Bernard Violet : « Delon a façonné un personnage dont il a fini par devenir prisonnier »
La disparition, à 88 ans, d’Alain Delon au cœur de l’été fut à l’évidence un des évènements marquants, sur le plan culturel, de cette année 2024 qui s’achève. Delon, c’était un grand acteur, mais c’était aussi un magnétisme étonnant, que n’expliquait qu’en partie son physique avantageux. J’ai eu il y a un peu plus de trois mois la chance d’interviewer Samuel Blumenfeld, critique cinéma au Monde, pour un regard conjoint - et critique - sur les carrières cinématographiques d’Alain Delon et de Jean-Paul Belmondo.
Pour ce dernier article de l’année (sans doute), je vous propose le fruit d’un autre entretien, différent : l’objet en est toujours Delon, mais vu cette fois, principalement à travers le prisme non de son œuvre, mais de sa vie - à supposer que l’un et l’autre puissent être distingués. Pour ce faire, j’ai lu Les derniers mystères Delon (Robert Laffont, novembre 2024), un ouvrage très documenté, une véritable enquête qui a pas mal fait parler il y a quelques semaines. Dans la foulée, j’ai pu interviewer son auteur, Bernard Violet. Et je dois dire que ce biographe, redouté des grandes stars, s’est montré avec moi d’une grande gentillesse, je l’en remercie.
Si vous voulez en savoir plus sur Delon, qui fut dans sa jeunesse un des personnages les plus fascinants de la culture française, mieux en connaître le clair ET l’obscur, alors ce livre est fait pour vous. Bonne fin d’année à toutes et tous ! Une exclu Paroles d’Actu, par Nicolas Roche.
EXCLU - PAROLES D’ACTU (fin décembre 2024)
Bernard Violet : « Avec le temps,
Delon a façonné un personnage dont
il a fini par devenir prisonnier »
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Les derniers mystères Delon (Robert Laffont, novembre 2024).
Bernard Violet bonjour. Y a-t-il eu des hésitations, de votre part et de celle de votre éditeur, avant la parution de ces Derniers Mystères Delon ? La version publiée est-elle exactement celle que vous aviez écrite, celle que vous avez voulue ?
En 2000, les premiers Mystères Delon s’étaient imposés comme un best-seller, dépassant la barre des 100 000 exemplaires vendus. Pourtant, ils ne racontaient pas toute l’histoire. Je n’avais pas pu en effet tout écrire, par crainte de représailles judiciaires de la part du très procédurier Samouraï.
Près de 25 ans plus tard, une nouvelle version, intitulée Les Derniers Mystères Delon, a finalement vu le jour chez Robert Laffont. Mon éditeur a peut-être misé sur mon regard expérimenté pour apporter une perspective inédite. Ce livre est très différent du précédent, tant par son style que par sa tonalité. Plus distanciée, la nouvelle biographie n’hésite pas à manier l’humour, tout en dévoilant de nombreux faits inédits sur la star et son entourage, toujours omniprésents dans l’actualité.
De nombreux commentaires post-parution ont mis l’accent sur la bisexualité d’Alain Delon dans sa jeunesse, point que d’ailleurs vous n’affirmez pas catégoriquement mais que vous estimez probable sur la base d’un faisceau d’indices et de témoignages. Les réactions vous ont-elles surpris, et en quoi pensez-vous que cette bisexualité si elle est avérée dit quelque chose de Delon, et pas uniquement de sa vie intime ?
L’une des révélations phares de la nouvelle biographie a en effet fait grand bruit : la bisexualité d’Alain Delon. Bien que connue de certains cercles, cette réalité n’avait jamais été exposée publiquement. C’est Le Parisien/Aujourd’hui en France qui, à la sortie du livre, a choisi de mettre en lumière cet aspect. Mais les autres médias se sont contentés de reprendre cette information sans même lire mon ouvrage. La paresse journalistique…
Quoi qu’il en soit, mes affirmations reposent sur plusieurs témoignages recoupés et fiables. En même temps, soyons clairs : Delon était un adulte consentant, libre de ses choix. Mais, à l’époque, il lui était impensable de parler de sa bisexualité. Cela aurait grandement contredit l’image qu’il projetait : celle d’un symbole absolu de la virilité.
