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Paroles d'Actu
30 septembre 2024

Alcante : « Je suis convaincu que G.I. Gay ferait un super film ! »

J’ai la chance, depuis un peu plus de trois ans, depuis mon article sur le prodigieux album La Bombe (Glénat) de compter Didier Swysen (Alcante), scénariste belge de grand talent, parmi mes interviewés les plus fidèles. Quatre mois à peine après notre échange autour La diplomatie du ping-pong (Coup de tête), voici, dévoilée, sa nouvelle création. G.I. Gay. Paru dans la collection Aire Libre des éditions Dupuis, c’est une histoire magnifique, celle de deux hommes, deux militaires de l’armée U.S., qui face aux vents contraires, et contre presque tout le reste de leur monde, vont vivre une passion irrésistible en pleine Seconde Guerre mondiale.

 

Un récit épique et intime, porteur de son lot de tragédies mais bourré d’espoir et qui fera passer le lecteur par toutes les couleurs de la palette émotionnelle. À la mise en scène donc, Alcante. Au dessin et à la couleur, Juan Bernardo Muñoz Serrano, un superbe artiste qui a su parfaitement retranscrire toute la sensibilité d’un récit qui, je le redis ici, mériterait bien d’être porté au cinéma un jour - et je veux croire qu’il le sera. Merci à vous, Alcante et Muñoz, pour vos réponses à mes questions ! À tous, je ne peux que vous recommander de courir vous emparer de G.I. Gay ! Une exclu Paroles d’Actu, par Nicolas Roche...

 

(Très belle) couverture alternative, fournie par J.B. Muñoz Serrano.

G.I. Gay (Aire libre, septembre 2024).

 

Alcante : « Je suis convaincu

 

que G.I. Gay ferait un super film ! »

 

 

EXCLU PAROLES D’ACTU

 

p. 1 : Juan Bernardo Muñoz Serrano, le dessinateur

 

Juan Bernardo Muñoz Serrano bonjour. Qu’est-ce qui dans votre parcours, dans votre vie, vous a donné envie de dessiner, et surtout d’en faire votre métier ?

 

Eh bien, la vérité est que je ne sais pas très bien. Je me souviens que ce qui m’a le plus attiré dans la bande dessinée, c’était la revue Spirou, qui a été publiée en Espagne pendant quelques années, et avec laquelle j’ai commencé à copier des dessins de Spirou et de Zorglub. Je sais que cela ressemble à de la propagande, mais je suis ravi d’avoir fini par publier dans la maison d’édition que j’ai lu quand j’étais enfant.

 

Comment s’est passée la rencontre, puis la collaboration avec Alcante ? Vous le connaissiez déjà j’imagine ? Tout a été harmonieux dans les échanges de points de vue ?

 

Je ne le connaissais pas du tout. C’est une connaissance de nous deux, Xavier Besse, qui lui a fait découvrir mon travail, je crois. Et puis un autre ami, Munuera, m’a appelé pour rencontrer Didier à Angoulême : nous avons eu rendez-vous, il m’a présenté son projet et je suis monté sur le bateau. Et en ce qui concerne, travailler avec lui, je crois sincèrement que cela n’aurait pas pu être plus facile ni plus agréable. Les commentaires-suggestions-corrections n’étaient pas nombreux et ils étaient toujours précis.

 

L’histoire de ce qui allait devenir G.I. Gay vous a plu, touché, on le sent aisément à la sensibilité qui émane de vos dessins. Qu’est-ce qui a été agréable, ou au contraire plus compliqué, à représenter par le dessin ? Les scènes d’amour par exemple, le dosage entre sensualité et sobriété ?

 

Je ne pense pas être une personne très romantique, même si j’aime les films d’amour, mais je pense que j’ai la capacité de donner de l’expressivité aux visages des personnages, donc ce n’était pas particulièrement difficile pour moi d’obtenir ce ton de "sensibilité" que vous voyez dans notre album. Une des suggestions que vous évoquiez dans la question précédente m’a été faite par Didier justement à propos d’une scène de sexe entre Alan et Merle, et je pense que c’est la scène dont on a fait le plus de versions différentes, mais au final elle a parfaitement fonctionné, avec le travail des deux.

 

À quels moments le dessin a-t-il été dicté par un souhait déterminé d’Alcante, et à quels moments avez-vous été totalement libre ? Pour les traits des personnages notamment ?

 

Didier avait en tête deux acteurs pour les personnages d’Alan et Merle : Andrew Garfield et Heath Ledger. Je pense que je l’ai eu avec Merle-Heath, pas tellement avec Alan-Andrew… Et j’oserais dire que c’est la seule fois où Didier m’a demandé quelque chose d’aussi clairement pour marquer le dessin. Tout le reste s’est très bien passé et j’ai le sentiment que Didier a beaucoup fait confiance à mon jugement. Mais tu devrais lui demander !

 

Extrait du travail préparatoire de G.I. Gay, envoyé par J.B. Muñoz Serrano.

 

Est-ce que vous pensez que la BD peut contribuer à faire changer des mentalités ?

 

Je le pense, ou du moins de regarder ce qui nous entoure avec des yeux différents, par rapport au thème de notre bande dessinée. Je ne connaissais pas les paramètres utilisés par l’armée américaine pour sélectionner les recrues. Le simple fait de savoir à quel point le système peut être cruel change déjà un peu votre façon de voir.

 

Cet album tel quel ferait un grand film. Vous y avez pensé en le réalisant ? Vous l’espérez ?

 

Non, honnêtement, je n’y ai jamais pensé. J’aimerais que cela arrive ! Mais une fois imprimé et lu avec le livre entre les mains, j’ai eu l’impression qu’il était très "cinématographique".

 

De quoi êtes-vous particulièrement fier parmi les œuvres auxquelles vous avez participé jusqu’à présent ? Qu’aimeriez-vous nous recommander de lire ?

 

Je suis très fier de ma BD Déviances, petites nouvelles à thème érotico-pornographique, d’autant parce que le scénario était aussi le mien. Et avec le scénario d’un autre, je suis très contente du résultat de Scum, la tragédie Solanas, de Théa Rojzman, qui a eu la malchance d’être publié pendant la pandémie... Et bien sûr, je suis très fier de notre G.I. Gay, mais c’est plus qu’évident !

 

Votre conseil pour quelqu’un qui aimerait faire de la BD son métier ?

 

Je suis déjà plus âgé et la seule chose que je regrette, c’est de ne pas avoir commencé plus tôt à me consacrer à ce qui est aujourd’hui mon métier. Le conseil serait donc que si quelqu’un veut se consacrer à travailler dans le BD, n’y réfléchissez pas à deux fois !

 

Vos projets et surtout vos envies pour la suite, Juan Bernardo ?

 

J’aimerais retravailler avec Didier, en raison de la bonne expérience que j’ai vécue. Je suis amoureux de lui ! Et mon plus grand espoir et désir serait de publier une bande dessinée basée sur une de mes idées sur laquelle nous avons travaillé avec un scénariste espagnol, Alexis Barroso. C’est la bande dessinée que je ressens le plus en moi, et elle s’intitule Somorrostro, dans les bidonvilles de Barcelone dans les années 60, je croise les doigts pour qu’elle soit publiée en France.

 

Un dernier mot ?

 

Hm, eh bien, j’apprécie beaucoup votre interview, j’espère que vous avez vraiment aimé notre BD et je remercie Laurence Van Trich, notre éditrice chez Dupuis, pour sa gentillesse !

 

 

Q. : 22/09/24 ; R. : 23/09/24

 

 

p. 2 : Didier "Alcante" Swysen, le scénariste

 

Alcante bonjour. Les premiers retours - chaleureux - du public et de la critique sont-ils à la hauteur de votre investissement, émotionnellement et en terme de travail, sur G.I. Gay ?

 

Bonjour ! L’accueil critique est vraiment excellent, nous avons une très bonne presse et les avis sont vraiment très bons, ce qui nous réjouit. Au niveau des ventes, il est encore trop tôt pour le dire car l’album n’a que trois semaines d’existence, mais la mise en place a été très bonne, donc ça a l’air plutôt bien parti 😊. Heureusement car c’est un album qui compte vraiment pour moi, et sur lequel nous avons beaucoup travaillé. Non seulement le dessinateur Bernardo Muñoz et moi-même, mais également toute l’équipe chez Dupuis, à commencer par l’éditrice Laurence Van Tricht, mais également le maquettiste, le marketing, le commercial, l’attachée de presse… ça fait environ six ans qu’on a commencé à travailler sur cet album ! Donc, oui, je suis soulagé qu’il soit très bien accueilli !

 

Tu as raconté avoir été sensibilisé à la question des homosexuels dans l’armée U.S. dès l’élection d’Obama et sa promesse d’abroger la politique du « Don’t ask, don’t tell », en vigueur depuis les années 90 et qui, si elle représentait un progrès par rapport à la situation précédente, forçait quasiment les personnels LGBT à rester dans le placard pour rester dans l’armée. Pourquoi cette histoire t’a-t-elle particulièrement touché ?

 

Disons que j’ai trouvé ça assez incroyable qu’il ait fallu attendre 2011 (quasiment hier !) pour que l’armée américaine ne discrimine plus les homosexuels. Quand j’ai appris cela, ça m’a directement intéressé. Et comme d’habitude, quand quelque chose m’intéresse, je creuse et je creuse et je creuse encore 😊. En l’occurrence, j’ai appris que la loi « Don’t ask, don’t tell » avait été introduite par Bill Clinton, ce qui m’avait dans un premier temps étonné car il avait plutôt la réputation d’être un président progressiste en matière de droits civiques. Mais, et c’est là que c’est devenu intéressant, en fait cette loi (qui restait bien discriminante) était déjà un énorme progrès par rapport à ce qui se faisait avant  !

 

Ici, il faut peut-être rappeler brièvement ce que cette fameuse loi dite « Don’t ask, don’t tell » impliquait, car tous tes lecteurs ne sont sans doute pas familiers avec ça. Comme son nom l’indique, cette loi a deux volets : « Don’t ask » et « don’t tell ».

Le premier volet, « Don’t ask », (« Ne demandez pas ») met fin aux chasses aux sorcières de l’armée : c’est-à-dire qu’elle interdit à l’armée de demander ou de chercher à connaître l’identité sexuelle de ses membres – ce qui est positif.

Mais en revanche, le second volet, « Don’t tell » (« N’en parlez pas ») impose à ces membres de garder secrète leur homosexualité, et cela restait donc une discrimination indiscutable. Cette loi gardait en quelque sorte les homosexuels « dans le placard » et sous pression, car s’ils révélaient leur identité sexuelle ou la revendiquaient, ils étaient alors exclus de l’armée ! Bien entendu, pour les personnes concernées, cette espèce de schizophrénie imposée était pour le moins difficile à vivre. Cela posait par ailleurs des problèmes de sécurité car un soldat homosexuel aurait par exemple pu faire l’objet de chantage en le menaçant de révéler son homosexualité.

Pourtant, pour discriminante qu’elle restait, cette loi était néanmoins un progrès par rapport à la situation antérieure ou l’homosexualité était absolument intolérée à l’armée ! L’armée cherchait activement à les identifier pour les exclure, et en interdire l’accès.

Clinton avait en fait promis de mettre fin à ces discriminations, mais les lobbys anti-gays voire même simplement l’opinion publique ne l’ont pas laissé faire. C’est ainsi qu’est née la loi « Don’t ask, don’t tell » qui est une sorte de compromis entre ce que Clinton souhaitait faire, et la situation précédente, qui était donc encore pire.

 

Quand j’ai appris qu’en temps de guerre, les USA avaient carrément cherché activement à exclure les homosexuels de leurs rangs, et instauré des tests spécifiques à l’entrée pour les empêcher d’y entrer, j’ai tout de suite senti qu’il y avait le potentiel pour une excellente histoire. Je trouvais que ça revenait vraiment à se tirer une balle dans le pied, si je puis dire, d’ainsi se priver de forces vives alors même qu’on est en guerre ! Il faut vraiment avoir une vision déformée pour ce faire. (Et je te livre un petit truc que j’aime bien faire en tant que scénariste : une des toutes premières scènes de G.I. Gay illustre symboliquement le fait que quand on n’a pas une vision claire, on en vient à tirer contre son propre camp).

 

Dramatiquement parlant, je trouve que parler d’homosexualité pendant la guerre, c’est vraiment un super sujet. Déjà il y a la guerre, et il y a l’amour, donc de gros enjeux directement. Et puis, il va directement aussi y avoir des notions de secret, donc de la tension. Et une espèce de schizophrénie avec cette institution, l’Armée, qui poursuit certains de ses propres membres ! Et du coup, ces membres qui veulent quand même se battre pour servir un pays qui les rejette et les condamne. D’un point de vue scénaristique, tout ça m’excitait vraiment. Et puis, évidemment, il y a aussi le fait que c’est un sujet qui, bien qu’historique, reste encore d’actualité. Comme je le disais, il a fallu attendre 2011 pour qu’officiellement les USA renoncent à leur politique discriminante à l’armée. Mais ça, c’est « officiel »  . Car on est encore loin d’une acceptation totale de l’homosexualité dans nos sociétés aujourd’hui. Même, si bien entendu, dans d’autres sociétés, c’est encore bien pire puisque l’homosexualité est encore aujourd’hui considérée comme illégale dans plus de 60 pays, et carrément passible de la peine de mort dans 12 ! (voir ce lien)

 

Glaçant... Les injustices ça a été, depuis jeune, le grand moteur de tes indignations ? En tant qu’auteur, un grand moteur de ton inspiration ? Est-ce qu’il y a à cet égard d’autres histoires auxquelles tu penses déjà ? Même si je comprendrais que tu veuilles garder l’effet de surprise...

 

Je ne dirais pas que c’est un des grands moteurs de mon inspiration, mais oui, bien entendu, les injustices sont toujours révoltantes et ont déjà inspiré d’innombrables récits et continuent de le faire (je viens d’aller voir hier soir Le Comte de Monte Cristo par exemple).

 

En ce qui me concerne, j’étais particulièrement sensible aux injustices subies par des personnes qui étaient rejetées simplement parce qu’elles étaient différentes. À l’école primaire, une jeune fille rousse et un garçon balafré étaient souvent pris comme têtes de turcs, et ça m’a toujours attristé. Par ailleurs, des films comme Elephant Man, Mask ou même Edward aux mains d’argent m’émeuvent toujours particulièrement.

 

Mais ceci dit, je n’ai pas particulièrement de sujet sur le feu qui traiterait spécifiquement d’une injustice. Ou peut-être juste un, en fait, mais il est totalement embryonnaire.

 

Cette romance aussi périlleuse qu’inattendue entre Alan, jeune psy fiancé (et qui s’est engagé en partie pour emporter l’adoubement de son beau-père militaire) et Merle, jeune G.I. à la personnalité attachante et très affirmée, ne peut que toucher. Dans quelle mesure cette histoire est-elle basée sur une histoire réelle ? Sur plusieurs récits documentés ? Sur ton imagination ?

 

C’est un mélange de tout ça. J’ai lu énormément sur le sujet. Il y a un livre de référence, Coming out under fire – The History of gay men and women in World War Two qui a été écrit par un historien et activiste gay, Allan Bérubé. Ce livre m’a fourni tout le background historique (législation en vigueur durant la guerre, etc) pour mon histoire. Il cite aussi beaucoup de cas réels de gays et de lesbiennes qui ont vécu à cette époque et qui témoignent. Il y a d’autres témoignages et ressources aussi sur glbthistory.org. J’ai lu d’autres livres, comme par exemple Stars without garters – The Memoirs of two gay GIs in WWII de Carpenter & Yeatts, ou encore Gays in Uniform – The Pentagon’s secret reports, et bien sûr pas mal d’articles sur le Net, notamment suite à l’abolition de la loi « Don’t ask, don’t tell ». Le sujet est bien documenté, même dans les musées parfois, (voir ce lien) même s’il reste largement méconnu et/ou occulté. (En écrivant ceci, je me rends compte que je me spécialise un peu sur les grands faits historiques documentés mais occultés, tels « la Bombe » ou « la guerre de l’opium »). Bref, il y a eu beaucoup de travail de documentation.

 

Pour autant, Alan et Merle sont et restent des personnages de fiction. Mais j’ai énormément travaillé leur background, leur personnalité, leur psychologie, etc. et ils auraient pu exister. En gros, ils sont réalistes mais pas réels.

 

Il y a des scènes glaçantes, comme ce moment où un homme outé comme homosexuel se retrouve violé puis lynché à mort. Il y a eu dans ta doc beaucoup d’horreurs de ce genre, notamment durant la Seconde Guerre mondiale ?

 

Le problème de pareils cas, c’est qu’ils sont souvent étouffés, minimisés, cachés… Et donc il est difficile de se faire une idée précise du nombre de cas de viols et de meurtres qui se sont produits à l’armée. Dans d’autres cas, si un meurtre est avéré, il n’en va pas automatiquement de même pour le motif homophobe. Je ne pourrais donc pas te répondre vraiment précisément, mais c’est certain que oui, il y a eu des cas où les homosexuels ont été battus, violés, assassinés…

 

Cela me fait penser que peu avant d’avoir entendu parler du fait que Obama avait abrogé « Don’t ask, don’t tell », j’avais vu le film Harvey Milk dans lequel Sean Penn joue le rôle éponyme du premier homme politique américain ouvertement gay. À la fin du film, une scène m’avait particulièrement marqué, durant laquelle Harvey Milk passait par une phase de désespoir en se rappelant le nombre impressionnant de ses connaissances gays qui étaient décédées soit de mort violente soit par suicide. De même, dans le film Brokeback Mountain, on se souvient de cette scène où un des deux personnages principaux, alors enfant, est forcé par son père à regarder le cadavre d’un homme qui a été tué parce qu’il était gay. Donc oui, la violence envers les gays a été (et est toujours) malheureusement bien réelle, et dans le contexte de l’armée dans les années 40, c’était son doute là que le paroxysme a été atteint en ce qui concerne le monde occidental.

 

Ton récit se construit comme un film. On découvre au début Alan vieux, qui s’apprête à raconter son histoire alors que « Don’t tell, don’t ask » va être abrogé. Puis à la fin, on le laisse, mélancolique, avec ses souvenirs, mais heureux de ces moments partagés avec Merle. As-tu trouvé rapidement les grandes lignes de ton récit et sa structure narrative ? Qu’on t’emprunte l’histoire pour la porter sur grand écran ça te fait rêver ?

 

Tu n’es pas le premier à me dire que cette histoire ferait un film (et j’espère, un excellent film 😊). Dès que j’ai fait lire mon synopsis autour de moi, avant même de l’envoyer aux éditeurs, j’ai déjà eu cette remarque. Et notamment de Jean Van Hamme !

 

Honnêtement, je suis convaincu que cela ferait un super film. On est à la croisée de deux films de genre : le film de guerre, et le film d’amour. Le scénario est une structure en 3 actes classiques, avec des pivots dramatiques, une scène centrale, un climax, etc. Vraiment, ce serait parfait au cinéma, c’est sans doute mon scénario le plus adaptable au cinéma. Compte sur moi pour mettre la pression au responsable des droits audiovisuels chez Dupuis !

 

Parlant de cinéma, je fais une petite parenthèse pour dire que j’ai demandé à Bernardo de s’inspirer de deux acteurs pour les deux personnages principaux : Andrew Garfield pour Alan, surtout connu pour avoir joué Spiderman - mais je le trouvais trop sympa dans Hacksaw Ridge (Tu ne tueras point) -, et Heath Ledger (qui a joué le Joker dans The Dark Knight et bien sûr dans Brokeback Mountain, mais je pensais plutôt à son rôle dans Chevalier où il avait vraiment énormément de charisme et de charme).

 

Sinon, pour en revenir à ta question, non, ça n’a pas été simple de trouver la structure narrative. Je voulais trop mettre au début, et j’allais me retrouver avec quelque chose de trop long. Je voulais parler de l’abrogation de « Don’t ask, don’t tell », de la manière dont les gays étaient traités dans l’armée durant la guerre, de leur lutte pour leurs droits, etc, etc... mais ça restait fort documentaire et il m’a fallu plusieurs déclics pour que l’histoire se construise et tienne bien la route. Le premier déclic, ça a été de me dire que je devais me focaliser sur l’histoire d’amour et que tout le background historique devait être juste ça : un background, mais un background utile qui fasse progresser l’histoire, c’est-à-dire en l’occurrence qui procure tous les obstacles auxquels nos héros doivent faire face et qu’ils doivent surmonter pour simplement pouvoir vivre pleinement leur histoire d’amour.

 

Un deuxième déclic, certainement, a été mon choix de faire du personnage principal un psychiatre qui travaille pour l’armée et non un simple G.I. Ça me permettait directement de faire passer aux lecteurs toute une série d’information sur la législation en vigueur dans l’armée vis-à-vis des gays simplement durant sa formation. Ensuite, ça le mettait dans une situation très intéressante puisqu’il se retrouve au cœur du système, il doit aider ce système à fonctionner mais finalement il se retrouve lui-même « pourchassé » par ce système. C’était super motivant de trouver ça, car directement ça permettait de faire passer le personnage par plein d’étapes : (!!!! ATTENTION SPOILER !!!!) il applique le règlement sans se poser des questions, il applique le règlement en se posant des questions, il contourne le règlement discrètement, il incite la hiérarchie à se poser des questions sur ce règlement, il s’oppose ouvertement à ce règlement… mais tout ça ne suffit pas, alors il fait un coming out public !

 

Ensuite, un autre déclic, ça a été de me dire que je pouvais faire l’impasse sur tout ce qui s’était passé entre la guerre et l’abrogation de « Don’t ask, don’t tell » si je me dépatouillais pour que mon personnage principal vive quelque chose de tellement marquant pendant la Seconde Guerre mondiale que le lecteur comprendrait de lui-même que suite à ça il serait devenu un activiste qui se battrait pour les droits des gays jusqu’à la fin de sa vie. En quelque sorte le lecteur ferait une partie du boulot à ma place en imaginant lui-même ce qu’Alan a vécu entre la fin de la guerre et 2011, une espèce de giga ellipse narrative. Ça m’a aussi donné cette idée de double planche avec les photos qui résument quasiment 70 ans de vie ! Je trouve qu’elles fonctionnent vraiment bien, en tous cas moi elles m’émeuvent.

