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16 septembre 2025

Patrice Franceschi : « Il faut faire de chaque seconde une vie entière... »

Le 20 août disparaissait Gérard Chaliand, grand aventurier, expert mondialement reconnu de la géopolitique, en particulier des conflits irréguliers (guérillas, terrorisme...), et last but not least, poète respecté. J’ai eu la chance de l’interviewer à plusieurs reprises, depuis 2022 - j’ai raconté un peu cette histoire dans un article d’avril 2025, avec Sophie Mousset, que je salue chaleureusement au passage.

 

Gérard Chaliand, que je n’ai jamais eu la chance de rencontrer "en vrai" (sauf via une visio en mai, merci encore à Sophie Mousset !), m’avait je crois à la bonne, ce qui me flatte évidemment (qu’un gars comme ça, qui en a vu tant, me dise que j’ai une "bonne tête", ça fait plaisir !) Il avait bien aimé notre (long !) entretien de janvier 2023 sur les questions géostratégiques du moment. Après la mise en ligne, il m’avait exprimé son souhait que l’article soit lu par quelques uns de ses amis chers, qui se trouvaient être aussi, souvent, de hauts spécialistes des enjeux que nous venions d’évoquer. Il m’avait donné leurs mails à tous, me priant avec la grande politesse qui je crois était fondamentalement sienne, de leur faire connaître le fruit de notre conversation. Sans doute avait-il aussi voulu contribuer à accroître mon petit "réseau". Il y avait parmi eux un ancien ministre des Affaires étrangères, le patron d’un grand institut d’étude géopolitique, et quelques compagnons de route, comme Sophie Mousset, citée plus haut, et comme Patrice Franceschi.

 

Un peu avant cet été, j’ai souhaité recontacter M. Franceschi, baroudeur comme on n’en fait plus et auteur prolifique (son dernier roman en date : Dernière lutte avant l’aube, chez Grasset, en avril) pour lui proposer une interview. Les choses ont un peu traîné, de mon fait, et l’échange a finalement eu lieu par téléphone le 8 septembre, une vingtaine de jours après la disparition de son grand ami. Rencontre avec un personnage très inspirant. Dans cet entretien, ici retranscrit au plus près de ce qu’on s’est dit, il est question bien sûr de Gérard Chaliand, des tribus qui meurent, des peuples qui résistent, de l’Occident qui décline, des Empires qui renaissent, de l’avenir inquiétant. De la mort, mais surtout de la vie, ô combien précieuse, surtout quand on la consacre à quelque chose d’utile et d’exaltant. À travers cette interview, c’est le portrait d’un homme libre, pour qui la liberté en son sens le plus noble sera toujours la valeur la plus fondamentale. Merci à vous, M. Franceschi ! Une exclu Paroles d’Actu, par Nicolas Roche.

 

EXCLU - PAROLES D’ACTU (08/09/2025)

Patrice Franceschi : « Il faut faire

de chaque seconde une vie entière... »

 

Patrice Franceschi bonjour. Je suis heureux de pouvoir avoir cet échange avec vous. Voulez-vous pour commencer me parler un peu de Gérard Chaliand, décédé il y a quelques jours ? De ce que vous avez vécu et partagé ensemble, des liens qui vous unissaient ?

 

On a énormément vécu et partagé ensemble, depuis très longtemps. Que ce soit les aventures, l’écriture de livres communs... C’est lui qui a trouvé le nom de mon fils, et pendant 22 ans il en a été le parrain... Gérard était un ami intime, et un complice intellectuel. Il avait plus de vingt ans de plus que moi mais était à coup sûr, parmi mes rares vrais amis, l’un de ceux, ou même celui avec qui j’ai appris le plus de choses. Sur le monde, la vie, et les Hommes...

 

Et vu le nombre de gens avec qui vous vous êtes lié ce n’est pas peu dire...

