« Quand les chaînes d'info sapent l'information et la démocratie », par Olivier Da Lage
Le 1er juin 1980, il y a presque 45 ans, Ted Turner fondait CNN, la première chaîne d’info 24/24, qui connaîtrait son heure de gloire (ou en tout cas de notoriété mondiale) avec sa couverture extensive de la guerre du Golfe, en 1990-91. La "révolution CNN" a contribué à bouleverser la manière dont l’actualité est traitée à la télévision : longtemps, celle-ci avait eu, hors magazines et évènements spéciaux, ses créneaux bien délimités sur les écrans (en France on avait la "grand messe du 20 heures", concept désormais bien désuet). Depuis, les chaînes info ont fleuri, ici comme ailleurs, avec forcément des enjeux de rentabilité, de compétition, mais aussi de ligne éditoriale et d’influence plus ou moins assumées...
20 ans après l’installation dans les foyers français, via leur inclusion à la TNT gratuite, de BFMTV et de iTélé (future CNews), quel regard porter sur le fonctionnement et sur l’impact des chaînes info ? Cette question, j’ai voulu la poser à Olivier Da Lage, ancien journaliste de RFI qui a souvent répondu aux sollicitations de Paroles d’Actu, sur les questions relatives à l’Inde ou à la péninsule arabique, ses grands sujets d’expertise. Qu’il soit ici remercié pour ce texte qui je l’espère sera lu. Parce qu’à l’heure des réseaux sociaux triomphants, les spectateurs sont aussi des acteurs qui dans un monde parfait, devraient à tous égards garder actif leur esprit critique. Exclu, Paroles d’Actu. Par Nicolas Roche.
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La guerre du Golfe via CNN, version 1.0 de l’info en continu. Illustration : capture d’écran.
EXCLU - PAROLES D’ACTU
« Quand les chaînes d’info sapent
l’information et la démocratie »
par Olivier Da Lage, le 2 mai 2025
En 1980, à Atlanta, Ted Turner et Reese Schonfeld fondent une chaîne de télévision par câble consacrée à l’information. Ils la baptisent tout simplement Cable News Network. Elle s’illustre en diffusant en direct l’accident de la navette spatiale Challenger. Cet épisode révolutionne la couverture de l’information. Désormais, la priorité est donnée au direct et non plus au résumé de l’actualité du jour dans des journaux télévisés de fin de journée. CNN s’est fait un nom, et des imitateurs.
Dès 1985, en créant CNN International, Ted Turner ne se limite plus au câble et aux États-Unis et, grâce au satellite, élargit son audience au reste du monde. Cette position alors unique lui donne un quasi-monopole pour rendre compte en temps réel de la chute du mur de Berlin en 1989 et, l’année suivante des conséquences de l’invasion du Koweït par l’Irak, notamment la guerre du Golfe couverte non seulement de Washington, mais avec deux reporters commentant les bombardements en direct de Bagdad. Selon la prédiction de Marshall McLuhan, le monde est véritablement devenu un village et CNN y est pour beaucoup.
La faute du CSA
Sous son influence, dans les médias audiovisuels d’une grande partie du monde, la priorité au direct est devenue un mantra. Aux États-Unis même, mais aussi dans le monde arabe (Aljazeera, notamment) et ailleurs, des concurrents s’engouffrent dans la brèche ouverte par Ted Turner. En France, c’est LCI (La Chaîne Info), lancée en 1994 par le groupe TF1. Priorité est donnée aux reportages et à l’approfondissement des sujets. Contrairement aux chaînes généralistes, LCI a du temps d’antenne à revendre pour les spécialistes, souvent inconnus, mais très compétents, qui viennent pour la première fois décrypter leur domaine d’expertise à la télévision. BFM et iTélé s’y mettent à leur tour. Mais ces trois chaînes d’information, en compétition pour le scoop et l’audience le sont aussi pour la publicité. Or, le marché publicitaire français n’est pas extensible. La coexistence des trois chaînes chassant sur le même terrain compromet leur viabilité.
C’est là qu’intervient le CSA (Conseil supérieur de l’audiovisuel) qui, au moment de l’ouverture des fréquences de la TNT gratuite, conditionne en 2014 le renouvellement de l’autorisation de LCI, jusque-là une chaîne payante, à son abandon du format tout info. Le groupe TF1 s’exécute et donne désormais la priorité aux débats délaissant les reportages qui sont au contraire la marque de fabrique d’iTélé et de BFM. Cela fait l’affaire du groupe TF1 : LCI connaissait alors des difficultés financières. La nouvelle formule lui permet à moindre coût de se maintenir.
