Samuel Blumenfeld : « Delon a plus intelligemment géré sa carrière que Belmondo »
La disparition d’Alain Delon, une des dernières légendes du cinéma français, le 18 août, a provoqué chez beaucoup une émotion, une nostalgie pour une époque qu’ils avaient connue, ou même qu’ils n’avaient pas connue. J’ai vu passer, sur les réseaux, pas mal de commentaires plus ou moins inspirés, plus ou moins axés sur la carrière de l’acteur. Un des posts les plus intéressants et inspirants fut celui de Samuel Blumenfeld, critique de cinéma au Monde. Quatre mois plus tôt, les éditions des Équateurs ont eu la riche idée de compiler deux séries de chroniques qu’il avait écrites pour son journal, une sur le cinéma de Delon, l’autre sur celui de Belmondo (Delon/Belmondo). J’ai pu lire ce bel ouvrage très documenté qui m’en a dit beaucoup sur la carrière, et en fond sur la vie de l’un et de l’autre, et son auteur a accepté de répondre à mes questions. Ce fut fait par téléphone, le 12 septembre. Merci à lui pour le temps qu’il a bien voulu m’accorder. Une invitation à découvrir ou redécouvrir de beaux, parfois de grands films... Exclu, Paroles d’Actu, par Nicolas Roche.
EXCLU - PAROLES D’ACTU
Samuel Blumenfeld : « Delon a
plus intelligemment géré sa carrière
que Belmondo... »
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Delon/Belmondo, Éd. des Équateurs, avril 2024.
Samuel Blumenfeld bonjour. Qu’est-ce qui dans votre jeunesse, dans vos années de formation vous a rendu amoureux du cinéma ?
J’ai grandi dans les années 1960-70, et j’ai commencé à aller de manière sérieuse au cinéma dans les années 70. Il y avait à cette époque un écosystème de salles très important. Vivant alors en banlieue parisienne, j’ai connu pas mal de salles de quartier, il y en avait absolument partout. C’était aussi une époque, chose dont je me rendais peu compte alors mais dont je me rends bien compte maintenant, où le cinéma était central dans les préoccupations des gens. À cette époque il faut avoir en tête que le cinéma était encore la seule véritable lucarne sur le monde, d’autant plus que moi je suis issu d’un milieu modeste. C’était la seule fenêtre, il n’y avait pas encore beaucoup de téléviseurs, et les programmes y étaient limités. Le grand écran de cinéma, c’était vraiment ma fenêtre sur le monde, et aussi le seul loisir à ma portée.
L’ouvrage qui nous intéresse aujourd’hui rassemble vos deux séries composées de récits autour des grands films d’Alain Delon et de Jean-Paul Belmondo. Ça avait été jubilatoire d’entreprendre ce travail, s’agissant notamment des interviews réalisés dans cette optique ?
Ça a surtout été beaucoup de travail. Je fais toujours beaucoup de recherches avant de travailler. Dans le cas de ces séries, la première consacrée à Delon, la seconde à Belmondo deux ans plus tard et qui ont d’abord été publiées dans Le Monde, j’ai parlé à beaucoup de monde. La question d’interroger Belmondo ne s’est absolument pas posée, il n’était plus en état de parler les derniers temps. Elle s’est posée dans le cas de Delon, puisqu’il était en principe disponible. Il ne l’a pas été au moment où j’écrivais sur lui mais l’est devenu lorsque la série a été publiée, ainsi que je le raconte dans le livre.
Au départ, quand j’ai commencé à écrire sur Delon, j’étais assez énervé, parce que je me suis dit que ça ne pourrait être ce que ça devrait être, faute de pouvoir lui parler. Mais en fait, je crois que cette méthode qui m’a été imposée était sans doute la bonne : lorsque vous travaillez sur un sujet, en l’occurrence un comédien, ou une comédienne, si l’interview avec ce sujet devient le centre de votre série de papiers, vous devenez un peu prisonnier de sa version des faits, et bien souvent de ses mensonges. Ma chance avec Delon, comme il ne m’a pas parlé au départ, ça a été que j’ai été beaucoup plus libre. Écrire sur lui avant, sans lui parler, et le rencontrer après, ça a été la bonne méthode. Mais vous l’aurez compris, je n’ai rien calculé.
