Nicole Bacharan : « Donald Trump représente bien la tentation illibérale aux États-Unis »
Lors de notre précédente interview pour Paroles d’Actu réalisée en février 2024, alors que l’année électorale s’ouvrait outre-Atlantique, l’historienne et politologue Nicole Bacharan me confia ceci : « Le plus grand défi [pour le prochain président des États-Unis] sera peut-être de maintenir l’unité nationale, de convaincre ses concitoyens qu’ils font partie du même pays, et peuvent continuer à vivre ensemble. » Un an après nous connaissons la suite - pas la fin - du film : le retrait en catastrophe de la candidature Biden au profit de la vice-présidente Kamala Harris, la dynamique de l’été au profit de la démocrate puis, surprise de novembre, la énième pour lui, une victoire nette, collège électoral ET vote populaire, de Donald Trump qui se paya le luxe, dans un des comebacks les plus retentissants de l’histoire, de remporter sans contestation possible l’ensemble des swing states en jeu.
Lorsqu’on assista, le 20 janvier, au discours d’investiture du président Trump, mais surtout le même jour à la causerie revancharde offerte à ses fans, il fut évident pour tous que l’heure était plutôt aux règlements de comptes qu’à la réconciliation nationale. Ainsi, alors que le mandat du 47è président des États-Unis n’est vieux que de deux semaines, peut-on déjà tirer une première lecture de long terme de ce moment particulier de l’histoire américaine ? Vous l’aurez compris, pour ce nouvel entretien, c’est autant à la politologue qu’à l’historienne, récemment co-autrice, avec Dominique Simonnet, d’une version augmentée des Secrets de la Maison Blanche (Perrin), ouvrage fort instructif, que j’ai voulu m’adresser. Un regard sur l’Histoire, qui s’écrit peut-être en direct. Merci à Nicole Bacharan pour le temps qu’elle a bien voulu m’accorder. Exclu, Paroles d’Actu, par Nicolas Roche.
EXCLU - PAROLES D’ACTU (novembre '24 à février '25)
Nicole Bacharan : « Donald Trump
représente bien la tentation
illibérale aux États-Unis. »
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Illustration : capture d’écran, investiture D. Trump, 2025.
Nicole Bacharan bonjour. La nouvelle élection de Donald Trump a été beaucoup plus nette qu’attendu, alors même que chacun avait en tête les événements de janvier 2021. Le phénomène Trump sera-t-il à votre avis une étrange parenthèse dans l’histoire des États-Unis, ou bien y a-t-il véritablement une mutation de l’électorat républicain, et comme une forme de lassitude des Américains pour la démocratie telle qu’elle a été exercée jusqu’à présent, peut-être une "tentation illibérale" ?
Force est de constater que dans notre histoire contemporaine, la parenthèse était la présidence de Joe Biden, qui n’était qu’un répit entre deux mandats Trump. La vague populiste est bien là, elle est forte, mondiale, et elle va durer. Certes, la victoire de Donald Trump n’est pas un raz de marée, mais elle est nette, indiscutable, et il a été porté au pouvoir par des électeurs qui savaient qui il était, qui l’avaient vu à l’œuvre, et en toute connaissance de cause, ont souhaité le réinstaller à la Maison Blanche. Certes, on pourrait aussi énoncer bien des éléments qui ont poussé les électeurs qui n’étaient pas particulièrement “MAGA” ni fanatiques de Trump, à se détourner des démocrates : l’inflation et la vie chère, alors que le premier mandat Trump, dans les années avant la pandémie, avait connu une inflation au plancher ; l’âge de Joe Biden qui le rendait inapte à un second mandat, et son retrait trop tardif, qui a frustré les électeurs d’une période de primaires où les candidats démocrates auraient pu se faire connaitre, exposer leurs différences et leurs programmes, et peut-être faire émerger une personnalité plus convaincante que Kamala Harris ; les excès de ce qu’il est convenu d’appeler le “wokisme” parmi les élites démocrates, non seulement dans le parti, mais aussi dans la presse, l’université, les médias, l’édition, avec ces analyses destinées à tronçonner la société en niches de plus en plus fines selon les origines ethniques, les genres, les orientations sexuelles, apparaissent très loin des préoccupations d’une immense majorité d’électeurs… Mais le résultat est là : a été porté à la Maison Blanche un homme qui a toujours refusé de reconnaître sa défaite en 2020, qui a fomenté une émeute pour tenter de se maintenir au pouvoir, qui, à force d’avocats et de manœuvres judiciaires a réussi à échapper – et pour toujours – à toute condamnation. Le parti républicain, bon gré, malgré, s’est soumis, tandis que nombre d’élus plus traditionnels renonçaient à la politique. Le parti de Reagan a disparu, le vieux GOP est devenu le parti de Trump, et cela va durer. La lassitude face à une démocratie souvent inefficace est bien là, avec le désir de bousculer le monde politique. Oui, Trump représente bien la tentation illibérale.
