Pierre Porte : « Toute ma vie, ce sont les notes qui m'ont porté »
Dans le monde du spectacle, souvent il y a une première, et une seconde partie. Il y aura un peu de cela, dans cet article. D’abord un hommage à un artiste qui, de son vivant, n’a cessé d’enchanter, puis le portrait d’un grand musicien, toujours en activité. Un homme permet de faire le lien entre les deux, Matthieu Moulin, directeur artistique du label Marianne Mélodie.
J’ai eu l’occasion, ici, de saluer la mémoire de Marcel Amont, disparu le mois dernier. L’interview partagée avec lui en décembre 2021 fut une de mes rencontres les plus touchantes. M. Moulin a supervisé il y a quelque temps l’édition d’un double CD compilation, et il a accepté d’écrire un petit texte inédit pour évoquer ce tendre amuseur.
Marcel Amont : Anthologie 1959-1975
« J’ai eu le bonheur de réaliser une double compilation de Marcel Amont et le privilège de le rencontrer à plusieurs reprises, chez lui ou ailleurs, avec son épouse Marlène. Il a été un géant du music-hall mais possédait l’humilité des plus grands. J’ai aimé sa simplicité, sa fidélité, son intelligence. Et puis toutes ses chansons, qui ne ressemblent à aucune autre dans le paysage musical français. Avec ses refrains populaires, cet homme nous a rendu la vie plus belle, plus légère. Son seul nom donnait immédiatement le sourire. Toutes les familles étaient heureuses de l’entendre à la radio ou de le voir sur le petit écran. On avait le sentiment de retrouver un cousin, un copain un ami. Car son histoire, c’est finalement un peu la nôtre. Cet immense artiste va nous manquer. Heureusement il nous laisse des dizaines de disques, empreints de poésie, d’humour et d’une irrésistible joie de vivre. Ne choisissez pas, prenez le premier qui vient, en haut de la pile. Il sera forcément très bien. Salut Marcel et merci pour tout. »
À la question des chansons qu’il aime et qu’il aurait envie de faire découvrir, "3 tubes et 2 moins connues", Matthieu Moulin m’a fait cette réponse : Tout doux, tout doucement - Bleu, blanc, blond - L’amour ça fait passer le temps - Au bal de ma banlieue - La compagnie de son chien. De belles suggestions pour redécouvrir quelqu’un qui n’a pas fini d’insuffler de la joie de vivre. On pense à lui...
Mon invité du jour, Pierre Porte, Matthieu Moulin le connaît bien, comme tous ceux qui ont une connaissance fine du paysage musical en France : Marianne Mélodie vient, sur une initiative de son directeur artistique, et avec la participation active de l’artiste, de commercialiser un coffret 3 CD (Pierre Porte : Grand Orchestre) regroupant quelques uns des morceaux les plus emblématiques de notre invité. Son nom ne vous dit peut-être pas grand chose comme ça, mais sachez que ce pianiste virtuose compte parmi nos plus grands compositeurs et chefs d’orchestre. Et sa carrière, qu’il raconte dans son autobiographie, également parue il y a peu (Le piano est mon orchestre, L’Archipel, mars 2023), ne peut qu’impressionner : il a longtemps travaillé pour les Carpentier, puis avec Jacques Martin, il a accompagné sur scène des artistes confirmés, a composé trois revues pour Les Folies Bergère, deux pour Le Moulin Rouge (dont "Féérie", celle actuellement à l’affiche). Il était tout récemment (le 20 mars dernier) sur la scène de La Nouvelle Ève, où il a fait un triomphe.
Pierre Porte a accepté ma proposition d’interview, qui s’est déroulée par téléphone mardi 4 avril. Un échange agréable, ponctué d’anecdotes, de confidences. Et pour moi, amateur de musique qui ne la pratique pas (un tort sans doute, à corriger un jour ou l’autre), une vraie source d’inspiration. Prenez un moment pour aller écouter ce que fait cet artiste qui n’est pas connu du grand public à la hauteur de son talent, et quand ce sera possible, allez le voir sur scène ! Exclu, Paroles d’Actu, par Nicolas Roche.
EXCLU - PAROLES D’ACTU
Pierre Porte : « Toute ma vie,
ce sont les notes qui m’ont porté... »
Le piano est mon orchestre (L’Archipel, mars 2023)
Pierre Porte et merci d’avoir accepté de m’accorder cet entretien. Votre autobiographie, Le piano est mon orchestre vient de paraître (L’Archipel). Qu’est-ce qui vous a donné envie de vous raconter, et quelle est la motivation derrière : témoigner, transmettre ?
Depuis quelques années, notamment avec des amis du métier, de la Sacem, etc..., il m’arrive de me raconter, mais comme on le fait entre amis : de manière conviviale. Plusieurs fois, on m’a dit : "Mais il faut l’écrire, Pierre !". Je répondais que j’allais voir... Je m’y suis mis il y a quatre ans. Le Covid nous a coupé les pattes à tous, pendant plusieurs mois on n’a plus pu faire grand chose. Alors j’en ai profité.
Qu’est-ce qui a été plus ou moins difficile à faire pour mener à bien cet exercice?
J’ai interrogé ma mémoire, et d’un détail à l’autre, d’un souvenir à l’autre, les choses ont pris forme. Un souvenir en amenait un autre, c’est un peu l’effet boule de neige.
Vous êtes né en 1944, à Marseille, presque sous les bombes. Vous n’avez pas, forcément, de mémoire réelle de la guerre, mais qu’a-t-elle imprimé en vous à votre avis ? Vous parlez du stress transmis par votre mère, et aussi de l’amour du (bon) vin qu’aurait favorisé le fait de se réfugier dans les vignes...
C’était une coïncidence : étant dans le ventre de ma mère, je n’avais pas conscience que ce lieu de refuge durant les bombardements de mai 1944 (des tranchées creusées dans les vignes sur les hauteurs de Marseille) me ferait apprécier les bons vins, plutôt sur le tard d’ailleurs. J’ai raconté cela en faisant un peu d’humour. C’est mon ami Thierry Le Luron (parrain d’un de mes fils, au passage), avec lequel j’ai travaillé à partir des années 70, qui me les a fait découvrir durant une tournée de 1973 (la seule que j’ai faite en accompagnement d’un artiste): pendant une tournée, on découvre les restaurants, les relais-châteaux quand on a les moyens, etc...
Pour en revenir à votre question, la guerre ne m’a pas tant influencé que cela, dans la mesure où à ma naissance, en octobre 1944, il y avait déjà moins de bombardements et la Libération était imminente. Mais effectivement, ma mère m’a expliqué qu’en mai elle avait eu très peur. Les Alliés avaient bombardé le bord de mer pour déloger les Allemands, et si nous n’avions pas été réfugiés sur les hauteurs, je ne pourrais pas vous parler aujourd’hui...
Le piano, vous y êtes notamment venu grâce à votre grand-mère, qui vous a fait jouer vos premières notes sur le sien, et à votre mère qui vous a poussé à développer vos talents même quand vous même traîniez les pieds. Vous leur dites quoi, merci, et merci d’avoir insisté ? C’est un conseil que vous donneriez aux aînés d’enfants qui pianoteraient avec un certain talent ?
S’ils n’ont pas envie et qu’ils ne sont pas doués, il ne faut pas insister. Mais si les parents décèlent un talent, comme les miens l’ont décelé, alors... Dans ma famille, il n’y avait pas d’antécédents de musiciens professionnels. Mais ma mère a compris que je reproduisais facilement ce qui passait à la radio, les postes à galène de l’époque, les premiers transistors : les mélodies que je venais d’entendre, je les chantais juste. Comme je le dis dans le livre, ma mère chantait faux et mon père sifflait juste. Ce n’est pas qu’une formule, c’est une vérité : ma mère n’a jamais su chanter juste et mon père reproduisait lui-même, en sifflant, les mélodies qu’il entendait ça et là.
Je traînais les pieds, évidemment. Le jeudi était à l’époque le repos hebdomadaire des enfants. Le jeudi après-midi était le seul moment pour aller voir un professeur particulier. Plus tard, vers 9-10 ans, celui-ci me ferait rentrer au conservatoire de Marseille, dans la classe de solfège. Mais en attendant, je regardais les copains se détendre, et moi j’apprenais la musique. À l’âge du collège, vers 12-13 ans, entre les cours et le conservatoire, je faisais parfois des journées de douze heures. Surtout que, comme je n’étais pas très doué à l’école, j’étais souvent collé le samedi, je me tapais donc six jours par semaine... Le soir, après 18h (les journées de cours se terminaient plus tard qu’aujourd’hui), je prenais mon VéloSoleX, je traversais Marseille et j’allais au cours de solfège. Et de piano par la suite. Il faut noter que le solfège est essentiel, c’est comme apprendre les lettres : si on ne connaît pas les lettres on ne peut pas lire, si on n’apprend pas le solfège on ne peut pas lire la musique...
Quels conseils donneriez-vous à un(e) gamin(e) qui rêverait aujourd’hui de faire de la musique et d’en vivre ? Face au même dilemme qui fut le vôtre, arrivé à Paris : partir en tournée et parfaire sa formation sur le tas, auprès d’artistes confirmés, ou bien faire patiemment ses classes au Conservatoire ?
Oui on parle bien là de mes premières années parisiennes. Paul Mauriat, un illustre chef d’orchestre qu’on a un peu oublié depuis mais qui était vraiment quelqu’un (au Japon il était presque comme on aurait dit la Tour Eiffel), a fait en France beaucoup d’orchestrations pour Mireille Mathieu, pour Aznavour aussi... Il m’avait proposé de faire une tournée, d’accompagner les artistes, parce qu’il trouvait que j’étais doué au piano. Avec ma première épouse, la mère de mes grands enfants, on a décidé de ne pas accepter cette proposition qui était alléchante, sur le plan artistique mais aussi sur le plan financier : avec un loyer de 220 francs et une bourse de 200 francs en 1966, il manquait déjà quelques francs pour manger. Si j’avais accepté la tournée j’aurais sans doute gagné cinquante fois plus. Mais j’ai continué ma formation au conservatoire de Paris.
Quelques années plus tard, lors d’une tournée au Japon, ma première avec orchestre, au début des années 80, je rencontre Paul Mauriat : j’étais en relâche et lui jouait le soir, à Osaka. On a ensuite dîné ensemble, il nous a invités dans un grand restaurant japonais. Et il m’a dit : "Pierre, tu as bien fait de continuer tes études". Cela dit, durant ces années de formation, j’ai tout de même pu ajouter un peu de beurre dans les épinards pour subvenir aux besoins de ma famille : très vite, je me suis retrouvé, durant les week-ends, dans un orchestre de danse...
Et ce conseil-là, vous le donneriez au jeune qui vous le demanderait ?
Ce que je lui dirais surtout, c’est de décrocher son téléphone avant qu’il ne sonne. Moi, je le fais encore aujourd’hui.
Comment nous raconteriez-vous, au plus clair, le métier de la composition, celui de l’orchestration, et celui de la direction d’orchestre ? Qu’est-ce qui les rapproche, et qu’est-ce qui les distingue ?
Moi, je n’ai pas eu besoin de les comparer, de les rapprocher, puisque j’ai les trois casquettes en même temps. Je n’ai besoin ni d’orchestrateur ni d’arrangeur, je compose mes œuvres, je les dirige et je les mixe pour les livrer clé en main. Quand j’enregistre une revue pour le Moulin Rouge, on passe trois semaines en studio avec des musiciens et des choristes. Cette question je ne me la pose pas : sans prétention aucune, j’ai fait ça toute ma vie.
Pierre Porte : Grand Orchestre (Marianne Mélodie)
Une compilation de 3 CD parue chez Marianne Mélodie et conçue avec Matthieu Moulin nous donne la mesure de ce qu’a été votre carrière (qui n’est pas terminée). Avez-vous contribué à la sélection des morceaux retenus, et lesquels parmi tous ont à vos yeux, et peut-être à vos oreilles, une importance particulière ? Si, mettons, cette compilation avait dû ne se limiter qu’à cinq morceaux emblématiques ?
J’ai évidemment pris part au choix des morceaux. Il y a quelques titres... (Il regarde le verso du CD) Pas mal d’entre eux me tiennent à cœur. Par exemple, Evoquations, "Suite Symphonique". Ou encore des reprises de chansons de Piaf qui m’ont été demandées par mes producteurs japonais - j’ai été produit par des Japonais pendant douze ans. Les Trois Cloches notamment, avec l’orchestre symphonique, cent choristes, et un contrepoint de Wagner ("Tannhäuser", Ouverture) que j’ai repris dans le refrain. Ce morceau de Wagner qui apparaît d’ailleurs en tant que tel sur le troisième CD. Je peux aussi citer Les Préludes de F. Liszt, Sonate au clair de lune (Opus 27, Adagio) de Beethoven... Je précise que je ne fais là qu’une orchestration, pas d’arrangement : on n’arrange pas Beethoven, ni Chopin, etc... Mais on peut donner apporter une petite touche à l’œuvre classique, sans en trahir les harmonies ou les contrepoints.
Je veux citer aussi, dans ce même troisième CD, Sortilège, morceau que j’ai composé avec, en solo, un oncle de mon épouse qui jouait admirablement du violoncelle et fut d’ailleurs l’élève de Pablo Casals. Citons également Fantaisie et Fugue en Ré Majeur pour Grand Quatuor à Cordes : cette composition date de ma sortie du conservatoire de Paris, en 1972. Je me suis entraîné à toutes les techniques, grâce à l’enseignement de Maurice Duruflé (écriture-harmonie), de Marcel Bitsch (fugue) et d’Alain Weber (contrepoint). Et j’ai pu produire, à l’époque avec Sonopresse, qui était une filiale de Pathé-Marconi, ce morceau parmi d’autres, ce fut du travail mais je dois dire que je me suis beaucoup amusé à le faire.
Dans cette compilation qu’on a faite avec Matthieu Moulin, il y a pratiquement toutes mes facettes. Il y a même Musique and Music, avec Jacques Martin. Un extrait de "Féérie", la revue du Moulin Rouge... Un travail qui a été à mon avis, intelligent et efficace.
Justement j’ai envie de rebondir là-dessus parce que ce point m’a sauté aux yeux, ou peut-être aux oreilles : à écouter vos musiques je me suis demandé pourquoi vous n’avez pas davantage composé pour le cinéma, vous avez une réponse à cela ?
On me le dit souvent. Mais je vais vous dire : j’ai eu l’opportunité, assez vite, après les émissions des Carpentier puis de Jacques Martin, de faire trois revues pour les Folies Bergère, pendant quinze ans, ensuite le Moulin Rouge depuis 1988 ("Formidable" et ensuite "Féérie" à partir de Noël 1999)... On ne peut pas être partout à la fois. Le cinéma, c’est une famille très à part. J’ai fait quelques films, comme je le raconte (Monsieur Klein de Joseph Losey, avec Alain Delon notamment, ndlr), mais c’est vrai que j’aurais pu en faire plus. Aujourd’hui, il n’est pas trop tard !
Vous convoquez beaucoup de souvenirs qui ne manqueront pas de rendre nostalgiques bon nombre de lecteurs : les Carpentier, les "Bon dimanche" de Jacques Martin... Êtes-vous vous-même un nostalgique ?
Oh... Je peux écrire des musiques nostalgiques, mais est-ce que je le suis... Évidemment, comme tout créateur qui a eu une vie assez riche et variée, à haut niveau, haut-de-gamme disons - je vous fais d’ailleurs une confidence, le manuscrit de mon livre s’appelait à l’origine Une vie haut de gamme -, on pense à ce qu’on a fait. Le passé est derrière, avec quelques souvenirs exceptionnels, mais je ne pense pas être vraiment nostalgique. Je suis par contre romantique à souhait, ça c’est sûr.
Vous avez travaillé beaucoup au Japon, où vous avez été peut-être plus connu qu’en France...
Non je ne pense pas qu’on puisse dire ça. Pour la scène, à une certaine époque, oui. J’ai eu l’opportunité, après Jacques Martin, que les Japonais fassent appel à moi, pour me produire. Dans ces cas-là, on dit oui...
Les Japonais ont des manières différentes d’accueillir la musique ?
Le Japonais, par définition, adore la mélodie. Moi, lorsque je me mets au piano, quand j’improvise, c’est forcément toujours une mélodie qui sort. Ils aiment la musique française, italienne aussi. Ils ont sans doute décelé en moi ce talent : je ne peux pas écrire de musique sans mélodie. Au Moulin Rouge, sur les quatre tableaux qui font, en tout, 70 minutes de musique, il y a pour chacun des tableaux de nombreuses mélodies. Avez-vous déjà vu le spectacle ?
Non, je ne suis pas à Paris, et je ne suis encore jamais allé au Moulin Rouge...
C’est à faire un jour Nicolas. On ne va pas changer la revue tout de suite, "Féérie" est dans sa vingt-quatrième année et elle fonctionne toujours très bien, mais il faut y aller avant qu’on en change !
Fréquentez-vous souvent le Moulin Rouge vous-même ? Pour un plaisir toujours intact comme spectateur ? Qu’aimeriez-vous dire à nos lecteurs, et notamment aux plus jeunes, pour les inciter à venir y découvrir une revue ?
Plusieurs fois par mois, j’ai toujours le même plaisir à m’imprégner de l’ambiance de cette "belle maison". Notamment lorsque j’y emmène certaines personnes du show biz pas forcément fan a priori de l’idée d’aller au Moulin Rouge. Je ne les y emmène pas de force, ils m’y accompagnent quelquefois "à reculons", mais à chaque fois ils repartent... à reculons ! Beaucoup de gens n’imaginent pas ce qu’est ce spectacle, d’ailleurs le public y est de plus en plus jeune, et c’est complet deux fois par jour. Pour y aller un samedi, il vaut mieux s’y prendre trois semaines à l’avance. Les jeunes, je leur dis vraiment d’aller voir cette revue parce qu’elle est fantastique, et c’est pour tous publics. Il y a des dizaines de nationalités dans la salle, mais bien 30% de Français au Moulin Rouge. On y fête un anniversaire, un mariage, etc... Il y en a pour toutes les bourses : il est moins cher d’aller au Moulin Rouge en dînant que d’aller voir une grande vedette au Stade de France, dîner non compris. Et c’est un des cabarets les plus célèbres au monde...
Je viens de lire une info selon laquelle, inflation oblige, 190 représentations au moins avaient été annulées par les opéras et les orchestres pour 2023. Craignez-vous que, la crise aidant, la culture se retrouve mise en danger, et qu’elle s’élitise toujours davantage ?
Je n’en sais rien. En tout cas, au Moulin Rouge la semaine dernière c’était complet. Mais il est sûr que lorsque le climat social n’est pas bon dans le pays, ça peut handicaper la culture. Mais le Moulin Rouge c’est plus que de la culture, c’est aussi du patrimoine.
La réponse est : être simple. J’ai la même tête qu’à ma naissance. Mais je regarde aussi les choses comme elles sont. Je suis un des rares compositeurs en France à avoir touché aux grands établissements connus, Folies Bergère ou Moulin Rouge. Peut-être le seul aussi à avoir dirigé, en France, Ella Fitzgerald, avec le grand orchestre philarmonique de Nice lors de sa dernière tournée de jazz symphonique en Europe, le 25 juillet 1978 à Salon-de-Provence (château de L’Emperi).
C’est frustrant, au contraire, d’être un artiste de l’ombre, de ne pas pouvoir dire à des personnes qui aiment la musique que vous avez composée que vous en êtes l’auteur ? Sachant que vous avez aussi connu la lumière, notamment au temps de Jacques Martin...
J’ai connu la lumière en effet. Pour le show biz je ne suis pas tout à fait dans l’ombre. Pour le public oui, parce que je ne suis pas sur scène et on ne me présente pas tous les soirs, à part évidemment sur le programme. Quelquefois c’est un peu frustrant, mais j’y pense, et puis j’oublie...
C’est la vie c’est la vie (rires). À propos du terme d’auteur justement, et alors que vous avez écrit votre bio on l’a dit, n’avez-vous pas eu envie de poser plus souvent des mots sur les musiques que vous avez composées ?
Lors de mon concert à La Nouvelle Ève, le 20 mars dernier, j’ai chanté une chanson, personne ne m’attendait là. Une chanson datant des années 80, proposée alors à Nana Mouskouri qui l’avait gentiment déclinée à l’époque. Je l’ai donc enregistrée sur un single et chantée sur scène il y a quinze jours, ce fut une standing ovation. Le refrain dit : "Entre Malaga et Corfou / Tous les enfants sont de chez nous / Car la mer qui les a bercés / C’est la mer Méditerranée".
Et par la suite, écrire des textes réellement, c’est quelque chose dont vous avez envie ?
Là je parlais bien de la voix. Moi je n’écris pas de textes, je laisse ça aux professionnels. Je m’amuse pour des anniversaires, mais sinon ça n’est pas mon truc.
On entend beaucoup dire que dans le monde de la télé, et du show business en général, les relations tissées seraient assez superficielles, voire souvent intéressées. Y avez-vous fait des rencontres décevantes d’un point de vue humains, et au contraire y avez-vous rencontré des amis d’une vie ? Thierry Le Luron par exemple ?
Thierry Le Luron oui... J’ai gardé de bons contacts avec Sylvie Vartan, que j’ai accompagnée en octobre 1975 sur la scène du Palais des Congrès (Paris), et avec Johnny Hallyday pour lequel j’ai co-composé une chanson avec Jean-Pierre Savelli (Fou d’amour). Jacques Martin, mais lui était surtout un animateur télé - et aussi un bon chanteur ! J’ai travaillé deux ans avec Jacques Martin pour ses émissions télé, mais aussi pour l’album de chansons qu’on avait fait ensemble et que j’ai toujours beaucoup d’émotion à écouter. On avait pas mal de moyens à l’époque. Pour le reste, j’ai rencontré des centaines de personnes dans le show biz, mais comme le show biz n’est plus ce qu’il était, j’en rencontre moins...
Quels sont les artistes qui au cours de votre vie vous ont réellement épaté pour leur talent et leur maîtrise ? Un Bécaud par exemple ?
Gilbert Bécaud, ça a été, non pas mon "idole", le mot ne me plaît pas - celui de "fan" non plus d’ailleurs -, mais un vrai modèle. J’ai beaucoup travaillé avec Charles Aznavour aussi, une autre rencontre très agréable. Il y en a eu d’autres bien sûr...
À propos de Bécaud, on retrouve sur les CD de la compilation une belle version de la fameuse Et maintenant...
Oui, mais la version que je fais sur scène n’a rien à voir. Elle est plus symphonique. Moi quand je joue du piano, je joue du piano symphonique. J’entends par là que j’utilise les 88 touches d’un piano, blanches et noires confondues, et c’est exactement là l’étendue d’un orchestre symphonique. Tous les instruments qui font partie d’un orchestre symphonique, du plus grave au plus aigu, se retrouvent sur le clavier du piano.
D’où le titre de votre livre, Le piano est mon orchestre... Quelle musique aimez-vous de nos jours , Pierre Porte ?
Oh... Toutes les bonnes musiques. (Il entonne le refrain de Quand la musique est bonne de J.-J. Goldman).
La bio permet le retour sur soi, de faire une forme de bilan. Vous vous dites quoi, quand vous regardez derrière ?
Je me dis que pour l’instant, c’est un bilan provisoire. Disons que, sur le calendrier, le plus dur est fait. Mais le plus intéressant risque d’être encore à faire. À la fin du livre, j’écris qu’à la fin de sa vie, il faut "régler la note". Pour ce qui me concerne, toute ma vie ce sont les notes qui m’ont porté.
C’est joliment dit. Nous évoquions tout à l’heure votre concert à La Nouvelle Ève : quel a été votre ressenti, et avez-vous envie d’en refaire d’autres ?
Je n’avais pas joué en France depuis quarante ans. J’ai fait l’Olympia en 1983, le Théâtre des Champs-Élysées en 1984, et je n’ai plus joué depuis sur une scène parisienne. J’ai eu envie de faire ça pour plusieurs raisons : dire au show biz que je suis encore vivant ; leur montrer aussi que je sais jouer du piano alors que la plupart connaissent mes talents de compositeur et de chef d’orchestre. À l’applaudimètre, je me suis dit que j’ai bien fait de faire ce spectacle parce que ça a fait plaisir à tout le monde. Clairement, tout ce qu’on a fait, ça n’était pas pour nous arrêter le 20 mars à minuit. On va maintenant essayer de faire connaître ce concept de spectacle-récital, dans des conditions similaires : il faut des pianos exceptionnels, de bons éclairages, et aujourd’hui tout cela est possible. Et comme pour moi la musique a été, est et restera toujours un véritable langage d’amour, de paix et de partage, je veux que ça continue.
Vos projets, surtout vos envies ? Vous souhaiter pour la suite ?
La bonne santé, ça je l’ai. J’ai déjà fait un gros parcours... Je vais faire tout ce qui est en mon pouvoir pour que ça ne s’arrête pas là, c’est mon grand souhait.