 

Et parlant d’émotion, le vrai déclic, ça a été de trouver l’idée du climax (!!! ATTENTION SPOILER  !!!), quand Alan décide de se dénoncer par amour de manière sacrificielle. Là, j’étais vraiment trop content de moi, je visualisais la scène et j’en avais la chair de poule. Je l’ai fait lire à mon épouse qui a carrément pleuré d’émotion. Là, je savais que j’avais vraiment une belle histoire. Ça a été ça la clé, faire passer tout le background historique à l’arrière-plan pour mettre les émotions à l’avant-plan. Et franchement, j’espère que mon histoire fera couler beaucoup de larmes 😊.

 

Dédicace spéciale offerte par J.B. Muñoz Serrano

à Didier "Alcante" Swysen. Merci à Alcante pour le partage !

 

Très émouvant tu peux en être sûr... Je ne sais pas ce que tu en penses, mais au-delà d’une certaine ressemblance physique Merle m’a rappelé ton Glenn Cowan dans La Diplomatie du ping pong. Tous deux électrons libres, libres dans leur tête. Ces personnages qui osent casser les codes, tu as une tendresse particulière pour eux ?

 

C’est vrai qu’ils se ressemblent un peu physiquement, même si Merle est plus costaud que Glenn Cowan, mais ils sont tous les deux ce côté électron libre, effectivement. Mais comme je l’ai dit, au niveau physique, j’ai plutôt pensé à Heath Ledger pour Merle. Et au niveau caractère, je l’ai plutôt construit comme complément à Alan. A eux deux, ils se complètent comme le Yin et le Yang. Alan est intello, timide et introverti, Merle est manuel, sûr de lui et extraverti. Ils se complètent bien.

 

Est-ce que tu trouves que, s’agissant de l’homophobie, prise au sens le plus large, il y a encore beaucoup à faire, et je ne parle là que de nos sociétés occidentales... Quand on écrit ce genre d’album forcément on a aussi l’envie d’apporter sa pierre à l’édifice fragile de la tolérance ?

 
L’homophobie est-elle toujours d’actualité dans nos sociétés  ? Plutôt que de vous répondre longuement, je vais vous montrer quelques posts reçus par Dupuis quand ils mis la bande-annonce de l’album sur les réseaux sociaux :

 

 

Donc, oui, il reste encore malheureusement beaucoup de choses à faire, même dans nos sociétés occidentales...  :-/ Et même si mon but premier est avant tout de raconter une bonne histoire, une belle histoire d’amour en l’occurrence, tant mieux si mes albums peuvent aider à promouvoir davantage de tolérance !

 

L’entente a été immédiate, le travail facile avec Juan Bernardo Muñoz Serrano ? Une belle collaboration, à laquelle tu aimerais apporter une suite ?

 

J’ai découvert les dessins de Bernardo un peu par hasard via les réseaux sociaux, et j’ai tout de suite flashé. Laurence Van Tricht (l’éditrice) a eu exactement la même réaction que moi. On l’a donc contacté et rencontré (à Angoulème). Je lui ai pitché le projet et il a directement été emballé. Tout le reste s’est bien déroulé même si cela a pris pas mal de temps car Bernardo devait d’abord terminer le projet sur lequel il était occupé, puis faire les 122 planches de l’album, couleurs comprises. Comme il est vraiment méticuleux, il a repris pas mal de planches, dessins, couleurs… Mais oui la collaboration était très agréable, Bernardo est très gentil et c’est un vrai gentleman. Et puis, vraiment, ses planches sont très belles. Il a magnifiquement illustré cette histoire, et a vraiment donné vie à Alan et Merle. On croit en eux, on croit en leur amour, on sent qu’il se passe quelque chose entre eux. J’espère pouvoir recollaborer avec Bernardo, mais rien n’est prévu pour l’instant en ce sens car il aimerait d’abord placer un projet solo qui lui tient fort à cœur.

 

Si tu pouvais te projeter dans votre histoire, et à tout moment, glisser quelque chose à l’oreille d’un des gradés intolérants ? De Roosevelt ? De Merle ? D’Alan ?

 

À Merle et Alan, j’aurais dit « Courage, les gars, votre combat sera long et douloureux, mais il aboutira un jour ».

Aux gradés intolérants, j’aurais voulu dire « Punaise, lâchez leur les baskets !!! ».

Quant à Roosevelt, peut-être lui aurais-je plutôt suggéré d’enterrer profondément les plans de la bombe atomique et de privilégier une autre solution pour mettre fin à la guerre.

 

La BD pour toi, c’est un beau média pour raconter des histoires ? C’est aussi, pas systématiquement tu l’as dit mais parfois une envie de transmettre des messages ?

 

La BD est un fantastique médium que j’aime depuis que je suis tout petit. Lire une BD, c’est s’immerger pendant une demi-heure dans une histoire qui peut nous faire rire, nous émouvoir, nous faire réfléchir, nous passionner, nous faire peur. Tout est possible en BD. Vive la BD ! 😊

 

Je ne peux qu’approuver ça ! Tes projets et surtout tes envies pour la suite ?

 

Une vraie envie serait que G.I. Gay et La diplomatie du ping-pong fassent leur chemin chez des producteurs de cinéma, je trouve vraiment que ces albums pourraient devenir de super films !

 

Pour le reste, j’ai une très belle année 2024 avec pas mal de sorties, qui va tout doucement se terminer. Ce sera un peu plus calme en 2025. Là dans l’immédiat, je suis sur le tome 3 des Piliers de la Terre (le tome 2 sort dans un mois et demi). J’ai beaucoup de pistes pour des nouveaux projets, mais pas encore grand-chose de vraiment concret. Enfin, si, quand même, mais c’est un peu tôt pour en parler. Suspens, suspens... 😊

 

 

Q. : 22/09/24 ; R. : 29/09/24

 

 

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26 septembre 2024

Serge Lama : « Je pense avoir fait plus encore que ce que j'ai voulu... »

Le 28 mars 2024, j’ai eu le privilège de pouvoir m’entretenir, par téléphone pendant plus d’une heure, avec un des derniers grands de la chanson française, monsieur Serge Lama. Lama, comme à beaucoup de gens de ma génération (je n’ai pas encore 40 ans), ne me parlait pas énormément a priori. Et puis en 2021 j’ai lu une belle bio qui lui a été consacrée, celle de Frédéric Quinonero, pertinemment intitulée Serge Lama, la rage de vivre (notre interview est à retrouver ici). J’ai alors découvert véritablement ce grand artiste, auteur de quelques uns des plus beaux et sensibles textes du répertoire mais auquel colle toujours à la peau une image faussée, celle du macho gaulois (qu’il a parfois contribué à forger lui-même). Un homme qui s’est remis de tout, y compris du pire, et qui a fait montre d’une niaque exemplaire, et réellement inspirante.

 

Il y a neuf mois, jinterviewais sa grande amie Marie-Paule Belle, qui m’a parlé du Lama qu’elle connaît, de sa sensibilité féminine. Deux ans plus tôt, Marcel Amont qui l’a vu démarrer et renaître après l’avoir connu au plus bas, mavait fait lhonneur de répondre à mes questions. Amont. Belle. Lama. Trois personnalités que je place dans la même famille, belle et exigeante, de ces artistes généreux, authentiquement populaires mais qui, dans un pays où l’on adore enfermer dans des cases, n’ont pas toujours été considérés par la critique comme ils devraient l’être pour peu qu’on creuse un peu.

 

Peu avant que je diffuse cet article, Serge Lama m’a fait parvenir ces quelques mots qu’il venait d’écrire exprès à propos de Françoise Hardy, évoquée dans notre interview et décédée entre temps : « La disparition de Françoise m’a profondément touché. C’était un personnage hors norme, une personnalité tranchante, elle savait exactement ce qu’elle voulait et ce qu’elle ne voulait pas. J’étais amoureux d’elle à l’époque des garçons et des filles et des amis qui tombaient des nuages. J’aurais voulu tomber de ces nuages-là. Mais elle était en même temps très mode, très branchée et pourtant on s’est fréquenté à une époque, elle m’avait même interviewé. »

 

Réécoutez Lama. Lisez-le. Aimez-le et dites-le lui, il est encore là pour l’entendre. Merci Frédéric, pour cette révélation. Merci à Françoise Piazza, pour le contact. Merci à Matthieu Moulin pour son texte inédit. Merci Luana pour votre bienveillance. Merci à vous, monsieur Lama, pour votre générosité : gardez cet appétit du gamin des Ballons rouges, continuez, encore et encore ! Bonne lecture ! Exclu, Paroles d’Actu, par Nicolas Roche.

 

EXCLU - PAROLES D’ACTU (28/03/24)

Serge Lama : « Je pense avoir fait

 

plus encore que ce que j’ai voulu... »

Serge Lama. Photo : Matthieu Camille Colin (C).

 

Serge Lama, bonjour. Je suis très heureux de pouvoir avoir cet échange avec vous aujourd’hui. Comment allez-vous ?

 

Je vais bien. Je vais très bien, même. Je travaille sur des projets divers mais je ne veux pas trop en parler pour le moment. J’ai la femme que j’aime près de moi, j’ai un chat merveilleux. Vraiment tout ce qu’il faut pour être un homme heureux.

 

Parfait. Ma première question, d’actualité, portera sur quelqu’un d’autre, qui vient lui aussi d’annoncer qu’il arrêtait la scène : Michel Sardou, auquel on vous a souvent comparé, opposé peut-être, notamment dans les années 70. Il aura été quoi, un rival ? Un bon camarade ?

 

(Il hésite) Disons qu’on était concurrents, parce que les médias nous ont mis en concurrence dès nos débuts. Michel, c’est une voix et moi j’étais une voix, différente, mais une voix aussi. Ce sont beaucoup les médias qui ont mis en avant une forme de rivalité, souvent la concurrence se fait de l’extérieur. Les caractères des uns et des autres font ensuite que ça va prendre une tournure ou une autre. Michel est comme il est, moi je suis comme je suis. Pour vous dire une chose simple, j’ai été le voir une douzaine de fois, quand je le pouvais, lui est venu me voir une fois. Parce que c’était lui, parce que c’était moi...

 

Très bien. On va parler de vous maintenant, et d’abord d’un épisode tragique. Votre terrible accident survenu en 1965, qui a notamment coûté la vie à votre fiancée de l’époque Liliane Benelli, aurait pu d’après vos propres mots vous «  foutre par terre  » pour de bon. À ce moment-là, il y a eu une longue rééducation, disons même reconstruction, avec un vrai élan de solidarité de la part du métier, des artistes comme le regretté Marcel Amont, Barbara ou encore Régine, qui ont donné un spectacle dont les fonds vous ont été reversés. Le show-biz, à compter de ces épisodes-là, le métier en général, humainement parlant, vous les avez regardés avec bienveillance ?

 

Ah, je veux oui ! Après mon accident, un ami, Marcel Gobineau (mon ami, mon maître) m’a accueilli chez lui, on n’avait pas beaucoup de sous. J’en avais un petit peu, mais pas suffisamment pour tenir comme ça, aussi longtemps. Tout à coup, sous l’impulsion de Régine qui, il faut le dire était une maîtresse femme, et aussi de Barbara qui était à L’Écluse et a remué ciel et terre, il y a eu un spectacle de folie ! Une affiche pareille, même si on l’avait voulue, ça aurait été impossible. C’était impayable, si j’ose dire (rires). Brassens, Barbara, Enrico Macias, Sacha Distel, Pierre Perret et d’autres. Après le spectacle, ils ont tous débarqué dans le petit appartement de Marcel, ils ont défilé, les uns après les autres, c’était très émouvant... Alors, forcément, ça ne remplaçait pas tout ce qu’on avait perdu, le frère d’Enrico Macias, Liliane... Les amours de 20 ans «  ne se remplacent guère  », comme disait Barbara. Il y a quelque chose de fatal dans les amours brisées à 20 ans. Parce qu’on n’a pas l’expérience. Parce qu’on n’a pas les défenses. On n’a rien pour lutter contre. C’était terrible...

 

Je peux bien l’imaginer... Ce qui frappe, quand on regarde votre parcours, à partir de cet accident, c’est cette niaque un peu hors du commun qui vous a animé. Le biographe Frédéric Quinonero a mis en avant votre «  rage de vivre  ». Cette rage de vivre, vous l’avez toujours eue en vous, ou bien avez-vous eu la tentation de vous laisser partir ?

 

Non, jamais cette chose-là ne m’est venue à l’esprit... J’ai été très malheureux, au fond du trou. Mais oui, j’avais la niaque. Il y avait quelque chose en moi qui «  voulait  ». Je m’étais persuadé que j’allais me remettre, bien que tous les médecins m’aient assuré que c’était impossible. Ils me disaient de me mettre ça dans la tête, qu’il me faudrait trouver d’autres issues à ma vie. Moi je leur ai répondu que c’était possible, et que ce serait comme ça. Je me suis vraiment battu, malgré ma jambe gauche qui ne répondait pas et qui n’a jamais répondu. Je suis remonté sur scène. Et j’ai fait la carrière que vous connaissez. Je ne sais pas si c’est une question de «  volonté  », c’est un mot qu’on emploie un peu facilement, mais je pense qu’il faut avoir la niaque.

 

Je trouve que cette niaque, vous l’incarnez comme peu de gens, et comme peu d’artistes en tout cas. Et c’est très inspirant...

 

À cette période-là, il est indéniable que j’ai tapé du pied comme le plongeur qui, arrivé au fond, tape du pied pour sortir de l’eau. Et je suis sorti de l’eau, voilà !

 

La souffrance, vous en avez parlé...

 

Je me suis arrêté parce que je ne peux plus me tenir debout très longtemps. Je pourrais faire une chanson avec toutes les choses que je ne peux plus faire, qui s’appellerait Je ne peux plus. Je ferais une énumération, un truc à la Prévert, un inventaire, sans compter tout ce qui me fait mal. J’ai un orgueil qui est, je pense, aussi bien placé que possible, et donc je ne voulais pas me montrer à mon public en étant moitié assis moitié debout. Quelque chose comme ça, moi, ça ne me convenait pas.

 

On va y revenir tout de suite, à votre orgueil. Mais je veux vous amener sur une question d’actualité. À propos de cette vie malgré la souffrance, ça vous parle ces débats de plus en plus insistants sur la fin de vie, sur la manière d’accompagner les gens pour qu’ils ne souffrent pas trop ?

 

Moi je trouve qu’on devrait laisser les gens tranquilles. Je sais qu’il y a de bons sentiments qui se mettent autour de tout ça, et tout le monde n’a pas la chance d’être à ma place, d’avoir ma situation. Mais je dois dire que je suis catholique, je suis chrétien, «  Voilà ma gloire, mon espérance et mon soutien  » (rires), et que c’est une chose que je ne peux pas concevoir, même à mon âge. Je trouve que ce n’est pas forcément bien. La vie c’est la vie, on vous la donne, c’est extraordinaire, et tout à coup on aurait cette prétention en tant qu’être humain de vous l’arracher en mettant en place, presque comme quelque chose de normal, qu’on vous «  suicide  », pour partir «  dans de très bonnes conditions  ». Je ne trouve pas ça bien. Diminuer la souffrance, oui, mais supprimer la vie, non.

 

Je peux comprendre votre point de vue.

 

Vous êtes jeune, donc vous devez penser que c’est très bien. Moi qui suis vieux, je trouve que ce n’est pas bien.

 

>>> Les Ballons rouges <<<

 

Est-ce que le gamin provincial d’extraction modeste des Ballons rouges, une de vos chansons les plus emblématiques, ce gosse «  plus orgueilleux  » qu’un roi, ça a été vous ?

 

Oui, je pense que je l’ai été, longtemps. Moins par la suite. Mais pendant longtemps, j’ai été porté, presque par une violence intérieure qui m’a poussé vers le haut. Je voulais réussir, à mes débuts je le disais à tous les vents, à qui voulait l’entendre. «  Je réussirai, vous verrez  ». Après mon accident, je le disais avec encore plus de force. Et je m’en suis sorti, je crois, grâce à cette volonté qui a permis que ça se passe comme ça.

 

D’abord l’orgueil d’un gamin, puis celui de se relever après l’accident.

 

Oui mais après, cet orgueil, une fois que vous commencez à avoir vos premiers succès, ça se mue en volonté. Ce n’est pas tout à fait la même chose. À partir de ce moment-là, vous avez la volonté d’aller soit plus haut, soit, plus tard, d’aller ailleurs, d’essayer, de tenter des choses. Ça a été une folie de faire Napoléon par exemple. Je l’ai fait sur un coup de tête, et ça a été un succès. C’est même la période, je le dis souvent, la seule période où je me suis senti «  star  ». Pendant Napoléon, j’étais reçu partout, j’ai eu tous les honneurs... C’était comme si on me confondait avec lui. J’ai bénéficié de cet état d’humeur général. Plus tard, pour certaines chansons, j’ai tenté des choses qui étaient risquées. J’ai parlé de l’âge, du mien, alors que les gens détestent ça, ils veulent toujours rester jeunes, et moi j’en parlais volontiers. Il y a une chanson qui s’appelle J’arrive à l’heure, que j’aime beaucoup  : elle parle de l’âge sans voile, sans tabou, de manière assez crue.

 

>>> J’arrive à l’heure <<<

 

D’ailleurs à propos de Napoléon, vous dites que vous avez été starifié à ce moment-là, très associé à lui, est-ce qu’à cette période vous n’avez pas risqué de perdre pied  ?

 

Je le confirme, Napoléon est un personnage dangereux ! Quand vous jouez tous les soirs un mec qui tape du pied... Qui d’ailleurs est le contraire de ce qu’on voit dans le film de Ridley Scott, qui pour moi n’est pas bon du tout, hélas. Heureusement qu’il en a fait d’autres - je préfère Thelma et Louise -, là ce qu’il a fait avec Napoléon, avec beaucoup d’argent j’imagine, c’est un gâchis. Pour en revenir à votre question, oui, Napoléon est un personnage clivant, même pour soi effectivement. Il faut s’en remettre. Mais ça m’a fait connaître un métier que je ne connaissais pas, la comédie – parce que je faisais le comédien dans Napoléon -, métier que j’ai continué à exercer un peu ensuite, et qui m’a appris beaucoup de choses qui m’ont servi par la suite pour mon métier de chanteur.

 

J’évoquais il y a un instant une bio qui vous a été consacrée. Vous avez écrit la vôtre récemment. Est-ce pour rétablir des vérités par rapport à des choses fausses qui ont pu être écrites ?

 

Non je n’ai jamais écrit d’autobiographie. En 2021, les éditions Beaux-Arts m’ont demandé de réagir à des tableaux de maîtres en relation avec mes textes de chansons, et de dire avec ma spontanéité et mon naturel, n’étant pas un spécialiste de l’art, ce que je voyais, ce que je ressentais. En ouverture de ce livre, il y a une cinquantaine de pages qui retracent les moments clés de ma vie mais ce n’est pas une biographie à proprement parler. J’ai écrit des choses dans des livres, tous mes textes de chansons ont été publiés, mais je n’ai jamais vraiment écrit d’autobiographie.

 

Très bien... Mais rétablir vos vérités sur les choses parfois fausses qui peuvent être écrites sur vous, c’est important  ?

 

Oui, il y a parfois des choses fausses... Enfin, la dernière biographie non officielle qui a été faite était plutôt bonne, plutôt juste. Mais on ne connaît pas la vérité d’un homme en le racontant. Ils ne parlent que de l’artiste, parce que c’est celui qu’ils connaissent, mais les comportements, la joie de vivre, les sorties le soir, des choses comme ça, ils ne peuvent pas en parler. Ils ne peuvent pas parler de l’intime parce qu’ils ne le connaissent pas. Je suis le seul à le connaître. Ma vérité, elle est là. Cette vérité, je ne sais pas si je l’écrirai un jour. Il faudrait que le ciel me donne beaucoup de temps, parce que j’ai tellement de projets que certains d’entre eux vont capoter, c’est sûr.

 

>>> Maman Chauvier <<<

 

J’espère bien que la plupart d’entre eux seront menés jusqu’à leur terme ! Question bio justement  : est-ce que l’histoire entre votre père et votre mère, mère à laquelle vous avez d’ailleurs dédié une belle chanson, Maman Chauvier, a influé sur votre rapport avec les femmes ? Est-ce que vous vous êtes dit : «  Jamais une femme ne me fera renoncer à mes rêves  » ?

 

Oui, ça je me le suis dit... Qu’aucune femme ne m’enlèverait mon rêve.

 

Et vous diriez que les rapports qu’ils ont entretenus ont influé sur vos propres rapports avec les femmes en général  ?

 

Je pense que oui, parce que tout répond à tout. Tantôt c’est le père qui est trop ceci, tantôt c’est la mère qui est trop cela... Je vois bien dans les bios des autres, de gens beaucoup plus importants que moi, l’importance de toutes ces choses. Avec ma mère, c’était surtout conflictuel dans le sens où on ne se comprenait pas. Je pense qu’avec elle, on s’est un tout petit peu compris à la fin de sa vie. Mais jamais vraiment. Avec mon père c’était différent, on faisait le même métier. Il avait choisi le métier que j’aimais, on pouvait parler sur le même plan. J’aimais mon père, et c’est vrai que ma mère l’a empêché de continuer sa carrière, à tort puisqu’il aurait pu vivre de son métier malgré tout ce qu’elle lui disait. Elle aurait pu le laisser partir en tournée par exemple, mais elle ne voulait pas, parce qu’elle était jalouse. Il n’est jamais vraiment parti en tournée...

 

On va l’évoquer justement. Vous avez souvent rendu hommage à votre père, Georges Chauvier, sur scène et sur disque. Savez-vous ce qu’il a ressenti face au succès phénoménal que vous avez connu ? Est-ce que ce succès, vous l’avez accroché aussi pour lui ?

 

(Un peu ému) Oui. Là, c’est de l’ordre du sentimental. Je l’ai fait pour lui aussi. Pour moi, mais aussi pour lui. Un instinct que j’ai eu, je l’ai fait chanter juste avant sa mort... Je devais sentir qu’il se passerait quelque chose. Il est mort en décembre 1984, et nous avons chanté ensemble en février 1984, au Grand Rex à Paris, où j’ai fêté mes vingt ans de carrière puis en tournée, ça a été chouette. Il était encore fringant.

 

>>> Non, mon fils n’aura pas d’enfant <<<

 

C’est vraiment chouette que vous ayez fait ça ensemble !

 

C’est incroyable même. Merci, je ne sais pas à quoi ou à qui, mais merci de m’avoir permis de donner à papa cette joie de monter sur scène, d’être applaudi, d’être considéré, là où ma mère l’avait toujours écrasé. J’ai permis qu’il soit mis DEVANT, voilà.

