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Paroles d'Actu
4 février 2025

Anne Goscinny : « Il m'a fallu 30 ans pour me décider à écrire l'histoire de notre amitié... »

​Que celui de nos lecteurs qui n’a jamais tenu dans ses mains un livre écrit par Goscinny lève la main. Bon, ok, je ne peux pas voir qui lève la main, mais s’il y en a parmi vous, il est peu probable que vous soyez nombreux. René Goscinny a sans conteste été le grand scénariste français de BD du vingtième siècle. Ses enfants de papier, chacun les connaît : Astérix et son inséparable compère Obélix, qui ont fêté leurs 65 ans en 2024 ; Lucky Luke (le fameux lonesome cowboy fut créé par le Belge Morris, mais l’apport de Goscinny à la série fut capital) ; l’attachant Petit Nicolas ; Iznogoud, le vizir aussi méchant que drôle voulant devenir "calife à la place du calife", j’en passe, j’en oublie, il y en a tant...

 

Sa disparition tragique et très prématurée, en novembre 1977 (il n’avait que 51 ans) a privé des millions de fidèles d’un conteur hors pair : il était un chroniqueur fin de son temps, autant qu’un amuseur de génie. Sa fille n’avait que 9 ans au moment de sa mort... Elle est devenue, au décès de sa mère, l’ayant-droit et la gardienne bienveillante de l’univers toujours bien vivant, sous d’autres plumes, de son père. Anne Goscinny est, elle aussi, une auteure. Son dernier roman en date, Mille façons d’aimer (Grasset, octobre 2024), fait le récit bouleversant de la grande amitié qui fut sienne, aux sons de Barbara et de ceux de l’époque, avec ce garçon, cette âme sœur que le Sida, qu’on appelait en ce début des années 90 le "cancer à la mode", emporta alors qu’il avait à peine commencé à vivre...

 

Anne Goscinny a accepté de répondre à mes questions, lors d’un entretien téléphonique qui s’est tenu le 24 janvier. Rencontre avec une auteure sensible et touchante, dont l’œuvre mériterait bien d’être adaptée, elle aussi. Mille façons d’aimer, c’est une belle histoire d’amitié. C’est sans doute aussi, un grand livre sur le deuil (je salue à ce propos, si elle lit ces lignes, Anny Duperey que j’ai interviewée il y a un an et qui a écrit cet autre livre magnifique sur le deuil, Le Voile noir). Deuil de la mère. Deuil de l’âme sœur. Amitié comme on n’en a qu’une dans une vie. Une lecture que je ne peux que recommander, chaleureusement. Une exclu Paroles d’Actu, par Nicolas Roche.

 

EXCLU - PAROLES D’ACTU (24 janvier 2025)

Anne Goscinny : « Il m’a fallu 30 ans

 

pour me décider à écrire l’histoire

 

de notre amitié... »

 

Mille façons d’aimer (Grasset, octobre 2024).

 

Anne Goscinny bonjour. Quels ont été, s’agissant des romans, vos précieux compagnons de vie durant vos "années d’apprentissage" ?

 

Il y en a beaucoup... Je dirais que deux auteurs m’ont marquée lorsque j’étais adolescente. La comtesse de Ségur m’a toujours passionnée, pour la beauté de sa langue et pour la richesse de ses récits. C’est à la fois complètement désuet et très moderne. Un autre auteur, malheureusement un peu tombé dans l’oubli, m’a également beaucoup accompagnée, c’était Henri Troyat, un de nos plus grands auteurs...

 

Il a écrit pas mal de choses sur la Russie notamment...

 

Oui, il a également écrit beaucoup de sagas, assez faciles à lire, comme Les Semailles et les Moissons. Et pratiquait lui aussi une langue parfaite. J’ai été très portée par eux, puis, évidemment, je suis devenue assez dingue de Dumas, et de Eugène Sue. Ce n’est pas la même émotion, mais la vraie émotion, celle qu’on éprouve vers 11/12 ans, en se disant que la vraie vie est peut-être dans les livres, oui pour moi c’est la comtesse de Ségur et Henri Troyat. Gide aussi... Albert Cohen, ça a été un grand choc pour moi. Et, un peu plus tard Élie Wiesel, autre grand choc...

