Arnaud de la Croix : « L'histoire est un continuel work in progress, ça la rend passionnante »
Raconter la Seconde Guerre mondiale dans toute sa complexité dans une BD de moins de 300 pages ? Un défi gonflé, un peu fou même qu’un éditeur et écrivain belge, Arnaud de la Croix, s’est mis en tête de relever. Ce fut chose faite, non sans difficultés on l’imagine, avec la complicité de Vincent Cifuentes, au dessin, et leur enfant commun s’apprête désormais à rejoindre les librairies (à partir du 31 mai).
La Seconde Guerre mondiale en BD (Le Lombard, mai 2024), c’est un ouvrage remarquable, sur la forme (un dessin réaliste, précis et inspiré), mais aussi sur le fond : cette histoire monumentale et tragique y est racontée avec finesse, en évitant les poncifs et en laissant des questions ouvertes, et de la place pour les discussions. Je ne peux que recommander sa lecture aux amateurs d’Histoire, de scénarios fous, de BD tout simplement. Et remercie Arnaud de la Croix pour le temps qu’il a bien voulu m’accorder. Exclu, Paroles d’Actu, par Nicolas Roche.
PS : Si vous souhaitez lire ou relire mes articles avec François Delpla, cité dans cet entretien par M. de la Croix, cliquez ICI.
EXCLU - PAROLES D’ACTU (Q. : 26/05 ; R. : 28/05).
Arnaud de la Croix : « L’histoire
est un continuel work in progress,
ça la rend passionnante... »
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La Seconde Guerre mondiale en BD (Le Lombard, mai 2024)
Arnaud de la Croix bonjour. Vous vous intéressez à Hitler, aux nazis et à la BD depuis longtemps, mais quelle a été l’histoire de ce projet un peu fou, très ambitieux en tout cas, consistant à raconter dans un récit graphique, en un seul tome, toute la Seconde Guerre mondiale ? Je précise ma question : à partir de quand le projet a-t-il été lancé de manière définitive, comment vous êtes-vous rencontrés, avec le (remarquable) dessinateur Vincent Cifuentes, et comment vous êtes-vous organisés ?
Fameuse question ! Il y a déjà quelques années, trois je pense, je me suis rendu au sandwich bar des éditions du Lombard - il s’agit d’une réunion périodique où éditeurs et auteurs de la maison se rencontrent de façon assez informelle, conviviale... Suite à quoi j’écrivais ceci (j’ai retrouvé mon courriel à ce sujet) : « Faisant suite au sympathique sandwich bar récent du Lombard, j’ai réfléchi à un projet d’album de plus de 200 p. (20 x 9 planches + textes) permettant aux jeunes - et aux autres - de prendre connaissance de façon à la fois synthétique et "vivante" des tenants et aboutissants comme des principales étapes qui ont marqué le dernier conflit mondial.
Plusieurs épisodes se déroulent, soit dit en passant, dans l’actuelle Ukraine et en Crimée...
Un dessinateur de type réaliste, ou semi-réaliste penchant vers le réalisme, serait l’idéal pour mener à bien ce projet ambitieux qui, je l’espère, vous séduira. »
Quelques mois se sont écoulés, j’ai bien cru que le projet était mort... Puis Gauthier van Meerbeeck, le directeur éditorial, m’a répondu que le projet les intéressait. Le Lombard avait à l’époque été contacté par le dessinateur espagnol Vicente Cifuentes, qui jusque-là travaillait pour les Américains et souhaitait collaborer avec une maison européenne. J’ai soumis quelques dessins-tests à Vicente : un avion allemand dans le ciel anglais, un soldat de la Wehrmacht fuyant devant un char soviétique, Churchill, ce genre de choses, mêlant décors, personnages, actions. Ce test nous a paru très prometteur, à moi comme à l’éditeur. Vicente est adepte d’un trait à la fois précis - dans le domaine historique, c’est essentiel - et vivant. L’histoire, affirmait le géant Michelet, consiste à ressusciter les morts... J’ai découpé une planche par jour, l’éditeur a lu attentivement mon découpage et nous avons discuté ensemble de modifications par endroits. Puis Vicente a crayonné les pages et nous avons commenté chaque crayonné avant de passer à l’encrage. Ce n’est qu’ensuite, au vu de la qualité du travail accompli en noir et blanc, que la décision a été prise de risquer un album imprimé en noir : je pense que cela cadre bien avec le drame que nous relatons.
