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Paroles d'Actu
20 mars 2025

François Delpla : « Le meurtre d'individus, un outil dont Hitler a su habilement jouer »

L’historien François Delpla consacre depuis plus de trois décennies le plus clair de son temps à l’étude du Troisième Reich, dont il entend lever des zones d’ombre qu’il estime encore nombreuses, 80 ans après la fin de la Seconde Guerre mondiale, et 92 ans après l’ascension d’Hitler au poste de chancelier du Reich. Il prend régulièrement part à des débats qui animent les meilleurs connaisseurs de cette période, à propos de la préméditation ou non de funestes décisions allemandes, ou de place réelle du Führer dans le dispositif nazi.

 

J’ai eu la chance de l’interviewer à plusieurs reprises depuis 2016 et suis heureux de pouvoir vous proposer aujourd’hui le résultat de notre nouvel échange, principalement axé sur sa dernière étude en date parue aux éditions du Cerf, Sur ordre dHitler - Crimes passés inaperçus. Dans cet ouvrage, fort instructif et souvent captivant, il dévoile les fruits de ses recherches sur les morts opportunes qui ont jalonné l’histoire de l’Allemagne de ces années-là, et permis l’inexorable renforcement du totalitarisme nazi. Tel un enquêteur, il s’interroge sur la mort de l’un, sur le non décès de l’autre, en se demandant à chaque fois : tout bien pesé, cette disparition profitait-elle à Hitler ? Y a-t-il eu intervention humaine pour "seconder la main de Dieu", ou non ? Sans jamais affirmer de manière catégorique, comme autant de pièces mises à la disposition des chercheurs. Pour prolonger les débats, décidément une saine discipline en matière d’histoire ! Une exclusivité Paroles d’Actu. Par Nicolas Roche.

 

QUESTIONS D’HISTOIRE : HITLER

« Le meurtre d'individus, un outil

dont Hitler a su habilement jouer... »

Interview de François Delpla

Date : mi-mars 2025.

Sur ordre dHitler - Crimes passés inaperçus (Éditions du Cerf, février 2025)

 

François Delpla, qu’est-ce qui vous a incité à entreprendre cette nouvelle étude ? Peut-on la lire comme une histoire de ces décisions souterraines d’éliminations et d’intimidations ciblées qui ont permis de huiler les rouages de la machine hitlérienne ?

 

Assurément ! Il y a quelques années, j’ai pris conscience que je n’avais jamais, en trente ans de lecture et d’écriture quasi-quotidiennes sur le Troisième Reich, mis en doute le caractère naturel du décès de l’ambassadeur allemand à Londres, Leopold von Hoesch, en avril 1936. En d’autres termes, j’avais cru sans examen le communiqué nazi selon lequel il était mort d’une crise cardiaque. Il n’y avait pas eu, en effet, la moindre démarche du gouvernement britannique, dirigé par l’appeaser Baldwin, pour faire vérifier la chose par les limiers de Scotland Yard – une démarche difficile quand un décès survient à l’intérieur d’une ambassade, sans qu’aucun ressortissant du pays hôte soit impliqué. Ledit gouvernement n’émit aucun doute et fit escorter la dépouille par de hautes personnalités jusqu’au navire qui l’emporta en Allemagne, où un semblable cortège prit le relais jusqu’à Berlin.

 

Or ce décès était survenu le 10 avril, soit un mois et quelques jours après la remilitarisation de  la Rhénanie, une entorse majeure aux traités de Versailles et de Locarno qui n’avait pas enchanté le défunt, et il l’avait laissé entendre. Au point que le New-York Times, en un long et élogieux article, avait cru pouvoir écrire, dans le titre même, que son cœur n’avait pas supporté le strain du Locarno coup. Le quotidien américain, sans mettre en doute la version officielle, précisait que cet homme de 55 ans était un grand sportif et paraissait de dix ans plus jeune. Pour cette raison ou pour quelque autre, la presse contrôlée par Goebbels avait donné, le lendemain même, tous les détails souhaitables sur les malaises de l’ambassadeur dans les heures précédant le décès, et sur l’état de son cœur, fragilisé par une première crise un an plus tôt.