Je vous le souhaite de tout cœur...
[EDIT 10/04/23] Et après la première, après la seconde partie, dans un spectacle il y a des rappels. Ici, il se matérialisera par une question en plus, oubliée lors de l’entretien initial mais à laquelle je tenais. Cet échange-ci a eu lieu lors du week-end de Pâques. Merci Pierre Porte !
J’ai coutume de dire que toutes les bonnes musiques méritent d’être écoutées. Si des oreilles s’interdisent d’écouter de la variété ou, à l’inverse, du classique, c’est dommage. Il est vrai que souvent les musiciens classiques trouvent la variété trop populaire pour eux. Certains n’y toucheraient pour rien au monde. Ce n’est pas le cas pour tous.
S’agissant des musiciens, beaucoup dans mes orchestres provenaient de l’opéra, de la garde républicaine... Lors de mes enregistrements (cinéma, revues...), pas mal de cordes provenaient d’orchestres classiques. Et tous étaient ravis de travailler avec moi, avec Michel Legrand, etc...
Sur la question du public, je pense au festival de Bayreuth (Allemagne), qui rassemble les amoureux de Wagner. Sans doute le public n’est-il pas exactement le même qu’au Moulin Rouge : ceux de Bayreuth trouveront probablement les revues du Moulin trop populaires. Quant à ceux qui au contraire, n’osent pas aller vers le classique, je pense qu’ils ont tort. Voyez mon triple CD : on y trouve pas mal d’extraits du classique qui sont très connus, de tous les publics. Aux XVIIè, XVIIIè siècles, des compositeurs comme Mozart, Beethoven, Liszt ont composé des choses extrêmement populaires (il fredonne plusieurs morceaux connus en improvisant des paroles dessus, ndlr).
La musique n’a pas de frontière, je l’ai redit sur scène le 20 mars, ça, c’est pour qui veut ou ne veut pas l’entendre. Quand je dis que j’ai "mal tourné" en allant vers la variété, c’est parce que j’ai été attiré par cela. J’ai mis mes 17 ans de conservatoire et d’études académiques, classiques, au service de la grande variété nationale et internationale. On peut être un musicien classique de formation et avoir en parallèle un amour véritable pour la grande variété, ça a été mon cas. Les Carpentier, Jacques Martin (dans "Musique and Music" notamment) n’étaient pas fermés au classique. Et à côté donc, j’ai joué et interprété des concertos pour piano et orchestre, j’ai joué du Bach, du Liszt, du Chopin, etc... Donc, j’invite les gens à être curieux. Écoutez mon triple CD, il y en a pour tous les goûts, sur le troisième disque notamment !
Pierre Porte à La Nouvelle Ève, le 20 mars 2023.
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Bastien Kossek : « J'aurais adoré avoir 25 ans au milieu des années 60 ! »
J’ai la joie, pour ce nouvel article estival, et donc un peu plus léger, de vous présenter pour la deuxième fois Bastien Kossek, 30 ans, journaliste et passionné de chanson française. Sa première apparition sur Paroles d’Actu, ce fut dans le cadre d’une interview à trois partagée avec Frédéric Quinonero (que je salue ici) autour d’une passion commune : Michel Sardou. Un an tout juste après cet entretien, Bastien Kossek allait sortir un ouvrage remarqué, composé de témoignages inspirés sur le chanteur : Sardou : Regards (Ramsay, 2019).
Bastien Kossek est donc de retour pour ce nouvel article, et cette fois c’est un roman, son premier, qu’il nous présente : dans Chagrins populaires (Ramsay, 2022), on suit les splendeurs et les misères de la vie amoureuse de Paul, protagoniste qui ressemble beaucoup à l’auteur... Il y est aussi largement question de cette chanson française que Bastien, pardon que Paul aime tant : subtilement amenés, ce sont des hommages bienvenus à de grosses stars de son époque fétiche (les années 60-70), les Sardou, Eddy, Delpech, mais surtout aux oubliés de ces temps-là : Dick Rivers, William Sheller ou encore Marcel Amont (auquel je fais un coucou amical au passage). Je remercie Bastien pour cet échange riche au cours duquel il n’a pas été avare en confidences. Pour le reste, je ne peux que recommander la lecture de son roman, fin et sensible : il parlera aux "amoureux au cœur blessé", aux nostalgiques aussi. Exclu. Paroles d’Actu, par Nicolas Roche.
EXCLU - PAROLES D’ACTU
Bastien Kossek : « J'aurais adoré
avoir 25 ans au milieu des années 60 ! »
Chagrins populaires (Ramsay, juin 2022).
Qu’as-tu mis de toi dans Chagrins populaires (Ramsay, juin 2022), un roman qui sonne très autobiographique ? C’est difficile d’écrire sur soi quand comme toi on raconte souvent la vie des autres ?
Oui c’est très autobiographique en effet. Je l’ai écrit au départ pour des raisons qui ne sont plus tout à fait celles pour lesquelles je le publie aujourd’hui. Au début, je pense que je voulais exprimer des choses que je ne pouvais pas vraiment dire autour de moi. Ceux qui l’ont lu - ma mère parmi les premiers - sont un peu "tombés de haut". Parce que ce que ressent Paul dans le roman, je ne l’ai montré à personne. Je pense même que j’aurais été incapable de dire tout ça, même aux gens les plus proches de moi. Finalement, ce dont on s’aperçoit aussi dans ce livre, c’est que, ceux qui m’ont le plus parlé, ce sont les chanteurs, les artistes que j’ai écoutés pendant cette période-là. Je l’ai fait... j’ai mis du temps à le faire lire.
Pendant longtemps, j’ai pensé que ce manuscrit resterait secret… mais il y a parfois des déclics accidentels, de providentiels hasards. Je te donne un exemple : quand j’ai terminé de l’écrire, j’ai imprimé quelques pages chez ma mère, parce que j’aime me relire sur papier. J’ai laissé traîner deux feuilles sur le bureau. Le soir, ma mère m’envoie un texto : "C’est super, j’ai lu ce que tu es en train d’écrire". Je l’ai appelée, en lui disant un peu vivement que ça n’était pas pour elle. Et je m’en suis tellement voulu que le lendemain, j’ai imprimé tout le manuscrit et je lui ai dit : "Maintenant que tu as lu deux pages, je te donne le tout, tu verras de quoi il s’agit". Pas mal de choses comme ça. Écrire un roman est une expérience solitaire mais malgré tout il y a eu de petits déclics extérieurs. Parfois, des potes m’appelaient la nuit, je leur lisais les pages sur lesquelles je travaillais. J’étais en contact avec des éditeurs, au départ intéressés, qui voulaient notamment que je modifie les équilibres entre l’histoire d’amour et les histoires de chanteurs, en faveur de l’histoire d’amour. Mais ça aurait voulu dire, inventer, et ça je ne voulais pas. Tout est vrai en fait, là-dedans. J’ai laissé tel quel, laissé passer un an et demi, et étant en contact régulier avec un éditeur de chez Ramsay, la décision a été prise ensuite de publier.
Est-ce que ça a été compliqué, de laisser ce texte tel quel pour édition, comme une forme de mise à nu appelée à devenir publique ?
Comme je ne l’ai pas trop relu, je ne me suis pas rendu compte. Je pense être celui qui aime le moins mon livre, et aussi celui qui le connaît le moins. Une anecdote récente : j’ai sympathisé avec Manu, qui travaille à La Grand Librarie - la librairie indépendante d’Arras, où j’ai mes habitudes. On discutait, et dans la conversation, il faisait plein de références à mon livre. À un moment, Paul parle des épis qu’il a dans les cheveux, il m’a fait une vanne là-dessus, et j’ai mis dix secondes à percuter qu’il parlait de mon livre. À un moment, il a évoqué Vianney, et je ne me souvenais plus que je lui avais adressé un - gentil - petit tacle à un moment du bouquin. Il y a aussi une allusion à Patrick Bruel, quelqu’un qui le connaît m’en a parlé... Bref, je ne l’ai pas relu, sauf pour les corrections : si j’avais relu attentivement mon texte, j’aurais certainement écrit des choses différemment. Là, c’est resté comme ça m’est venu.
Et n’a-t-on pas des réserves, à l’idée de justement publier quelque chose d’aussi personnel, ne serait-ce qu’au niveau d’une forme de pudeur des sentiments ?
Maintenant que c’est sorti, je ne m’angoisse plus avec ça. Si ça permet à des gens de mieux me comprendre, c’est tant mieux - mais ce n’était pas un objectif. Tu sais, j’ai mis beaucoup de temps avant d’imaginer pouvoir refaire ma vie, et ça n’était pas évident pour tout le monde. Souvent, les gens de ma génération tournent vite la page après une déception, parfois ils accumulent les relations... et certains que je connais ne me comprenaient pas. J’ai l’impression que, pour beaucoup, les relations sont interchangeables, en amour comme en amitié. Moi je ne crois pas du tout à ça : quand j’aime quelqu’un, je l’aime pour des raisons précises. Pour moi les choses ne s’annulent pas.
Qu’est-ce qui dans la compo de ce roman a été douloureux, et qu’est-ce qui a été jouissif ?
Douloureux... Rien. Quand j’écrivais, je ne devais pas être au top de ma forme, alors mine de rien, écrire, ça me faisait plutôt du bien. Mettre sur papier des choses que personne ne savait m’a fait du bien. Ce qui a été jubilatoire ? Parler de mes chanteurs. C’était toute une période où j’étais dans le post Sardou (Regards, Ramsay, 2019, ndlr), post succès commercial. Beaucoup d’éditeurs qui te contactent, qui te proposent des choses... On m’a proposé de faire un livre similaire au Sardou sur Goldman, pour ses 70 ans, ce que je n’ai pas forcément voulu faire. J’ai besoin de mener des projets qui répondent aux envies profondes que je peux avoir. Il faut que ça soit sincère, presque viscéral, pour que je m’engage dans quelque chose. C’est pourquoi je n’aime pas trop répondre à des commandes. Les rares fois où je l’ai fait, je n’ai pas été épanoui, etc. Dans ce milieu, il y a souvent un monde entre ce qu’on te promet et la réalité. Moi, quand je promets, je tiens. Je n’ai pas de mérite… ça vient de mon éducation, c’est sûr. Si je ne suis pas sûr de pouvoir honorer ma parole, je ne fais pas.
Ces dernières années, je suis arrivé avec deux projets, des formats un peu originaux : un sur Dick Rivers, un sur William Sheller. Limite, les mecs ont rigolé. Quand j’ai présenté celui sur Dick Rivers, l’éditeur m’a dit : "Elle est géniale ton idée… tu veux pas plutôt me faire la même chose sur Johnny ?!". J’ai compris qu’on n’accordait plus suffisamment de valeur commerciale à ces artistes pour qu’on leur consacre des documentaires, livres ou télé. Pour moi, quand j’aime, peu importe que le mec chante devant 100 000 personnes ou dans une salle des fêtes. J’aime l’artiste, indépendamment de son succès. Si j’avais une notoriété j’aimerais la mettre au service de gens moins connus. Mais Bastien Kossek ne pouvait pas écrire sur Dick Rivers, ça faisait deux mecs qui n’ont pas de succès, en gros. Mais, donc, dans le cadre d’un roman, je suis super content de pouvoir parler de ces gens.
Coucher sur papier les travers de ce Paul un peu égocentrique et tellement malheureux d’avoir perdu la Joséphine qu’il aimait, ça t’a aidé à évoluer toi-même ?
Je pense bien, oui. J’ai fait de Paul une version aggravée de moi. Mais c’est bien, parce que ce livre m’a permis de mettre sur papier plein de bons souvenirs. Et toutes les erreurs que j’ai commises. On est tous amenés à en commettre, par contre je crois que si je les faisais à nouveau, ça ne serait pas pardonnable.
Je te sens plus fin que ça, et que ce Paul parfois très agaçant...
Oui, on a du mal à l’aimer... J’espère quand même qu’on le trouve un peu attachant. Mais il est maladroit, c’est le moins qu’on puisse dire.
Si toi, narrateur extérieur, tu devais intervenir à un moment du récit pour donner un coup dans la gueule à Paul ou plus simplement un conseil, à quel moment, et quel serait-il ?
Dès le début ! Dès le premier jour. Lors de leur vraie première rencontre, il est malade et Joséphine arrive non pas avec trois médicaments, mais la pharmacie entière. Dès ce moment-là... et après on s’habitue. On s’habitue à tout dans la vie. À être le centre du monde, à être traité comme un prince... Et clairement, c’est pas bon. Cette attitude a causé la perte de Paul, je pense. Et il faut aussi partager ses passions, il n’y a pas que la chanson française dans la vie... Il faut savoir s’intéresser aux passions de l’autre.
Il y a sans surprise quand on te connaît un fond musical sonore omniprésent : celui que compose la chanson populaire des années 60-70, en ce temps où la moitié des vedettes se prénommaient Michel, dont Sardou et Delpech, parmi tes préférés. (Polnareff aussi me souffle-t-il après lecture de ce court énoncé) Qu’est-ce qui t’a fait tomber puis baigner dans ce bain-là malgré j’ai envie de dire, ton jeune âge ?
Chez ma grand-mère, c’était un peu le grand sujet : les chanteurs. Il y avait toujours de la musique qui passait. Ma grand-mère était fan de Serge Lama, ma mère aimait Sardou. Mes oncles aimaient Johnny... Il y a des familles où ça parle de politique, d’autres où ça parle de sport, moi dans ma famille c’était la chanson. On est une famille du bassin minier, ma grand-mère vivait dans les corons, mes oncles étaient ouvriers... Il y avait quelque chose... et les Sardou, les Delpech ont eu beaucoup de succès dans ces milieux populaires. Après, ce goût, c’est inexplicable. J’y suis revenu tout seul quand j’étais ado. Je théorise beaucoup sur ma passion mais il n’y a pas d’explication : si j’avais pu choisir, j’aurais peut-être choisi quelque chose qui passerait plus facilement.
Parfois on ne choisit pas ce qu’on aime ni même, qui on est, si on avait pu choisir on aurait pris le chemin le mieux accepté : je ne veux pas faire de parallèle hasardeux, mais c’est valable par exemple, aussi, pour sa sexualité. C’est tout à fait ce que dit Sardou quand il explique le texte de sa chanson Le privilège. Le gamin de cette chanson, il n’a pas choisi, et on devine bien ce qu’il lui faut de courage pour dire qui il est vraiment. Tout ça pour t’expliquer, pour en revenir à la musique - tu remarqueras que, comme mon personnage, j’ouvre souvent de longues parenthèses ! -, que je n’ai pas choisi d’aimer la variété française. C’est un marché qui est sinistré, la plupart de ces artistes sont soit décédés, soit hors du jeu artistique. Si j’avais pu choisir, j’aurais été fan de rap, ça aurait été magnifique : j’aurais connu une époque de création foisonnante, j’aurais vu plein de concerts, des disques sortant chaque semaine, Skyrock branché tout le temps. Mais j’ai pas choisi... J’y pense parfois, je me dis : j’ai 30 ans, ils sont tous morts ou presque, qu’est-ce que je vais devenir ?
D’ailleurs à un moment du récit, Paul dit à Joséphine : "On aura tout le temps de voyager quand tous mes chanteurs seront morts"... Sans trop raconter l’intrigue, j’ajouterai que ce Paul très féru de supports physiques à la papa trouve finalement intérêt, et même un peu plus que ça, à s’initier à la conso numérique et au partage social de ses musiques. Et toi penses-tu sincèrement que les outils d’aujourd’hui peuvent contribuer utilement à transmettre le goût de plaisirs anciens ?
Je pense que oui. Comme mon personnage, j’en suis devenu adepte. Au moment où je te parle, je suis en voiture, mon appli tourne toute la journée. Si je veux faire découvrir des chansons à des gens autour de moi, c’est quand même plus pratique que de les faire venir dans mon bureau pour leur passer un vinyle. Là je leur passe le son, je peux leur raconter l’histoire du titre, du chanteur... Je suis un grand collectionneur de disques : j’achète des vinyles mais ils vont tourner deux ou trois fois. Par contre, la chanson, je l’écoute inlassablement, dans ma voiture ou autre, en numérique. Mon temps d’écoute, c’est 95% de numérique et 5% de physique en ce moment, et ça se rapproche des ventes actuelles. Je reste très attaché au physique, aux pochettes, etc. Mais j’aime aussi le dématérialisé, pour son côté pratique.
Et tu penses que ça peut aider à faire connaître ces chansons anciennes auprès de jeunes publics ?
J’espère... Après, si tu regardes le top des ventes albums, c’est beaucoup du rap, essentiellement grâce au streaming. Donc, je me fais peu d’illusions : je ne pense pas qu’un mec de 20 ans veuille se faire l’intégrale de Julien Clerc. Idem quand Cabrel ou Goldman ont finalement accepté de mettre leur catalogue en ligne : pas sûr que la jeunesse française se soit précipitée dessus... Mais prends par exemple, Bécaud. Il est à mon avis le grand oublié de la chanson française depuis sa disparition. Sa chanson Je reviens te chercher a tourné partout dans une pub liée au Covid. Je suis persuadé que des gens qui ne la connaissaient pas ont Shazamé, puis streamé... Même chose pour William Sheller, avec sa chanson Un endroit pour vivre qui a été utilisée pour la pub d’Intermarché il y a quelques mois... J’espère qu’il y a des curieux voulant découvrir une autre chanson de tel artiste, puis une autre, etc... Je pense que ça ne séduira pas des masses, mais si au moins ça plaît à quelques individus... Pour mon livre c’est pareil : ça ne séduira pas les masses, mais j’ai eu des retours de gens qui, lisant le bouquin, écoutent les chansons en même temps. Je fais des tartines, presque trop je pense, sur l’album "Comme vous" de Michel Delpech, mais plein de gens m’ont dit qu’ils l’ont écouté, et ça m’a fait super plaisir. Avoir eu cette curiosité.
Oui, il y a aussi la vertu de ces albums de reprises par des chanteurs de maintenant qui remettent en lumière des anciens... Bon, et finalement tu l’aimes notre époque ? Si un gars un peu allumé te proposait de partir en DeLorean, avoir 25 ans en 1965, tu dirais oui et si oui, aller-retour ou aller simple ?
J’adorerais ! Je pense que ce serait un aller simple. Je suis terrifié quand j’entends les mecs qui ont vécu cette génération et qui sont un peu en mode : "C’est bien d’avoir ton âge"... Bah non, en fait. Ils n’ont peut-être pas pu en profiter, mais moi, tu me fais revenir à 25 ans au milieu des années 60, je sais que je vais kiffer pendant 20 ou 25 ans.
Anecdote : je me suis très bien entendu avec un monsieur, Régis Talar, qui était le fondateur et directeur de la maison de disques Tréma, qui était la première maison de disques indépendante française. Ils ont eu Sardou en tête d’affiche, ils ont eu Aznavour et failli avoir Claude François... Je me suis lié d’amitié avec cet homme à la fin de sa vie. Il me fascinait : il avait 80 ans, mais j’allais le voir dans son bureau, bureau magnifique, des disques d’or partout, il était à genoux sur sa moquette, il se faisait sur papier les tableaux de la Coupe du monde, c’était à l’été 2018. Tel match, telle affiche, sur TF1 à telle heure... Un gosse ! Je lui demandais toujours de me raconter des anecdotes sur la création de Tréma, son développement...
Un jour j’en suis venu à lui demander : vous pensez que si j’avais eu l’âge que j’ai à cette époque-là, on aurait travaillé ensemble ? "Quoi, tu aurais voulu chanter ?" Non, être comme vous, producteur, attaché de presse, faire partie de la maison Tréma. Il m’a dit que si j’étais venu frapper à sa porte, avec ma personnalité, mon côté passionné, il m’aurait engagé. Et ça m’a fait hyper plaisir. Mais voilà, ça me fait une belle jambe. J’aurai jamais 25 ans dans les années 70, et je ne serai jamais de l’aventure Tréma ! Donc pour répondre à ta question, oui j’irais ! Mon père est né en 1955, il a l’âge de partir en retraite. Il a vécu des choses magnifiques, et je crois qu’il n’aurait pas envie d’avoir mon âge aujourd’hui. Il est bien content d’avoir eu cet âge dans les années 70.
Donc tu renoncerais à tout pour partir ?
(Il hésite) Moui... Il y a bien des mecs qui veulent aller sur la Lune, ou tester des choses pour être immortels. Moi ça j’aimerais bien. C’est une expérience que j’aimerais vivre !
Finalement, tu l’aimes un peu quand même notre époque ?
Pas des masses... Après, on a l’impression que mon personnage en souffre. Moi, je suis lucide, je pense l’être. Je vois et j’entends des trucs improbables, mais ça ne m’empêche pas de vivre. Je ne suis pas en souffrance au quotidien. Je vis, comme un mec de 30 ans, même si un peu immature, mais pas calfeutré comme lui. Je fais avec l’époque, je sais ce que j’en pense, je ne vais pas la combattre parce que je n’y peux pas grand chose...
Si tu avais pu passer une heure avec un artiste disparu, lequel et pour lui raconter quoi, lui demander quoi ?
Réponse très simple, parce que globalement, je n’ai pas envie de rencontrer mes idoles, par peur d’être déçu par ce qu’ils sont et par ce que la notoriété a pu faire d’eux. Parmi tous, Eddy Mitchell me semble être le mec le plus "normal" de la bande. Donc ça aurait pu être une réponse... mais la vraie réponse que je vais te faire, ce sera Dick Rivers. J’ai ce regret, et je me sens presque coupable de l’avoir tant aimé après sa mort. Je le raconte dans mon livre : ce qui m’a donné envie de découvrir Dick Rivers, c’est cet article paru le jour de sa mort, dans lequel le journaliste a trouvé le moyen de se moquer de lui, de son allure, de sa crinière noir corbeau, de ses santiags – en plus, c’était pas des santiags mais des bottes de cow-boy ; rien à voir ! Moi, j’ai trouvé ça improbable de le caricaturer à ce point, même ce jour-là... Alors, je me suis renseigné, j’ai voulu faire mon propre avis, j’ai commencé à écouter ses chansons...
Petite anecdote : avant de faire mon livre Sardou, j’ai bossé avec Amir sur lequel je faisais un documentaire, pour la télé. Un jour, je vais tourner chez Warner, rue des Saints-Pères, parce que pour ce docu je devais interviewer la patronne de la maison de disques. C’était vers l’été 2017, il n’y avait personne chez Warner. Je dis des banalités à mon interlocutrice : "C’est vide chez vous, personne ne bosse ?". Elle me répond, en gros que si, il y a Dick Rivers qui vient les "saouler régulièrement". "Et d’ailleurs, il est encore sûrement à l’étage du bas, avec son manager". Je ne connaissais pas vraiment Dick Rivers, mais je me souviens que j’ai trouvé le moyen de rire de lui, d’avoir cette complicité avec une dame que je venais tout juste de rencontrer. Maintenant je me sens coupable. Je me dis : si je savais tout ce je sais maintenant sur lui, et sachant qu’il était un étage en-dessous de moi, mais j’aurais été le plus heureux du monde, je me serais fait un plaisir d’aller le saluer et de lui dire toute l’admiration que j’ai pour lui.
Oui... c’est un peu triste, c’est un peu son drame : il méritait sans doute d’être mieux considéré et n’était probablement pas le plus antipathique de tous. Il y a cette anecdote aussi, de Drucker qui n’a jamais voulu lui consacrer un "Vivement dimanche". C’est un bel hommage que tu lui rends...
En tout cas ça me tenait à cœur de le faire. Il était sur la ligne de départ, avec Eddy et Johnny, et maintenant il est le laissé-pour-compte. Au début, il est au même niveau qu’eux, et avec les Chats sauvages ils démarrent très fort. Pourquoi ? Délit de sale gueule ? Parce qu’il est un provincial alors que les deux autres sont des Parisiens ? Certes il n’écrit pas comme Eddy. Physiquement, il n’est pas Johnny. Mais pour moi, sa voix est magnifique. C’est le Johnny Cash français, et on n’en a pas assez pris conscience. Il a toute sa vie couru après les deux autres, quitte à être archi-pénible (ce que je raconte aussi). Mais l’étant moi-même, si je l’avais rencontré je pense que j’aurais pu le comprendre.
As-tu eu d’encourageants premiers retours, notamment peut-être de la part de gens dont s’est inspirée ton histoire, ou d’artistes que tu suis et qui désormais vont peut-être te suivre aussi ?
Oui, j’ai eu beaucoup de retours. Ce qui m’a touché, c’est de me dire que des mecs qui n’ont jamais lu de bouquin - et j’en ai quelques uns autour de moi - l’ont lu, et parfois m’ont fait des retours en temps réel et précis. Par exemple, mon gardien au foot qui n’avait pas lu de livre depuis le collège. Le patron d’un bar dans lequel j’ai mes habitudes, qui est devenu un ami, pareil. Certains m’ont dit que ce que ressentait mon personnage, ils l’avaient ressenti aussi. C’est bien. C’est un truc un peu nombriliste au départ je le reconnais, mais finalement pas mal de gens peuvent s’y retrouver. Voilà un truc qui me fait vraiment plaisir !
