite global ?
al-Qaïda et Daech
La mouvance djihadiste internationale paraît durablement divisée entre al-Qaïda et Daech qui se sont battus pour son leadership. Daech a eu le vent en poupe dans un premier temps, mais sa stratégie ultra-violente de provocation a fini par lui coûter cher. L’organisation a perdu son sanctuaire territorial en zone syro-irakienne et n’a pas réussi à répliquer son modèle en Libye ou en Afghanistan. Al-Qaïda adopte une attitude plus pragmatique, nouant des alliances avec des tribus locales et tentant de s’insérer dans le tissu social. On le voit par exemple au Sahel. Cette stratégie n’empêche pas l’organisation de demeurer dans le viseur du contre-terrorisme et de subir une attrition régulière qu’elle compense par de nouveaux recrutements.
Il est difficile de savoir quelle forme pourrait prendre la mouvance djihadiste à l’avenir. Elle a fait preuve, au fil des années, d’une remarquable capacité d’innovation tant aux niveaux organisationnel et stratégique que tactique. Elle pourrait encore être capable de nous surprendre.
Parmi les points du globe gangrénés par une défaillance étatique, par une corruption généralisée, par un sectarisme institutionnalisé, parfois les trois d’un coup, lesquels vous inquiètent le plus en tant que terreau fertile pour l’essor de terrorismes, notamment ceux à visée globale ?
zones de faille
Les zones déstabilisées où les djihadistes sont présents ne manquent pas : Afghanistan, Syrie, Irak, Yémen, Libye, Sahel, bassin du lac Tchad, Corne de l’Afrique, Asie du sud-est, etc. Le centre de gravité du djihadisme semble aujourd’hui se déplacer vers l’Afrique. Du point de vue français, la dégradation de la situation dans la bande sahélo-saharienne est particulièrement inquiétante avec une présence concomitante de groupes liés à al-Qaïda et à Daech. La zone des trois frontières entre le Mali, le Niger et le Burkina Faso est particulièrement touchée. Il s’agit maintenant d’éviter que la menace djihadiste ne s’étende vers le Golfe de Guinée.
Est-ce qu’au-delà des actes terroristes, qui restent heureusement rares, vous percevez des signes (études sociologiques et d’opinion, résultats électoraux...) tendant à faire penser que, notamment en France, ceux qui visent une fracturation des sociétés (les religieux les plus intolérants, terroristes ou pas, mais aussi les extrémistes autochtones), gagnent du terrain ?
ferments de division
Votre question amène à évoquer à la fois le cas de l’islamisme et de l’ultra-droite. Les travaux de chercheurs comme Bernard Rougier ou Hugo Micheron montrent la progression de l’islamisme dans certains quartiers, même s’il reste difficile de quantifier précisément le phénomène. Lors d’une audition à l’Assemblée nationale en janvier 2021, la cheffe du service central du renseignement territorial a évalué à une centaine sur 2.400 le nombre de lieux de culte musulman en France où est tenu un « discours séparatiste ». Le discours en question n’est pas nécessairement violent, mais il a une dimension subversive dans la mesure où il rejette les principes républicains et contribue à polariser la société.
Du côté de l’ultra-droite, certains théoriciens identitaires vont jusqu’à prôner la « guerre civile raciale » pour mettre fin au « grand remplacement ». Les autorités prennent cette menace d’autant plus au sérieux que des terroristes d’ultra-droite ont frappé dans d’autres pays d’Europe, notamment en Norvège, en Allemagne et au Royaume-Uni. En France, une demi-douzaine de projets d’attentats planifiés par cette mouvance ont été déjoués depuis 2017.
20 ans après le 11-Septembre, les États occidentaux, et les États-Unis en particulier, ont-ils appris du monde complexe qui les entoure, l’ont-ils mieux compris ? Leur désengagement relatif de ces conflits périphériques, dicté par des impératifs de recentrage des priorités, est-il marqueur, aussi, d’une forme de sagesse ?
recentrage des priorités
L’administration Bush a fait preuve d’une certaine forme d’hybris en voulant démocratiser le « grand Moyen-Orient » par les armes. À l’hybris a succédé la némésis avec le développement d’insurrections en Irak et en Afghanistan. Les administrations suivantes ont fait preuve d’une plus grande retenue stratégique, cherchant une porte de sortie décente aux « guerres lointaines et sans fin ». Aujourd’hui, Joe Biden souhaite clairement refermer la parenthèse de la guerre contre le terrorisme pour se concentrer sur d’autres enjeux, comme la montée en puissance de la Chine ou, sur un autre plan, la transition énergétique. Je ne sais pas s’il faut y voir de la sagesse ou, plutôt, une évolution de la conception des priorités stratégiques et des intérêts américains.
Que peuvent faire nos États, à leur échelle, et avec une humilité de rigueur, pour contribuer à couper l’herbe sous le pied du discours djihadiste, à l’intérieur comme au-dehors de nos frontières ?
et maintenant ?
Le terme « humilité » que vous employez est important. J’étudie le terrorisme depuis plus de quinze ans et c’est une leçon de modestie : on voit bien que malgré leur puissance, les États occidentaux peinent à réduire leurs adversaires. À l’intérieur même de ces États, les mécanismes de radicalisation continuent à susciter de nombreuses interrogations.
Cela étant dit, je ne vais pas esquiver votre question. Je crois que pour progresser dans cette lutte, quatre pistes peuvent être suivies : continuer à analyser précisément la menace car elle est mouvante et ne cesse de se reconfigurer ; se garder de sous-estimer cette menace mais également de surréagir ; mettre en avant les incohérences, les contradictions et les divisions des djihadistes ; et enfin, ne pas renoncer au combat – y compris sur le plan intellectuel.
Interview : fin juillet 2021.
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Olivier Da Lage : « Le révisionnisme bat son plein dès que les nationalistes religieux arrivent au pouvoir... »
Je suis heureux, pour cette première interview-chronique de l’année, de donner la parole, une nouvelle fois, au journaliste de RFI Olivier Da Lage, à l’occasion de la parution de L’Essor des nationalismes religieux (Demopolis), ouvrage collectif qu’il a dirigé et dans lequel il a signé un texte sur le nationalisme hindouiste en Inde, pays qu’il connaît bien. Je remercie M. Da Lage d’avoir accepté de répondre à mes questions (interview datée du 20 janvier) et vous invite vivement à vous emparer de cet ouvrage, qu’on peut lire tout ensemble ou bien en « picorant » dedans, chacun des articles s’attachant à expliquer une situation particulière, et à raconter une partie de la psyché nationale du pays concerné. Un document important qui met en lumière, en tant que phénomène de fond, des éléments d’actualité qu’on aurait pu croire localisés dans l’espace et le temps. Et qui nous aide, et ce n’est pas là son moindre mérite, à mieux comprendre ce monde décidément incertain - mais avec toujours, quelques permanences - dans lequel nous vivons. Une exclusivité Paroles d’Actu. Par Nicolas Roche.
L’Essor des nationalismes religieux, Demopolis, 2018.
EXCLUSIF - PAROLES D’ACTU
Olivier Da Lage : « Le révisionnisme bat son plein
dès que les nationalistes religieux arrivent au pouvoir... »
Olivier Da Lage bonjour, et merci d’avoir accepté de répondre à mes questions autour de L’Essor des nationalismes religieux (Demopolis, 2018), ouvrage collectif que vous avez dirigé et dans lequel vous avez signé une contribution, sur la situation en Inde. Vous l’indiquez vous-même : peu d’études ont analysé le phénomène de « l’essor des nationalismes religieux » en tant que tel, et moins encore avec une telle vue d’ensemble. C’était nécessaire d’y remédier, à votre sens, pour mieux appréhender le monde d’aujourd’hui ?
pourquoi ce livre ?
Bien sûr. Il y a suffisamment d’exemples à travers la planète de ces mouvements nationalistes d’inspiration religieuse pour que l’on ne puisse plus les négliger ou considérer leur accumulation comme des coïncidences. On parle de populismes, de théocraties, de mouvements religieux, de nationalismes, mais ce qui manquait, à l’échelle globale, c’est une étude systématique du phénomène pour voir ce que ces exemples ont en commun et les spécificités locales qui les distinguent les uns des autres. Au total, il apparaît clairement que les traits communs sont suffisamment nombreux pour que l’on puisse parler de nationalismes religieux en tant que phénomène global, indépendamment de ce qui différencie les uns des autres selon les régions du monde. L’autre raison qui rendait nécessaire une telle étude est qu’il ne s’agit pas d’un phénomène statique, mais en plein essor, ainsi que l’indique le titre de l’ouvrage.
À quand faire remonter le phénomène ? La partition Inde hindoue / Pakistan musulman, en 1947 ? La révolution islamique iranienne en 1979 ? Peut-être, dans une certaine mesure, une tendance favorisée par la dislocation des empires, puis la fin de la guerre froide et des grandes idéologies du vingtième siècle ? Peut-on dire que la religion est, de plus en plus, la « nouvelle couleur » du nationalisme ?
les nationalismes religieux, depuis quand ?
Les idéologies que l’on peut considérer comme les matrices de ces nationalismes religieux sont parfois assez anciennes. La plupart remontent à la fin du XIXe siècle ou au début du XXe siècle. Mais les mouvements qui s’en réclamaient restaient relativement marginaux, car l’espace politique était occupé par les courants conservateurs qui voulaient perpétuer l’ordre ancien (immuable, aurait dit Bonald) d’un côté, et de l’autre, les mouvements progressistes, souvent nationalistes et positivistes. Par conséquent, pendant des décennies, les idéologues nationalistes religieux et les mouvements qui se réclamaient d’eux ont relativement peu fait parler d’eux.
Cela change en effet avec d’une part la déception qui a suivi l’accession au pouvoir des élites occidentalisées dans les pays décolonisés : corruption, manque de résultats économiques, comportements dictatoriaux, etc. et d’autre part, l’échec du projet communiste, la disparition de l’URSS et l’effondrement de l’influence soviétique à travers le monde. L’horizon se dégageait pour les nationalistes religieux, dont la place, au sein des courants nationalistes, va croissant à partir des années 80. Donc, oui, dans une large mesure, le nationalisme prend en bien des régions du monde le visage de la religion. Et c’est l’Iran, avec la révolution islamique de 1978-1979 qui a en quelque sorte ouvert la voie, même si à l’époque on ne l’a pas analysé dans ces termes.
Il est difficile de tirer des conclusions générales d’un panel aussi complexe de situations variées. Quelques constantes semblent, toutefois, pouvoir être retrouvées. Sur fond de crise de confiance dans le politique (corruption généralisée ou incapacité à résoudre des problèmes majeurs), d’un sentiment de déclassement, de mise en danger de son identité par « l’autre » (exemple : l’Amérique de Donald Trump), voire même de crise existentielle (quête de sens dans un monde où tout est marchandise et compétition) en profondeur et à grande échelle, les populations formant la composante socio-ethnique majoritaire d’une nation sont celles qui, souvent, vont décider (dans les pays où on leur donne la parole) de confier les rênes de leur destin à des forces politiques à agenda plus ou moins empreint de religieux. Assiste-t-on, dans les pays en question, à des situations de repli identitaire objectif, par choix direct d’une majorité de citoyens ?
un repli sur soi des majorités ?