 

Je ne parle pas de géopolitique. Je parle bien du monde, de la vie, et des Hommes. C’était notre sujet de conversation préféré. Mais pour moi, dans la mesure où il a écrit, comme tout écrivain, pour moi il n’est pas tout à fait mort. À mes yeux, il est pour moi parti assez loin, et je ne le reverrai pas avant un certain temps. Mais il est toujours là. Et au grand banquet de la vie, dans l’autre monde, on se retrouvera, comme on l’avait écrit d’ailleurs dans un livre commun à trois avec Jean-Claude Guilbert, qui s’appelait De l’esprit d’aventure...

 

Belle façon de voir la chose...

 

Absolument. On a le temps de se revoir de l’autre côté, ce sera très bien et très intéressant. Comme on l’a déjà écrit il n’y aura pas de surprise maximum.

 

J’ai vu avant de préparer cette interview votre film de 2001, Les 33 Sakuddeï, fruit d’une émouvante immersion au sein d’une des dernières tribus vivant en-dehors de la modernité la plus élémentaire. Que sont-ils devenus, 25 ans après ?

 

Je suis souvent retourné chez eux. La dernière fois, c’était il y a dix ans, et la prochaine fois ce sera l’année prochaine. Ils évoluent, ils disparaissent... Ils s’adaptent plus ou moins, mais il n’y a plus de place pour les hommes sauvages dans le monde d’aujourd’hui, dans le monde d’Internet et des satellites...

 

Êtes-vous optimiste quant à la capacité de ces communautés à conserver leur culture et leur identité, ou bien fatalement les nouvelles générations devront-elles les abandonner ?

 

Elles sont beaucoup trop petites, isolées et vulnérables pour conserver au final quoi que ce soit... Beaucoup de communautés de ce type, notamment en Nouvelle-Guinée, ont déjà disparu... Elles ont été radicalement effacées. Alors, après tout, vous savez, les Gaulois n’existent plus, les Scythes non plus, les Wisigoths non plus... C’est un phénomène de l’histoire qui ne date pas d’aujourd’hui, où les petites civilisations, où les petits groupes humains disparaissent face aux géants. Les Sakuddeï ne peuvent que disparaître face à la pression javanaise, ou de l’Indonésie. Ils ne peuvent rien face à une communauté de 300 millions de personnes, c’est comme ça. À titre individuel, il s’agit de savoir si cette disparition va se passer plus ou moins bien, ou plus ou moins mal. Une assimilation, ou une disparition physique, tout est possible. Mais il ne faut pas s’étonner de cela. C’est le tragique de l’histoire.

 

Mais heureusement il y a des gens qui comme vous s’intéressent à eux et en rendent compte...

 

Oui, nous essayons de figer, dans des livres ou dans des films, un temps de leur histoire. Et cela servira à l’écriture de leur histoire, ou à la compréhension du monde futur. Pour qu’en tout cas les traces ne s’effacent pas. Il y a eu un autre film d’ailleurs sur les Sakuddeï, daté de 2013, Raïba et ses frères. Qu’étaient-ils devenus, sur une quinzaine d’années ?

 

Diriez-vous que vous avez, au fil de vos aventures, complètement dompté vos peurs, jusqu’à peut-être la peur de la mort ?

 

Je vais répondre à votre question en tant que philosophe politique, la quinzaine d’années passées à la Sorbonne en philosophie m’ayant déformé (je plaisante). J’ai beaucoup travaillé sur les stoïciens, sur le fait que la crainte de la mort était le début de la servitude, et qu’au final la mort n’est jamais à craindre. Ça me correspond tout à fait, et ça correspondait tout à fait à Gérard Chaliand. La mort n’est pas à craindre, et franchement, plus j’avance vers elle, plus le temps est compté, et moins je la crains. La seule crainte que l’on peut avoir, et cela je l’ai répété avec Gérard très souvent, c’est de mal utiliser le peu de temps que la vie nous concède avant de mourir. C’est ça, la seule crainte : ne rien faire de sa vie. Au-delà des stoïciens, comme le disaient les épicuriens, la mort n’est pas à craindre : quand elle n’est pas là pourquoi la craindre ? quand elle est là il est déjà trop tard...