Ta playlist idéale, un top 10 pour passer du rire aux larmes ou des larmes au rire, sorte de montagnes russes des émotions ?
(Réponse parvenue par écrit quelques jours plus tard, le 13 juillet, après réflexion "à tête reposée").
En créant la playlist Chagrins populaires sur les différentes plateformes de streaming, j’ai pris conscience qu’à l’heure actuelle, il m’était impossible d’écouter les titres qui la composent. D’une certaine façon, aujourd’hui, c’est comme si j’étais trop heureux pour goûter des chansons aussi tristes. Puisque tu me demandes de composer une nouvelle playlist dans le cadre de cette interview, j’ai décidé de prendre le contre-pied : que des chansons euphorisantes ! D’un point de vue mélodique, tout au moins…
William Sheller – Les filles de l’aurore
Florent Pagny – Ça change un homme
Michel Sardou – Valentine Day
Hubert-Félix Thiéfaine – Mathématiques souterraines
Archimède – Je prends
Bénabar – Les belles histoires
Dick Rivers – Si j’te r’prends
Eddy Mitchell – À travers elle tu t’aimes
Sheila – Je suis comme toi
Janie – Compile
D’ailleurs il y a du vrai dans cette histoire de playlist qui, dans le roman, rencontre un grand succès ?
Pas vraiment, mais on peut faire un parallèle avec mon livre sur Sardou : un petit succès que j’ai pu connaître à ce moment-là...
Est-ce que tu écris des chansons, est-ce que tu composes un peu de la musique et si oui, tu attends quoi pour nous faire découvrir tout ça ?
Non. J’adorerais. Je n’ai malheureusement pas ce talent. Je trouverais ça génial mais je serais incapable de faire ça.
Écrire des chansons, je pense que tu ferais ça bien !
Il faudrait que je m’y attelle... Je suis admiratif : en 30 lignes ils arrivent à dire avec plus d’efficacité ce que moi j’ai mis 200 pages à exprimer !
Un message pour quelqu’un, n’importe qui ?
Si William Sheller lit l’interview, j’aimerais qu’il sache qu’il a été mon plus fidèle compagnon pendant des mois, notamment pendant l’écriture du livre, et que je lui dois beaucoup. Je parlais tout à l’heure de la chanson Un endroit pour vivre ; pour toute te dire, William Sheller était devenu un peu mon "endroit pour survivre" ! Je l’écoutais du matin au soir. Je m’en veux de le délaisser un peu, mais comme aujourd’hui je suis quand même mieux dans mes baskets qu’après cette rupture... Quand t’es heureux, t’écoutes pas William Sheller. Pour moi, il est, peut-être avec Jacques Revaux, dans un style plus populaire, le plus grand compositeur contemporain. Un musicien exceptionnel, et aussi un excellent auteur. Et un merveilleux interprète ! J’adore sa voix. Elle me touche. Pas forcément besoin d’une grande voix qui va atteindre des notes impossibles. Barbara lui disait : "Tu n’es pas un chanteur, tu es un diseur". Moi, ça me va très bien !
Tu l’as déjà rencontré ?
Non, je ne l’ai jamais rencontré.
Ne refais pas la même erreur qu’avec Dick !
Après, William Sheller, c’est quelqu’un qui a un certain âge aujourd’hui, il vit retiré du milieu du show biz, il vit en Sologne et je pense qu’il n’a pas trop envie qu’on l’embête. Parfois on a échangé par écrit. C’est déjà magnifique...
Il y a une histoire assez fascinante, avec William Sheller : l’an dernier, il a sorti son autobiographie. Il y a eu un peu de presse, et notamment une double page dans Le Parisien avec une grande photo sur laquelle il posait devant sa bibliothèque. Je regarde la photo, et un truc m’attire l’oeil : je vois que, parmi ses livres, il y a mon livre, Sardou : Regards... Comme je lui avais écrit, qu’il m’avait répondu, comme je lui ai un peu raconté ma vie dans une de mes lettres, je pense qu’il a acheté mon bouquin. Je ne vois pas d’autre explication : je ne pense pas qu’il soit un fan de Sardou. Me dire que je suis dans la bibliothèque de William Sheller, je trouve ça incroyable ! Et ça me fait penser que peut-être je devais lui envoyer mon roman...
Ça sans doute, et je ne peux que t’engager vigoureusement à le faire. Avec une ouverture, dans la dédicace, pour faire quelque chose avec lui... Justement, tu m’as parlé un peu de tes projets. C’est quoi tes projets et surtout tes envies pour la suite ? Penses-tu avoir pris le goût de l’écriture de romans ?
Mes projets... c’est marrant, j’ai eu une conversation il y a deux/trois jours avec un journaliste belge passionné de chanson française comme moi. Quand je dis que je suis lucide, je le suis y compris sur le fait de dire que, cette passion pour la chanson française, je pourrais la conserver toute ma vie mais je ne pourrais pas en faire une partie de mes activités professionnelles toute ma vie. Les impératifs commerciaux étant ce qu’ils sont, il me reste peut-être quelques années encore, peut-être un livre à faire autour de cette passion. Pourquoi pas sur Eddy Mitchell, la dernière des légendes vivantes ? Je pourrais bien lui consacrer quelques mois de travail. Mais pas sur le modèle de mon livre sur Sardou. Je ne veux pas faire une "collection" Regards comme on m’a suggéré.
S’agissant d’un futur roman, pourquoi pas mais ça n’aurait plus rien à voir avec moi. Il pourrait y avoir des références à la chanson française, mais beaucoup moins marquées. Par ailleurs j’ai d’autres projets liées à d’autres passions. De manière générale, j’ai envie de pouvoir vivre de mes passions le plus longtemps possible...
Belle réponse. D’ailleurs tu ne m’avais pas parlé d’un projet de livre sur Serge Lama ?
Je suis un peu poissard, comme mec... J’avais un projet qui se serait appelé Serge Lama : Carnets de tournée ou Carnets d’adieux, on ne savait pas trop. Je l’avais suggéré à sa productrice et épouse, Luana. L’idée, c’était de suivre sa dernière tournée derrière les rideaux, comment se sent Serge Lama, ou plutôt, que ressent un chanteur de variétés aussi populaire, qui a tourné sur toutes les routes de France pendant 60 ans, quand il chante pour la dernière fois à Bordeaux sa ville natale, à Lille, le soir de son tout dernier spectacle... C’était le plan, mais ça a été annulé, parce que Serge Lama a annulé sa tournée... Dommage, ce projet me tenait à cœur, ça n’était pas une commande mais quelque chose que moi j’avais imaginé, et j’avais très envie de le faire.
Tu vas le lui envoyer ton roman, à Sardou ?
(Il réfléchit) Je peux le lui envoyer. Après je me dis qu’il y a trop d’états d’âme, trop de "moi" là-dedans, je n’ai pas envie d’encombrer les artistes que j’aime avec ce côté un peu nombriliste du personnage. Bien sûr que je serais hyper content que William Sheller lise les cinq ou six pages qui lui sont consacrées, que la veuve de Dick Rivers lise les chapitres où je lui rends hommage, que Sardou lise ce que j’en dis et qui témoigne de mon admiration constante pour lui. Pourquoi pas. Il a mieux à lire Michel, il a lu de grands livres dans sa vie, il n’est pas né pour ça.
S’il est dans un bon jour ?
Question de timing ! (Rires)
As-tu un dernier mot ?
Non... Je suis ravi de cet échange. Si moi j’avais un blog, je ne m’intéresserais pas à Bastien Kossek qui a sorti Chagrins populaires. Qu’un média s’intéresse à moi me fait plaisir. Et là ça me fait d’autant plus plaisir que toi tu l’as lu et bien lu. Je ne peux que te dire merci !
Entretien réalisé le 7 juillet 2022.
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Alain Wodrascka : « Toute la vie de Michel Berger tourne autour de l'abandon de son père »
Le 2 août marquera le 30ème anniversaire de la disparition, à 44 ans seulement, d’un des auteurs-compositeurs les plus influents des années 1970-80 en France : Michel Berger, terrassé par une attaque, ultime reddition de ce cœur qui, au propre comme au figuré, aura connu un peu plus que son lot de tourments. L’homme, discret, aura finalement brillé via les autres, France Gall en particulier bien sûr, plutôt que comme interprète. Mais, 30 ans après, sa trace est perceptible, ses chansons s’écoutent toujours, sans vrai coup de vieux, et ses textes restent à découvrir. À découvrir pour en extirper, l’air de rien, la sensibilité, les colères aussi qui s’y cachent.
Qui était Michel Berger ? Qu’est-ce qui l’animait ? Plusieurs auteurs se sont penchés sur cette question. J’ai choisi d’inviter, pour cette nouvelle interview, le biographe et artiste Alain Wodrascka, auteur de Michel Berger, il manque quelqu’un près de moi (L’Archipel, juin 2022). Titre évocateur, tiré d’une chanson emblématique, Quelques mots d’amour, une de celles dans lesquelles ce pudique s’est livré. Un ouvrage riche en témoignages, à lire pour connaître, "pour comprendre" l’homme, les maux derrière les mots, et pour appréhender aussi l’impact de sa musique. Merci à M. Wodrascka pour cet échange animé, que j’ai choisi de retranscrire comme il s’est fait. Exclu. Paroles d’Actu, par Nicolas Roche.
EXCLU - PAROLES D’ACTU
Alain Wodrascka : « Toute la vie de Michel Berger
tourne autour de l’abandon de son père... »
Michel Berger, il manque quelqu’un près de moi (L’Archipel, juin 2022).
Pourquoi cette nouvelle bio de Michel Berger, sur lequel vous avez déjà pas mal travaillé ?
J’ai travaillé une fois sur lui, il y a dix ans, donc ça fait déjà un certain temps. C’était déjà un livre sur lui, mais un livre illustré, il n’y avait donc pas la possibilité de s’exprimer autant sur le sujet, même s’il était relativement complet.
Quels éléments nouveaux avez-vous souhaité apporter, 30 ans après sa disparition ?
Je trouvais que je n’avais pas dit tout ce que j’avais à dire. En outre, il se trouve que j’ai travaillé sur France Gall, puis sur Véronique Sanson par la suite, donc à chaque fois le sujet Michel Berger était évidemment exploité. Et comme c’est quelqu’un qui me passionne, c’était une évidence pour moi que j’avais d’autres choses à dire, d’autant plus qu’on lit beaucoup de choses, tout et n’importe quoi à mon avis, sur le sujet. On fait beaucoup parler les morts... Cela dit, je ne prétends pas avoir toutes les vérités possibles. Mais j’ai enquêté, je me pose des questions quand il s’agit d’assertions soutenues par tout le monde. Il est mort en 1992 : depuis, on a pu inventer une histoire... J’ai voulu explorer tout cela avec bienveillance et une sympathie, au sens étymologique - "souffrir avec". Je l’ai fait vraiment de façon fraternelle, même si je n’ai jamais connu le personnage. J’ai en revanche eu des témoignages de la part de personnes importantes ayant gravité autour de lui.
L’abandon depuis la blessure originelle, le départ du père, c’est le marqueur essentiel, comme un fil rouge dans la vie de Michel Berger ?
Évidemment, pour moi c’est fondamental. Je sais bien que je n’ai rien inventé, mais je crois que toute sa vie tourne autour de cette scène primitive qui a lieu quand il a 5 ans et des poussières, et qui va conditionner toute son existence. D’autant plus qu’il était le plus petit de la fratrie, il n’avait donc pas les armes assez affûtées pour pouvoir vivre une chose pareille. Son grand frère et sa soeur étaient plus âgés. Tous assistaient à la dislocation de la famille, au départ du père sans explication. Et dans sa vie, Michel revivra des scènes de cette nature, qu’il aura plus ou moins inconsciemment provoquées.
Vous pensez que, plus ou moins consciemment, ce sont des choses qu’il a provoquées ?
S’agissant de Véronique Sanson, l’a-t-il vraiment choisie ? Pour moi c’était un peu une union arrangée : les mêmes milieux sociaux, des familles qui se connaissaient... À l’époque, plus que maintenant, on voyait beaucoup les gens que les parents voulaient que l’on fréquente. Il s’est attaché, et elle lui a fait vivre exactement la même chose que son père. Il n’y a pas de hasard dans les choix qu’on fait à mon avis. Il y a des ruptures dans la vie, mais là on ne parle pas de ruptures, mais bien d’abandons : des gens qui partent sans l’expliquer.
Il y a eu aussi ce choc de cet ami très cher qui s’est suicidé...
Oui, là il s’agit plutôt d’accidents de vie. Mais qui évidemment ont eu une résonance par rapport à ses deux histoires d’abandon. Effectivement, son meilleur ami, Antoine, a décidé de s’ôter la vie... Ce sont des choses qui arrivent. Mais ça lui est arrivé, à lui... Michel Berger était quelqu’un de très complexe. Sous des apparences légères, ses chansons étaient souvent très graves, surtout celles qu’il interprétait lui-même. Celles écrites pour les autres, c’est un peu différent. Quoique, prenez Quelque chose de Tennessee, c’est une chanson grave...
Michel Berger, c’est d’abord dans votre esprit, un compositeur, un auteur ? Ne néglige-t-on pas, peut-être, son côté révélateur de talents en ce qu’il a aidé Véronique Sanson à trouver sa patte musicale, contribué à relancer les carrières de Françoise Hardy et Johnny Hallyday, et bien sûr fait d’une France Gall un peu ringardisée une authentique pop star ?
Pour moi, c’est un grand compositeur, et un auteur très inégal. J’en parle d’ailleurs, en citant Françoise Hardy qui a le même regard que le mien. Il avait une énorme exigence sur plein de détails d’interprétation, d’orchestration, etc... et des textes parfois faits au fil de la plume. Dans les années 70, c’était un peu le truc de Véronique Sanson aussi, d’écrire des textes rapidement sans forcément se relire. Eux deux sont issus de l’école anglo-saxonne où le son prime plutôt que le sens. Mais la chanson française peut difficilement se permettre ça. On ne peut pas faire du Elton John en français. Quoique si, on peut le faire, il l’a fait ! Mais c’est mal perçu parce que la chanson française est issue de la poésie. Il y a eu un glissement de l’un à l’autre, avec Prévert, etc... Alors que la pop, la musique anglo-saxonne n’a pas de lien précis avec la poésie. Ça passe difficilement en français à mon avis, même dans un registre populaire. Lucy in the Sky with Diamonds, "Lucy dans le ciel avec des diamants", on ne peut pas répéter ça pendant cinq minutes en français.
Michel Berger négligeait les textes alors même qu’il était capable d’en écrire de très bons et de très profonds. Mais il a fait des efforts par la suite, parce que ça ne passait pas auprès de la presse culturelle française. Il y a eu l’aventure Starmania, la collaboration avec Luc Plamondon qui a apporté une évolution. Il y avait aussi le regard exigeant de son épouse et interprète, qui avait travaillé avec Gainsbourg et Étienne Roda-Gil, Maurice Vidalin... durant la première partie de sa carrière. Je trouve que globalement, au moins les premiers temps, comme auteur, il n’était pas toujours à la hauteur de son talent de compositeur. Mais, à partir de Cézanne peint, il y a une constance d’écriture qui durera jusqu’à la fin.
Quant au fait qu’il ait révélé autant d’artistes, oui effectivement c’est incroyable...
Il a su en magnifier certains, donner confiance à d’autres...
Oui. Déjà, à mon avis, ses forces à lui, c’est d’avoir inventé avec Michel Bernholc un nouveau style musical. Bernholc traduisait avec des partitions ce que Berger avait dans la tête. Michel Berger était autodidacte, lui n’écrivait pas la musique. Bernholc lui apportait ce qu’il lui manquait sur le plan de la musique, de l’orchestration, etc... Ce duo-là a été très important. Il y a un avant et un après Michel Berger, on reconnaît tout de suite sa patte.
Par rapport au rôle qu’il a joué auprès des autres, il faut rappeler qu’il a été directeur artistique au départ, chez Pathé-Marconi, des années 60 au début des années 70. Comme vous dites, il a été très doué pour propulser des talents et remettre en selle et en scène des talents qui étaient dans une impasse, comme Françoise Hardy qui n’avait pas eu de succès depuis Comment te dire adieu en 1968. Elle faisait des "ronds dans l’eau" depuis quelques années. Il va lui écrire Message personnel. Pour Johnny, même chose : avant Quelque chose de Tennessee, il était ringard. Je l’ai vécu : au lycée, peu avant cette chanson, une jeune fille avait un t-shirt à l’effigie de Johnny Hallyday, tout le monde se moquait d’elle. Il représentait quelque chose de passé, un vieux show business. Berger l’a vraiment relancé, et ça a duré jusqu’à la fin...
Quant à France Gall, effectivement, c’est encore plus fort, et pas ponctuel. C’est une chanteuse qui n’arrivait plus du tout à avoir de crédit depuis 1967, et à partir de 1974 les succès vont s’enchaîner. Plus que ça, elle va devenir la seconde voix de Berger et aura plus de succès que lui chantant ses propres chansons. C’est un phénomène assez rare, comparable à Souchon-Voulzy.
Après avoir lu votre bio ça m’a donné envie de réécouter des créations de Michel Berger, mais plutôt chantées par France Gall justement. N’est-ce pas là un de ses "drames", un grand talent pour mettre les autres en avant, mais un relatif manque de charisme pour soi ?
Est-ce un "drame" ? Une frustration je pense, chez lui. Cela dit, il était heureux quand il avait du succès comme interprète, mais je pense que ce n’était pas vraiment sa vie. Quand il parle des chanteurs dans ses propres chansons, il ne parle pas de lui. Les princes des villes, ces rock stars, ça n’est pas lui. Il ne se met pas dans la mêlée. Il aimait chanter en public mais il n’avait pas plaisir, par exemple, à improviser une chanson devant une manifestation quelconque... Il aimait enregistrer en studio, monter sur une scène, mais il n’était pas un adepte de la défonce scénique, pas un Jacques Higelin pour parler de la même génération.
Il y a bien une question de charisme. Une question aussi d’image à casser : lui voulait toujours avoir le contrôle de soi. C’était d’ailleurs quelque chose de très familial : son père a dirigé sa propre opération sans anesthésie pour en avoir le plein contrôle. Michel Berger voulait avoir le contrôle de lui : un verre d’alcool maximum, jamais d’excès... La rock’n’Roll attitude, ça n’était pas pour lui qui se couchait à 10h du soir. Sa femme, elle, l’avait.
Les collaborations de Berger avec Daniel Balavoine et Johnny Hallyday ont été couronnées de succès sur le plan artistique, et des amitiés sont nées. L’un comme l’autre n’ont-ils pas été, dans des styles différents, des fantasmes pour ce garçon bien élevé qui n’osait pas crier lui-même ses rages et ses révoltes ? Plus simplement n’a-t-il pas préféré l’ombre à la lumière ?
Oui, alors, Balavoine, il n’a pas directement écrit pour lui, à part les chansons de Starmania. Quant à Johnny effectivement, il exprimait via cet interprète une certaine violence qu’il avait du mal à exprimer lui-même. Peut-être aurait-il voulu, mais on ne se refait pas... Il avait plus le look d’un chercheur du CNRS que d’une rock star.
Il était trop bien élevé pour chanter Quand on arrive en ville ?
À chacun son registre. Cette chanson ne correspondait pas à sa sensibilité. Pas davantage, les chansons de Diane Dufresne dans Starmania. D’ailleurs il n’a pas du tout chanté dans Starmania. Une chanson qui s’appelait Paranoïa lui convenait mais à part ça... Les uns contre les autres, peut-être ?
Vous indiquez bien en tout cas dans votre livre que sous ses airs très BCBG il y avait de vraies révoltes...
Oui, de vraies révoltes. Un grand désir de justice sociale, un engagement politique aussi. Mais il ne se sentait pas d’exprimer tout cela directement, ça n’était pas lui. La chanson Voyou est très symbolique de cela : quand elle est sortie, les gens riaient quand ils l’entendaient. Elle a eu un petit succès, mais elle n’était pas vraiment crédible. Il y prend la défense des délinquants, pourquoi pas, mais avec une interprétation très féminine qui ne passait pas vraiment. Si France Gall l’avait chantée, elle serait passée.
Qu’est-ce qui définit la "patte" Berger, paroles et musique ?
Sa musique est assez simple, avec des suites d’accords qui sont les siennes, qui ne ressemblent qu’à lui. Un sens de la mélodie hors pair, ce qui est rare. Un côté rythmique aussi, évident. Pour les paroles, l’art de dire avec légèreté des choses graves avec l’air de ne pas y toucher. Prenez Résiste, il y a une phrase qui dit "Tant de liberté pour si peu de bonheur, est-ce que ça vaut la peine ?" C’est glissé dans une chanson, comme ça, alors que c’est un vrai message politico-philosophique. Il a préféré toucher un plus grand public avec une manière populaire en adressant un message politique d’humanisme et de tolérance plutôt que d’aller dans la chanson engagée qui est écoutée par un public plus restreint. Il a fait rentrer la chanson humaniste, "de gauche", dans tous les foyers français.
Vous convoquez une comparaison intéressante avec James Dean, dont l’histoire est évoquée dans La Légende de Jimmy. Vivre vite avec un sentiment d’urgence, ne pas perdre de temps, quitte à se mettre en danger, c’est quelque chose qui colle bien à ce Berger perfectionniste qui voulait créer rapidement et laisser une trace ?
Oui, c’est quelqu’un qui effectivement était dans l’urgence, voulait toujours aller très vite. Et en même temps je suis prudent avec ce sujet : quand la personne n’est plus là, on dit qu’elle était forcément dans l’urgence. Peut-être à la fin de sa vie, parce que, s’il était dans un certain déni, il avait eu des alertes par rapport à sa pathologie. Quoi qu’il en soit, en 44 années, il a fait un nombre incroyable d’expériences. En cela je crois qu’il est comparable à Jacques Brel, mort à 49 ans. Chacun d’eux, rapporté à ce qu’il a créé, a vécu 90 ans. Et la trace est bien là, elle n’est pas venue tout de suite, mais avec le temps.
Vous laissez entendre que Michel Berger, malade du coeur, aurait négligé de se soigner en partie à cause d’une méfiance qu’il aurait intégrée vis-à-vis du corps médical, son père étant lui-même médecin...
Oui, il avait je crois une très mauvaise image de la médecine, qu’il rattachait à l’univers de son père. L’abandon par son père de sa famille a certainement provoqué ce sentiment de répulsion. Il savait qu’il était malade, d’ailleurs son père lui avait adressé une lettre lui conseillant d’aller consulter un cardiologue, il avait eu des alertes... Avec son épouse France Gall, il avait eu quelques mois avant sa disparition des problèmes d’essoufflement dans une station de ski. Un de ceux qui furent ses partenaires au tennis m’a raconté qu’un jour ou deux avant son décès, lors d’une conversation qui tournait autour des régimes, Michel Berger avait dit ne pas suivre le traitement qui lui avait été prescrit. J’ai voulu aller à la source pour ce genre d’info, parce que beaucoup de choses ont été dites.
Il y avait sans doute aussi, une forme de fatigue. Et il y avait la maladie de Pauline, très présente dans son esprit, ses collaborateurs dont Michel Bernholc en ont témoigné. Quelque part, ça lui aurait été impossible de survivre à sa fille. Mais je le dis avec prudence, on ne sait pas ce que les gens ont dans leur tête...
Il faut noter aussi la décision de France Gall, en 1988, de ne plus chanter. Pour moi, la troisième grosse scène d’abandon. Je crois qu’il ne s’en est jamais remis.
Que reste-t-il, 30 ans après sa mort, de Michel Berger ? Qu’est-ce qui restera dans 30 ans parmi l’oeuvre de Berger ?
Dans 30 ans, je ne peux pas vous dire ! (Rires) Quoi qu’il en soit, les années passent plus vite qu’on ne le sent. Il y a 30 ans, quand j’ai appris comme tout le monde, par le JT, la mort de Michel Berger, je ne pensais pas que 30 ans après on en parlerait autant. Ce qu’il reste ? Une oeuvre assez moderne pour qu’on puisse l’entendre assez régulièrement dans les radios : on entend La groupie du pianiste, on entend Paradis blanc, on entend Évidemment... Il jouait du piano debout, vous l’entendez sur pas mal de radios... Et à chaque fois, ça n’est pas présenté comme un antiquité, ça fait partie de l’air du temps. Des titres en avance, et intemporels. D’autres ont plus mal vieilli, comme certains de la deuxième partie des années 80, assez agaçantes avec les caisses claires synthétiques. Les orchestrations de Débranche, etc... sont très marquées par une époque. Mais, pour en revenir à celles qu’on écoute toujours et qui pourraient avoir été faites hier, on peut dire, c’est mon avis en tout cas, qu’il était un "génie de l’art mineur".