Oui. Cela va même plus loin que cela. Si on réduit les ingrédients du nationalisme religieux au minimum, à la manière dont on réduit des fractions, on y trouve une constante : le sentiment de la majorité d’une population que son identité est menacée par les minorités, à qui tout est dû et que l’on « apaise » par des concessions sans fins à leurs revendications extravagantes qui remettent en cause l’âme même de la nation. On convoque à cette fin la tradition ancestrale, qui, le plus souvent, est en réalité très récente, mais de plus en plus enracinée dans la religion dominante. Il est frappant, par exemple, de voir Poutine, ancien officier du KGB à l’époque soviétique, se proclamer le héraut de la défense du christianisme orthodoxe. En Inde, les nationalistes hindous au pouvoir rejettent tous les maux de la société sur le « pseudo-sécularisme » de Nehru et du parti du Congrès, même Gandhi n’échappe pas à leurs critiques et une part croissante de la population lui reproche d’avoir « donné » le Pakistan aux musulmans et d’avoir été dupés par les Anglais. Ce qui ne manque pas de sel car les nationalistes hindous, dans les années 30, s’opposaient bien davantage au Congrès qu’aux Anglais. Enfin, la vie politique en Israël est aujourd’hui largement confisquée par les nationalistes juifs (d’où le vote de la loi sur l’État juif en juillet 2018) alors même qu’Israël a été fondé dans une large mesure par des socialistes laïcs.
Dans quels cas, qu’ils soient démocratiques ou autoritaires, ces phénomènes s’accompagnent-ils, dans les faits, d’une transformation des structures de l’État, dans le sens d’un poids accru qui serait accordé à la religion, y compris pour régir la société et la vie de tous les jours ?
une place accrue du religieux dans la société ?
Bien avant d’être religieux, c’est un phénomène culturel avant tout. Il faut reprendre le contrôle de la société selon les valeurs religieuses (et conservatrices) et donc contrôler l’enseignement, à commencer par l’histoire. Le révisionnisme bat son plein dès que les nationalistes religieux arrivent au pouvoir (Inde, Israël, Brésil depuis l’élection de Bolsonaro, ou dans les États des États-Unis dirigés par des Républicains dans la mouvance des Évangéliques)… Les droits des femmes, des minorités religieuses, et à leur suite, de tous ceux qui ne se fondent pas dans la culture dominante normée par le parti au pouvoir sont remis en cause et les critiques sont de moins en moins bien tolérées. Des sociétés démocratiques (Inde, brésil, Etats-Unis, Israël, Hongrie) glissent progressivement vers la « démocrature » pour reprendre le néologisme qui associe les contraires : démocratie et dictature. La Turquie d’Erdogan en est un autre exemple. C’est d’abord un contrôle social sur la population qui est à l’œuvre. Le divin y a finalement peu de place. On serait tenter de se demander : « et Dieu, dans tout ça ? ».
Tous les États des pays à forte poussée de nationalisme religieux n’ont certes pas vocation, vous l’avez rappelé à l’instant, à devenir des théocraties, et on est bien loin, même dans les perspectives « pessimistes », d’une multiplication attendue du cas iranien. Malgré tout, est-ce que tout cela n’est pas, pris tout ensemble, un signe de recul du rationalisme auprès de populations de plus en plus nombreuses ?
un recul du rationalisme ?
Si, à l’évidence. Il est frappant que les ressorts du nationalisme (ferveur, croyance intense dans le caractère exceptionnel de la nation à laquelle on appartient) opèrent dans un registre très proche de la ferveur religieuse. Le nationalisme n’est pas un mouvement fondé sur la raison. A fortiori lorsqu’il prend une dimension religieuse.
Plusieurs des textes de votre ouvrage indiquent qu’une recrudescence du sentiment religieux auprès de la population majoritaire s’accompagne malheureusement, parfois, de gestes d’intolérance - voire carrément de haine - de plus en plus marqués envers certaines minorités. Je ne citerai que l’exemple de votre texte, celui des musulmans d’Inde pris à partie par certains tenants d’un hindouisme radical, porté par l’actuel gouvernement. Est-ce que l’on perçoit, auprès de ces minorités qui se sentent de plus en plus mises à l’écart, en Inde ou ailleurs, des réactions à leur tour identitaires, voire des velléités séparatistes affirmées ?
une réaction des minorités ?
Pas vraiment. Une partie essaie de résister sur un plan intellectuel, en alliance avec les autres intellectuels d’opposition. Mais la très grande majorité baisse la tête et fait le gros dos, en attendant des jours meilleurs, par crainte d’aggraver leur situation et de provoquer les milices du courant majoritaire en leur donnant une justification supplémentaire pour les brimer.
Où y a-t-il à ce jour, situations ou risques de conflit interne violent sur des bases identitaires et religieuses ? Est-ce que, dans certains cas, il peut y avoir implication d’autres pays se voulant, de bonne foi ou par calcul géostratégique (voir : la guerre au Yémen) défenseurs de telle ou telle foi ?
où sont les risques ?
Je serais tenté de dire, à peu près partout. Aucun peuple n’est immunisé contre cette tentation. Ce qui ne veut pas dire, bien sûr, que l’on va constater partout la montée des nationalismes religieux. Par ailleurs, il existe des partis religieux qui ne relèvent pas du courant nationaliste, par exemple la Démocratie chrétienne en Allemagne. Et souvent, même lorsque les arguments prennent un tour religieux dans un conflit (par exemple l’opposition entre chiites et sunnites souvent évoqué dans la tension entre l’Iran et l’Arabie Saoudite), il s’agit le plus souvent d’un habillage pour une opposition classique entre deux nations rivales pour l’hégémonie à l’échelle d’une région.
La montée des nationalismes religieux va-t-elle de pair avec une plus grande volatilité des relations internationales ? Le nationalisme religieux, « c’est la guerre », aussi ?
potentiellement la guerre ?
C’est certain. S’il existait un ordre international unanimement accepté, cela laisserait moins de place à ces courants. Mais le nationalisme religieux n’est pas nécessairement un projet expansionniste. Si on prend le cas des extrémistes bouddhistes birmans ou sri-lankais, ou encore des nationalistes hindous en Inde, il s’agit essentiellement de renforcer un contrôle intérieur, sur la population nationale, en excluant du récit national une partie des habitants qui, de fait, deviennent citoyens de seconde zones, autorisés à n’exister qu’à la condition de se soumettre aux exigences du groupe majoritaire.
Quels sont les points chauds ou potentiellement chauds qui, en matière pour le coup de conflit potentiel, vous inquiètent le plus ? Est-ce que vous entrevoyez des hotspots qui, de par leur portée symbolique, ou le jeu des sphères d’influence et alliances, pourraient devenir pour leur région, ou au-delà, ce que furent les Sudètes en 1938, voire la Serbie en 1914 ?
des points chauds ?
Je ne m’y risquerai pas à ce stade. Pour l’heure, comme je l’ai dit, j’estime que l’exacerbation de l’idée nationale au nom de la religion obéit avant tout à un projet de contrôle social et politique sur une population à l’intérieur des frontières. Demain, je ne sais pas.
On prête volontiers à André Malraux la citation suivante : « Le XXIe siècle sera religieux... ou ne sera pas ». À votre avis : on y est ? ou bien y va-t-on tout droit ? Les épisodes relatés dans votre ouvrage sont-ils des passades plus ou moins longues, ou bien des mouvements de fond ?
vers un siècle religieux ?
Ce sont des mouvements de fond et l’erreur de beaucoup de penseurs et analystes laïcs/modernistes/progressistes a été de croire qu’il ne s’agissait que des derniers soubresauts du passé. C’est particulièrement vrai en France, compte tenu de notre tradition laïque depuis plus d’un siècle. Ce qui se passe est en réalité tout le contraire et l’essor des nationalismes religieux s’inscrit dans un temps long.
Quels sont vos prochains projets, Olivier Da Lage ?
Ils n’ont rien à voir avec ce livre sur les nationalismes religieux. J’ai commencé l’écriture d’un petit roman policier qui se déroule à Bombay. Je ne vais pas en dévoiler l’intrigue, mais je peux déjà vous en donner le titre : Le rickshaw de Mr Singh.
Olivier Da Lage, journaliste à RFI.
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« L'Arabie saoudite, de puissance de statu quo à facteur de déstabilisation du Moyen-Orient », par Olivier Da Lage
La disparition du journaliste Jamal Khashoggi au consulat d’Arabie saoudite à Istanbul, au début de ce mois, a provoqué dans les chancelleries de vives critiques, et quelques non moins vifs embarras, à mesure que s’établit la responsabilité du pouvoir saoudien dans cette affaire. Cible de tous les regards, le prince héritier déjà tout-puissant Mohammed ben Salmane, dit « MBS », 33 ans. Il y a onze mois, le journaliste de RFI spécialiste de la péninsule arabique Olivier Da Lage avait répondu à mes questions à propos de MBS et de la révolution de palais qu’il venait de mener, à la manière d’un Louis XIV en sa jeunesse. Il a accepté d’écrire pour Paroles d’Actu le présent article, qui pose un constat sévère quant aux politiques actuelles du royaume, et aux complaisances des uns, et des autres. Une exclu Paroles d’Actu, par Nicolas Roche.
EXCLUSIF - PAROLES D’ACTU
Portrait de Jamal Khashoggi. Photo © Jacquelyn Martin/AP/SIPA.
« Comment l’Arabie saoudite, puissance de statu quo,
est devenue un facteur de déstabilisation du Moyen-Orient. »
par Olivier Da Lage, le 27 octobre 2018
Depuis le 2 octobre et la disparition de Jamal Khashoggi au consulat général d’Arabie saoudite à Istanbul, le monde entier découvre, horrifié, quel personnage est vraiment Mohammed ben Salmane, dit MBS, le prince héritier saoudien.
Naguère encore, il était encensé par une grande partie des médias occidentaux comme le dirigeant réformateur qui allait moderniser au pas de charge son pays englué dans des pratiques moyenâgeuses.
Sur le plan économique, Mohammed ben Salmane devait sevrer le royaume de sa dépendance aux hydrocarbures, mettre au travail les Saoudiens en mettant fin à l’omniprésence de l’État dans l’économie et en développant le secteur privé, notamment en attirant les investisseurs étrangers et en privatisant 5 % du capital de Saudi Aramco.
Sur le plan social, ce jeune dirigeant d’à peine 33 ans se montrait en phase avec la jeunesse du pays (les moins de 30 ans représentent 60 % de la population d’Arabie saoudite) en mettant enfin un terme à l’interdiction de conduire des femmes, en ouvrant des salles de cinémas, en autorisant les concerts, etc.
