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Paroles d'Actu
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1 octobre 2025

Bertrand Mathieu : « Il est vital que le politique reprenne la main sur les contre-pouvoirs »

Dans son ouvrage paru en mars dernier, Europe : lUnion fait la force… dans la diversité (LGDJ), Bertrand Mathieu, professeur émérite de l’Université Paris 1- Panthéon-Sorbonne et membre de la Commission de Venise du Conseil de l’Europe, s’interroge longuement sur l’état de la démocratie au sein de l’espace européen. L’Union européenne, et nos états de droit eux-mêmes, martèle-t-il, courent à la catastrophe si le politique, en tant qu’expression d’une volonté populaire clairement exprimée, ne reprend pas la main face à des autorités à la légitimité contestable (la Commission européenne par exemple) ou à des contre-pouvoirs qui, d’après lui, vont au-delà de leur rôle (les juridictions de contrôle, les ONG...), jusqu’à mettre en péril les équilibres dont ils sont pourtant les garants. Il établit un lien direct entre ce sentiment - et souvent cette réalité - de dépossession par les peuples de leur voix en tant qu’exercice de la souveraineté, et la poussée préoccupante, aux deux extrêmes des échiquiers politiques, des partis qui visent à renverser le système.

 

Je remercie M. Mathieu, qui avait déjà rédigé en 2016 pour Paroles d’Actu, un texte éclairant sur le référendum, pour les réponses qu’il a bien voulu m’apporter. Je précise, à toutes fins utiles, que notre échange s’est tenu avant les récents développements autour de la dernière condamnation de Nicolas Sarkozy. Je ne puis qu’inviter le lecteur attentif, et curieux d’aller au bout des choses, à s’emparer du texte de M. Mathieu : ce qu’il y développe ne fera forcément pas l’unanimité, mais les questions qu’il y pose le sont rigoureusement, en tant que praticien du droit, non comme tant de polémistes de comptoir. Comme lui-même l’indique, à la fin de notre entretien : son livre n’a d’autre prétention que d’alimenter les débats, de faire appel à l’esprit critique de chacun. Les confrontations d’idées, réfléchies, respectueuses, sont-elles encore de saison... ? Une exclu Paroles d’Actu, par Nicolas Roche.

 

EXCLU - PAROLES D’ACTU (25/09/2025)

Bertrand Mathieu : « Il est vital

pour nos démocraties

que le politique reprenne la main

sur les contre-pouvoirs »

Europe : l'Union fait la force… dans la diversité (LGDJ, mars 2025)

 

Bertrand Mathieu bonjour. La première question que j’ai envie de vous poser est la suivante : en dépit de toutes les défaillances que vous exposez fort bien, quelle a été votre propre histoire, jalonnée peut-être de moments d’exaltation et de désenchantement, s’agissant du processus de construction européenne ?

cheminement européen

N’ayant jamais été ni un militant pro-européen, ni un adversaire résolu de l’Europe, ce sont plutôt des interrogations que je me suis posé en tant que constitutionnaliste (mais le citoyen n’est jamais loin). Lors du premier septennat de Jacques Chirac, l’un de ses conseillers les plus proches, qui m’avait consulté sur une question constitutionnelle n’ayant rien à voir avec l’Europe, me demande à la fin de l’entretien mon opinion sur les questions que posent l’articulation entre la Constitution et la souveraineté nationale d’une part, et la construction de ce qui ne s’appelait pas encore l’Union européenne d’autre part. Je dois avouer que je n’ai pas su répondre au-delà de banalités. Alors que les constitutionnalistes laissaient aux européanistes, c’est-à-dire aux spécialistes du droit international, les questions relatives aux traités européens, il m’a rapidement semblé que l’articulation entre la Constitution et le droit européen devenait une question fondamentale et un défi pour les spécialistes du droit constitutionnel. Cet ouvrage est le fruit d’une réflexion assez longuement murie. Je ne dirai pas qu’il traduit un moment de désenchantement mais un sentiment d’inquiétude face à des dangers ou à des défis auxquels l’Europe peut apporter une réponse, qu’elle se montre aujourd’hui incapable d’apporter.