 

Il convient tout d’abord de remarquer que les nombreux historiens traitant de la crise rhénane n’avaient pas jugé utile de questionner ces dissonances médiatiques, et de s’enquérir dans des archives publiques ou privées de l’état de santé du défunt. Surtout, ils n’avaient pas été attentifs au calendrier de la nazification du corps diplomatique allemand. Hitler avait laissé en place à la Wilhelmstrasse (le ministère allemand des affaires étrangères, ndlr), pendant les trois premières années, le personnel nommé par ses prédécesseurs. Le ministre lui-même, Konstantin von Neurath, allait être remplacé par Joachim von Ribbentrop un an et demi seulement avant la guerre. Cette prudence, visiblement destinée à rassurer l’étranger, avait pleinement rempli son office  : sur le plan extérieur tout au moins, le nazisme paraissait assagi par le pouvoir, et oublieux des projets de conquête étalés dans Mein Kampf dix ans plus tôt. Or la mort de Hoesch n’allait pas seulement permettre d’introduire dans le personnel diplomatique son successeur Ribbentrop, jusque là simple chef d’un bureau du parti nazi. Elle s’inscrivait dans une série révélatrice. Deux autres quinquagénaires, Roland Köster, ambassadeur à Paris, et Bernhard Wilhelm von Bülow, adjoint de Neurath, décédaient dans le même semestre, entre la Saint Sylvestre de 1935 et le 22 juin 1936.

 

Si le premier souffrait de sévères difficultés respiratoires et était hospitalisé (ce qui n’écarte pas nécessairement la piste criminelle), le décès de Bülow est plus bizarre. Surtout, cette série attire l’attention sur un vent de fronde qui avait soufflé dans ce ministère depuis la formation du gouvernement Hitler, le 30 janvier 1933. Comme le nouveau chancelier tardait à exposer sa politique extérieure, avant de prononcer le 17 mai un discours lénifiant, Bülow, Köster et Hoesch avaient menacé de démissionner, rejoints par un quatrième larron, Herbert von Dirksen, ambassadeur à Moscou. Seul celui-ci survit à la guerre, Hitler s’étant contenté de le muter contre son gré à Tokyo, à la fin de 1933.

 

La nazification du corps diplomatique est menée de façon discrète. L’intrusion de purs nazis, comme Ribbentrop, est rare (le siège de Londres reste d’ailleurs vacant 5 mois, Ribbentrop n’étant nommé qu’en août 1936), et on constate plutôt, dans les postes libérés par les décès et les mutations, des nominations de diplomates professionnels, progressivement ralliés au régime.

 

Mon enquête sur les disparitions opportunes, après que celle de Hoesch eut attiré mon attention, révèle comme vous le dites des «  décisions souterraines d’éliminations et d’intimidations ciblées qui ont permis d’huiler les rouages de la machine hitlérienne  ». Elle met au jour une dimension inexplorée du nazisme. Mes travaux précédents tendaient à réévaluer les talents de chef qui permettaient à Hitler d’enrôler ses compatriotes, puis de nombreux cadres des pays occupés, dans ses entreprises criminelles. Son rôle dans les meurtres d’individus montre plus que jamais qu’il était sur la brèche, quotidiennement ou presque, et achèvera, j’espère, de ruiner la réputation de paresse et de haine des dossiers qu’on lui fait encore trop souvent, et l’image tenace d’une «  polycratie  » confuse que des théoriciens du politique ont, dans les années 1940, plaquée sur son régime.

 

Considérez-vous, comme vous semblez le suggérer dans votre ouvrage, que la mère des batailles s’agissant de votre étude, et de l’inexorable resserrement du pouvoir nazi, a été la Nuit des Longs Couteaux (juin-juillet 1933), et peut-être avant elle l’incendie du Reichstag (février 1933) ?

 

À cette «  nuit  » de trois jours (30 juin-2 juillet 1934) je consacre deux chapitres et une annexe alors que mon livre porte sur des crimes inconnus ou peu connus, et sur les éléments de preuve qui permettent de les attribuer à un ordre hitlérien. Cette tuerie pourrait paraître hors sujet puisque la liste des victimes n’a rien de mystérieux et que les ordres d’Hitler non seulement ne sont pas douteux, mais ont été hautement revendiqués devant le Reichstag, dans le discours qui fait l’objet de l’annexe et dont la teneur est établie scientifiquement pour la première fois. Il s’agit moins d’une matrice que d’un dévoilement de méthode  : en lisant le discours d’un œil critique et en méditant sur ses mensonges, on apprend beaucoup sur la genèse des crimes et sur leur fonction.