 

C’est très bien que vous l’ayez fait, à ce moment-là... J’ai interviewé en novembre dernier Marie-Paule Belle qui m’a parlé de vous avec tendresse...

 

Ma chère Marie-Paule ! C’est une femme extraordinaire, qui a dû tout vous raconter dans les détails. Elle est venue sur de grosses tournées, tout à coup elle se retrouvait devant de très grandes salles, seule au piano. Je la regardais et je me disais que cette fille avait quelque chose que n’avaient pas les autres. Quelque chose d’exceptionnel, de fascinant avec ses musiques, ses textes... Tous les soirs, parce que c’était ma façon d’être, je m’asseyais sur le côté et je regardais les autres chanter, faire leur numéro, j’étais content (rires). On se faisait des gags, c’était sympa. On a passé de bons moments ensemble...

 

Elle m’a parlé de votre sensibilité «  féminine  » alors même que vous aviez une image assez macho, c’était aussi l’époque. Est-ce que vous n’avez pas quelque part un peu caché cette sensibilité derrière un personnage qui n’était pas complètement vous ?

 

Oui peut-être... Pas dans les textes forcément, parce que cette sensibilité-là on la retrouve dans certains textes, mais oui probablement. Marie-Paule voit les choses justement, et comme elle le dit, j’ai sûrement une grosse sensibilité féminine.

 

>>> Le 15 juillet à cinq heures <<<

 

Et justement est-ce qu’à cet égard vous ne regrettez pas finalement que, songeant à vous, on cite beaucoup plus fréquemment Femme, femme, femme que Le 15 juillet à cinq heures, Une île ou, autre chanson d’une grande sensibilité, L’enfant d’un autre ?

 

Femme, femme, femme, c’est une chanson que je ne regrette pas. C’est un hymne à la femme. Il y avait des choses dans mon comportement qui pouvaient être machistes, tous les hommes l’étaient un peu. Aujourd’hui c’est différent, et encore je ne sais pas, il faudrait que je voie plus de gens pour me rendre compte de ce qu’il en est. À l’époque, on était presque élevés là-dedans...

 

Bien sûr. S’agissant de ma question, évidemment que Femme, femme, femme est une belle chanson, mais ce que je veux dire, c’est qu’il est dommage peut-être qu’on vous associe moins spontanément à ces chansons que j’ai citées ?

 

C’est sûr que je le regrette, je vous le dis franchement. Mais c’est comme ça  : le public avait besoin de cette chose que je lui donnais en plus. Cela dit, le public aimait Le 15 juillet à cinq heures, il aimait aussi L’enfant d’un autre, qui a été un succès et pour mon public, une chanson importante. Mais, il avait besoin d’entendre aussi le Lama joyeux drille, alors je ne pouvais pas ne pas lui donner ce qu’il me demandait. Je ne pouvais pas être que Le 15 juillet à cinq heures.

 

>>> Lenfant dun autre <<<

 

Et par rapport à ces textes, à leur sensibilité, avez-vous dû batailler parfois contre une forme de pudeur qui vous aurait fait buter face aux mots d’une chanson ?

 

Je pense que j’osais dire les choses. Mon problème, c’était plutôt que j’osais TROP dire. C’est sans doute ce que veut dire Marie-Paule d’ailleurs  : parfois je débordais du cadre. J’ai sans doute osé plus parfois que j’aurais dû.

 

>>> La chanteuse a vingt ans <<<

 

Quelles sont, parmi votre vaste répertoire, les chansons qui vous ressemblent le plus ? Celles que vous recommanderiez à qui voudrait découvrir Lama ?

 

Celles que vous avez citées, déjà. La chanteuse a vingt ans aussi me représente véritablement. Alors que Les p’tites femmes de Pigalle... non. Vous savez, au départ, c’était une chanson triste.

 

>>> Les p’tites femmes de Pigalle <<<

 

L’homme est quitté par sa femme, elle est tendre...

 

Oui, mais au départ elle était encore plus triste que ça. Mais quand Jacques Datin (le compositeur de la chanson, ndlr), sur la base de mon texte, m’a présenté sa mélodie (il entonne le refrain enjoué tel qu’on le connaît, ndlr), j’ai trouvé ça chouette, gai, plein de vie, j’ai donc repris mon texte, qui était beaucoup plus triste que celui que vous connaissez, et on en a fait une chanson joyeuse. C’est un peu l’histoire du mec qui prend les choses du bon côté. Alors que dans ma version de départ, il ne les prenait pas du bon côté...

 

>>> Et puis on s’aperçoit <<<

 

Et vous citeriez aussi, j’imagine, Je suis malade et D’aventures en aventures ?

 

Oui, bien sûr. Une île, vous l’avez dit. L’Algérie... Souvenirs, attention, danger !, c’est une chanson que j’adore. Et puis on s’aperçoit, qui a été une chanson majeure de mon tour de chant, je la chantais presque à chacun de mes tours. Seul, tout seul, celle-ci, après l’avoir écoutée, vous vous pendiez ! C’est bizarre mais cette chanson, les gens lui faisaient un triomphe, sur scène.

 

Justement, par rapport à la scène, comment qualifieriez-vous les liens qui, notamment sur scène, vous ont uni à votre public ? Et est-ce qu’il y a quelque chose de charnel à dompter un public ?

 

Je ne le «  domptais  » pas. C’était plutôt de l’ordre de l’affectif. Je le prenais par les sentiments, si vous voulez. Parfois par le colback, dans des chansons comme Les p’tites femmes de Pigalle ou comme Femme, femme, femme. Mais la plupart du temps, je les prenais par les sentiments, par la sensibilité. Je les prenais par ce qu’ils avaient EUX en eux. Quand vous êtes sur scène, il y a évidemment le texte de la chanson que vous avez écrit, mais l’interprète va l’adapter selon le public du soir. On «  sent  » le public, ça c’est difficile à expliquer quand on ne fait pas ce métier, mais vous sortez davantage telle chose parce que vous sentez que ce soir-là, le public est comme ça, qu’il a envie de ça. Vous, vous êtes là pour faire don de votre personne au public.

 

>>> Mon ami, mon maître <<<

 

C’est une belle réponse aussi... Vous avez écrit pour Marcel Gobineau une des plus belles chansons qui aient été écrites sur l’amitié, Mon ami, mon maître. L’amitié, une valeur cardinale pour vous ? Aussi forte que l’amour ?

 

Bien sûr. Vous savez, quand on est jeune, on a des copains, c’est important les copains, c’est le début de l’amitié. Comme c’était un homme plus âgé que moi – il avait 30 ans de plus que moi -, c’était comme un père pour moi, un guide qui m’a emmené vers les plus belles voies possibles. Il avait aussi son tempérament et, comme moi j’écoutais tout ce qu’il disait, j’ai parfois fait ou dit, à cause de lui, des choses que je n’aurais pas faites ou dites si j’avais été seul. Mais ce fut vraiment un père spirituel pour moi.

 

>>> L’esclave <<<

 

Il y a cette chanson que vous avez citée tout à l’heure, au texte fort et à la mélodie envoûtante, que j’ai eue dans la tête une bonne partie de ces derniers jours : L’Algérie...

 

L’esclave, vous connaissez  ? Une chanson majeure de mon tour de chant. Mon public adorait quand je la chantais. «  Dans un harem byzantin / Où pour trouver le paradis / Je m’étais déguisé en chien / Une esclave m’a dit  », et là je commence à chanter... Un titre très moderne dans le sens où le mec devient femme au cours de la chanson. C’était très en avance pour l’époque !

 

C’est promis, je vais l’écouter. À propos de L’Algérie justement, j’avais envie de vous demander  : ça avait été quoi la réaction des appelés pour l’Algérie, ces «  milliers de garçons  » qu’on avait embarqués pour une "aventure" dont ils «  ne voulaient pas  » ?

 

Tous les retours ont été positifs, que ce soit de la part des pieds-noirs ou des Algériens - ceux qui ont pu revenir, parce que malheureusement on a laissé beaucoup d’entre eux se faire massacrer, grande faute politique au passage... Ça a été un succès immédiat. Ces gens ont trouvé que cette chanson, c’était pile celle qu’il leur fallait. Cette chanson dure, parce que c’est la blessure de la France !

 

>>> L’Algérie <<<

 

Vous avez raison, blessure qu’on a encore du mal à regarder en face d’ailleurs.

 

Voilà. Alors, j’ai essayé de rendre cette blessure ensoleillée dans ma chanson, mais c’est une blessure terrible.

 

Une des plus belles chansons sur cette guerre, et sur la guerre en général...

 

Je le dis dans la chanson, mais effectivement, «  Avec ou sans fusil  », c’est un beau pays l’Algérie ! Clair et net. Et c’est vrai qu’elle fait partie de ces titres qui ont toujours plu à mon public, comme par exemple Je voudrais tant que tu sois là, et d’autres...

 

J’ai réécouté récemment cette autre chanson, belle mais plombante, là pour le coup on a envie de se pendre après l’avoir écoutée  : Des éclairs et des révolvers. Êtes-vous un pessimiste, Serge Lama ?

 

(Il hésite) Oh, je pense que oui... Je suis né pessimiste. Mais bizarrement, j’étais le pessimiste qui faisait rire les gens. Mais fondamentalement, quand je prends ma plume, je suis pessimiste.

 

>>> Des éclairs et des révolvers <<<

 

Quand vous regardez derrière Serge Lama, vous vous dites quoi ? Comme le gamin des Ballons rouges, «  J’ai fait ce que j’ai voulu  » ?

 

Oh, oui... Je pense que j’ai même fait plus que ce que j’ai voulu. Je pense à Napoléon par exemple ou au Palais des Congrès, que j’ai inauguré. Je n’aurais pas pensé faire des tas de choses que j’ai faites. J’ai fait au-delà ! Au départ, mon seul souhait c’était d’avoir mon nom écrit en lettres rouges sur le fronton de l’Olympia.

 

Pensez-vous en toute honnêteté être considéré aujourd’hui à la hauteur de votre talent et de votre plume ? Ou bien, comme pour Bécaud, faudra-t-il attendre plus tard, qu’on vous redécouvre ?

 

Je ne sais pas... Vous savez, la postérité est une chose extrêmement capricieuse. On ne peut pas savoir ce qui va toucher les gens, ce qui tout à coup va toucher le public... Gilbert Bécaud a beaucoup été brimé par la critique, et la critique peut empêcher beaucoup de choses. C’est vrai qu’il était un compositeur hors pair, un interprète incroyable. On cite volontiers Brel, Brassens, d’autres. Aznavour aussi. Pas Bécaud. Pas moi. On ne parle pas de Bécaud et c’est une erreur, il est un peu l’oublié de la famille des quatre. Parce que pour moi ils étaient quatre donc, Brassens, Brel, Aznavour et Bécaud, et ma génération a été adossée à cette famille des quatre grands. Il faut s’accrocher après, pour passer derrière des mecs comme ça ! C’est pour ça que Sardou et moi, on a du mérite, avec tous ces artistes originaux comme Julien Clerc, comme Cabrel, comme Souchon aussi qui est de ma génération mais qui lui a essayé, avec sa plume, d’avoir véritablement son style à lui, ce que moi je n’ai pas essayé d’avoir. Souchon a cherché à se trouver un style dès le commencement. Ça a donné Allô Maman bobo  : vous ne me voyez pas, moi, écrire Allô Maman bobo ! Si moi j’écris ça, la même chanson, tout pareil, il n’est pas dit du tout que les gens suivent. Je lui dis bravo. En plus, sur scène il est formidable. Moi, mon préféré c’est Cabrel. Mais les deux sont de haute volée, et de haute plume !

 

>>> Je suis malade <<<

 

Moi je pense en tout cas que les jeunes générations seraient bien inspirées de redécouvrir Lama, aussi !

 

Ça peut arriver ! Bon, il y a toujours Je suis malade, qui est une espèce de bête à concours, et qui pour l’instant a une postérité extrêmement forte...

 

Bien sûr... Qu’auriez-vous envie qu’on dise de vous après vous ? «  Il a écrit de belles chansons  » ?

 

Oui. Ça m’irait.

 

Je ne sais pas ce que ça pèse, mais je peux vous le dire en tout cas. Vous avez écrit de belles chansons et vous continuez, c’est ça qui est chouette.

 

Qu’on dise «  il a écrit de belles chansons  », ça me plairait plus que «  c’était un grand interprète  ». Ça je l’ai déjà lu, et quelque part je le sais, en plus. Mais «  il a écrit de belles chansons  », si on me disait ça, je serais très, très content.

 

Pour l’anecdote, il y a quelques années, j’avais pu interviewer Charles Aznavour via son fils, pour quelques questions. Je lui avais aussi demandé ce qu’il aimerait qu’on dise de lui après lui, il m’avait répondu  : «  que j’étais plus un auteur qu’un parolier de chansons  ».

 

Et il l’est, ce qu’il dit ! Je le comprends, parce que lui aussi a souffert terriblement de cette non-reconnaissance. C’était un auteur remarquable, Charles. Il a écrit une vingtaine de chansons qui sont des chefs-d’œuvre, je pense à Comme ils disent, à des chansons d’amour merveilleuses... Elles sont vraiment écrites, l’air de rien, comme ça, mais très fouillées, et il n’écrivait jamais un mot pour ne rien dire. Tout le monde aime Aznavour, mais peu de gens disent qu’il est un grand auteur, alors moi je le dis, c’est un grand auteur !

 

J’ai eu la chance de pouvoir poser il y a peu cette question à Françoise Hardy : est-ce que, parmi vos chansons, il y en a qui sont tellement personnelles que vous imagineriez mal qu’un autre interprète que vous puisse les chanter ?

 

Moi je pense que les chansons sont faites pour être chantées, par nature. Pour moi la réponse est non. Même si une chanson est trop personnelle, si quelqu’un se l’approprie, c’est forcément qu’il va y mettre quelque chose de lui, qu’il va apporter un plus, une différence. Je n’ai pas ce genre de pudeur. Ça me ferait plaisir que quelqu’un reprenne une chanson qui serait très personnelle, ou en tout cas considérée comme telle de ma part.

 

Avez-vous toujours aujourd’hui, autant qu’il y a vingt, quarante ou cinquante ans, le goût d’écrire ?

 

Oui tout à fait. J’écris tous les jours. Tous les jours que Dieu fait, peut-être (rires), j’écris. Déjà, chaque soir, un petit mot d’amour pour mon épouse.

 

C’est chouette ça !

 

Je ne rigole pas ! Je suis avec Luana depuis 22 ans, eh bien elle a 22 ans de petits mots. Vous vous rendez compte un peu ce que ça représente. Tous les soirs, elle a un petit quatrain. Et à côté de ça, j’écris toute la journée, des choses qui me viennent, parce qu’on ne sait jamais... S’il fallait, si quelqu’un me demandait un disque, je sais que je pourrais aller fouiller là-dedans pour trouver des idées. J’ai du matos !

 

Aimer, son album le plus récent, tout en délicatesse.

 

Et est-ce qu’écrire ça a souvent été pour vous une thérapie ?

 

Ah oui. Indispensable. C’est le bon mot  : c’est ma thérapie. Moi je n’ai pas besoin d’aller chez le psy. Je me psychanalyse très bien moi-même (rires). Je me sépare en deux  : quand on écrit, on est à la fois soi et quelqu’un d’autre. On est plus que soi quand on écrit. Quelque chose vient interférer...

 

Mais vous l’avez redit, l’envie d’écrire des textes pour les autres, vous l’avez toujours, mais avez-vous réellement tiré un trait sur de nouveaux disques studio dans la mesure où vous ne pourriez les défendre sur scène ?

 

(Il réfléchit) Là j’ai la voix, donc je pourrais chanter. Mais quand on ne chante plus, on n’a plus la voix. Je ne sais pas si je m’aventurerais à chanter. En revanche, faire un disque où je parlerais, si je trouve une idée musicale qui va avec, ça par exemple, ça n’est pas impossible. 

 

Vous en êtes vraiment sûr, franchement, de ne plus jamais faire de disque chanté ?

 

Je pourrais chanter un peu comme ça, la la la... J’en suis à 90% sûr.

 

>>> L’ombre de son chien <<<

 

Bon, ça laisse un peu de marge... Vous avez signé récemment L’ombre de son chien, chanson touchante sur la solitude, pour votre amie Marie-Paule Belle. Il y a des artistes pour lesquels vous auriez envie d’écrire, ou bien d’écrire encore ?

 

Je ne sais pas, je ne connais pas bien la nouvelle génération.

 

Pas forcément les nouveaux d’ailleurs  ?

 

Si on ne me demande rien, je ne vais pas proposer de moi-même. Il y a pas mal de gens que j’admire. Dans les nouveaux, je cherche... Vianney n’a pas besoin de moi, il écrit. Si une chanteuse nouvelle venait me demander une chanson sur une musique d’aujourd’hui oui, pourquoi pas, j’essaierais de faire quelque chose. Sans aucun doute, je le ferais. Peut-être une fille comme Santa. Elle a vraiment quelque chose dans la voix. Mais je crois qu’elle écrit également ses textes.

 

L’ombre de son chien, je le redis, c’est une très belle chanson.

 

Oui... mais ils n’ont peut-être pas envie d’avoir une chanson qui soit, justement, aussi désespérée que celle-ci !

 

Oh, je pense que «  le spleen est à la mode  » (Effet, l’expression lui plaît, je n’y suis pour rien : merci Angèle, ndlr). Que diriez-vous à un ou une jeune qui aimerait pousser la chansonnette, écrire des textes et qui rêverait d’avoir une carrière comme la vôtre ?

 

(Il réfléchit) Je ne sais pas si, aujourd’hui, on peut envisager de faire une carrière comme la mienne, ou comme celle de Sardou, ou de tous les gens de ma génération. Et le rap a pris une telle place dans la musique... C’est difficile de donner vraiment un conseil à quelqu’un d’aujourd’hui, le spectacle aussi bat de l’aile  : les salles ne sont plus remplies autant qu’avant, à part pour des événements vraiment exceptionnels. Maintenant, quand vous réussissez à remplir un théâtre, vous êtes déjà content.

 

Vous diriez que c’est plus compliqué de faire ce métier qu’à votre époque ?

 

Ah oui. Même pour les comédiens. Combien y a-t-il de pièces par an qui marchent au théâtre ? Très, très peu font florès. Moi, quand j’étais gamin, tous les théâtres étaient remplis. Il y avait des bides, comme toujours, parce que la pièce n’était pas bonne, etc. Mais les théâtres de Paris et de France étaient remplis à 80%. Et il y avait tellement de théâtres, de music-halls, c’était incroyable...

 

Est-ce qu’aujourd’hui, votre vie avec votre épouse Luana, vous diriez que vous avez conquis le bonheur, ou en tout cas une forme de bonheur ?

 

Oui ! À la fin de ma vie, j’ai acquis une forme de bonheur et d’apaisement. Voyez, l’apaisement, ça c’est un bon sujet de chanson. (Il réfléchit en même temps à des mots qui iraient avec le concept, ndlr).

 

>>> Aime-moi <<<

 

Chouette ça. Et vous avez plaisir à partager aussi ce métier avec Luana, vous avez fait quelques duos avec elle...

 

Elle fait le métier avec moi. Les livres dont on parlait, on les a faits ensemble, elle vérifie tout, elle me donne des idées, etc... On vit un peu une histoire artistique ensemble en plus de notre histoire d’amour. Et elle a une très jolie plume d’ailleurs  : le livre pour enfants qu’elle a écrit, L’extraordinaire aventure d’Alba le petit sapin, est très bien.

 

Je vous souhaite à tous deux qu’elle l’exploite davantage encore, cette plume. Et que vous le fassiez ensemble.

 

Ensemble bien sûr. Je ne peux plus rien faire moi-même puisque j’ai tout abandonné il y a vingt ans  : la modernité, les smartphones, les ordinateurs... J’ai dit non, ça c’est trop pour moi. Je travaille avec un petit Nokia tout mignon avec des vieilles touches qui me permet d’écrire beaucoup de choses. Cette technologie, je savais que c’était un truc qui allait prendre la vie des gens, et je ne voulais pas qu’on prenne la mienne.

 

Vos textes de chansons, vos mots d’amour pour Luana, quand vous les écrivez, c’est essentiellement sur papier  ?

 

Non, sur le petit Nokia à touches. C’est la seule chose que je sache faire. Lui envoyer des textes, ça je sais faire. Mais manipuler des ordinateurs, je ne sais pas.

 

>>> Aimer <<<

 

Parfait. Que peut-on vous souhaiter Serge Lama ?

 

De vivre longtemps par rapport aux projets que j’ai dans la tête.

 

Je vous le souhaite de tout cœur. Avez-vous un dernier mot  ?

 

Justement non, je préfère ne pas avoir de dernier mot ! (Il conclut par un long rire contagieux, ndlr)

 

Votre rire, c’est le meilleur des derniers mots. Je vous remercie beaucoup pour ce bel échange.

 

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26 septembre 2024

« Le jour où j'ai rencontré le grand Lama… », par Matthieu Moulin

Matthieu Moulin a pendant longtemps été le directeur artistique de Marianne Mélodie. Il a été à la manœuvre pour concocter avec les artistes de belles éditions CD, dans un contexte où le secteur était déjà en crise depuis longtemps. Il avait bien voulu, à plusieurs reprises, écrire des intro pour rendre hommage, sur Paroles d’Actu, à de beaux artistes comme Marie-Paule Belle, Pierre Porte, Marcel Amont, Annie Gautrat (de Stone et Charden). Il a de nouveau accepté ma proposition de ce printemps, d’écrire quelque chose sur le grand Serge Lama, avec lequel il a travaillé sur deux beaux projets, et aussi de répondre à mes questions : je l’en remercie et lui souhaite bon vent. Exclu, Paroles d’Actu, par Nicolas Roche.

 

partie 1, le texte de M. Moulin

 

« Le jour où j’ai rencontré le grand Lama… »

Jamais dans mes rêves les plus fous, je ne pensais rencontrer l’immense artiste qu’est Serge Lama. Il semble, pourtant, que c’était écrit dans les étoiles.

Je dois cette première prise de contact à la chanteuse Régine, pour qui je venais de réaliser le coffret CD réunissant l’intégralité de ses enregistrements. Elle connaissait Serge depuis très longtemps, il lui avait écrit des chansons magnifiques dont elle était très fière.