 

Je vous dis franchement que cette idée de la crainte de la mort me surprend fondamentalement, depuis que j’ai 15 ans. Elle ne m’effraie pas du tout. Elle arrivera quand moi je l’aurai choisi. En attendant j’essaie d’épuiser le champ du possible, comme disait Pindare. De construire, et d’être fécond. D’agir et de penser. Surtout, comme le disait Gérard, de penser par soi-même. Après, la peur du quotidien, d’une souffrance, c’est encore autre chose. Là, comme tout le monde, on peut avoir peur de souffrir dans un accident ou autre. La souffrance est bien plus à craindre à mes yeux que la mort. Je disais tout à l’heure que, pour les stoïciens, la crainte de la mort est le début de la servitude. À aucun moment la peur ne doit guider nos actions. Jamais. C’est une très mauvaise conseillère. Un très mauvais guide.

 

Donc finalement c’est tout autant vos lectures que vos expériences un peu dangereuses qui vous ont fait adopter cette philosophie...

 

Pas tant que ça. C’est aussi une question de tempérament. J’ai toujours été comme ça, sans trop savoir pourquoi. Après, la vie confirme ou infirme les choses, mais je crois avoir été fabriqué comme ça.

 

Cette question je l’ai déjà posée il y a quelques mois à Sophie Mousset, qui comme vous les connaît bien : quelles perspectives entrevoyez-vous pour le peuple kurde, toujours éclaté entre plusieurs États plus ou moins hostiles du proche et Moyen-Orient ?

 

De quels Kurdes parle-t-on ? Moi je parle surtout des Kurdes de Syrie, ceux qui combattent et qui ont combattu vraiment Daech. L’histoire est pour l’instant suspendue, depuis l’arrivée d’Al-Joulani à Damas. Il ne faut pour moi se faire aucune illusion : pour moi on est passé de Charybde en Scylla. Ce personnage d’al-Nosra - pas Daech mais al-Qaeda - est un islamiste pur et dur qui a énormément combattu les Kurdes et qui n’a pas changé. On essaie de nous faire croire qu’il a changé pour que les Kurdes baissent les armes, mais, n’étant dupes de rien, à aucun moment ils ne baisseront les armes. Pour le moment, leur sort est entre les mains des Turcs et des Américains, qui sont ceux qui décident dans cette région. Eux n’ont qu’une part de leur destin entre leurs propres mains, malheureusement...

 

Un Kurdistan indépendant, dans le contexte actuel ou dans un futur pas trop éloigné, c’est quoi, de la science-fiction ?

 

Les Kurdes ne demandent plus l’indépendance depuis longtemps. Ils ont compris que c’était un rêve totalement irréalisable. Ce qu’ils demandent en Irak ils l’ont obtenu : une autonomie dans un cadre fédéral. C’est ce que les Kurdes de Syrie veulent, et ils ont une petite chance d’y parvenir s’ils arrivent à convaincre les Américains que c’est aussi leur intérêt. Comme d’ailleurs l’avaient fait les Kurdes d’Irak, après la guerre du Golfe.

 

Et pas de perspective de communauté qui dépasserait les frontières actuelles ?

 

Non, ça c’est vraiment fini. Plus personne ne pense qu’il faut un grand Kurdistan indépendant. Il faut avoir le sens des réalités, et c’est irréalisable. Tous essaient d’entretenir de bonnes relations entre eux et de défendre l’autre dans ce qu’il demande : autonomie au sein d’un État fédéral. Au moins, maintenant, pour la Syrie...

 

Que vous inspire-t-il, le monde qui nous entoure ? Est-il réellement, comment on le perçoit souvent chez les uns et chez les autres, plus déprimant et moins porteur d’espoir qu’autrefois ?