Au-delà des témoignages que j’ai recueillis, il y a aussi celui d’un biographe de Romy Schneider confirmant cette orientation en se basant sur des confidences reçues de proches de l’actrice. Aujourd’hui, je peux également vous révéler une anecdote et marquante provenant d’une amie intime de Nathalie Delon, qui avait écrit au juge lors de l’enquête sur l’assassinat en 1968 de Stevan Markovic, l’homme à tout faire de l’acteur.
Dans ce témoignage, l’amie rapporte une scène troublante survenue lors d’un déjeuner chez Alain Delon. « Avant de passer à table, Alain s’était enfermé dans son bureau avec un homme surnommé Jeannot le Corse. Après son départ, une dispute a éclaté entre Alain et Nathalie. Furieuse, elle a hurlé : ‘‘Tu n’es qu’un jaloux, un pauvre type. J’ai fait de toi un homme, alors que tu n’étais qu’un pédéraste !’’ Alain, imperturbable, a continué son repas comme si de rien n’était. »
Ce moment, chargé de tension, illustre l’ambiguïté d’un personnage qui a toujours cultivé le secret, mais dont chaque révélation éclaire un peu plus les zones d’ombre.
La beauté rare d’Alain Delon jeune, le magnétisme qui était le sien l’ont évidemment servi. Mais cette beauté a-t-elle été aussi, au cours de sa vie, comme un cadeau empoisonné ?
Alain Delon, figure mythique du cinéma, a mené une existence marquée par la complexité et les contradictions. Cette double, voire triple vie, qu’il a adoptée aura contribué à mon sens à un mal-être profond perceptible par ceux qui l’entouraient. Il se mentait à lui-même et donc aux autres. Était-ce par crainte de confronter sa véritable nature ? Pourtant, sur le thème de l’amour, il s’est souvent montré audacieux, clamant qu’ « en amour, tout est permis ».
Delon avait compris très tôt que son physique avantageux était une arme puissante, autant auprès des femmes que des hommes. Il en a tiré parti tout en s’imposant par son intelligence, son ambition et son acharnement au travail. Cela lui a permis de collaborer avec des cinéastes de renom pour des œuvres devenues des classiques. Toutefois, cette beauté s’est parfois révélée être un fardeau, notamment lorsqu’il a cherché à s’en affranchir, comme dans Le Professeur de Valerio Zurlini (1972).
>>> Le Professeur <<<
Delon a vous le suggérez voulu réécrire son histoire, sans doute pour mieux écrire sa propre légende. À quels sujets cela est-il le plus évident ? L’Indochine par exemple ?
Comme beaucoup de célébrités, Delon a souvent enjolivé sa propre histoire. Il aimait inventer des récits valorisants, comme celui de son passage en Indochine, où il fut pourtant renvoyé de la Marine pour indiscipline et chapardages. Des anecdotes qu’il aurait parfois puisées dans des livres, une pratique qu’il partage avec d’autres comédiens. François Périer, par exemple, avait intitulé ses mémoires Profession : menteur.
Cependant, chez Delon, ce phénomène va plus loin. Avec le temps, il a façonné un personnage qu’il a fini par incarner pleinement, jusqu’à en devenir prisonnier. Reste à savoir s’il a choisi des rôles à son image – souvent des rebelles ou des truands – ou s’il a cherché à ressembler à ses personnages, brouillant encore davantage la frontière entre l’homme et l’acteur.
Parmi les témoignages très intéressants de votre ouvrage, celui de France Roche, avec notamment cette phrase très parlante que j’ai relevée : "À ses débuts il faisait la cour à tout le monde. Il pensait évidemment à sa carrière. Lorsqu’il a estimé être arrivé, il est devenu infect." C’est aussi votre analyse ?
France Roche, critique acerbe, résumait Alain Delon en des termes tranchants. Elle n’était pas la seule. À travers mes nombreuses rencontres, j’ai noté que beaucoup admiraient l’acteur, mais beaucoup moins l’homme. Une opinion partagée jusque dans son propre entourage professionnel.