Bref, Mohammed ben Salmane faisant entrer de plain-pied l’Arabie saoudite dans le XXIe siècle. Vu à travers le prisme des articles louangeurs décrivant les Douze travaux de cet Hercule des temps modernes, c’était en quelque sorte un Macron saoudien. Certes, avec des méthodes brutales que permet un régime absolutiste dans lequel toute opposition est légalement assimilée au terrorisme, mais, avec indulgence, les gazetiers séduits louaient son sens de l’efficacité plutôt que d’insister sur l’embastillement des opposants ainsi que des princes et hommes d’affaires susceptibles de lui faire de l’ombre.
Mais du coup, on s’interroge : comment ce jeune homme pressé de moderniser son pays et d’obtenir la reconnaissance internationale pour que les capitaux s’investissent dans le royaume a-t-il pu laisser faire (interprétation charitable) ou ordonner (interprétation plus vraisemblable) la torture et l’assassinat d’un dissident qui ne remettait même pas en cause le régime saoudien ?
La réponse est simple : parce qu’on l’y a encouragé. « On » étant d’une part son père, le roi Salman et d’autre part les principaux pays occidentaux, États-Unis en tête, suivis par le Royaume-Uni et la France.
Son père, qui dès son accession au trône en janvier 2015, l’a propulsé ministre de la Défense à l’âge de 29 ans, et a écarté l’un après l’autre tous ses rivaux potentiels jusqu’à en faire son prince héritier en juin 2017, est évidemment le principal responsable. Il n’est pas le seul.
M. ben Salmane, D. Trump et J. Kushner. Photo © Jonathan Ernst/Reuters.
Donald Trump, qui à l’évidence, a passé un pacte avec lui par l’intermédiaire de son gendre Jared Kushner dès avant l’élection présidentielle de novembre 2016, ainsi que l’ont révélé plusieurs enquêtes approfondies publiées ces derniers mois aux États-Unis, s’appuie sur lui dans sa politique anti-iranienne. Il compte sur l’Arabie pour soutenir les ventes d’armes américaines et pour garantir une production de pétrole suffisante pour que le gallon d’essence soit suffisamment bon marché pour son électorat. En échange, il a clairement dit dès son premier voyage à l’étranger qu’il a réservé à l’Arabie Saoudite en mai 2017 qu’il n’avait aucune intention de donner des leçons sur les droits de l’Homme.
Mais si la responsabilité de Trump est avérée dans le sentiment d’impunité que ressent MBS, la France et le Royaume-Uni ne sont pas exempts de reproches. L’une et l’autre vendent des armes au royaume qui, en dépit de ce que l’on affirme dans les cercles officiels, sont pour partie au moins utilisées par les Saoudiens au Yémen. Qui plus est, la France participe, par ses moyens satellitaires, à la sélection des cibles qui sont bombardées au Yémen par l’aviation saoudienne. Et lorsque – rarement – le Quai d’Orsay s’émeut de bavures particulièrement graves lors de bombardements qui ont provoqué de nombreuses victimes civiles yéménites, la compassion française pour les victimes ne va pas jusqu’à mentionner le nom du pays à l’origine des bombardements.
Pareillement, lorsque le 2 janvier 2016, le pouvoir saoudien a procédé à l’exécution d’opposants chiites dont certains n’avaient commis aucun acte de violence, parmi lesquels l’influent cheikh Nimr al Nimr, il a fallu attendre une journée complète pour que le porte-parole du Quai d’Orsay « déplore profondément » ces exécutions. Cette « déploration », cela mérite d’être précisé, n’a entraîné aucune conséquence et, en termes diplomatiques, n’est en rien l’équivalent d’une « condamnation », terme en revanche employé de façon routinière s’agissant de l’Iran ou du Nicaragua comme tout un chacun peut le constater à la lecture des communiqués du ministère des Affaires étrangères sur le site du Quai d’Orsay.
Comment s’étonner que Mohammed ben Salmane ait pu y voir autre chose qu’un alignement de feux verts placés sur sa route par les grandes puissances ? On a voulu voir en lui ce prince moderniste qu’il affirme être sans écouter l’autre partie de son discours, celle dans laquelle, affirmant qu’il n’est pas le Mahatma Gandhi, il fait l’éloge de l’absolutisme comme garant de l’efficacité (déclarations à la presse américaine lors de sa tournée au printemps 2018).
Longtemps, l’Arabie saoudite a été considérée par les pays occidentaux comme une puissance de statu quo, un facteur de stabilité au Moyen-Orient. Au vu de l’expérience de ces quatre dernières années (guerre du Yémen, kidnapping du premier ministre libanais, blocus du Qatar, assassinat du Jamal Khashoggi au consulat saoudien d’Istanbul…), le moment est venu d’admettre que ce n’est plus le cas et d’en tirer les nécessaires conclusions.
« Le moment est venu d’admettre que l’Arabie saoudite
n’est plus un acteur de stabilité, et d’en tirer
les nécessaires conclusions... »
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« Quel bilan tirer de la Coupe du monde en Russie ? », par Carole Gomez
Il y a une dizaine de jours, peu avant la finale de la Coupe du monde de football qui allait voir la France (bravo les Bleus !!!) remporter sa deuxième étoile face à la Croatie (score : 4 à 2), j’ai proposé à Carole Gomez, chercheure à l’IRIS spécialiste des questions liées à l’impact du sport sur les relations internationales, une tribune carte blanche à propos de ce Mondial. Il y a deux ans, en période de Jeux olympiques d’été à Rio, elle avait déjà composé « Les compétitions sportives internationales, lieux d'expression du nationalisme », pour Paroles d’Actu. Je la remercie pour ce nouveau texte, qui nous éclaire sur la manière dont la Russie a voulu concevoir, et a géré cet événement. Une exclusivité Paroles d’Actu. Par Nicolas Roche.
« Quel bilan tirer de la 21ème Coupe du monde masculine
de football, qui vient de s’achever en Russie ? »
par Carole Gomez, le 19 juillet 2018
Si le grand public et les commentateurs sportifs retiendront, à juste titre, la victoire française en finale contre la Croatie apportant une 2ème étoile à l’équipe de France, force est de constater que ce mondial organisé en Russie a été pour le moins riche en enseignements.
Tout d’abord, intéressons-nous à l’hôte de ce méga-événement sportif. Désignée en décembre 2010, à la suite d’une élection qui a fait couler beaucoup d’encre, la Russie accueillait donc entre le 14 juin et le 15 juillet, 32 équipes. S’inscrivant dans la droite lignée de la diplomatie sportive mise en œuvre depuis le début des années 2000 par Vladimir Poutine, le Kremlin voulait faire de cette Coupe du monde le point d’orgue du retour de la Russie sur le devant de la scène sportive et in fine internationale. Les objectifs de l’organisation de ce Mondial sont de plusieurs ordres, relevant à la fois de politique intérieure mais évidemment aussi de politique étrangère.
En matière de politique intérieure tout d’abord, Vladimir Poutine souhaitait « offrir » cette Coupe du monde aux Russes, ayant pour ambition de les rendre fiers, par l’accueil d’une compétition à la internationale prestigieuse, mais également pour le parcours de la Sbornaya, l’équipe nationale, qui a plus que dépassé les attentes des supporters et du Kremlin, en étant éliminée aux tirs au but aux portes des demies-finales contre la Croatie. Cette édition a également permis de rappeler à la communauté internationale l’intéressante histoire russe et soviétique du football, qui tend à être souvent oubliée, voire minimisée.
Cet évènement représentait aussi un enjeu économique sur le plan intérieur d’un point de vue touristique. En effet, alors que la Russie n’accueillait qu’environ 30 millions de touristes en 2016 – à titre de comparaison, la France en accueillait 89 millions en 2017), Moscou entend utiliser cet évènement planétaire, retransmis dans la quasi-majorité des pays, comme un outil d’attractivité permettant de découvrir le pays autrement et ainsi susciter un intérêt. Si la question des retombées économiques d’un tel évènement sportif est toujours épineuse et variable en fonction de nombreux facteurs, les prochaines années témoigneront de la réussite ou non de ce pari.
Toujours sur le plan de la politique intérieure, il est également intéressant de s’attarder sur la carte de cette Coupe du monde et sur le choix des villes hôtes qui est loin de relever du hasard. Alors que le coût de cette Coupe du monde s’alourdissait au fil des mois, la FIFA en mai 2016 avait, à plusieurs reprises, alerté le pouvoir russe concernant les retards dans la construction ou rénovation de plusieurs enceintes. Devenu un sujet prioritaire pour l’ancien ministre des Sports, Vitaly Mutko, ainsi que pour le président Vladimir Poutine, l’avancement des infrastructures a été particulièrement suivi à la fois pour honorer les promesses faites à la FIFA, mais surtout pour chercher à démontrer la diversité des villes et provinces russes ainsi que l’unité de son territoire. En ce sens, l’organisation de matchs au sein de l’enclave de Kaliningrad, mais également à Sotchi, ou encore à Saransk, au sein de la République de Mordovie sont emblématiques. Par ailleurs, il est également à noter que l’ouverture de la Coupe a eu lieu quelques semaines après l’élection pour un quatrième mandat de Vladimir Poutine et qu’il entend encore accroitre par cet évènement sa popularité. Popularité toutefois mise à mal par l’annonce surprise du recul de l’âge de la retraite (de 55 à 63 ans pour les femmes ; de 60 à 65 ans pour les hommes).
« Le sport fait aujourd’hui clairement partie
de l’arsenal de la Russie en tant qu’outil de soft power. »
En matière de politique étrangère, avec l’accueil de la Coupe du monde, la Russie souhaitait faire un pas supplémentaire dans la mise en œuvre de sa diplomatie sportive initiée au début des années 2000, après avoir notamment obtenu les Jeux olympiques et paralympiques à Sotchi (2014) ainsi que l’organisation de grands compétitions internationales (escrime, natation, athlétisme, Universiades). Par sa capacité à organiser un méga évènement sportif, par la qualité de sa prestation, par le rappel de son histoire sportive, loin des scandales de dopages, la Russie utilise donc le sport comme un outil de soft power, permettant de la mettre, au moins le temps de la compétition, au cœur de l’attention. Cette présence incontournable sur la scène sportive est indissociable de la scène politique, Vladimir Poutine recevant nombre de chefs d’État et de gouvernement et ouvrant donc la voie à des discussions informelles. S’il est trop tôt pour tirer un bilan diplomatique de ce qui s’est passé dans les couloirs des stades, il sera intéressant de suivre dans les prochains mois les éventuelles avancées sur le plan diplomatique pour la Russie.