 

« Très vite je me suis dit que le seul

 

moyen de communication que je pourrais avoir

 

avec mon père serait l’écriture. »

 

Le fait d’avoir eu comme père quelqu’un comme René Goscinny vous a-t-il plutôt encouragée à écrire, ou bien avez-vous eu au contraire plus de mal à franchir ce cap ?

 

En fait, la question ne s’est pas du tout posée comme ça. Quand mon père est mort, j’avais 9 ans. Et assez vite, j’ai compris que pour entendre ses mots, sa voix, pour le retrouver et peut-être le rejoindre, il me faudrait désormais tourner les pages d’un livre. Avec une mythologie toute personnelle je me suis dit que peut-être, là où il était, il faudrait que lui aussi tourne les pages d’un livre pour m’entendre. Dès lors je me suis dit que le seul moyen de communication que je pourrais avoir avec lui serait l’écriture. J’ai commencé très tôt, je devais avoir 10 ou 11 ans, guère plus. Puis un jour, de ce qui était devenu une habitude, j’ai fait un métier.

 

Vous avez déclaré dans une interview que, contrairement à beaucoup de personnes, l’écriture n’était pas pour vous une thérapie mais qu’au contraire vous aviez besoin d’être bien pour écrire. Raconter du vécu, ça ne vous aide pas à le digérer, à exorciser les éventuels démons du passé ?

 

Je pense qu’il y a plusieurs catégories d’écrivains. Moi j’appartiens à celle qui pense qu’effectivement pour écrire il faut s’être soigné mais qu’il ne faut pas écrire pour se soigner. Ce qui différencie un roman d’une histoire vécue, comme dans le cas du livre que vous avez pu lire, d’un journal intime, d’une séance chez un psy ou d’une confidence à des copains, c’est la structure. Dès qu’on commence à structurer son chagrin, alors on est en route pour l’écriture d’un roman. Le chagrin, quand vous l’éprouvez, est tout sauf structuré.

 

Comme un chaos...

 

Oui, un chaos, et lorsque vous essayez, à l’instant T de coucher votre chagrin sur le papier, ça donne au mieux un journal intime, au pire des phrases décousues qui naviguent entre larme et whisky, ce qui n’est pas intéressant pour le public. S’il vous fait la grâce d’acheter votre livre, ça n’est pas pour se substituer à un psy, ou à un copain. Le public, ce n’est pas un copain...

 

Et vous expliquez bien avoir mis du temps avant d’"accoucher" de cette histoire-là.

 

En l’espèce, pour ce livre, j’ai mis 30 ans à pouvoir me décider à faire quelque chose de cette histoire d’amitié. Si vous remarquez bien, il y a dans cette histoire que j’ai vécue un important travail sur le temps. Je raconte une histoire qui s’est déroulée il y a 30 ans. Et durant cette journée qui s’est déroulée donc 30 ans plus tôt, je convoque des souvenirs qui ont eu lieu encore 15, 20 ans, ou 5 ans avant... La journée de l’action, qui tient en une promenade de deux heures, convoque toute une vie. Là c’est vraiment la structure qui vient différencier encore une fois le roman du journal intime.

 

C’est clairement un vrai travail de romancière, aucun doute là-dessus... Justement, est-il plus facile de parler de choses intimes quand on donne au narrateur d’un récit qui est donc vous me l’avez confirmé en grande partie autobiographique, un autre prénom que le sien - ici, Jeanne ? Ça aide à composer avec une forme de pudeur ?

 

Jeanne, c’est vraiment un prénom que je donne à mon héroïne dans tous les romans. C’est mon prénom de papier, de littérature. Mais la question vaut surtout pour Raphaël. Il ne s’appelait pas Raphaël. Là, j’ai changé le prénom par égard pour notre intimité et par respect pour sa famille. Mais je n’ai pu écrire ce texte qu’en donnant au personnage son véritable prénom. Il m’aurait été impossible de l’écrire avec un prénom de substitution. À la fin je suis allée dans Word, et j’ai modifié toutes les occurrences du vrai prénom par "Raphaël".