>>> Plein Soleil <<<
Et cette rencontre vous a donné l’occasion, après coup, de corriger, de modifier des choses ?
L’idée n’était pas vraiment de confirmer des choses, même si être en face de lui aurait pu en être l’occasion. En fait, rien de ce que j’avais écrit ne me semblait nécessiter une correction. Mais, encore une fois, si je l’avais interviewé avant, j’aurais été prisonnier de certaines de ses approximations. Je vous donne un exemple clair : il répétait tout le temps que Visconti l’avait pris après avoir vu Plein Soleil. Une fois que le comédien vous dit ça, vous devez bien l’écrire... Le problème, c’est que Visconti n’a pas pris Delon après l’avoir vu dans Plein Soleil : il avait engagé Delon pour Rocco et ses frères avant le tournage du film de René Clément. Delon avait été présenté à Visconti à la première de Don Giovanni à l’opéra, à Londres, quelques années auparavant. Delon voulait que l’on croie que le coup de foudre de Visconti pour lui reposait sur un film. Alors qu’il reposait sur une rencontre, qui avait eu lieu longtemps auparavant.
C’était voulu de sa part, il voulait réécrire son histoire ?
Pour moi c’est clair. Ces individus-là ont toujours tendance à réécrire leur histoire. Et au bout d’un moment, ils la réécrivent depuis si longtemps qu’ils mentent sincèrement.
Dans votre intro vous évoquez cette rivalité Delon-Belmondo, largement instrumentalisée par les médias, et dites qu’à choisir vous auriez plutôt été Delon que Belmondo. Ce clivage-là représentait-il réellement quelque chose de plus profond dans la société française des années 70-80 ?
Oui, je pense. C’était un clivage profond, mais qui n’était pas un clivage droite-gauche. Songez au clivage Beatles-Rolling Stones. On dit souvent de la musique des Stones qu’elle est beaucoup moins polissée. Aimer les Stones plus que les Beatles ça impliquait souvent un regard plus grave sur la société, une position plus réactive, plus marginale et contestataire en son sein. Le clivage Delon-Belmondo n’était pas une question d’esthétique ou de politique, c’était une question de position dans la vie. Ou plutôt, un choix existentiel. Quand vous "êtes" Delon, ou quand vous "êtes" Belmondo, vous n’êtes absolument pas le même individu. Pour faire très court, quand vous "êtes" Delon vous êtes lunaire, sombre, d’extraction sociale modeste. Belmondo c’est à peu près l’inverse. Je ne dis pas que l’un est mieux que l’autre, mais l’un n’a pas grand chose à voir avec l’autre. Et d’une certaine manière, vous ne choisissez pas.
Donc beaucoup de gens se trouvaient réellement une espèce de lien un peu nébuleux avec l’un ou avec l’autre ?
Absolument. C’est le propre de la star. Ce n’est pas uniquement quelqu’un qui vend des millions de tickets de cinéma, ou dont on accroche le portrait au mur de sa chambre. La star de cinéma que vous avez aimée vous accompagnera une bonne partie de votre existence. Sauf que cette star, qu’on croit avoir choisie, moi je crois que c’est elle qui vous a choisi.
>>> Léon Morin, prêtre <<<
S’agissant de la notion de rivalité Delon-Belmondo, il faut relativiser. Mécaniquement ils l’étaient un peu, étant les deux stars françaises de leur génération. Mais ils n’étaient pas tant rivaux que fondamentalement complémentaires. C’est ça le miracle : l’un n’avait rien à voir avec l’autre. Moi, sur cette histoire de rivalité, je n’ai pas envie de choisir : je m’associe beaucoup plus facilement à l’un qu’à l’autre. Adorer le Delon du Samouraï ne m’empêchera pas de revoir régulièrement le Belmondo de Léon Morin, prêtre.