A-t-il vraiment été visionnaire, sur Starmania et d’autres choses ?
Oui. Après, il a eu l’idée mais il a fait appel à un auteur, sur Starmania. Un nord-américain, Luc Plamondon donc, sur le conseil de sa femme, parce qu’elle pensait qu’il n’aurait pas la violence nécessaire pour écrire ce qu’il voulait écrire, et je crois qu’elle a eu raison. Mais visionnaire oui, à un point assez incroyable. Starmania a été écrit dans les années 1975-77. Le premier album avec les chansons sort en 78. Il était inenvisageable, à l’époque, d’imaginer que les réseaux sociaux allaient exister. Et je ne parle même pas d’internet. Starmania, c’est ce que nous vivons depuis quelques années, mais ça n’était pas du tout envisageable à cette époque-là. Starmania c’est une histoire où tout le monde veut devenir star, et c’est un peu ce qu’on vit avec les réseaux sociaux. Avec toutes les histoires de cyber-harcèlement, etc... Michel Berger était quelqu’un d’une intelligence supérieure mais il voulait exprimer les choses avec une certaine simplicité.
Michel Berger en 3 qualificatifs ?
(Il hésite longuement) Inventif, c’est clair. Pygmalion. Protestant. Oui, c’est ça.
Même question pour France Gall ?
Pas protestante du tout. (Rires) Interprète. Opiniâtre. Solaire. Ce côté solaire, c’est un peu ce qui lui manquait à lui qui était plutôt quelqu’un de l’ombre. Elle a éclairé son oeuvre. Dans un vrai couple, il y a ce genre de complémentarité. La gémellité fonctionne difficilement pour un couple.
Si vous aviez pu l’interroger de son vivant, quelles questions lui auriez-vous posées ?
Bonne question... Pourquoi ne pas avoir fait de psychanalyse ? Je pense que cette question s’appliquerait bien dans son cas : il était intelligent, dans la réflexion. Il savait qu’il y avait une souffrance. Peut-être aurait-il répondu qu’il avait peur que ça tarisse son inspiration, qui était peut-être une forme de compensation à sa souffrance. Mais je ne sais pas s’il aurait répondu... Il y a de la psychologie dans ses chansons. La groupie du pianiste raconte le fanatisme avec des mots très simples et d’une façon très fine.
Quelles sont les trois ou quatre chansons de Berger qu’il faut écouter à votre avis, "pour le comprendre" ?
Pour me comprendre, ça c’est sûr. C’est une des rares où il parle vraiment de lui. Et il parle de son frère, qui était malade. Je citerais Chanter pour ceux qui sont loin de chez eux, parce qu’ici il parle autant de la souffrance du monde que de lui. "Quand je pense à eux, ça fait mal, ça fait mal..." À la fin de la chanson, il y a des coups de batterie, ça percute très fort, on dirait que ça percute dans sa tête. Et, Plus haut, où il fait son autoportrait, d’ailleurs très suffisant... (rires)
Les chansons de lui, pas forcément chantées par lui, que vous préférez et qui vous touchent particulièrement ?
Déjà je suis loin. Personne ne la connaît, mais j’adore cette chanson-là. Il y décrit qui il est, son abandon (d’ailleurs le texte commence par "Perdu...") et l’injustice du monde ("Assez de luxe et de misère...") en mélangeant le tout. Une superbe mélodie, de belles harmonies... Du Berger pur jus, ça aurait dû faire un tube.
J’aime beaucoup La prière des petits humains, que là encore personne ne connaît. Elle est chantée par France Gall dans l’album Tout pour la musique. Je ne sais pas ce qu’il y a eu avec celle-ci. Personne ne la diffuse, elle n’a jamais été chantée sur scène, elle avait pourtant tout pour devenir un tube : très bien chantée, mélodie et texte géniaux, elle traite de ce besoin qu’ont les peuples depuis toujours d’un dieu, qu’ils créent eux-mêmes. Tous ces gens font des prières, chacun à son dieu, sans réponse.
Je veux aussi citer Quelques mots d’amour, dont j’ai extrait un vers pour le titre de mon livre. On a dit, de façon posthume, qu’elle était la chanson pour Véronique Sanson. C’est un peu frustrant, c’est vraiment limiter son imaginaire : "Il manque quelqu’un près de moi, je me retourne tout le monde est là", c’est bien encore le sentiment d’abandon que quelqu’un qui a été abandonné très tôt aura toute sa vie. On ne limite pas ça à une personne. C’est comme Seras-tu là, au-delà de Véronique Sanson, il pose la question de savoir si le couple peut durer. C’est une version bien plus moderne de la Chanson des vieux amants de Brel. Cette chanson de Brel, on ne dit pas qu’elle est pour telle ou telle personne. Pourquoi, avec Michel Berger... Un des problèmes avec lui à mon sens, c’est qu’il a été peoplisé à sa mort. Une presse très people a parlé d’anecdotes, de ses amours, plutôt que de regarder son oeuvre en profondeur. Il n’aurait pas aimé cette "gloire" posthume-là.
Vos écrits sont principalement consacrés à des chanteurs d’un âge, Orelsan excepté. Qui trouve grâce à vos yeux parmi les artistes plus récents ?
Je vais vous en expliquer la raison, il y en a deux. Déjà, quand on me propose une biographie d’artiste qui est là depuis cinq ans ou moins, en général je refuse : pour moi, il faut qu’il y ait vingt ans pour savoir si la personne s’inscrira dans la durée. Les gens sur lesquels j’ai écrit sont ceux que j’ai écoutés quand j’étais gosse, qui m’ont façonné aussi. Comme je chante moi aussi, je m’intéresse moins à la nouvelle génération. Je dis ça modestement : je n’ai pas besoin de nouvelle nourriture parce que je me la crée. Mais je me tiens au courant bien sûr, il y a des tas de choses que j’apprécie, d’Orelsan à Feu! Chatterton. Mais il n’y a pas un besoin. J’ai une collection de vinyles d’époque, de chanteurs et groupes qui ont été une nourriture d’enfance.
Les artistes d’hier qui pour vous sont au-dessus du lot, que vous aimeriez contribuer à faire découvrir ou redécouvrir ? Marie Laforêt, par exemple ?
Si je vous dis les Beatles ou Barbara, il n’y a pas de besoin de les faire redécouvrir, parce qu’ils ne sont pas oubliés. Marie Laforêt est un bon exemple. C’est une très grande artiste, mais tout le monde ne le sait pas, à part Télérama et la presse culturelle. Elle n’a pas la reconnaissance qu’elle mérite. En partie à cause de sa carrière, qui va un peu dans tous les sens. Elle ne l’a pas vraiment ordonnée, elle faisait un peu les choses comme elle voulait, voilà. C’était quelqu’un qui chantait très bien dans plusieurs registres, dans les aigus et les graves, des choses très différentes, du folklore au chanson à texte, et même de la variété ce qui à mon avis lui a fait du mal à long terme. Elle fut aussi une grande actrice. C’est rare d’être à la fois Barbara et Catherine Deneuve, je ne vois pas d’autre exemple.
Justement, est-ce qu’il ne lui a pas manqué de rencontrer "un Michel Berger" ?
Je ne pense pas. Ce n’était pas un problème de chansons. Elle les écrivait, et elle le faisait très bien. Mais elle n’avait pas d’ambition du tout (rires). Elle a fait ce métier par hasard. D’abord le cinéma, peut-être aussi pour perdre de sa timidité. Ensuite la chanson est venue, mais elle n’a pas eu le désir de laisser une trace. Simplement, dans les derniers moments de sa vie, elle a contribué à l’élaboration de son intégrale chez Universal, sans doute parce qu’elle voulait quand même laisser une trace, avec une pointe de regret. C’était ça, Marie Laforêt. Jusque dans les années 70, ça a été sa période très variétés, ça marchait très bien. Dans les années 80 elle a pris de la distance, ouvert une gallerie d’art à Genève. Elle faisait du cinéma et de la chanson de manière plutôt alimentaire. Quand elle faisait une télé, elle disait des choses du genre "Je viens de faire un film hautement psychologique", elle se moquait de ses films, etc... Dans une émission dont je me souviens, il était question de soupe, soupe alimentaire, et elle a rebondi : "En matière de soupe, je suis experte, d’ailleurs je vais vous chanter quelque chose..." Elle a fabriqué tout cela dans les années 80, ce qui a discrédité son personnage parce que quand on entend ça, on la croit. Le mal a été fait. Patrick Dewaere avait été un peu comme ça aussi.
Vos projets et envies pour la suite Alain Wodrascka ?
Je prépare un album de chansons qui va sortir en février prochain, avec une scène. Et je prépare deux autres livres.
Un dernier mot ?
Je suis un biographe qui fait ce travail avec passion, mais je suis avant tout un artiste. Je me distingue des autres biographes qui sont avant tout des journalistes. Souvent j’interroge des gens, mais comme un artiste qui parle à d’autres artistes. En toute modestie, je me mets sur un pied d’égalité avec ceux sur lesquels j’écris. Je ne suis un fan de personne. Je m’intéresse beaucoup à l’art mais je le fais avec distance. Ils ne sont pas des dieux mais des artistes comme les autres, ils sont excellents dans ce qu’ils font mais sont des gens comme les autres. Artiste, je le suis, je ne me compare en rien avec eux au niveau du talent ou autre, je projette un regard d’artiste sur d’autres artistes.
Entretien réalisé le 9 juillet 2022.
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Frédéric Quinonero : « Julien Doré, je le rapprocherais volontiers de Christophe... »
L’actu du moment est bien assez lourde, alors, l’espace d’un instant, en guise d’évasion parlons musique et livres ! Frédéric Quinonero, biographe d’artistes, compte parmi les interviewés fréquents de Paroles d’Actu, et c’est avec plaisir que j’ai décidé d’échanger à nouveau avec lui alors que vient de sortir son dernier ouvrage, Julien Doré : À fleur de pop (L’Archipel, 2022). Il y a sept ans (déjà), il avait consacré à Julien Doré, Gardois comme lui, une première bio qui avait donné lieu à une interview sur notre site. Mon parti pris assumé pour le présent article, c’est bien sûr d’évoquer, à travers son livre, le parcours du talentueux Doré (et tout fan du chanteur serait bien inspiré de lire le portrait qu’en fait Quinonero), mais j’ai surtout souhaité recueillir les confidences d’un auteur qui a derrière lui quinze ans de métier et une grosse vingtaine de titres. Merci à lui pour la confiance qu’il m’a, une fois de plus, accordée. Exclu, Paroles d’Actu, par Nicolas Roche.
EXCLU - PAROLES D’ACTU
Frédéric Quinonero : « Julien Doré,
je le rapprocherais volontiers de Christophe... »
Julien Doré : À fleur de pop (L’Archipel, 2022).
Pourquoi cette nouvelle bio sur Julien Doré, 7 ans après Løve-Trotter (Carpentier, 2015) ?
Løve-Trotter est un coup pour rien. C’était trop tôt, d’abord. Ensuite, le livre est sorti dans de très mauvaises conditions, dans une maison d’éditions en perdition qui a déposé le bilan peu après. Sept ans ont passé, c’est beaucoup dans la carrière d’un artiste. Aujourd’hui, Doré va fêter ses 40 ans et 15 années de carrière. Ça commence à compter.
Quel regard portes-tu sur le parcours de l’artiste depuis 2015 ?
Il a construit sa carrière intelligemment, en suivant une pente ascendante. Faisant fi de toute considération classificatoire, il a su rallier à lui un public très large et devenir une vraie star populaire. C’est ce qui me plaît chez lui, son ouverture d’esprit.
À quelle tradition musicale et de chanson rattacherais-tu Doré ?
Je le rapprocherais volontiers de Christophe, qu’il aimait beaucoup et qui fut son ami. À la fois chanteur populaire et « beau bizarre », capable d’apporter à la chanson pop une élégance subtile. Se défiant des genres, des codes. À Étienne Daho, aussi, la discrétion en moins – car Doré est omniprésent dès lors qu’il a une promotion à assurer.
Julien Doré est-il de l’étoffe de ces artistes qui dans 15 ans, resteront ?
Je le crois assez doué pour ça. Parce qu’il sait prendre son temps, se faire désirer entre deux projets, proposer des albums toujours ficelés, conceptualisés, avec des tubes comme on n’en fait plus beaucoup, de ceux qui se fredonnent, entrent dans la tête pour y rester et rythment les instants d’une vie.
Les belles rencontres liées à ce livre, malgré le blocus de l’artiste ?
Les lecteurs et lectrices, j’espère !... Et celles et ceux qui ont accepté de témoigner, en particulier deux personnes avec qui j’ai de beaux échanges : Joris Brantuas, plasticien qui vit du côté de Nîmes et a connu Doré à l’école des Beaux-Arts, et Marianne James, dont les compliments après lecture m’ont beaucoup touché (c’est si rare !)
Le message que tu adresserais à ce Julien Doré qui se refuse à toi ?
Je m’en moque un peu, en fait. Je prends les choses beaucoup plus sereinement qu’il y a sept ans. J’en suis arrivé à penser qu’il avait tout à fait le droit de m’ignorer, de la même façon que moi j’ai celui de m’intéresser à lui (rires). Voilà en fait ce qui a changé depuis Løve-Trotter.
C’est compliqué, de continuer d’aimer des artistes qui t’ont déçu dans ton travail de biographe ?
Ça met les choses et les gens à leur place. On peut apprécier le talent d’un artiste, tout en le décanillant du piédestal où on a tendance à les installer. Ce qui est compliqué, et surtout frustrant, c’est la réception d’une biographie, le manque de considération à l’égard de l’auteur que je suis. Parce que derrière le biographe il y a un auteur qui galère et c’est celui-là qu’on ignore ou qu’on méprise. Mais Doré, comme d’autres, ne pense pas aussi loin.
Émotionnellement, c’est lourd parfois, le boulot de biographe ?
Oui, donc. On met beaucoup de soi dans un livre, que ce soit un roman ou une biographie. C’est forcément quelque chose d’émotionnel, on écrit avec ferveur, avec passion. Mais à la différence du roman ou du récit personnel, on se tient à distance raisonnable de son sujet. On met son ego dans la poche pour flatter celui de l’artiste sur lequel on a décidé d’écrire. Dans quel but ? Parfois on se le demande (rires). Sans doute parce que c’est le seul moyen qu’on vous offre d’assouvir votre passion d’écrire.
Depuis cet été, tu es doublement homme de lettres : biographe et facteur. En quoi ça t’a changé, rassuré, d’avoir ce second job plus stable ?
L’année 2020 a été catastrophique d’un point de vue matériel : librairies fermées, projets repoussés… Être facteur me donne une sécurité, un salaire régulier, une mutuelle, une vie sociale, tout ce que je n’avais plus depuis que j’avais arrêté les petits jobs d’appoint. Et la possibilité aussi d’envisager autrement l’écriture. Ne pas être tenu à sortir forcément un livre par an. Avoir plus de recul sur le « métier » de biographe. Pouvoir choisir. Pouvoir dire merde, aussi. M’intéresser davantage à moi. Être facteur me donne beaucoup plus de liberté, finalement.
Tu écris des bio depuis 15 ans : l’heure d’un bilan ? Quels + et quels - ?
Ça reste l’une des plus belles expériences de ma vie. L’aboutissement de quelque chose. Lorsqu’on parle de réussite aujourd’hui, on évoque le plus souvent l’argent : la Rolex pour l’un, le costard pour l’autre (rires). La réussite ce peut être aussi la réalisation d’un rêve, d’une passion. Et les belles rencontres qu’on peut faire. En ce qui me concerne, elles sont plutôt prestigieuses : Johnny, Jean-Jacques Goldman, Françoise Hardy, Thomas Dutronc… et bien d’autres parmi les témoins que j’ai pu interviewés… L’aspect négatif de l’expérience, j’en ai parlé plus haut. Il faut s’en accommoder, ou trouver le moyen de s’imposer en tant qu’auteur à part entière, avec des œuvres plus personnelles. C’est ce que je convoite.
Les bio ou docu en projet ? Penses-tu réécrire sur des époques, comme les années 60 ?
Je travaille actuellement sur un abécédaire consacré à Patrick Bruel, un beau livre illustré de nombreuses photos. J’avais envie d’un exercice plus ludique que la biographie. J’ai par ailleurs terminé l’écriture d’un roman, et j’ai bien sûr l’espoir de le faire éditer. La biographie des années 60 (« Rêves et révolution ») reste un merveilleux souvenir, car tout en abordant la chanson qui en était le fil conducteur, je faisais revivre toute une époque et une page fascinante de l’Histoire. Je suis fier du résultat, et j’en profite pour remercier encore Christine Kovacs qui avait fait la mise en page de ce beau livre très illustré. Hélas, vu que les sujets généralistes s’avèrent peu vendeurs, on ne m’a pas permis de poursuivre avec les décennies suivantes, comme j’en avais l’intention.
À quelles personnalités, artistes mis à part, de ton coin ou non, pourrais-tu vouloir consacrer des bio, considérations commerciales mises de côté ?
J’ai surtout envie d’une aventure humaine. D’un projet à deux.
À quand des écrits plus perso, plus intimes et dépendant moins des caprices de divas ?
C’est compliqué de sortir du cadre de la biographie lorsqu’on est étiqueté « biographe ». Il faudrait qu’un éditeur croie suffisamment en mon talent d’auteur pour me faire confiance sur autre chose. Je te tiendrai au courant de l’évolution de mes démarches avec le roman que je viens de terminer !
Que peut-on te souhaiter ?
La santé, vu mon âge. Les vieux disent toujours : « La santé, avant tout ! » (Rires). Et la concrétisation de tout ce dont on vient de parler.
Un dernier mot ?
Paix !
F. Quinonero au Salon de la Biographie de Nîmes, en janvier 2022.
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Marcel Amont : « J'ai compris pendant la guerre qu'on pouvait faire l'andouille pour conjurer la peur »
Je ne sais si cet article sera le dernier de l’année, mais si tel devait être le cas, il n’y aurait pas plus belle façon de l’achever. Mon invité du jour est une légende du music-hall à la française, un historique de la grande tradition de la chanson française. Un artiste qui a la voix du chanteur de charme mais qui, depuis sept décennies, a à cœur d’amuser son public, par les mots et par les gestes : un spectacle est aussi visuel, et dans les siens le visuel est fondamental.
Bref, j’ai l’honneur, et surtout la grande joie, de vous présenter aujourd’hui, quelqu’un que, si les choses étaient normales, on ne devrait plus avoir à présenter, y compris auprès des moins âgés : monsieur Marcel Amont ! Ça ne vous dit rien ? Ok, allez écouter, et regarder cette première vidéo, vous allez vous prendre une belle leçon d’énergie, et une sacrée dose de bonne humeur :
On pourrait en parler ainsi : un artiste qui a toujours été appliqué dans son métier sans jamais se prendre trop au sérieux. La guerre et les épreuves de la vie aident aussi à relativiser les petits tourments quotidiens. Et de la guerre justement, il est question dans son premier roman, parce que oui, à 92 ans Marcel Amont vient d’ajouter à sa collection de casquettes, celle du jeune romancier. Adieu la belle Marguerite (Cairn, 2021) nous narre l’histoire et les aventures de Jean-Bernard, un enfant de la vallée d’Aspe qui va se passionner pour l’aviation, tomber amoureux d’une fille que les différences de rangs sociaux devraient lui rendre inaccessible, et croiser comme des millions d’autres les turbulences d’un temps de grands espoirs et de grands malheurs.
Autant le dire cash, j’ai été conquis : la plume de Marcel Amont est habile et élégante (à l’image de toutes les chansons parfaitement écrites de ses années de gloire), et l’histoire qu’il nous raconte, inspirée à pas mal d’égards de la sienne, fait voyager le lecteur, elle le transporte, elle l’émeut aussi. Une belle réussite qui mérite d’être feuilletée, et que je vous recommande chaleureusement.
Mais avant d’aller plus loin, retournez prendre une bouffée, et une leçon d’énergie :
Notre interview s’est faite par téléphone, pendant une heure, le 16 décembre. J’ai eu, à l’autre bout du fil, un Marcel Amont loquace, très vif, généreux et bienveillant : l’image qu’il donne à son public correspond bien à l’homme qu’il est dans la vie. J’ai choisi de retranscrire l’entretien en ne le retouchant qu’à la marge, pour reproduire ici l’esprit dans lequel il s’est déroulé. Je remercie vivement cet homme, un artiste authentique, aussi inspirant qu’il est humble ; je remercie également chaleureusement son épouse Marlène, qui a largement facilité cette prise de contact.
Cet article grand format, c’est aussi un hommage à une carrière, l’évocation d’une vie : c’est tellement mieux, de rendre hommage aux gens tant qu’ils sont là vous ne croyez pas ? ;-) Alors, bonne lecture, y como diría el Mexicano, ¡viva Marcel Amont! Exclu, Paroles d’Actu, par Nicolas Roche.
Adieu la belle Marguerite (Cairn, 2021).
EXCLU - PAROLES D’ACTU
Marcel Amont : « J’ai compris
pendant la guerre qu’on pouvait
faire l’andouille pour conjurer la peur »
Bonjour Marcel. Je dois vous dire que j’ai beaucoup aimé Adieu la belle Marguerite (Cairn) et même que j’ai été surpris par votre aisance dans l’écriture : c’est votre premier roman, mais on n’en a pas l’impression. Qu’est-ce qui vous a posé problème, par rapport aux livres autobiographiques que vous avez écrits, et avez-vous aimé cet exercice, cette nouvelle casquette du romancier ?
Je lis beaucoup. Et j’ai toujours écrit, depuis l’adolescence : des poèmes, puis des chansons, une comédie musicale... Autrefois, on préparait les émissions de variétés (pas seulement les Carpentier), cela nécessitait une écriture préalable. Je ne peux donc pas dire que je découvre tout à coup le travail de la plume comme qui a la révélation divine. J’écris en permanence des textes qui n’ont pas forcément tous été publiés. Mais c’est vrai que pour de multiples raisons, je n’étais pas sûr du tout de pouvoir plaire à des lecteurs avec une fiction, et de les tenir en haleine pendant 200 pages. Ce qui m’a déterminé à écrire, c’était cette inaction provoquée par le confinement. Je me suis dit : "Qu’est-ce que je risque, après tout ?" Je risquais tout simplement d’avoir travaillé pour rien, qu’aucun éditeur ne publie mon bouquin.
J’ai en tout cas réellement apprécié ce roman, et je peux vous dire, pour en avoir eu des échos, que je ne suis pas le seul.
Oui je dois dire, et c’est là une vraie récompense, qu’il y a une espèce d’unanimité qui me comble. Je suis trop vieux pour remettre l’armure de l’écrivain combattant, professionnel, mais c’est une belle satisfaction.
Dans cet ouvrage, qui nous fait découvrir les terres de votre enfance (nous y reviendrons), et le quotidien des bergers de la vallée d’Aspe dans la première moitié du siècle dernier, touche parce qu’il fait aussi office de témoignage. C’est un hymne à la nature, un hommage aux vôtres aussi ? Quels éléments d’intrigue sont inspirés de la vie de membres de votre famille, ou de gens que vous avez connus ?
J’enfonce une porte ouverte : des milliers d’écrivains prétendent qu’il y a une part d’eux-mêmes dans leurs livres, et c’est évidemment souvent le cas. Cela dit, je ne suis pas né en Béarn, je suis un petit Bordelais : mes parents originaires de la vallée d’Aspe sont venus travailler "à la ville", Bordeaux donc où je suis né et où j’ai passé les vingt premières années de ma vie avant de me décider à tenter la grande aventure sur Paris. Mais j’allais chez grand-mère tous les étés, et mon père et ma mère, comme beaucoup de ceux que j’appelle les "immigrés de l’intérieur", avaient gardé leurs habitudes : on retrouve ça dans les phénomènes migratoires dont on parle tant en ce moment. On peut très bien être français et rester imprégné de son pays d’origine. Mon père, ma mère, mes tantes et mes cousins, tous ces gens qui ont fui leur campagne ou leur montagne dans l’entre-deux-guerres, continuaient à être branchés en ligne directe sur leur village ou leur région d’origine. J’ai baigné là-dedans et fait appel à des souvenirs très vivaces.
La vallée d’Aspe, vers 1930. Photo : M. Levavasseur.
Pour le reste, mon souci a été de ne pas encourir la critique qu’on aurait lancée au "chanteur qui écrit un bouquin". Je voulais quand même être pris au sérieux, et en ce qui concerne l’aviation, la période en question reste très présente dans mon esprit : étant de 1929, j’avais 10 ans au moment de la déclaration de guerre. Mais j’ai voulu confirmer tout ça, pour être inattaquable sur le plan de l’exactitude des faits que je relate.
