Françoise Hardy : dernier message et hommage personnel
Tous ceux qui, ces dernières années, ces derniers mois, avaient suivi les nouvelles concernant Françoise Hardy s’attendaient, malheureusement, à apprendre à assez court terme sa disparition tant on la savait diminuée par la maladie. Son décès, survenu ce mardi, le 11 juin, a été annoncé par son fils Thomas via un tendre message posté sur les réseaux sociaux. Si elle n’a pas surpris grand monde, l’information a provoqué une vague importante et sincère de tristesse, et aussi d’amour : l’occasion fut saisie par nombre de célébrités, et par énormément d’anonymes - pas simplement d’ailleurs en terres francophones -, de rendre hommage, via le partage de titres qu’ils aimaient, à cette belle artiste qui incarnait la douceur, l’élégance et la mélancolie.
Que sait-on, au fond, de la personnalité d’un artiste, en-dehors de ce qu’il veut bien donner à voir de lui dans son œuvre ? Françoise Hardy se racontait beaucoup dans ses chansons, y compris dans celles qu’elles n’avait pas écrites : il y était souvent question de ces amours douloureuses qui frustrent, qui font mal et qui rendent triste. Elle avait même écrit son autobiographie, Le désespoir des singes... et autres bagatelles (2008), ouvrage dans lequel elle se livrait avec une sincérité désarmante. Malgré tout, lire des mémoires, par définition subjectifs, suffit-il à saisir le vrai d’une personne ? « Qui êtes-vous, Françoise Hardy ? » Permettez-moi, histoire d’apporter un élément de réponse à cette question, de vous raconter une anecdote personnelle qui s’étale sur cinq mois, les cinq derniers de sa vie.
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Une précision, avant de poursuivre : l’objet de cet article n’est pas de réaliser une analyse détaillée de la carrière ou du répertoire de Françoise Hardy. Je ne dirais que des banalités, d’autres, bien meilleurs connaisseurs de la musique en général et de la sienne en particulier, le feraient et l’ont déjà fait bien mieux que moi. Je me lance par ailleurs, y réfléchissant au moment où j’écris cette phrase, dans un exercice qui ne m’est pas familier. Le lecteur indulgent ne jugera pas trop sévèrement je l’espère la lourdeur de ce texte, son manque de style, que sais-je. Mais je tiens à l’écrire, pour des raisons que vous allez comprendre. Venons-en au fait.
17 janvier 2024. Les 80 ans de Françoise Hardy. J’aime cette artiste, pour sa sensibilité, la classe qu’elle dégage, pour sa discrétion aussi. Et pour ses chansons, d’où émane tant de sensibilité, et une grâce naturelle. Parmi celles-ci, ce titre que j’ai régulièrement partagé sur Facebook, un de mes morceaux préférés, tous artistes confondus : Mon amie la rose. Je ne suis pas un grand connaisseur de son œuvre je l’ai dit, bien d’autres seraient plus qualifiés que moi pour en parler. Mais ce que je connais d’elle me plaît. Et sa personne m’inspire beaucoup de sympathie. Sur les réseaux, beaucoup d’hommages chaleureux, émus déjà, à l’occasion de cette date symbolique.
L’ami Frédéric Quinonero, qui a écrit une bio d’elle en 2017 - joliment intitulée Un long chant d’amour - est en contact régulier avec Françoise Hardy, par messages électroniques. Après réflexion, je lui demande, en fin d’après midi, s’il accepterait de me donner son mail, pour que je puisse lui écrire un message pour son anniversaire, lui dire mon admiration et, connaissant son mauvais état de santé, lui transmettre mes bonnes pensées. Je le lui envoie le soir même, évidemment, et lui propose, si elle est d’accord, une interview. Qui ne tente rien... on verra.
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Le lendemain, sur ma boîte mail, un message de Françoise Hardy (!), qui m’invite à lui envoyer des questions auxquelles ajoute-t-elle, elle répondra si elle le peut. Ravi, pensez donc, je les écris aussitôt. Dès le 20 janvier, je recevrai ses réponses. Joie. Je pourrais même vous dire où j’étais au moment précis où j’ai ouvert ce mail et son fichier texte - au centre commercial de Lyon Confluence, pour ceux que ça intéresse. Le fruit de cet échange, je l’ai publié dans cet article daté du 21 janvier. Françoise Hardy, une de nos plus grandes artistes, une icône pour beaucoup (même si elle déteste l’idée), a pris le temps de me répondre à moi, journaliste amateur de 38 ans qu’elle ne connaît ni d’Ève ni d’Adam ! Grande émotion.