 

L’histoire que vous nous racontez est en tout cas bouleversante. Cette amitié incroyable entre la narratrice donc, Jeanne, et son meilleur ami depuis toujours, Raphaël. Jusqu’à la mort bien trop prématurée du second, peu après la mort de la mère de Jeanne. C’est votre texte le plus personnel ?

 

Non... J’en ai écrit d’autres qui sont largement aussi personnels. Notamment un, Le Bruit des clefs, qui a été publié en 2012 chez Nil. C’est une lettre que j’écris à mon père, où je lui raconte, là sans artifice ni faux prénom, ce qui s’est passé entre le moment où il est mort et 2012. Tous mes romans sont empreints d’intimité, mais je me dis que j’ai réussi le travail lorsque mon intimité à moi rejoint l’universel. Si cette histoire intime vient résonner dans le cœur du lecteur, si on me dit : "Tiens, je vais offrir ton livre à mon meilleur ami pour lui montrer à quel point l’amitié c’est précieux", alors je me dis que j’ai en quelque sorte touché à l’universel.

 

Oui, c’est clairement un livre sur l’amitié... Avec pas mal de thèmes abordés. Raphaël meurt du Sida, probablement après une rencontre avec un homme marié, qui mourra lui aussi des suites de ce qui est qualifié par certains, en ce début des années 90, de "cancer à la mode". L’expression est terrible, mais elle devait probablement être en vogue à cette époque...

  

Oui... Vous avez une voix jeune. Lorsque le Sida est arrivé dans les années 82-83, c’était un tout jeune virus. Les gens ont complètement oublié aujourd’hui qu’à l’époque on ne savait pas qu’il ne s’attrapait pas en s’asseyant sur des toilettes, en touchant un objet, simplement en respirant...

 

Ou en embrassant un séropositif...

 

Oui, en embrassant. On ne connaissait rien. Mais ça mettait les séropositifs au rang de pestiférés...

 

D’ailleurs, est-ce que vous considérez, parce qu’il y a eu beaucoup d’avancées scientifiques et médicales sur le front du Sida, qu’il y a eu une forme de relâchement ?

 

Bien sûr... Mais là, ce n’est pas l’écrivain qui parle, c’est la citoyenne et mère de deux enfants, de 22 et 24 ans. Aujourd’hui, le Sida on n’en parle plus. Moi quand j’étais jeune ça faisait partie de toutes les conversations... Le Sida reste une maladie mortelle à plus ou moins long terme. De nos jours, avec la trithérapie, on banalise ce virus, qui ne fait plus du tout partie des conversations des jeunes gens... Ce n’est plus pour mes enfants comme pour les jeunes de maintenant le flip numéro 1... Et c’est d’autant plus dangereux...

 

Il est beaucoup question dans cet ouvrage de transfert, d’amour par procuration : Raphaël est amoureux du proviseur sur lequel il reporte, de manière assez malsaine, tout l’amour dû au paternel qui l’a abandonné. À ce père il écrira, peu avant sa mort, une lettre bouleversante. D’ailleurs cette lettre, j’ai envie de vous demander : c’est vous qui l’avez écrite... ?

 

Là c’est vraiment du roman. Je ne sais plus à quel moment de l’écriture du roman, je me suis dit, et s’il écrivait à son père ? Mais cette lettre, je ne savais pas où la "caser", elle a changé de place plusieurs fois. J’ai finalement pensé que la glisser dans une poche pendant les obsèques serait une idée astucieuse. Une façon de la découvrir sans la décacheter...

 

« Le transfert m’a longtemps permis

 

de me protéger de cette réalité abominable

 

que constitua la mort de mon père. »

 

Et est-ce que ces questions de transfert font écho à des choses que vous avez vécues, à des réflexes que vous avez pu avoir ?