Il y a eu on l’imagine bien, et la biblio à la fin le confirme, un travail très minutieux de documentation pour mener à bien ce travail. Ça a été important pour vous, de vous assurer que l’ouvrage intègre les dernières avancées historiographiques ? Quelques exemples, y compris par rapport à ce que vous pensiez savoir par rapport à cette époque ?
La somme récente d’Olivier Wieviorka, Histoire totale de la Seconde Guerre mondiale, parue aux éd. Perrin en août 2023, m’a ouvert des horizons : l’auteur tente une vraie mondialisation de l’histoire. Étant Européens, nous la percevons et racontons encore trop de manière européo-centrée. Même si cela reste capital : Hitler est bien celui qui a mis le feu aux poudres. La rencontre avec l’historien Jacques Pauwels, auteur d’un remarquable essai sur La Guerre juste, montrant pourquoi et comment l’intervention des Etats-Unis était "intéressée", m’a également marquée. Enfin, voilà plusieurs années que j’entretiens un dialogue enrichissant avec François Delpla, l’un des grands spécialistes français de la question nazie, et quelqu’un - c’est assez précieux et rare - qui n’a pas sa langue en poche...
Quelles ont été les grandes difficultés rencontrées pour ce projet ? Avez-vous parfois manqué renoncer devant l’ampleur de la tâche ?
L’éditeur m’a beaucoup soutenu et suivi de près : chacun de nos échanges m’a conduit plus loin. Néanmoins, oui, il y eut des moments de découragement. Un ami journaliste, Alain Gulikers que je remercie en fin de volume, grand voyageur et passionné de géopolitique, m’a constamment aidé et relancé dans ces moments, même si nous n’étions pas en accord sur tout... L’histoire est un continuel work in progress. Mais c’est cela, aussi, qui la rend passionnante.
Pouvez-vous préciser dans quel esprit vous avez entamé ce projet ? Quelques éléments peuvent étonner : le fait que par exemple, très peu de place soit accordée au Débarquement en Normandie, et quasiment rien au régime de Vichy. Entre les chapitres vous y allez de vos réflexions, intéressantes et mesurées, qui posent souvent des questions ouvertes. Au-delà de la nécessité d’adapter le récit au format, y’a-t-il un parti pris, celui justement de raconter une histoire à la fois "mondiale" et "équilibrée" de cette guerre ?
Vous avez bien perçu la teneur du projet. L’envie, en effet, d’étonner, parfois même de surprendre, comme j’ai moi-même été étonné. D’apprendre, par exemple, que les dirigeants de la République de Weimar, haïs par Hitler, avaient en sous-main, dès les années 1920, entamé une collaboration confidentielle avec la Russie soviétique Ils anticipaient, ce faisant et très curieusement, sur le Pacte germano-soviétique à venir. Mais après tout, l’Allemagne n’est-elle pas condamnée à s’entendre avec son grand voisin russe ? La valse-hésitation des gouvernants allemands, à laquelle nous assistons aujourd’hui, semble bien le montrer. La bataille de Khalkin-Gol, qui voit en 1939 s’affronter Japonais et Russes en Mongolie extérieure, apparaît également, rétrospectivement, comme bien plus qu’une anecdote. Elle explique sans doute la réticence du Japon à s’engager aux côtés d’Hitler, après Barbarossa (juin 41), dans la lutte contre Staline...
Vichy ou le Débarquement (j’ai malgré tout montré l’existence, parfois méconnue, de celui de Provence) constituent des sujets à part entière. M’y engager, après les ouvrages de Paxton sur Vichy, me semblait excéder mon propos : le sujet reste, qu’on le veuille ou non, sujet à controverse. Surtout en France, et c’est bien compréhensible. Or, en effet, j’ai voulu ouvrir la perspective. L’album, d’ores et déjà, doit paraître en Espagne... Pour ce qui est du Débarquement, j’ai surtout insisté sur les échanges et discussions, du côté des Alliés, qui y ont finalement mené. Derrière les grandes batailles, il y a, avant tout, de grandes décisions. Ces "décisions fatales" dont par l’historien britannique Ian Kershaw.
Vous avez beaucoup travaillé au cours de travaux précédents sur le penchant que pouvaient avoir Hitler et les pontes du Troisième Reich pour l’ésotérisme, et leur haine pour la franc-maçonnerie. Est-ce que ces éléments disent véritablement quelque chose de leur idéologie, et ont-ils pesé lourd dans la prise de décisions importantes ?