Quelques jours après, j’ai voulu approfondir ma connaissance de l’artiste. J’ai acheté quelques CD que je n’avais pas, et son autobio, citée plus haut. J’ai lu celle-ci rapidement, l’envie bien sûr, et aussi comme un sentiment d’urgence. En redécouvrant sa vie, que j’avais déjà explorée quelques années plus tôt en lisant le rigoureux ouvrage de Frédéric Quinonero, d’autres questions me sont venues à l’esprit. Je lui ai proposé une seconde interview par mail. Elle a été surprise par la démarche, mais je crois que les questions lui ont plu puisque, peu après, je recevais un nouveau mail d’elle, avec ses réponses.
Je veux à ce stade du récit m’arrêter sur un point. La souffrance faisait largement partie du quotidien de Françoise Hardy à la fin de sa vie, mais sa plume n’avait rien perdu de sa beauté et de sa souplesse. Chacune de ses réponses m’a été écrite dans un français parfait et dans la langue inspirée et délicate qu’on lui a toujours connue. Son corps n’était plus que douleur sans doute, mais son esprit est je crois resté jusqu’au dernier jour, ou en tout cas jusqu’aux derniers jours, d’une grande vivacité et d’une complète lucidité.
Après le second échange, qui a eu lieu au tout début de mars, elle m’a demandé si l’article serait à nouveau publié sur Paroles d’Actu. Je lui ai dit que je n’avais jamais fait autrement, que je n’étais pas journaliste pro, et que d’ailleurs, je n’avais jamais rien gagné ou touché sur un article. Elle eut un autre souhait, et rapidement je compris pourquoi : cette interview, elle la présentait comme étant sa dernière. Forcément, lire cela m’a fait de la peine. J’espérais bien qu’elle se trompait, et je le lui ai dit. Je ne voulais aucunement de cette « gloire » qui consisterait à avoir réalisé la dernière interview de Françoise Hardy. Cela aussi, je le lui ai dit. Elle m’a demandé d’utiliser mon réseau pour trouver au plus vite un gros média qui accepterait de diffuser cette interview, sa dernière donc. Elle fut surprise d’apprendre que je n’étais pas journaliste, que mon « vrai » boulot était plutôt dans la logistique, dans un entrepôt froid, et que donc, je ne connaissais pas vraiment de rédacteurs en chef sur la place de Paris.
J’ai parlé de cette situation, embêtante dans la pratique et émotionnellement chargée pour moi, à Frédéric Quinonero. Spontanément, il m’a suggéré de proposer l’interview à Marianne. L’idée m’a plu, moins à Françoise Hardy, qui pour Dieu sait quelle raison, était persuadée que Natacha Polony, directrice de l’hebdo, ne l’aimait pas. Mais elle ne s’est pas opposée à l’idée, et peu après, j’échangeais directement avec le rédacteur en chef du service Culture de Marianne, Emmanuel Tellier, qui se montra intéressé par ma proposition. Je ne vous cache pas que la suite fut compliquée. Françoise Hardy avait pour cette interview des souhaits bien précis : qu’elle soit accessible au plus grand nombre, et non tronquée. Les négociations capotèrent après désaccord sur un point essentiel pour elle : Emmanuel Tellier, pour des raisons de choix éditorial bien légitimes, refusa de diffuser l’entièreté de la dernière réponse de la chanteuse, dans laquelle elle évoquait sa vision du monde, et une prophétie portant sur l’avenir.
La fin des négociations avec Marianne fut acté. Il n’était évidemment pas question pour moi d’aller contre les volontés de Françoise Hardy. Dans le même temps, son état de santé se dégrada fortement. Je le sus par une dame qui l’assistait, et par elle-même, qui n’hésita plus dès lors, utilisant parfois des termes très explicites, à évoquer sa fin prochaine. À la mi-mars, elle émit un dernier souhait, qui venait s’ajouter aux autres, et face auquel je compris rapidement qu’il était inutile d’essayer de discuter : cette interview ne serait diffusée qu’après sa mort. Là encore, je ne vous cache pas que cette demande m’a fait de la peine, ça m’a même travaillé pendant plusieurs jours. Je préférais de loin l’idée qu’elle soit là pour voir les réactions, que j’imaginais pour l’essentiel chaleureuses, que l’interview ne manquerait pas de provoquer. Et l’heure du départ de cette incroyable correspondante semblait se rapprocher de manière inéluctable. Mais soit, nous ferions ainsi...