 

Les meurtres de personnes commencent en 1933, à petites doses et sans ostentation. Par exemple, parmi les personnalités de gauche internées à Dachau, seul un journaliste social-démocrate, Felix Fechenbach, est assassiné, peut-être parce qu’il en savait long sur le nazisme, depuis ses débuts bavarois jusqu’à son forcing électoral dans le Land de Lippe à la mi-janvier 1933. Je tire aussi grand parti du livre de Timothy Ryback Hitler’s First Victims: The Quest for Justice, qui en 2015 nous a appris que dans ce même camp de Dachau avaient eu lieu en mars-avril 1933 les premiers meurtres de Juifs en tant que Juifs - le rôle d’Hitler n’étant documenté qu’au moment de stopper les poursuites, mais son rôle de commanditaire découlant selon toute probabilité de ses penchants exterminateurs vis-à-vis des Juifs, documentés, eux, depuis 1919 et «  traçables  », comme on dit aujourd’hui, jusqu’à la veille de son suicide.

 

Quant à l’incendie du Reichstag, qui ne cause pas de décès, il ne se rattache au sujet que par l’exécution, en vertu d’une loi spécifique et rétroactive, de l’incendiaire présumé, Marinus van der Lubbe. Sa grâce est refusée non par Hitler mais par Hindenburg - ce qui permet de mesurer la soumission du président conservateur aux nazis, dès la fin de 1933.

 

Hitler, tout au long du livre, et de votre œuvre en général, passe pour un homme d’une suprême habileté, jouant des hommes et des circonstances avec une grande rationalité. Vous comparez d’ailleurs sa rationalité à celle d’un tueur en série...

 

Le meurtre de personnes est pour lui un outil, dans une vaste panoplie. Un autre est le fait de laisser vivre des gens dont il ne pense pourtant aucun bien. Le meurtre, quand il est connu ou soupçonné, permet de terroriser les personnes qui appartiennent à la même catégorie. L’indulgence dans les verdicts, et la libération de détenus incarcérés ou internés dans des camps, montrent à chacun qu’il peut et doit obéir et que, s’il ne fait pas ou plus de politique, il n’a rien à craindre.

 

Dans cette longue enquête vous n’affirmez que rarement mais recoupez les faits, et réfléchissez au plus probable par rapport à l’intérêt des acteurs et en particulier de Hitler. Parmi toutes les disparitions "opportunes", lesquelles ont été les plus décisives dans le drame qui s’est joué entre 1933 et 1945 ?

 

L’une des plus importantes, et des moins remarquées, est celle du général von Seeckt, à Noël 1936 - peu après le début de l’épuration du corps diplomatique, donc. Celui qui a organisé la Reichswehr (l’armée de la république de Weimar, ndlr) après la défaite de 1918 et jusqu’à son limogeage en 1926 meurt à 70 ans, et la presse prend comme un malin plaisir à dire que, juste avant, il était très en forme. Les historiens de l’armée allemande ne soufflent mot de son décès, comme s’ils considéraient qu’il avait perdu toute influence. Or rien n’est plus faux. Après sa précoce retraite, il jouissait d’une grande considération parmi les officiers et ne s’était jamais prononcé sur le régime nazi  : alors qu’Hitler avait besoin de mettre au pas l’armée (presque aussi peu épurée jusque là que le corps diplomatique), un froncement de sourcils de ce sphinx aurait pu encourager des résistances.

 

Vous nous présentez parfois un Hitler presque magnanime sur la gestion de problèmes d’individus, de son point de vue bien sûr. Uniquement là encore, par calcul ?

 

Là plus encore qu’ailleurs  ! Un bon exemple est la répression dans le pays tchèque, rebaptisé Protectorat de Bohême-Moravie. Hitler va jusqu’à interdire par écrit la peine de mort contre les  opposants à l’occupation allemande, pendant deux ans et demi. Quand la résistance se durcit à l’automne 1941, il envoie Heydrich mais lui refuse certaines exécutions. Ce constat, absent des biographies des deux hommes, mais étayé sur des documents irréfutables, jette une lumière nouvelle sur leurs rapports.

 

Hitler entendait préserver son image, ne pas passer pour un vulgaire assassin. Est-ce que sa volonté a porté ses fruits, notamment par cette fiction, c’est en tout cas votre thèse au long cours, voulant faire porter à ses adjoints et subordonnés des décisions peu glorieuses ?

 

Après les Longs couteaux, les assassinats ne sont ni revendiqués par lui ni endossés par son entourage. Beaucoup sont maquillés en suicides ou en accidents, d’autres sont attribués à la maladie. Un exemple célèbre est le décès de Rommel le 14 octobre 1944, un suicide sur l’ordre catégorique du Führer  : sa disparition est censée résulter des blessures reçues en Normandie le 17 juillet. Ce mensonge n’est démenti qu’à la toute fin de la guerre, par des déclarations de la veuve à un journal américain. Les autres généraux savaient que ses jours n’étaient plus en danger et que sa convalescence se passait bien. L’intimidation n’en est que plus efficace… et la cruauté du dictateur est, en effet, estompée.