En outre, par un jeu de miroir l’associant à un évènement international populaire, festif et positif, Moscou souhaite donc renvoyer une image lissée de son pays, tourné vers l’extérieur, prête à accueillir le monde et permettant ainsi de venir faire oublier les fortes critiques à son égard depuis notamment l’annexion de la Crimée, les scandales de dopage révélés par plusieurs documentaires ou encore l’affaire Skripal. Sur ce dernier point, alors qu’un boycott sportif avait rapidement été évoqué par l’ancien ministre des Affaires étrangères britannique, Boris Johnson, avant de rapidement revenir sur cette proposition, le spectre d’un boycott diplomatique de grande envergure a plané sur la compétition. Hypothèse émise dès la désignation du pays, ce type de sanction s’est soldé par un échec, le Royaume-Uni se trouvant incapable de fédérer largement au-delà de ses frontières, trouvant un écho pour le moins faible, pour ne pas dire existant, au sein de l’Union européenne. Un premier effet du Brexit, ou la conséquence d’une volonté de boycott que l’on sait inefficace et vain ?
D’autre part, et cela trouve une résonnance particulière avec le sport, elle cherche également à montrer sa puissance sur la scène sportive, dans une perpétuelle compétition avec les autres nations, et notamment l’Occident. Le parcours de la Sbornaya, qui n’a pas trébuché avant les tirs au but en quart de finale, permettra d’entretenir cet argumentaire.
Que retenir de cette Coupe du monde ?
Alors que la question sécuritaire était, logiquement, mise en avant, avec notamment le risque terroriste mais également la crainte de voir des violences dans et en dehors des stades, il semblerait, selon les informations disponibles pour l’instant, que Moscou ait réussi à garder le contrôle de la situation. En matière notamment de lutte contre l’hooliganisme, plusieurs médias ont révélé quelques semaines avant le début de la Coupe du monde que le FSB avait été chargé de tenir à l’écart les hooligans susceptibles d’intervenir au cours de la compétition, et qu’il était parvenu à atteindre ce but. Au regard de l’importance de l’évènement, cela n’est cependant guère étonnant, compte tenu de la volonté de Vladimir Poutine de voir ce Mondial réussi, sans être entaché de quelque incident de ce genre. Seule l’irruption sur le terrain de membres des Pussy Riot, le soir de la finale, le 15 juillet, fait, sans doute, office d’ombre au tableau pour Vladimir Poutine.
Par ailleurs, si l’on s’éloigne du terrain sportif pour se concentrer sur l’aspect économique de cette compétition, il est intéressant de noter la forte représentativité d’entreprises chinoises parmi les partenaires et sponsors officiels de la compétition (Wanda, Hisense, Vivo, Mengniu et Yadea), confirmant la montée en puissance et la désormais indiscutable présence de l’Empire du milieu dans le football.
« Les Chinois étaient massivement présents en Russie ;
cela semble lié aux efforts déployés par Xi Jinping avec
son programme général de développement du football chinois. »
Cette présence va également de pair avec la forte présence de supporters chinois en Russie : Ctrip, opérateur chinois, a annoncé que la vente de billets d’avion vers la Russie pour la période juin-juillet 2018 avait augmenté de 40%, alors même que l’équipe nationale n’était pas qualifiée. Cette popularité du football peut être analysée à la lueur des importants efforts déployés par Xi Jinping depuis mars 2015 avec son programme général de développement et de réforme du football chinois, qui entend octroyer à la Chine au niveau du sport un statut conforme à sa position politique et économique.
Une fois de plus, le sport, et le football dans ce cas, dépasse très largement son seul pré carré et comporte d’importants volets politiques, diplomatiques et économiques. La prochaine Coupe du monde de football qui aura lieu en France (la féminine, ndlr), à partir de juin 2019, et la suivante qui aura lieu au Qatar à l’hiver 2022, seront donc à suivre avec une très attention. Ce qui n’est pas pour nous déplaire...
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Olivier Da Lage: « Hier chantre du non-alignement, l'Inde se préfère aujourd'hui multi-alignée »
Olivier Da Lage, journaliste à Radio France internationale (RFI) depuis de nombreuses années, vient de publier chez Armand Colin L’Inde, désir de puissance, le troisième des ouvrages qu’il a consacrés à ce pays encore bien mystérieux, géant démographique et possible acteur de premier plan sur la scène mondiale demain, ou plus probablement après-demain, si et seulement si... Derrière ces "si", de multiples conditions, et des chantiers immenses. Dans ce livre, agréable à parcourir et bourré d’informations méconnues, Olivier Da Lage regarde ce qu’a été la politique étrangère de New Delhi depuis l’Indépendance de 1947, les leçons qui en ont été tirées et ses traits plus récents, sur tous les terrains du globe. Il fixe ce que sont, aujourd’hui et pour la suite, les grandes forces et les défis considérables auxquels l’Inde doit ou devra faire face. Un ouvrage à lire, vraiment.
Je remercie Olivier Da Lage d’avoir accepté de répondre à ma sollicitation pour une interview ; il s’était déjà prêté à deux reprises à un exercice similaire pour Paroles d’Actu : un échange principalement consacré à l’Arabie Saoudite et au Qatar en janvier 2016, puis une tribune au titre explicite, « La France et l’EI: vers une guerre perpétuelle ? », en juillet 2016, une semaine tout juste après l’attentat de Nice. Ainsi va le monde... si on veut essayer de le changer, d’abord, attachons-nous à au moins tenter de le comprendre. Pour l’heure, donc... bienvenue en Inde. Une exclu Paroles d’Actu, par Nicolas Roche...
ENTRETIEN EXCLUSIF - PAROLES D’ACTU
Olivier Da Lage: « Hier chantre du non-alignement,
l’Inde se préfère aujourd’hui multi-alignée »
Interview réalisée le 5 mars 2017.
L’Inde, désir de puissance (Armand Colin, 2017)
Olivier Da Lage, bonjour, et merci de m’accorder cette nouvelle interview pour Paroles d’Actu. L’Inde, désir de puissance (Armand Colin, 2017) est le troisième livre que vous consacrez à ce mastodonte qui compte 1,27 milliards d’habitants. Première question : pourquoi l’Inde ?
pourquoi l’Inde ?
On trouve une infinité de livres sur le Moyen-Orient, sur l’Afrique, sur les États-Unis, et à présent sur la Chine, mais curieusement, je trouve, il y en a relativement peu d’ouvrages en français sur l’Inde et sa politique étrangère et ceux qui existent datent pour la plupart déjà un peu.
Quelle est votre histoire avec ce pays ? Quand et comment l’avez-vous "rencontré" ? Qu’est-ce qui vous a marqué, de visu, la première fois, et s’agissant des évolutions perçues lors des séjours suivants ?
l’Inde et vous ?
J’ai mis les pieds en Inde pour la première fois au début des années 80 et j’y suis retourné plusieurs fois dans les années suivantes. Au risque d’aligner les clichés, j’ai été frappé par la vitalité et la diversité de l’Inde et de ses habitants, ses couleurs, ses odeurs, et aussi, sa bureaucratie !
On est frappé de voir à quel point, au vu du gigantisme et des potentiels énormes de l’Inde, la question de la rivalité avec le Pakistan a été sans discontinuer fondamentale pour la politique étrangère et de défense du pays depuis l’Indépendance. Pourquoi la question du Cachemire est-elle à ce point importante pour New Delhi et pour Islamabad ? L’équilibre nucléaire entre les deux puissances condamne-t-il à un statu quo, une paix froide pendant des années, des décennies, ou bien entrevoyez-vous, à titre personnel, des pistes de solution définitive acceptable par les uns et les autres ?
le Pakistan, le Cachemire
Le Cachemire était connu sous le nom de « Suisse de l’Himalaya ». Ses alpages, sa verdure, ses fleuves et ses lacs. C’était le joyau des Indes britanniques, situé géographiquement à la frontière indo-pakistanaise. Dirigé par un maharadjah hindou, le Cachemire avait une population majoritairement musulmane. Il n’est pas difficile de voir pourquoi les deux pays issus de l’empire ont voulu l’avoir. L’Inde a fini par l’obtenir en faisant pression sur le maharadjah qui croyait pouvoir obtenir l’indépendance pour le Cachemire, mais qui, bien davantage que d’être incorporé à l’Union indienne, redoutait les ambitions pakistanaises et l’influence du Pakistan sur sa population musulmane. C’est ce qui a donné la première guerre indo-pakistanaise qui dure de 1947 à 1949 et se traduit par la partition du Cachemire. En 1965, le Pakistan tente à nouveau de forcer le destin pour s’emparer de la totalité du Cachemire mais échoue dans son entreprise. Depuis lors, le Cachemire reste à la fois un enjeu et un symptôme de la rivalité indo-pakistanaise. Le Pakistan soutient et entraîne des groupes terroristes qui s’infiltrent dans l’État du Jammu et Cachemire (indien) à partir de ce qu’Islamabad appelle le « Cachemire libre » (Azad Kashmir) et les Indiens le « Cachemire occupé par le Pakistan ».
Source du document : http://ceriscope.sciences-po.fr
En ce qui concerne les tensions indo-pakistanaises, il est difficile d’envisager une sortie de crise dans un avenir prévisible. D’une part en raison de l’enjeu émotionnel et patriotique que représente le Cachemire pour les deux parties. Mais aussi parce que bien que les deux pays soient des puissances nucléaires ouvertes depuis les années 90, cela n’a pas empêché un conflit armé (la guerre de Kargil, sur les hauteurs de l’Himalaya) en 1999. Les gouvernements des deux pays ont bien tenté à plusieurs reprises de se rapprocher, mais à chaque fois, l’armée et les services pakistanais ont tenté de torpiller le processus en suscitant des attentats et en Inde, les médias et les réseaux sociaux sont prompts à dénoncer toute approche diplomatique comme de la faiblesse envers l’État terroriste qu’est à leurs yeux le Pakistan.
Ce qui ressort de l’examen détaillé que vous faites des politiques étrangères indiennes, c’est, avec son voisinage direct, des politiques un peu gauches, maladroites, et plus globalement, les premières années, une approche idéaliste, un peu naïve, celles des pères fondateurs Gandhi et Nehru. Sur ce point, le réveil brutal a eu lieu en 1962, lors d’une guerre catastrophique provoquée par la Chine. La Chine... puissance qui n’a cessé depuis de s’affirmer. Comment son intrusion (notamment économique) de plus en plus franche dans la sphère de voisinage de l’Inde est-elle perçue par les leaders politiques et économiques du pays, et par sa population ?
la Chine
La Chine fait peur aux Indiens (l’inverse n’est évidemment pas vrai). À la fois du fait de sa puissance militaire, mais aussi de sa force de frappe économique et de ses projets terrestres et maritimes de « nouvelles routes de la soie » qui sont perçues comme une stratégie d’encerclement de l’Inde en s’appuyant sur les voisins de cette dernière (Népal, Bhoutan, Sri Lanka, et bien sûr Pakistan). Certains admirent la hardiesse chinoise et la rapidité de son processus de décision et vont parfois même jusqu’à regretter que la démocratie indienne soit un frein à l’efficacité ! Mais la Chine n’est pas seulement une rivale, c’est aussi une partenaire désireuse, comme l’Inde, de remettre en cause la domination occidentale née de l’après-guerre. Inde et Chine coopèrent d’ailleurs dans toute une série de dossiers, par exemple celui de l’environnement. C’est aussi un partenaire économique très important (et de plus en plus), ce qui rend improbable une confrontation majeure car les deux pays auraient trop à y perdre.