 

Disons que j’ai eu une vie un peu particulière. J’ai perdu mon père lorsque j’avais 9 ans. La seule façon que moi j’ai trouvé de me protéger de cette réalité abominable a été le transfert. Transfert sur des hommes différents, à différents âges. Le premier a duré sept ans. Après, souvent ça s’est porté sur des profs, au lycée, à la fac... C’est l’artifice que j’ai mis en place pour éviter de penser en permanence à l’absence, au deuil, dans ce qu’il a d’ignoble et dégueulasse : mon père était là, il y avait sa présence, sa voix, son rire, et en un quart de seconde plus rien... Ce mécanisme, je pourrais donner des conférences qui dureraient 42 heures dessus !

 

Mille façons d’aimer nous l’avons dit est un livre sur l’amitié, mais aussi sur le deuil. La vie de Raphaël est célébrée, à travers les yeux de Jeanne, et son récit tendre et délicat de leur relation. Mais on sent malgré tout que, si elle a des enfants, auxquels elle a parlé de leur "oncle" Raphaël, trente ans après la blessure de sa disparition reste profonde. Le travail de deuil, c’est quelque chose auquel vous croyez envers et contre tout ? Y compris pour ceux partis bien avant l’âge ?

 

Moi je crois au temps qui passe et aux vertus du temps qui passe. Je trouve qu’accoler le mot "travail" au mot "deuil", ça a quelque chose de scolaire, d’administratif, de professionnel... Le travail c’est une obligation. À tous les âges il y a une injonction au travail. Associer "deuil" et "travail", on est à la limite de l’oxymore... Le deuil c’est une espèce de liquide noir, d’encre qui se répand tout autour de vous. Bien habile sera celui qui saura le circonscrire par la seule force de sa volonté. La notion de "travail de deuil" impliquerait une volonté, comme quand on décide de faire ses devoirs ou d’aller au travail... Pour moi, cette expression toute faite est très galvaudée. Il y a tant de gens qui ne savent pas, qui ne peuvent pas, qui n’ont pas la capacité de... Je suis follement amoureuse d’Anne Sylvestre, il y a cette chanson, Les gens qui doutent, où elle dit : "J’aime les gens qui doutent mais voudraient qu’on leur foute la paix de temps en temps / Et qu’on ne les malmène jamais quand ils promènent leurs automnes au printemps". Elle a magnifiquement résumé le "travail de deuil"...

 

Et est-ce que par rapport à votre expérience personnelle, vous auriez un conseil pour quelqu’un qui peinerait absolument à se défaire d’un deuil ?

 

(Elle hésite) Oui. J’ai trois expériences de deuil. Mon père d’abord. Ma mère ensuite. Puis celui qu’on appellera Raphaël. Il faut surtout éviter les injonctions. Il faut laisser la vie se passer, les choses se faire, et avoir confiance. Ne pas se fixer d’échéances, d’obligations. Mais avoir confiance dans le fait que le temps, à un moment donné, panse les cicatrices, même si elles restent vives sous la peau. Un jour on va se refaire des amis. Rigoler à nouveau. Reprendre plaisir à boire un coup, à danser...

 

On arrivera à vivre avec...

 

Oui, à vivre avec le fait de vivre sans. Ou à vivre avec sans.

 

« La place laissée par mon ami n’est pas libre,

 

il l’occupe toujours... »

 

On se dit, à la lecture du livre, qu’une telle amitié, une relation aussi pure est difficilement remplaçable, y compris par un amour moins platonique. C’est sans doute ce que pense Jeanne. C’est ce que vous, vous avez pensé ?

 

Il n’y a pas un jour où je ne me dis pas qu’il me manque atrocement. Et il n’a jamais été remplacé. Je suis mariée depuis 25 ans avec le même homme, mais j’imagine que, quand on perd son mari, ou sa femme, bref son grand amour, on peut un jour rencontrer quelqu’un et reconstruire autre chose ailleurs. La place laissée par Raphaël, il ne l’a pas laissée libre. Sa place reste occupée, et donc, personne ne peut la prendre. Je me suis fait d’autres amis, après. J’ai des amis proches, des gens que j’aime infiniment. Mais cette amitié-là, inconditionnelle et non remplaçable, c’est vraiment la nôtre.