Les échanges avec elle ont été plus rares à partir de la mi-mars. Elle était je l’imagine au bout du bout de ses forces, elle qui lutta si longtemps contre la maladie. J’osais moins la contacter, de peur de la déranger, de la fatiguer pour rien, ou pire, de prendre le risque de la contrarier pour une futilité. Il y eut, toutefois, d’autres échanges informels. Connaissant son goût pour les questions économiques, je lui proposai de lui envoyer, avant publication, le fichier texte de mon interview avec Charles Serfaty. Sa réponse en dit long sur la modération dont elle faisait preuve en matière de politique : « Oui, si ce n’est pas un économiste d’extrême gauche ou droite, bref si ce n’est pas un idéologue. Il faut n’avoir aucune idéologie quand on est un bon économiste. Depuis plusieurs années, mon économiste préféré est Pierre-Antoine Delhommais. » Elle apprécia beaucoup cette lecture, et prit la peine de me le dire. Peu après, le 13 mars, jour de mon anniversaire, je lui demandai quels pans de l’Histoire l’intéressaient, dans l’optique de lui envoyer d’autres de mes articles. Réponse : « Bien que j’aie terminé récemment la lecture passionnante de Marie Antoinette de Stefan Zweig, l’Histoire ne m’intéresse pas beaucoup. Seule la période des années 30 et de la Seconde Guerre mondiale m’intéresse. »
J’ai appris sa disparition au milieu de la nuit, mercredi 12 juin. Grande tristesse. Je savais qu’il y aurait un point négatif au fait d’avoir ces échanges intimes avec elle : quand elle partirait, il y aurait pour moi une forme de deuil. Coïncidence ou pas, le soir précédent, je l’ai pas mal écoutée, un best of d’elle et son album Tant de belles choses (réécoutez la chanson titre, sublime), et j’ai pour la première fois prêté une oreille attentive à Étienne Daho, auquel je ne m’étais pas beaucoup intéressé jusqu’alors, et qui quelques heures plus tard rendrait à son amie Françoise un bouleversant hommage sur les réseaux. Au moment où j’écoutais l’une et l’autre, le mardi soir donc, le second était au chevet de la première pour ses ultimes instants passés dans cette vie-ci.
Dans la foulée, je relançai Emmanuel Tellier et d’autres responsables de presse. Un accord fut finalement trouvé avec le journaliste de Marianne auquel je confiai alors le texte : l’interview serait publiée le matin du 12, en accès d’abord limité puis dans un second temps, ouvert à tous. Il acceptait également d’au moins mentionner dans la dernière réponse l’histoire de médium et de prophétie à laquelle tenait tant Françoise Hardy, et moi de mon côté, je serais autorisé à en publier sur Paroles d’Actu la version intégrale. Je signale au lecteur que, si elle tenait tant à ce que cette interview soit lue, c’était en grande partie pour cette dernière réponse, qui passe pour son ultime message à ses contemporains. Je vous le livre à la suite, avec la question qui l’a suscité. Ses mots sont datés du 4 mars.
Nicolas Roche : Il est forcément beaucoup question d’astrologie dans votre livre, mais aussi de spiritualité, de philosophies parfois venues de loin mais auxquelles vous vous êtes intéressée, faisant montre d’une grande ouverture d’esprit, et d’une vraie sensibilité. Est-ce que tout cela combiné, ce patchwork de croyances combiné à une pratique scientifique de l’astrologie, vous a aidée à mieux comprendre le monde, les Hommes, et en définitive à mieux vivre ?
Françoise Hardy : Question trop « patchwork » en effet pour moi. Je peux juste dire que le monde actuel me consterne, me terrifie et m’angoisse pour mon fils et pour tous les enfants, tous les jeunes d’aujourd’hui, pour tout le monde en fait. Il y a pas mal d’années, je me suis intéressée de près aux contacts d’un « Initié » de l‘au-delà avec un petit groupe de Suisses via un médium. Voici la fin de son dernier contact en juin 1994 : « Il va y avoir une pause dans bien des secteurs. La politique va s'embourber ainsi que l'économie, l'inspiration va se raréfier afin que les vieux systèmes s'écroulent et disparaissent. Cette pause qui équivaut à quelques secondes pour l'énergie, peut représenter des années, des générations pour la Terre ou pour certains groupes humains, selon l'énergie à laquelle ils sont reliés. Pause signifie que la créativité ne sera guère possible, mais, grâce aux fissures que la pause aura produites, des graines seront semées d'où un nouvel arbre prendra racine. Le passé doit être détruit. On ne peut pas amorcer le moindre changement dans ce monde humain-ci, sans avoir eu la précaution d'opérer une énorme destruction, même si cela ne doit aboutir qu'à un petit changement. » C’est ce qui a commencé à se passer et ça n’aide pas à mieux vivre.