Un soir, elle organisa un diner avec Serge et son épouse, auquel je fus convié. J’étais sur un petit nuage. Impressionné au début, j’ai rapidement été à l’aise face à lui car l’homme est simple, modeste, humble, généreux. Nous avons rapidement trouvé des sujets de conversation car Serge Lama est un vrai passionné et connaisseur du music-hall d’antan.

 

 

Son papa Georges Chauvier ayant lui-même été un chanteur d’opérette et de variété dans les années 50, j’eus l’idée d’une compilation autour du père et du fils. Une fois ce projet validé par Serge, nous nous sommes mis au travail. Et en février 2021, en même temps que l’anniversaire de Serge, le double CD "Quand Papa chantait" est né. Son contenu réunissait les titres enregistrés par Georges Chauvier et Serge Lama, mais aussi des titres rétro que Serge entendait, enfant, chantés par la voix de son père. J’étais heureux de réhabiliter la voix de Georges Chauvier, d’autant que les six faces en 78 tours qu’il avait enregistrées jadis, étaient devenues très rares.

 

 

Et tout aussi heureux de gagner la confiance de Serge Lama, à qui je proposais bientôt un deuxième projet, pour fêter ses 80 ans : un double DVD de ses plus grands succès chantés à la télévision. Là encore, nous avons travaillé main dans la main, Serge, son épouse et moi, pour offrir au public le meilleur programme musical qui soit : 80 chansons incontournables de son répertoire, depuis 1964, année de son tout premier 45 tours. En février 2023, "Un regard, une voix - 80 chansons d’or" sortait dans les bacs, pour la plus grande joie de ses nombreux admirateurs. Les témoignages reçus de part et d’autre étaient très émouvants.

Serge Lama est un artiste aimé, adoré, vénéré, d’un amour pur, sincère, vrai. Rien ne peut me toucher davantage que l’authenticité d’un artiste et la ferveur du public pour un artiste. Les séances professionnelles tout comme les heures dans l’intimité restent gravées dans ma mémoire comme des moments privilégiés d’une très forte intensité émotionnelle. Car l’homme privé est le même, il ne triche pas.

Serge Lama est un Seigneur qui a émerveillé ma vie par sa grande disponibilité et son extrême gentillesse. Qu’il me soit permis de remercier ici l’univers pour la rencontre inoubliable de cet être remarquable, aujourd’hui devenu mon ami.

 

le 26 septembre 2024
 

 

partie 2, l’interview avec M. Moulin

 

Que deviens-tu, depuis la fin de ta mission en tant que directeur artistique chez Marianne Mélodie ?

 

Ma mission a pris fin en mai, j’ai attendu juin et plus précisément la date de la Fête de la Musique comme symbole, pour annoncer sur mes réseaux la fin de ma collaboration avec Marianne Mélodie, sous la forme d’une interview donnée à Je Chante Magazine. J’y raconte un peu de mon parcours, sans amertume ni tristesse, car cette fin étant inévitable, je l’ai accepté. Les temps changent, le monde de la musique aussi et surtout comment on la consomme aujourd’hui. Mon travail était axé sur les supports CD et DVD, lesquels deviennent obsolètes face au streaming, au téléchargement, à YouTube. J’ai eu la chance d’être contacté pour faire tout à fait autre chose, avec ma voix. Je suis donc en formation actuellement pour devenir comédien voix-off. Cela me plait beaucoup car j’aime le micro, mais c’est un domaine difficile dans lequel il faut s’investir complètement si l’on veut y réussir pleinement. N’aimant pas faire les choses à moitié, je m’y investis corps et âme ! 

 

Que retiendras-tu, professionnellement et humainement parlant, de cette expérience ?

 

Je ne retiens que du bon car cette expérience de 21 ans est réellement exceptionnelle à tous points de vue. J’ai été embauché exactement là où je devais exercer, parfaitement à ma place dans un label spécialisé variété française vintage, ma passion depuis toujours. Toutes les rencontres professionnelles que j’ai pu vivre ont toutes été humainement intéressantes, importantes, marquantes. Chacune d’elles étant liée à un projet, je les ai toutes considérées de la même façon, avec la même importance et j’y ai donné le meilleur de moi-même. Que ce soit les artistes, mes collaborateurs chez Marianne Mélodie et ailleurs, j’ai travaillé en mon âme et conscience avec toujours le même but : mettre ou remettre à disposition ce qui ne l’était pas ou plus, les chansons comme les chanteurs. Partager, transmettre sont mes maitres mots. Ma plus grande fierté : le travail bien fait. Ma plus belle récompense : les témoignages que j’ai obtenus en retour.

 

Tes projets et surtout, tes envies pour la suite ?

 

Évidemment rester dans le domaine artistique, pourquoi pas travailler avec des nouveaux talents tout en restant sur le patrimoine, les chansons fortes qui demeurent dans la mémoire collective. Je suis ouvert à toutes propositions ! À 46 ans, je n’ai pas dit mon dernier mot et je pense sincèrement que l’univers m’a réservé encore quelques belles surprises…

 

Quelle est la place de la musique dans ta vie ?

 

Un jour, un médium a regardé les lignes dans ma main et m’a dit : « Tu es musique. Ne l’oublie jamais. » J’ai aimé cette formule, on ne peut plus vraie en ce qui me concerne. Tout est lié à ma passion pour la musique. C’est ma force, mon identité, mon âme. Je suis optimiste pour la suite, elle ne me quittera pas. Quand quelque chose s’arrête, quelque chose commence. Et ce quelque chose de nouveau, je l’attends de pied ferme, je suis prêt !

 

le 26 septembre 2024

 

 

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22 septembre 2024

Samuel Blumenfeld : « Delon a plus intelligemment géré sa carrière que Belmondo »

La disparition d’Alain Delon, une des dernières légendes du cinéma français, le 18 août, a provoqué chez beaucoup une émotion, une nostalgie pour une époque qu’ils avaient connue, ou même qu’ils n’avaient pas connue. J’ai vu passer, sur les réseaux, pas mal de commentaires plus ou moins inspirés, plus ou moins axés sur la carrière de l’acteur. Un des posts les plus intéressants et inspirants fut celui de Samuel Blumenfeld, critique de cinéma au Monde. Quatre mois plus tôt, les éditions des Équateurs ont eu la riche idée de compiler deux séries de chroniques qu’il avait écrites pour son journal, une sur le cinéma de Delon, l’autre sur celui de Belmondo (Delon/Belmondo). J’ai pu lire ce bel ouvrage très documenté qui m’en a dit beaucoup sur la carrière, et en fond sur la vie de l’un et de l’autre, et son auteur a accepté de répondre à mes questions. Ce fut fait par téléphone, le 12 septembre. Merci à lui pour le temps qu’il a bien voulu m’accorder. Une invitation à découvrir ou redécouvrir de beaux, parfois de grands films... Exclu, Paroles d’Actu, par Nicolas Roche.

 

EXCLU - PAROLES D’ACTU

Samuel Blumenfeld : « Delon a

 

plus intelligemment géré sa carrière

 

que Belmondo... »

Delon/Belmondo, Éd. des Équateurs, avril 2024.

 

Samuel Blumenfeld bonjour. Qu’est-ce qui dans votre jeunesse, dans vos années de formation vous a rendu amoureux du cinéma ?

 

J’ai grandi dans les années 1960-70, et j’ai commencé à aller de manière sérieuse au cinéma dans les années 70. Il y avait à cette époque un écosystème de salles très important. Vivant alors en banlieue parisienne, j’ai connu pas mal de salles de quartier, il y en avait absolument partout. C’était aussi une époque, chose dont je me rendais peu compte alors mais dont je me rends bien compte maintenant, où le cinéma était central dans les préoccupations des gens. À cette époque il faut avoir en tête que le cinéma était encore la seule véritable lucarne sur le monde, d’autant plus que moi je suis issu d’un milieu modeste. C’était la seule fenêtre, il n’y avait pas encore beaucoup de téléviseurs, et les programmes y étaient limités. Le grand écran de cinéma, c’était vraiment ma fenêtre sur le monde, et aussi le seul loisir à ma portée.

 
 
L’ouvrage qui nous intéresse aujourd’hui rassemble vos deux séries composées de récits autour des grands films d’Alain Delon et de Jean-Paul Belmondo. Ça avait été jubilatoire d’entreprendre ce travail, s’agissant notamment des interviews réalisés dans cette optique ?

 

Ça a surtout été beaucoup de travail. Je fais toujours beaucoup de recherches avant de travailler. Dans le cas de ces séries, la première consacrée à Delon, la seconde à Belmondo deux ans plus tard et qui ont d’abord été publiées dans Le Monde, j’ai parlé à beaucoup de monde. La question d’interroger Belmondo ne s’est absolument pas posée, il n’était plus en état de parler les derniers temps. Elle s’est posée dans le cas de Delon, puisqu’il était en principe disponible. Il ne l’a pas été au moment où j’écrivais sur lui mais l’est devenu lorsque la série a été publiée, ainsi que je le raconte dans le livre.

 

Au départ, quand j’ai commencé à écrire sur Delon, j’étais assez énervé, parce que je me suis dit que ça ne pourrait être ce que ça devrait être, faute de pouvoir lui parler. Mais en fait, je crois que cette méthode qui m’a été imposée était sans doute la bonne : lorsque vous travaillez sur un sujet, en l’occurrence un comédien, ou une comédienne, si l’interview avec ce sujet devient le centre de votre série de papiers, vous devenez un peu prisonnier de sa version des faits, et bien souvent de ses mensonges. Ma chance avec Delon, comme il ne m’a pas parlé au départ, ça a été que j’ai été beaucoup plus libre. Écrire sur lui avant, sans lui parler, et le rencontrer après, ça a été la bonne méthode. Mais vous l’aurez compris, je n’ai rien calculé.

 

>>> Plein Soleil <<<

 

Et cette rencontre vous a donné l’occasion, après coup, de corriger, de modifier des choses ?

 

L’idée n’était pas vraiment de confirmer des choses, même si être en face de lui aurait pu en être l’occasion. En fait, rien de ce que j’avais écrit ne me semblait nécessiter une correction. Mais, encore une fois, si je l’avais interviewé avant, j’aurais été prisonnier de certaines de ses approximations. Je vous donne un exemple clair : il répétait tout le temps que Visconti l’avait pris après avoir vu Plein Soleil. Une fois que le comédien vous dit ça, vous devez bien l’écrire... Le problème, c’est que Visconti n’a pas pris Delon après l’avoir vu dans Plein Soleil : il avait engagé Delon pour Rocco et ses frères avant le tournage du film de René Clément. Delon avait été présenté à Visconti à la première de Don Giovanni à l’opéra, à Londres, quelques années auparavant. Delon voulait que l’on croie que le coup de foudre de Visconti pour lui reposait sur un film. Alors qu’il reposait sur une rencontre, qui avait eu lieu longtemps auparavant.

 

C’était voulu de sa part, il voulait réécrire son histoire ?

 

Pour moi c’est clair. Ces individus-là ont toujours tendance à réécrire leur histoire. Et au bout d’un moment, ils la réécrivent depuis si longtemps qu’ils mentent sincèrement.

 

Dans votre intro vous évoquez cette rivalité Delon-Belmondo, largement instrumentalisée par les médias, et dites qu’à choisir vous auriez plutôt été Delon que Belmondo. Ce clivage-là représentait-il réellement quelque chose de plus profond dans la société française des années 70-80 ?

 

Oui, je pense. C’était un clivage profond, mais qui n’était pas un clivage droite-gauche. Songez au clivage Beatles-Rolling Stones. On dit souvent de la musique des Stones qu’elle est beaucoup moins polissée. Aimer les Stones plus que les Beatles ça impliquait souvent un regard plus grave sur la société, une position plus réactive, plus marginale et contestataire en son sein. Le clivage Delon-Belmondo n’était pas une question d’esthétique ou de politique, c’était une question de position dans la vie. Ou plutôt, un choix existentiel. Quand vous "êtes" Delon, ou quand vous "êtes" Belmondo, vous n’êtes absolument pas le même individu. Pour faire très court, quand vous "êtes" Delon vous êtes lunaire, sombre, d’extraction sociale modeste. Belmondo c’est à peu près l’inverse. Je ne dis pas que l’un est mieux que l’autre, mais l’un n’a pas grand chose à voir avec l’autre. Et d’une certaine manière, vous ne choisissez pas.

 

Donc beaucoup de gens se trouvaient réellement une espèce de lien un peu nébuleux avec l’un ou avec l’autre ?

 

Absolument. C’est le propre de la star. Ce n’est pas uniquement quelqu’un qui vend des millions de tickets de cinéma, ou dont on accroche le portrait au mur de sa chambre. La star de cinéma que vous avez aimée vous accompagnera une bonne partie de votre existence. Sauf que cette star, qu’on croit avoir choisie, moi je crois que c’est elle qui vous a choisi.

 

>>> Léon Morin, prêtre <<<

 

S’agissant de la notion de rivalité Delon-Belmondo, il faut relativiser. Mécaniquement ils l’étaient un peu, étant les deux stars françaises de leur génération. Mais ils n’étaient pas tant rivaux que fondamentalement complémentaires. C’est ça le miracle : l’un n’avait rien à voir avec l’autre. Moi, sur cette histoire de rivalité, je n’ai pas envie de choisir : je m’associe beaucoup plus facilement à l’un qu’à l’autre. Adorer le Delon du Samouraï ne m’empêchera pas de revoir régulièrement le Belmondo de Léon Morin, prêtre.

 

Est-ce que le statut semi-légendaire atteint par ces deux acteurs tient aussi, pour beaucoup, à des circonstances favorables, et notamment vous le racontez bien, à la rencontre de réalisateurs incroyables, les Melville, Godard, Visconti, Verneuil ?

 

Complètement. C’est la limite de l’acteur : rien n’est possible sans rencontre, notamment avec un grand réalisateur. Si Brando n’avait pas rencontré Kazan, ça n’aurait pas du tout été la même carrière. D’ailleurs, lorsqu’il arrête de travailler avec ce réalisateur après Sur les quais, ce n’est déjà plus la même carrière. Il y a quelque chose qui, fondamentalement, se casse. La chance de Delon, ça a été de rencontrer Clément, Visconti, Melville... Sans grand réalisateur, une star n’est jamais qu’une voiture de sport sans essence.

 

>>> Le Cercle rouge <<<

 

Melville justement, ça a été le grand trait d’union entre les deux ? La grande occasion manquée aussi ?

 

Melville a effectivement été le trait d’union entre les deux dans la mesure où il est le seul réalisateur à avoir fait un grand film avec l’un puis avec l’autre. Là où l’on peut parler d’occasion manquée, c’est surtout du côté de Belmondo. Il avait vocation à partager l’affiche avec Delon sous l’égide de Melville, ça aurait dû être pour Le Cercle rouge. Mais, face à la perspective d’un chef d’œuvre, il faut faire fi des querelles passées, en l’occurrence entre Belmondo et Melville. Belmondo n’avait pas cette intelligence. Delon l’avait.

 

>>> À bout de souffle <<<

 

Diriez-vous à ce propos qu’Alain Delon a eu, davantage que Jean-Paul Belmondo, une carrière mieux maîtrisée ? Fait moins de mauvais choix qu’un Belmondo qui a peut-être un peu fini par s’auto-caricaturer ?

 

Oui... Vous voyez, je disais tout à l’heure que ces deux acteurs étaient complémentaires. Ils émergent l’un et l’autre à quelques semaines d’écart, dans Plein Soleil pour Delon, dans À bout de souffle pour Belmondo. Et ils apparaissent dans leur dernier bon film la même année. Belmondo, c’est Le Corps de mon ennemi, d’Henri Verneuil. Delon, c’est Monsieur Klein, de Joseph Losey.

 

Je me doutais que vous n’alliez pas citer 1998 et Une chance sur deux !

 

Non... Je crois que même l’histoire du cinéma ne veut pas retenir Une chance sur deux ! Mais voyez, le dernier bon film de Belmondo est correct. Le dernier bon film de Delon, c’est un chef d’œuvre. Il y a ce même intervalle de 16 ans entre leurs débuts et leur dernier bon film. Après c’est autre chose, on ne les retrouve pas... Un autre écosystème, et une autre génération d’acteurs qui arrive, les Depardieu, Dewaere... C’est la loi du genre. 16 ans au sommet c’est déjà remarquable. Mais effectivement, les grands films de Delon sont supérieurs aux grands films de Belmondo. J’avoue même, dans le cas de Belmondo, au risque d’apparaître un peu provocateur, préférer de loin au Belmondo de À bout de souffle celui qui apparaîtra quinze jours plus tard sur les écrans, dans Classe tous risques. Je préfère énormément ce que Sautet fait de Belmondo, plutôt que Godard qui effectivement prend Belmondo en flagrant délit d’existence mais ne semble pas trop le diriger... Dans Classe tous risques, Sautet fait émerger une humanité chez Belmondo, je n’ai pas vraiment retrouvé ça par la suite...

 

>>> Classe tous risques <<<

 
 
Il faut que je le voie. Plusieurs clichés tenaces : Delon l’acteur face à Belmondo le comédien ; Belmondo le solaire, le jouisseur, face à Delon l’ombrageux, le désespéré. Où est le vrai, où est le faux là-dedans ?

 

C’est une dichotomie assez juste. Belmondo est effectivement comédien, il a été formé au Conservatoire. Delon est autodidacte au sens où il n’a été dans aucune école – il vient de l’armée -, mais il a tout de même été formé par Clément et Visconti et parfait par Melville. Ce furent là des écoles très exigeantes... Une des forces de Delon aura été de comprendre qu’il avait besoin d’apprendre et de se discipliner. Il s’est épanoui avec des metteurs en scène non seulement exigeants mais même complètement caractériels. Après, quand on dit Delon acteur, Belmondo comédien, je crois aussi que Delon n’était pas très bon au théâtre.

 

Il en a fait très peu d’ailleurs...

 

Il en a fait très peu, ce n’était pas par hasard. Belmondo, lui, n’en a pas fait tant que ça en fait, parce qu’après le Conservatoire il a été happé par le cinéma. Il y retournera surtout après toutes les “belmonderies” des années 80, mais il sera alors tellement abîmé, pour avoir fait souvent n’importe quoi à cette époque-là, qu’il ne saura plus vraiment jouer, ni au cinéma ni au théâtre.

 

>>> La Sirène du Mississippi <<<

 

Et sur la partie de l’image, Belmondo solaire, Delon ombrageux, vous expliquez bien que Belmondo est tombé lui aussi dans une forme de dépression...

 

Il y a eu une cassure pour Belmondo avec la fin de la Nouvelle Vague. Il a été lâché par Godard, avec lequel il aurait aimé tourner – c’est Godard qui a fermé la porte. Et quand il a tourné avec Truffaut, dans La Sirène du Mississippi, on peut dire qu’il a tourné dans un des Truffaut les moins réussis. Belmondo y apparaît vraiment comme une grossière erreur de casting, et il l’a très vite saisi.

 

Vous le racontez bien, dans ce film c’est Catherine Deneuve qui mène la danse, lui est un peu soumis...

 

Exactement. Faire de Belmondo dans ce film une espèce de milliardaire naïf qui n’a jamais couché avec une fille, ça relève du stupéfiant. Je crois que ce film était foutu dès le premier plan. Et c’est de pire en pire. Donc oui, il y a là une cassure pour lui. Je crois aussi qu’à la différence de Delon, rapidement Belmondo a arrêté de se soucier de ce que pourrait être sa postérité. Ce qu’il veut, c’est tourner des films tranquille, avec ses copains. Des films qui seraient un peu le prolongement de ses vacances. À partir du mitan des années 70, Belmondo ne fait plus que des films pour se marrer. Je pense que Belmondo s’est toujours marré, en tournant ses films. La question est, le spectateur qui allait voir ses films se marrait-il toujours autant ? Oui sans doute, quand on regarde les chiffres d’entrées, mais avec le recul, on se dit quand même que ces films sont devenus invisibles...

 

>>> L’Insoumis <<<

 

Vous dites que Delon se dévoile notamment dans L’Insoumis, film ayant pour cadre la guerre d’Algérie et qui faisait écho à sa propre expérience en Indochine... Dans quels autres films le fait-il ? Quid de Belmondo ?

 

Moi j’ai tendance à penser que Delon se dévoile tout le temps, en tout cas de manière très régulière. Le Delon avec ses chiens au début du Guépard. Le Delon qui meurt au milieu de ses chevaux à la fin de L’Insoumis. Le Delon du Professeur. Le Delon collectionneur d’art de Monsieur Klein. Le Delon paranoïaque de Mort d’un pourri. Le Delon en cavale de La Veuve Couderc, de Pierre Granier-Deferre, avec Simone Signoret. Au moment de ce film, il sortait de l’affaire Marković. Régulièrement, la filmographie de Delon nous permettait de prendre le pouls de l’individu Delon. C’est assez fascinant d’ailleurs : on pouvait presque prendre de ses nouvelles en regardant ses films. Peut-être cela explique-t-il aussi ma plus grande proximité avec Delon qu’avec Belmondo.

 

>>> Le Guépard <<<

 

Chez Belmondo effectivement c’est moins le cas. Mais ça a pu être le cas. Dans À bout de souffle à l’évidence : il avait carte blanche. Ça l’est de manière bien plus convaincante à mon avis, parce que plus touchant et sans second degré, dans Léon Morin, prêtre. On y découvre un Belmondo spirituel, au sens sacré, croyant du terme. Et ça c’est une face de lui qu’on ne reverra quasiment plus jamais par la suite. C’est vraiment dommage... S’agissant de Delon, je n’ai pas l’impression d’un acteur qui ne serait pas allé au bout de ses possibilités. Je ne dirais pas la même chose de Belmondo... Il avait un potentiel énorme.

 

Mais il s’est amusé...

 

Il a profité de la vie.

 

Alain Delon se trouvait me semble-t-il dans sa vie, dans sa carrière, des points communs, presque une gémellité avec Marlon Brando. Pour avoir écrit une bio sur ce dernier, c’est une comparaison qui vous semble pertinente ?

 

Pas vraiment... Ce ne sont pas du tout les mêmes animaux. Il y a des blessures d’enfance, mais c’est souvent le cas chez les grands acteurs et les grandes actrices. Brando était un comédien, il faisait du théâtre et côtoyait des milieux très sophistiqués. Ce sera aussi le cas de Delon, mais lui n’est pas passé par les mêmes moules “officiels”. Le physique n’était pas du tout le même. La seule chose en commun, mais ça vaut pour d’autres comédiens, aura été leur isolement à un moment de leur vie. Ils choisissent à un moment de bâtir leur royaume. Ou du moins leur château. Delon le fera à Douchy, après La Veuve Couderc. Brando, ce sera dans son atoll à Tahiti, et dans sa maison de Mulholland Drive. Une vraie tendance à l’isolement...