 

C’est un peu personnel, mais est-ce que vous diriez qu’il était votre âme sœur ?

 

Oui, il était mon âme sœur. Il était mon ami comme on n’en a qu’un dans une vie. On s’engueulait beaucoup. On se raccrochait beaucoup au nez. On se rappelait immédiatement après, à une époque où il n’y avait pas de téléphones portables. Dès que l’un de nous avait un problème ou était dans la peine, l’autre accourait sans poser de questions.

 

Il y a cette séquence émouvante où la mère de Jeanne est très malade et où Raphaël, déjà très diminué, fait l’effort, physiquement éprouvant, de venir épauler son amie... J’ai beaucoup apprécié votre plume, très fine, et où aucun mot ne semble être choisi au hasard. Avez-vous des habitudes, des disciplines d’écriture ?

 

Pas vraiment. J’en ai une, mais qui est un peu bizarre : je ne peux écrire qu’allongée. Je ne peux pas écrire assise à un bureau, parce que j’ai l’impression que l’énergie ne circule pas si je suis contrainte de me tenir droite, bref, contrainte... Quand je suis allongée, je sens que je peux me laisser aller. Sachant, comme vous l’avez remarqué, que mon écriture n’a rien de laissé au hasard. Mais si je n’ai pas d’horaire fixe ou autre, je ne suis pas du tout un écrivain de la nuit. J’écris plutôt entre 14h00 et 22h30.

 

Très bien. On va parler un peu de votre père maintenant. René Goscinny, qui fut un des scénaristes et créateurs les plus fameux de l’après-guerre...

 

Et même de l’avant-Guerre. Pour moi, il a été le plus doué du siècle.

 

Il a été l’un des papas d’Astérix bien sûr mais aussi de Lucky Luke, du Petit Nicolas et de Iznogoud. Quelle place tous ces personnages ô combien emblématiques pour tous les enfants, petits et grands, ont-ils eue dans votre enfance à vous ? Les avez-vous considérés un peu comme des frères de papier, que vous auriez aimé protéger ou dont vous auriez pu être parfois jalouse ?

 

Je suis devenu l’ayant-droit de cette œuvre à 25 ans, quand ma mère est morte. Et j’ai eu dès lors à cœur de les protéger de l’exploitation plus ou moins heureuse qu’on pourrait en faire. J’ai été plutôt une figure protectrice, ni maternelle ni sororale, mais vraiment de l’ordre de la protection éclairée.

 

À partir de 25 ans, mais quel était votre rapport à ces personnages quand vous étiez gosse, ou ado ?

 

Je n’avais pas de rapport avec eux. J’avais lu AstérixLe Petit Nicolas ou Iznogoud, mais c’était tellement violent pour moi de me dire que cet homme, dont j’étais la fille unique, était si drôle, et que ses écrits révélaient tant de sensibilité... Cet homme-là, mon père, je ne l’ai connu que 9 ans. Dans ces neuf années, vous enlevez facilement les quatre premières années, durant lesquelles il n’y a pas de souvenir. Il en reste cinq, et encore... C’est donc à l’époque plutôt un sentiment de colère et de frustration...

 

Vous avez donc un peu fait l’impasse sur ses œuvres dans votre jeunesse...

 

C’était trop douloureux...

 

« Astérix, c’est fondamentalement

 

une histoire de résistance. »

 

Astérix (et Obélix !) ont eu 65 ans l’année dernière. Comment expliquez-vous qu’ils aient autant cartonné, là où tant d’idées pourtant bonnes échouent à rencontrer un public vaste et s’installant dans la durée ? Ils ont parlé aux Français parce qu’ils leurs ressemblaient, et parce que l’air de rien ils parlaient de leur quotidien ?