Vous venez de le rappeler, l’aviation est un thème majeur de votre roman : le héros Jean-Bernard s’est passionné pour ses maîtres et leurs exploits avant d’en devenir lui-même un as. On apprend que vous l’avez pratiquée vous-même...
Oui, j’ai piloté de petits avions pendant vingt ans. J’ai fait des tournées en avion. Nous étions, avec Jacques Brel (je l’ai précédé d’un an), deux artistes ayant pour particularité d’effectuer leurs tournées (en France, s’entend) en se déplaçant par ce biais. Je me suis beaucoup documenté, notamment sur Pau qui a été un centre balbutiant mais très actif de l’aviation au début du 20ème siècle : Blériot, Guynemer et tant d’autres sont passés par là.
Avez-vous été, comme Jean-Bernard, ce passionné qui collectionnait les articles de presse sur ses héros ?
Non. Mais faire mes tournées en avion c’était un rêve que je ne croyais pas possible au départ. Louison Bobet, qui était un copain, m’a demandé un jour : "Avec tous les kilomètres que tu parcours, pourquoi ne fais-tu pas tes tournées en avion, tu te fatiguerais moins ?" Et c’est vrai qu’à l’époque, on parle de 150 galas par an. Je lui avais répondu qu’on passait parfois dans des villages qu’on cherche au microscope sur la carte. Et il m’avait déployé une carte de France des terrains d’aviation : j’avais été sidéré de constater qu’il y avait partout, tous les 100 km ou moins, au moins un petit aérodrome plus ou moins sauvage. Parfois un terrain dans lequel les bergers faisaient paître leurs moutons : on faisait un passage au ras des pâquerettes pour signaler qu’on allait se poser, le gars enlevait ses moutons et on se posait. C’était encore folklorique à l’époque. On s’organisait facilement : il suffisait qu’une partie de l’équipe, techniciens ou musiciens viennent me chercher. Pendant vingt ans ça s’est avéré tout à fait rentable. Ce n’était pas l’aventure, pas Mermoz, mais ça m’a donné de grandes joies.
Il est beaucoup question dans votre livre, on l’a dit, de la Seconde Guerre mondiale : vous vous êtes beaucoup documenté dessus, ça se sent, mais vous l’avez aussi vécue, vous étiez adolescent à l’époque. Est-ce que ces années vous ont transformé, en vous prenant précocement de votre innocence, peut-être aussi en vous apprenant à relativiser beaucoup de ce qui allait suivre ?
Bordeaux, contrairement à ce que pensent beaucoup de gens qui connaissent mal l’histoire de la Deuxième Guerre mondiale, non seulement n’était pas en zone libre (elle était occupée par l’armée allemande), mais était en plus une base sous-marine qui a été bombardée pendant toute la guerre. Ce qui est très troublant, c’est que ce sont nos amis qui venaient nous bombarder, obligé : on ne fait pas la guerre avec des lance-pierres. Forcément il y a eu du dégât, des victimes parmi les populations civiles. N’oubliez pas que, lors du débarquement en Normandie, il y a eu beaucoup plus de morts civiles durant les bombardements qu’il n’y a eu de morts parmi les combattants. J’ai vécu tout ça, et on s’en souvient de façon très présente.
Le quai des Chartrons, Bordeaux en 1944. Source : http://lesresistances.france3.fr.
Un jour un ami m’a dit : "Tu ne pouvais pas te souvenir de ça, tu étais trop jeune ?" Tu parles! À 10 ans, les cloches qui sonnent, et ces bombardements, ce qui m’a le plus marqué. L’occupation, les restrictions, les listes de gens fusillés pour faits de résistance... Je me souviens de tout comme si c’était hier. Dans tous les foyers il y avait la radio branchée sur Londres, qui contredisait ce que la radio française venait de dire. C’était une période infiniment troublée dans les esprits.
J’ai quelques souvenirs très vifs. Celui-ci je le raconte toujours, parce que c’est un élément qui a été déterminant dans mon parcours d’artiste. Le fait que j’opte pour la légèreté, le côté primesautier du gars qui amuse la galerie, est sans doute fortement lié (mais je n’en suis pas sûr, on s’invente parfois des raisons qui ne sont pas les bonnes) à cet évènement qui m’a beaucoup marqué. On vivait avec mes tantes et mes cousins dans un voisinage très proche. Quand mon oncle est mort, on l’a veillé comme on faisait des veillées funèbres à l’époque : toute la nuit. Et toute la nuit, il y a eu des bombardements de la base sous-marine. J’ai toujours ce souvenir d’une trouille intense, et en même temps, la veille de ce cadavre auprès duquel on faisait des prières. Et mon cousin, fils du défunt, qui n’avait peur de rien, est sorti dans le jardin et a fait le pitre sous un bombardement. Ça m’a fortement marqué : je me suis dit qu’on pouvait donc faire l’andouille pour conjurer la peur, et ça m’est resté. Alors, ce n’est pas forcément une bonne explication de mon désir de combattre le trac et l’incertitude en faisant des pitreries, mais je pense que des choses comme ça restent. Mais nous avons été des millions à avoir souffert ainsi de la guerre...
Belle image, celle de ce cousin !
D’ailleurs, il n’avait tellement peur de rien que, travaillant au greffe de Bordeaux, il contribuait à faire des faux papiers pour des gens qui souhaitaient passer en zone libre. Il a fait des papiers pour des Juifs, des communistes... enfin des gens qui avaient maille à partir avec la Gestapo. Il s’est fait repérer et est parti, traversant l’Espagne comme nombre d’évadés de France. Quand il est revenu à Bordeaux, j’ai vu un beau parachutiste sonner à la porte, et c’était lui. Il avait fait partie du premier régiment de chasseurs parachutistes. Il donnait vraiment l’exemple de quelqu’un de courageux.
Avez-vous déjà été confronté, comme votre héros par un homme qui pourtant l’appréciait, à une forme de mépris de classe ?
Je n’en ai pas souffert comme mon héros, je ne me suis pas fait éconduire ou "jeter", mais ça a existé et ça existe toujours. Ce n’est pas parce qu’on a pris la Bastille le 14 juillet 1789 que les différences de classes ont cessé de jouer dans les populations, fussent-elles républicaines. À mon niveau, quand je suis arrivé à Paris avec mon accent bordelais, il n’y avait pas de quoi en faire un complexe, mais un jour un producteur m’a dit : "Écoutez jeune homme, c’est pas mal ce que vous faites, mais puisque vous voulez faire carrière dans la capitale, commencez par vous débarrasser de cet accent ridicule..." On en était encore là. Et pourtant il y avait les opérettes marseillaises, etc... Un type comme Cabrel qui chante Je l’aime à mourir, ça n’existait pas, il y avait Paris et la province. De la même façon, les riches et les pauvres, les opinions politiques différentes, etc...
Ce vécu m’a un peu servi pour raconter la différence qu’il pouvait y avoir entre ce hobereau qui n’admet pas que sa fille tombe dans les bras d’un paysan, bâtard de surcroît. Mais je n’ai pas connu cette situation moi-même.
Plutôt pour le coup, cette forme d’arrogance parisienne ?
Cette arrogance parisienne, les titis parisiens montés en épingle, c’était vivable. Mais enfin, ça a existé. Il y avait encore, quand des gens arrivaient dans une voiture immatriculée en province, des cris comme "Eh paysan !" Mais ça se passait aussi dans la France profonde : quand apparaissait une voiture belge, il arrivait assez souvent que le petit Français se prenne pour un génie à côté des Belges, alors que ça n’était pas toujours le cas !
Une partie de votre récit intervient alors que l’Instruction publique poussait à fond le principe d’assimilation : on formait de petits Français parlant le français, et ça supposait souvent de rudoyer ceux qui s’exprimaient dans les patois locaux, béarnais notamment. Des membres de votre famille ont-ils souffert de cela, et êtes-vous favorable au retour de l’enseignement de ces langues, comme parties intégrantes d’une culture locale ?
Vous faites bien de me poser cette question. Les "immigrés de l’intérieur" dont je parlais tout à l’heure parlaient en même temps leur dialecte, conservant des structures, des habitudes, la poésie traditionnelles... Il ne faut pas oublier qu’on a parlé béarnais, et qu’on a plaidé en béarnais au Parlement de Navarre jusqu’à la Révolution. On peut aussi citer la Bretagne, le pays Basque ou la Corse. Les gens se sont exprimés pendant des siècles dans des langues régionales, et ils n’étaient pas des demeurés pour autant ! Au temps de l’instruction obligatoire de Jules Ferry, avec les hussards noirs de l’enseignement (les instituteurs), ces personnes bien ancrées dans leur régionalisme (qui était parfois un nationalisme, le Béarn ayant été un petit État indépendant pendant des siècles) parlaient souvent un français très recherché, c’était la langue du dimanche. Mon père, qui avait tout juste son certificat d’études, ne faisait pas une faute d’orthographe ou d’accord de participe. Il parlait un excellent français. Mais avec ma mère, ils parlaient béarnais.
Je suis évidemment partisan de donner la priorité à la langue française. Je ne connais pas assez les langues régionales pour en parler en détail, mais je ne vois pas qui, de Molière, de La Fontaine ou de Shakespeare, au pays Basque ou en Corse. Tout de même, Jean Jaurès en son temps disait : "Pourquoi ne pas parler une ou deux heures par semaine à tous ces petits paysans, souvent mal dégrossis, dans leur langue de la maison ?" Il avait raison ! Et ça reste toujours valable. J’ai entendu cet argument fallacieux selon lequel il y aurait déjà suffisamment de choses à apprendre sans devoir s’encombrer encore l’esprit avec des patois. Mais un cerveau n’est pas une vessie, il est largement extensible. Avec les révolutions techniques du moment, on découvre les infinies possibilités du cerveau. Combien de gens parlent couramment trois, quatre langues, et même plus !
Vous êtes un des derniers grands représentants français de la belle époque du music-hall, avec Line Renaud, Hughes Aufray et Régine. Que vous inspirent ces années-là, ces trois personnes, et quel message leur adresseriez-vous ?
Il y a eu de tout temps des artistes qui représentaient leur époque : Béranger au 19ème siècle, Félix Mayol, Maurice Chevalier au début du 20ème... Puis toutes les vagues successives. Les modes changent. Il y a eu ce grand raz-de-marée qui a transformé le mode, ce qu’on a appelé un peu par dérision le yéyé. Mais il y a eu de vrais talents, même si c’était aux antipodes de ce que je faisais, m’inspirant du "music-hall de papa". Moi je pratiquais mon métier comme on le faisait avec les Compagnons de la Chanson, avec Charles Trenet ou Georges Ulmer. Un type comme Johnny Hallyday était vraiment de grand talent. Il est vraiment resté peu de gens de toute cette vague : Françoise Hardy, Sylvie Vartan... Dans les vagues suivantes, il y a aussi des artistes que j’admire. J’aime beaucoup Souchon, Cabrel... À chaque époque il y a eu du bon grain et de l’ivraie.
Que m’inspirent les changements dans la chanson ? Rien d’hostile en tout cas. Je n’adhère pas toujours, mais il est certain que des artistes survivront à la mode passagère. Parmi les gens de mon style, Hugues Aufray (bien qu’étant déjà dans la mode folk), ou encore Annie Cordy, qui faisait elle aussi partie de ma génération. Je ne conçois de tout cela aucune frustration, aucune jalousie, aucune aigreur. Le temps passe. Mes enfants, mes petits-enfants n’aiment pas la même chose que moi. Mais je constate aussi que certains sont très fédérateurs. Toutes les générations sont en admiration devant Jacques Brel.
Parfois les modes changent et reviennent. Et on redécouvre des artistes...
Là où je ne suis pas d’accord, c’est quand on confond passéiste et ringard. On peut très bien aimer le style, les artistes et les modes de temps passés. Moi je dis volontiers que je suis un has-been au sens propre du terme, c’est-à-dire quelqu’un qui n’est plus ce qu’il fut, mais je récuse le qualificatif de "ringard". Un ringard c’est un mauvais qui se prend pour un bon.
D’ailleurs, vous avez fait la chanson Démodé...
Oui, il y a des chansons de Charles Trenet qui sont inévitables : La Mer et quelques autres. Mais il a écrit des petites chansonnettes qui tiennent parfaitement la route, pour peu qu’on se donne la peine de considérer le contexte.
Il y a chez les artistes qu’on vient de citer, et chez vous à l’évidence, une image de légèreté, quelque chose de solaire et de souriant, de très inspirant aussi...
Oui, j’en ai conscience, je ne vais pas faire ma chochotte ou un numéro de faux modeste. J’ai conscience que bien des choses ne sont plus à la mode, notamment auprès de mes enfants et petits enfants. C’est bien normal : certaines chansons du début du 20ème siècle, bien qu’interprétées par des artistes de réputation parfois mondiale, comme Mistinguett, ne me disent pas grand chose. Mais il ne faut pas considérer l’ensemble de nos pères pour des andouilles : ils avaient leurs goûts, voilà.
Et rien n’empêche de les redécouvrir, ces goûts.
Ou pas !
Vous avez aussi, je l’ai noté, pas mal d’autodérision. Est-ce qu’on n’a pas perdu de cette légèreté, de ce sens de l’autodérision chez les artistes apparus après vous, je pense aux actuels mais aussi à ceux qui vous sont plus proches ? Est-ce que dans ce métier d’amuseurs, on n’en est pas venu à se prendre trop au sérieux ?
Je ne crois pas. Je regardais hier ou avant-hier, Stromae. Ce qu’il fait est remarquable. Mais ce n’est pas tout à fait pareil. C’est la messe. Il fait participer directement le public, alors que plus communément, dans le style de mon époque, on se donnait en spectacle. Maintenant on se donne toujours en spectacle, mais on fait appel à la participation des gens. Tout cela me fait davantage penser à la réunion politique ou, oui, à la messe.
La dérision et l’autodérision, on les retrouve beaucoup chez les gens qui parlent mais ne chantent pas. Gad Elmaleh par exemple (je l’ai entendu chanter au passage, il le fait de façon tout à fait convenable). On retrouve beaucoup de ce qui faisait notre pain quotidien chez les humoristes.
Vous l’avez souvent dit et écrit : lorsque vous chantez, il y a aussi tout un numéro d’expression visuelle...
Ah, c’est bien que vous insistiez là-dessus. Je pense que ce qui m’a ouvert une carrière raisonnable à l’international, c’est d’être visuel. Quand j’ai fait une tournée en URSS, ou les quelques fois où j’ai chanté au Japon (j’ai eu l’honneur d’être le représentant de la Semaine française à Tokyo), tout le monde ne pratiquait pas suffisamment la langue française pour suivre ce que je disais dans le texte. Mais avec une petite explication parlée préalable, j’ai chanté aux quatre coins du monde. Grâce à ce côté visuel. Je n’étais pas le seul évidemment, à l’exemple du grand Montand qui faisait cela de A à Z (Battling Joe, Une demoiselle sur une balançoire...), de Georges Ulmer, des Frères Jacques...
Aznavour, aussi ?
Moins. Aznavour était un auteur. Il s’est avéré excellent comédien, mais surtout sur scène c’était un homme qui disait ses textes. Dans La Bohème il mime un peintre, mais il le fait passagèrement. Moi j’ai écrit beaucoup de chansons pour m’habiller sur-mesure, mais ça ne me gênait pas du tout de chanter du Brassens ou du Maxime Le Forestier, bien au contraire ! J’ai cherché des prétextes pour faire mon numéro, pied au mur.
Je peux vous dire que les deux chansons que je préfère dans votre répertoire sont Le Mexicain, et surtout Moi, le clown... Deux chansons belles, et visuelles.
Voilà. Le Mexicain a été un succès populaire parce qu’il y avait un gimmick, comme on dit. Moi, le clown, ça n’a pas été un succès populaire, en revanche elle reste un de mes morceaux de bravoure.
Est-ce qu’on n’a pas perdu ce goût d’une forme de spectacle visuel ? À part peut-être Stromae auquel je pensais, il n’y a plus vraiment de cas où l’on joint des gestes mis en scène à la parole quand on chante, la danse mise à part...
C’est vrai et si, encore une fois, je récuse le terme de "ringard", c’est en tout cas démodé. On ne fait plus comme ça. Dont acte.
D’ailleurs quand on y pense, les clowns ont quasiment disparu, pas sûr qu’ils fassent encore briller des "étoiles dans les yeux des petits enfants", on les associe plutôt à des personnages terrifiants : qu’est-ce que tout cela vous inspire ?
Je ne sais pas si on peut dire ça ? Mais les choses évoluent c’est certain. Quand moi j’étais enfant, il y avait des chansons dites "pour enfants", alors que maintenant les enfants écoutent la même chose que les adultes.
Souvent, oui. Je connais encore bien peu votre répertoire. Quelques titres charmants, je pense par exemple à La Chanson du Grillon ou, plus coquin, à Julie. Est-ce qu’il y en a, des connues et surtout des moins connues, que vous préférez entre toutes et que vous aimeriez nous faire découvrir ?
Oh, je dirais, les dernières que j’ai écrites. Je ne les ai pas en mémoire là, parce que je ne pratique pas le culte de Marcel Amont (il sourit). Mais regardez un peu ma discographie, vous verrez des chansons dont je signe les paroles et qui ne sont pas forcément des chansons de scène. M’habiller sur-mesure pour les besoins de la scène, ça je sais faire. Ça ne donne pas toujours des disques bien intéressants, et une partie de mon répertoire n’est même pas enregistrée. Mais c’est vrai qu’avec l’âge, et portant moins l’accent sur l’aspect scénique, je me suis un peu plus laissé aller à écrire des choses d’une facture poétique.
Disons que si j’ai tenu plus de 70 ans dans ce métier, c’est bien quand même parce que je suis toujours resté sur la brèche : il y a eu des hauts et des bas, mais à aucun moment je ne me suis reposé sur mes lauriers. C’est un combat incessant, et c’est normal parce que quand on sort du panier de crabes, on devient un privilégié, on est connu et il y a quelque chose qui ressemble à de la gloire. On n’est plus tout à fait monsieur tout-le-monde, et il y a une place à défendre. La chance joue aussi, mais en tout cas il faut bosser et c’est bien normal.
Que représentent la scène, le contact direct avec le public à vos yeux ? Je sais que vous aviez prévu de le retrouver il y a quelques jours, ce qui a été un peu décalé...
Je vais énoncer un lieu commun, mais qui me convient tout à fait : on recharge les accus, c’est certain. Mentalement, etc. J’ai eu des ennuis de santé plus ou moins graves, mais tu mets les deux pieds sur la scène, les projecteurs s’allument, le micro est là, et voilà une parenthèse d’une heure à assurer son métier comme si on était en pleine santé. J’ai remarqué une bonne vingtaine de fois ce phénomène. Une fois notamment, à Montpellier, j’avais des soucis de digestion, j’avais mangé quelque chose qu’il ne fallait pas. Je suis rentré en scène, j’étais mal en point, j’ai fait mon tour de chant, je reviens saluer à la fin du tour de chant, et je n’ai pas eu le temps d’aller à la loge, j’ai vomi au pied de l’estrade ! Pendant une heure j’avais pu mettre entre parenthèses mon malaise, ce qui est curieux.
Marcel Amont à l’Alhambra.
Tout à fait. J’ai lu plusieurs choses à propos de Johnny et de la tournée des Vieilles Canailles, il était très mal en point et quand il entrait sur scène, il était un autre homme...
Oui, on parle beaucoup d’anticorps dans la période actuelle : c’est comme s’il y avait des anticorps qui se dégageaient dans ces cas-là... Très curieux.
Quand nous évoquions tout à l’heure la passion de Jean-Bernard, et la vôtre, pour l’aviation, il y a derrière cette idée de la nouvelle frontière à franchir, du rêve à exaucer. Qu’est-ce qui vous fait rêver aujourd’hui ? Par exemple, un voyage dans l’espace, c’est quelque chose dont vous auriez pu avoir envie ?
Oh non, je ne fais pas le poids là. Oui, ça me fait rêver de penser qu’il y a des gens qui sont si loin dans la stratosphère, et qui font apparaître la planète toute ronde au milieu du ciel tout noir, piqueté d’étoiles, mais ça fait rêver tout le monde. Blaise Pascal en rêvait déjà. Depuis la plus haute antiquité, on est fasciné par tout cela. De là à dire que moi, personnellement, j’aurais pu m’investir dans des activités pareilles, je ne crois pas, c’est une vocation. Regardez un Thomas Pesquet : ce sont des ingénieurs, ils sont sur-entraînés et hyper-motivés. Ici je me contente d’être en admiration devant eux, et ils le méritent bien.
"Qu’auriez-vous envie qu’on dise de vous, après vous ?" Cette question, je l’ai posée à Charles Aznavour en 2015. Sa réponse : "Que j’étais un auteur, plutôt qu’un parolier de chansons". Quelle serait votre réponse à vous Marcel (pour dans longtemps hein, j’y tiens) ?
Oh, moi mon cercle est beaucoup plus restreint. J’aime le public, j’ai tout fait pour le séduire et il me l’a bien rendu, mais je pense que déjà, si mes proches, les gens que j’aime pensent de temps en temps à moi, ça me suffit. Le reste, ce qui sera gravé dans le marbre de ma pierre tombale, je ne vais pas dire que je m’en fiche, mais ça n’a pas grande importance.
Vos livres favoris, ceux qui vous transportent, vous émeuvent ou vous font marrer à chaque fois, à recommander à nos lecteurs ?
Comme je l’ai dit précédemment, je lis beaucoup. C’est un métier où il y a beaucoup d’attente: durant les voyages, dans les coulisses, pendant les répétitions, etc... Il y a du temps de libre. J’avais deux musiciens qui avaient trouvé quelque chose qui les passionnait, ils étaient deux joueurs d’échecs invétérés. Moi, je ne sais toujours pas jouer aux échecs, je les regardais passer du temps à apprendre des coups dans des livres spécialisés, ça n’était pas pour moi.
Je lis beaucoup, mais j’oublie énormément de choses. J’ai dû lire trois fois en tout À la recherche du temps perdu, d’abord pour mon propre compte quand j’étais lycéen, puis pour mes enfants, puis enfin pour mes petits-enfants. Je pense à Gustave Flaubert, auquel une émission était consacrée l’autre jour, je pense aux classiques : Maupassant, Victor Hugo... Je ne vais pas vous énumérer les livres de ma bibliothèque. Je ne me targuerais pas d’ailleurs d’être suffisamment crédible pour recommander des livres à vos lecteurs. Ce serait un peu prétentieux. Mais lire, se plonger dans une histoire en noir sur blanc est toujours un plaisir renouvelé.
Il y a quelque temps, André Comte-Sponville présentait son Dictionnaire amoureux de Montaigne, je me suis laissé tenter, au moins pour voir si je n’avais pas oublié les trois quarts de ce qu’on m’avait appris quand j’étais bon élève du lycée Michel Montaigne. Mais j’ai laissé tomber au bout de 200 pages. Parfois on accroche et parfois non.
Tenez, je jette un oeil à ma bibliothèque. (Il compte) J’ai l’oeuvre complète d’Honoré de Balzac, j’ai lu deux ouvrages de Saint-Simon, enfin c’est très varié...
Et des films que vous pourriez recommander à vos petits-enfants ?
Là encore je ne me reconnais pas assez compétent pour recommander des films. Enfin, dans ma jeunesse, évidemment il n’y avait pas de télé. On écoutait la radio, et si le théâtre était un peu cher, le cinéma était à la portée de toutes les bourses, y compris de celles des ouvriers de Bordeaux. C’est le cinéma de cette époque où j’étais gamin qui m’a laissé le plus de traces. J’ai des souvenirs évidemment de Louis Jouvet, etc...
À l’heure où j’ai écrit cette question, Joséphine Baker faisait son entrée au Panthéon : avez-vous des souvenirs avec elle ?
J’ai chanté une fois pour elle aux Milandes (le château de Joséphine Baker, ndlr). On connaissait tous son parcours et son action dans la Résistance, mais aussi son répertoire chanté (la radio était alors omniprésente). C’était une vedette ! Et sa démarche, de recueillir des enfants... Donc oui, je suis très content, alors qu’elle vient d’entrer au Panthéon, et bien que ce fut infime et passager, de pouvoir dire ce que je suis en train de vous dire : "Oui, j’ai connu Joséphine Baker !" (Il rit). Ça fait bien dans les conversations.
Joséphine Baker au Panthéon. Photo : AFP.
On découvre avec pas mal d’émotion dans votre livre, par des descriptions si fines qu’elles nous les font sentir, tous les lieux de votre enfance, de la vallée d’Aspe jusqu’à Bordeaux. Pour tout dire, vous lire me donne envie d’aller voir tout cela de plus près. Si vous deviez vous faire guide, comme deux générations (au moins) de Cazamayou, quels endroits précis, lieux sauvages et patelins, nous inciteriez-vous à aller découvrir ?