Est-ce que le statut semi-légendaire atteint par ces deux acteurs tient aussi, pour beaucoup, à des circonstances favorables, et notamment vous le racontez bien, à la rencontre de réalisateurs incroyables, les Melville, Godard, Visconti, Verneuil ?
Complètement. C’est la limite de l’acteur : rien n’est possible sans rencontre, notamment avec un grand réalisateur. Si Brando n’avait pas rencontré Kazan, ça n’aurait pas du tout été la même carrière. D’ailleurs, lorsqu’il arrête de travailler avec ce réalisateur après Sur les quais, ce n’est déjà plus la même carrière. Il y a quelque chose qui, fondamentalement, se casse. La chance de Delon, ça a été de rencontrer Clément, Visconti, Melville... Sans grand réalisateur, une star n’est jamais qu’une voiture de sport sans essence.
>>> Le Cercle rouge <<<
Melville justement, ça a été le grand trait d’union entre les deux ? La grande occasion manquée aussi ?
Melville a effectivement été le trait d’union entre les deux dans la mesure où il est le seul réalisateur à avoir fait un grand film avec l’un puis avec l’autre. Là où l’on peut parler d’occasion manquée, c’est surtout du côté de Belmondo. Il avait vocation à partager l’affiche avec Delon sous l’égide de Melville, ça aurait dû être pour Le Cercle rouge. Mais, face à la perspective d’un chef d’œuvre, il faut faire fi des querelles passées, en l’occurrence entre Belmondo et Melville. Belmondo n’avait pas cette intelligence. Delon l’avait.
>>> À bout de souffle <<<
Diriez-vous à ce propos qu’Alain Delon a eu, davantage que Jean-Paul Belmondo, une carrière mieux maîtrisée ? Fait moins de mauvais choix qu’un Belmondo qui a peut-être un peu fini par s’auto-caricaturer ?
Oui... Vous voyez, je disais tout à l’heure que ces deux acteurs étaient complémentaires. Ils émergent l’un et l’autre à quelques semaines d’écart, dans Plein Soleil pour Delon, dans À bout de souffle pour Belmondo. Et ils apparaissent dans leur dernier bon film la même année. Belmondo, c’est Le Corps de mon ennemi, d’Henri Verneuil. Delon, c’est Monsieur Klein, de Joseph Losey.
Je me doutais que vous n’alliez pas citer 1998 et Une chance sur deux !
Non... Je crois que même l’histoire du cinéma ne veut pas retenir Une chance sur deux ! Mais voyez, le dernier bon film de Belmondo est correct. Le dernier bon film de Delon, c’est un chef d’œuvre. Il y a ce même intervalle de 16 ans entre leurs débuts et leur dernier bon film. Après c’est autre chose, on ne les retrouve pas... Un autre écosystème, et une autre génération d’acteurs qui arrive, les Depardieu, Dewaere... C’est la loi du genre. 16 ans au sommet c’est déjà remarquable. Mais effectivement, les grands films de Delon sont supérieurs aux grands films de Belmondo. J’avoue même, dans le cas de Belmondo, au risque d’apparaître un peu provocateur, préférer de loin au Belmondo de À bout de souffle celui qui apparaîtra quinze jours plus tard sur les écrans, dans Classe tous risques. Je préfère énormément ce que Sautet fait de Belmondo, plutôt que Godard qui effectivement prend Belmondo en flagrant délit d’existence mais ne semble pas trop le diriger... Dans Classe tous risques, Sautet fait émerger une humanité chez Belmondo, je n’ai pas vraiment retrouvé ça par la suite...
>>> Classe tous risques <<<
Il faut que je le voie. Plusieurs clichés tenaces : Delon l’acteur face à Belmondo le comédien ; Belmondo le solaire, le jouisseur, face à Delon l’ombrageux, le désespéré. Où est le vrai, où est le faux là-dedans ?
