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Paroles d'Actu
8 septembre 2024

Olivier Da Lage : « En Inde, le hindi n'est pas près de remplacer les langues régionales... »

L’ancien journaliste de RFI Olivier Da Lage connaît très bien l’Inde, ce géant méconnu auquel il a déjà consacré de nombreuses études. Son dernier livre en date, Les Indiens et leurs langues (BiblioMonde, 2024), axe comme son nom l’indique la réflexion sur l’archipel linguistique inouï qui caractérise le sous-continent indien, avec tout ce que cela peut impliquer, dans un contexte de tensions communautaires persistantes. Un ouvrage exigeant mais très lisible : partant du point de vue de la, ou plutôt des langues, c’est tout un pays, toute une nation, toujours un peu mystérieuse, qui s’ouvre au lecteur. M. Da Lage, que je remercie pour l’interview qu’il a bien voulu m’accorder (5 septembre), porte malgré tout sur les évènements un regard plutôt optimiste, excluant que les nationalistes hindous que guide le Premier ministre Modi puissent imposer leur agenda identitaire à une Inde décidément très composite... Une exclusivité Paroles d’Actu. Par Nicolas Roche.

 

Les Indiens et leurs langues, BiblioMonde, 2024.

 

EXCLUSIF - PAROLES D’ACTU

Olivier Da Lage : « En Inde,

 

le hindi nest pas près de remplacer

 

les langues régionales... »

 

Olivier Da Lage bonjour. S’atteler à l’étude des langues d’un pays vaste et multiple comme est l’Inde, c’est, plus qu’il n’y paraît, se lancer dans une aventure ?

 

Et comment ! Même si j’ai des notions de hindi et que je comprends ici et là quelques membres de phrases en ourdou ou en gujarati, il est évident que je suis loin de parler toutes les langues de l’Inde. Et plus on plonge dans le sujet, plus on réalise à quel point il est vaste et impossible à épuiser. Il fallait donc éviter de se noyer dans les détails tout en essayant de donner un panorama aussi juste que possible. De toute façon, il n’était évidemment pas question pour moi d’écrire un manuel de linguistique – j’en aurais de toute façon été incapable – mais d’essayer de restituer la place que prennent les langues dans la vie de tous les jours pour les Indiens. Car ceux-ci sont amenés à en parler plusieurs dans la même journée et en fonction de leurs interlocuteurs ou du contexte (maison, travail, relations avec les commerçants, etc.)

 

Quand on pose sa loupe sur l’histoire et la pratique quotidienne des langues d’un pays, qu’elles soient officielles ou non, nationales ou locales, ça aide à saisir forcément une part de l’intimité d’une nation ?

 

Il n’y a pas plus intime qu’une langue, tant pour une nation que pour les individus qui la composent. La (ou les) langue(s) dans la (les) quelle(s) on rêve, on compte, on aime, on travaille définit l’identité de chacun. Il en va de même pour les nations et les groupes qui les composent. Mais contrairement à la France, qui a inscrit sa langue (unique) dans sa constitution, l’Inde est tellement composite qu’elle n’a pas de « langue nationale », mais des langues officielles.

 

Tu expliques bien, dans ton livre, ce patchwork très complexe que constitue l’archipel linguistique de l’Inde contemporaine. Deux langues officielles au niveau national (l’hindi et l’anglais), je ne sais combien de langues officielles dans les États fédérés, pour ne rien dire des langues non officiellement reconnues... Est-ce que la nécessité de parler souvent plusieurs idiomes pour communiquer, quitte à faire d’originaux mélanges, a nécessairement développé chez les Indiens une forme de tolérance à l’autre peut-être plus poussée qu’ailleurs ?

 

Lors des réunions de l’assemblée constituante entre 1946 et 1950, certains ont bien tenté de faire du hindi la langue nationale, pour rompre avec l’anglais qui symbolisait la période coloniale. Mais les États du Sud, dont les langues n’ont rien de commun avec le hindi, s’y sont vigoureusement opposés et un compromis a été trouvé : la nouvelle Union indienne aurait deux langues officielles au niveau fédéral, à savoir le hindi et l’anglais. Une annexe à la constitution dénombre par ailleurs les langues officielles reconnues par la Fédération (elles étaient 14 en 1950, elles sont 22 aujourd’hui). Par ailleurs, chacun des États a ses propres langues officielles tenant compte des populations qui y résident, soit 45 au total. Mais il y en a bien d’autres qui n’ont pas de statut officiel, sans parler d’innombrables dialectes.