 

Ça dépend des époques. D’abord, on ne sait rien si on ne sait pas que la vie est tragique. Quand on sait que la vie est tragique, on sait que l’Histoire l’est également. Et qu’elle n’est qu’un vaste bain de sang. À partir de là, la lucidité nous dit : voilà les données de base du monde, de telle manière que, quand on est dans la jungle, on voie le struggle for life, la lutte pour la survie. C’est comme ça. Après, on peut se faire des illusions. On peut se dire que ce n’est pas bien, on peut mettre de la morale partout, on va se tromper, parce que le monde, il est comme ça... Les rapports politiques sont des rapports de force, et très souvent les rapports humains le sont aussi.

 

Quand on sait tout cela, on ne s’étonne pas qu’il y ait des moments de l’Histoire, les Trente Glorieuses par exemple, où tout le monde se dit que "ça ira mieux demain". Et des moments comme maintenant, comme en 1938, ou comme en 1917, où comme en bien d’autres périodes de l’Histoire, où l’on se doute que les lendemains ne vont vraiment pas être rigolos... Pour moi, on se situe aujourd’hui, plutôt vers la fin des années 1930. On voit bien qu’il y a une montée terrible des totalitarismes, non plus seulement en Europe comme alors mais dans le monde. On sent bien que l’histoire va mal se terminer. Tout le monde sent bien en tout cas que l’avenir n’est pas rose. Et je ne parle là que des problèmes de rapports de force entre grandes et moyennes puissances, je ne parle même pas des problèmes environnementaux, et autre. Tout cela se surajoute en couches et contribue à ce pessimisme général.

 

Nous autres Occidentaux habitons la part protégée du monde. Nous avons une chance phénoménale. C’est la raison pour laquelle bien des gens veulent migrer en Europe. Ils votent avec leurs pieds, là où c’est le mieux. Et c’est parce qu’on vit mieux ici qu’on se refuse à voir le pire qui va nous arriver. Il faut avoir conscience que rien n’est absolument joué. Mais ne pas s’attendre non plus à ce que ce soit très rose...

 

Et ne pas être paralysé par un défaitisme...

 

En aucune manière. On a perdu quand on a décidé qu’on a perdu. Avec les Kurdes, on a une formule très simple, que je leur ai donnée l’année dernière : le pessimisme du constat doit mener à l’optimisme du combat. Et en aucun cas, le pessimisme du constat ne doit mener au pessimisme de la vie. C’est au contraire parce que les choses vont mal qu’on doit se renforcer et voir les choses sous un jour exaltant, pour combattre et gagner. Quand je leur ai dit ça, ça les a fait marrer, et ils l’ont repris à leur compte.

 

A-t-on véritablement perdu, plus qu’à d’autres époques, l’esprit d’aventure en Occident ? Est-ce qu’à trop domestiquer et connecter nos sociétés, on a tué le rêve, notamment chez les plus jeunes ?

 

Oui, évidemment. On ne peut pas, dans nos sociétés à la fois de consommation générale, de divertissement généralisé, de quête éperdue de sécurité, de quête fondamentale de confort et de commodité par rapport à l’esprit de liberté - donc, tout sauf un confort -, avoir l’esprit d’aventure. Il est totalement antinomique aujourd’hui, au regard de ce qu’il a pu être. L’esprit d’aventure, c’est le contraire de tout ce que l’on voit autour de nous. C’est le refus de la commodité. C’est le dédain du divertissement, qui en fait nous égare des choses importantes. C’est le désir de grandeur. C’est l’envie d’inconnu. Et ainsi de suite. Aujourd’hui tout est formaté, verrouillé, surveillé... On ne peut plus dresser une oreille sans être vu, et c’est encore plus vrai dans cette société de spectacle généralisée.

 

L’esprit d’aventure devrait encore pouvoir en lui-même s’exprimer, mais il est bridé d’absolument partout. Je le constate bien moi-même, dans cette société aussi normée et désireuse d’avoir des guerres à zéro mort. L’esprit d’aventure a déserté nos sociétés, ça c’est clair.

 

Gérard Chaliand en parlait d’ailleurs, de cet Occident qui n’accepte plus les morts dans les guerres, ce qui peut-être le rend plus vulnérable encore...