D’abord non-alignée par principe, l’Inde s’est progressivement rapprochée de l’URSS, tandis que, dans la région, Washington choisissait de parrainer le Pakistan. Aujourd’hui, dans un monde post-guerre froide, les choses se sont équilibrées. Quid du Japon, le grand rival régional de la Chine : est-ce que la proximité des profils de leurs dirigeants actuels (deux nationalistes), les orientations stratégiques et le prévisible des circonstances peuvent augurer pour les années à venir un rapprochement plus net entre Tokyo et New Delhi ?
le Japon
L’Inde délaisse en effet progressivement le non-alignement qui, de son point de vue, n’a plus beaucoup de pertinence dans le monde actuel, même si le dire ouvertement relèverait du sacrilège car c’est encore un dogme officiel de la politique étrangère indienne. Elle s’est considérablement rapprochée des États-Unis depuis près de vingt ans, mais pas au détriment de sa relation privilégiée avec Moscou. Car les Indiens demeurent rétifs à tout système d’alliance et insistent pour conserver à tout prix leur « autonomie stratégique ». Ils préfèrent aujourd’hui se définir comme multi-alignés. La relation avec Tokyo est certes facilitée par la proximité idéologique des deux dirigeants actuels Shinzo Abe et Narendra Modi, tous deux nationalistes et religieux. Mais elle a des fondements plus profonds, à commencer par une méfiance partagée à l’égard de la puissance chinoise.
Narendra Modi, issu d’un grand parti nationaliste hindou, est l’actuel Premier ministre de l’Inde.
Source de l’illustration : http://indianexpress.com
J’ai, a priori, cette impression qu’on a, en Occident et en tout cas en France, une espèce de désintérêt assez net pour l’Inde, qu’on voit surtout comme un débouché pour nos industries de l’armement, tandis que chacun essaie de "conquérir" la Chine. Comme si l’Inde, bien que plus proche de nous, nous apparaissait plus lointaine, plus mystérieuse aussi que son grand voisin du nord-est. Est-ce que vous avez ce sentiment ?
la France
En partie oui. Pourtant, les Français sont nombreux à se rendre en Inde comme touristes, que ce soit au Rajasthan ou au Kerala. Mais on est un peu toujours dans l’exotisme. Les relations économiques se développent mais difficilement, car il faut bien dire que les Indiens sont des partenaires particulièrement coriaces, que la législation indienne, même si elle s’est beaucoup assouplie, recèle plein de pièges pour les investisseurs étrangers et qu’enfin, l’Inde n’est pas un pays où l’on fait un tour juste pour voir. Si on veut y faire des affaires, il faut avoir en tête le long terme et ne pas se décourager. Politiquement, malgré la volonté affichée des deux côtés, on peine à discerner que l’Inde soit en tête des priorités pour la diplomatie française et les Indiens aiment bien la France, mais ce n’est à leurs yeux qu’une puissance moyenne où l’on ne parle même pas anglais (je caricature un peu, évidemment).
Existe-t-il encore quelque chose, un lien particulier entre le Royaume-Uni, ancienne puissance coloniale, et l’Inde, toujours membre du Commonwealth ?
le Royaume-Uni et le Commonwealth
Un lien culturel, sans aucun doute. Un lien humain aussi, en raison de l’importante communauté indienne ou d’origine indienne présente sur le territoire britannique. Mais si à Londres on veut encore croire à une relation spéciale, cette impression n’est guère partagée vue de l’Inde, où l’on s’interroge principalement sur l’intérêt que représentera (ou non) le Royaume-Uni après le Brexit.
L’Inde, vous nous l’apprenez, entend parler avec tout le monde, sans dogme ni idéologie ; elle le faisait notamment avec la République islamique d’Iran quand c’était loin d’être bien perçu par tous. A-t-elle une influence quelconque, du jeu sur les régimes actuellement à la tête de la Syrie ? De la Corée du nord ?
l’Inde, État médiateur ?
Non, justement, et c’est un trait bien spécifique de la diplomatie indienne. À vouloir être amie avec presque tout le monde, l’Inde cherche à éviter tout ce qui pourrait fâcher ses nombreux amis. Elle évite soigneusement de s’entremettre entre des tiers en conflit et est par conséquent très largement absente du marché de la médiation. Cela lui permet de conserver voire de gagner des positions dans différents pays, mais elle renonce par là-même à influencer le cours des choses. Par ailleurs, la diplomatie indienne a horreur du changement et a vécu les « printemps arabes » comme une menace pour ses ressortissants (il est vrai qu’il y a des exemples, avec la crise du Koweït ou la guerre du Yémen) ou même un complot islamiste pour déstabiliser des régimes laïques, comme en Syrie.
Un des objectifs de politique étrangère et d’influence majeurs de l’Inde, c’est l’obtention d’un siège de membre permanent au Conseil de sécurité de l’ONU. Un tel élargissement paraît-il réaliste à moyen terme, et avec quelles réactions prévisibles de la part des cinq "grands" actuels ?
membre permanent du Conseil de sécurité ?
Cela devient un rituel lors de chaque rencontre diplomatique : le partenaire soutient officiellement le principe de l’appartenance de l’Inde au Conseil de sécurité en tant que membre permanent. Au point qu’à part la Chine ou le Pakistan, il y a peu de pays qui n’y sont pas officiellement favorables. En privé, c’est autre chose et j’ai entendu des diplomates de haut rang expliquer avec délectation que la négociation pour y parvenir ouvrirait une boîte de Pandore à tel point que cela n’est pas près d’arriver. Les Indiens n’en sont pas dupes et c’est pourquoi l’élection de Donald Trump a été très bien reçue par les cercles dirigeants indiens. Pas tant pour sa politique, que pour sa volonté de faire éclater le système international tel qu’on le connaît depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale. L’Inde y discerne une opportunité pour participer à une réorganisation de ce système qui lui soit plus profitable et qui reconnaisse son statut de grande puissance du XXIe siècle.
Beaucoup de points passionnants sont abordés dans votre livre, je ne pourrais les évoquer tous : l’importance croissante de l’Inde sur les secteurs de l’agro-industrie, de la santé et du médicament par exemple, part importante de sa diplomatie d’influence notamment en direction de l’Afrique. La visibilité toujours plus grande du yoga et de la culture "Bollywood" participent également de cette diplomatie d’influence, qui a aussi pour but de sécuriser les amitiés éclectiques de l’Inde. Est-ce que les besoins énormes de l’Inde en énergie pour les années à venir sont "sécurisés", et de quelles ressources actuelles ou à développer dispose-t-elle en propre ?
développement et énergie
Non, pas suffisamment. C’est pourquoi l’Inde attache beaucoup de prix à la modernisation de sa marine afin de sécuriser les approvisionnements maritimes des hydrocarbures. Qu’elle a noué de longue date avec l’Iran et la Birmanie, malgré les pressions internationales, car ces deux pays sont aussi producteurs d’énergie. L’Inde est aussi engagée dans la modernisation de son parc nucléaire avec la Russie et la France, notamment. Et enfin, elle s’est engagée dans l’alliance solaire internationale après la conférence de Paris. Mais tous ces projets suffisent à peine à suivre le rythme de sa progression démographique. Car si l’Inde a des ressources propres (charbon ou pétrole), c’est en quantités notoirement insuffisante.
Vous rappelez l’un des gros points noirs dans l’Inde d’aujourd’hui : la pauvreté, voire l’extrême pauvreté, qui y est encore massive. Les chantiers demeurent immenses sur les domaines notamment de l’éducation et de la santé. Est-ce qu’aux niveaux de l’État fédéral et des États fédérés, les budgets sont à la hauteur de ces priorités ? Plus globalement, comment ces deux types d’entité se portent-ils en s’agissant du poids de la fiscalité et de la dépense publique, et du niveau d’endettement ? Ont-ils des marges de manœuvre importantes pour favoriser des investissements, développer des politiques structurantes ?
budgets et investissements
Tout dépend de l’analyse que l’on fait. En arrivant au pouvoir, le BJP a opéré des coupes claires dans les subventions aux paysans et aux produits de première nécessité, convaincu que la bonne réponse consistait à favoriser les entreprises pour sortir de la pauvreté. Mais dès l’année suivante, le gouvernement Modi a renoué avec la politique qui était celle du parti du Congrès, car les résultats économiques se traduisent trop lentement en réduction de la pauvreté et les autorités ne peuvent faire face à une aggravation de la pauvreté de masse. Deux problèmes majeurs, identifiés par tous les analystes, sont les insuffisances dans le financement de la santé et de l’éducation. Cela reste toujours vrai. Quant à la fiscalité directe, l’impôt sur le revenu est concentré sur une petite partie de la population (la classe moyenne supérieure salariée). Les pauvres ne payent pas d’impôts directs et les très riches arrivent à en payer beaucoup moins que ce qu’ils devraient. Les marges de manœuvres sont limitées et les gouvernements qui se succèdent tentent de les utiliser de la façon la plus lisible vis-à-vis de l’opinion publique et des marchés. Mais en dehors de quelques opérations spectaculaires, comme la démonétisation de 86 % des billets de banques en novembre 2016 afin de combattre la corruption et l’économie souterraine, les réformes menées ne peuvent produire leurs effets que dans le long terme.
La partie que vous consacrez à la démocratie indienne, "la plus grande du monde", est intéressante en ce qu’elle nous montre à quel point celle-ci paraît dynamique. Il y a bien sûr les problèmes de corruption, présents notamment dans l’administration. Mais cette démocratie que vous nous décrivez a l’air d’être sur de bons rails : des institutions dont les bornes sont respectées (l’armée subordonnée au politique, la justice indépendante par rapport à l’exécutif), une société civile vigoureuse. Est-ce qu’il y a des points de cette démocratie indienne dont on pourrait s’inspirer ? Et quels regards porte-t-on en Inde, pour ce que vous en savez, sur notre campagne pour la présidentielle si particulière de cette année ?
la plus grande démocratie du monde
C’est une démocratie très imparfaite, mais une démocratie quand même. Il me semble que sur certains points, la France pourrait s’inspirer de ce qui se fait en Inde, notamment de la loi sur l’accès aux documents administratifs (« le droit à l’information »). De même, en Inde, lorsque l’on critique un policier, on n’est pas systématiquement accusé d’outrage ou de rébellion. Pour le reste, les sociétés et l’histoire des deux pays sont vraiment trop différentes pour transposer purement et simplement les expériences de l’un à l’autre. Comme bien d’autres observateurs, les Indiens sont surpris des rebondissements que connaît la campagne électorale française, mais il serait très exagéré de dire que la vie politique française est au centre des préoccupations indiennes.
Comment voyez-vous l’Inde en 2050 ?
l’Inde en 2050 ?