 

En toute logique, la nécessité qui pousse tous les Indiens à maîtriser plusieurs langues, parfois quatre ou cinq voire davantage, devrait en effet inciter à la tolérance aux autres cultures. C’est sans doute le cas chez beaucoup d’Indiens. Mais les tensions intercommunautaires périodiques conduisent à relativiser cet optimisme. J’ajoute qu’en Inde, on s’est battu pour défendre sa langue et que ces affrontements ont fait des morts, notamment à la fin des années 50 et dans les années 60, quand la revendication de découper les États selon la langue a fini, non sans drames, par redécouper la carte administrative des États indiens en fonction de critères linguistiques.

 

Peut-on dire que l’administration coloniale britannique, qui si je t’ai bien lu a sciemment contribué à la séparation des langues (pour caricaturer grossièrement : le hindi pour les hindouistes, l’ourdou pour les musulmans), a joué un rôle majeur dans la communautarisation de l’Inde qui a conduit à la partition dramatique de 1947 ?

 

Cela y a certainement contribué. Les Britanniques ont poursuivi concurremment deux objectifs : rationaliser leur gestion d’une population beaucoup plus nombreuse que ceux qui la dirigeaient (eux-mêmes), et ils l’ont fait avec un souci de la nomenclature digne d’entomologistes que l’on a vu à l’œuvre dans la classification des langues, mais aussi des castes. Le fait que ces divisions aient facilité leur règne n’y était pas non plus étranger. Le slogan impérial « Divide and rule », « diviser pour régner », l’illustre à merveille. Mais la partition de 1947 s’est faite sur des bases religieuses bien davantage que linguistiques, même si les deux se recouvrent partiellement.

 

Que l’anglais soit resté, au niveau national, la seconde des langues officielles avec l’hindi, c’est une forme de revanche posthume de l’Empire britannique ?

 

On pourrait le penser, et c’est aujourd’hui encore le point de vue d’un certain nombre de nationalistes hindous. Mais on peut tout autant soutenir le contraire. Avant l’Indépendance, les Britanniques avaient enseigné l’anglais à ceux des Indiens qui les assistaient dans la gestion de l’administration coloniale. Mais après 1947, obligés de recourir à l’anglais pour communiquer entre eux (notamment entre Indiens du Nord et du Sud), les Indiens se sont approprié la langue qui est devenue la leur à part entière, sans qu’il faille nécessairement y voir une victoire du colonialisme.

 

L’anglais est-il aussi la première langue de ceux qui veulent résister aux velléités que portent les nationalistes hindous d’imposer l’hindi comme la langue dominante en Inde ? Est-ce qu’il y a, notamment chez les élites, y compris membres de zones où l’hindi est majoritaire, un désir assumé d’utiliser l’anglais à des fins politiques, pour s’opposer à Modi ?

 

C’est d’abord et avant tout un instrument d’émancipation sociale, d’où l’effort considérable que font les parents de milieux modestes pour envoyer leurs enfants étudier dans des écoles où l’enseignement se fait en anglais. L’anglais est aussi l’un des atouts de l’Inde dans la mondialisation, notamment face à la Chine. On pense aux nombreux call centers qui servent les clients installés au Royaume Uni et en Amérique du Nord. Il est certain que l’arrivée au pouvoir de Modi en 2014 a été présentée par les nationalistes hindous comme une victoire de l’« Inde authentique » par rapport aux élites anglicisées qui dirigeaient le pays avant lui. Et son gouvernement fait inlassablement la promotion du hindi comme langue nationale, suscitant en retour une vive opposition des États du Sud. Mais les dirigeants de l’opposition s’expriment aussi dans les différentes langues indiennes et ne se laissent pas enfermer dans la caricature d’une élite anglophone coupée des réalités. Le fait qu’une bonne moitié des États fédérés soient dirigés par des partis d’opposition, souvent régionalistes, l’illustre parfaitement.