La tonalité pas franchement optimiste du message ne surprendra pas grand monde. On associe beaucoup plus naturellement, à raison sans doute, d’autres termes que « optimiste » à Françoise Hardy. « Mélancolique », par exemple. La lecture de son autobio m’a pourtant permis de la découvrir sous d’autres facettes. Plus d’une fois, on l’y voit rire aux éclats. Je ne vais pas refaire ici un résumé de mes deux interviews faites avec elle, de tous les sujets abordés ensemble, je vous renvoie à leur lecture, la première donc dans Paroles d’Actu, la seconde dans Marianne. Mais, parmi mes dernières questions, il y eut celle au sujet des comédies qu’elle aimait, et elle en a cité quelques unes - en la matière aussi elle avait fort bon goût. Au moment du dernier message que je lui ai envoyé, le 28 mai, je sentais bien qu’elle allait très mal. Je venais de lire une chouette BD sur la Seconde Guerre mondiale et lui ai demandé si elle lisait parfois des BD, et si les films des Monty Python, Sacré Graal et La vie de Brian notamment, comptaient parmi ceux qui lui ont plu. Je n’ai jamais eu de réponse, mais je suis content a posteriori que cet au revoir involontaire ait été plutôt léger.
Je remercie celles et ceux qui auront eu l’indulgence de me suivre jusqu’à ces lignes. Ce que j’ai voulu vous raconter, c’est une correspondance improbable. Cette femme, une vedette respectée comme on en a peu en France, était très diminuée, elle ne savait rien de qui j’étais, eh bien, elle a tout de même fait preuve à mon égard de beaucoup de générosité, et m’a consacré pas mal de son temps, alors même qu’elle savait puiser dans ses dernières forces. Sans doute Françoise Hardy avait-elle un côté misanthrope, mais elle ne faisait pas la distinction entre quelqu’un que la société qualifierait d’important, et quelqu’un qui le serait moins. Et, je le redis, elle se fichait pas mal de la statue qu’on lui avait érigée. Franche, elle l’était absolument, et tant pis si ça devait lui nuire. Elle était d’une grande lucidité et possédait un sens aigu du discernement. Humaine, elle l’était profondément, et cela je peux l’écrire, pour en avoir fait l’expérience.
Elle avait ses failles, et ne cherchait en rien à les dissimuler. J’ai été tenté de lui poser une question qui, grosso modo, aurait été formulée ainsi : « Vous avez une image de grande exigence, pour les autres mais surtout pour vous-même. N’avez-vous pas le sentiment d’avoir franchi très franchement les limites du masochisme ? ». Et je me suis dit que ça n’apporterait rien, et que de ressasser ces questions-là, encore et encore, à ce moment-là, ne lui ferait peut-être pas de bien, alors j’ai laissé tomber. Ce que j’aurais aimé lui dire en revanche, mais peut-être l’a-t-elle senti, c’est qu’au-delà de mon respect pour elle en tant qu’artiste et en tant que femme, j’ai d’autant plus apprécié nos échanges que je me retrouve largement dans les failles qui furent les siennes, et qu’elle sut sublimer par sa musique et par ses textes.
Merci à toi, Frédéric (elle t’appelait « Quinero »), de m’avoir permis de partager ces moments avec elle. Mon seul regret est de ne pas t’avoir demandé son contact plus tôt... Ce long chant d’amour que tu as décrit en racontant sa vie, c’était un message d’amour que tu lui as adressé. Permets-moi de m’y associer.
Merci pour ces échanges, chère Françoise. Pour tout. Croyez bien qu’on ne vous oubliera pas de sitôt. Et qu’en tout cas moi je ne vous oublierai pas. Je vous redis une dernière fois cette phrase que je vous ai écrite plusieurs fois, non sans une forme de fierté : je vous embrasse ! Où que vous soyez. Vous allez nous manquer, à Thomas, à Jacques surtout, bien sûr, mais votre musique, tantôt mélancolique, tantôt souriante, nous accompagnera toujours. Pour le reste, pour remettre de la couleur à l’ensemble, il suffit de regarder autour de soi. Tant de belles choses. Tiens là, une rose qui éclot.
Par Nicolas Roche, le 15 juin 2024.
Crédit photo : Jean-Marie Périer. Photo fournie par F. Hardy.