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Paroles d'Actu
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14 mai 2025

« On ne peut vivre sans le souvenir et les leçons du passé » par Pierre-Yves Le Borgn'

80 ans après la fin de la Seconde Guerre mondiale en Europe, que reste-t-il de ce souvenir, de cette mémoire ? La plupart des témoins de ces années terribles ont disparu depuis longtemps, et ceux qui sont assez vieux pour les avoir connues ne tarderont malheureusement plus beaucoup à les rejoindre. Nous jouissons tous, le 8 mai, d’un jour férié bien apprécié, qui accolé à des récup’ donne droit à un "pont" sympathique. Mais combien, parmi nous, ont ne serait-ce qu’une pensée pour les origines, le sens de cette journée, et pour le sacrifice de celles et ceux qui se sont battus pour leur liberté, et donc pour la nôtre ? Dans combien de familles l’histoire des anciens est-elle réellement transmise, et donc portée par les nouvelles générations ? Pour tant de foyers, où la pudeur, la mauvaise conscience ou les drames de la vie ont empêché la transmission de la mémoire, cette histoire est simplement quelque chose de lointain, qui ne concerne plus vraiment ceux d’aujourd’hui... même avec de la bonne volonté.

 

J’ai souhaité, à l’occasion de cette commémoration de la fin de la guerre, inviter l’ancien député Pierre-Yves Le Borgn’, qui a de la réconciliation franco-allemande et de la construction européenne un rapport épidermique, à se prêter avec moi au jeu des questions/réponses. Une évocation intime, mais aussi un regard éclairé sur un temps de grands bouleversements. 1945 vit la défaite des fascismes et la gloire du communisme soviétique, le début de la Pax Americana et d’une vraie coopération entre des nations européennes à bout de souffle. 80 ans après, il semblerait qu’on soit à l’aube d’un chapitre nouveau, et ce n’est pas forcément rassurant... Merci à Pierre-Yves Le Borgn’, pour ce moment de partage, et pour son message qui résonne et doit résonner, en 2025. Exclu, Paroles d’Actu. Par Nicolas Roche.

 

Monument aux morts sur l’Île du Souvenir à la Tête d’Or, Lyon, le 8 mai 2025.

Photo : Nicolas Roche.

 

EXCLU - PAROLES D’ACTU

« On ne peut vivre sans le souvenir

et les leçons du passé »

par Pierre-Yves Le Borgn’, le 13 mai 2025

 

Le 8 mai dernier ont été célébrés les 80 ans de la fin – en Europe – de la Seconde Guerre mondiale. Comment as-tu vécu ce moment ?

 

Le 8 mai n’est pas un jour férié en Belgique, où je vis. J’ai travaillé ce jour-là, mais j’avais l’esprit largement ailleurs et auprès des miens. Je suis le fils d’une pupille de la Nation. Ma maman avait un an lorsque son père est mort en mai 1940 lors de la percée de l’armée nazie à travers la Belgique et en direction de la France. Jean-Yvon Gloaguen, mon grand-père, avait 27 ans. Il était à la tête d’un petit groupe de soldats, issus pour l’essentiel de Bretagne et cheminots comme lui. Ils sont morts sous la mitraille de l’aviation ennemie dans le premier village belge après la frontière française. C’est là qu’ils ont été inhumés. Leurs dépouilles ont été ramenées dans leurs villages bretons une dizaine d’années après. Mon grand-père repose aujourd’hui dans le cimetière de Tréméoc, dans le sud du Finistère, auprès de ses parents et de son frère.

 

Ce souvenir est douloureux et intime. Je possède une photographie de mes grands-parents et de leurs deux enfants prise au printemps 1939, quelques semaines avant la mobilisation. Mon grand-père tient par la main son fils, qui n’avait pas encore deux ans. Ma grand-mère porte dans ses bras ma maman, qui avait 3 ou 4 mois. C’est la photo d’un bonheur qu’ils ne savaient pas éphémère. C’est leur dernière photo. Je ne peux la regarder sans éprouver la même émotion, celle qui prend aux tripes tant je ressens l’injustice d’une vie fauchée, comme celles de bien d’autres soldats de la Guerre de 1939-1945. Mon grand-père avait la vie devant lui. Toute mon enfance, je suis allé fleurir sa tombe les jours de Toussaint et la plaque « Mort pour la France » me bouleversait, comme la mention de son nom au monument aux morts.