Chacun se surveillant et se copiant, sans renoncer aux reportages, BFM et iTélé alimentent également leur temps d’antenne en invitant des experts et en organisant des débats, ce qui allège leurs dépenses. Lorsque le groupe Bolloré rachète Canal+ et les chaînes associées, dont iTélé, la purge de l’équipe rédactionnelle de cette dernière se traduit par un renouvellement presque total des équipes œuvrant au sein de la chaîne, rebaptisée CNews, comme le journal gratuit qu’éditait jusqu’alors Bolloré. Désormais, il n’y a presque plus de reportages sur cette chaîne consacré à des tables rondes autour d’animateurs-maison. Parallèlement, le contenu diffusé est de plus en plus marqué à droite, et bientôt à l’extrême-droite, notamment autour de la personnalité d’Éric Zemmour, futur fondateur de Reconquête et candidat à la présidentielle. Le rachat d’iTélé par Bolloré et la brutale réorganisation de la rédaction s’était traduite par une chute d’audience, mais progressivement, le choix de sujets polémiques et la culture du « clash » entretenue par les dirigeants de CNews commencent à payer. Ce regain d’audience n’échappe ni à BFM, ni à LCI qui, à leur tour, commencent à délaisser l’explication pour privilégier l’éditorial, ne reculant pas devant les polémiques, quand ces dernières ne sont pas expressément recherchées. L’islam, l’immigration, la criminalité s’avèrent porteurs d’audience, soit !
Le format « tout-débat », qui a pris la suite du format « tout-info » est en effet infiniment plus économique que les reportages de terrain. Les invités, experts ou responsables politiques, ne se font pas prier pour venir partager leur savoir et leurs opinions gratuitement. Et lorsque l’actualité le requiert (Covid-19, guerre en Ukraine, etc.), les chaînes s’attachent pour quelques mois l’exclusivité de certains de ces intervenants, devenus « consultants », contre rémunération.
L’invasion des « toutologues »
Avec les experts, cela avait plutôt bien commencé. Les journaux télévisés n’avaient pas l’espace nécessaire dans le temps contraint qui leur était imparti. Au contraire, les chaînes d’info continue ont de nombreuses plages horaires à mettre à leur disposition et font très largement appel au savoir de spécialistes dans les domaines les plus variés qu’impose l’actualité. Les responsables éditoriaux des différentes chaînes surveillent chez les concurrentes quels sont les « bons clients », autrement dit les intervenants qui sont facilement disponibles pour intervenir si on les appelle et qui s’expriment bien à l’antenne.
Jusque-là, tout va bien. Le problème est que l’on a commencé à demander aux spécialistes d’un sujet sur lequel ils sont incontestablement qualifiés leur avis sur des questions ne relevant pas de leur compétence. Certains ont, par rigueur intellectuelle, refusé de s’engager sur ce terrain. La vérité oblige à dire que beaucoup n’ont pas eu ces scrupules et, flattés que l’on demande leur opinion, se sont empressés de la donner. Pour peu qu’ils s’expriment bien et ne disent pas trop de bêtises, cela convenait aux rédactions. Le pli était pris, pour le meilleur (rarement) mais surtout pour le pire. Et l’on a vu ces experts, mus par un ego mal placé, sortir de leur domaine d’expertise avec gourmandise sans que cela leur pose le moindre problème et des présentateurs et responsables de rédaction renier sans vergogne leur déontologie professionnelle, parce que c’était pratique et que « tout le monde fait ça », ce qui malheureusement est de moins en moins faux.
Entre la fierté de passer à la télé, l’orgueil d’être interrogé sur tous les sujets, et pour un certain nombre d’entre eux, la satisfaction d’être rémunérés pour cela, on a vu émerger une caste, non plus d’experts, mais de « toutologues », comme nombre de journalistes qualifient avec mépris ces intervenants qui ont un avis sur tout, incapables de prononcer les mots « je ne sais pas ». Pour ces médecins, généraux à la retraite, universitaires, anciens journalistes, le piège s’est refermé : comment, après y avoir goûté, renoncer à ces avantages ? Ils sont aspirés par le système comme un estivant imprudent par des baïnes. On a vu certains « experts » se lamenter publiquement qu’ils n’étaient plus appelés sur la chaîne où ils avaient précédemment leur rond de serviette.