Autre question difficile ! Ces éléments ont leur importance dans la constitution de l’idéologie nationale-socialiste. Hitler est l’héritier de ce texte sans auteur (on a cru l’identifier, mais ce n’est plus le cas désormais), ce bréviaire haineux, complotiste et... plutôt bien tourné que constituent Les Protocoles des Sages de Sion. Il les cite dans Mein Kampf. L’idée que la franc-maçonnerie aurait pour maîtres secrets les Juifs, ou encore que le Kremlin, de même que Wall Street, seraient aux mains des Juifs (il faut le faire, tout de même...), tout cela puise ses racines dans les Protocoles, comme dans les obscures petites revues, telle Ostara qu’Hitler a vraisemblablement lue à Vienne (cela ressort, du moins, du témoignage de son ami de jeunesse August Kubizek). Les "aryosophes" étaient d’aimables illuminés - qu’Hitler critique d’ailleurs à ce titre, mais à ce titre seulement - dans Mein Kampf, cependant ils ont aidé le futur chancelier de l’Allemagne à élaborer sa "vision du monde" ultra-conflictuelle et, à ce titre, ils ont leur part de responsabilité, au moins indirecte, dans le déclenchement de la guerre. Il est l’homme qui, au départ d’obscures théories, est passé à l’acte.
Si par extraordinaire vous pouviez, dans toute cette histoire tragique de la Seconde Guerre mondiale, intervenir disons à trois moments avec vos connaissances d’aujourd’hui, avec qui et quand choisiriez-vous de vous entretenir pour modifier le cours des choses ?
Alors là, c’est vous qui me surprenez. S’il y a bien une chose que je pense, c’est qu’il est impossible de réécrire l’histoire. J’apprécie pourtant les récits dystopiques, comme l’extraordinaire Maître du Haut-Château de Philip K. Dick. Après tout, nous sommes pétris de contradictions... Bon, discuter avec le Führer était inutile, il y a suffisamment de témoignages en ce sens, et plusieurs de ses généraux ont pu éprouver sa "volonté d’airain" qui a mené l’Allemagne à la catastrophe. Il n’était peut-être pas utile que les Alliés bombardent les populations civiles allemandes : un entretien avec Churchill aurait-il modifié les choses à ce sujet ? J’en doute, car il semble qu’il ait lui-même eu mauvaise conscience... Surtout, j’aurais aimé savoir pourquoi les états-majors n’ont pas, plutôt, essayé de mettre hors service les voies ferrées conduisant aux camps d’extermination...
Vous y avez un peu répondu mais, à qui cette BD est-elle destinée, dans votre esprit ? Au-delà des férus d’histoire, j’imagine que vous visez aussi le grand public, et mieux encore les jeunes ? Est-ce que vous croyez, pour avoir déjà pratiqué l’exercice à plusieurs reprises, que la BD peut être utilisée aussi comme quelque chose de pédagogique, et que tout bien pesé c’est un outil intéressant pour apprendre en même temps que se divertir ?
Ce qui m’a frappé, dans cette histoire - dont j’ai beaucoup entendu parler enfant, mes grands-parents ayant connu les deux guerres mondiales, mon père étant jeune adolescent durant la Seconde -, c’est que les points de fracture, les points conflictuels entrent en résonance avec les conflits armés actuels. Alors, oui, je pense qu’un album comme celui-ci peut intéresser un public jeune et le grand public, qui, j’en suis persuadé, va découvrir bien des choses en le lisant... Pour ce qui est des historiens, je leur fais confiance pour que certains points de l’album prêtent à discussion, et c’est tant mieux.
Vos projets et surtout, vos envies pour la suite, Arnaud de la Croix ?
Eh bien, figurez-vous qu’avec Vicente Cifuentes et un ami co-scénariste, nous nous sommes lancés dans une nouvelle bande dessinée, qui racontera, sous un angle neuf, l’histoire des sept Rois des Belges. Les guerres mondiales y joueront à nouveau un rôle... Pour le reste, je prépare avec une complice, Karin Schepens, un livre consacré à une étonnante religieuse du XIIe siècle, Hildegarde de Bingen. Puis j’ai un projet confidentiel, qui fera, je pense, l’effet d’une bombe. Mais là, pour l’instant, c’est "secret défense".
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