 

Au-delà de ça, on n’accepte même plus d’être froissé. Que nos désirs ne soient pas immédiatement réalisés. On n’accepte même plus d’être offensé, c’est assez incroyable...

 

 

Justement, sans forcément rentrer dans le dur des débats politiques brûlants du moment (au moment même de l’entretien se joue le vote de confiance sollicité par François Bayrou à l’Assemblée nationale, ndlr), il est question dans nos pays en ce moment d’efforts budgétaires à consentir, de réarmement nécessaire. Est-ce qu’une prise de responsabilité collective est à votre sens vitale pour freiner le déclin occidental ?

 

Tout le monde sait que nous visons au-dessus de nos moyens. Que nous finançons ce confort par l’emprunt. On fait cela depuis 40 ans. À la fin, ça fait très cher... Comme un foyer qui ne cesserait d’emprunter pour vivre au-dessus de ses moyens. À un moment, il faut pouvoir dire : dépensez uniquement ce que vous gagnez, pas plus. Mais on est allé tellement loin que c’est très difficile à faire. C’est la fuite en avant permanente. Et les gens préfèrent cette fuite en avant à l’austérité nécessaire pour revenir à une réalité. "Allons-y pour la fuite en avant, et après moi le déluge, on verra bien. D’ailleurs la bulle n’éclatera peut-être qu’après ma mort, on verra lors pour les enfants ou les petits-enfants".

 

Il faudra forcément pour vous de l’austérité pour espérer redresser nos sociétés ?

 

Non, pas forcément de l’austérité. Mais avoir un peu de jugeotte. Arrêter de gaspiller l’argent. Lutter vraiment contre la fraude sociale, contre la fraude fiscale, contre tous les bidules qui coûtent des fortunes. Remettre de l’ordre, parce qu’on ne cesse de gaspiller. Non seulement, on finance notre train de vie par l’emprunt, mais en plus cet emprunt on le jette par la fenêtre en le gaspillant. Il faut aller vers un certain ascétisme de la société.

 
Et vous êtes aussi de ceux qui estiment qu’un réarmement, du point de vue plus purement militaire pour le coup, est nécessaire ?

 

Nous avons cru, après la fin de l’Union soviétique, aux bénéfices, aux "dividendes" de la paix. Ce qui était, à l’époque, d’une sottise inimaginable, puisque le monde allait être encore plus dangereux qu’avant. Nous avons diminué, en gros, nos moyens militaires de 75% : bien moins d’avions, de bateaux, etc... Pendant ce temps les autres se sont réarmés, massivement. Pour vous répondre, je dirais que le réarmement militaire ne suffit absolument pas. Ce qui manque aujourd’hui, c’est le réarmement moral. L’envie de se battre. L’envie de défendre la liberté. Où est-ce que vous voyez encore des gens qui diraient, comme en 1936 pour l’Espagne, "La liberté ou la mort" ? C’est fini ! La liberté est devenue une valeur optionnelle. Elle n’est plus, comme auparavant, la valeur suprême qui irriguait toutes les autres, et leur donnait du sens. Aujourd’hui, la seule liberté qu’on défend, c’est celle de consommer... On le voit bien, partout.

 

Fondamentalement, c’est un déficit, une perte de sens ?

 

Complètement, oui. Un vide sidéral. À partir de là, les gens, vous pourrez leur donner tous les avions, tous les bateaux que vous voudrez, ça ne sera pas utilisé pour autant. Il faut un réarmement moral. Mais nos élites ne défendent jamais cela : on ne veut pas passer pour un militariste voulant imposer une société spartiate, ou pire, comme fauteur de guerre. Nous sommes dirigés par de médiocres supérieurs depuis très longtemps. Ceux-ci nous ont amenés au point de ne même plus savoir que nos libertés sont menacées, et qu’on a envie de les défendre. C’est assez terrifiant, comme constat...

 

Et à cet égard vous diriez aussi que l’esprit critique aussi est en déclin ?