 

Vos découvertes les plus stupéfiantes pour cet ouvrage ?

 

Certaines concernent moins le nazisme que le fascisme  ! L’Italie et ses ressortissants comptent en effet une pléiade de quadra, ou de quinquagénaires passés de vie à trépas dans des conditions insuffisamment examinées, et plus rarement encore reliées au dictateur allemand. Ainsi l’exécution de Ciano, le gendre de Mussolini et longtemps son ministre des Affaires étrangères, est couramment réduite à un drame purement transalpin, voire purement familial. La haine de Rachele Mussolini, l’épouse délaissée, envers sa fille et son beau-fils jouent dans les explications un rôle plus important que l’occupant nazi, à une époque où l’Italie n’est plus qu’un satellite, aussi peu autonome que la France de Vichy. J’ai montré dès 2008, et je rappelle ici, que Georges Mandel, prisonnier en Allemagne et abattu quelques heures après son retour en France, ne pouvait pas avoir été «  assassiné par la Milice pour venger l’assassinat de Philippe Henriot par la Résistance  ». Il en va de même ici  : Ciano est en résidence surveillée aux environs de Munich lorsqu’il est transféré à Vérone, dont il ne quittera la prison que pour le champ où sont fusillés, au début de 1944, les notables fascistes qui avaient voté contre Mussolini le 25 juillet 1943. Or le Duce conservait, en théorie, le droit de grâce, et aurait bien voulu l’exercer. On a trop négligé le travail remarquable d’un érudit, Duilio Susmel, qui en 1962 a reconstitué, en recoupant des témoignages, une conversation téléphonique entre Mussolini et le principal représentant du Troisième Reich en Italie, le SS Karl Wolff, à l’aube du jour fatal, vers 5h du matin. Le cruel émissaire, humblement questionné par Mussolini, fait savoir qu’une grâce ôterait au Duce l’estime du Führer. L’Italien dit qu’il va réfléchir et, peut-être rappeler. Mais le Reich ne lui en laisse pas le loisir  : les cinq condamnés, qui avaient repris espoir car on n’était pas venu les chercher, comme de coutume, à l’aube, sont exécutés à 9h30.

 

Avant d’être spectaculairement délivré par Otto Skorzeny à la mi-septembre 1943, Mussolini était prisonnier du roi et du nouveau premier ministre, le maréchal Badoglio. Il avait été renversé, le 25 juillet, par des dirigeants fascistes qui jugeaient la guerre perdue. C’est pour réprimer un tel état d’esprit qu’Hitler, lorsqu’il prend en main,  en cette mi-septembre, la partie du pays non encore envahie par les Alliés, se montre impitoyable envers certaines personnes. Or un autre maréchal, Ugo Cavallero, qui avait commandé l’armée italienne, avait été incarcéré sur l’ordre de Badoglio et est extrait de sa prison par les Allemands. Mort d’une balle dans la tête le surlendemain, il ne fait l’objet dans les livres que de brèves mentions, selon lesquelles son décès est mal éclairci mais, en définitive, attribué à un suicide. Il suffit, pour en douter, de considérer le lieu du drame  : le jardin, quadrillé de SS, de la villa du commandant allemand, le maréchal Kesselring. Lequel explique ingénument, dans ses mémoires parus en 1953, qu’il hébergeait depuis deux jours son collègue et lui avait proposé le commandement des troupes italiennes restées fidèles au fascisme. Il ne dit rien de sa réponse  ! Et se contente de mentionner son «  air sombre  » pendant le dernier dîner. Apprenant son décès le lendemain, il avait ordonné une autopsie qui avait conclu catégoriquement à un suicide. Or Hitler, depuis son QG de Prusse-Orientale, suivait de près la prise en main de l’Italie par le même Kesselring et avait besoin de recruter des cadres italiens croyant encore à la victoire. Un livre  publié en 2009 fait état d’une brève conversation où Cavallero fait part à un collègue, à sa sortie de prison et avant d’être amené devant le chef allemand, de sa conviction que les Allemands vont lui loger «  une balle dans la tête  »  : cette anticipation n’est pas une preuve, mais au moins un signe que le militaire ne croyait plus en la victoire et ne pensait pas pouvoir le cacher à Kesselring.