 

Dans ce cas-là on peut aussi faire rentrer Bardot dans ce cercle...

 

Bien sûr, mais bien d’autres. C’est assez courant. Elle voulait échapper à l’hystérie qu’elle provoquait. Mais dans le cas de Delon, cet isolement a correspondu à un vrai tempérament. Il y a chez lui une solitude fondamentale. Comédien ou non, riche ou non, c’est un homme qui aurait terminé de la même manière...

 

Delon disait beaucoup, à la fin de sa vie, que son cinéma, le cinéma qu’il aimait, était mort. Et beaucoup de gens qui étaient jeunes dans ces années 60 ou 70 regardent le cinéma actuel avec un certain dédain, sans trop d’ailleurs distinguer le moins bon du bon. Le “C’était mieux avant” en matière de cinéma, ça vous agace, ou bien vous arrivez à le comprendre ? 

 

(Il hésite) Je ne suis pas fan du “C’était mieux avant”, mais disons que j’ai tendance à préférer nettement le cinéma de cette époque à celui d’aujourd’hui. Ce qui n’empêche pas qu’il y ait aujourd’hui des choses qui me plaisent beaucoup. Je suis critique cinéma pour Le Monde, si rien ne me plaisait, qu’est-ce que je ferais là ? Néanmoins j’ai tendance à penser qu’il y avait alors davantage de grands réalisateurs, de grands scénaristes. Mais, pour objectiver davantage les choses, ce qui nous ramènera au début de notre conversation, je dirais que je suis fondamentalement nostalgique d’une chose qui elle est véritablement quantifiable.

 

Aujourd’hui le cinéma n’est plus aussi central dans nos sociétés. Les gens ne vivent plus à travers les stars. Il n’y a pratiquement plus de stars de cinéma. Et le cinéma n’est plus hégémonique sur le marché des images. Il y a la télévision, les plateformes, les écrans d’ordinateur : de multiples fenêtres, ou pseudo-fenêtres sur le monde. Moi encore une fois j’ai grandi à l’époque où le grand écran était tout-puissant. Au-delà du simple grand écran, c’était une époque où on se retrouvait, où on communiait ensemble. Cela n’est plus et ne reviendra pas... C’est un peu douloureux pour ma génération, parce que j’ai connu cela, et que je l’ai vu disparaître. Sans penser que ça pouvait disparaître.

 

Est-ce que justement à l’heure des médias et réseaux sociaux omniprésents, vous trouvez que les vedettes se montrent trop, au détriment peut-être d’une part nécessaire de mystère, de fantasme à préserver ? Formulé autrement : est-ce que la fabrique des légendes de l’image est cassée ?

 

Oui, complètement. La star de cinéma, ça aura été un moment, correspondant à peu près au vingtième siècle. Je ne dis pas que ce moment ne reviendra pas, mais à mon avis il n’est pas près de revenir. Aujourd’hui, il s’est dissipé.

 

>>> 2001, l’Odyssée de l’espace <<<

 

Très bien... Cette question j’aime la poser aux artistes ou aux spécialistes du cinéma : si vous deviez établir un panthéon complètement subjectif des films qui vous ont le plus marqué, touché, et que vous voudriez recommander à nos lecteurs, quel serait-il ?

 

Ce sont souvent des films qui sont à l’intersection de votre histoire personnelle et de l’impact qu’ils ont eu. Je dirais 2001, l’Odyssée de l’espace. Le Cercle rouge. L’Armée des ombres. French Connection. Voyez, il y a le facteur personnel, et la très grande qualité des films. À cet égard ce sont ces quatre là qui me viennent spontanément à l’esprit.

 

Travailler directement pour le cinéma, en écrivant des scénarios voire même, en passant derrière la caméra, c’est un fantasme que vous avez, que vous avez eu ?

 

Jamais. Tout simplement parce que parler correctement du cinéma, je trouve que ce n’est déjà pas mal. Je ne dis pas que j’y arrive, mais j’essaie !

 

Trois adjectifs pour qualifier Delon ? Belmondo ? Un quatrième, qu’ils auraient en commun ?

 

Oh, je ne pourrais pas faire ça... J’aurais l’impression de les enfermer. Il ne faut surtout pas les enfermer.

 

>>> Monsieur Klein <<<

 

C’est une belle réponse. Un petit jeu : dans quel grand rôle de Delon aimeriez-vous imaginer Belmondo ? Et vice-versa ?

 

Impossible. Ils sont fondamentalement différents. Le miracle on l’a dit aura été que deux stars pareilles soient arrivées au même moment. Le miracle aussi aura été que ces deux acteurs soient à ce point différents. Vous ne pourrez mettre Belmondo dans aucun des grands rôles de Delon, je pense. Et inversement. Belmondo devait faire Monsieur Klein au départ. Heureusement, il n’a pas fait le film, il aurait fait du Belmondo. On n’en parlerait plus...

 

>>> La Chèvre <<<

 

Pour terminer j’ai envie de faire un lien avec votre ouvrage écrit avec Raphaëlle Bacqué, Une affaire très française (Albin Michel, avril 2024). Gérard Depardieu n’a-t-il pas pris la suite de Belmondo dans le créneau du costaud au grand cœur, notamment dans la trilogie de Francis Veber ?

 

L’une des particularités de Depardieu, c’est qu’il pouvait tenir beaucoup d’emplois différents. Il était bon en comédie et pouvait aussi tenir des rôles dramatiques. Il était capable de jouer beaucoup plus de choses que Delon ou Belmondo. Il n’en est pas plus grand qu’eux pour autant, mais il est différent. On demande à un acteur de faire ce qu’il sait faire. Il ne fonctionne tout simplement pas sur le même ressort qu’eux. Je dirais que la véritable filiation de Depardieu est plutôt avec Gabin. Pour moi, le véritable héritier de Gabin, c’est Depardieu : il y a une ressemblance physique, une extraction prolétaire comparable. Delon ou Belmondo n’étaient eux que des héritiers imparfaits de Gabin.

 

Très bien. Vous avez beaucoup parlé de Depardieu à l’imparfait dans votre réponse. Quelle est votre intime conviction : le reverra-t-on à l’affiche de films ?

 

Non, c’est fini. Pour des raisons objectives : plus aucun diffuseur n’ira sur un film avec Gérard Depardieu, donc plus aucun producteur ne s’y risquera. On ne le reverra plus, ou alors éventuellement dans un film russe.

 

Et pensez-vous qu’on regardera encore ses films comme avant ?

 

Je ne sais pas... Je ne veux pas, moi, me priver de ses grands films. Et je n’arrêterai pas de les regarder.

 

Je suis bien d’accord avec vous. Vos projets et surtout, vos envies pour la suite, Samuel Blumenfeld ?

 

Des projets d’écriture j’en ai, mais j’y travaille, alors je préfère en parler plus tard.

 

Interview : le 12 septembre 2024.

 

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20 septembre 2024

Thomas Dutronc : « Je tiens au côté fraternel des copains qui font de la musique ensemble »

En janvier puis en mars de cette année, j’ai eu le rare privilège d’interviewer par mail cette belle et émouvante artiste qu’était Françoise Hardy. Malheureusement, les réponses qu’elle m’apporta alors, riches et exigeantes comme elle l’aura toujours été envers elle-même, furent parmi ses tout derniers mots publics. Cette histoire je l’ai racontée dans un article publié le 15 juin, quatre jours après son décès. Peu après j’ai pu contacter Thomas Dutronc par mail, pour lui exprimer mes pensées chaleureuses en ces instants difficiles, mais aussi pour lui dire ma sympathie et mon admiration pour l’artiste que lui-même était devenu depuis une quinzaine d’années. Il était la grande fierté de sa mère, elle me l’avait écrit au mois de janvier : « Ma plus grande fierté, c’est en effet Thomas lui-même, pas seulement ce qu’il fait, mais ce qu’il est. J’aime toutes ses chansons mais j’ai une préférence pour Sésame, ainsi que pour Viens dans mon île dont le dernier couplet me met les larmes aux yeux. »

 

>>> Sésame <<<

 

La réponse de Thomas Dutronc m’est parvenue rapidement : bienveillante, elle ressemblait en tout à l’image que je me faisais de lui. Je savais que son futur album était pour bientôt et j’en ai profité pour lui dire que, si c’était possible, j’aimerais beaucoup l’interviewer à ce moment-là. Il m’a alors mis en contact avec son attachée de presse, que je salue ici, et celle-ci nous a booké un rendez-vous téléphonique pour le 18 septembre, 15h, soit, en plein marathon promo, et au lendemain de moments musique et présentation de l’album qui se sont terminés tard dans la nuit. Classe. Entre temps j’ai donc pu écouter Il n’est jamais trop tard, un très chouette album aux saveurs musicales et émotionnelles fort variées, dans lequel on découvre, plus que jamais sans doute, la personnalité et la sensibilité de Thomas Dutronc.

 

Un bel opus qui fait du bien, à mettre entre toutes les oreilles : en l’écoutant, vous écouterez comme un pote qui, avec ses jeux de mots vous fera sourire et qui, avec ses confidences, vous touchera au cœur. Merci à vous Thomas, pour votre authenticité, pour votre générosité, et pour cette belle interview que j’ai retranscrite au plus près de ce qu’on s’​​​​​​​est dit, pour qu’​​​​​​​en nous lisant on nous entende. Exclu, Paroles d’Actu, par Nicolas Roche.

 

EXCLU - PAROLES D’ACTU

Thomas Dutronc : « Je tiens au

 

côté fraternel des copains

 

qui font de la musique ensemble... »

 

Il n’est jamais trop tard, septembre 2024.

 

Thomas Dutronc bonjour. Comment regardez-vous en tant qu’artiste le chemin parcouru entre votre premier album, Comme un manouche sans guitare, sorti il y a 17 ans, et ce nouvel opus, Il n’est jamais trop tard ?

 

J’ai l’impression que je fais quand même mon petit bonhomme de chemin, et que je progresse. Comme une espèce de but, comme si tout ce que j’avais fait jusqu’à cet album était pour en arriver là. On fait plein de choses dans le but de progresser, de s’améliorer, de s’enrichir. Pour faire de la meilleure musique, de meilleures chansons, de meilleures paroles... Tout tourne autour de ça au fond. Je ne suis pas quelqu’un qui se laisse vivre, il faut qu’en permanence je travaille, que je travaille bien, que je sois non pas exemplaire, mais exigeant et impeccable. J’ai droit à l’erreur comme tout le monde, mais j’estime n’avoir pas le droit à la fainéantise, à la glande, au néant...

 

En tout cas le néant on ne le ressent pas du tout dans cet album. On sent que vous vous faites plaisir, et l’exigence derrière. Votre complice de longue date David Chiron est très présent dans les crédits de l’album, il est responsable de neuf des onze compositions originales qu’il contient. Parlez-moi un peu de lui ?

 

David, je l’ai rencontré en faculté, en première année (fac d’Arts plastiques, option Cinéma). C’était un mec qui avait énormément d’humour et des yeux bleus assez perçants. Il avait un humour très caustique, il osait dire des trucs à des profs... Il jouait de la guitare et écoutait une quantité de musique assez incroyable : il m’a fait écouter des tas de reggae, des sons ethniques, de la musique traditionnelle japonaise... Il était hyper éclectique. Avec David, avec d’autres copains de la fac, souvent on faisait un bœuf, autour de Santana, de choses comme ça, très rock 70s. On a commencé à devenir copains autour de la musique, il est venu une fois en vacances avec sa copine, faire un tour de Corse...

 

>>> Solitaires <<<

 

David fait de la guitare depuis tout jeune, moi depuis l’âge de 14 ans à peu près. Il m’a appris mon premier accord mineur 7 neuvième, il jouait le morceau Blue Bossa, deux-trois plans avec un joli doigté. Un beau son à la guitare, qu’il a toujours d’ailleurs. On s’est un peu perdus de vue par la suite. J’ai bossé pas mal avec un autre copain de cette classe, Arnaud Garoux, on a fait des textes ensemble. Moi je voyais un peu moins David, mais avec Arnaud ils se voyaient tout le temps. Par la suite, David s’est mis au milieu du Django, là où moi j’étais déjà parti, à fond depuis six, sept ans. Alors on s’est revus, on a joué, on a fait des petits projets ensemble. Pour mon premier album, j’ai quasiment tout fait, sauf quelques collaborations, dont une très jolie chanson qui m’a été faite par David et Arnaud et qui s’appelait Solitaires. Ils ont fait trois chansons pour le deuxième album, quatre ou cinq pour le troisième...

 

Thomas Dutronc, avec David Chiron. Photo fournie par T. Dutronc.

 

Et il est donc très présent dans Il n’est jamais trop tard...

 

Oui, on a énormément travaillé ensemble pour ce nouvel album. On avait pas mal bossé auparavant sur le projet Live is Love (2018, ndlr). Au passage, David c’est un très bon vivant, très couche-tard. Maintenant, il est papa, il ne peut plus toujours faire comme avant, mais c’est un sacré fêtard. Quand on est parti à écouter de la musique et à boire des coups ensemble, le plus souvent ça dure toute la nuit, c’est très sympa. Quand j’ai fait mes projets Frenchy (2020, ndlr), avec mon père aussi, pendant ce temps lui a travaillé dans son coin. Il a joué avec un groupe, Odjila, qui a eu du succès depuis les années 2000. Il a aussi monté un groupe de swing, pas mal de choses... Et il continuait à composer des mélodies. Et parfois on en partageait, à la campagne, ou en Corse, en vacances. Pendant quelques jours, une semaine parfois, on travaillait sur des chansons.

 

J’ai cru comprendre en effet que vous avez pour cet album pris des choses créées plus tôt, que vous en avez composé d’autres. Qu’est-ce qui a fait l’unité, l’identité de cet album à votre avis ?

 

Il y a une unité musicale. Quelque chose de pop, je dirais. J’avais par exemple un morceau swing un peu rigolo composé par un copain, je ne l’ai pas mis, parce que je trouvais que c’était hors sujet. J’ai vraiment voulu cette couleur pop, même s’il y a de très jolies notes de guitare. Pas mal de gens me parlent de l’influence jazz qu’ils sentent dans cet album, moi je ne vois pas trop où on peut la voir ici. Évidemment il y a des musiciens qui jouent des notes... Si être jazz, c’est faire jouer des êtres humains plutôt que des machines, oui, il y a des êtres humains qui jouent plutôt que des machines (rires), mais il y a aussi des machines sur ce disque, j’aime bien ça aussi. Par exemple, Dans tes yeux, c’est électro et acoustique en même temps, et je trouve que c’est une réussite.

 

Très chouette chanson oui, on va en reparler. Vous êtes l’auteur d’une bonne partie des textes de l’album. Quel rapport entretenez-vous à l’écrit, au fait de s’exprimer et de créer avec les mots ? Quand vous avez besoin de vous exprimer ou de vous évader artistiquement, vous allez plus volontiers vers une feuille de papier, ou vers votre guitare ?

 

(Il hésite) Ça dépend... Un peu les deux, quand même. M’évader... Je fais tellement de trucs que je n’ai pas tellement le temps de souffler en général. Je suis tout le temps en train de travailler, en fait. C’est pas forcément un bien d’ailleurs. La priorité, c’est de faire des chansons, et de belles chansons. Mais on se laisse faire dans son planning par des concerts privés, des rendez-vous divers... On passe son temps à prendre des rendez-vous, à faire des trucs tout au long de la journée, en fait il faudrait surtout faire des chansons. Mais je crois que je suis arrivé à un âge de sagesse, avec ce projet. En ce moment j’ai un gros coup de promo, mais maintenant je crois commencer à avoir appris ma leçon de prendre moins de rendez-vous pour tout et n’importe quoi, souvent des choses intéressantes mais qui me prennent beaucoup de temps... Partir en Corse ou à la campagne est aussi utile par rapport à ça : "J’aurais bien voulu... mais je ne suis pas à Paris !". Pratique.

 

>>> Où étais-tu ? <<<

 

Dans cet album, il y a pas mal de saveurs mélodiques et instrumentales différentes. J’aime notamment beaucoup le son des guitares dans Où étais-tu ou évidemment dans Il n’est jamais trop tard ? Comment qualifieriez-vous votre patte, votre identité musicale Thomas ?

 

C’est compliqué à dire... On a travaillé tout l’album avec David, il s’occupe des arrangements, travaille sur ordinateur, il fait des maquettes sympas etc... mais on a essentiellement fait du guitare-voix au départ, en mode un peu Brassens mais en imaginant une orchestration ensuite. Je trouve qu’il faut que la chanson marche déjà en guitare-voix, c’est important. Ensuite, les arrangements. C’est la partie du travail la plus difficile, celle que je connais bien, et là j’apprends à chaque fois, je fais des erreurs, j’avance. Si on décide de faire un arrangement avec un orchestre à cordes, il faut trouver qui va le faire, et qui le fera bien. Là j’ai eu du temps, j’ai fait pas mal d’essais. J’ai travaillé avec l’arrangeur de mes premier et deuxième album, Fred Jaillard. Je suis aussi allé voir des jeunes qui ont 30 ans, qui maîtrisent vraiment les machines, l’électro tout en étant vraiment musiciens aussi, ce qui n’a pas été le cas de toutes mes rencontres pro... Il faut qu’il y ait cet aspect-là, musicien, forcément.

 

>>> Les playboys <<<

 

J’ai acquis avec le temps une vraie exigence musicale. J’évite de parler de ma maman, mais c’est un peu grâce à elle que j’ai développé une oreille sensible aux belles harmonies. Entre 4 et 8-10 ans, elle me faisait écouter plein de musiques : Souchon, Berger, Véronique Sanson, Eddy Mitchell, Starmania, etc, et tout ça, dans cette chanson de la fin des années 70 et du début des années 80, il y avait vraiment de belles harmonies. Donc mon influence, elle vient un peu de là, de cette tendre enfance. Et j’écoutais aussi tous les titres de mon père, j’étais sensible à son côté rock, en même temps, aux jolies chansons de ma maman. Et à l’aspect crooner/swing de mon père aussi, des J’aime les filles, Les playboys... Ma mère était fière, parce que je tapais toujours des mains au bon endroit, en swing ! (Il me fait une démo parlante que je ne peux malheureusement pas reproduire à l’écrit, citant Hit the road, Jack / Fever, ndlr) Je suis fasciné par le niveau musical aux États-Unis. Mais partout : dans le bus, tu entends des musiques incroyables. Dans les émissions musicales, eux ont des tueurs à gages ! Ici on a de beaux textes, mais musicalement ils sont très forts !

 

Bref, tout ça pourrait me définir musicalement. Et, le fait d’avoir fait du jazz manouche m’a permis de croiser de super musiciens. J’ai commencé comme musicien au départ, alors j’ai forcément du respect et une admiration totale pour tous les musiciens avec qui je joue. Pour moi c’est très important. Je ne veux pas faire un truc fabriqué, mais garder ce côté familial, d’amitié, qu’on peut trouver dans les chansons de Brassens, dans son arrangement aussi. Lui c’était avec son contrebassiste, et avec un copain qui faisait les solos de guitare. J’ai envie qu’il y ait cet amour presque fraternel de copains qui jouent ensemble. Les deux jeunes, je ne les connaissais pas mais je les aime beaucoup, et je pense qu’on essaiera de rester amis avec les années. On a la chance aussi de faire des métiers où on n’est pas dans un truc froid, de machine à fric.

 

Des rencontres...

 

Voilà. Il y a des gens qui ont cet esprit-là, de business. Mais moi, c’est pas ma mentalité. Une passion, une chance et un bonheur.

 

>>> Katmandou <<<

 

Belle réponse... Justement, la chanson Katmandou invite au voyage et exprime une tentation d’aventure, de liberté, tandis que dans Larguer les amours il est question de "larguer les amarres". Vous l’avez parfois, ce besoin, presque cette pulsion de tout plaquer pour aller, par exemple, vivre sur une île ?

 

Oui, je pense qu’on l’a un peu tous. Si je partais à l’autre bout du monde, si je refaisais ma vie, que je disparaissais... Peut-être y emmener sa compagne, ses enfants... Moi j’aurais aimé vivre plusieurs vies. Mais on ne peut pas, on a la sienne, il faut la vivre. C’est une tentation. Qu’est-ce que je ferais si j’allais vivre en Nouvelle-Zélande, comme Franck Monnet, qui a tout plaqué pour aller là-bas ? C’est fabuleux, ça... Moi j’ai trop de boulot à Paris, mais c’est un rêve. J’ai eu deux-trois histoires d’amour dans ma vie mais j’en ai eu une forte ces dix dernières années qui a failli m’emmener en Angleterre, en Irlande, etc, pour y vivre...

 

Après sans parler de forcément larguer les amarres, ça peut être juste une parenthèse, un isolement...

 

Oui, ça j’en ai besoin... Cet isolement. Ma période préférée, c’est Noël en Corse, il n’y a personne ! Et il fait beau, on peut faire des balades magnifiques dans la montagne, pas un bruit, la nature est toute calme... Pas de mouche, on entend les oiseaux, une fraîcheur... On est là dans la gloire et la beauté de la nature. On est bien en fait. Plus peur de rien. Heureux.

 

>>> T’étais belle ce dimanche <<<

 

En tout cas ça donne envie... Vous évoquiez à l’instant vos histoires d’amour. Les chansons romantiques de l’album sont souvent douces-amères. Dans quelle mesure mettez-vous de vous, de votre histoire dans vos textes, et le faites-vous ici davantage que dans vos précédents opus ?

 

Oui, j’en ai vraiment l’impression. Il y a des textes que j’ai su par cœur presque tout de suite. Alors, pour vous répondre, je dirais oui et non. Il y a des choses qui m’ont été vraiment inspirées par du réel. T’étais belle ce dimanche, c’est vraiment moi, même si je ne raconte pas trop mes chansons... C’est fini c’est mort, je l’ai faite avec Arnaud Garoux, c’est lui qui a lancé l’idée au départ, sur la base d’une chanson qu’ils avaient faite avec David. C’est fini c’est mort, c’est foutu, j’ai repris l’idée de départ, j’ai refait tout le texte, le pont... mais là c’est un peu plus inventé. Donc oui, c’est un peu les deux... Je ne veux pas non plus faire quelque chose de trop autobiographique. Je trouve marrant aussi de jouer des rôles ou pas, sans le dire. Sans trop parler de la réalité de ma vie, larguer, être largué, etc... L’important c’est surtout de créer une émotion, de la transmettre...