Conscient très jeune du pouvoir de la séduction, Delon a appris à manipuler : flattant les vanités, comblant les attentes avec des cadeaux somptueux. Mais derrière cette façade de conquérant se cachait un individualisme assumé.
L’utilisation de la troisième personne pour parler de lui-même – une habitude née en 1969 avec Borsalino – illustre cet égotisme. C’est à cette période qu’il adopte une posture plus dure et intransigeante, marquée par une personnalité parfois cassante.
Vous développez des éléments au moins aussi instructifs que sur sa bisexualité présumée, à propos de ses rapports personnels, notamment avec, disons cela pudiquement, de "mauvais garçons". Si l’on doit reconnaître une qualité, un trait honorable à Delon, c’est sans doute sa grande fidélité en amitié. Ses amitiés l’ont sans doute bien servi à ses débuts. Ont-elles pu lui nuire par la suite ?
Dès sa jeunesse, Delon a entretenu des relations étroites avec des voyous, animées par un goût de la transgression et le besoin de combler l’absence d’un père. L’image paternelle, rapidement effacée par une mère autoritaire, aurait laissé un vide qu’il a cherché à combler dans ces amitiés à la fois viriles et dangereuses.
Son cercle s’est ensuite élargi à des figures issues des milieux yougoslaves, des hommes aussi charismatiques qu’encombrants. Parmi eux, son « ami » Stevan Markovic devenu maître chanteur, aura été l’un des plus problématiques. Leur relation, mêlant fascination et conflit, faillit faire basculer la carrière de l’acteur dans le chaos. Autant de révélations qui contribuent à éclairer les multiples facettes d’une légende du cinéma, oscillant entre lumière et ombre, entre gloire et abîme.
Vous proposez d’ailleurs un long développement sur la fameuse affaire Markovic, et faites un tour complet me semble-t-il des pistes étudiées par la justice, avec notamment un témoignage riche du principal suspect du meurtre, François Marcantoni. Sans jamais trancher complètement au final, pas plus que la justice elle-même n’a tranché. Avez-vous à ce sujet une intime conviction ? Delon, qu’il ait été impliqué ou non, a-t-il eu à payer pour les graves retombées politiques qu’elle a eues ?
Par honnêteté intellectuelle, j’expose tous les éléments de l’affaire Markovic que j’ai réussi à réunir. Au final, près de 2000 pages et PV et autres rapports judiciaires. Mais ma conviction personnelle est claire : Delon aurait été victime d’un chantage au sexe, orchestré par Markovic. L’objet du chantage ? Une photo compromettante montrant l’acteur dans les bras d’un jeune prostitué homosexuel, dont le témoignage, long et détaillé, est rapporté dans le livre.
Selon ma thèse, Delon, homme de caractère, n’aurait pas cédé à ce chantage. Le rôle d’exécutant d’une punition qui aurait dégénéré serait revenu à Marcantoni. Mais par humilité, je dois aussi avouer que la vérité définitive, si elle existe, est enterrée avec les protagonistes.
>>> Notre histoire <<<
Je rebondis sur la phrase de France Roche. À peu près après l’affaire Markovic, après Le Cercle rouge, Delon semble vouloir prendre un contrôle nouveau sur sa carrière. Dès lors il ne fera plus vraiment de grand film, à l’exception de Monsieur Klein et peut-être de Notre histoire. L’égo hypertrophié de l’acteur-producteur (et j’ajoute, businessman plus ou moins avisé) Delon a-t-il été néfaste à sa carrière d’acteur, ou bien imputez-vous ce déclin à un changement dans l’écosystème cinématographique (la disparition d’une génération de cinéastes avec lesquels Delon était plus en phase) ?
Delon a brillé sous la direction de réalisateurs d’exception comme Luchino Visconti et René Clément. Pourtant, à partir du moment où il a voulu cumuler les rôles de comédien, réalisateur et producteur, la qualité de ses films a décliné. Par ailleurs, il ne s’est pas rendu compte que le public ne voulait plus de lui, avec pour exceptions notables quelques œuvres qui ont marqué les esprits : Monsieur Klein en effet, et Notre histoire.
