Olivier Da Lage : « Israël/Iran/Russie : l'UE doit être constante quant au respect du droit international »
Le monde assiste depuis quelques jours à une escalade inédite de violence entre l’État hébreu et la République islamique d’Iran. Depuis la Révolution islamique, en 1979, Israël était une cible désignée par la théocratie au pouvoir à Téhéran. 46 ans après l’intronisation de Khomeini, et alors que l’Iran semble être en passe de devenir un État nucléaire, on n’a jamais été aussi près d’un conflit à grande échelle entre la première puissance militaire du Moyen-Orient et le pays le plus peuplé de la région (à supposer que tout le pays soit derrière le régime des mollahs, rien n’étant moins sûr).
Jusqu’où le très contesté Premier ministre israélien Netanyahou, qui jouit du soutien explicite de l’Amérique de Trump et de celui, tacite, d’une bonne partie de l’Union européenne, poussera-t-il son avantage face à un Iran isolé sur les plans stratégique et matériel, mais qui bénéficie sans doute de nombreux sentiments solidaires au sein du "Sud global" ? Le régime iranien, d’ailleurs, est-il comme on l’entend ici ou là réellement en danger de disparition ?
Éléments de réponses avec Olivier Da Lage, journaliste fin connaisseur de la région (il y a un mois, il nous éclairait à propos du conflit entre l’Inde et le Pakistan, une autre de ses zones d’expertise). Merci à lui pour la clarté de son propos, et pour sa conclusion qui incitera le lecteur à considérer d’autres points de vue que le nôtre, vu d’Occident. Une exclu Paroles d’Actu, par Nicolas Roche.
EXCLU - PAROLES D’ACTU (20/06/2025)
Olivier Da Lage : « Israël/Iran/Russie : l’Union européenne
doit être constante quant au respect
du droit international... »
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Ali Khamenei, guide suprême de la République islamique d’Iran (depuis 1989), en 2025.
Le conflit actuel entre Israël et l’Iran marque-t-il une page réellement nouvelle dans les rapports entre l’État hébreu, ses voisins et peut-être, le monde musulman ? Israël aurait-il seul, les moyens d’une telle escalade ?
Si on se replace dans le monde qui précédait l’attaque israélienne contre l’Iran, Israël avait été de droit reconnu par de nombreux pays arabes : traité de paix avec l’Égypte et la Jordanie, accords d’Abraham avec les Émirats arabes unis, Bahreïn, le Soudan et le Maroc, et de fait par Oman, l’Arabie Saoudite et même la Syrie d’Ahmed al-Charaa.
L’hostilité entre Israël et la République islamique était ancienne et une guerre secrète et indirecte les opposait depuis l’origine ou presque, mais si le Guide de la République islamique, l’ayatollah Khamenei menaçait rituellement l’État hébreu de disparition et Benyamin Netanyahou appelait à bombarder l’Iran depuis une trentaine d’années, jamais les deux n’avaient été en guerre ouverte. Aujourd’hui, Israël, première puissance militaire du Moyen-Orient et l’Iran, le plus grand pays de la région ont franchi le pas. Donc, oui, certainement, on peut parler de tournant.
Israël a certainement les moyens, seul, d’une escalade, ce qui ne veut pas dire qu’il a seul les moyens de mettre fin à la crise et à la guerre. C’est pourquoi l’objectif de Benyamin Netanyahou, depuis le début, consiste à placer les États-Unis dans une situation où ils seraient contraints d’intervenir aux côtés d’Israël.
La République islamique est-elle aussi fragile qu’on le dit, et dispose-t-elle encore d’alliés puissants suffisamment motivés pour la soutenir ?
Elle est certainement très affaiblie après les différents bombardements israéliens qui, en octobre et en avril, ont fortement diminué ses défenses anti-aériennes (aujourd’hui, le ciel iranien à l’ouest de Téhéran appartient sans conteste à l’aviation israélienne), l’assassinat de nombreux ingénieurs atomistes et des principaux dirigeants de l’armée et des Gardiens de la révolution. L’extraordinaire précision de ces attaques et assassinats illustre la pénétration de l’appareil de la République islamique par les agents du Mossad, ce qui génère en outre une paranoïa au sein des instances dirigeantes qui les paralyse davantage encore.