Possiblement comme une puissance majeure, influente et en interaction avec la plupart des pays du monde. Mais il est possible aussi qu’elle retombe dans ses ornières si elle n’investisse pas massivement dans l’éducation et la santé, si elle ne prévoit pas l’arrive massive à la retraite des jeunes actifs d’aujourd’hui et si elle ne parvient pas à gérer son conflit avec le Pakistan.
Quels conseils d’excursions donneriez-vous à quelqu’un qui souhaiterait découvrir l’Inde, la "vraie" et pas simplement celle des tours opérateurs ?
conseils à un touriste ?
Toutes les Indes sont vraies. Les couleurs du Rajasthan comme celles du Kerala, mais aussi la vie trépidante de Bombay ou Calcutta, ou au contraire très paisible du Sikkim. Il faut essentiellement être prêt, mentalement, à voir des choses et rencontrer des gens très différents.
Quelques images du minuscule État du Sikkim, histoire de rêver un peu...
Quels sont vos projets, vos envies pour la suite ?
Je travaille actuellement à la rédaction d’un guide de Bombay.
Un dernier mot ?
En Inde, on n’a jamais le dernier mot !
Olivier Da Lage
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Thierry Lentz : « Paris n'est pas qu'une fête, c'est aussi une cible... l'a-t-on déjà oublié ? »
Thierry Lentz, grand historien spécialiste des périodes Consulat et Empire et directeur de la Fondation Napoléon, compte parmi les contributeurs fidèles de Paroles d’Actu ; j’en suis fier et lui en suis reconnaissant. Quelques jours avant le premier anniversaire de la soirée terrible du 13 novembre 2015, je lui ai soumis quelques questions davantage ancrées dans une actualité immédiate que d’ordinaire : la parole en somme à un citoyen imprégné d’histoire - et il m’est d’avis qu’on devrait s’intéresser un peu plus à ce qu’ils ont à dire de l’actu, ces citoyens qui connaissent vraiment l’Histoire !
Je signale au passage la parution, cette année, de deux ouvrages que je vous engage vivement à découvrir : la bio évènement, hyper-fouillée signée Thierry Lentz de Joseph, frère aîné à la « vie extraordinaire » de Bonaparte (Perrin, août 2016), et un ouvrage collectif passionnant, j’ai envie de dire « essentiel », que M. Lentz a co-dirigé aux côtés de Patrice Gueniffey (Perrin-Le Figaro Histoire, janvier 2016) et qui porte sur la fin des empires - lui-même a rédigé le texte sur la chute de l’empire napoléonien. C’était en aparté. Place à l’actu. Une actu dont on ne sait encore comment elle sera exploitée par ceux qui, demain, écriront l’Histoire. Par Nicolas Roche.
ENTRETIEN EXCLUSIF - PAROLES D’ACTU
« Paris n’est pas qu’une fête, c’est aussi
une cible... l’a-t-on déjà oublié ? »
Interview de Thierry Lentz
Q. : 30.10 ; R. : 02.11
Après l’attaque du Bataclan... Photo : REUTERS.
Dans quelques jours, nous commémorerons, à l’occasion de leur premier anniversaire, les « Attentats de Paris », leurs 130 morts et leurs 413 blessés. Pour cette première question, déjà, j’aimerais vous demander comment vous les avez reçus et vécus à titre personnel, ces événements, à chaud puis, peut-être, avec le recul de l’historien ?
« Après la folle nuit du 13 novembre,
le 14 au matin, un silence terrible
dans le métro et les rues de Paris »
J’ai vécu ces attentats comme tous les Parisiens, dans l’angoisse d’abord, la colère ensuite. Il se trouve qu’habitant sur le chemin de l’hôpital de la Pitié, j’ai eu toute la nuit pour y penser : des dizaines d’ambulances, des sirènes… puis le lendemain matin, plus rien. Un terrible silence dans les rues et le métro. Je crois que je n’oublierai jamais ce moment-là. Heureusement, devant participer à un festival d’histoire près de Metz, je suis immédiatement allé « ailleurs », au milieu de personnes qui étaient certes abattues mais pas « témoins directs ». Le temps du recul est venu bien après, comme vous l’imaginez, d’autant qu’il y a eu Nice, ville où habitent beaucoup de mes amis et une partie de la famille. Une cousine de mon ex-épouse a été tuée ce soir-là, de même que deux amies d’une amie. Pour ce qui est du travail « d’historien », je crois qu’il est un peu tôt pour qu’il puisse commencer. Nous sommes encore en pleine crise et si je suis parfois frappé par certaines insouciances…
Est-ce qu’il y a, à votre sens, un « avant » et un « après » 13-Novembre, une rupture marquée dans l’esprit de la population française qui peut-être se serait sentie jusqu’à ce point relativement préservée en tant que telle des convulsions du monde, des soubresauts de l’Histoire ? Est-ce que vous pressentez, à la suite de ces attentats, une sorte de réveil, de sensibilisation nouvelle - durable ? - aux problématiques de sécurité, de renseignement, de défense ; une signification régénérée de la notion de « citoyenneté » ?
Je ne suis pas sûr qu’il y ait déjà un « après ». Il suffit de voir à quel point les pouvoirs publics masquent autant les causes profondes que les causes directes de ce qui nous arrive. Concernant le 13 novembre, j’ai suivi de près les travaux et conclusions de la commission d’enquête parlementaire, j’ai, je crois, lu à peu près tout ce qui a été publié de sérieux et ma conclusion est assez déprimante. Pour fuir certaines responsabilités, on a menti, par omission souvent, sciemment parfois. En ce premier anniversaire, je n’allumerai aucune bougie mais continuerait à poser des questions factuelles qui me taraudent. En voici quelques-unes auxquelles le ministre de l’Intérieur n’a toujours pas répondu. Pourquoi a-t-il attendu le 30 octobre 2015, neuf mois après les premiers attentats, pour annoncer son plan de modernisation des équipements de la police, plan qui n’est toujours pas mis en œuvre, ce que nous savons à travers les mouvements policiers actuels ? Pourquoi le Bataclan, qui était ciblé depuis 2009, n’a-t-il pas fait l’objet de mesures de protection particulières ? Pourquoi les dirigeants de la salle de spectacle n’ont-ils jamais reçu « l’avis à victime » prévu par la législation ? Qui a refusé l’intervention de la patrouille Sentinelle qui était devant le Bataclan pendant la fusillade (le ministère prétend qu’il n’a pas pu retrouver le responsable, ce qui est encore pire : il ne sait même pas qui donnait les ordres ce soir-là) ? Pourquoi les unités d’élite ne sont-elles intervenues que plus de deux heures après le début des faits ? etc, etc, etc.
Sur Nice, nous le savons tous, les questions sont encore plus graves. Il semble bien que les autorités de l’État aient, au départ, essayé de masquer des éléments essentiels. On avait baissé la garde… toujours l’insouciance. L’état d’urgence n’a été utilisé qu’avec parcimonie pour aller au fond des choses. Les territoires perdus sont bien loin d’avoir été reconquis. On ne nous parle que des « valeurs de la République », qui empêcheraient ceci ou cela. Parmi ces valeurs, n’y a-t-il pas le respect, y compris par la contrainte, du pacte social qui implique la protection des citoyens ?
« La fuite des responsabilités est quasi-générale... »
La fuite des responsabiltés est quasi-générale. Tiens : pourquoi, ne serait-ce que pour la forme, le ministre ou le préfet de police n’ont-ils pas présenté leur démission dans les jours qui ont suivi le 13 novembre ? Ça aurait eu « de la gueule », quitte pour le président de la République à leur demander de rester en fonction. C’est ce qui s’est passé en Belgique après les attentats de Bruxelles. Mais voilà, nos responsables ne le sont plus. On a décrété que M. Cazeneuve était l’homme de la situation, je ne le crois pas. Il passe son temps à finasser, à sauter d’une jambe sur l’autre, et ça n’est pas son air sérieux qui changera ma perception. Il n’a pas toujours dit la vérité et il en est une autre : il a été incapable de nous défendre. Quant au préfet de police de Paris, son incapacité, ses incohérences sont manifestes : 13 novembre, incapacité à faire respecter l’état d’urgence, interdiction d’une manifestation le matin et autorisation à midi, camps de migrants partout dans Paris (et pas qu’à Stalingrad), approbation béate des projets les plus absurdes de la mairie de Paris, dont la fermeture des voies sur berge, etc. Autrefois, le préfet de police de Paris était là pour maintenir l’ordre. Il était craint. On le regarde aujourd’hui avec un sourire triste. Je vous donne quelques exemples récents que j’ai constaté de visu de l’insouciance revenue. Récemment, le marais était rendu piéton pour un dimanche. Il y avait des milliers de personnes sur les voies. Au bout des rues, deux policiers municipaux et de frêles barrières Vauban. Ces policiers laissaient passer les taxis et beaucoup d’autres véhicules. Idem quelques heures plus tard à un vide-greniers de la Butte aux Cailles. Là, rues étroites et encore des milliers de personnes dans les rues. Aucun, je dis bien aucun, policier pour empêcher, par exemple, un camion fou de faire un carnage. Comme on nous le serine depuis des mois : Paris est une fête, il ne faut pas la perturber… Mais Paris n’est pas qu’une fête, c’est aussi une cible.
Quel regard et quel jugement portez-vous, globalement et dans le détail, sur les grandes orientations de politique étrangère de la France au cours des deux derniers quinquennats ? Est-ce que de vraies bonnes choses sont à noter ? Des imprudences de portée potentiellement historique ?
(...) Êtes-vous de ceux qui considèrent que la France serait encore trop « dans la roue » des Américains en politique étrangère, ce qui nous empêcherait de mieux dialoguer, comme il en irait peut-être de nos intérêts, avec par exemple des pays comme la Russie ? La question de l’appartenance de notre pays à l’Alliance atlantique devrait-elle être posée, d’après vous ? La France a-t-elle encore une voix originale, singulière à porter sur la scène des nations ?
Là, nous changeons de sujet… Il est frappant de voir que certains pensent que, parce qu’ils changent de politique un beau matin, l’état du monde et les forces profondes de la géopolitique changent en même temps. C’est à la fois présomptueux et dangereux. La politique gaullienne est morte avec Nicolas Sarkozy et l’intégration complète à l’Otan. Dès lors, la France n’a plus qu’une politique suiviste et sans originalité. Nous nous en rendrons compte bientôt.