C’est une dichotomie assez juste. Belmondo est effectivement comédien, il a été formé au Conservatoire. Delon est autodidacte au sens où il n’a été dans aucune école – il vient de l’armée -, mais il a tout de même été formé par Clément et Visconti et parfait par Melville. Ce furent là des écoles très exigeantes... Une des forces de Delon aura été de comprendre qu’il avait besoin d’apprendre et de se discipliner. Il s’est épanoui avec des metteurs en scène non seulement exigeants mais même complètement caractériels. Après, quand on dit Delon acteur, Belmondo comédien, je crois aussi que Delon n’était pas très bon au théâtre.
Il en a fait très peu d’ailleurs...
Il en a fait très peu, ce n’était pas par hasard. Belmondo, lui, n’en a pas fait tant que ça en fait, parce qu’après le Conservatoire il a été happé par le cinéma. Il y retournera surtout après toutes les “belmonderies” des années 80, mais il sera alors tellement abîmé, pour avoir fait souvent n’importe quoi à cette époque-là, qu’il ne saura plus vraiment jouer, ni au cinéma ni au théâtre.
>>> La Sirène du Mississippi <<<
Et sur la partie de l’image, Belmondo solaire, Delon ombrageux, vous expliquez bien que Belmondo est tombé lui aussi dans une forme de dépression...
Il y a eu une cassure pour Belmondo avec la fin de la Nouvelle Vague. Il a été lâché par Godard, avec lequel il aurait aimé tourner – c’est Godard qui a fermé la porte. Et quand il a tourné avec Truffaut, dans La Sirène du Mississippi, on peut dire qu’il a tourné dans un des Truffaut les moins réussis. Belmondo y apparaît vraiment comme une grossière erreur de casting, et il l’a très vite saisi.
Vous le racontez bien, dans ce film c’est Catherine Deneuve qui mène la danse, lui est un peu soumis...
Exactement. Faire de Belmondo dans ce film une espèce de milliardaire naïf qui n’a jamais couché avec une fille, ça relève du stupéfiant. Je crois que ce film était foutu dès le premier plan. Et c’est de pire en pire. Donc oui, il y a là une cassure pour lui. Je crois aussi qu’à la différence de Delon, rapidement Belmondo a arrêté de se soucier de ce que pourrait être sa postérité. Ce qu’il veut, c’est tourner des films tranquille, avec ses copains. Des films qui seraient un peu le prolongement de ses vacances. À partir du mitan des années 70, Belmondo ne fait plus que des films pour se marrer. Je pense que Belmondo s’est toujours marré, en tournant ses films. La question est, le spectateur qui allait voir ses films se marrait-il toujours autant ? Oui sans doute, quand on regarde les chiffres d’entrées, mais avec le recul, on se dit quand même que ces films sont devenus invisibles...
>>> L’Insoumis <<<
Vous dites que Delon se dévoile notamment dans L’Insoumis, film ayant pour cadre la guerre d’Algérie et qui faisait écho à sa propre expérience en Indochine... Dans quels autres films le fait-il ? Quid de Belmondo ?
Moi j’ai tendance à penser que Delon se dévoile tout le temps, en tout cas de manière très régulière. Le Delon avec ses chiens au début du Guépard. Le Delon qui meurt au milieu de ses chevaux à la fin de L’Insoumis. Le Delon du Professeur. Le Delon collectionneur d’art de Monsieur Klein. Le Delon paranoïaque de Mort d’un pourri. Le Delon en cavale de La Veuve Couderc, de Pierre Granier-Deferre, avec Simone Signoret. Au moment de ce film, il sortait de l’affaire Marković. Régulièrement, la filmographie de Delon nous permettait de prendre le pouls de l’individu Delon. C’est assez fascinant d’ailleurs : on pouvait presque prendre de ses nouvelles en regardant ses films. Peut-être cela explique-t-il aussi ma plus grande proximité avec Delon qu’avec Belmondo.
>>> Le Guépard <<<
Chez Belmondo effectivement c’est moins le cas. Mais ça a pu être le cas. Dans À bout de souffle à l’évidence : il avait carte blanche. Ça l’est de manière bien plus convaincante à mon avis, parce que plus touchant et sans second degré, dans Léon Morin, prêtre. On y découvre un Belmondo spirituel, au sens sacré, croyant du terme. Et ça c’est une face de lui qu’on ne reverra quasiment plus jamais par la suite. C’est vraiment dommage... S’agissant de Delon, je n’ai pas l’impression d’un acteur qui ne serait pas allé au bout de ses possibilités. Je ne dirais pas la même chose de Belmondo... Il avait un potentiel énorme.