Oh vous savez, j’ai vu la baie de Rio, j’ai vu Hong Kong, l’Himalaya et beaucoup de choses, comme beaucoup de touristes qui ne font que passer. En revanche, j’ai eu le bonheur de faire découvrir la vallée d’Aspe à ma jeune femme il y a 45 ans. Mais il ne faut pas y chercher de boîte de nuit, hein ! Mais pour celui qui aime la randonnée, la pêche à la truite ou la beauté des paysages, c’est magnifique. Il fut un temps où je cherchais une maison pour aller passer y des vacances et les week-ends, et elle m’a dit : "Mais pourquoi pas ?", elle était tombée amoureuse de ma vallée ! Ce sont des lieux comme ça qu’on peut recommander sans hésiter. La vallée d’Aspe, la vallée d’Ossau, des coins dans les Alpes aussi, enfin il y a tellement de lieux à voir, la télévision donne parfois à voir des choses sublimes. Mais très simplement et à ma portée, je vous invite vraiment à aller voir la vallée d’Aspe !
Photo de la vallée d’Aspe. Source : https://www.guide-bearn-pyrenees.com.
Quels sont vos projets, et surtout vos envies pour la suite Marcel ?
Vous savez, je ne vais pas vous faire un numéro de vieux sage. J’ai 92 ans. Ce que je souhaite, c’est d’être entouré de gens que j’aime, ce qui est le cas. Qu’ils aient une bonne santé, c’est banal mais Dieu sait si c’est important. J’aimerais vivre dans un monde en paix, mais ça n’est pas pour demain, pauvre de nous !
Et continuer le spectacle aussi ? Vous avez un public qui vous attend...
Oui mais tout cela est négligeable. C’est très important, parce que je ne sais rien faire d’autre, et rien ne me passionne autant. Oui, peut-être.
Que puis-je vous souhaiter ?
J’espère ne pas devenir gaga, c’est la mauvaise surprise du chef, quand on ne sait plus comment on s’appelle. Mais parlons d’autre chose... Ce qui pourrait m’intéresser, c’est si vraiment j’avais l’inspiration et le souffle, de continuer à écrire un peu dans la mesure où je ne pourrais plus mettre les pieds sur une scène, ce qui probablement va arriver un jour ou l’autre. Mais je regarde cela avec une certaine sérénité. Si la bonne fée passait et me disait : "Fais un voeu et un seul", je demanderais à garder l’esprit clair, voilà.
Je vous le souhaite de tout cœur. Avez-vous un dernier mot ?
Non ma foi, mais je peux dire que par moments vous m’avez mis en face de moi-même, jeune homme !
Photo personnelle confiée par Marlène Miramon.
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Frédéric Quinonero : « Serge Lama est perçu injustement, corrigeons cela tant qu'il est encore là »
De Serge Lama, on connaît tous au moins une chanson : Je suis malade (S. Lama / A. Dona) a été interprétée, ici et ailleurs, par de grandes voix qui ont sublimé ce texte, pourtant très personnel d’un Lama né Chauvier qui, davantage sans doute que d’autres, s’est raconté et s’est confié, tout au long de sa carrière.
Connaît-on vraiment Serge Lama, au-delà de cette chanson, et de ses plus connues qui, des P’tites femmes de Pigalle à Femme, femme, femme, ne sont pas forcément ses plus intéressantes ? Je le confesse : de lui je ne savais pas grand chose avant de lire cette nouvelle bio de qualité signée Frédéric Quinonero, que je remercie pour cet entretien - et je salue au passage Marie-Paule Belle et Marcel Amont, cités dans le livre et que j’avais tous deux interviewés, il y a des années.
L’histoire d’une enfance, qui l’aura marqué à vie ; l’histoire aussi d’une niaque hors norme, que les lourdes épreuves de son existence n’ont fait que renforcer. Lama, un gaillard attachant, et un grand interprète et auteur, trop souvent oublié, et qui mérite d’être découvert, ou redécouvert. Lisez ce livre, et écoutez-le, profitez-en : pour le moment le chanteur a vingt ans. Exclu, Paroles d’Actu, par Nicolas Roche.
EXCLU - PAROLES D’ACTU
Frédéric Quinonero: « Serge Lama est perçu
injustement, corrigeons cela tant qu’il est encore là »
Serge Lama, la rage de vivre (L’Archipel, septembre 2021)
Pourquoi as-tu choisi de consacrer cette nouvelle biographie à Serge Lama ?
C’est avant tout pour réparer un manque : il n’y avait pas de biographie de Serge Lama quand j’ai décidé d’écrire la mienne. Ensuite, il y a eu l’annonce de ses adieux à la scène, tout au moins à la Province, ce qui constituait un prétexte idéal. Enfin, et surtout, il s’agissait de réhabiliter un auteur et un show-man.
Ce qui saute aux yeux quand on lit ce récit, dès les premières lignes, c’est cette niaque assez incroyable qui a animé Lama, notamment après son terrible accident de l’été 1965 qui a emporté celle qu’il aimait, Liliane, le frère d’Enrico Macias aussi, et qui a failli, lui, le laisser paralysé...
J’ai ouvert mon livre en relatant cet événement tragique, de façon filmique. Car on peut dire que cet accident de voiture, au-delà de l’horreur qu’il représente, a « fait » Lama ! Il était en tournée, il démarrait une carrière avec l’arrogance des débutants qui veulent réussir coûte que coûte. L’accident l’a fauché en pleine ascension, modifiant brutalement la donne. Ramené à la case départ, physiquement et moralement détruit, il lui a fallu remonter la pente avec une rage de vivre supplémentaire, mais la sensibilité en plus. Devenu plus ouvert aux autres, plus humain, il était désormais prêt à être aimé. Et il l’a été, ô combien !
On est frappé aussi de voir à quel point il a, semble-t-il, été influencé par ce qu’il a vu de ses parents : une mère au caractère fort, un peu castratrice ; un père artiste mais qui lui a manqué de niaque et a lâché l’affaire sous la pression notamment de son épouse. Peut-on dire que Lama, plus peut-être que d’autres artistes, s’est construit en songeant à ses parents ? Qu’il a choisi ses compagnes en pensant à sa mère, comme un anti-modèle, et qu’il a mené sa carrière et sa vie d’homme en s’assurant, lui, de ne jamais abandonner ce qui lui tenait à cœur ? Les Ballons rouges c’est vraiment l’histoire de son enfance ?
Il y a souvent chez l’artiste un enfant qui sommeille et n’a pas réglé ses comptes avec ses parents. C’est le cas de Lama. Admiratif de son père, chanteur d’opérette qui plaisait beaucoup aux femmes, mais dont la carrière évoluait péniblement, il en a toujours voulu à sa mère de l’avoir contraint à renoncer pour une activité alimentaire plus lucrative. Une rancœur injuste, à l’égard d’une femme, sa mère, qui supportait les inconvénients de la vie d’un chanteur, sans en connaître les avantages ! Si Lama n’a pas eu de ballons rouges et ne jouait pas aux billes dans son quartier, c’est parce qu’il ne devait pas se salir et astreindre sa mère à trop de lessives… Ce ressentiment à l’égard de sa mère allait déteindre ensuite sur les femmes, en général, tout au long de sa vie – l’idée de la femme castratrice et empêcheuse de tourner ou de chanter en rond l’incita à ne jamais partager le même toit avec ses compagnes (sauf la dernière). Devenu chanteur populaire pour venger son père, alors qu’il se voulait plutôt écrivain, Lama a fait ensuite, comme dans la chanson, « ce qu’il a voulu ».
Parmi tes témoignages recueillis, sur l’accident, et sur son père, on retrouve avec plaisir les mots de Marcel Amont. Un témoin, comme une évidence à tes yeux ?
Oui, n’ayant pas accès aux très proches de Lama (le chanteur écrit un livre de souvenirs, et se les réserve), j’ai sollicité d’autres témoins qui ont accompagné son parcours, certains jamais sollicités. Marcel Amont l’a été, notamment pour évoquer l’accident de l’été 1965, puisqu’il était la vedette de cette tournée. Je l’avais déjà rencontré pour un livre sur les années 60 (Les années 60, rêves et révolution, 2009) : il m’avait alors reçu dans sa chambre d’hôtel, allongé tout habillé sur son lit et moi assis dans un fauteuil (rires). C’est toujours un plaisir d’interviewer Marcel Amont qui est un artiste d’une grande humanité. J’ai tendance à penser que seuls les chanteurs de « l’ancienne école » sont encore capables d’une telle générosité. Il me remerciait encore tout récemment par courriel de lui avoir envoyé un exemplaire de mon livre.
On le salue avec chaleur. Tu l’évoques très bien dans le livre, Serge Lama aime écrire, il a de l’énergie à revendre, mais il a aussi fait des rencontres essentielles qui l’ont aidé à prendre le large, à l’image de son "père de substitution" Marcel Gobineau, de Régine, de Barbara aussi... Beaucoup de bonnes fées, au féminin comme au masculin, autour de lui ?
Marcel Gobineau, qui était régisseur au théâtre des Capucines où se produisait Georges Chauvier, le père de Lama, a été l’homme providentiel. Il l’a aidé à surmonter les épreuves, s’est occupé de lui comme d’un fils. Serge lui dédiera plus tard la chanson Mon ami, mon maître. Médium, Gobineau lui avait prédit que la gloire viendrait avec un disque à la pochette rouge, illustré d’un portrait de Serge qui ne serait ni une photo, ni un dessin… À ses débuts, ce sont surtout des femmes qui lui ont mis le pied à l’étrier. Barbara, la première, qui était la vedette de l’Écluse où Lama levait le torchon, l’imposera ensuite à Bobino dans le spectacle de Brassens où elle était la vedette américaine. Il y aura ensuite Renée Lebas, qui sera la productrice de ses premiers disques, Régine, pour qui il écrira des chansons et qui lui présentera le compositeur Yves Gilbert… Les femmes seront très importantes dans le parcours de Serge, toujours présentes dans son entourage.
Serge Lama n’était pas compositeur, mais on l’a vu, il a su et sait toujours très bien s’entourer. Parmi ses compositeurs, deux noms essentiels : Yves Gilbert et Alice Dona. Qu’est-ce que l’une et l’autre lui ont apporté, et en quoi la contribution de chacun à l’édifice Lama a-t-elle été particulière ?
Yves Gilbert survient très tôt dans son parcours, au moment où il est alité et corseté, à la suite de son accident. Le compositeur lui rend visite tous les jours et, ensemble, ils écrivent les chansons des premiers albums de Serge. Ils ne se quitteront plus. Yves Gilbert sera son pianiste attitré sur scène pendant toutes les années de gloire. Alice Dona intervient à partir de 1971, à la faveur d’une chanson écrite pour le concours de l’Eurovision (Un jardin sur la terre). Complément harmonique d’Yves Gilbert, elle devient indispensable dès lors qu’elle écrit Je suis malade et d’autres titres de l’album rouge (La chanteuse a 20 ans, L’enfant d’un autre…) Suivront de nombreux tubes, comme Chez moi, La vie lilas, L’Algérie…) Serge apprécie l’élégance d’Yves Gilbert, sa sensibilité féminine, et a contrario, le touche masculine et efficace d’Alice Dona, son élan populaire.
Au petit jeu des filiations et des ressemblances, on l’a paraît-il pas mal comparé à Brel au début, ce qui ne le convainquait qu’à moitié. Parmi les anciens, ne faut-il pas plutôt, chercher du côté d’un Bécaud ? Je sais qu’il a aussi revendiqué une filiation par rapport à Aznavour...
Oui, Bécaud comme Lama était un vrai show-man. Aujourd’hui, on ne cite pas plus Lama que Bécaud dans les influences sur les jeunes générations, alors qu’ils ont révolutionné la scène musicale chacun à son époque, par ailleurs auteur pour l’un, compositeur pour l’autre. Si Bécaud a influencé Lama à ses débuts – il allait le voir sur scène pour apprendre le métier –, c’est du côté d’Aznavour qu’il préfère qu’on le rapproche, car c’est sa plume qu’il voudrait qu’on honore, plus que ses qualités d’interprète qui, pourtant, elles, pourraient être comparées à celles de Brel.
Lama a monté un spectacle assez impressionnant autour de Napoléon. Dans la deuxième moitié des années 70 il a volontiers assumé un côté cocardier, sa virilité, et passait auprès de certain(e)s pour être misogyne, voire allons-y franchement - l’époque (déjà) ne faisait pas trop dans la finesse - pour un affreux réac. On pense aussi à Sardou, qui a été catalogué dans ces catégories lui aussi : comme Lama, il a parfois tendu le bâton, mais comme Lama, il a prouvé par la suite à quel point il savait être plus fin que ce que certains espéraient de lui. De fait, est-ce qu’ils se ressemblaient au-delà des apparences, ces deux-là que tu connais bien ? Quelles ont été, pour ce que tu en sais, leurs relations ?
Napoléon ne lui a pas rendu service. Ce fut un triomphe en termes d’entrées pendant six ans, mais cela n’a pas attiré une clientèle jeune et l’a définitivement éloigné de la génération de ces années Mitterrand et des suivantes. Il y eut de graves erreurs de commises à cette période-là, en termes d’image et de communication, de celles dont on peine à se relever. Par la suite, il lui a manqué, dans les années 80 surtout, des grandes chansons, dignes de celles qu’il sait écrire quand il est inspiré. Si bien qu’aujourd’hui on l’associe encore à une caricature de chanteur franchouillard, liée aux chansons joyeuses qui demeurent ancrées dans les mémoires, comme Les p’tites femmes de Pigalle ou Femme, femme, femme. Sardou n’a pas eu cette traversée du désert des années 80, il a su prendre le virage qu’il fallait et garder sa popularité intacte avec des tubes comme Musulmanes ou Les Lacs du Connemara.
Quels sentiments Serge Chauvier, l’homme derrière Lama, qui a connu plus que sa part d’épreuves, t’inspire-t-il ? Si tu avais un message à lui faire passer, une question à lui adresser ?
Il m’inspire des sentiments contrastés, mais je le crois généreux et humble. Nous avons des amis communs. J’aurais aimé le rencontrer, même après ce livre. Pour parler histoire et littérature. Et chanson, inévitablement.
Quel regard portes-tu sur son travail, son œuvre en tant qu’auteur ? Serge Lama est-il à ton avis considéré à sa juste valeur aujourd’hui ?
On se souviendra sans doute longtemps de Je suis malade, que Lara Fabian a fait découvrir à la génération du début des années 2000. Et mon livre permet de se rendre compte de la richesse de son répertoire, qui ne se limite pas aux chansons festives, style Le gibier manque et les femmes sont rares. Je crois sincèrement qu’il y a une injustice de perception à l’égard de l’œuvre de Lama, qui mérite d’être corrigée tant qu’il est encore là.
Quelles chansons, connues ou moins connues d’ailleurs, préfères-tu dans son répertoire, celles que tu aimerais inviter nos lecteurs à découvrir ou redécouvrir ?
En voici dix-huit pour une playlist de mes préférées : Le 15 juillet à cinq heures, Et puis on s’aperçoit…, Le dimanche en famille, Mon enfance m’appelle, Les poètes, L’enfant d’un autre, À chaque son de cloche, Les ports de l’Atlantique, L’esclave, Toute blanche, La fille dans l’église, Devenir vieux, O comme les saumons, Maman Chauvier, Les jardins ouvriers, Quand on revient de là, D’où qu’on parte et Le souvenir.
Et encore, parmi les mieux connues : La chanteuse a vingt ans, L’Algérie, La vie lilas, Souvenirs… attention… danger ! et bien sûr, Les Ballons rouges...
Et, allez, quelles chansons de Lama mériterait-elles de sombrer définitivement dans l’oubli, celles qu’il n’aurait jamais dû écrire ?
Messieurs… et quelques autres comme Je vous salue Marie.
Je ne crois pas briser un secret en indiquant, à ce stade, que tu as commencé un nouvel emploi à la Poste, durant l’été, à côté de tes activités d’auteur. Est-ce que cette expérience te fait regarder autrement, peut-être avec une motivation différente, ton travail d’écrivain ?
Cela faisait longtemps que je m’interrogeais sur ma situation et les difficultés que je pouvais rencontrer, financièrement. L’année 2020 a été épouvantable à tous points de vue et m’a fait franchir le pas. Cette nouvelle activité me permet d’avoir une vie sociale, un salaire, une mutuelle, bref une sécurité que je n’avais pas. Et me donne, en effet, la possibilité d’envisager l’écriture autrement. Celle aussi de dire merde à quelques-uns (rires)…
Début septembre, la disparition de Jean-Paul Belmondo a provoqué une vague d’émotion qui à mon avis, n’était pas usurpée tant l’artiste, talentueux, avait aussi une image sympathique. À quoi songes-tu à l’évocation de Belmondo ? C’est quelqu’un sur qui tu aurais pu avoir envie d’écrire ?
Il est l’acteur de mes tendres années et sa mort, comme celle de Johnny – toutes proportions gardées, car chacun sait ce que Johnny représentait pour moi –, a fait s’écrouler un pan de ma vie. On n’allait pas voir le dernier film de Zidi ou de Lautner, on allait voir le dernier Belmondo. Ils sont de plus en plus rares les acteurs qui font ainsi déplacer les foules au cinéma. Son immense popularité était la conséquence de la simplicité et de la gentillesse qui irradiaient de tout son être. Il avait en outre un charme de dingue. J’aurais aimé écrire sur Belmondo, comme j’ai écrit sur Sophie Marceau. Je leur trouve des points communs, en particulier cette grande liberté qui a fait leur force.
Crédit photo : AFP.
Si ça ne tenait qu’à toi, et non aux impératifs posés par des éditeurs, y a-t-il des personnalités moins "bankables" auxquelles tu aurais envie de consacrer une biographie ?
Il y a des artistes oubliés comme Georges Chelon, que j’aime beaucoup et dont l’oeuvre mériterait d’être réhabilitée. Des artistes de mon enfance, comme Gérard Lenorman. De nombreux anonymes qui changent la vie (comme le chante si bien Goldman) mériteraient qu’on s’intéresse à eux. Ils sont sûrement plus méritants que certains chanteurs. Et puis, ça va t’étonner, mais j’aimerais raconter l’incroyable destin de Mireille Mathieu ! J’aime les gens qui ont un destin inouï comme le sien. C’est pain bénit pour un biographe !
C’est le destin qui me plaît, partie de rien, des terrains vagues d’Avignon, travaillant en usine pour nourrir la marmaille (13 enfants), et devenir ce qu’elle est devenue à force de travail et de renoncements, c’est purement incroyable.
C’est un appel du pied ?
Je ne suis pas sûr qu’elle ait envie de collaborer à un livre. Mais pourquoi pas ? Mireille, si tu nous lis...
À quand des écrits plus intimes ?
Chaque chose en son temps… Des choses sont écrites, des fragments. Une idée de roman autobiographique… Tout ça viendra sans doute.
Tes projets et surtout, tes envies pour la suite ?
Un projet de livre sur un chanteur, mais pas une biographie. Plein d’envies, mais rien encore de concret.
Un dernier mot ?
Doré… (c’est pour bientôt !)
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Daniel Pantchenko : « Trois mots à propos d'Aznavour ? À Découvrir Encore »
Le premier jour d’octobr’
Ce s’ra l’anniversair’
Du jour où le destin
Nous a r’pris Aznavour
Ça aura fait trois ans
Qu’lui qui s’voulait cent’nair’
À r’gret quitta la scène
Pour rejoindr’ le grand Blanc
Bon OK, je ne suis pas Aznavour, et ce texte dont il se serait bien passé, lui l’aurait certainement mieux écrit. Voyez ça comme un hommage presque amoureux, calé musicalement sur les premières lignes d’une chanson de lui que les fins connaisseurs reconnaîtront. « Triste anniversaire », l’évènement provoqua une intension émotion en France et en francophonie, et il eut droit, comme Belmondo cette semaine, aux honneurs d’un hommage national.
J’ai à propos de la mort d’Aznavour, un souvenir particulier, des émotions venues se surajouter à celles de l’amateur de son travail que j’étais, et que je suis toujours. Le vendredi 28 septembre 2018, il était l’invité principal de « C à vous », sur France 5. Il s’y était montré affable, drôle, sympathique. J’avais eu plaisir à le voir ce soir-là. Et je me souvenais bien sûr que, trois ans auparavant, il m’avait fait la joie de répondre à quelques unes de mes questions. Je bossais le lendemain, réveil très tôt comme d’habitude, mais quand même... ça trottait. J’ai décidé de reprendre contact avec son fils Mischa dans la soirée, je lui ai dit que j’avais aimé voir son père, et que j’aurais très envie, si possible, qu’il me dédicace un livre que je commanderais et lui enverrais pour l’occasion. Il m’a répondu assez vite : « OK, je ferai ça pour toi avec plaisir. Je le vois jeudi. » Joie, et hop, livre commandé, un ouvrage autobiographique amplement illustré et coécrit avec Vincent Perrot, expédié directement au nom et au domicile de Charles Aznavour, à Mouriès. Je me couche tard, le lendemain le réveil va piquer mais je suis content... Le week-end passe, arrive le lundi 1er octobre. Dans l’après-midi tombe ce communiqué, « Charles Aznavour est décédé à 94 ans ». Choc. Incrédulité. Je digère, et envoie tout de suite un message à Mischa sur WhatsApp pour lui présenter mes condoléances. Il prend le temps de me répondre, de me remercier et de me dire que, de Suisse, il part pour Mouriès. Le livre arrivera sur place le mardi, je crois, dans une atmosphère à mille lieues de ce qui était prévu. Il me semble que Mischa l’a gardé avec lui. Bref, anecdote personnelle très insignifiante à côté de cette nouvelle stupéfiante : Charles Aznavour, le plus bel ambassadeur contemporain de la langue française, n’était plus...
Cette année, j’ai repris contact avec Daniel Pantchenko, auteur d’une biographie d’Aznavour, Charles Aznavour ou le destin apprivoisé (Fayard) chroniquée ici en 2014. Je savais, parce qu’il me l’avait dit, qu’il préparait un nouveau livre sur Charles, axé sur les questions de société qu’il a traitées dans ses textes, bousculant parfois les sensibilités de l’époque. Charles Aznavour à contre-courant (Le Bord de l’eau) sort donc ce mois-ci, j’ai eu la chance de le lire en avant-première et de découvrir encore pas mal de choses sur cet homme qu’on aime tous les deux. Je suis heureux de pouvoir publier cette interview réalisée début septembre, où on se paie le luxe de parler d’Aznavour en ignorant ses chansons les plus connues, pour en mettre d’autres en avant. D’ailleurs, quand j’avais demandé l’artiste, à l’été 2015, quelles chansons de son répertoire il aurait envie qu’on redécouvre, lui avait cité : Nous n’avons pas d’enfant, Les amours médicales, et Vous et tu.
Avant de passer la parole à Daniel Pantchenko, parce que quand même, je bavarde là... je veux mettre en avant cette autre chanson, parmi les plus récentes (l’album « Toujours » fut, en 2011, son avant-dernier album studio) : La Vie est faite de hasard. Un bilan apaisé sur le temps qui passe et la vie qui part, thème éternel. Je salue avec chaleur, avant de conclure, Daniel Pantchenko, Mischa Aznavour et les siens, sans oublier M. Marcel Amont, avec qui Charles a enregistré un tout dernier titre, comme un retour aux sources... Exclu, Paroles d’Actu, par Nicolas Roche.
La vie, la vie, vivez-la bien
C’est le trésor dont le destin
Nous fait l’offrande
Il faut l’aimer, la protéger
Quand on la perd pas de danger
Qu’on nous la rende
EXCLU - PAROLES D’ACTU
Daniel Pantchenko: « Trois mots à propos
d’Aznavour ? "À Découvrir Encore"... »
Charles Aznavour à contre-courant (Le Bord de l’eau, septembre 2021)
Daniel Pantchenko bonjour et merci de m’accorder cet entretien, autour de la parution de votre nouvel ouvrage, Charles Aznavour à contre-courant (Le Bord de l’eau). Qu’est-ce qui vous a incité à entreprendre ce projet ?
C’est une idée que j’avais en tête depuis longtemps. À l’écoute de chansons qui avaient choqué dans les années 1950, comme Après l’amour ou Une enfant, mais plus encore de certaines qui ont été mal comprises, à l’image du Toréador (1965), qui, derrière l’anecdote spectaculaire, vise le showbiz période yé-yé (« Une idole se meurt, une autre prend sa place »), ce que Charles m’a expliqué clairement. D’autre part, au fil du temps, il a lui-même beaucoup insisté sur la notion de « faits de société » évoqués dans ses chansons et je trouvais qu’il ne fallait pas en rester aux deux exemples archi connus : Comme ils disent et Mourir d’aimer. C’est sans doute pour cela qu’il a apprécié ma démarche quand je suis allé le voir à Mouriès en mars 2017… ce que confirme Gérard Davoust, son ami et associé, dans le prologue du livre.