 

>>> Les p’tits bonheurs <<<

 

Bien d’accord avec vous. Justement, Les p’tits bonheurs et Il n’est jamais trop tard sont deux très jolies chansons qui invitent à voir le positif en toute circonstance, et à se projeter toujours dans un futur source de promesses. C’est vraiment le reflet de votre personnalité, cet optimisme ?

 

(Il hésite) Peut-être pas à ce point-là... mais il faut essayer. C’est quelque chose vers quoi il faut tendre. On vit dans une époque où tout le monde râle tout le temps... C’est con, mais j’essaie de sourire dans la rue, j’abuse parfois des "Excusez-moi"... Il y a quelque chose d’un peu violent dans l’air du temps. Mais là il fait beau, alors les gens sont plus sympas... Il y a cette phrase de Cocteau : "Les Italiens sont des Français de bonne humeur". J’essaie d’être un peu plus italien que français, disons !

 

>>> Dans tes yeux <<<

 

Jolie réponse. Dans tes yeux est signée intégralement par vous, texte et musique. Elle résonne particulièrement à votre cœur ?

 

Oui, c’est une de celles qui ont vraiment jailli comme ça, comme si elle était née toute seule. En fait j’ai retrouvé cette musique-là qui traînait dans mes dictaphones, et j’ai tout de suite trouvé une autre partie musicale, etc. Dès le début c’est venu assez naturellement. À la base j’étais parti pour faire la plupart des mélodies de l’album, mais les projets se sont enchaînés, avec mon père, etc... et David est arrivé avec les siennes, donc très bien. Je me suis surtout attelé à écrire les textes, même si je suis curieux de savoir ce que j’aurais pu pondre musicalement. Je le ferai pour un prochain album évidemment. Encore une fois, je suis super content de travailler avec David. En plus, c’est un plaisir d’écrire des chansons à deux. Parfois c’est laborieux, parfois ça vient tout seul. Une soirée, on va prendre les guitares, on va jouer, échanger, confronter les idées... Lui m’aide pour le texte, et moi bien sûr je vais l’aider sur la musique... Il y a des suggestions, l’heure avance, on boit des coups, d’autres idées viennent... C’est vraiment un bonheur.

 

Votre maman, que j’ai eu le bonheur d’interviewer par mail en janvier et mars dernier, était essentiellement connue pour ses magnifiques chansons mélancoliques, mais elle a fait aussi des choses beaucoup plus souriantes, et quand j’ai lu son autobio j’ai compris qu’elle riait aussi souvent. Vous regrettez un peu qu’on ne s’empare pas davantage de l’aspect plus léger, plus solaire de Françoise Hardy ?

 

Oui tout à fait... J’essaie d’ailleurs souvent de répéter ça en interview, de dire que ce qui me manque c’est son rire, et on riait beaucoup. Elle était vraiment une bonne vivante. Évidemment elle avait ce fond, cette âme, un immense romantisme nourri de ses tourments amoureux, mais elle était très marrante, elle riait souvent ! Bon, elle riait moins les six derniers mois, la dernière année, mais c’était une personne fantastique vraiment...

 

>>> Viens dans mon île <<<

 

Lorsque je lui ai demandé, au mois de janvier, quelles chansons de vous la touchaient et lui plaisaient particulièrement, elle a cité Sésame, Viens dans mon île, À la vanille, J’me fous de tout et Le blues du rose. A-t-elle pu écouter certaines de vos nouvelles chansons ?

 

Malheureusement non. Je ne voulais lui faire écouter que les choses vraiment finies, sinon elle aurait été trop critique. Mais je dois vous dire que jusqu’au bout, jusqu’à la fin juillet, on a encore changé des éléments de mix, certains titres... Et si je réécoutais l’album maintenant, je changerais encore des choses. Mais tout dépend des écoutes aussi... J’ai tendance à aimer les mix anglais, et là je trouve que ma voix est bien en avant, un peu trop parfois à mon goût, mais bon...

 

>>> Que tu m’enterres <<<

 

Et vous Thomas, parmi les siennes de chansons, celles de Françoise Hardy, notamment les moins connues, lesquelles nous inciteriez-vous à découvrir ou redécouvrir ?

 

Moi, souvent je parle de La Question, qui commence à être connue... Il y a Que tu m’enterres, qui n’est pas très connue mais que j’adore, elle est incroyable... Sur une très belle musique de Gabriel Yared.

 

Très bien. Est-ce que, l’âge avançant, vous sentez tout de même la part mélancolique de votre personnalité gagner un peu de terrain ?

 

Oui... Arrivé à cet âge-là, je discute avec des jeunes de 25 ans, et parfois je me dis qu’ils vivent sur une autre planète que moi. Ils ont d’autres codes, ils ont vécu d’autres choses. Comme si on ne partageait plus cette histoire commune. Jusqu’à 40 ans je ne ressentais pas ça. Là, arrivé à 50, je vois des jeunes de 25 qui ne connaissent vraiment rien de ce que vous avez vécu vous. C’est assez étonnant. Ça me fait penser à mes grands-parents qui avaient vécu des choses tellement incroyables, qui voyaient le monde devenir de plus en plus fou, de plus en plus compliqué... On sent que ça évolue, mais pas toujours dans le bon sens malheureusement. Il y a des choses qui s’améliorent, pour d’autres c’est pire. Ça n’a pas trop de sens, ça me fout un peu le blues. Quand on est enfant, on a une tendance naïve à croire qu’on va aller vers du mieux, après avoir appris les histoires de deux guerres. On se rend compte que c’est pas si simple...

 

>>> L’Horoscope <<<

 

Mais en tout cas vous gardez cette curiosité, cette envie d’aller de l’avant, de rencontrer de nouvelles personnes... On retrouve aussi dans votre album des textes souriants avec des jeux de mots et de rimes chers à Gainsbourg et à Françoise Hardy, comme dans Marie-Lou et L’Horoscope (petit clin d’œil ?). Et cette voix, charmeuse, décontractée et désabusée, qui rappelle de plus en plus votre père. Est-ce qu’au-delà de ce qui est évident vous revendiquez une vraie filiation artistique avec Jacques Dutronc ?

 

Bien sûr. En plus, avec les musiciens, on sortait de la tournée avec mon père. Vous parlez de Marie-Lou : dans l’arrangement, on aurait pu faire quelque chose d’un peu différent, mais on a fait exprès d’aller par là. Ça me paraît naturel tout simplement. Hier soir c’était notre première, avec les musiciens. On a répété trois jours en juin, et trois jours juste là. On est huit sur scène, à une époque où on a de moins en moins de musiciens sur les scènes c’est très appréciable. Et présenter de nouvelles chansons, ça faisait longtemps. Hier soir j’étais vraiment content... Et on sent que parfois certaines chansons prennent une autre ampleur sur scène...

 

Et d’ailleurs beaucoup des gens qui vous ont déjà applaudi sur scène ont ressenti un lien, comme une camaraderie avec vous. La scène, que vous retrouvez bientôt, le contact avec le public, qu’est-ce que ça représente pour vous ? Ce lien vous le ressentez aussi j’imagine ?

 

Oui, et j’ai compris que mon père n’avait pas le même genre de contact. Lui gambergeait beaucoup avant les concerts, il était hyper pro et réagissait toujours aux vannes que je pouvais lancer avec des trucs incroyables qui font de lui le mythe qu’il est. Moi je prends plus la chose à la légère. J’estime que j’ai de la chance. Je ne crois pas que mes parents se soient dit ça, ils sont devenus superstars tout jeunes, avec le monde à leurs pieds... c’est autre chose. Moi je sais que j’ai de la chance. J’ai toujours été obsédé par ce truc de Brassens :

Il s’en fallait de peu, mon cher,

Que cett’ putain ne fût ta mère,

Cette putain dont tu rigoles,

Parole, parole...

(La Complainte des filles de joie, ndlr).

Je me dis tout le temps que je pourrais être les autres, et j’essaie toujours de me mettre à leur place. Jeune j’étais moins comme ça, il pouvait m’arriver d’être plus dur, cassant... J’étais un gosse, mais voilà, cette philosophie-là m’a vachement frappé. Et en même temps j’essaie aussi, toujours, de faire marrer les gens.

 

Ça se ressent évidemment... Et quand vous regardez derrière, votre parcours, vous êtes content ?

 

Oh, oui... J’espère que ce disque va marcher. Il y a de moins en moins de places pour les artistes. J’ai vraiment un bon accueil en presse, ça fait plaisir, mais j’espère que le public suivra, que les radios suivront, etc...

 

On vous le souhaite. Vos projets et surtout, vos envies pour la suite, Thomas Dutronc ?

 

Faire une belle tournée, un beau spectacle. Hier on a présenté l’album, maintenant on a un spectacle à créer. On a des idées, il faudra mettre tout ça en place, dès que la promo sera finie...

 

Interview : le 18 septembre 2024.

 

Photo : Yann Orhan (D.R.)

 

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9 septembre 2024

Thierry Lentz : « Sous Napoléon, l'économie britannique était déjà trop en avance... »

Je ne sais combien de pages ont été noircies à propos de l’histoire napoléonienne, mais on serait nombreux je pense à tomber de notre chaise si ce chiffre, hyper évolutif, devait nous être dévoilé. Combien d’ouvrages consacrés, plus précisément, à l’histoire économique et financière de ces quinze années (1799-1815) au cours desquelles l’histoire de la France et celle de l’Europe se confondirent ? Pas tant que ça sans doute, et pourtant, on touche là, avec ces sujets essentiels, aux causes majeures de la guerre et de la paix, de la victoire et de la défaite. Une Nouvelle histoire économique du Consulat et de l’Empire vient de paraître aux éditions Passés Composés.

 

L’ouvrage, collectif, est passionnant : il aborde sous une multitude d’angles, souvent originaux, les questions permettant de dresser un tableau précis et très vivant de la France de cette période, qu’on se place à hauteur d’empire ou à hauteur d’homme. Un examen presque clinique des raisons de la défaite finale de Bonaparte, qui s’est sans doute davantage jouée sur des bateaux de commerce que sur des champs de bataille. À la tête de ce projet, M. Thierry Lentz, directeur général de la Fondation Napoléon et professeur associé à l’ICES-Institut catholique de Vendée. Il a, une fois de plus, accepté de répondre à mes questions (9 septembre), je l’en remercie ! Vous l’aurez compris : si l’époque vous intéresse, ce bouquin est un must. Une exclusivité Paroles d’Actu. Par Nicolas Roche.

 

Nouvelle histoire économique du Consulat et de l'Empire, Passés Composés, 09/2024.

 

EXCLUSIF - PAROLES D’ACTU

Thierry Lentz : « Sous

 

Napoléon, l'économie britannique

 

était déjà trop en avance... »

 

Thierry Lentz bonjour. La composition de cette remarquable Nouvelle histoire économique du Consulat et de l’Empire (Passés Composés) a-t-elle fait suite à des avancées historiographiques récentes ? Les questions économiques et financières ont-elles été un parent pauvre des études napoléoniennes, et si oui peut-on dire qu’il y a du mieux ?

 

L’historiographie napoléonienne, en plein développement depuis une quarantaine d’année, avait parfois laissé de côté les questions économiques. Elles sont pourtant essentielles, autant qu’elles le sont aujourd’hui. À ce titre, l’ouvrage précurseur de Pierre Branda, Napoléon et l’argent, publié chez Fayard en 2006, a relancé ces questions (M. Branda fut interrogé par Paroles dActu en 2015, ndlr). Plusieurs études et colloques ont permis d’avancer encore, tandis que les monographies régionales nous donnaient de plus en plus d’éléments « de terrain », qui sont fondamentaux dans ces matières. Avancer encore a été l’objectif de cette étude collective, dans le cadre de la Chaire Napoléon de l’ICES-Institut catholique de Vendée, où j’enseigne l’histoire moderne et contemporaine.

 

J’ai sollicité des spécialistes des différentes questions en leur demandant le point le plus complet et le plus chiffré possible sur leur travail, tandis que d’autres acceptaient de plancher sur l’économie de leur région. L’ensemble a, si je puis dire, de la tenue et du fond. Nous espérons qu’il encouragera d’autres à le compléter et le préciser.

 

L’erreur principale de Napoléon Ier, en matière économique et commerciale, peut-être même toutes considérations confondues, n’a-t-elle pas été l’imposition stricte du Blocus continental au profit exclusif de la France et au mépris des intérêts les plus élémentaires de ses colonies, de ses vassaux, de ses alliés (de circonstance) qui de l’Espagne à la Russie en passant par l’Allemagne n’auraient bientôt d’autre choix que de se retourner contre lui ? A-t-il manqué de hauteur de vue ? Était-il persuadé de n’avoir d’autre option ?

 

Le Blocus continental est en effet l’événement économique majeur du règne napoléonien. Il a eu au départ des effets très positifs mais ils ne pouvaient être prolongés que par un accord de paix avec l’Angleterre. Au lieu de cela, il y eut un renforcement permanent de l’embargo. De 1806 à 1809, la production française a été fouettée par l’ouverture sans concurrence du marché européen. Mais ce qui devait arriver est arrivé : surproduction, gonflement des stocks et, par conséquent, réduction naturelle du marché. Napoléon a cru trouver la solution en s’en prenant aux productions et aux exportations de ses alliés, au nom du principe de « la France avant tout ». Il ne pouvait qu’échouer, avec en plus le mécontentement de ceux qui, jusqu’alors, lui avaient fait confiance. Ajoutons-y une diplomatie très « offensive », voire menaçante y compris envers les pays amis, et le cocktail explosif était constitué. Cette vaste affaire du Blocus confirme bien que les questions économiques étaient essentielles.

 

Peut-on toutefois mettre au crédit de Bonaparte, grand réorganisateur et modernisateur de l’État et à l’origine de la création de la Banque de France, d’avoir eu de bonnes intuitions en matière d’économie et de fiscalité, qui eurent pu porter leurs fruits si l’Empire avait vécu ? Peut-on imputer une part de l’essor français au XIXe siècle aux politiques menées entre 1799 et 1815 ?

 

N’oublions jamais que Napoléon est un homme du XVIIIe siècle. En ce sens, il a mis en œuvre des solutions économiques un peu passées, tirées des théories des physiocrates et des mercantilistes. Si la remise en ordre des institutions et de la monnaie a eu un impact positif et de long terme, le « libéralisme » économique de l’empereur a eu ses limites, alors même qu’il croyait peu au crédit et pas du tout au libre-échange. Il avait lu Adam Smith, avait fréquenté Jean-Baptiste Say, mais ne croyait pas à leurs théories qui réclamaient un moindre engagement de l’État. Donc pour répondre à votre question, c’est surtout par la stabilisation que par l’innovation économique que son règne a eu un impact sur les temps futurs.

 

Si, in fine, la Grande-Bretagne a gagné cette guerre, c’est parce que, maîtresse des mers et en avance dans les domaines industriels, elle était plus puissante économiquement, plus résiliente financièrement parlant ? Plus fine - ou fourbe, c’est selon - s’agissant de politique, de diplomatie, aussi ?

 

Laissons de côté l’accusation de fourberie, que certains jugent être du réalisme. Sur le plan économique, la Grande-Bretagne avait des décennies d’avance sur la France. Si les productions des deux pays se valaient, les modes de production et de financement étaient très différents. La France avait un handicap : l’importance numérique et le faible coût de sa main d’œuvre. En exagérant un peu, elle avait moins besoin d’innovation et de rationalisation que sa concurrente. La mécanisation anglaise fut dès lors précoce et à des niveaux bien plus élevés que chez nous. Ajoutons qu’en matière sociale, le gouvernement britannique avait la main beaucoup plus lourde que son homologue français, contrairement à ce qu’on pourrait croire.

 

L’espoir de Napoléon de provoquer par le Blocus et le marasme des révoltes en Angleterre a failli se réaliser, mais les Anglais ont su réprimer (souvent durement) toutes les velléités de révolte. Enfin, le système financier et de crédit anglais était beaucoup plus moderne : crédit facile, emploi du billet de banque, réseau de banques locales très entreprenantes. Et pour finir vraiment, alors que les mers étaient fermées au commerce français, la Royal Navy le rendit possible quasiment sans entrave. Les handicaps de l’économie française étaient trop importants pour être rattrapés.

 

Admettons Thierry Lentz que vous puissiez, par extraordinaire, rencontrer à quelque moment de votre choix le Premier Consul, ou plus tard l’empereur, fort de vos connaissances de 2024, et lui donner un conseil, un seul, quel serait-il ?

 

Si cela était possible, je lui conseillerais de se séparer de son entourage trop classique et d’appeler auprès de lui Jean-Baptiste Say, de croire au crédit et au billet de banque et, surtout, de parvenir à la paix avec l’Angleterre. Je ne l’en féliciterais pas moins pour avoir stabilisé le droit et les conditions macro-économiques avec ses nouvelles institutions. Puis, je lui ferais lire un ouvrage sur l’œuvre économique de Napoléon III, bien plus au fait des questions et théories économiques modernes. Mais, comme vous vous en doutez, Napoléon ne m’écouterait pas.

 

Thierry Lentz.

 

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8 septembre 2024

Olivier Da Lage : « En Inde, le hindi n'est pas près de remplacer les langues régionales... »

L’ancien journaliste de RFI Olivier Da Lage connaît très bien l’Inde, ce géant méconnu auquel il a déjà consacré de nombreuses études. Son dernier livre en date, Les Indiens et leurs langues (BiblioMonde, 2024), axe comme son nom l’indique la réflexion sur l’archipel linguistique inouï qui caractérise le sous-continent indien, avec tout ce que cela peut impliquer, dans un contexte de tensions communautaires persistantes. Un ouvrage exigeant mais très lisible : partant du point de vue de la, ou plutôt des langues, c’est tout un pays, toute une nation, toujours un peu mystérieuse, qui s’ouvre au lecteur. M. Da Lage, que je remercie pour l’interview qu’il a bien voulu m’accorder (5 septembre), porte malgré tout sur les évènements un regard plutôt optimiste, excluant que les nationalistes hindous que guide le Premier ministre Modi puissent imposer leur agenda identitaire à une Inde décidément très composite... Une exclusivité Paroles d’Actu. Par Nicolas Roche.

 

Les Indiens et leurs langues, BiblioMonde, 2024.

 

EXCLUSIF - PAROLES D’ACTU

Olivier Da Lage : « En Inde,

 

le hindi nest pas près de remplacer

 

les langues régionales... »

 

Olivier Da Lage bonjour. S’atteler à l’étude des langues d’un pays vaste et multiple comme est l’Inde, c’est, plus qu’il n’y paraît, se lancer dans une aventure ?

 

Et comment ! Même si j’ai des notions de hindi et que je comprends ici et là quelques membres de phrases en ourdou ou en gujarati, il est évident que je suis loin de parler toutes les langues de l’Inde. Et plus on plonge dans le sujet, plus on réalise à quel point il est vaste et impossible à épuiser. Il fallait donc éviter de se noyer dans les détails tout en essayant de donner un panorama aussi juste que possible. De toute façon, il n’était évidemment pas question pour moi d’écrire un manuel de linguistique – j’en aurais de toute façon été incapable – mais d’essayer de restituer la place que prennent les langues dans la vie de tous les jours pour les Indiens. Car ceux-ci sont amenés à en parler plusieurs dans la même journée et en fonction de leurs interlocuteurs ou du contexte (maison, travail, relations avec les commerçants, etc.)

 

Quand on pose sa loupe sur l’histoire et la pratique quotidienne des langues d’un pays, qu’elles soient officielles ou non, nationales ou locales, ça aide à saisir forcément une part de l’intimité d’une nation ?

 

Il n’y a pas plus intime qu’une langue, tant pour une nation que pour les individus qui la composent. La (ou les) langue(s) dans la (les) quelle(s) on rêve, on compte, on aime, on travaille définit l’identité de chacun. Il en va de même pour les nations et les groupes qui les composent. Mais contrairement à la France, qui a inscrit sa langue (unique) dans sa constitution, l’Inde est tellement composite qu’elle n’a pas de « langue nationale », mais des langues officielles.

 

Tu expliques bien, dans ton livre, ce patchwork très complexe que constitue l’archipel linguistique de l’Inde contemporaine. Deux langues officielles au niveau national (l’hindi et l’anglais), je ne sais combien de langues officielles dans les États fédérés, pour ne rien dire des langues non officiellement reconnues... Est-ce que la nécessité de parler souvent plusieurs idiomes pour communiquer, quitte à faire d’originaux mélanges, a nécessairement développé chez les Indiens une forme de tolérance à l’autre peut-être plus poussée qu’ailleurs ?

 

Lors des réunions de l’assemblée constituante entre 1946 et 1950, certains ont bien tenté de faire du hindi la langue nationale, pour rompre avec l’anglais qui symbolisait la période coloniale. Mais les États du Sud, dont les langues n’ont rien de commun avec le hindi, s’y sont vigoureusement opposés et un compromis a été trouvé : la nouvelle Union indienne aurait deux langues officielles au niveau fédéral, à savoir le hindi et l’anglais. Une annexe à la constitution dénombre par ailleurs les langues officielles reconnues par la Fédération (elles étaient 14 en 1950, elles sont 22 aujourd’hui). Par ailleurs, chacun des États a ses propres langues officielles tenant compte des populations qui y résident, soit 45 au total. Mais il y en a bien d’autres qui n’ont pas de statut officiel, sans parler d’innombrables dialectes.

 

En toute logique, la nécessité qui pousse tous les Indiens à maîtriser plusieurs langues, parfois quatre ou cinq voire davantage, devrait en effet inciter à la tolérance aux autres cultures. C’est sans doute le cas chez beaucoup d’Indiens. Mais les tensions intercommunautaires périodiques conduisent à relativiser cet optimisme. J’ajoute qu’en Inde, on s’est battu pour défendre sa langue et que ces affrontements ont fait des morts, notamment à la fin des années 50 et dans les années 60, quand la revendication de découper les États selon la langue a fini, non sans drames, par redécouper la carte administrative des États indiens en fonction de critères linguistiques.

 

Peut-on dire que l’administration coloniale britannique, qui si je t’ai bien lu a sciemment contribué à la séparation des langues (pour caricaturer grossièrement : le hindi pour les hindouistes, l’ourdou pour les musulmans), a joué un rôle majeur dans la communautarisation de l’Inde qui a conduit à la partition dramatique de 1947 ?