Mais il s’est amusé...
Il a profité de la vie.
Alain Delon se trouvait me semble-t-il dans sa vie, dans sa carrière, des points communs, presque une gémellité avec Marlon Brando. Pour avoir écrit une bio sur ce dernier, c’est une comparaison qui vous semble pertinente ?
Pas vraiment... Ce ne sont pas du tout les mêmes animaux. Il y a des blessures d’enfance, mais c’est souvent le cas chez les grands acteurs et les grandes actrices. Brando était un comédien, il faisait du théâtre et côtoyait des milieux très sophistiqués. Ce sera aussi le cas de Delon, mais lui n’est pas passé par les mêmes moules “officiels”. Le physique n’était pas du tout le même. La seule chose en commun, mais ça vaut pour d’autres comédiens, aura été leur isolement à un moment de leur vie. Ils choisissent à un moment de bâtir leur royaume. Ou du moins leur château. Delon le fera à Douchy, après La Veuve Couderc. Brando, ce sera dans son atoll à Tahiti, et dans sa maison de Mulholland Drive. Une vraie tendance à l’isolement...
Dans ce cas-là on peut aussi faire rentrer Bardot dans ce cercle...
Bien sûr, mais bien d’autres. C’est assez courant. Elle voulait échapper à l’hystérie qu’elle provoquait. Mais dans le cas de Delon, cet isolement a correspondu à un vrai tempérament. Il y a chez lui une solitude fondamentale. Comédien ou non, riche ou non, c’est un homme qui aurait terminé de la même manière...
Delon disait beaucoup, à la fin de sa vie, que son cinéma, le cinéma qu’il aimait, était mort. Et beaucoup de gens qui étaient jeunes dans ces années 60 ou 70 regardent le cinéma actuel avec un certain dédain, sans trop d’ailleurs distinguer le moins bon du bon. Le “C’était mieux avant” en matière de cinéma, ça vous agace, ou bien vous arrivez à le comprendre ?
(Il hésite) Je ne suis pas fan du “C’était mieux avant”, mais disons que j’ai tendance à préférer nettement le cinéma de cette époque à celui d’aujourd’hui. Ce qui n’empêche pas qu’il y ait aujourd’hui des choses qui me plaisent beaucoup. Je suis critique cinéma pour Le Monde, si rien ne me plaisait, qu’est-ce que je ferais là ? Néanmoins j’ai tendance à penser qu’il y avait alors davantage de grands réalisateurs, de grands scénaristes. Mais, pour objectiver davantage les choses, ce qui nous ramènera au début de notre conversation, je dirais que je suis fondamentalement nostalgique d’une chose qui elle est véritablement quantifiable.
Aujourd’hui le cinéma n’est plus aussi central dans nos sociétés. Les gens ne vivent plus à travers les stars. Il n’y a pratiquement plus de stars de cinéma. Et le cinéma n’est plus hégémonique sur le marché des images. Il y a la télévision, les plateformes, les écrans d’ordinateur : de multiples fenêtres, ou pseudo-fenêtres sur le monde. Moi encore une fois j’ai grandi à l’époque où le grand écran était tout-puissant. Au-delà du simple grand écran, c’était une époque où on se retrouvait, où on communiait ensemble. Cela n’est plus et ne reviendra pas... C’est un peu douloureux pour ma génération, parce que j’ai connu cela, et que je l’ai vu disparaître. Sans penser que ça pouvait disparaître.
Est-ce que justement à l’heure des médias et réseaux sociaux omniprésents, vous trouvez que les vedettes se montrent trop, au détriment peut-être d’une part nécessaire de mystère, de fantasme à préserver ? Formulé autrement : est-ce que la fabrique des légendes de l’image est cassée ?