 

Un autre décès suspect de personnalité italienne est celui de la princesse Mafalda, fille aînée du roi, qui avait épousé le prince allemand Philippe de Hesse, lequel, longtemps sympathisant nazi et intermédiaire entre les deux dictateurs, prenait alors ses distances. Mafalda, kidnappée à Rome par les SS le 22 septembre 1943, est enfermée dans une villa jouxtant le camp de Buchenwald et victime d’un bombardement américain en août 1944. Blessée au bras, elle accepte une amputation deux jours plus tard, mais ne se réveille pas après l’opération. À cause d’un geste meurtrier du chirurgien SS, ordonné par ses supérieurs  ? C’est, tout bien pesé, peu probable, mais Hitler, qui ne cache pas sa rancune contre la famille royale italienne, est en tout état de cause coupable de ne pas avoir confié les soins à son élite chirurgicale, où brillait le célèbre Ferdinand Sauerbruch. Dans la famille de Hesse, on voit aussi disparaître Christoph, un as de la Luftwaffe affecté en Italie, dont l’avion s’écrase par beau temps contre une colline, le 7 octobre 1943. Il semble avoir eu mauvais moral quant à l’issue de la guerre, et l’avoir fait savoir à son entourage.

 

Si nous revenons un instant en Allemagne, voici un autre décès de maréchal, présenté comme un suicide avec l’aval des historiens en dépit de deux documents, accessibles respectivement depuis 1962 et 1977  : Günther von Kluge, commandant en chef sur le front de l’Ouest, est brusquement déchu et convoqué auprès d’Hitler, le 17 août 1944. Ayant quitté en voiture son QG de Saint-Germain en-Laye, il est censé s’être empoisonné aux environs de Metz, par crainte des ennuis que son implication dans le putsch du 20 juillet lui vaudrait. Or, mis en demeure de se tuer comme Rommel, il avait refusé et le SS commis à la besogne avait dû l’accomplir lui-même. On dispose non seulement de la confession du SS mais du verbatim d’une réunion où Hitler explique longuement l’intérêt de ce décès, à condition qu’il passe pour un suicide.

 

Vous travaillez sur Hitler et le nazisme depuis plus de 30 ans. Quelles avancées décisives pensez-vous avoir apportées à la recherche sur ces thématiques ? Notamment sur ce point central évoqué tout au long de nos entretiens, à savoir la remise au centre du jeu d’un Hitler que d’autres auraient voulu reléguer au rang de potiche instable ?

 

Un point souvent laissé dans l’ombre est l’hostilité d’Hitler envers la France, étalée dans Mein Kampf et cependant sous-estimée, de son vivant par ses dirigeants républicains et pétainistes, et ensuite par les historiens, comme en témoignent encore des deux côtés du Rhin les éditions récentes, bardées de gloses et de notes, de la Bible nazie. Cette hostilité ne le cède en rien à celle qu’il voue aux Juifs, même si ses conséquences sont très différentes. Ce sont deux faces d’une même médaille. Le nazisme doit être considéré comme un tout. Tantôt il épargne, tantôt il écrase les Juifs et la France, dans un plan méthodique relié vaille que vaille à une idéologie à la fois fixe et souple. La France est de bonne race et il compte sur elle pour tenir son créneau, une fois débarrassée, avec son concours empressé, de ses dirigeants juifs ou «  enjuivés  ». Dans ce livre, je mets en lumière le  comportement différencié de l’occupant envers l’héritage de Clemenceau. Il ménage non seulement Pétain mais Michel Clemenceau, l’unique fils du Tigre  : tous deux sont certes internés en Allemagne à la fin de la guerre, mais libérés finalement par des escortes de SS aux petits soins. En revanche, la composante juive ou présumée telle du gouvernement de 1917-1919 est écrasée comme vermine  : non seulement le chef de cabinet Georges Mandel, comme on l’a vu, mais le principal collaborateur militaire, le général Henri Mordacq, noyé dans la Seine le 12 avril 1943. L’occupant l’avait par erreur fiché comme juif dès les années 1930, témoin les charges lourdes et stupides de Céline contre lui en 1937, dans Bagatelles pour un massacre.