 

Lui-même, bien sûr. On pourrait là rentrer dans des questions très compliquées, avec les réseaux sociaux, le fait que nous vivions sous algorithmes, sous un tas de biais qui faussent l’information. Un des grands enjeux actuels, c’est de lutter contre ce qu’on appelait autrefois la désinformation. La guerre informative et cognitive est aujourd’hui une guerre épouvantable, où la plupart des gens sont mal informés, ou faussement informés. Ce qui biaise complètement leur esprit critique. Ils sont parfois critiques sur des choses où ils ne devraient pas l’être. C’est là un des vrais problèmes à venir. Et les nouvelles technologies, pour le coup, jouent contre nous. Elles ne sont, malheureusement, absolument pas des éléments libérateurs, mais au contraire des éléments totalement aliénants.

 

Alors même qu’on aurait pu espérer que la technologie et son développement favorisent la recherche d’information et l’esprit critique...

 

C’est absolument l’inverse. On a fait de l’informatique, d’internet, des valeurs, là où ils n’étaient que des outils. Aujourd’hui ces outils se retournent très largement contre nous, c’est un fait, il faut le dire. Ne pas être idiot. Ne pas être technophile bêta. La plupart des gens s’informent par les réseaux sociaux, c’est vous dire, quand même, où on en est...

 

Si vous pouviez, à l’occasion de cette interview, vous adresser à un des leaders du monde, pour lui adresser un message, quel serait-il et que voudriez-vous lui transmettre ?

 

Aucun. Le drame de notre société d’aujourd’hui, c’est que depuis De Gaulle, et de moins en moins au fil des années qui ont suivi, on n’a plus d’homme d’État. On a des politiciens, des notables de province montés à Paris. Des gens intelligents et brillants, mais qui font tourner leur intelligence sur du vide. Leur stock de foi et de croyances est très faible, et souvent leur carrière domine, par rapport au bien public. Je n’en vois aucun, non, dans aucun parti, qui soit à la hauteur des défis qui nous attendent.

 

Et à l’international, quels sont les hommes d’État ?

 

À l’international il y en a des tas ! Le problème, c’est qu’ils sont dans la face noire. Erdogan est un homme d’État. Xi Jinping est un homme d’État. Poutine est un homme d’État ! Mais, pour chacun, dans la face sombre de ce que peut être l’État. Et en face, dans la face lumineuse, dans le monde libre, il n’y a personne...

 

Les États-Unis font-ils toujours partie de cette face lumineuse ?

 

Je les mets un peu à part, ils restent tout de même une démocratie occidentale, n’exagérons pas quand même. Même si elle est en piètre état. Demain, ça peut à nouveau changer. Mais le monde libre, appellation un peu ancienne, reste grosso modo le même au niveau des États : les États-Unis, le Canada, l’Australie, la Nouvelle-Zélande, et l’Europe. On peut y rajouter, dans une vision un peu plus élargie, le Japon, la Corée du Sud, Singapour. Tout le reste, c’est le monde non-libre.

 

Vous croyez à cette idée de bipolarisation entre Occident et "Sud global" ?

 

Ça, je n’y crois pas du tout, mais bon... Pour moi, le Sud global, c’est encore un concept de théoriciens. Je pense que ce n’est pas du tout structurel. Dans tel ou tel cas, le sud se ligue contre le nord, mais dans bien d’autres cas il se dispute en interne. Voyez les dissensions entre l’Inde et le Pakistan, entre l’Inde et la Chine, entre le Brésil et l’Argentine. Ce sont là des visions obsolètes, à mes yeux.

 

Quels sont les lieux, les peuples, les visages qui vous ont le plus marqué, touché au cœur au point peut-être de penser tous les jours à certains d’entre eux ?

 

J’en ai tellement rencontré que je ne peux pas penser à eux tous les jours. Mais, disons, les Afghans, les Kurdes, les Papous, les Indiens macuje d’Amazonie, tous ces gens avec qui j’ai vécu de longues histoires...

 

Pour leur courage, leur fidélité à leur identité...