 

Cela y a certainement contribué. Les Britanniques ont poursuivi concurremment deux objectifs : rationaliser leur gestion d’une population beaucoup plus nombreuse que ceux qui la dirigeaient (eux-mêmes), et ils l’ont fait avec un souci de la nomenclature digne d’entomologistes que l’on a vu à l’œuvre dans la classification des langues, mais aussi des castes. Le fait que ces divisions aient facilité leur règne n’y était pas non plus étranger. Le slogan impérial « Divide and rule », « diviser pour régner », l’illustre à merveille. Mais la partition de 1947 s’est faite sur des bases religieuses bien davantage que linguistiques, même si les deux se recouvrent partiellement.

 

Que l’anglais soit resté, au niveau national, la seconde des langues officielles avec l’hindi, c’est une forme de revanche posthume de l’Empire britannique ?

 

On pourrait le penser, et c’est aujourd’hui encore le point de vue d’un certain nombre de nationalistes hindous. Mais on peut tout autant soutenir le contraire. Avant l’Indépendance, les Britanniques avaient enseigné l’anglais à ceux des Indiens qui les assistaient dans la gestion de l’administration coloniale. Mais après 1947, obligés de recourir à l’anglais pour communiquer entre eux (notamment entre Indiens du Nord et du Sud), les Indiens se sont approprié la langue qui est devenue la leur à part entière, sans qu’il faille nécessairement y voir une victoire du colonialisme.

 

L’anglais est-il aussi la première langue de ceux qui veulent résister aux velléités que portent les nationalistes hindous d’imposer l’hindi comme la langue dominante en Inde ? Est-ce qu’il y a, notamment chez les élites, y compris membres de zones où l’hindi est majoritaire, un désir assumé d’utiliser l’anglais à des fins politiques, pour s’opposer à Modi ?

 

C’est d’abord et avant tout un instrument d’émancipation sociale, d’où l’effort considérable que font les parents de milieux modestes pour envoyer leurs enfants étudier dans des écoles où l’enseignement se fait en anglais. L’anglais est aussi l’un des atouts de l’Inde dans la mondialisation, notamment face à la Chine. On pense aux nombreux call centers qui servent les clients installés au Royaume Uni et en Amérique du Nord. Il est certain que l’arrivée au pouvoir de Modi en 2014 a été présentée par les nationalistes hindous comme une victoire de l’« Inde authentique » par rapport aux élites anglicisées qui dirigeaient le pays avant lui. Et son gouvernement fait inlassablement la promotion du hindi comme langue nationale, suscitant en retour une vive opposition des États du Sud. Mais les dirigeants de l’opposition s’expriment aussi dans les différentes langues indiennes et ne se laissent pas enfermer dans la caricature d’une élite anglophone coupée des réalités. Le fait qu’une bonne moitié des États fédérés soient dirigés par des partis d’opposition, souvent régionalistes, l’illustre parfaitement.

 

Est-ce que les politiques éducatives et culturelles que porte l’administration Modi ont pour résultat tangible une poussée de la place de l’hindi et de l’imaginaire sanskrit dans la société indienne ? Quid, là encore, des résistances, notamment dans les milieux artistiques ?

 

Malgré des efforts persistants, les gouvernements en place à New Delhi depuis 2014 ne sont pas parvenus à remplacer les langues régionales par le hindi, notamment au Sud, et à de nombreuses reprises, Narendra Modi et ses proches ont même rendu hommage aux langues régionales comme vecteur de l’authenticité indienne. Mais le hindi utilisé par les officiels a été considérablement sanskritisé par rapport au passé. Il faut noter que, tout comme l’ourdou dont il est en quelque sorte le jumeau, le hindi puise dans deux sources linguistiques : le sanskrit et le persan. Les autorités actuelles veillent, partout où c’est possible, à remplacer les termes issus du persan par ceux qui ont une origine sanskrite. Les milieux artistiques ne représentent pas, pour l’essentiel, un pôle de résistance. Mais il y a un grand nombre d’écrivains dont toute l’œuvre est écrite en anglais, et ils ne vont pas changer. Quant à ceux qui s’exprimaient déjà dans les langues indiennes, qu’il s’agisse du hindi, du bengali, du marathi, du kannada ou du tamoul, c’est la même chose. Pour ce qui est des chansons, l’écrasante majorité est dans des langues autochtones et cela n’a pas changé non plus.

 

Finalement, si ce n’est la langue, qu’est-ce qui rassemble l’ensemble du peuple indien ?

 

Un sentiment d’appartenance commune qui transcende les divisions (politiques, religieuses, culturelles, linguistiques et ethniques). On en voit l’expression lors des compétitions de cricket opposant l’Inde à une équipe étrangère. Ou encore dans la véritable communion à laquelle on a assisté à travers tout le pays lorsqu’en août 2023, le module lunaire Chandrayaan-3 s’est posé près du pôle Sud de la Lune.

 

Unis, les Indiens le sont-ils malgré tout moins depuis 2014 et le début de l’ère Modi ? Crois-tu de nouvelles partitions de l’Inde possible si d’aventure les nationalistes hindous au pouvoir allaient plus avant dans leur dérive identitaire ?

 

La polarisation politique est certainement intense, mais en dépit des moyens considérables dont disposent les nationalistes hindous, qui contrôlent une grande partie des médias, notamment télévisuels, et de l’immense popularité personnelle de Narendra Modi, son parti, le BJP, a perdu en 2024 la majorité absolue qu’il détenait au parlement depuis dix ans. Une nouvelle partition n’est pas envisageable actuellement. Le seul facteur qui pourrait y mener serait l’opposition résolue des États du Sud à une tentative d’imposer par la force l’usage du hindi de la part du gouvernement central. Mais on en est très, très loin.

 

On a beaucoup parlé des grands mouvements de l’histoire, des tendances lourdes de la vie de l’Inde. Mais il y a dans l’ouvrage, des choses qui touchent à de toutes petites communautés (tout étant relatif). Qu’est-ce qui, en préparant ce livre, t’a surpris, amusé, touché ?

 

Ce qui m’a touché, c’est le nombre des langues menacées de disparition. Plus de 300 ont déjà disparu depuis 1947 et certaines des langues actuelles de l’Inde ne sont parlées que par quelques milliers, quelques centaines, voire moins d’individus dont les enfants préfèrent s’exprimer dans les langues dominantes pour assurer leur avenir. Ce qui m’a surpris et amusé est de découvrir qu’un grand nombre de dalits (les anciens intouchables) révéraient une personnalité généralement honnie du colonialisme britannique, Lord Macaulay, qui est à l’origine de la diffusion de l’enseignement de l’anglais parmi les Indiens pour seconder leurs maîtres britanniques. Il existe même un temple dédié à Angrezi Devi, la déesse de l’anglais, car l’anglais est perçu à juste titre comme un élément d’émancipation pour les dalits et il est dénué de toute expression à connotation castéiste, contrairement, par exemple au hindi.

 

Olivier Da Lage.

 

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4 septembre 2024

« Il n’y a pas de réussites faciles, ni d'échecs définitifs » : entretien avec Cynthia Sardou

Que devient Cynthia Sardou, que j’avais eu plaisir à interviewer il y a trois ans, pour la parution de son premier roman, Le Film (Ramsay) ? Nous nous sommes recontactés cet été, avons échangé, et elle a accepté le principe d’un entretien, de confidences et d’une mise au point sur ses trois dernières années. Je l’en remercie et lui souhaite bonne route pour la suite, qu’elle aborde avec un sourire au cœur ! Exclu, Paroles d’Actu, par Nicolas Roche.

 

EXCLU - PAROLES D’ACTU

« Il n’y a pas de réussites faciles,

ni d’échecs définitifs ! »

Marcel Proust

 

PAROLES D’ACTU, EXCLU (09/2024). Article édité le 27/10/24.

Cynthia Sardou, l’interview

 

Cynthia Sardou bonjour. Vous êtes issue, ce n’est un secret pour personne, d’une famille d’artistes qui n’a pas commencé avec vos parents, ni même avec vos grands-parents. Qu’en est-il de votre fibre artistique à vous ? Entendez-vous l’exprimer davantage à l’avenir ?

 

Ma fibre artistique la plus réelle, voire sensible, est plutôt celle de mettre en avant les autres, de dénicher les bons spectacles ou les vrais talents, des artistes, comme me l’avait appris Eddy Marouani dans les années 90. C’est lui qui m’a mis le pied à l’étrier. J’en garde un merveilleux souvenir. Après, j’ai enchaîné à la télévision : TF1, France Télévision avec Yves Bigot, etc... Puis le journalisme, sur Canal Plus.

 

Ma fibre artistique a surtout été hors caméra. J’ai souvent remonté le moral des troupes, timidement au début, donné de l’énergie ou une certaine assurance, cela depuis plus de trois décennies. La famille y a eu droit, mon père le premier, ma grand-mère bien sûr que j’accompagnais souvent au théâtre le soir, mes deux demi-frères Davy et Romain aussi. L’écriture a été plus thérapeutique me concernant, et ça a servi à quelque chose, c’est au moins ça.. Sauf pour mon premier roman, Le Film, qui est une vraie fiction. Mais le vrai écrivain de la famille, c’est Romain, mon frère.

 

Aujourd’hui, j’ai récupéré ma carte de presse comme journaliste et membre de la Fédération professionnelle des Journalistes du Québec. J’espère reprendre du service de ce côté aussi très bientôt…. 

 

Je vous sens apaisée Cynthia, c’est le cas ?

 

Oui je le suis, en effet. Contrairement à ce qui a été dit ou raconté, sans faire de commentaire. Je suis en paix et en bonne santé. Je touche du bois...

 

Depuis 5 ans en fait, après 4 ans d’aide auprès des femmes en difficulté dans un organisme, un centre de femmes, et quelques causes dans le milieu communautaire, dans le milieu médical, social, etc... Être dans le contexte, voir et travailler sur le terrain, vous remet à votre place clairement. Tant la situation est sombre parfois, comme la pauvreté par exemple, qui est une réalité qu’il ne faut pas laisser de côté. Surtout pas. J’ai organisé des événements avec des partenaires, avec la ville de Montréal... Le terrain, les violences faites aux femmes, la question de leurs droits, tous ces sujets sont aussi une réalité... Ces vérités-là, je ne le nierai jamais, pour en avoir vécu une partie. J’ai donné à ces causes 90% de mon énergie ces 4 dernières années, en temps et lieu, avec beaucoup d’empathie, de compassion, d’humanité, d’écoute et de solidarité... Ça fait chaud au cœur de pouvoir redonner le sourire à une ou des femmes qui n’ont plus la force psychique, physique ni le cœur à la fête, tant elles en bavent. Je me suis sentie utile, c’est une expérience que je n’oublierai pas. Ça en valait la peine ! Et je suis très heureuse d’y avoir contribué. Ce fut une mission !

 

Avez-vous justement des projets dont vous voudriez parler ?

 

Je suis retournée vers des projets culturels, comme consultante entre autre, notamment dans le milieu de la mode, que je redécouvre avec le grand couturier Yves Jean Lacasse. Celui-ci, créateur et designer canadien, fêtera ses 30 ans de haute couture durant la Semaine de la Mode à Montréal en septembre 2024, un évènement qui va s’expatrier en 2025 en Tunisie... À suivre.

 

Toutes les créations de Y.J.L., sont résolument ethniques, romantiques et historiques, elles s’agencent aux styles empruntés à la noblesse des Cours d’Afrique et d’Europe. Habité par cette même passion, transmise depuis trois générations (avec sa grand-mère, puis sa mère Denise Meunier), il perpétue ainsi sa tradition familiale afin de rendre accessible le sur-mesure à tous. C’est rare de nos jours. Promoteur de la mode québécoise à l’étranger, ses collections ont été présentées dans plusieurs pays et villes du monde et sont omniprésentes auprès des communautés multiculturelles et des diverses religions, ainsi qu’auprès de toutes les sphères du milieu culturel et des arts de la scène.

 

Yves Jean Lacasse est un artiste dans l’âme. Pour moi, l’un des designers le plus talentueux de sa génération. Il habille le Tout-Montréal, artistes, personnalités publiques, sans faire parler de lui, tant à l’étranger qu’en Tunisie, depuis trente ans déjà. Il a su maintenir ses créations et sa réputation, malgré les aléas du marché de la mode, et malgré la longue période de Covid.

 

Photo : courtoisie, Pascale Bourbeau.

De d. à g. : Cynthia Sardou, Yves Jean Lacasse,

Pascale Bourbeau, un ami. 

   

Aussi, je tiens à mentionner la talentueuse Pascale Bourbeau, mannequin et inspiration principale de Yves Jean Lacasse, qui est aussi une artiste multidisciplinaire. Elle est très présente dans le milieu médiatique et artistique québécois. C’est aussi grâce à elle que j’ai rencontré Yves Jean Lacasse.

 

Quid de vos projets à vous Cynthia ?

 

Il y en a beaucoup, notamment un avec la collaboration de L’Espace-Théâtre St-Denis, en plein cœur de Montréal... Pour les autres, j’en parlerai plus tard. Dans quelques semaines, ou quelques mois...

 

Vous avez suivi une bonne partie de la dernière tournée en 2023-24, de votre père Michel Sardou. Comme un road trip. En famille et en musique. Votre ressenti sur cette aventure ?

 

Oui, c’était un vrai road trip. Cette tournée était magnifique, sa meilleure pour moi. Le show en 3D, qui a pu être transporté jusqu’au Canada, fut extraordinaire. La mise en scène, le choix des chansons, les plus humanistes de son répertoire selon moi, aussi. Le public s’est franchement régalé, moi y compris et les salles étaient combles, en Europe comme ici au Québec. C’était vraiment intense. J’étais très heureuse de voir mon père aussi heureux : en coulisses, sur scène, comme ailleurs, même si ma discrétion se laissait souvent entrevoir... (Sourire)

 

Précision de l’auteur : j’ai demandé à Cynthia Sardou des photos avec son père, pour illustrer cette partie,

elle m’a bien confirmé en avoir de nombreuses mais préfère les garder pour elle. Je respecte évidemment...

 

Quatre adjectifs pour le qualifier au mieux ?

 

Ambition, Discipline, Rigueur, Passion de son métier. Moi j’ai de la rigueur, de l’ambition et de la détermination...

 

Un dernier mot, Cynthia Sardou ?

 

Le destin d’une vie, ou la vie d’une personne ne se résume pas en quelques lignes. Je réponds qu’un destin se vit avec un peu de chance, 1000% de travail, d’ambition, d’espoir. Nous seuls pouvons réécrire le cours de notre histoire ? À suivre...

 

Par Michelle Knight Photographe. D.R.

 

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1 septembre 2024

Béatrice Agenin : « J'adorerais interpréter Marguerite Yourcenar »

Début février, je publiais, avec bonheur, un article reprenant l’essentiel de mon interview récente avec Anny Duperey. J’avais pris l’initiative, pour lui faire une surprise qui serait intégrée au document, en première partie (comme au spectacle), de contacter Béatrice Agenin, qui fut sa complice dans Une famille formidable, et qui est surtout une de ses grandes amies. Celle-ci écrivit un joli texte d’évocation de l’auteure du Voile noir, et de leurs liens tissés au fil des ans.

 

Cette prise de contact avec Béatrice Agenin était ancienne. Je l’avais invitée sur Facebook il y a longtemps, la connaissant évidemment, d’abord pour son personnage de Reine dans la série populaire de TF1. Les échanges furent toujours agréables, bienveillants de sa part. Et je découvris petit à petit son parcours impressionnant de comédienne de théâtre, qui serait plus tard - justement - couronné par un Molière pour Marie des poules. Je l’interviewerais un jour, c’était sûr, restait à trouver le bon moment. Il intervint en ce mois d’août, 2024, à ma plus grande joie. Peu de temps auparavant, elle avait partagé des moments de spectacle et d’émotion avec sa fille Émilie Bouchereau (Notre petit cabaret).

 

J’ai le plaisir, donc, de vous proposer cet article, un (auto)portrait grand format, non pas de Dorian Gray mais de quelqu’un de bien moins torturé que le personnage d’Oscar Wilde, une belle comédienne de grand talent dont on ne parle décidément pas assez. Merci à vous Béatrice, pour le temps que vous avez bien voulu m’accorder. Pour votre confiance. Pour votre humilité. Pour vos tableaux sensibles, part de ce jardin secret que vous m’avez confiée, et pour toutes ces confidences... Et pour vous aussi, l’article commencera par une surprise, y’a pas de raison ! ;-) Une exclu Paroles d’Actu, par Nicolas Roche.

 

 

 

partie 1 : le témoignage d’Anny Duperey

 

Reine et Catherine. Une Famille formidable,

capture d’écran (épisode "Otages", 2009), par votre serviteur. ;-)

 

Voilà bien des années que j’aime, que j’admire Béatrice. (Il ne faut pas s’inquiéter, à un certain moment, on ne compte plus les années qu’en dizaines). C’est mon amie. Ce fut ma partenaire, au théâtre, puis à la télévision, longtemps. Je l’admire comme actrice, bien sûr, mais aussi parce qu’ elle a à cœur de transmettre son savoir aux jeunes. C’est formidablement généreux, et moi, je garde égoïstement l’enseignement que je pourrais tirer de mes petits 60 ans de carrière.

 

Mais quand parfois de jeunes comédiens me demandent comment faire pour être heureux dans ce métier, je leur réponds : «  50% de passion, 50% de désinvolture  ». Entendons une passion réelle, exigeante, alliée à une désinvolture qui n’a rien à voir avec le «  j’m’en foutisme  », mais une faculté qui permet de digérer les échecs avec élégance, en passant très vite sans amertume à autre chose, et de digérer modestement les triomphes. L’alliage des deux n’est pas donné à tout le monde…

 

J’ai longtemps tenté de convaincre Béatrice des bienfaits de la désinvolture. Rien à faire. Elle n’est que passion, exigence, et elle souffre, et elle travaille, tempête pour arriver à faire ce qu’elle veut, à vivre ses rêves coûte que coûte. En colère si elle n’y arrive pas, et elle repart dans la bagarre…

 

Et oui, je l’admire pour ça, moi plus désinvolte, en étant aussi travailleuse.

 

Je t’aime, Béatrice !

 

ANNY

 

PS : Nous avions un temps, pour rire, évoqué la possibilité d’un duo humoristique sous les pseudonymes : « AGENIN PEUX PLUS » ET « DUPEREY RIEN POUR ATTENDRE  ».

 

Projet qui n’a jamais vu le jour…

 

Et pourquoi pas, encore maintenant ? ;-) Mille mercis chère Anny ! Nicolas
 

Témoignage daté du 29 août 2024.

 

À noter : Anny Duperey jouera Viens poupoule,

dont elle m’avait parlé lors de notre interview,

ce jeudi 5 septembre, en ouverture du festival de Houlgate (Calvados).

 

 

 

partie 2 : l’interview avec Béatrice Agenin

 

Marie, in Marie des poules,

capture d’écran, par votre serviteur, encore. ;-)

 

Béatrice Agenin bonjour. Ma première question portera sur l’actualité immédiate : Alain Delon vient de disparaître, une réaction ?

 

On fait peu de cas de la disparition de Gena Rowlands qui est morte le 14 août. Il est vrai qu’elle était américaine. Mais elle est aussi importante comme comédienne qu’Alain Delon pour nous, et surtout elle a inspiré John Cassavetes. Je n’aime pas les grands mots rapportés par les journalistes, "vide abyssal", etc… Je suis triste pour sa famille mais lui ? Il y a longtemps qu’il ne tournait plus, et qu’il devait s’ennuyer. Personnellement je le trouvais vraiment formidable dans beaucoup de films. Je vois un commentaire qui me plaît assez : sa beauté bouleversante. Sa beauté était au service de tous grâce au cinéma. Sa beauté fascinait et bouleversait. Il représentait un fantasme. Sans Visconti, il n’aurait été qu’un très bel acteur. Visconti en a fait un personnage dans Le Guépard. Delon est le dernier grand acteur d’une époque incroyable où le cinéma créait des mythes… la tristesse bien sûr, de fermer avec lui les pages d’un livre qui nous enchanta.

 

 

Je suis ravi de pouvoir vous interviewer pour Paroles d’Actu. Votre actu la plus récente, c’était Notre petit cabaret, joli spectacle tendre et fantaisiste interprété avec votre fille, Émilie Bouchereau. Une expérience bien particulière dans votre carrière j’imagine, parce que partagée avec elle bien sûr, mais aussi parce qu’il y avait du chant, de la danse ?

 

Notre petit cabaret est né pendant le Covid. Cette pandémie a arrêté beaucoup d’artistes, elle a tué des rêves, et je me suis dit qu’on ne pouvait plus attendre. Que c’était maintenant, dans l’urgence de ce temps suspendu. Nous rêvions depuis longtemps, ma fille et moi, de faire quelque chose ensemble, sans trouver l’axe. Il ne pouvait pas s’agir d’une pièce avec un conflit à résoudre. D’abord, elle n’est pas comédienne, et moi, je ne suis pas chanteuse. L’idée du Cabaret s’est imposée, à la suite d’une Carte Blanche qu’on m’avait donnée pour un festival, à Jarnac, où je jouais Marie des poules et dont j’étais en même temps la marraine, en 2021. Nous avons cherché des textes, et ma fille avait ses propres chansons, et des reprises de Barbara, Brassens ; ça s’appelait Parlez-moi d’amour, c’était très poétique : des poèmes de Marceline Debordes Valmore, des extraits du Petit Prince de Saint-Exupéry, une page de Proust, et des lettres de George Sand… Mais nous l’avons joué une fois seulement, c’était frustrant parce qu’on avait beaucoup répété… Alors j’ai proposé qu’on fasse Avignon en 2022, puis la deuxième année en 2023, puis le Lucernaire, à cheval sur décembre 23 et janvier 24. Nous avons peaufiné le spectacle, et j’aimerais beaucoup le reprendre parce qu’il est atypique… Les cabarets aujourd’hui sont plutôt basés sur le transformisme, mais je reste persuadée qu’il y a de la place pour des spectacles tendres comme le nôtre.

 

>>> Notre petit cabaret <<<

 

Casser les codes, comme vous avez eu à cœur de le faire dans ce spectacle, c’est important, jouissif pour un artiste ?