L’historienne que vous êtes pressent-elle, au vu des premiers éléments que l’on a de l’administration Trump, et au regard de la longue épopée américaine, que quelque chose de réellement unique, something completely different, va se jouer au cours du nouveau mandat ? Va-t-on vivre un réel tournant s’agissant du rôle de l’Amérique dans le monde tel qu’elle-même le conçoit depuis 80 ans ?
Je crois que nous sommes en train d’assister, en effet, à something completely different. J’en veux pour preuve cette hallucinante cérémonie d’investiture, dans la Rotonde de Capitole, qui, le 6 janvier 2021, avait été saccagée, désacralisée par des émeutiers envoyés par Trump. Le nouveau président a ainsi prêté serment sur la Bible, s’engageant à défendre la Constitution, qu’il avait violé en 2021, et tente à nouveau de violer à travers ses premiers décrets, comme celui sur l’abolition du droit du sol, en contradiction directe avec le 14ème amendement. Il a gracié quelque 1500 émeutiers qui avaient attaqué des policiers.
Depuis 1945, les États-Unis étaient les garants de l’ordre mondial tel qu’ils avaient tant contribué à le mettre en place. Aujourd’hui, cet ordre est attaqué de toutes parts, par la Russie, par la Chine, par le “Sud global”… Mais, et c’est une première, cet ordre est maintenant attaqué par le président des États-Unis, qui remet en cause les frontières intangibles et la souveraineté des États. C’est une recette pour le chaos.
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Les Secrets de la Maison Blanche (Perrin, octobre 2024)
Considérant la personnalité de Donald Trump tel qu’on le connaît, on imagine mal le cas de figure où il aurait été à la Maison Blanche en octobre 1962, en pleine crise des missiles soviétiques à Cuba... Mais est-ce que vous lui reconnaissez malgré tout des atouts qui peuvent in fine être utiles à son pays ?
Donald Trump, toujours en colère, toujours prêt à l’affrontement, à la provocation, paradoxalement, n’aime pas la guerre, et surtout pas la guerre nucléaire. Je suis persuadée que non, il n’aurait pas “appuyé sur le bouton”… Aussi, aujourd’hui, s’il parvient à imposer un certain apaisement dans les zones les plus “chaudes” de notre globe, je le reconnaîtrai et m’en féliciterai.
Si vous pouviez, les yeux dans les yeux, poser une question à Donald Trump, quelle serait-elle ?
Tristement, je dois admettre que je n’en aurais aucune. Je n’ai rien à lui dire, ni à lui demander. Ne vous méprenez pas : je ne conteste nullement son élection, ni la nécessité de réformer l’État, et particulièrement de revoir et contrôler les gaspillages d’argent public qui existent bien. Mais cet homme – il l’a si amplement démontré – n’a aucune parole, aucune structure morale, aucune empathie. Il ment à tout propos. Il est en rage, en guerre contre tout et tout le monde. Il entraîne le monde dans sa colère.
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