 

Oui, tout cela, et leur culture. Un mélange de tas de choses. Pour les Afghans et pour les Kurdes, c’était la guerre. Pour les Papous, les Indiens ou les chameliers du Soudan, c’était leur culture...

 

Y a-t-il toujours aujourd’hui des lieux ou des environnements qui méritent encore qu’on les explore comme des ethnologues, comme des aventuriers ?

 

Ce qui reste encore à explorer, c’est ce qu’il y a sous la mer, ce qu’il y a sous terre, ce qu’il y a dans le ciel. Sur la surface du globe, plus grand chose... Il y a des zones mal connues, mais l’essentiel de l’exploration maintenant s’est réfugié là-dedans : sous terre, sous la mer, dans le ciel et l’espace. Ou dans le très petit : l’entomologie, la botanique, voir s’il y a encore des plantes ou des insectes à découvrir...

 

Et alors vous-même, à titre personnel, dans lesquels de ces espaces un peu vierges auriez-vous envie d’aller ?

 

J’ai eu la chance de pouvoir le faire au 20e siècle, notamment chez les Papous en Nouvelle-Guinée. J’ai touché là à la véritable exploration. Maintenant, j’explore plutôt les cultures, j’approfondis les choses, et la littérature. Et les individus. L’Homme en lui-même restera toujours une longue exploration. Pour le terrain lui-même, la philosophie m’a appris qu’intellectuellement, l’exploration n’est jamais finie dans sa tête ! Il faut savoir explorer les idées, et les innovations dans le progrès humain. Je l’ai toujours fait en parallèle, même si ça se voit moins. Je me concentre surtout là-dessus, et sur l’écriture de mes romans, nouvelles, poésies...

 

Cette littérature de votre plume vous permet de vous évader d’une autre manière ?

 

Pas vraiment de m’évader, je n’en ai pas besoin. De m’exprimer d’une autre manière, ce n’est pas pareil.

 

J’ai lu que vous avez fait récemment une petite excursion inattendue à Dubaï, pour un périodique. Qu’en retenez-vous ?

 

Ah, oui, une expérience ! Quand on vous propose une expérience inédite, pourquoi dire non ? Je me suis beaucoup amusé, j’ai découvert plein de trucs, et je les ai racontés en me marrant. Je termine sur une anecdote, avec un dialogue de Platon avec Socrate : "Je vis tant de choses dont je n’ai pas besoin".

 

Est-ce que vous avez des regrets ?

 

Plein, évidemment. Tous les métiers que j’aurais voulu faire, et que je ne pourrai pas faire. J’aurais aimé être chirurgien. Pilote de chasse. Astronaute. Et ainsi de suite. Il y a mille métiers que j’aurais aimé faire. Mille vies que j’aurais aimé vivre. 150 000 expéditions ! Les regrets de tous les livres que je n’aurai pas le temps de lire. Là-dessus, je n’étais pas d’accord avec Chaliand, qui disait qu’il n’avait pas de regrets. Moi, je dis que, même si j’ai eu la vie que je voulais, j’ai plein de regrets. Comme disait Zorba, les gens comme nous devraient vivre mille ans (rires).

 

Et vous auriez envie d’une expédition dans l’espace ?

 

J’aurais aimé... Évidemment. Un peu tard !

 

Vraiment ?

 

Il n’y a pas la place. Comment voulez-vous faire ? Je ne vais pas faire du tourisme dans l’espace. Même si j’avais 100 millions je ne ferais pas cela : je déteste le tourisme. Faire le touriste dans l’espace pour moi c’est un truc totalement niais.

 

De quoi êtes-vous vraiment fier ?

 

Je n’ai à rougir de rien de ce que j’ai fait, c’est déjà pas mal !

 

Vous avez écrit dernièrement Lettres à la petite fille qui vient de naître. Moi j’en ai envie de vous poser cette question : si vous pouviez par extraordinaire voyager dans le temps, retrouver le jeune Patrice à 6 ou 10 ans, vous lui diriez quoi ?

 

Dépêche-toi, le temps n’attend pas... Et lui penserait peut-être que j’ai bien fait de me presser. Il faut faire de chaque seconde une vie entière.