 

Mon idée n’était pas de casser les codes, mais de faire quelque chose qui corresponde à nos personnalités, à ma fille, et à moi. On nous a reproché de ne pas avoir de fil conducteur, le fil c’est ce qui nous lie toutes les deux. Nous sommes anti-modes. Nous avons choisi ce qui nous plaisait, ce qui nous faisait plaisir. Un peu de fantaisie, un peu de complicité, beaucoup d’amour, et une admiration réciproque. Elle compose ses musiques, je suis comédienne et j’aime dire des textes, il nous a semblé qu’on pouvait donner au public ce partage-là. Les gens par exemple sont surpris par le texte de Proust, ça n’a rien à faire dans un cabaret, mais le style est tellement riche, et compréhensible qu’ils écoutent cette langue séduisante, en ne sachant pas que c’est Proust, et ils sont surpris au final que ce soit un thriller extrêmement simple, et très accessible. Voyez plutôt : un type jaloux envisage comment il va surprendre sa maîtresse, il est persuadé qu’elle est avec un autre homme, il se poste sous sa fenêtre, il entend un murmure, il croit reconnaître la voix de l’amant, il s’imagine tout ce qu’elle est en train de faire avec lui, et au moment où il se décide à frapper contre le volet, il s’aperçoit qu’il s’est trompé de fenêtre, ce n’est pas celle de sa maîtresse... Le spectacle a modifié notre relation avec ma fille, je l’ai découverte comme musicienne, je connaissais très mal sa capacité à s’adapter rapidement aux musiciens, à les diriger. J’ai une très grande confiance en elle maintenant que je l’ai vue travailler.

 

«  Le spectacle a modifié notre relation,

 

avec ma fille. J’ai une très grande confiance

 

en elle maintenant que je l’ai vue travailler. »

 

Le théâtre, ça a rapidement été une évidence pour vous ? "Ça, et nulle autre voie" ?
 
Tout est venu très tard pour moi. J’ai pris des cours de Théâtre au lycée Pasteur, à Neuilly, j’avais 17 ans, mais je ne savais pas ce que je voulais faire... Il y avait Gérard Jugnot, Michel Blanc, Christian Clavier, Olivier Lejeune, Marie-Anne Chazel, Isabelle De Botton, puis chez Périmony, il y avait André Dussollier, Dominique Lavanant... Puis le Conservatoire, j’aimais travailler des scènes, mais je ne rêvais pas d’une carrière, comme Adjani, par exemple, ou Isabelle Huppert. Je suis entrée à la Comédie-Française par hasard, et là, ça m’a plu, vraiment : de découvrir les textes classiques, la langue française, ça m’a enthousiasmée.

 

 

Delon faisait apparemment une distinction entre le métier de comédien, qu’aurait prétendument exercé son ami et rival Belmondo, et celui d’acteur dont lui-même se revendiquait, l’acteur étant dans son esprit moins dans l’apprentissage consciencieux d’un rôle, davantage dans l’instinctif de celui qui "vit" son personnage. Cette distinction vous paraît-elle pertinente pour ce qui vous concerne, et si oui est-ce que ça ne dépend pas aussi du rôle en question ?

 

Pour répondre à cette question sur l’emploi du mot comédien ou acteur, j’ai relu particulièrement Jouvet, qui ne fait pas de distinction entre les deux mots. Luchini parle très bien de ça dans une interview : "Un comédien a la responsabilité d’un auteur qui le dépasse, il est un livreur de plat. Il y a un plat qui s’appelle Flaubert, un plat qui s’appelle La Fontaine, un plat qui s’appelle Hugo... et le comédien emmène le plat exactement comme il doit être. Le comédien disparaît derrière le plat… Un acteur emmène le plat, et le plat arrive dénaturé.

 

Moi, je ne pense pas qu’il y ait aujourd’hui une si grande différence. Quand je vois Ingrid Bergman à l’écran, je pense : « Quelle actrice ! » Mais quand je vois Elizabeth Taylor, je peux me dire : « Quelle comédienne ! » Pour les comédiens entrés à la Comédie-Française, comme c’est mon cas, on dit "comédien", parce que c’est la tradition dans la Maison… Mais aussi, c’est un Théâtre, on répète longtemps, et on joue des grands rôles, c’est peut-être la différence que souligne Delon. Belmondo a commencé au Théâtre, il y est revenu, il y a forcément un apprentissage consciencieux des rôles, mais au cinéma, on n’a pas le temps de répéter, Delon et Belmondo doivent certainement être instinctifs tous les deux quand les scènes sont courtes. C’est là qu’intervient le metteur en scène ou le réalisateur… Au cinéma, c’est le montage qui fait qu’un acteur est formidable, c’est sa façon de le filmer, c’est le nombre de plans qu’il a à faire, etc... Delon était formidable, mais quand  les scènes étaient difficiles : il était bien obligé de répéter avec les autres, alors il faisait un travail de comédien dans ce contexte…

 

Moi, je ne tourne presque pas. Je n’avais pas cette ambition de l’image, je voulais des textes, et je les ai eus. Acteur de Théâtre, c’est un travail caché, dans des salles de répétitions tristes parfois, inlassablement, avec un metteur en scène qui nous guide, et on doit suivre son point de vue. J’y reviens quand même : parfois le point de vue d’un metteur en scène ne nous emmène nulle part, parfois, une seule phrase du metteur en scène, peut m’enchanter et le personnage se dessine grâce à cette phrase. Pour Marie des poules, qui a un long monologue au début, assise à une table devant un verre d’absinthe, le metteur en scène m’a dit : «  Tu as tout ton temps, elle est brisée ». Moi, ça m’a énormément aidée tout de suite... je suis entrée dans le personnage, avec de la compassion pour elle, j’ai cherché comment on pouvait être brisé, sans endormir le public, qu’est-ce qui résistait en elle, pour se tenir droite. Arnaud Denis m’a emmenée là où j’avais à chercher l’excellence d’une tenue pour ne pas m’effondrer. Ça n’a l’air de rien, cette petite phrase, mais c’est capital. L’imaginaire ensuite se développe à chaque mot.

 

>>> Marie des poules <<<

 

Marie des poules justement a été un grand succès qui vous a à juste titre valu un Molière. Que retiendrez-vous de cette aventure, au cours de laquelle vous interprétiez deux personnages très différents (Marie des poules et George Sand) ?

 
Marie des poules sans Arnaud Denis, ça pouvait être une catastrophe. C’est moi qui ait demandé à Gérard Savoisien de m’écrire une pièce, après avoir vu Mademoiselle Molière avec Anne Bouvier. Elle était extraordinaire, elle a eu un Molière sur ce spectacle. Arnaud Denis avait fait la mise en scène ;  c’est un artiste très délicat, très intelligent. Pour moi, le meilleur des metteurs en scène avec Pierre Constant et bien sûr Jean-Paul Roussillon, mon maître, rencontré au Français. Je suis berrichonne, je voulais vraiment faire quelque chose sur George Sand, avec le patois berrichon, et des marionnettes… La petite Marie des poules, c’est un peu mon histoire, celle de ma mère, celle de beaucoup de jeunes filles de la campagne. Savoisien ne connait rien au Berry, il est méridional, mais il est tombé pile sur l’ histoire de Marie Caillaud… c’était moi, moi quand j’avais 11 ans, j’étais vraiment comme Marie Caillaud, innocente, paysanne, la seule différence, c’est que je n’ai pas eu d’enfant d’un bourgeois peu scrupuleux. L’aventure a été magnifique par la présence, et la mise en scène d’Arnaud Denis.

 

« La petite Marie des poules,

 

c’est un peu mon histoire, celle

 

de ma mère, celle de beaucoup

 

de jeunes filles de la campagne. »

 

Il y a, justement, dans cette pièce une notion très forte de mépris de classe, de différences sociales apparemment insurmontables, même avec l’éducation. Êtes-vous sensible à ces thèmes, et avez-vous eu l’impression qu’ils étaient d’actualité au moment où vous jouiez Marie désemparée ?

 

La pièce est sociétale. Les domestiques qui travaillaient chez George Sand n’avaient aucun droit. S’ils ne convenaient pas à la patronne du domaine, ils étaient à la rue. George Sand était certainement très humaine, originale, et artiste, elle faisait participer les gens du village à ses pièces de théâtre, et elle respectait ses employés. Elle a appris à lire et à écrire à Marie Caillaud, et à d’autres des ses domestiques. Mais il était impossible à cette époque que son fils épouse Marie. George Sand n’aurait plus eu aucun crédit dans sa maison. Et puis, elle était noble par son père, elle ne voulait pas mettre en cause cette partie de son ascendance, de plus elle était très connue, elle savait que la Presse allait s’emparer de cette histoire, Elle n’avait aucun intérêt à devenir la risée de toute la région, de son village, et de ses amis parisiens. Depuis #MeToo des femmes remettent la notion de patriarcat en cause, mais c’était tout à fait impossible à l’époque de George Sand.

 

Marie des poules vu par Béatrice Agenin !

 

On ne peut pas, Béatrice Agenin, ne pas évoquer ensemble Une Famille formidable, dont j’ai revu pas mal d’épisodes avec beaucoup de plaisir suite à mon interview avec Anny Duperey. Est-ce qu’il y avait réellement, pour le coup, comme un esprit de troupe avec cette équipe ?

 

La Famille formidable, ça a été une aventure exceptionnelle. J’étais amie avec Anny Duperey depuis Le Voile noir. J’avais adoré son livre, je le lui ai dit. Ensuite j’ai été sollicitée pour remplacer Catherine Spaak, qui n’était plus libre pour la série, et j’étais engagée…

 

Reine Grenier, votre personnage dans la série pendant vingt ans (1996-2016), vous ressemblait-elle ? Avez-vous mis de vous en elle, et, qui sait, vous êtes-vous parfois inspirée d’elle ?

 

On met toujours un peu de soi dans les personnages que l’on joue. Je trouvais le personnage de Reine assez fade, elle n’était que l’amie de l’héroïne… Je n’avais pas grand chose à faire, c’était un peu "sois belle et tais-toi". Mais des spectatrices m’ont dit qu’elle se retrouvaient en moi, qu’elles aimaient dans ce personnage son élégance, son besoin d’aventures amoureuses, pour ne pas renoncer à se battre, pour se maintenir, pour rester désirables… Je me suis dit, finalement, que Reine servait à quelque chose, et puis l’amitié entre Anny et moi était sincère en dehors du tournage. Reine m’a donc obligée à jouer une forme de résistance, par sa présence soignée, comme le souhaitait le metteur en scène.

 

« Dans Une famille formidable,

 

Reine m’a obligée à jouer

 

une forme de résistance... »
 

Jouer sa propre mort, comme ce fut votre cas dans la Famille formidable mais pas que, c’est un peu perturbant, ou bien ça aide à dédramatiser la chose ?

 

Oui, bien sûr, jouer sa propre mort, ça aide à dédramatiser. On est payé pour simuler la joie, la peine, la mort, etc… Mais on est dans un produit télévisuel, la mort de Reine n’est qu’un rebondissement pour mettre en valeur le personnage de Catherine qui accepte, en tant que médecin, d’aider son amie à mourir, c’est l’occasion de parler de l’euthanasie, mais on n’est pas dans un film d’auteur, on n’a pas le temps de travailler les situations comme on le ferait avec Bergman, je suppose…

 

>>> Qui a peur de Virginia Woolf ? <<<

 

Vous avez interprété un grand nombre de classiques. Parmi vos personnages, un parmi trente, celui de Martha dans Qui a peur de Virginia Woolf ?. Se mettre dans la peau de quelqu’un de torturé, de complètement borderline, c’est très exigeant on l’imagine, mais aussi jouissif, pour un acteur ?

 

Martha, c’était un rêve ! Quand on me l’a proposé, je ne savais pas que le rôle était à ce point magnifique. En le travaillant, en le jouant, j’ai adoré tout du rôle. Edward Albee est un immense auteur, vraiment un extraordinaire auteur ! J’ai regardé Elizabeth Taylor des dizaines de fois, jusqu’à ce que je comprenne qu’elle "crachait"  le texte. A partir de là, je me suis approprié Martha. Pendant trois heures, chaque jour, je me suis métamorphosée dans ce personnage inouï, déchiré entre l’enfance, l’amour, l’alcool, la folie, la séduction, j’avais 50 ans, j’avais ce cadeau incroyable, de pouvoir jouer Martha !!! Si ce métier fait du bien, c’est quand il vous offre un rôle de cette dimension-là ! Je jouais avec Jean-Pierre Cassel, on s’est entendu à merveille, alors qu’on nous disait que c’était une pièce maudite et que les acteurs qui jouaient ça, se haïssaient au bout de quelques semaines. C’est faux, ce fut une de mes plus grandes joies au Théâtre.

 

Est-ce qu’il y a justement, dans le vaste répertoire du théâtre, ou même de l’Histoire plus ou moins récente, des personnages que vous rêveriez d’incarner ? Des femmes, imaginaires ou non, des hommes même à la faveur d’une mise en scène audacieuse ?

 

J’aimerais jouer Alceste, parce que Molière, c’est ce qu’il y a de plus beau au monde, et que ce personnage-là est pur.

J’aimerais qu’on me propose de jouer Marguerite Yourcenar au cinéma, parce qu’elle a une distinction exceptionnelle, et que tout en elle est poésie, ce serait un travail incroyable, comme Ben Kingsley dans Gandhi. L’intelligence de cette femme me fascine. Sa tenue, sa force. Je ne veux pas jouer les mémés, les grands-mères entourées de petits-enfants. Je préfère ne pas jouer du tout si ce n’est pas un grand personnage.

 

Prenez-vous autant de plaisir à jouer la comédie qu’à donner vie à une tragédie ? L’exercice est-il bien différent ?

 

J’aime jouer tout ce qui est bien écrit. J’ai joué un personnage vraiment comique dans Pieds nus dans le parc, c’était vraiment très bien écrit, et c’était formidable de faire rire les gens, mais c’est le texte qui était drôle.

 

Vous avez aussi fait de la mise en scène, c’est une fonction qui vous plaît également, en ce qu’elle permet d’adapter un texte d’après sa vision particulière ? Quid de l’écriture de pièces, vous y êtes-vous déjà essayée ?

 

J’adore mettre en scène. Écrire, je ne m’y suis pas encore essayé, mais j’ai fait des adaptations de pièces américaines, avec ma compagnie. J’ai fait des rencontres passionnantes, grâce aux spectacles que j’ai montés. L’auteur Lee Blessing, dont j’ai joué trois pièces, est venu des États-Unis, m’offrir un rôle magnifique que j’ai joué au Studio Marigny, entre autres joies.

 

« Dominique Constanza était mon amie. Grande comédienne

de la Comédie-Française… Elle s’est suicidée il y a 11 ans. Cette peinture

a été faite sur photo, je ne sais plus quel rôle elle jouait... »

 

Quelles ont été, au théâtre comme au cinéma, vos grandes rencontres, professionnellement mais aussi humainement parlant ?

 

Jean-Paul Roussillon m’a tout appris. À la Comédie-Française, il avait monté Le Jeu de l’amour et du hasard, je jouais Silvia. J’ai vraiment appris à LIRE avec lui. Pierre Constant aussi, sur Qui a peur de Virginia Woolf ?. Autrefois, j’ai adoré travailler avec Claude Santelli et avec Marcel Bluwal, à la télévision. Avec Édouard Molinaro aussi. Les rencontres exceptionnelles, c’est avec ma compagnie que je les ai eues : Dominique Blanchar, Éléonore Hirt… décédées toutes les deux, grandes comédiennes. Dominique Blanchar a joué Agnès avec Louis Jouvet dans L’École des femmes, et elle a obtenu un Molière de la meilleure comédienne dans Les femmes savantes que j’avais monté pour elle.

 

« J’ai vraiment appris à LIRE

 

avec Jean-Paul Roussillon... »

 

Qu’aimeriez-vous recommander particulièrement à nos lecteurs dans votre filmographie, et parmi toutes les productions télé ou théâtrales qui seraient actuellement disponibles au visionnage ?

 

Ma filmographie est pauvre, le seul film important que j’ai fait est un film tourné au Brésil, où j’ai obtenu le prix de la meilleure comédienne, et qu’on peut voir sur YouTube. Le film s’appelle Amelia, j’y joue le rôle de Sarah Bernhardt. C’était il y a 24 ans. Vous voyez, on ne peut pas faire grande communication sur un seul film. J’ai un joli soleil en statuette (Festival de Biarritz), à la maison, à côté de mon Molière. Dans Itinéraire d’un enfant gâté, ma superbe scène avec Belmondo a été coupée, et dans les autres films, je ne fais presque rien. Il n’y a vraiment que Marie des poules qui a un intérêt, mais c’est du théâtre. On peut le voir en Vimeo (mot de passe : chickenMARY).

 

>>> Amélia <<<

 

Je peux aussi vous proposer quelques liens de productions dans lesquelles j’ai joué...

 

- Le jeu de l’amour et du hasard, Comédie-Française, 1978.

 

- On ne badine pas avec l’amour, Comédie-Française, 1978.

 

- Claudine s’en va, 1978.

 

Au bon beurre, de Édouard Molinaro, 1981.

 

Merci pour ce partage. Je ne peux pas non plus ne pas évoquer votre joli parcours en tant que doubleuse, en particulier de Madeleine Stowe, de Sharon Stone, de Kim Basinger et de Melanie Griffith. C’est un exercice plus difficile non ? Parce que, comme je l’imagine, on se met à la fois dans la peau d’un personnage, et de l’actrice qui l’interprète à l’écran ?

 

Le doublage, ce n’est pas compliqué, quand on a compris la technique. Ce n’est pas un exercice très amusant. On gagne bien sa vie quand on fait des séries, sinon, sur des très bons films, on essaye de reproduire le plus possible l’état dans lequel sont les acteurs qu’on voit. J’ai doublé Meryl Streep dans Les heures (The Hours). Elle était vraiment sensationnelle. J’aime bien ça, quand ce sont des films intéressants parce qu’on peut peaufiner les voix, chercher les états, travailler phrase par phrase, mais il faut des directeurs de plateau particulièrement consciencieux.

 

>>> Oublie-moi <<<

 

Le théâtre souffre toujours de son image un peu élitiste, à tort ou à raison. Que faire pour le rendre plus populaire, plus accessible ?

 

Le Théâtre ne mourra jamais, mais il est vrai qu’il souffre en ce moment. Je ne sais pas ce qu’il faut faire, il faut avoir la chance d’avoir 3 ou 4 Molières pour être remarqué. Michalik a la cote, et c’est tant mieux, il invente quelque chose de jeune et d’enthousiasmant… Oublie-moi, avec 4 Molières marche bien… et le sujet est intéressant. Et puis il y a des choses incompréhensibles, qui plaisent au public. Que dire ? C’est le public qui décide… Je ne sais pas du tout comment intéresser les gens, ce qui est sûr, c’est qu’il faut un système d’abonnement, parce que ça, ça remplit bien les salles, mais on ne peut pas le faire dans le privé. Alors, la vieille recette c’est de prendre des vedettes de cinéma, pour que les gens aient envie de voir de près leurs idoles…

 

« Le Théâtre ne mourra jamais, mais

 

il est vrai qu’il souffre en ce moment... »

 
 
Votre conseil au jeune, ou au moins jeune d’ailleurs, qui aurait envie d’essayer le théâtre mais qui n’oserait pas trop ?

 

Les jeunes se débrouillent très bien, avec les réseaux. Mais moi, je suis de la vieille école, je ne crois qu’au travail. Alors je leur dis de travailler, d’y croire, et de créer leur compagnie, de ne pas attendre qu’on vienne les chercher, parce que ça, ça ne marche plus du tout. Ils sont souvent plus malins que les anciens. Je vois des jeunes vraiment très bien. Investis, passionnés, amoureux, ils arrivent à créer des spectacles avec peu d’argent. Mathieu Kassovitz a filmé La Haine avec des portables, et il a commencé comme ça. Je leur dis de ne pas abandonner… d’y croire, de toutes façons.

 

Des coups de cœur récemment, au théâtre mais pas que ?

 

Des coups de cœur, j’en ai tous les jours. Un film suisse formidable, La ligne, d’Ursula Meier. The quiet girl de Colm Bairéad… La zone d’interêt de Jonathan Glazer, Requiem de Hans Christian Schmid. Milla, une splendeur, de Shannon Murphy, et un livre fort : Triste Tigre. Et mes coups de cœur permanents : Proust, Colette… Je rêve de monter Macbeth, c’est en projet… et une pièce américaine sur Beethoven…

 

>>> Milla <<<

 

Quand vous regardez derrière, le chemin parcouru, vous vous dites quoi : contente ?

 

Je dirais que ce métier m’a fait beaucoup pleurer quand l’aventure n’était pas au meilleur de ce qu’elle aurait dû être, parce qu’il y a des gens malfaisants qui se prétendent artistes, ça, c’est très douloureux, mais j’ai appris à aimer les poètes, et les textes m’ont éduquée. Je me sens à ma place. Je n’ai jamais joué que ce qui me plaisait. Et la vie réserve de telles surprises ! Je peins aussi, c’est mon refuge. Alors… heureuse de tout ce qui me reste à découvrir…

 

Belle réponse. Vos projets et surtout, vos envies pour la suite, Béatrice Agenin ?

 

Des projets, j’en ai toujours. Je trouve notre époque merveilleuse. Il y a des créateurs partout… Thomas Jolly en fait partie : son cheval qui court sur la Seine était une merveille [lors de la cérémonie d’ouverture des J.O. de Paris, ndlr]. Il y a aussi beaucoup de haine, mais on ne peut pas empêcher ni la jalousie ni la bêtise, alors la seule résistance, c’est de rêver et de faire rêver. J’ai vu Le Comte de Monte Cristo, ce n’est pas un très grand film, mais pendant qu’on est là, dans le noir, on ne fait de mal à personne, on s’évade, pendant 3 heures, on oublie ses soucis.

 

Le Théâtre aussi a cette vertu : quand c’est vraiment bien, on est récompensé, on a vécu quelque chose d’extraordinaire. J’ai vu War Horse trois fois, j’ai vu des choses si magnifiques et croisé des gens si intéressants, que malgré tout ce qui ne va pas, beaucoup de choses vont bien. Je refuse toute lamentation, toute haine contre qui que ce soit. J’essaye en tout cas. J’ai été longtemps une femme en colère, ça ne mène à rien… Il me reste peu de temps encore, je vais continuer à rêver, à lire, à regarder le plus possible tout ce qui s’offre à moi, à être curieuse, et je vais faire mienne la phrase de Clint Eastwood qui a dit à 92 ans :  « Je ne laisse pas le vieux entrer en moi ».

 

 

« J’ai vu des choses si magnifiques

 

et croisé des gens si intéressants,

 

que malgré tout ce qui ne va pas,

 

beaucoup de choses vont bien. »

 

Interview datée du 25 août 2024.

 

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