Vous évoquez dans un avant-propos votre réaction face à la mort d’Aznavour, le 1er octobre 2018 : ce fut pour pas mal de monde, une forme de choc parce que, malgré son grand âge (94 ans), on ne s’y attendait pas. Lui-même promettait qu’il serait sur scène au soir de ses 100 ans, en mai 2024. Vous y croyiez, et à votre avis, y croyait-il lui-même ou bien y’avait-il là une forme de défi lancé au destin ?
Bien sûr, tout le monde a été surpris et lui peut-être en premier. Au moins, si j’ai bien compris (mais je me préoccupe a minima de la vie privée des artistes), il semble n’avoir pas souffert. Quant à l’histoire des 100 ans, sans doute avait-il envie d’y croire et peut-être aimait-il laisser imaginer qu’il défiait le destin ?
Photo de Francis Vernhet, datée du 31 janvier 2006.
Après sa disparition, avez-vous songé, avec un regard peut-être différent, aux moments passés, aux confidences partagées avec lui depuis 35 ans pour des interviews ? Établissait-on facilement, sinon une familiarité, une complicité avec Charles Aznavour ?
Pas vraiment, mais vous savez, j’ai toujours eu le souci de rester dans le cadre professionnel, ce qu’il appréciait beaucoup. Si je l’ai interviewé dès les années 1980, j’ai surtout en mémoire notre première rencontre à propos de la biographie parue chez Fayard en mai 2006 (Charles Aznavour ou le destin apprivoisé), qu’avait amorcée Marc Robine, mon camarade de la revue Chorus décédé en 2003. C’était le 21 juillet 2005 à Paris, « aux Éditions » (selon l’expression) et vers midi, au bout d’une grosse heure d’entretien, il me dit : « Voilà ! Je crois que mes p’tits enfants sont arrivés ! » La famille. Autrement dit, pour aujourd’hui c’est terminé. Alors, je lui demande : « Vous croyez qu’on pourra se revoir ? » et il me répond bien distinctement en me regardant droit dans les yeux : « OUI ! » Ça, ça ne s’oublie pas ! Et je l’ai revu à cinq autres reprises pour ce livre (y compris à Mouriès) jusqu’en janvier 2006. Cela étant, comme il aimait bien faire des jeux de mots et moi aussi, on ne s’en est pas privés…
Parlez-nous un peu de vos derniers entretiens, ceux de 2017 réalisés pour l’ouvrage qui nous occupe aujourd’hui ? Les aviez-vous bâtis autour de plans, de questions précises et vous êtes-vous dit à la fin, comme dans la chanson, « à la prochaine fois » ?
Je suis d’abord allé voir Charles fin mars 2017, chez lui, dans les Alpilles. Je lui ai présenté les grandes lignes de mon projet, ça l’a intéressé et j’ai fait une première partie d’interview (toujours plus d’une heure), jusqu’à ce qu’il me dise qu’il fallait qu’il se repose. Bien sûr, j’avais des questions précises, écrites, ce qui ne m’a pas empêché de rebondir sur certaines de ses réponses et de lui demander des précisions. Ensuite, nous avons convenu de nous revoir à Paris « aux Éditions », et j’ai organisé le second rendez-vous mi-avril par mail avec son fils Nicolas.
Quelles sont les questions qu’après coup, vous regrettez, peut-être, de ne lui avoir pas posées, par manque de temps ou peut-être, par une forme de pudeur?
Je n’ai pas vraiment de regrets de cet ordre. En revanche, j’avais envoyé un mail à Nicolas le 26 septembre 2018 pour qu’il demande quelques précisions à son père (notamment à propos de la chanson Au nom de la jeunesse, sortie en juillet 68), car ses réponses étaient parfois confuses… mais quand je vois mes propres problèmes de mémoire, je me dis que c’est très compréhensible. Là, quelques jours plus tard, on apprenait le décès de Charles.
Votre ouvrage aborde, en une multitude de thématiques, la manière dont Aznavour a pensé, écrit et chanté les problèmes de son temps (jusqu’aux dangers de la route) et au-delà, les questionnements éternels (sur la famille, les amours, les victimes de la guerre...). Une grosse partie de sa longue popularité vient-elle du fait qu’il a su observer, écouter les tourments, les siens et ceux des autres, et en faire des chansons ?
Sans doute. Bien sûr, il a écrit et composé beaucoup de chansons d’amour, mais avec le temps, il n’appréciait guère le fait qu’on ne le ramène qu’à cela. Et il abordait de plus en plus clairement ces « faits de société », tels la liberté / le délit d’opinion (J’ai connu, Un mort-vivant, 2002), l’écologie (La Terre meurt, 2007), La désertification des campagnes (Et moi je reste là, 2015)…
Vous le racontez bien, Aznavour a ouvert un peu la voix dans certains domaines : il a osé évoquer la sexualité dès les années 50 (à en faire rougir Piaf et Bécaud qui pensaient qu’on ne "chante pas ces choses-là"), créé une chanson sensible sur l’homosexualité, parmi les premiers, au tout début des années 70. Était-il une espèce de rebelle, au moins sur les mœurs et les conventions ?
Rebelle ? Je n’irai pas jusque là. Mais déjà, quand il a commencé à être connu, dans les années 1950, il ne correspondait pas aux canons de l’époque. Il était petit et en plus, il avait cette voix qui lui ont valu toutes sortes de surnoms, de « L’enroué vers l’or » au bilingue « Has no voice ». Alors, il a foncé, il a rué dans les brancards. Et avec des titres « osés » comme Après l’amour ou « choquants » comme Une enfant (qui se suicide) il a vraiment fait des vagues. Au fond, comme il me l’a précisé (notamment pour Après l’amour), il trouvait simplement anormal qu’on ne puisse pas aborder dans une chanson ce qui l’était en littérature ou au cinéma.
« Il trouvait simplement anormal
qu’on ne puisse pas aborder dans une chanson
ce qui l’était en littérature ou au cinéma. »
On sent bien en revanche, à vous lire, et à écouter des chansons comme Tu t’laisses aller, Bon anniversaire, Et moi dans mon coin (les trois étant parmi mes préférées) qu’il se donne un peu le beau rôle face à la femme, qui se montre selon les cas, un peu tyrannique, passablement hystérique, ou un brin cruelle. Avait-il un petit côté macho, et plus généralement, des biais qui n’auraient rien eu de choquant puisque ceux des hommes de son époque ?
Tout à fait ! On a tous nos contradictions et Charles n’y a pas échappé. Mes parents adoraient Tu t’laisses aller, et ma mère n’était pas la dernière comme beaucoup de femmes d’alors. L’idéologie dominante, quelle qu’elle soit a toujours marqué les époques, à commencer par le patriarcat. En l’occurrence, le beau rôle est vraiment du côté de l’homme et Charles a beau réfuter le terme de « misogynie », il n’est pas complètement crédible. En ce sens, les temps ont heureusement changé (pas assez, certes…), mais j’ai moi-même reconnu ici ou là que j’avais mal interprété certaines chansons, à l’image de Trousse chemise, qui évoque clairement un viol. C’était en 1962, et il est certain qu’après 1968, l’accueil aurait été différent.
Quels auront été, à votre avis, les moteurs d’Aznavour jusqu’à la fin ? Financièrement parlant, l’exemple de son père, généreux mais s’étant ruiné plusieurs fois, l’aura-t-il marqué profondément, et gardé de toute gestion hasardeuse ?
Il est clair qu’Aznavour a su tenir compte des erreurs du passé familial, mais il a surtout vécu à une autre époque, après avoir été un « enfant de la guerre », comme il l’a chanté. Oui, il a aimé l’argent et il a su le gérer de manière très commerciale, mais à mon sens, ça n’a jamais vraiment impacté sa création artistique. S’il a toujours refusé le terme de « revanche », il m’a dit en 2005 que le « sentiment de pauvreté » l’avait quitté. Ce sentiment « particulier » qui fait « qu’on a un peu les yeux plus gros que le ventre : comme on a rien eu, on veut tout avoir. Moi, en tout cas, je l’avoue. » À un autre moment, quand j’évoquais les luxueuses voitures qu’il s’est offertes au fil du temps, il m’a répondu à la fois l’œil malicieux et très sérieusement : « J’ai eu la folie des grandeurs, mais jamais la grosse tête ! »
« Aznavour m’a dit, l’œil malicieux : "J’ai eu
la folie des grandeurs, mais jamais la grosse tête !" »
Je cite Bernard Lonjon, spécialiste de Brassens, lors d’une interview que j’ai réalisée le mois dernier : « On met au même niveau les 4B (Barbara, Brel, Béart, Brassens) et les 2F (Ferrat, Ferré). On oublie souvent Anne Sylvestre. Aznavour est plutôt comparé à Bécaud. » Charles Aznavour a-t-il jusqu’au bout souffert d’être moins reconnu que ces talents-là, sur lesquels vous avez aussi écrit, et comment expliquez-vous cette classification objectivement ? Était-il moins "poétique" que les autres ?
Je ne suis pas sûr d’être tout à fait d’accord à ce sujet. Sauf erreur de ma part, on cite surtout d’emblée le trio Brel, Brassens, Ferré, immortalisé par « Trois hommes dans un salon », l’interview historique et le livre du journaliste François-René Cristiani, avec les photos de Jean-Pierre Leloir. Béart aimait bien affirmer qu’il était « le dernier des trois B », sauf que c’est plutôt Barbara (amie de Brel) qu’on indique alors, mais beaucoup moins comme « poétesse », elle qui déclarait volontiers qu’elle faisait des « zinzins » à côté des chansons d’une Anne Sylvestre. Biographe de celle-ci, je suis bien placé pour savoir qu’on l’oublie plus que « souvent » (un peu moins depuis son décès) et qu’on la présente d’abord comme une chanteuse « pour enfants », aspect certes remarquable de son œuvre mais qu’elle n’a jamais présenté sur scène.
De son côté, tout en mettant en musique nombre de poésies (notamment d’Aragon), Ferrat a écrit surtout des chansons – engagées ou non – en s’efforçant de conjuguer qualité et simplicité (pas simplisme) ce qui lui a permis d’avoir un gros impact populaire. En ce sens, il était plus proche d’un Aznavour ou d’un Bécaud, ce dernier étant carrément oublié aujourd’hui, a priori parce qu’il était compositeur et pas auteur. Pour moi, la chanson est un art à part entière. Elle peut-être « poétique » ou pas.
« Il a forcément souffert de ne pas être cité au même
niveau que les Trois B historiques, mais il courait
le cent mètres et eux le marathon. »
De fait, Charles a été un peu plus « poétique » dans la dernière partie de sa carrière, mais je ne crois pas que ce fût – à quelque moment de sa vie - son souci premier. Il a forcément souffert de ne pas être cité au même niveau que les Trois B historiques, mais il courait le cent mètres et eux le marathon. Je n’insisterai pas sur le rôle des grands média, mais ils ont une responsabilité majeure dans l’utilisation à tout va du terme « poète », pour qualifier tout, n’importe quoi, n’importe qui.
Si vous deviez citer cinq chansons, moins connues, et pas forcément citées dans votre livre d’ailleurs, pour inviter nos lecteurs à s’emparer de pépites moins connues de l’auteur Aznavour ?
J’ai toujours beaucoup de mal à répondre à ce genre de question, parce qu’à un autre moment je donnerais d’autres réponses. Et même si j’aime des chansons assez récentes de Charles, je reste très marqué par celles de ses premiers disques chez Barclay, au moment où je l’ai découvert. C’est classique… Alors disons Plus heureux que moi (1960, dont je fredonne un extrait en ouverture de la conférence qu’il m’a inspirée), Hier encore (1964) qu’il a beaucoup associé à Sa jeunesse (de 1957), Autobiographie (1980) et L’Enfant maquillé (1983, texte de Bernard Dimey extrait d’un album superbe que Charles lui a consacré).
Trois mots pour qualifier l’artiste, l’homme que vous avez connu ?
Là, permettez-moi de tricher. D’abord, l’ai-je « connu » ! Je ne crois pas. Je l’ai rencontré. Et comme vous devez commencer à le comprendre, c’est son œuvre qui m’a intéressé. Ce qu’il a écrit, ce qu’il a composé, ce qu’il a chanté et particulièrement ici les « faits de société ». Ça fait déjà trois mots. Au passage, cette démarche (dans laquelle l’aspect biographique, la vie privée, occupent une place marginale) n’a visiblement pas intéressé les grandes maisons d’édition et il m’a fallu deux années (+ une due à la pandémie) pour que le livre sorte. Il se trouve que j’habite à Bordeaux et que cette remarquable et très indépendante maison d’édition (Le Bord de L’Eau) est située à Lormont, sur l’autre rive de la Garonne.
Bref. Allez, trois autres mots que j’indiquerai pour Charles (comme pour tous les artistes que j’aime et dont on croit toujours très bien connaître le répertoire) : À Découvrir Encore.
Vos projets, vos envies pour la suite ?
Déjà, j’essaie d’être de plus en plus attentifs à mes proches, à commencer par mon épouse et ma fille, qui elle-même évolue dans le milieu du spectacle. Côté chanson, outre des demandes intéressantes d’éditeur (comme Goldman l’intégrale – L’histoire de tous ses disques, paru l’an dernier chez EPA/Hachette), j’ai des envies différentes. En particulier, je travaille sur un livre d’anagrammes : il s’agit d’associer un nom d’artiste de la chanson à l’un de ses titres en essayant d’y suggérer un sens plus ou moins caché. Par exemple Charles Aznavour – Hier encore / Un rêve rare s’cache à l’horizon. Ou Nicolas Roche / Coin chorales. Ou mieux : dès le début, j’avais remarqué que votre prénom est le même que celui du fils d’Aznavour qui s’est occupé de sa carrière. Et que vous avez le même nom que celui de son acolyte, en duo, au début de sa carrière (Pierre Roche, ndlr). Donc, il est normal que vous vous intéressiez à Aznavour. De plus, vous m’avez demandé des images (des photos), ce qu’on appelle l’iconographie. En raccourci familier « icono ». Je vous suggère donc de remplacer l’anagramme que je vous ai indiquée par celle-ci : Nicolas Roche / Icono Charles.
Un dernier mot ?
Merci et à bientôt. On ne sait jamais…
Note : chanson (ma préférée ?) citée nulle part ici, mais juste pour mon plaisir,
à faire partager. Je défie quiconque de ne pas avoir envie
de bouger sur cette chanson... Nicolas
Interview : début septembre 2021.
Photo signée Claudie Pantchenko.
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Bernard Lonjon : « L'âme de Brassens m'a suivi dans mon parcours et dans ma vie. »
Le 22 octobre de cette année, Georges Brassens aurait eu 100 ans. En 1951, Charles Trénet chantait : « Longtemps, longtemps, longtemps / Après que les poètes ont disparu / Leurs chansons courent encore dans les rues... » Que retient-on, aujourd’hui, un siècle après sa première venue au monde, de Brassens, qui davantage peut-être que son statut d’auteur-compositeur-interprète, dont il fut des plus grands, compte et comptera parmi les poètes intemporels ?
J’ai la joie de vous proposer cette interview avec Bernard Lonjon, un des meilleurs connaisseurs de l’artiste, dont il a d’ailleurs embrassé, partant de son Auvergne natale, le berceau sétois (notons qu’il participe à la programmation exceptionnelle mise en place par Sète à l’occasion de ce centenaire). M. Lonjon est notamment auteur du très ambitieux Brassens, l’enchanteur (L’Archipel, 2021), ouvrage qui retrace minutieusement la vie de Brassens jour après jour, année après année ; une publication agréable à lire parce que très vivante, et sur laquelle les fans du génial moustachu - mais pas que - devraient se précipiter.
Je profite de cet article pour avoir également une pensée pour mon père, qui aurait eu 70 ans la semaine dernière, et qui aimait Brassens. Sur la photo qui suit, les deux coffrets vinyles qu’il possédait de lui. Je n’ai plus, à ce jour, le matériel pour les écouter, mais je compte bien le faire un jour.
Exclu, par Nicolas Roche.
EXCLU - PAROLES D’ACTU
Bernard Lonjon: « L’âme de Brassens
m’a suivi dans mon parcours et dans ma vie. »
Brassens, l’enchanteur (L’Archipel, 2021).
Bernard Lonjon bonjour. Quel temps passé, quelle somme de travail (l’écriture et, toute la recherche en amont) votre Brassens, l’enchanteur (L’Archipel, 2021) a-t-il représenté ? Avez-vous eu accès à des documents inédits, je pense à la foisonnante correspondance de Brassens avec notamment, ses copains ? Appris, vous-même, qui en êtes grand connaisseur, des choses importantes ?
Quatre années de travail depuis mon dernier Brassens: Les jolies fleurs et les peaux de vache. De passionnantes longues heures de recherches dans les vidéos (entretiens) on-line ou sur le site de l’INA, des milliers d’articles de presse, des manuscrits ou des correspondances dans diverses Archives, des entretiens avec ses amis à Sète ou ailleurs (de visu ou par mail), des relectures de livres de souvenirs (Tillieu, Battista, Poletti, Onteniente, Laville, Iskin, Larue...), de ses cahiers, de ses journaux intimes (peu nombreux), de ses agendas... Un gros travail de compilation ensuite avant de tenter de relier tous ces évènements petits ou grands qui replacent l’homme et l’artiste dans sa vie quotidienne.
Dans quelle mesure les périodes de vaches maigres, qui en son temps, celui des restrictions, ont réellement voulu dire, crier famine, ont-elles forgé le rapport de Brassens à l’argent ?
L’argent n’a jamais été un moteur, ni un frein pour lui. Il le disait: « J’ai de l’argent, c’est bien, je peux manger. Je n’en ai pas, ce n’est pas bien grave, je saute des repas. » La seule chose qui le gênait fut de dépendre des autres, et notamment de 1944 à 1952, de Jeanne. Il le lui rendra bien en l’immortalisant dans trois chansons (Chanson pour l’Auvergnat, La cane de Jeanne et Jeanne), en rendant à sa maison-taudis (ses propres mots) de l’impasse Florimont des allures de lieu de vie plus correct avec eau courante, toilettes et électricité. Ila toujours vécu de peu, même si ce fut souvent à cette époque, de rien! Une lecture-découverte d’un nouveau poète (Antoine Pol par exemple) l’enrichissait plus que des boîte de conserves (dont il a par ailleurs beaucoup trop abusé pour son corps... surtout qu’il les dévorait à même la boîte
L’anarchisme de Brassens, son anticléricalisme, son antimilitarisme, puisent-ils autant dans ses lectures, dans son regard sur le monde qui tourne (mal, souvent) que dans son expérience de vie ? Son message a-t-il résonné d’une manière particulière auprès des auditeurs de son époque ?
Sa hantise de l’ordre établi, des corps constitués, de la police, de la justice et de toute autorité... remonte peut-être à ce jour où à l’école maternelle de Sète, il fut mis au placard pour indiscipline avec pour conséquence une dizaine de furoncles dans la tête après ce choc psychologique. Plus vraisemblablement après une éducation balancée entre la ferveur catholique de sa mère grenouille de bénitier et la libre pensée de son père, il a penché vers le second à son arrivée à Paris (après l’affaire des bijoux pour laquelle il eut affaire à la justice et à la rumeur des Sétois). C’est là qu’il rencontra en 1946, au coeur du XIVe arrondissement, une bande de joyeux libertaires qui le convertirent très vite à leur cause, ce qui le conduisit à écrire des articles plutôt violents envers l’autorité dans « Le Monde libertaire », alors journal de la Fédération anarchiste.
Brassens était-il un vrai timide, ou bien une espèce de misanthrope qui s’est affirmée avec le temps ?
Il était du genre plutôt timide, sauf entouré de sa bande de copains habituels. En même temps, il aimait bien se retrouver seul, pour écrire ses chansons, lire ou flâner dans la poésie, « serein, contemplatif, ténébreux, bucolique. » Il aimait les gens, mais surtout ceux qu’il connaissait. Ce n’était pas un extraverti et son idéal eût sans doute été de se réfugier dans sa thébaïde.
Nous réalisons cette interview alors qu’il est question en continu, de vaccination obligatoire, de pass sanitaire pour des activités du quotidien, tout cela sur fond de règne du politiquement correct. Cette époque, la nôtre, Brassens l’anar, l’anticonformiste, il l’aurait haïe, non ?
Ni Dieu, ni maître! Aurait-il cependant obéi en portant un masque ou en allant se faire vacciner? Sans doute oui pour éviter toute confrontation avec l’ordre établi tout comme il le faisait en son temps en traversant sur les passages protégés pour éviter les flics. Il avait une forte tolérance envers les individus et prônait la liberté individuelle. Cette époque l’aurait probablement beaucoup "emmerdé" car il râlait déjà en son temps contre le conditionnement dû à la publicité à outrance. Il se serait peut-être replié sur lui-même. De toute façon, il ne fut jamais de son époque, lui qui disait être « foutrement moyenâgeux » !
On cite souvent, parmi les auteurs-compositeurs-interprètes de sa génération, en-dehors de lui, Ferré, Brel, Barbara, Béart, Ferrat... Rarement Aznavour, qui pourtant est peut-être celui qu’on écoute le plus souvent, en partie parce qu’il a vécu jusqu’à nous. Brassens, Aznavour, ce n’était pas tout à fait la même catégorie ?
Oui, on met au même niveau les 4B (Barbara, Brel, Béart, Brassens) et les 2F (Ferrat, Ferré). On oublie souvent Anne Sylvestre. Aznavour est plutôt comparé à Bécaud. En réalité, même Aznavour ou Bécaud ne passent pas la barrière du temps excepté 5 ou 6 ritournelles. Idem pour Béart. Barbara survit grâce à quelques interprètes. Brel et Ferré ont du mal, tout comme Ferrat. Tout ceci est lié à la conjonction de deux phénomènes: l’intemporalité de l’oeuvre (seul Brassens possède cela dans la quasi totalité de toutes ses chansons) et la musique (là aussi seul Brassens peut survivre, d’une part parce qu’il avait choisi, contrairement à ses congénères, une orchestration minimaliste de bout en bout avec guitare-voix et contrebasse, alors que la plupart des autres auteurs-compositeurs-interprètes ont sur-orchestré leurs textes, fait beaucoup d’arrangements, qui ont du mal à passer les génération).
Seul Brassens a su privilégier le texte par rapport à la musique, et certains textes comme La mauvaise réputation, La mauvaise herbe, Je suis un voyou, Le gorille... sont repris par les jeunes générations (rappeurs, slameurs, musiques actuelles...). Sa seconde force est la richesse de sa musique, unique dans le monde de la chanson, à la fois jazzy, swingante et blues. Brassens est à la fois un folksinger et un bluesman, mais on ne l’entend bien que lorsque sa musique est jouée par d’autres (jazzmen, bluesmen...).
Quelle est votre histoire avec Brassens ? En quoi dans son œuvre, dans son parcours de vie, vous parle-t-il au plus profond de vous, Bernard Lonjon ?
Une histoire d’amour qui remonte à ma tendre enfance. Ma mère chantait La chasse aux papillons, Le parapluie, Les amoureux des bancs publics... lorsque j’étais gamin. Ensuite j’ai découvert les chansons "pas pour toutes les oreilles" et j’ai adoré ces mots inconnus, ces gros mots qu’il chantait avec un sourire coquin, presque complice. Il m’a depuis accompagné, depuis mon Auvergne natale jusqu’à sa ville natale où je vis aujourd’hui, une ville bien singulière, à la fois populaire et d’un très haut niveau culturel, entre Paul Valéry, Jean Vilar, Agnès Varda, Brassens et les peintres Soulages, Combas, Di Rosa... Son âme m’a suivi dans mon parcours professionnel et dans ma vie quotidienne.
Si, par hypothèse, vous pouviez lui dire quelque chose, ou lui poser une question, que choisiriez-vous ?
J’aimerais savoir s’il se marre vraiment au bistrot des copains avec sa « bande de cons » qu’il adorait, de Fallet à Boudard, de Ventura à Brasseur, de Clavel à Gévaudan, de Laville à Granier... toute cette bande de joyeux lurons qui se retrouvaient autour d’une bonne table ou plus simplement devant une bouteille de rouge et un saucisson pour refaire le monde à leur manière.
Quelles chansons de lui, celles qui vous touchent le plus, pas forcément d’ailleurs parmi les plus connues, auriez-vous envie de nous inviter à découvrir ?
Le blason est pour moi la plus belle chanson sur le sexe féminin. Saturne, une magnifique chanson d’amour. Mourir pour des idées, une chanson anarchiste par nature et Supplique pour être enterré à la plage de Sète, sa meilleure à mon goût, et pas seulement parce qu’elle nous ramène en île singulière. Sinon, écoutez Les châteaux de sable, L’inestimable sceau ou encore Le fidèle absolu, Le modeste et Le sceptique. De sacrées trouvailles qui passeront le temps car Le temps ne fait rien à l’affaire. En réalité, chez Brassens, il n’y a Rien à jeter. Il faut embrasser l’oeuvre dans son intégralité, dans sa complexité et dans sa richesse inégalée.