« On n’arrivera jamais à rien avec la Russie
si on ne s’attache pas d’abord à la comprendre »
Vous parlez de la Russie, essayons de regarder ce dossier plus précisément. Prenons un exemple qui commence avec Napoléon, au hasard. On a coutume de dire qu’à Tilsit, Napoléon et Alexandre se sont « partagé le monde ». On en rajoute même avec l’histoire - jolie - du radeau sur le Niémen et des embrassades entre les deux empereurs. Même si l’on oublie qu’ils décidèrent très vite de poursuivre leurs discussions à terre tant le radeau était inconfortable, la légende du partage et de la séduction mutuelle ne tient pas. Elle tient d’autant moins que le traité de Tilsit était un accord uniquement justifié par les rapports de force entre un vainqueur (Napoléon) et un vaincu (Alexandre). J’ajoute qu’il ne pouvait pas durer pour une simple raison : il était par trop contraire aux réalités du monde et à la tradition séculaire de la diplomatie russe. Que recherchaient les tsars depuis Pierre le Grand ? Essentiellement deux choses : être pris au sérieux et considérés comme des Européens (d’où leurs appétits polonais et finlandais, leurs mariages allemands, etc.) et avoir accès aux mers chaudes (conquête de la Crimée par Catherine II, revendications sur Malte et Corfou de Paul 1er, nombreuses guerres avec l’Empire ottoman pour atteindre la Méditerranée, etc.) Quelle fut la réponse de Napoléon : la création du duché de Varsovie, la mainmise sur l’Allemagne avec la Confédération du Rhin, l’obligation pour Saint-Pétersbourg de rendre la Valachie et la Moldavie à l’Empire ottoman, soit tout le contraire des tropismes internationaux de la Russie. Qui plus est, l’obligation de déclarer la guerre à l’Angleterre (effective mais si peu active à partir de novembre 1807) ruina en un temps record le commerce extérieur du « nouvel allié » de l’Empire français. Qu’on ne s’étonne pas ensuite si Alexandre ne songea qu’à prendre sa revanche, non pour lui, mais parce que c’étaient la politique et l’intérêt de son pays, ce qu’il annonça de Tilsit-même à sa sœur Catherine. On connaît la suite et le résultat : au congrès de Vienne, on donna un gros morceau de Pologne à la Russie, on lui garantit de pouvoir commercer par les Détroits, Naples lui ouvrit ses ports et on accepta l’empire des tsars en tant que nation européenne en l’intégrant au « concert des puissances » qui allait gouverner le monde pendant un siècle. Suivez ces lignes de la politique extérieure russe pour la suite des décennies et, peut-être, vos réflexions sur un présent brûlant gagneront en profondeur. Pour dire les choses trivialement sur le présent : s’« ils » n’ont pas forcément raison (ils ont même probablement tort quelquefois), « ils » sont comme ça. Être européen, avoir accès aux mers chaudes - pourquoi pas avec un port au Moyen-Orient ? -, développer l’économie, montrer qu’on compte dans le concert des nations… Cela nous rappelle évidemment quelque chose d’immédiat.
En histoire, comparaison n’est pas raison, on ne le dira jamais assez. Mais en politique internationale, oublier l’histoire, c’est marcher sur une jambe en se privant de comprendre celui avec qui on discute (ou on ne discute pas).
Comme le dit un excellent spécialiste de politique étrangère de LCI, « ainsi va le monde » et il ne change pas si vite qu’on veut. Mon but n’est évidemment pas de « soutenir » Poutine, cela n’aurait à la fois aucun sens et aucune importance concrète. Je veux simplement souligner qu’avec Poutine ou sans lui, la politique extérieure de la Russie ne change pas comme on le croit sur un claquement de doigts. Notre seule possibilité de manœuvre est de contenir ce qu’il y a d’agressif dans la politique russe en ce moment. Sûrement pas de les forcer à abandonner ce qui fait le sens profond de leur position dans le monde.
Si on laisse de côté, ne serait-ce qu’un instant, le niveau déplorable du gros des discussions autour de l’élection présidentielle américaine à venir pour ne considérer que les orientations de politique étrangère affichées des deux candidats principaux, on remarque qu’il y a bien plus que d’habitude une véritable différence d’appréciation entre Hillary Clinton et Donald Trump : la première s’inscrit sur une ligne qui se veut volontiers interventionniste, le second paraît proche des isolationnistes. Est-ce qu’à votre avis, considérant l’état du monde et les intérêts de la France, l’une ou l’autre de ces alternatives est préférable ?
« Le monde paiera peut-être un jour, en mer
de Chine, le prix de la politique de retrait d’Obama »
Ce qui est frappant avec les grands politiciens américains, c’est qu’ils commencent toujours avec des avis péremptoires sur un monde qu’ils ne connaissent pas ou mal, avant de revenir au réalisme une fois élus. Encore que ça ne marche pas à tous les coups : voyez George W. Bush qui a vraiment tenté de faire ce qu’il avait promis, et avec le résultat que l’on connaît. Ce que l’histoire nous enseigne est ici de toute façon que la puissance prépondérante ne peut se désintéresser des affaires du monde, sauf à se faire prendre sa place ou, pire, à déclencher un cataclysme : voyez l’Angleterre à partir du début du XXe siècle ; elle laisse pourrir la crise des Balkans sous prétexte que ses « intérêts directs » ne sont pas menacés ; au bout du compte, l’Allemagne veut prendre sa place et l’explosion a lieu. Plus près de nous, c’est sans doute la plus grave erreur d’Obama qui a mis un mandat à se rendre compte que le retrait des États-Unis laissait toute grande la place à la Chine. L’Amérique (et le monde) en paieront peut-être le prix un jour en mer de Chine où il se passe des choses dont on ne parle pas en Europe, mais qui sont graves.
Ce n’est pas vous sans doute qui me direz le contraire : dans cette pré-campagne pour la présidentielle française de 2017, il est très peu question de retour d’expériences, de regards en arrière... en un mot d’Histoire. Est-ce que nos élites, nos hommes politiques ont perdu le « sens de l’Histoire » - et si oui est-ce que c’est manifestement néfaste au pays ? Question liée : on a pléthore de personnalités politiques qui vont prétendre à la charge suprême... mais a-t-on encore des hommes d’État, dans le lot ?
« Cessons de chercher à faire "parler les morts"
et écoutons plutôt ce qu’ils ont à nous dire »
Nos hommes politiques connaissent mal l’histoire. Il se contentent de faire « parler les morts » en en appelant à Jaurès, de Gaulle et quelques autres encore. Au lieu de cela, comme le dit si bien Michel de Jaeghere, ils feraient mieux d’écouter ce que les morts ont à leur dire. L’historien a sans doute sur ce point quelques conseils et éclairages à donner. À eux ensuite de bâtir un avenir sur ce passé qui parle. Mais c’est encore un autre sujet…
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Jean-Vincent Brisset : ’Lutter contre le terrorisme suppose la mise à plat de tous les circuits financiers’
J’ai le privilège de recevoir aujourd’hui dans les colonnes de Paroles d’Actu un grand connaisseur des affaires de défense et de relations internationales. Général de brigade aérienne en retraite, Jean-Vincent Brisset est depuis 2001 directeur de recherches à l’Institut de Relations internationales et stratégiques (IRIS). Il a accepté rapidement de donner suite à ma sollicitation, ce dont j’entends ici le remercier.
Il est question, dans cet entretien, de quelques uns des points chauds de l’actualité du moment : les rapports entre la France et la Russie ; les tensions entre la Chine et le Japon ; le casse-tête Daesh et la problématique de la nébuleuse terroriste, de plus en plus globalisée. Ses réponses me sont parvenues le 12 août, quatre jours après l’envoi de mes questions. Une lecture très enrichissante pour qui aurait le désir d’appréhender un petit peu mieux les réalités de notre monde. Une exclusivité Paroles d'Actu. Par Nicolas Roche.
ENTRETIEN EXCLUSIF - PAROLES D’ACTU
Jean-Vincent Brisset : « Une lutte efficace contre le terrorisme
suppose la mise à plat de tous les circuits financiers »
Paroles d'Actu : Bonjour Jean-Vincent Brisset. Vous avez exprimé à plusieurs reprises, ces derniers jours, disons, votre désapprobation quant à la manière dont l’affaire des Mistral initialement destinés à la Russie a été conduite par Paris. Est-ce que, de votre point de vue, s’agissant notamment des intérêts géopolitiques et économiques de notre pays, la diplomatie française est, pour parler trivialement, « à côté de la plaque » sur la question de la Russie ? Quelles relations avons-nous vocation à entretenir avec Moscou ; avec Kiev ?
Jean-Vincent Brisset : La diplomatie française a choisi de ne pas livrer les Mistral en se basant sur des sanctions contre la Russie justifiées par des violations du droit international. Il aurait pourtant été possible de procéder à cette livraison, en affirmant l’indépendance de la France sur ce dossier et en profitant du créneau ouvert par la conclusion des accords de Minsk II. En ne le faisant pas, Paris s’est délibérément placé en position de dépendance vis-à-vis des États-Unis et a, une fois de plus, affadi l’image du pays sur la scène internationale.
Plus globalement, le soutien sans restriction au régime ukrainien, dont il est nécessaire de rappeler qu’il est issu d’un coup d’État, méconnaît la présence au sein des instances dirigeantes de personnages qui, en d’autres circonstances, seraient infréquentables. On se souvient de la vertueuse indignation de l’Europe après l’élection de Jörg Haider en Autriche. Les unités combattantes non régulières qui secondent, et parfois précèdent, les forces de Kiev sont souvent aussi peu recommandables. Le fait de considérer que les seules vraies frontières de l’Ukraine sont celles de 1954 et qu’elles ne sont pas discutables relève davantage du dogmatisme que d’une analyse simple de l’histoire d’une nation dont la géométrie a beaucoup varié au cours des siècles. De son côté, la Russie, en pleine phase de reconstruction nationale et de tentative de retour à la puissance passée, a utilisé des méthodes qui ont attiré la stigmatisation.
Pour aller plus loin, deux questions se posent. La première est celle de l’intérêt de la France (et de l’Europe) à intégrer l’Ukraine dans l’Union et, allant plus loin, dans un dispositif militaire. Quel serait le bénéfice, sachant que ce pays ne remplit pratiquement aucun des critères permettant une telle adhésion ? La seconde est celle de la relation avec la Russie. L’Europe de l’Atlantique à l’Oural est tout aussi irréaliste que celle de l’Ukraine membre de l’UE. Mais, sans aller jusqu’à une union, la mise en place de bonnes relations avec Moscou, basées sur la confiance, la vision à long terme et la complémentarité ne pourrait qu’être bénéficiaire pour l’Europe et lui permettraient de bénéficier d’un contrepoids vis à vis des États-Unis. On constate d’ailleurs, jour après jour, que les sanctions décidées contre la Russie pénalisent surtout les Européens, à un tel point qu’on en vient à se demander si les seuls bénéficiaires ne sont pas les États-Unis.
PdA : Les pulsions nationalistes qui, de temps à autre, paraissent s’exprimer dans la Russie de Poutine sont sans doute, pour partie, la marque du sursaut d’orgueil d’un grand peuple qui, après avoir été une superpuissance mondiale incontestée, a connu le démembrement de son empire, vécu le chaos intérieur et subi, au-dehors, des humiliations souvent favorisées par l’inconséquence de certaines prises de position occidentales. Ceci dit, ne nourrissez-vous pas quelques préoccupations quant aux mouvements qui sous-tendent la rhétorique du Kremlin ? La Russie ne risque-t-elle pas de tendre à redevenir, à l’instar de Washington, une puissance potentiellement déstabilisatrice des équilibres régionaux ?