 

Est-ce que les politiques éducatives et culturelles que porte l’administration Modi ont pour résultat tangible une poussée de la place de l’hindi et de l’imaginaire sanskrit dans la société indienne ? Quid, là encore, des résistances, notamment dans les milieux artistiques ?

 

Malgré des efforts persistants, les gouvernements en place à New Delhi depuis 2014 ne sont pas parvenus à remplacer les langues régionales par le hindi, notamment au Sud, et à de nombreuses reprises, Narendra Modi et ses proches ont même rendu hommage aux langues régionales comme vecteur de l’authenticité indienne. Mais le hindi utilisé par les officiels a été considérablement sanskritisé par rapport au passé. Il faut noter que, tout comme l’ourdou dont il est en quelque sorte le jumeau, le hindi puise dans deux sources linguistiques : le sanskrit et le persan. Les autorités actuelles veillent, partout où c’est possible, à remplacer les termes issus du persan par ceux qui ont une origine sanskrite. Les milieux artistiques ne représentent pas, pour l’essentiel, un pôle de résistance. Mais il y a un grand nombre d’écrivains dont toute l’œuvre est écrite en anglais, et ils ne vont pas changer. Quant à ceux qui s’exprimaient déjà dans les langues indiennes, qu’il s’agisse du hindi, du bengali, du marathi, du kannada ou du tamoul, c’est la même chose. Pour ce qui est des chansons, l’écrasante majorité est dans des langues autochtones et cela n’a pas changé non plus.

 

Finalement, si ce n’est la langue, qu’est-ce qui rassemble l’ensemble du peuple indien ?

 

Un sentiment d’appartenance commune qui transcende les divisions (politiques, religieuses, culturelles, linguistiques et ethniques). On en voit l’expression lors des compétitions de cricket opposant l’Inde à une équipe étrangère. Ou encore dans la véritable communion à laquelle on a assisté à travers tout le pays lorsqu’en août 2023, le module lunaire Chandrayaan-3 s’est posé près du pôle Sud de la Lune.

 

Unis, les Indiens le sont-ils malgré tout moins depuis 2014 et le début de l’ère Modi ? Crois-tu de nouvelles partitions de l’Inde possible si d’aventure les nationalistes hindous au pouvoir allaient plus avant dans leur dérive identitaire ?

 

La polarisation politique est certainement intense, mais en dépit des moyens considérables dont disposent les nationalistes hindous, qui contrôlent une grande partie des médias, notamment télévisuels, et de l’immense popularité personnelle de Narendra Modi, son parti, le BJP, a perdu en 2024 la majorité absolue qu’il détenait au parlement depuis dix ans. Une nouvelle partition n’est pas envisageable actuellement. Le seul facteur qui pourrait y mener serait l’opposition résolue des États du Sud à une tentative d’imposer par la force l’usage du hindi de la part du gouvernement central. Mais on en est très, très loin.

 

On a beaucoup parlé des grands mouvements de l’histoire, des tendances lourdes de la vie de l’Inde. Mais il y a dans l’ouvrage, des choses qui touchent à de toutes petites communautés (tout étant relatif). Qu’est-ce qui, en préparant ce livre, t’a surpris, amusé, touché ?

 

Ce qui m’a touché, c’est le nombre des langues menacées de disparition. Plus de 300 ont déjà disparu depuis 1947 et certaines des langues actuelles de l’Inde ne sont parlées que par quelques milliers, quelques centaines, voire moins d’individus dont les enfants préfèrent s’exprimer dans les langues dominantes pour assurer leur avenir. Ce qui m’a surpris et amusé est de découvrir qu’un grand nombre de dalits (les anciens intouchables) révéraient une personnalité généralement honnie du colonialisme britannique, Lord Macaulay, qui est à l’origine de la diffusion de l’enseignement de l’anglais parmi les Indiens pour seconder leurs maîtres britanniques. Il existe même un temple dédié à Angrezi Devi, la déesse de l’anglais, car l’anglais est perçu à juste titre comme un élément d’émancipation pour les dalits et il est dénué de toute expression à connotation castéiste, contrairement, par exemple au hindi.

 

Olivier Da Lage.

 

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