Le couple toxique chaînes d’info-réseaux sociaux
Une autre caste d’intervenants, complémentaire de la précédente, s’est dernièrement imposée sur les plateaux télévisés des chaînes d’info : de jeunes éditorialistes, réactionnaires pour la plupart, à qui l’on offre une exposition aux meilleurs heures d’écoute pour vendre à la fois leurs idées et leur journal. Réactionnaires, car on ne voit guère l’équivalent dans les autres secteurs de la vie politique et intellectuelle. Le poids du groupe médiatique de Vincent Bolloré, qui regroupe désormais non seulement CNews mais aussi Paris-Match et Europe 1, influence considérablement ses rivaux de LCI et BFM. Dans une large mesure, ces trois chaînes partagent une partie des invités, et des thèmes dont le « la » est souvent donné, à l’origine, par les médias bolloréens à partir du triptyque déjà mentionné islam-immigration-criminalité.
Au fil du temps, un couple toxique, mais redoutablement efficace, s’est noué entre les chaînes d’info et les réseaux sociaux : Tik-Tok, Facebook, mais surtout X (ex-Twitter), en particulier depuis le rachat de Twitter par Elon Musk. Un sujet clivant est abordé en matinale, un extrait de quelques dizaines de secondes est diffusé sur les réseaux sociaux, suscitant une amplification de la polémique initiale, et à son tour, ce « clash » sur les réseaux sociaux devient un sujet à part entière traité par les intervenants présents sur les plateaux du média qui en est à l’origine. La boucle est bouclée. Jamais auparavant les bulles médiatiques, déclenchées de façon délibéré par le choix de quelques-uns, n’ont été aussi perverses, s’entretenant largement par auto-allumage.
Cet engrenage pernicieux n’était peut-être pas inévitable, mais qu’importe, il s’est produit et c’est son résultat, peut-être pas encore définitif, qui s’impose à nous aujourd’hui.
Lorsque les chaînes d’information ont fait leur apparition, j’en ai été un chaud partisan. J’ai passé des jours et des nuits devant CNN à suivre les événements en Irak et ailleurs en 1990-1991 et par la suite. Lorsque LCI a été créée, je l’ai accompagnée, en tant que téléspectateur, pendant de nombreuses années. D’abord et pendant longtemps avec beaucoup d’intérêt et, depuis quelques années, avec un désenchantement constant. Il m’arrive de faire des incursions sur BFM et même sur CNews. En ce dernier cas, je ne suis jamais déçu car je n’en attends rien, mais je suis quand même parfois surpris par l’intensité des obsessions autour de l’islam et de l’immigration qui, à des degrés divers, ont également contaminé les autres chaînes.
Certains intervenants sont intéressants, mais les débats sont pratiquement inexistants. Par confort – ou paresse – intellectuelle, on met face-à-face, ou plutôt côte à côte, des intervenants qui sont presque d’accord sur tout et, plus important encore, on s’abstient soigneusement de les mettre en présence d’un expert qui serait d’un avis divergent. Lorsque, par extraordinaire, cela arrive, soit il s’agit d’un traquenard auquel prennent part tous les autres (CNews s’en est fait une spécialité), soit il s’agit d’une malencontreuse initiative de l’assistant qui cherche à renouveler le carnet d’adresse des invités et l’on peut être sûr que l’intrus ne sera plus jamais appelé.
De tout cela, il ne résulte que pauvreté en information : lorsque l’exercice se limite à entretenir des polémiques et organiser les commentaires sur ces dernières, il devient difficile de parler même d’information et à plus forte raison de journalisme. Quand le débat est restreint à un cercle de gens que ne séparent que d’infimes nuances tout en tenant à l’écart des experts qualifié qui ne s’inscrivent pas dans le consensus rédactionnel décidé par la direction de la chaîne, ce débat n’en est plus un et ne sert pas la démocratie.
C’est pourquoi, près de quarante ans après l’émergence des premières chaînes d’information continue qui avaient suscité mon admiration et mon adhésion, je suis désormais convaincu que ces mêmes chaînes, pour la plupart – je veux croire qu’il existe des exceptions ! – nuisent aujourd’hui à la fois à l’information qu’elles prétendent diffuser et à la démocratie qu’elles devraient servir.
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