Brassens s’est largement inspiré, référé à des poètes des temps passés, on le voit au jour le jour dans votre livre. Quelle sera la trace que lui laissera dans le patrimoine des belles lettres françaises ?
Il a déjà laissé des traces, étant au programme à la fois des classes primaires, des lycées et de l’enseignement supérieur. Plus de deux cents thèses ont été défendues sur son oeuvre. Il est traduit dans plus de 80 langues ou dialectes et repris par plus de 5000 interprètes dans le monde (qui ont réalisé des disques de chansons et/ou de musiques en hommage à sa puissance créatrice).
Vous êtes très actif quant aux festivités autour du centenaire Brassens, qui se déroulent notamment à Sète. Quels premiers retours vous sont parvenus, et quel est l’auditoire de Brassens en 2021 ?
Des emballements multi-générationnels. On retrouve souvent trois générations côte à côte et il est fréquent d’entendre des jeunes adolescents raconter qu’ils sont là parce que leurs grands-parents leur ont parlé de Brassens. Nous avons programmé des chanteurs et musiciens de toutes générations, de Maxime Le Forestier à son fils Arthur, de Catherine Ringer à Barbara Carlotti, de Michel Jonasz à JP Nataf ou Piers Faccini ou encore de Benjamin Biolay à Albin de La Simone. Joël Favreau est évidemment venu chanter sur le Roquerols, le bateau spécialement amarré à Sète où se déroulent les 250 évènements (de juin à décembre) : concerts, colloques, conférences, théâtre vivant, philo pour enfants, escape games pour ados, dessins pour enfants, expositions... Il y en a vraiment pour toutes les générations. Souvent les soirées se poursuivent avec des DJ qui enflamment le bateau-phare du Roquerols en reprenant Brassens sous forme de musiques actuelles...
Est-ce qu’il y a de nos jours, dans la chanson française, parmi ceux-ci et d’autres, des artistes dont vous diriez qu’ils sont des poètes comme a pu l’être Brassens ? Et qui trouveraient grâce à vos yeux ?
J’en ai cité quelques-uns déjà. Il y en a beaucoup : Olivia Ruiz, Jeanne Cherhal, La Grande Sophie, Camélia Jordana, Zaz, Pauline Croze... Philippe Katherine, Thomas Dutronc, Yves Jamait, Cali, Thomas Fersen, Mathieu Boogaerts, Alexis HK, Alex Beaupain, Gérald De Palmas... Liste non exhaustive, sans hiérarchie...
Vos projets, peut-être surtout, vos envies pour la suite, Bernard Lonjon ?
Deux autres livres sur Brassens à paraître en fin d’année (La ronde des chansons, Brassens au cabaret), une biographie de Manitas de Plata, des contributions à des livres autour de Polanski et Pasolini... sur Nougaro également... Envie de me remettre à écrire des nouvelles, fictions... de laisser libre cours à mes envies d’écriture !
Interview : mi-juillet 2021.
Bernard Lonjon, par Jeanne Davy.
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Ramon Pipin : « J'aime qu'un roman soit transgressif, qu'il m'emmène loin... »
Alain Ranval, alias Ramon Pipin, est de ces artistes dont il serait difficile de résumer la carrière en un, deux, trois ou même sept mots. Durant ses plus de 50 ans de parcours artistique (et c’est pas fini !), il a chanté, écrit des chansons, beaucoup composé (chansons, BO de films ou séries), sorti pas mal d’albums en groupe(s) et en solo. Ça, vous connaissez forcément, c’était en 1973, avec "Au Bonheur des Dames" :
Son actu du moment, c’est la parution de son premier roman, Une jeune fille comme il faut (Mon Salon éditions, 2021). Je l’ai lu, sans trop savoir à quoi m’attendre au départ, et j’ai été séduit par l’histoire et les atmosphères changeantes dans lesquelles il nous fait baigner, un fond de l’air déjanté ici, là touchant, parfois les deux d’un coup. Je remercie Ramon pour cette agréable rencontre, pour ce qu’il est, et pour l’interview grand format qu’il m’a accordée en ce début juillet. Exclu, par Nicolas Roche.
EXCLU - PAROLES D’ACTU
Ramon Pipin: « J’aime qu’un roman
soit transgressif, qu'il m’emmène loin... »
Une jeune fille comme il faut (Mon Salon éditions, 2021).
(Sisi c’est bien, lisez-le ! Il est dispo sur Amazon ou sur ramonpipin.fr...)
Bonjour. Déjà, comment je dois vous appeler ? Ramon (Pipin), ou Alain (Ranval) ? Où est l’un, où est l’autre ?
Comme vous voulez ! Mon vrai nom est plutôt réservé à ma sphère privée encore que de nombreux proches, à mon grand dam, m’appellent Ramon, nom dont on m’a affublé en 1972 et dont personne ne connaît l’origine.
Première question d’une actu évidente : comment avez-vous vécu, et vivez-vous toujours cette crise dite du Covid ?
Les restrictions m’ont assez peu pesé. Je n’ai aucunement le profil itinérant de Vasco de Gama et j’en ai profité pour créer tous azimuts : musique, écritures diverses, tournages à l’arrache, etc.
Vous êtes un touche-à-tout qui a touché à plein, plein de choses. Racontez-nous l’aventure du roman ? Cet exercice-là a-t-il été plus ou moins difficile que d’autres ?
À force de lire des scénarios mal foutus en tant que compositeur de BO, je me suis dit : "Pourquoi pas moi ?". J’avais en effet réalisé un court métrage dont je ne rougis pas, dans mon registre caustique : Et tu récolteras ce que tu as semé avec Jacky tout droit sorti du Club Dorothée. J’ai sué sang et eau pour parvenir à quelque chose de satisfaisant. J’ai tenté de monter ce film — j’avais un joli casting avec Eddy Mitchell en tête — mais cela n’a pas abouti. Après 8 ans d’efforts j’ai rangé ce script, puis l’ai ressorti du tiroir, hanté par cette histoire, pour en faire un bouquin, qu’a préfacé Tonino Benacquista. Il est sorti en 2015 mais la maison d’édition a déposé le bilan 2 mois après... Je l’ai repris l’année dernière à l’occasion de cette longue hibernation et minutieusement réécrit.
Je ne vais pas raconter l’intrigue, qui est riche, je laisse aux lecteurs le plaisir de la découvrir. C’est quoi les livres que vous aimez lire ? De quoi vous êtes-vous inspiré pour composer cette histoire-là ?
L’idée de départ vient d’une scène de Pastorale américaine de Philip Roth, l’un de mes auteurs de chevet. Après j’ai laissé mon imagination dériver pour construire cette histoire qui, sous couvert d’un polar, embrasse des thèmes qui me sont chers : l’humour, l’exclusion, le vieillissement, la sexualité, la famille... les lacets. J’aime être malmené et surpris, quelle que soit la forme artistique.
Je lis surtout des romans car j’aime la transgression, qu’on me prenne par la main pour m’emmener loin, les mots choisis et le style.
En vérité je ne me suis inspiré de personne. Le creuset fumant où crépitent mes nombreuses lectures m’a nourri de ses effluves. Et mon histoire personnelle quelque peu, mes rencontres, bien que ce ne soit pas autobiographique.
Parmi les protagonistes, Paul, flic mélomane à la retraite ; Naj, jeune tornade sensuelle et complexe ; le fils et la femme de Paul, Fabien et Julie, et quelques slaves hauts en couleur. Est-ce que vous avez mis de vous dans ces personnages justement, Paul mais pas que ? Est-ce que vous avez dessiné en eux des personnes que vous avez réellement rencontrées ?
Je n’ai pas rencontré de Potok ni de Naja. j’aurais aimé, c’est sans doute pourquoi je les ai imaginés ! Pour Paul, quelques lointaines résonances personnelles.
Votre plume est agréable, pas mal d’éléments d’immersion, de références, des sourires et aussi de vrais moments d’émotion. Je pense à ces mots touchants qui décrivent le départ de la mère de Paul, Rachel. Ou à ce qu’évoquent les derniers mots du livre. Parfois, il faut composer avec sa pudeur, quand on écrit ce genre de chose ?
Les mots sont venus, puis je les ai repris, modifiés, triturés sans relâche, je crois avoir fait plus de 100 relectures de la dernière édition. Je ne me suis pas autocensuré. Lorsque la situation m’emportait vers l’émotion, pas de barrières. Vers l’humour ou le zizi-panpan non plus.
Vous connaissez bien le milieu du cinéma : si vous aviez carte blanche et budget illimité, quels acteurs engageriez-vous pour interpréter les rôles principaux de votre récit ?
J’ai beaucoup travaillé en ce sens comme vous l’avez vu ci-dessus. Jean-Pierre Bacri aurait été le personnage mais il l’avait souvent joué, cet atrabilaire misanthrope. C’est pourquoi Eddy Mitchell me semblait correspondre. Depardieu également. Pour Potok, j’avais en scène depuis l’origine Patrick Eudeline, que j’aurais volontiers casté ? Après les acteurs anglo-saxons me ravissent : James Gandolfini ? Ou Robert Carlyle ? Pour Naja, un casting s’imposait. La sublimement touchante Nastassja Kinski de Maria’s Lovers ? J’aime bien celle qui joue dans Scènes de ménages, bizarrement, sur M6, Claire Chust qui me semble avoir un joli potentiel, en-dehors de sa fantaisie.
Premier petit décrochage justement : si vous deviez n’en choisir que cinq, ou six ou sept je ne suis pas un tortionnaire, ce serait quoi votre top films, tous confondus ?
Très très dur, je suis un cinéphile assidu. Néanmoins, j’ai adoré le cinéma coréen des années 90-2000 avec un chef-d’œuvre absolu : Oasis de Lee Chang-dong. Ainsi que Memories of murder de Bong Joon-ho. Également sur le podium Sur la route de Madison de Clint Eastwood. Dans un autre genre l’inénarrable Spinal Tap de Rob Reiner. La vraie dernière claque que je me suis prise c’est The Painted Bird du réalisateur tchèque Vaclav Marhoul d’après le roman de Jerzy Kosinski, d’une noirceur étouffante à la limite de l’insoutenable. Ah, je dois citer également le film russe The Tribe de Miroslav Slaboshpytskiy, histoire de bullying dans un internat pour sourd-muets sans sous-titres (non ce n’est pas une blague et c’est génial). Et me revient ce film américain Thunder Road de Jim Cummings avec une scène d’ouverture mémorable.
Vous avez pas mal côtoyé Coluche, dont on commémore cette année les 35 ans de la disparition. Que retenez-vous de lui, de cette rencontre ? Coluche, Desproges, le professeur Choron (avec Hara-Kiri), des figures d’un temps révolu, peut-être plus léger et ou la parole était plus libre, la bien-pensance, moins pesante ?
Oui certes. Cependant des artistes comme Gaspard Proust perpétuent cet état d’esprit. Je fréquentais Coluche, Desproges, Choron mais il était difficile d’en être proche.
Il est sûr que certaines des chansons interprétées par "Odeurs" à l’époque, voire "Au Bonheur des Dames" auparavant, qui parlaient de nécrophilie, de tournantes, de déviances sexuelles, de religion seraient infaisables aujourd’hui et parfois j’évoque ces moments avec nostalgie et regret. Mais je continue, en essayant de ne pas sortir des rails, à exprimer ce qui me passe par la tête, comme sur mon dernier album la haine, l’indifférence, le mirage de l’ascenseur social ou le groove français !
Est-ce que vous lui trouvez des charmes, à notre époque ?
Pour en revenir au cinéma coréen, le dernier plan du 4ème film de Lee Chang-dong, Secret Sunshine, l’histoire magnifique d’une femme qui tente de se reconstruire après la perte de son mari ET de son enfant, nous montre une petite flaque d’eau où se reflète le soleil. Mon interprétation, — peut-être erronée d’ailleurs — est que le réalisateur veut nous montrer que la beauté du monde réside même dans l’infiniment banal. Donc j’y trouve de l’horreur, beaucoup, mais aussi des trésors qui m’enchantent parfois. Ce que j’ai traduit dans ma chanson Qu’est-ce que c’est beau de l’album éponyme.
J’aimerais aussi vous interroger sur Renaud, avec lequel vous avez beaucoup collaboré, notamment lors de ses premiers albums. Comment avez-vous vécu ces années-là ? Quel regard portez-vous avec le recul, sur sa carrière ?
J’étais simplement un musicien réalisateur. De complicité, nenni. J’ai eu la chance de collaborer avec lui, d’avoir de solides responsabilités artistiques qui se sont soldées par d’énormes succès en le faisant aller vers des contrées moins balisées — un peu — musicalement. Mais ce sont des souvenirs un peu froids en vérité, qui m’ont assez peu fait vibrer.
Si vous pouviez lui adresser un message, là ?
La démocratie, c’est quand on sonne chez vous à 6h du matin et que... c’est le laitier (Henri Jeanson).
Quelles sont, parmi vos chansons à vous, groupe ou solo, celles que vous aimeriez nous recommander, à ma génération, pour les découvrir ?
Période "Odeurs" : Couscous boulettium, Que c’est bon, Le stade nasal, Je m’aime. Mes albums : Nous sommes tous frères, Je promène le chien, Qu’est-ce que c’est beau, Stairway to eleven et avec "Au Bonheur des Dames", Mes funérailles.
Votre top chansons, tout confondu, et hors les vôtres ;-) ?
Alors là impossible. Trop ! Disons que dans mon Olympe se trouvent XTC, les Beatles, Gentle Giant. Disons que Stupidly Happy de XTC c’est tout là-haut et God only knows des Beach Boys aussi. En ce moment c’est I disagree de Poppy.
Qui trouve grâce à vos oreilles en 2021, parmi les artistes mainstream et plus underground ?
Poppy. Leprous. The Moulettes. Brad Mehldau. Michael League. Mainstream ? Connais pas...
L’évolution de l’industrie du disque, c’est quelque chose qui vous paraît inquiétant pour la suite ? Ou bien pour le coup, internet et les réseaux permettent-ils une plus grande démocratisation de la production de musique ?
J’ai eu l’extrême chance de vivre de ma musique. Ce ne serait plus possible aujourd’hui. L’offre incommensurable me désole d’un côté et me réjouit d’un autre car elle permet à des créateurs talentueux, s’ils parviennent à maîtriser leur communication, de s’exprimer et de se faire entendre. Mais ma chanson Une chanson ennuyeuse résume parfaitement ma pensée.
Quelques mots pour inciter nos lecteurs à se précipiter sur Une jeune fille comme il faut ?
C’est un roman qui marie l’humour et l’émotion, ancré dans une réalité intemporelle sans ordis ni smartphones et qui j’espère pourra toucher au cœur avec ces personnages déjantés ou profondément humains. On a évoqué Frédéric Dard mais je me retrouve bien plus dans Jean-Paul Dubois. L’humour y est présent certes, mais il y a, comme dans mes chansons toujours (ou à peu près) un fond de mélancolie ou d’humour allez, juif new-yorkais, gaiement désespéré.
Photo : Thierry Wakx.
De quoi êtes-vous le plus fier, quand vous regardez derrière ?
De pouvoir me retourner sans rougir.
Des regrets ?
De n’avoir pas pu faire le film Une jeune fille...
Vos projets, vos envies pour la suite ?
Nous sortons à la rentrée le CD des "Excellents", 3 millions de vues sur FB. L’album massacre menu nombre de tubes pop des 50 dernières années. L’accueil est réjouissant.
Un dernier mot ?
« L’humour renforce notre instinct de survie et sauvegarde notre santé d’esprit. » (Charlie Chaplin)
Interview : début juillet 2021.
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Jean-Eric Perrin : « Angèle est, dans sa musique, une photographie exacte de la génération qu'elle représente »
Aux origines de cet article, il y eut un coup de coeur. Tardif, mais un gros coup de coeur. Je crois qu’il est venu de la découverte par un ami que je salue ici, de Ta reine, puis de ce clip :
C’est faux peut-être mais au plus je ris
Au plus j’te donne tort
De pas vouloir m’aimer
Bref, j’ai découvert Angèle. Talent d’interprétation (timbre et intonations très caractéristiques), à l’écriture (légère mais profonde) et à la compo (des années de piano derrière elle), charme énorme (pourquoi le nier) et une bonne dose d’humour (la touche belge ?). Autant le dire, il y aura peut-être un léger manque d’objectivité dans cet article, et un nombre de vidéos un peu élevé mais tant pis, j’assume (je voulais inclure chacune d’elles, et j’ai eu la flemme de choisir, et encore j’ai dû sacrifier La Thune et Je veux tes yeux).
Jean-Éric Perrin, écrivain et journaliste qui a écrit énormément de choses sur la musique (mais pas que) vient de signer une bio de Miss Van Laeken, aux éditions L’Archipel. Un ouvrage intéressant qui raconte le parcours de vie de la chanteuse, décortique son premier album Brol et explore les thèmes qui lui sont chers, et tous les à-côtés (l’image, le côté business) qu’elle partage avec les artistes de sa génération, amplement ancrés dans les réseaux et l’auto-production.
Merci à l’auteur d’avoir accepté de répondre à mes questions. Et à l’éditeur, une fois de plus. Une exclusivité Paroles d’Actu. Par Nicolas Roche.
EXCLUSIF - PAROLES D’ACTU
Jean-Éric Perrin: « Angèle est,
dans sa langue et ses thèmes, une photographie
exacte de la génération qu’elle représente. »
Angèle, Pop féminisme (L’Archipel, avril 2021).
Entretien daté du 15 avril.
Jean-Éric Perrin bonjour. Comment avez-vous découvert Angèle, et pourquoi avoir choisi de lui consacrer un livre ?
Je l’ai découverte comme tout le monde, à travers ses premières chansons et ses clips malins. Son succès phénoménal et le fait qu’elle soit devenue « phénomène de société » justifiait de lui consacrer un livre, même si sa carrière est « jeune ».
En plus d’être jolie, drôle dans ses clips et douée dans ses interprétations, Angèle est loin d’être sotte et, on l’oublie souvent, elle est auteure de ses textes, et compositrice, avec pas mal d’années de piano derrière elle. Étudier Angèle, c’est aussi une histoire de « codes à casser » ?
Si ces « codes » subsistent encore, il serait temps de la pulvériser une fois pour toutes. Nous avons une génération brillante de jeunes artistes qui sont auteures, compositrices, interprètes, parfois productrices (comme Angèle) : avec Clara Luciani, Suzane, Pomme, et quantité d’autres. La pop est féminine en 2021.
Il est pas mal question d’autres artistes belges dans votre ouvrage, et notamment l’exemple brillant de Stromae. Est-ce qu’il y a une touche belge particulière, et comment la définir par rapport à la France ?
Peut-être en raison de leur proximité avec l’Angleterre, mais les Belges ont toujours été à la pointe du rock et de la pop. En tout cas depuis les années 80. Le pays est petit, mais riche, la preuve, avec Stromae et Angèle, nous avons les deux plus gros vendeurs francophones depuis des années.
Le sous-titre de votre livre, « Pop féminisme », fait écho aux messages portés par Angèle, féministe donc - et féminine -, notamment bien sûr dans Balance ton quoi. À l’heure des suites de #MeToo, elle compte parmi les figures médiatiques (Adèle Haenel côté ciné, Clara Luciani pour le rock, Pomme pour la folk) qui incarnent ces combats. Qu’est-ce que tout cela vous inspire ? Cette génération-là va-t-elle pouvoir les faire bouger, les lignes ?
Les mouvements #MeToo, #TimesUp et autres ont eu un impact considérable, et fédéré à travers le monde un mouvement salvateur, légitime, et attendu depuis si longtemps... Angèle se défend d’en être une porte-drapeau, mais le message de ses chansons est de toute évidence important parce qu’elle le porte vers un public dont une bonne partie est très jeune, et donc en pleine élaboration de ses futurs choix et attitudes envers ces sujets. Elle ne fera pas bouger le lignes de façon frontale, mais le fera certainement de façon durable, la génération qui a grandi avec Balance ton quoi ou Ta Reine va forcément assimiler cette façon de voir et de se comporter, que l’on soit une fille, un garçon, ou tout autre définition.
Vous le rappelez bien dans votre livre, Angèle, c’est un role model, la grande sœur idéale pour les jeunes filles, les préados et les adolescentes. Ses thèmes sont plus larges, comme son public : histoires de cœur, d’acceptation de la différence, railleries sur la prééminence des réseaux sociaux, du poids de l’image dans nos sociétés... En quoi est-ce qu’elle vous « parle » à vous Jean-Éric Perrin ?
Il est vrai que ça peut paraître étrange de la part d’un sexagénaire de trouver un écho personnel dans les mots d’une chanteuse de 24 ans, mais d’abord je suis un sexagénaire qui n’a jamais dépassé les 17 ans. Ensuite en tant qu’analyste de la société à travers la musique populaire, je trouve dans sa langue et dans ses thèmes une photographie exacte de la génération qu’elle représente, et à ce titre je trouve son travail passionnant. Et puis j’adore ses chansons.
Vous pratiquez et côtoyez des artistes depuis pas mal d’années. Est-ce qu’à votre avis, ceux d’aujourd’hui, et notamment Angèle, très protégée dans un cocon et control freak assumée, calculent trop leur image, et verrouillent trop leur communication ?
Nous sommes à une époque où les artistes-marionnettes, ça a assez duré. Il y a eu des chefs d’oeuvre, certes, mais en 2021, pour exister, et pour durer, les artistes sont obligés d’en passer par ce contrôle total.
On connaît tous la pression
Tu t’sens comme la reine du monde
Mais c’est qu’une impression
Les gens t’aiment pas pour de vrai
Tout le monde te trouve génial alors que t’as rien fait
Tout est devenu flou
Un peu trop fou, pour moi
Tout est devenu flou
Et j’en ai peur, la suite on verra
Dans ses interviews, que vous reproduisez à bon escient, Angèle fait montre d’une humilité qui trahit, parfois, un manque de confiance en elle, et peut-être une vraie maturité. Elle est consciente de l’anormalité de ce qui lui arrive, d’une forme d’illégitimité par rapport à d’autres artistes qui n’auront jamais des publics larges comme les siens après une vie complète de scène. Est-ce qu’il y a chez elle, et peut-être chez les artistes de sa génération (lien avec la question précédente), un excès de sérieux, un manque de candeur ?
Angèle a vécu en deux ans ce que la plupart des artistes ne vivront jamais dans toute leur carrière. Ca peut perturber, interroger, susciter des questions, des doutes. Je pense qu’avec le temps, cette question d’illégitimité s’amenuisera. Le deuxième album sera crucial dans cette démarche.
Justement, pour avoir étudié et vu grandir pas mal de groupes et artistes, c’est quoi les écueils à éviter et les exigences à avoir pour un deuxième album réussi quand on est à ce point attendue au tournant ?
Il n’y a pas de règle. Après un tel succès, il est évident qu’un deuxième album se vend toujours moins. L’important est de garder une ligne en proposant de nouvelles choses, pas de reprendre les recettes du premier. Si l’album garde une vraie valeur artistique, les critiques seront bonnes, et la fan base rassurée.
Vous évoquez dans votre ouvrage le risque de voir disparaître, à terme, les maisons de disque traditionnelles, pointant la grande professionnalisation des jeunes artistes, et ces réseaux dont ils savent très bien se servir pour se lancer, s’auto-produire, communiquer et se vendre. Qu’est-ce que ça donnerait, demain, un monde sans majors ?
Cette disparition progressive des majors me semble inéluctable. Même si elle n’est pas pour demain. Mais une future réorganisation du système des maisons de disques va forcément se produire. Les gros artistes internationaux ont un pouvoir de les court-circuiter, ce qu’ont fait Drake ou Taylor Swift. L’indépendance d’Angèle, à cet égard, est un exemple à suivre.
Angèle, en trois adjectifs ?
Créative, maligne, puissante.
Si vous pouviez lui adresser un message, là ?
J’espère juste qu’elle aimera le livre que je lui consacre.
Quels sont vos gros coups de cœur musicaux du moment à partager avec nous, parmi les artistes déjà connus mais surtout, ceux qui ne le sont pas encore ?
Pas de grosses découvertes récentes, mais plutôt des confirmations. En rock, j’écoute en boucle les nouveaux albums de Western Machine et de Mustang. En pop, L’Impératrice et La Femme confirment leur talent. Comme la pop, le rap du moment est féminin, avec Lala & Ce et, encore une Belge, Lous & The Yakusas qui est géniale.
Vos projets, vos envies pour la suite ?
Je ne les dévoile jamais à l’avance, mais j’ai un autre livre terminé, pour septembre, et des projets en route.
Un dernier mot ?
Le « Pop féminisme » est en marche, et c’est la meilleure nouvelle d’une période par ailleurs épuisante.
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Et une dernière pour la route.
Le spleen n'est plus à la mode, c'est pas compliqué d'être heureux...