De plus, le Hamas et le Hezbollah ont été décapités et ne sont plus en mesure de venir au secours ou en appui de Téhéran, Bachar al-Assad, son seul allié dans le monde arabe est tombé et les nouveaux dirigeants considèrent l’Iran comme un pays hostile. Quant aux Houthis du Yémen, ils sont encore en mesure de résister, mais on a toujours surestimé leur dépendance à l’égard de Téhéran. Ils ont leurs propres objectifs et raisons d’agir qui sont presque toutes exclusivement yéménites. Par conséquent, il n’est pas exagéré de dire que l’Iran est aujourd’hui isolé, même de pays comme la Chine et surtout la Russie qui, certes, n’approuvent pas, voire condamnent l’attaque israélienne qui a ouvert cette guerre, mais qui ne vont pas mettre en péril leurs intérêts fondamentaux pour les beaux yeux du Guide iranien.
L’Arabie saoudite, grand rival sunnite de l’Iran chiite, compterait-elle forcément parmi les grands gagnants d’un affaiblissement de Téhéran ?
C’est possible, mais c’est loin d’être une certitude. Tout dépend de l’issue de cette guerre. Si le régime survit, même affaibli, Riyadh ne pourra que se féliciter d’avoir, au moins verbalement, condamné l’attaque israélienne du 13 juin dernier. Si, au contraire, la chute du régime se traduisait par un chaos et une guerre civile en Iran, les risques de débordements régionaux seraient très grands et l’Arabie serait en première ligne de ses éventuelles retombées. Si, en revanche, un nouveau pouvoir stable prenait la suite de la République islamique, ce serait un cas de figure idéal du point de vue saoudien : un Iran affaibli, à reconstruire, préoccupé par cette reconstruction et ne cherchant pas querelle à ses voisins, avec l’appui d’Israël et des États-Unis. Cette troisième hypothèse, je la mentionne pour la forme, mais à mes yeux elle est loin, très loin, d’avoir la moindre probabilité de se réaliser.
La perspective d’un Iran nucléaire militairement parlant constitue-t-elle, au-delà de la problématique générale de non-prolifération, un danger particulier et inédit ? On peut penser à la nature théocratique du régime, ce qui suppose une rationalité particulière, mais aussi au risque de prolifération régionale...
Oui, indiscutablement, du fait de la répétition au fil des ans par un grand nombre de dirigeants iraniens – à commencer par le Guide lui-même – qu’Israël est illégitime, une verrue ou une tumeur au sein de la région qui finira par disparaître. C’est suffisant pour engendrer une crainte existentielle chez la plupart des Israéliens, convaincus que si l’Iran dispose de la bombe, il finira par s’en servir contre l’État hébreu, ce qui, en soi, crée les conditions d’une instabilité stratégique permanente, d’où la volonté israélienne de prendre les devants en attaquant l’Iran.
Pourtant, en dépit de ces déclarations incendiaires de la part de certains dirigeants iraniens, le comportement pratique de la République islamique, et ce pratiquement depuis les lendemains de la Révolution islamique, est beaucoup plus réfléchi et rationnel que ces déclarations ne pourraient le laisser penser. Certes, l’Iran a eu recours à la subversion et au terrorisme contre ses adversaires. Mais au cours des quarante dernières années il ne s’est pas lancé, contrairement à l’Irak (et aussi Israël) dans des aventures militaires irréfléchies. Il y a même un contraste saisissant entre cette logomachie guerrière et millénariste et une pratique au contraire très rationnelle. Il ne faut pas négliger l’importance de la fatwa prise en 2003 par l’ayatollah Khamenei et qui prohibait la construction d’une bombe nucléaire. Bien entendu, ce qu’une fatwa d’un ayatollah interdit, une autre fatwa du même ayatollah peut l’autoriser, et l’on comprend que cet argument soit insuffisant à rassurer les voisins de l’Iran...