Quel regard portez-vous, comme biographe et comme spectateur, sur sa carrière, qui au moins pendant les 15 ou 16 premières années, fut remarquable ? L’a-t-il globalement bien menée, avec toutes les nuances apportées plus haut ? Quel est le Delon qui vous "parle" le plus, et quels sont ceux de ses films que vous ajouteriez volontiers à votre panthéon ciné perso ?
Les dix premières années de sa carrière, commencée en 1958, demeurent un sommet inégalé, et plus précisément jusqu’au Samouraï de Jean-Pierre Melville. Un chef d’œuvre grâce à la sobriété des dialogues et son esthétique maîtrisée. Et un rôle magistralement interprété qui a inspiré la fameuse critique de François Mauriac : « Alain Delon ne parle jamais si bien que quand il se tait. »
>>> Le Samouraï <<<
Alain Delon n’était pas le personnage public qui, spontanément, inspirait la plus grande sympathie. Mais on ne pouvait que la ressentir pour lui, à la fin de sa vie, le sachant très malade et déprimé, avec comme climax pathétique la guerre de succession que se sont livré ses enfants de son vivant. Delon à son crépuscule était touchant, bien malgré lui. Est-ce qu’à d’autres moments de sa vie, cette jeunesse où il se cherche, ou sa première grande histoire d’amour avec Romy Schneider, il vous a touché ?
La fin de vie de l’acteur, que je qualifie de « pathétique », pose question. Pourquoi ce choix d’avantager sa fille au détriment de ses deux fils ? Pour moi, une décision d’autocrate devenu star.
En revanche, son idylle avec Romy Schneider reste l’un des épisodes les plus fascinants de sa vie privée. Ces deux-là surnommés « les petits fiancés de l’Europe » formaient un couple apparemment idyllique, mais l’amour d’Alain était-il sincère ? J’émets des doutes. Notamment à travers les tensions, les disputes, et autres épisodes troublants qu’on m’a rapportés. Ou à l’image de cette « partouze » à Megève en 1961 que rapporte une note policière inédite évoquant une soirée agitée à l’hôtel du Mont d’Arbois, réunissant Delon, Schneider, et six Yougoslaves, avec à la clé, deux lits cassés et une facture réglée par l’acteur.
Même dans les colonnes de Paris Match, les critiques sur le tandem furent parfois acides. Ainsi lorsque Michel Clerc, grande plume de l’hebdomadaire, écrit dans un large portrait de Rocco/Delon : « Romy Schneider, folle de lui, devient son esclave, la fiancée, la couverture romanesque dont il a besoin pour faire pleurer les chaumières. »
Y a-t-il encore à vos yeux, de vrais mystères Delon ?
Je pense que d’autres révélations vont émerger, moins sur le talent du Guépard que sur ses zones d’ombre. Le pire est peut-être à venir.
Si vous aviez pu faire face à Delon, un échange entre quatre yeux, et si alors vous aviez pu lui poser une question une seule, quelle aurait-elle été ?
Johnny Hallyday, à qui je demandais en 2003 l’épitaphe qu’il aimerait voir figurer sur sa pierre tombale, m’avait répondu, levant son étonnant regard bleu avant d’articuler d’une voix nette : "Rappelez-vous de moi comme d’un homme sincère". Et vous Alain Delon, pourriez-vous faire vôtre cette magnifique formule de Johnny ?
Trois adjectifs pour définir au mieux cet Alain Delon que vous avez tant étudié, et tel que vous croyez l’avoir compris ?
Le comédien : surdoué. L’homme : charmeur et démoniaque. Une double facette qui continue de fasciner et d’interroger.
Vos projets et surtout vos envies pour la suite ?
Je travaille sur de nouveaux éléments que j’ai recueillis ces dernières semaines et qui enrichiront une future réimpression de mon ouvrage. Des détails inédits, des pistes non explorées, et des secrets encore bien gardés, à commencer par ceux que je vous ai livrés aujourd’hui. De quoi peut-être relancer le débat autour du personnage magnifique et complexe que fut Alain Delon.
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Selfie raté, dixit son auteur, mais néanmoins sympathique !
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