 

Bien... Lorsque j’ai fait ma première interview avec Gérard Chaliand, en 2022, nous avons évoqué le second tome de son autobiographie, Le Savoir de la peau. Il y racontait cette anecdote d’un guerrier parti pour une longue campagne et qui, sentant une odeur d’armoise lui rappelant des souvenirs de chez lui, se décida à rentrer. Et vous, c’est quoi votre "odeur d’armoise" à vous ? La Corse peut-être ?

 

Non... Il n’y en a pas, en réalité. J’habite dans mes livres. Je suis bien partout. Je quitte un lieu pour aller dans un autre, j’y reviens, etc... Je n’ai pas de...

 

La Corse n’est pas pour vous un port d’attache, finalement ?

 

Si, mais pas comme une nécessité. Je suis totalement libre. Je suis content d’y retourner. Content d’aller partout. Je n’ai pas la moindre attache obligatoire, comme celui qui serait obligé, contraint par quoi que ce soit. J’aime dire, encore une fois, que j’habite dans mes livres. Et mes amours, voilà. C’est ça, mes patries.

 

Très bien... Vous parliez tout à l’heure de la mort, du moment, le plus tard possible, où vous reprendrez vos conversations avec Gérard Chaliand après l’avoir retrouvé, lui et les autres. Quand vous partirez pour le grand large, qu’est-ce que vous auriez envie qu’on dise de vous, qu’on écrive sur vous ? Que vous avez vécu libre, et lutté contre l’uniformisation du monde ?

 

Que j’ai été un des derniers hommes libres. Ou en tout cas, tentant de l’être, autant que faire se peut. Que j’ai essayé d’en donner l’exemple. Et que j’ai essayé d’être fécond littérairement. Et après, terminé. Trois lignes, et c’est fini (rires).

 

Vous diriez que vous êtes heureux aujourd’hui ?

 

Je l’ai toujours été. Pour une raison très simple : je sais les buts que je poursuis. Que je les atteigne ou pas, ce sont les miens, ceux de personne d’autre. Cela fait de moi un homme libre, avec cette liberté de me lever chaque matin en me disant que je ferai ce que je veux de ma journée, sans aucun maître. Aristote, dans le livre Alpha de Métaphysique, donne une définition excellente de la liberté. Il dit : "Peut être appelé homme libre celui qui est à lui-même sa propre fin et n’est pas la fin d’autrui". Je me reconnais tout à fait dans cette définition de la liberté, ce qui fait de moi un homme heureux, en dépit des échecs, des problèmes, des difficultés... Heureux, en dépit de tout cela. C’est le principal.

 

Et comment pensez-vous pouvoir rendre le goût de l’aventure autour de vous ? Quels conseils donneriez-vous à quelqu’un qui aurait envie de tenter l’aventure mais qui n’oserait pas, parce que le confort, par ce que, que sais-je... ?

 

S’il n’ose pas, c’est pas la peine... Si la personne n’a pas la capacité à prendre des risques, à oser être elle-même et à oser faire de ses rêves une réalité, en étant prête à payer le prix quoi qu’il en coûte, alors elle n’est pas faite pour l’aventure. On ne peut donc pas faire grand chose pour elle...

 

Pas de message pour cette personne donc ?

 

Non... On me dit toujours que j’ai de la chance de vivre la vie que je vis. Mais je vous assure que ce n’est pas une question de chance. Ou en tout cas, très peu.

 

Quels sont vos projets et surtout, vos envies pour la suite ?

 

Les mêmes, toujours. Je repars en Arménie très prochainement. Après, il y aura à nouveau le Kurdistan. Et mes livres, mes romans, je n’arrête pas. Donc tout va bien.

 

Très bien... Auriez-vous un dernier mot ?

 

Je crois que nous avons tout dit... Mais on peut terminer par une simple chose : quoi qu’il arrive, vive la vie, la vie est belle !

 

Gérard Chaliand et Patrice Franceschi, 2009.

 

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