 

Il y a plein de raisons à cela. Ces raisons, si on arrivait à les identifier, on ne ferait que des best-sellers. C’est une alchimie incroyable, déjà entre Albert Uderzo et mon père. Ils étaient deux amis qui ont créé le symbole d’une amitié, avec ces deux personnages emblématiques. Après, il y a pour moi une raison objective à ce succès, bien que je ne croie pas beaucoup aux raisons objectives, au fait qu’Astérix soit aujourd’hui traduit dans des dizaines de langues et dialectes, alors même que "Nos ancêtres les Gaulois", ça ne parle pas franchement aux Coréens... Astérix, c’est fondamentalement une histoire de résistance. Eux résistent à l’envahisseur romain, mais inconsciemment, ça parle à tout le monde, parce qu’on est tous, de façon intime ou collective, amenés à résister à un moment ou à un autre à quelque chose. C’est une explication à laquelle je crois. Mais très honnêtement expliquer l’alchimie c’est un peu en-dehors de mes compétences.

 

Et c’est aussi vous l’avez suggéré une belle histoire d’amitié universelle...

 

D’un point de vue purement historique, quand mon père crée Astérix avec Uderzo en 1959, il va déculpabiliser les adultes de lire de la bande dessinée, un genre qui était alors exclusivement réservé aux enfants. Les adultes vont se mettre à lire Astérix, parce que c’est intelligent, documenté et très drôle. Ce n’est plus simplement dédié aux enfants.

 

Il y a plusieurs niveaux de lecture dans Astérix...

 

Bien sûr. Quand on est petit, on peut s’amuser à la lecture de l’aventure. Quand on grandit, on a plaisir à repérer un calembour ! Moi il m’arrive encore d’en découvrir certains que je n’avais encore pas vus !

 

On en retrouve pas mal dans Iznogoud aussi. J’ai envie d’en parler, parce que c’est aussi une BD que j’aime beaucoup. Mais personne ne parle jamais d’Iznogoud, ce que je trouve dommage...

 

C’est vrai. Pourtant le personnage est très connu. Vouloir "être calife à la place du calife", c’est presque rentré dans le langage public.

 

Comment expliquez-vous que Iznogoud soit malgré cela moins présent dans l’inconscient collectif ?

 

Iznogoud est d’abord et avant tout un héros négatif. Il est exclusivement méchant. Il est difficile pour le lecteur de vraiment s’identifier à un personnage animé de très mauvaises intentions. C’est une des raisons je pense. Après, il y a encore une fois une histoire d’alchimie.

 

Il y avait dans les Iznogoud des trésors d’imagination pour les différents stratagèmes pour réussir à se débarrasser du calife...

 

Les stratagèmes, les calembours... On sent que mon père s’était vraiment éclaté en écrivant les Iznogoud.

 

Comment faites-vous justement pour convoquer, si je puis dire, l’esprit de René Goscinny lorsqu’il s’agit d’accepter ou non telle ou telle idée inspirée des œuvres de votre père ? D’ailleurs comment le définiriez-vous, l’esprit Goscinny ?

 

Déjà, il y a une chose que j’ai mise en place, lorsque je me suis trouvée être l’ayant-droit de cette œuvre. Quand on me demande si mon père aimerait ou apprécierait telle ou telle chose, je réponds que mon père ne peut plus aimer, penser, parler ou voir. Aujourd’hui, c’est moi qui pense, et c’est moi qui vois.

 

« J’ai de l’œuvre de mon père l’oreille absolue. »

 

Donc maintenant l’esprit Goscinny, c’est vous.

 

Oui... Je suis née avec cette encre dans les veines. On partage cet ADN, et moi j’ai de son œuvre l’oreille absolue. Conserver l’esprit d’une œuvre comme celle-ci, c’est un travail de chaque instant, c’est très difficile. Il faut se poser les bonnes questions et être capable de mettre toute son énergie dans une œuvre qui n’est pas la sienne, sans pour autant se l’approprier. C’est un travail d’équilibriste.

 

S’agissant d’Astérix, y a-t-il pour les nouveaux projets des discussions régulières entre vous et l’ayant-droit d’Albert Uderzo ?

 

Oui, c’est plus que des discussions... Quand un nouveau projet nous est soumis, on s’appelle, on en parle, on voit si on est d’accord ou pas... Si nous ne sommes pas d’accord, on en débat, on en parle. C’est une relation presque quotidienne lorsqu’il y a un projet sur le feu.

 

Il faut forcément qu’il y ait consensus ?