L’autre raison d’être inquiet est effectivement le risque de prolifération. La dissuasion nucléaire repose sur la théorie des jeux et un nombre d’acteurs très réduit, comme durant la guerre froide. Le récent conflit de quatre jours entre l’Inde et le Pakistan a fait craindre un dérapage nucléaire, mais là encore, il n’y avait que deux acteurs, analysant réciproquement la probabilité que l’autre recoure à l’arme atomique, au risque d’être annihilé par une deuxième frappe.
Mais si on multiplie les acteurs, dans une région historiquement instable comme le Moyen-Orient, en y ajoutant l’Iran, puis l’Arabie Saoudite, la Turquie et même les Émirats arabes unis, tout calcul rationnel lié à une stratégie de dissuasion devient extrêmement difficile, voire impossible, au risque d’augmenter considérablement la probabilité d’une utilisation alors que l’arme nucléaire est théoriquement, par sa nature même, une arme de non emploi.
A-t-on une idée de ce qui pourrait advenir en cas d’effondrement du régime ?
Les précédents irakien et libyen n’incitent pas à l’optimisme. Or l’Iran est un pays immense, très peuplé (plus de 90 millions d’habitants). C’est aussi une mosaïque de peuples et de religions. Contrairement à ce que beaucoup croient, l’Iran n’est pas peuplé que de Perses chiites. Il y a des Azeris, des Kurdes, des Arabes, des Baloutches avec pour chacune de ces ethnies des tentations sécessionnistes, durement réprimées par la République islamique. Les chiites sont largement majoritaires, mais il existe une importante minorité sunnite. Bref, un cocktail tout prêt à détonner si le pouvoir central perd la main.
Or, ni Israël, ni les États-Unis n’ont la solution de rechange (on a vu ce que cela avait donné en Afghanistan et en Irak). Certes, ils semblent promouvoir le fils de l’ancien Chah d’Iran, mais s’il compte des partisans en Iran même, rien n’indique à ce stade qu’ils soient en nombre suffisant pour garantir la stabilité de son pouvoir et, contrairement à l’Irak après 2003, les Américains n’ont aucune intention de diriger l’Iran en installant un proconsul et des troupes d’occupation, et Israël, bien entendu, n’en a ni les moyens, ni surtout l’intention. Donc, même s’il est impossible aujourd’hui de dire à quoi ressemblera l’Iran en cas de chute du régime islamique actuel, il y a de nombreuses raisons de penser que le chaos s’installera pour de longues années, et surtout, très peu d’arguments crédibles militant en sens contraire.
Quelle devrait être votre sens, la position raisonnable et équilibrée que devraient porter les diplomaties française et européenne ?
Celle qu’elles ont eue tout au long de la première négociation, celle qui a permis la signature de l’accord du 14 juillet 2015, et après le retrait unilatéral des États-Unis en 2018. Mais ce n’est pas du tout le positionnement actuel. Le président français Emmanuel Macron oscille entre la condamnation de l’attaque israélienne et l’admission que cette attaque contribue à éliminer le programme nucléaire iranien ; le chancelier Merz est allé beaucoup plus loin en affirmant qu’Israël faisait le « sale boulot » pour le compte des démocraties ; enfin, la haute représentante pour la politique étrangère de l’UE a donné quitus à Israël « qui a le droit de se défendre » dans le respect du droit international tout en appelant l’Iran à revenir à la table de négociation, ignorant délibérément le fait que le droit international ne permet en aucun cas une attaque préventive non autorisée par le Conseil de sécurité, et que l’Iran était précisément en train de négocier avec les États-Unis.
La seule boussole de l’Union européenne, construction fondée sur le respect du droit, devrait être l’application du droit international et le rappel inlassable à son respect à l’égard de ceux qui s’en écartent. On en est loin, très loin. Et bien au-delà du dossier israélo-iranien, ces critères à géométrie variable selon qu’il s’agit de la Russie ou d’Israël vont causer un tort très profond et très durable à l’Union européenne dont les pays du « Sud global » dénoncent déjà le double langage et les « double standards ».
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Olivier Da Lage.
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