 

Pourquoi, alors que les vents mauvais et la résurgence des empires menacent, estimez-vous toujours essentiel que, divers autant qu’ils sont, les Européens soient unis, porteurs de quelque chose qui dépasse l’addition de leurs singularités ?

de la nécessité d’une Europe puissance

Le monde change et l’Europe est donc plus que jamais nécessaire. Deux phénomènes relevant l’un et l’autre de la géopolitique sont à l’œuvre : la renaissance de logiques impériales - le retour des empires russe, chinois, ottoman… et la substitution des rapports de force aux règles juridiques pour réguler les rapports internationaux. Si l’Europe n’a jamais été durablement le terrain d’empires puissants, elle a une véritable identité. Héritière des traditions grecque, latine, chrétienne et des Lumières, elle est incontestablement porteuse de valeurs humanistes, philosophiques et politiques. Il existe une identité et des valeurs communes européennes. En outre les Européens, dans ce monde qui se transforme, ont des intérêts communs à défendre, d’ordres économique, financier, militaire. En un mot, appuyée sur son identité l’Europe doit aspirer à être une puissance dans ce nouveau monde. 

 

La force de votre ouvrage c’est, je crois, de démontrer comme vous le faites, comme un juriste et non comme un polémiste, combien la construction européenne s’est développée comme un appareil de moins en moins démocratique, qui tend à faire accroître ses prérogatives (la Cour de Justice et la Commission notamment) au détriment des États, et souvent à faire la morale. Est-ce que vous sentez, alors qu’on observe partout la montée des populismes et tentations illibérales, que le mal est fait pour de bon, ou bien l’Europe en tant que projet a-t-elle encore une chance de récolter l’adhésion des Européens ?

entre l’appareil et le peuple, la rupture ?

La montée du populisme est un phénomène qu’il ne suffit pas de condamner, mais qu’il convient surtout de tenter d’expliquer si on veut le surmonter. Le populisme n’est pas une réponse, le rejet des élites ne peut constituer un projet politique, il peut aussi dégénérer vers des pouvoirs autoritaires, voire dictatoriaux. La relative démission des élites et la colère des peuples créent un vide dans lequel un aventurier peut trouver sa voie. Mais le populisme est une réaction parfaitement compréhensible à une situation où la démocratie n’est plus qu’une incantation. Le pouvoir n’appartient plus aux élus du peuple, les dirigeants se refusent à interroger le peuple par référendum par peur de la réponse et du désaveu. Prenez le cas de la France. Lors d’une élection, les candidats se présentent sur un programme. Mais il s’agit le plus souvent d’un leurre, non pas parce que les politiques mentent, mais parce qu’ils ne pourront pas appliquer leur programme, nombre des décisions qui ne s’inscrivent pas dans un consensus prudent étant susceptibles d’être empêchées par un juge constitutionnel ou européen ou remises en cause par l’Union européenne, les pouvoirs financiers, les agences de notation… Le pouvoir s’est déplacé du peuple vers les juges, les autorités indépendantes, les ONG… toutes des institutions nécessaires en démocratie, mais qui tendent à sortir de leur fonction de contrôle pour exercer un pouvoir de décision.

 

Le débat sur le gouvernement des juges ou l’état de droit tend en réalité à disqualifier de vraies questions. Oui, les juges sont un contrepoids vital pour une démocratie et leur indépendance est une exigence fondamentale ; oui l’état de droit, en ce qu’il représente un antidote à l’arbitraire, est une garantie fondamentale pour les citoyens. Mais un juge constitutionnel qui décide qu’il est interdit d’interdire l’aide aux étrangers en situation irrégulière, au nom d’un principe aussi vague que la fraternité, un juge européen qui impose à un État l’enseignement de la théorie du genre dans les écoles, au nom d’une principe aussi général que la non-discrimination, sortent incontestablement de leur mission pour empiéter sur celle du politique. Or, pour revenir à l’Union européenne, les deux organes les plus puissants, qui modèlent en quelque sorte les institutions européennes et déterminent leur compétence, la Commission et la Cour de Justice, n’ont aucune assise démocratique. Quant au Parlement européen, composé de députés très éloignés de leurs mandants, il se perd souvent dans des querelles picrocholines qui me font songer aux débats sur le sexe des anges qui animait Byzance, alors que les conquérants ottomans étaient à ses portes. C’est pourquoi l’une des pistes que je propose est de redonner du pouvoir au Conseil européen qui réunit les représentants des États, et qui peut s’appuyer sur une légitimité démocratique plus directe.

 

Vous évoquez longuement dans votre ouvrage l’importance des identités nationales, dont la préservation constitue pour de très nombreux citoyens un enjeu vital. Est-ce qu’il existe vraiment à votre sens, au-delà des élites mondialisées (terme que j’utilise ici sans connotation péjorative, cela peut concerner ceux qui ont fait Erasmus par exemple), un sentiment large, diffus peut-être, d’appartenance à une communauté de destin européenne ?

une communauté de destin européenne ?