J.-V.B. : La Russie, c’est certain, aspire à redevenir une très grande puissance dans tous les domaines. En dehors de toute considération de déstabilisation, c’est déjà cette volonté qui inquiète. Ceux qui, aux États-Unis, font tout pour que ces aspirations n’aboutissent pas imaginent un vaste ensemble où une Russie forte pourrait s’appuyer à la fois sur une Europe forte et indépendante et sur ses partenaires des BRICS (le club des grandes puissances émergentes qui comprend, outre la Russie, le Brésil, l’Inde, la Chine et l’Afrique du Sud, ndlr). Ce qui se traduirait bien sûr par un affaiblissement relatif de la position des États-Unis.
« L’OTAN verse au moins autant
dans la provocation que Moscou »
Pour en revenir à la déstabilisation, il est évident que l’exemple donné en Ukraine, dans le cadre du soutien aux rebelles du Donbass, plaide contre Moscou. Certains pays ayant autrefois appartenu au Pacte de Varsovie agitent régulièrement l’épouvantail, soutenus en cela par les plus bellicistes de l’OTAN. À ce jour, pourtant, les mouvements de troupes se font plutôt de l’Ouest vers l’Est que dans l’autre sens. Là aussi, Moscou balance entre le laisser-faire et la tentation de réagir. Les missions aériennes qui, régulièrement, s’enfoncent au cœur de pays de l’OTAN en écornant leurs espaces aériens sont avant tout des démonstrations assez impressionnantes d’une vraie capacité opérationnelle dont on disait, il y a encore peu, qu’elle avait disparu à la dissolution de l’armée soviétique. Cependant, en faire une provocation relève bien plus de la communication, laquelle oublie de signaler que les avions de l’OTAN effectuent tout aussi régulièrement des missions symétriques.
PdA : Interrogé en septembre 2014 par un journaliste d’Atlantico au sujet du groupuscule terroriste qu’on appelle désormais communément « Daesh », vous avez préféré à la notion d’« État islamique » celle, alors plus proche de la réalité de terrain, de « légion islamique ». Où en est-on, onze mois après ? L’organisation « État islamique » est-elle, de facto, en passe d’en devenir un (si tel n’est déjà le cas) ?
J.-V.B. : Comme je l’avais dit en 2014, le refus de considérer l’« État islamique » (ou d’utiliser la prononciation arabe de son acronyme) comme un État - au sens d’État-nation - vient de ce que cette dernière appellation répond à des critères assez universellement admis. L’organisation qui se baptise « État islamique » ne répond pas à ces critères. Pas de gouvernement identifiable, pas de base législative, pas de territoire… En quelques mois, l’E.I. n’a pas réussi à atteindre le but qu’il s’était fixé : mettre en place des institutions répondant à ces critères.
Les derniers développements des opérations semblent conduire vers une évolution assez caractéristique. Les territoires contrôlés il y a encore quelques mois sont de moins en moins contigus et les opérations militaires classiques et frontales sont de plus en plus remplacées par des attentats suicide. La volonté de s’exporter ou, plutôt, d’exporter d’abord le terrorisme et accessoirement un certain fondamentalisme, vers l’Afghanistan et encore plus loin en Asie et en Afrique, plaide en faveur de l’appellation de « mouvement » plus que de celle d’« État ».
PdA : L’accord qui a été conclu à la mi-juillet à propos du nucléaire iranien rendra à Téhéran de son poids et de sa capacité d’influence dans la région. N’est-il pas à craindre que, dans un contexte de tensions communautaires exacerbées, une part croissante des Sunnites de Syrie et d’Irak assistant au renforcement du « croissant chiite » soit tentée de se soumettre au règne et à la règle de Daesh ?
J.-V.B. : Cet accord comporte un volet sur le nucléaire, mais il a surtout pour conséquence de permettre à l’Iran de sortir de l’enfermement auquel une partie de la communauté internationale, sous la pression d’un intense lobbying, l’avait soumis. Entre la volonté prosélyte qui, il ne faut pas en douter, ne s’est pas éteinte et l’espoir de redevenir un pays fréquentable, respectable et ouvert au monde, les divisions perdurent certainement au sein même du pouvoir iranien. Pour le moment, les tenants d’une certaine ouverture sont aux commandes, mais ils doivent déjà faire des concessions. Ils seront soutenus par la classe dirigeante tant que celle-ci considérera que les concessions faites sont payantes et que les autres parties prenantes aux accords ne trahissent pas la confiance qu’elle leur a faite.
De leur côté, les adversaires de cet accord feront tout pour que la population iranienne soit persuadée qu’elle a été trompée. Pour cela, ils multiplieront les « révélations » et les provocations pour provoquer un retour, sinon de sanctions effectives, du moins de menaces. Si cela conduit à un retour de la radicalisation de Téhéran et à la reprise des vieux discours sans que la remontée en puissance de l’Iran ne soit remise en cause, les Sunnites de Syrie et d’Irak pourraient se sentir à nouveau menacés et se retourner vers un « bouclier » sunnite qui pourrait être l’État islamique, mais aussi bien certains mouvements à peine moins extrémistes.
PdA : Quelle évolution entrevoyez-vous à l’horizon de cinq années s’agissant d’une question que vous connaissez particulièrement bien, celle des relations entre les deux grandes puissances est-asiatiques rivales que sont la Chine et le Japon ?
J.-V.B. : Les rapports actuels entre la Chine et le Japon sont en grande partie gouvernés par deux faits. Le premier est, au niveau des opinions publiques et des inconscients, l’animosité entre Japonais et Chinois. Fruit de siècles de conflits et de rancœurs, elle perdure. Le gouvernement chinois ne fait rien pour l’apaiser et l’attise même parfois quand il est en difficulté, le « Japan bashing » étant l’une des choses qui marche le mieux pour ressouder l’opinion publique chinoise derrière ses dirigeants. De leur côté, les dirigeants japonais doivent composer avec une population qui regrette de plus en plus ouvertement que la défaite de 1945 ait condamné le pays à tenir une place de second rang sur la scène internationale. Le Premier Ministre actuel a été élu sur un programme de « renforcement » et peut donc se permettre à la fois des actions en profondeur sur le plan de la remise à niveau de l’outil militaire et des démonstrations symboliques, comme les traditionnels hommages rendus à d’anciens combattants dont certains ont été des criminels contre l’humanité. Mais, à côté de ces motifs de discorde, la Chine et le Japon sont condamnés à s’entendre parce que leurs économies sont fortement interdépendantes, de l’ordre de 300 milliards de dollars par an.
Les rivalités sur les Senkaku (des îles sous contrôle japonais revendiquées par le gouvernement de Pékin, ndlr) avaient dégradé les relations en 2013 et 2014. Les flux commerciaux, le tourisme les investissements avaient nettement baissé. La rencontre Xi-Abe de novembre 2014, longuement préparée des deux côtés, a fait baisser la tension pour quelques temps. Toutefois, le récent projet (juillet 2015) de modification des doctrines de défense du Japon provoque de nouvelles réactions violentes de Pékin. Alors que depuis 1945 la défense japonaise se limitait strictement à de l’autodéfense individuelle du territoire, Abe voudrait la faire passer à une auto défense collective, lui permettant d’intervenir au profit d’alliés ou des intérêts japonais hors du territoire national. Dans le même temps, les forces japonaises se dotent ou vont se doter de nouveaux matériels plus axés vers le combat loin de leurs bases. Les forces chinoises ne sont pas en reste, avec, chaque année depuis quinze ans, le plus fort, dans le monde, des taux d’accroissement annuel des budgets de défense.
« Une implosion de la Chine n’est pas à exclure »
À l’horizon de cinq années, il est difficile d’imaginer un conflit frontal et délibéré entre les deux puissances. Par contre, comme en Mer de Chine du Sud, un incident n’est jamais à exclure. Un incident qui pourrait dégénérer rapidement s’il provoquait un nombre relativement important de victimes ou si des moyens lourds étaient impliqués, directement ou indirectement. On peut aussi craindre, sans doute à un peu plus long terme, l’implosion d’une Chine dont l’économie trop dépendante du monde extérieur est terriblement fragile et inégalitaire. Outre les retombées économiques et sociologiques sur le reste du monde, une telle implosion pourrait donner aux dirigeants l’envie de ressouder le pays dans une aventure nationaliste (le « coup des Malouines ») qui pourrait prendre la forme d’une attaque du Japon et/ou d’une reconquête de Taïwan.
PdA : Vous « pratiquez » et « pensez », Jean-Vincent Brisset, les sujets de défense et de sécurité depuis de nombreuses années. Qu’est-ce qui vous inquiète réellement dans le monde d’aujourd’hui ; dans sa trajectoire telle qu’on peut l’envisager ?
J.-V.B. : Sur le plan de la défense et de la sécurité, le premier danger auquel on pense est celui lié au fondamentalisme islamique, mais aussi à tout ce qui lui est périphérique, c’est-à-dire une éventuelle confrontation de grande ampleur entre les tendances antagonistes à l’intérieur de l’Islam. On voit déjà l’État islamique tenter de s’exporter, alors que l’on sait qu’il y a des centaines de millions de musulmans en dehors du croissant qui s’étend du Maroc à l’Iran et que certaines communautés sont sensibles, tant en Afrique subsaharienne qu’en Asie.
Mais plus que les conflits directement liés à une certaine vision de l’Islam, je crains les « spin-off » des groupes terroristes « idéologico-religieux » et leurs dérives vers le très grand banditisme. Les frontières entre les mouvements prêchant une « foi » et les exactions telles que piraterie, culture et trafic de drogue, prises d’otages à but lucratif et autres contrebandes de pétrole sont de moins en moins nettes. Les réponses données actuellement sont essentiellement militaires, sans doute parce que, c’est ce qui demande le moins de courage aux politiques et qui gêne le moins les groupes de pression. Même si elles sont encore soutenues par les opinions publiques, ces réponses sont devenues totalement utopiques.
On ne contrôle pas trois millions de km² de Sahel avec quelques milliers d’hommes et quelques avions. Ceci est d’autant plus vrai que les combattants des démocraties, c’est leur honneur mais c’est surtout leur faiblesse, ont des possibilités d’action très limitées par rapport à des adversaires qui - eux - ont dans leur boîte à outils toute la panoplie de la terreur. Une bonne partie de la solution consisterait à détruire les circuits financiers qui alimentent et récompensent les adversaires. Contrairement à l’envoi de troupes, cela demande beaucoup de courage politique et provoquerait certainement des cataclysmes internes dans beaucoup de pays. Il faudrait aussi que cette mise à plat des circuits financiers soit imposée à tous les pays. On imagine la difficulté de l’affaire.
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Vous pouvez retrouver Jean-Vincent Brisset...
- Sur le site de l’IRIS.
- Sur son site, Brisset.org.
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