 

Oui, bien sûr.

 

« Le Petit Nicolas me fait un peu

 

rencontrer l’enfant que mon père était. »

 

Si vous pouviez, l’espace d’un instant, dans une hypothèse un peu délirante, vous retrouver à arpenter un des univers imaginés par René Goscinny, quel personnage aimeriez-vous rencontrer ?

 

Peut-être Le Petit Nicolas. Parce que dans cette œuvre-là mon père racontait un peu son enfance. Donc je me dis que rencontrer le Petit Nicolas reviendrait un peu à rencontrer mon père enfant...

 

>>> Souvenir (culte) <<<

 

Quelles œuvres moins connues de René Goscinny vous tenant particulièrement à cœur aimeriez-vous nous inciter à découvrir ?

 

Je dois dire que j’aime beaucoup son œuvre cinématographique. Il a créé avec Albert Uderzo un studio de dessins animés qui s’appelait les Studios Idéfix. Ont été réalisés La Ballade des Dalton, Daisy Town, Les Douze Travaux d’Astérix... Je crois que si mon père avait vécu il aurait eu plaisir à continuer cette aventure. Il avait aussi écrit et coréalisé avec Pierre Tchernia Le Viager, et écrit le synopsis d’un film très drôle qui s’appelait Les Gaspards. Il était un fou de cinéma, de dialogues de cinéma, des scénarios, de la production... Pour moi son œuvre méconnue c’est vraiment l’œuvre cinématographique.

 

D’ailleurs à propos des animés, je trouve que ce qu’a fait Alexandre Astier est intéressant par rapport à Astérix...

 

Oui, ce qu’a fait Astier est remarquable.

 

Vos projets et surtout vos envies pour la suite ? Vos projets à vous, et tous ceux au titre de la suite des aventures des enfants de Goscinny ?

 

Je dois vous dire que j’attends avec impatience la série sur Netflix portée, réalisée et écrite par Alain Chabat autour de l’album d’Astérix, Le Combat des chefs. 5 épisodes en animation, je crois que ça sort fin avril. En ce qui me concerne, je sors le volume 10 des aventures de mon héroïne Lucrèce, la suite d’une série faite à la manière du Petit Nicolas que j’ai cocréée avec la dessinatrice Catel en 2018 chez Gallimard Jeunesse. Ce sera pour septembre prochain. Et j’espère, un nouveau roman en 2026.

 

« Écrire de la BD ? J’aurais

 

un énorme blocage. Mais aussi,

 

une intense curiosité. »

 

Et si on vous entraînait un jour dans une aventure où vous seriez scénariste de BD, c’est quelque chose qui vous amuserait, ou bien auriez-vous un petit blocage supplémentaire ?

 

J’aurais un énorme blocage. Mais aussi, une intense curiosité. J’ai beaucoup de propositions. Mais si un jour, une d’elles me fait particulièrement plaisir, pourquoi pas. Si c’est dicté par l’unique plaisir.

 

Mais par exemple vous vous interdiriez de scénariser un nouvel Astérix ?

 

Oui, complètement. Ce n’est vraiment pas d’actualité ! Ce serait très compliqué !

 

Que puis-je vous souhaiter, pour 2025 et pour la suite ?

 

Beaucoup d’inspiration. Je suis véritablement très heureuse quand j’écris, et quand je trouve le mot juste.

 

Le mot juste vous l’avez trouvé avec ce roman qui mérite vraiment, à mon sens, de trouver son public...

 

Je l’espère de tout cœur. Qu’il rencontre son public. Qu’on me dise que cette intimité-là a touché une espèce d’universalité. Que j’ai fait un vrai roman sur l’amitié qu’on s’offrirait entre amis.

 

Et si quelqu’un vous proposerait de l’adapter à l’écran, vous y seriez ouverte ?

 

Je crois qu’à peu près rien ne pourrait me faire plus plaisir... Pour l’instant aucun de mes romans n’a été adapté mais sait-on jamais, ça peut changer.

 

Je vous le souhaite en tout cas !

 

Copyright : Jean-Philippe Baltel.

 

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