La volonté de l’Union européenne, comme du Conseil de l’Europe, de gommer les identités nationales au profit d’une uniformisation est un facteur de rejet de l’Europe par de nombreux peuples. L’Union européenne s’écarte ainsi des objectifs qui devraient être les siens pour remplir une fonction idéologique pour laquelle elle n’a aucune légitimité. La laïcité est une valeur fondamentale de la République française, elle n’occupe surement pas la même place en Italie ou en Grèce, faut-il le regretter ? Un système est-il préférable aux autres ? La famille traditionnelle, le respect de la distinction entre les sexes font partie des valeurs fondamentales de certains États, à tel point que la Hongrie ou la Slovaquie les inscrivent dans leur Constitution. Faut-il les en blâmer, ou plus encore les sanctionner sur ce motif ? Ce que la Cour de Justice de l’Union européenne s’apprête probablement à faire à l’encontre de la Hongrie...

 

Les élites mondialisées n’ont probablement pas un véritable sentiment d’appartenance à l’Europe, elle sont plutôt « hors sol ». L’exemple d’Erasmus, que vous citez, est un excellent exemple de réussite européenne. Appartenir à une communauté de destin, c’est d’abord apprendre à se connaître. Mais pourquoi faudrait-il que le sentiment d’appartenance à une communauté européenne soit exclusif de l’appartenance à une communauté nationale ? On peut partager des valeurs communes et défendre des valeurs relevant de l’identité nationale. Mais aujourd’hui, par la croisade idéologique que mène l’Europe et qui consiste à porter les valeurs de minorités et à les soutenir contre celles des majorités, (les minorités doivent être défendues, mais on ne peut leur reconnaître une légitimité supérieure à celle de la majorité), l’Europe divise plus qu’elle n’unit.

 

Nous évoquions tout à l’heure les régimes illibéraux, que vous définissez bien dans le livre comme étant quelque chose de réversible par les urnes, là où la dictature ne l’est plus. Est-ce que vous restez en tant que juriste, globalement optimiste quant à la capacité de nos états de droit à résister à de telles évolutions, qui paraissent de moins en moins improbables ?

face aux tentations illibérales

Ce que l’on appelle les démocraties illibérales sont des régimes démocratiques en ce que le pouvoir fonde sa légitimité sur la victoire à des élections, le soutien d’une majorité. Le caractère illibéral du pouvoir tient à la lutte qu’il mène contre les représentants du contrepoids libéral du pouvoir, les juges, mais aussi les ONG par exemple. La démocratie libérale traduit un équilibre aussi précieux que précaire entre l’existence d’un pouvoir légitimé par l’élection et l’existence d’organes chargés de limiter et de contrôler l’exercice du pouvoir. Or le renforcement considérable du pouvoir des autorités de contrôle vis-à-vis du pouvoir politique a créé en réaction une volonté du pouvoir politique de s’affranchir partiellement de ce contrôle. De mon point de vue, la résistance de nos États à une telle évolution, qui peut s’avérer dangereuse pour les libertés et pour la démocratie elle-même, consiste non pas à renforcer ces contre-pouvoirs, mais à redonner au politique plus d’espace. À défaut, l’illibéralisme deviendra la norme en Europe, au risque d’ouvrir la porte à des régimes réellement autoritaires, lorsque ces contre-pouvoirs auront été réduits au-delà ce que leur mission impose, pour la stabilité même des régimes démocratiques.

 

Nos démocraties sont malades de n’être plus vraiment des démocraties, sont devenues des oligarchies et risquent de mourir de devenir des régimes réellement autoritaires. Il n’est qu’à mesurer le succès des partis « hors système » dans tous les États européens et leur capacité à rentrer dans le système. On ne pourra pas continuer à gouverner contre une majorité d’électeurs. Les institutions juridictionnelles, dont je considère, et j’insiste, qu’elles doivent jouer un rôle fondamental pour la protection de nos libertés et de la démocratie, devraient comprendre qu’elles ont tout à perdre à se réfugier dans un isolement hautain, à soutenir la défense de leurs pouvoirs, parfois exorbitants, derrière des incantations comme celle de l’état de droit dont elles définissent le sens et garantissent le respect. Je crains que la justice, la démocratie et l’état de droit, au sens premier, soient emportés dans la réaction qui pourrait se manifester.