 

Le grand-père de Pierre-Yves Le Borgn, Jean-Yvon Gloaguen, tombé

au champ d’honneur en mai 1940 à l’âge de 27 ans. Ici entouré de sa famille...

 

Le 8 mai, c’est auprès de lui qu’étaient mes pensées, et aussi auprès de ma maman et de ma grand-mère, dont j’ai tant appris. Veuve de guerre à 25 ans, elle a traversé ces années terribles avec ses deux jeunes enfants, sans savoir de quoi demain serait fait. Je n’ai jamais osé l’interroger sur le souvenir de ces années-là. J’en ai aujourd’hui le regret. J’aimais profondément ma grand-mère et j’avais crainte de la peiner. Le 8 mai, j’ai pensé aussi à mon autre grand-père, Jean Le Borgn’, prisonnier de guerre durant 5 ans à Lüneburg. Et à mes oncles Yves Gourmelon et Henri Le Borgn’, tombés pour leur action de résistants, le premier torturé à mort par la Gestapo à Brest en 1943, le second fusillé sur un quai de Bourg-en-Bresse en 1944. À leur souvenir, je veux aussi associer celui d’un autre oncle, Joseph Quintin, victime civile, fusillé avec 14 autres hommes par l’armée nazie en déroute dans son village de Quimerc’h en août 1944.

 

Comment cette dimension familiale tragique a-t-elle forgé le regard que tu portes sur la Seconde Guerre mondiale et sur le monde d’après ?

 

La première chose que j’ai apprise, c’est que la paix était le bien le plus précieux. Dans ma famille, on parlait des faits de guerre, de dates et de souvenirs parfois très précis, mais jamais ou très rarement des souffrances. Certainement par pudeur et parce qu’il y avait par-dessus tout un ardent désir de paix. Je n’ai pas été élevé dans un quelconque bellicisme à l’égard de l’Allemagne, bien au contraire même. Ma maman a appris l’allemand en première langue étrangère au lycée et j’en ai fait de même. Mes parents m’ont encouragé à connaître l’Allemagne, à l’aimer, comme un acte de foi en l’avenir de l’Europe et en la capacité de dépasser les atavismes qui avaient conduit à 3 terribles conflits en 70 ans. Ils m’ont appris ce qui nous était arrivé, comme famille et comme pays, dans l’espoir que ma génération ne connaisse pas ces drames et, mieux, qu’elle contribue à les écarter par la construction d’une Europe unie qui rende la guerre impossible.

 

À l’évidence, ce message est passé. L’idéal européen a façonné l’homme que je suis devenu. Au Collège d’Europe, j’ai appris ce que la construction de la paix par le droit voulait dire et combien elle était précieuse. Ces convictions sont devenues l’épine dorsale de ma vie de citoyen et bientôt d’élu. Elles m’ont amené à l’engagement politique, à la conquête d’un siège de député, à un engagement public à travers toute l’Europe et à une candidature au mandat de Commissaire aux droits de l’homme du Conseil de l’Europe. Je suis convaincu que c’est par le partage de souveraineté, dans une logique fédérale, et par l’attention à la défense de l’Etat de droit, des libertés et de la démocratie que l’on protège le mieux la paix. L’Europe est notre bien le plus précieux. Peuples autrefois ennemis, nous y puisons nos racines judéo-chrétiennes communes et l’héritage des Lumières. Ces racines et cet héritage me sont précieux.

 

Ce monde d’après n’est-il pas aujourd’hui contesté jusque dans ses fondements par le retour des crispations, des nationalismes, en Europe et au-delà ?