Oui, complètement. La star de cinéma, ça aura été un moment, correspondant à peu près au vingtième siècle. Je ne dis pas que ce moment ne reviendra pas, mais à mon avis il n’est pas près de revenir. Aujourd’hui, il s’est dissipé.
>>> 2001, l’Odyssée de l’espace <<<
Très bien... Cette question j’aime la poser aux artistes ou aux spécialistes du cinéma : si vous deviez établir un panthéon complètement subjectif des films qui vous ont le plus marqué, touché, et que vous voudriez recommander à nos lecteurs, quel serait-il ?
Ce sont souvent des films qui sont à l’intersection de votre histoire personnelle et de l’impact qu’ils ont eu. Je dirais 2001, l’Odyssée de l’espace. Le Cercle rouge. L’Armée des ombres. French Connection. Voyez, il y a le facteur personnel, et la très grande qualité des films. À cet égard ce sont ces quatre là qui me viennent spontanément à l’esprit.
Travailler directement pour le cinéma, en écrivant des scénarios voire même, en passant derrière la caméra, c’est un fantasme que vous avez, que vous avez eu ?
Jamais. Tout simplement parce que parler correctement du cinéma, je trouve que ce n’est déjà pas mal. Je ne dis pas que j’y arrive, mais j’essaie !
Trois adjectifs pour qualifier Delon ? Belmondo ? Un quatrième, qu’ils auraient en commun ?
Oh, je ne pourrais pas faire ça... J’aurais l’impression de les enfermer. Il ne faut surtout pas les enfermer.
>>> Monsieur Klein <<<
C’est une belle réponse. Un petit jeu : dans quel grand rôle de Delon aimeriez-vous imaginer Belmondo ? Et vice-versa ?
Impossible. Ils sont fondamentalement différents. Le miracle on l’a dit aura été que deux stars pareilles soient arrivées au même moment. Le miracle aussi aura été que ces deux acteurs soient à ce point différents. Vous ne pourrez mettre Belmondo dans aucun des grands rôles de Delon, je pense. Et inversement. Belmondo devait faire Monsieur Klein au départ. Heureusement, il n’a pas fait le film, il aurait fait du Belmondo. On n’en parlerait plus...
>>> La Chèvre <<<
Pour terminer j’ai envie de faire un lien avec votre ouvrage écrit avec Raphaëlle Bacqué, Une affaire très française (Albin Michel, avril 2024). Gérard Depardieu n’a-t-il pas pris la suite de Belmondo dans le créneau du costaud au grand cœur, notamment dans la trilogie de Francis Veber ?
L’une des particularités de Depardieu, c’est qu’il pouvait tenir beaucoup d’emplois différents. Il était bon en comédie et pouvait aussi tenir des rôles dramatiques. Il était capable de jouer beaucoup plus de choses que Delon ou Belmondo. Il n’en est pas plus grand qu’eux pour autant, mais il est différent. On demande à un acteur de faire ce qu’il sait faire. Il ne fonctionne tout simplement pas sur le même ressort qu’eux. Je dirais que la véritable filiation de Depardieu est plutôt avec Gabin. Pour moi, le véritable héritier de Gabin, c’est Depardieu : il y a une ressemblance physique, une extraction prolétaire comparable. Delon ou Belmondo n’étaient eux que des héritiers imparfaits de Gabin.
Très bien. Vous avez beaucoup parlé de Depardieu à l’imparfait dans votre réponse. Quelle est votre intime conviction : le reverra-t-on à l’affiche de films ?
Non, c’est fini. Pour des raisons objectives : plus aucun diffuseur n’ira sur un film avec Gérard Depardieu, donc plus aucun producteur ne s’y risquera. On ne le reverra plus, ou alors éventuellement dans un film russe.
Et pensez-vous qu’on regardera encore ses films comme avant ?
Je ne sais pas... Je ne veux pas, moi, me priver de ses grands films. Et je n’arrêterai pas de les regarder.
Je suis bien d’accord avec vous. Vos projets et surtout, vos envies pour la suite, Samuel Blumenfeld ?
Des projets d’écriture j’en ai, mais j’y travaille, alors je préfère en parler plus tard.
Interview : le 12 septembre 2024.
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