 

L’actuelle situation de blocage politique en France, inédite sans doute depuis l’avènement de la constitution gaullienne, se manifeste par une incapacité - ou une absence manifeste de volonté - de la part des trois grands blocs bien identifiés à s’entendre sur une conception du bien commun qu’entend porter un exécutif historiquement impopulaire. Est-on à votre avis dans une période où le parlement devrait retrouver la prééminence qui fut la sienne, et n’a-t-on pas jeté un peu vite aux oubliettes toute la "jurisprudence" de la culture du compromis parlementaire des régimes précédents ?

du "bien commun" dans la France de 2025

La situation politique française est le résultat de plusieurs facteurs. Profondément d’abord, l’absence de véritables valeurs partagées, une déliquescence du sentiment national auquel se substituent individualisme, communautarisme et corporatisme. Est-il possible dans ce contexte de définir un « bien commun » ? Ce qui est pourtant la fonction essentielle d’un monde politique éclaté à l’image de la Nation. De manière plus immédiate, en détruisant les deux partis d’alternance (les Républicains et les Socialistes), le président Macron a créé un champ de ruines sur lequel rien ne s’est construit. On parle de trois blocs, mais le bloc central est lui-même bien divisé, la gauche également. En réalité l’absence de majorité soutenant le président de la République aurait pu renforcer le rôle du parlement. Bien au contraire celui-ci, tout du moins l’Assemblée nationale, n’a jamais été aussi faible et déconsidéré.

 

La culture du compromis des Républiques précédentes est à relativiser. Par ailleurs c’est une question de culture politique avant d’être une question institutionnelle. Faut-il, par exemple par le recours à la proportionnelle, institutionnaliser la fragmentation de la représentation politique telle qu’elle existe aujourd’hui et renvoyer la constitution des majorités et des gouvernements à des accords d’appareils dans lesquels les partis minoritaires jouent un rôle majeur ? La question mérite d’être posée, mais elle est ouverte. En réalité le jeu politique c’est d’attendre que l’élection présidentielle désigne un nouveau leader, que les élections législatives qui suivront lui donnent une majorité pour appliquer son programme. Dans le temps qui nous sépare de cette élection, le pays peut bien couler, en caricaturant on pourrait dire que chacun des postulants potentiels ne s’intéresse qu’au profit qu’il pourrait en tirer.

 

Dernière question, là encore d’une actualité brûlante : vous évoquez dans le livre, lors d’un développement, la caractérisation juridique de l’État, qui doit rassembler un peuple, un territoire et une organisation politique bien définis. Est-ce qu’à cet égard la reconnaissance, ces tout derniers jours, de l’État de Palestine par la France, juste après le Royaume-Uni, le Canada et l’Australie, peut avoir une portée non pas simplement symbolique, mais aussi juridique ?

État palestinien : une réalité juridique ?

Je ne me prononcerai pas sur l’opportunité de cette reconnaissance et sur le moment choisi. La reconnaissance est symbolique, elle a bien sûr une portée juridique. Concrètement, c’est autre chose. Il y existe incontestablement un peuple palestinien, Israël fait en sorte qu’il n’y ait pas de territoire, il n’y a pas véritablement d’organisation politique palestinienne stable, pour reprendre les critères auxquels vous faites référence. En tous cas la situation est inextricable, s’y mêlent trop d’histoire, de passions et de haine. Je dirai simplement que si le peuple palestinien a droit à un État, Israël a un droit à être reconnu comme un État par les autres États de la région. Les deux questions auraient pu être liées, et assorties de garanties de sécurité.

 

Un dernier mot ?

pour un débat apaisé

Un regret : le débat est aujourd’hui de plus en plus difficile. Les attaches politiques, les réseaux sociaux enferment chacun dans des bulles qui ne communiquent pas, sinon par l’invective. La liberté d’expression se réduit comme peau de chagrin, assortie d’interdits juridiques ou d’excommunications idéologiques de plus en plus nombreux. Les analyses que je développe sommairement ici n’ont pas vocation à soutenir tel ou tel courant politique ou idéologique. Elles sont le fruit d’analyses juridiques, mais aussi de convictions. Elle se prêtent, et même invitent à la discussion. Je souhaiterais, probablement naïvement, qu’on leur épargne l’anathème. Comprendre le populisme n’est pas le défendre, lutter contre les dérives de l’Union européenne n’est pas être anti-européen…

 

 

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