 

Si, et c’est pour cela que la célébration des 80 ans de la fin de la Seconde Guerre mondiale était particulière, au-delà du chiffre rond. Les derniers témoins disparaissent. Tous les Compagnons de la Résistance sont partis. Et il ne reste qu’une poignée de survivants de l’horreur de la Shoah dont l’expression et la lucidité ne cessent de m’émouvoir. Nous serons bientôt les témoins de ces témoins. Il nous faudra accomplir cette tâche dignement, se garder de reléguer au rang d’un chapitre de livre ce qui reste le pire de l’histoire de l’humanité. Il faudra continuer à raconter, certes différemment, à partager les lieux de mémoire, les livres et les films. Rien n’est pire que la réécriture de l’histoire, la relativisation des souffrances, la négation des faits. Le retour de l’antisémitisme me révolte et son instrumentalisation aussi. La propension à opposer les souffrances et les époques me choque. On ne peut vivre sans le souvenir et les leçons du passé.

 

Je te disais mon attachement à l’Etat de droit et à l’Europe. La montée des extrémismes, le soutien actif de Poutine à la déstabilisation de nos démocraties, le mépris souverain de Trump pour l’histoire et les valeurs européennes soulignent la crise profonde que traversent nos pays. Je ne peux me résoudre à ce que l’on brade la démocratie, les droits et libertés garantis par des Constitutions souvent adoptées aux lendemains de la Seconde Guerre Mondiale. Se souvenir des enseignements de la Seconde Guerre Mondiale, c’est lutter pour la pérennité de ce cadre démocratique et contre les extrémismes, à droite et à gauche, qui ont en commun de vouloir substituer l’autoritarisme à l’humanisme. C’est aussi intégrer dans ce combat progressiste les défis nouveaux de notre époque : la défense de la planète, la décarbonation de nos économies, la protection de l’humain face aux nouvelles technologies.

 

La dureté de la période requiert de tenir bon face à la vague, d’argumenter, de convaincre. Il faut entendre lucidement les souffrances, les colères et les désillusions qui alimentent le vote pour les extrêmes. N’oublions pas la montée des périls avant la Seconde Guerre Mondiale. Cette leçon-là aussi doit rester. Il faut se garder de la tentation du déni, d’un regard moralisateur. Nos sociétés vont mal. Or, la démocratie est un destin partagé. Elle n’est pas le triomphe d’une majorité sur une minorité, elle ne peut conduire à ignorer ou à humilier. Les politiques menées après la Seconde Guerre mondiale furent des politiques d’émancipation, de progrès pour tous. Pour nous, Français, ce fut la création de la Sécurité sociale. Ce souci de protection et de lutte contre les inégalités de destin doit retrouver sa place centrale dans l’action publique. Des millions de gens attendent que l’on s’occupe d’eux. La haine et la violence ne peuvent être les réponses.

 

Parles-tu à tes enfants de la Seconde Guerre mondiale ?

 

Oui, je le fais. Ils connaissent l’histoire de leur famille. Nous sommes allés à Omaha Beach et à Sainte-Mère-Eglise. Nous étions à la Maison des Enfants d’Izieu en février. Mon fils Marcos était venu avec moi à Mauthausen durant mes années de député. Nous sommes allés sur les champs de bataille de la Première Guerre mondiale aussi. Je me sens un devoir de transmission à leur égard. Je veux qu’ils comprennent d’où ils viennent, quelle est leur histoire. Ils sont également espagnols. La famille de mon épouse a été marquée par la Guerre civile, des deux côtés. Ils le savent. Connaître ces éléments du passé, le tumulte du destin, c’est pour chacun d’entre eux construire sa sensibilité et sa citoyenneté. Désormais qu’ils marchent vers l’adolescence, je partage avec eux ces convictions héritées des miens. Je les encourage à raconter à leur tour. C’est un leg immatériel qu’ils porteront, j’en suis certain, dans les temps d’après.

 

 

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