 

Une erreur commune est de réduire le nazisme à une ou deux dimensions, par exemple le racisme et le colonialisme. Il faut le voir comme une entreprise cohérente, tendant à la fois à l’éradication totale de la composante juive de l’humanité et à une redistribution mondiale de la puissance, passant non pas par une guerre mais par plusieurs. Car la victoire contre la France devait être suivie d’une nouvelle période de calme apparent, que l’arrivée fortuite de Churchill au poste de Premier ministre, dont les jaloux l’avaient écarté jusqu’à 65 ans, empêcha seule d’advenir, obligeant Hitler à engager tous ses atouts dans un assaut massif contre l’URSS avant le réveil américain.

 

À la fin de votre ouvrage vous suggérez que bien d’autres pistes de travail restent ouvertes quant au nazisme. Lesquelles voudriez-vous explorer ?

 

Je rédige déjà le suivant  : un catalogue des vingt principales erreurs commises à propos des nazis. Je compte aussi aller voir de plus près à Pierrefitte les nombreux cartons d’archives qui témoignent de l’activité intense et multiforme de Werner Best, le numéro trois des SS, à Paris pendant les deux premières années de l’Occupation  : un fonds négligé par son biographe Ulrich Herbert, qui a fait connaître le personnage par une biographie aussi discutable que remarquable, en 1996.

 

Si par extraordinaire, vous pouviez entrer en contact avec Hitler, lui poser une, deux, ou trois questions, ça donnerait quoi ?

 

Content de vous être moqué du monde jusqu’à nos jours dans bien des domaines  ? Déçu de voir que vos supercheries sont à présent en cours de décryptage  ? Consolé tout de même par la longévité encore imprévisible de certaines de vos innovations, principalement le goût de l’humanité pour un manichéisme politique planétaire  ? Car s’il n’y a plus de «  question juive  » telle que vous l’entendiez, l’idée d’un «  axe du mal  » fait encore recette, que ce mal soit ancré dans l’islam, les appétits russes ou chinois, les «  menaces contre la démocratie  » ou les peurs suscitées par les mouvements migratoires. Bref, la Société des nations, que vous qualifiiez d’entreprise juive et avez désertée avec éclat le 14 octobre 1933 sans susciter un boycott de l’Allemagne qui aurait mis un terme à votre carrière, ne s’est toujours pas remise de ce coup et la plupart des humains légitimement inquiets des risques de guerre ne jurent que par le réarmement. Ah oui, vous pouvez être fier d’avoir fait reculer le droit  !

 

Questions d’actualité, justement...

 

Voyez-vous avec vos lunettes d’expert, dans la situation internationale qui est celle de notre temps (du côté de la Russie notamment), des similitudes pertinentes à établir avec la situation des années 30 ?

 

Non.

 

Trump à la Maison Blanche, abandonnant le rôle historique (et souvent très théorique) de gardien de l’ordre mondial que s’étaient arrogé les États-Unis, et peut-être la démocratie telle qu’on l’y concevait jusque là, ça ouvre quelque chose de complètement nouveau ? Qui vous fait peur ?

 

Churchill, à la tête d’une puissance déclinante et incapable de vaincre à elle seule un nazisme qui d’après lui devait être écrasé d’urgence, avait dû incliner l’Union Jack devant la bannière étoilée. C’est cette époque-là qui s’achève. Elle peut être symbolisée par le nom d’Hannah Arendt, dont la fibre démocratique était sérieusement tempérée par la peur des masses. La démocratie ne peut s’en trouver que mieux, mais après quels soubresauts  ?

 

Qui d’autre dans l’histoire, plus ou moins récente, a affermi son pouvoir sur son État et son pays avec autant de méthode et d’habileté que Hitler dans les années 1930 ?

 

Personne.

 

Vos projets et surtout vos envies pour la suite, François Delpla ?

 

À part les projets de livres dont j’ai parlé, j’ai une grande faim de débats. La tenue d’un colloque à Munich, en septembre 2026, sur le rôle des services secrets français et allemands entre 1933 et 1945, pourrait être une hirondelle qui égayera mon automne.

 

Un entretien vidéo (Régis de Castelnau), pour prolonger l’expérience...

 

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1 mars 2025

Nicolas Roche : « J'espère toujours garder cette curiosité d'aller vers les autres... »

Le 13 mars, soit, dans 12 jours, j’aurai 40 ans. Ce sont des choses qui arrivent ! ;-) Un de mes correspondants fidèles, le romancier et aventurier Anthony McFly* (actuellement en vadrouille en Inde), m’a proposé de me prêter à un exercice inédit, pour l’occasion : me soumettre pour la première fois au jeu de l’interview. J’ai hésité, je ne me dévoile que par petites touches, par ci par là... Et finalement, je me suis dit, c’est le moment, allons-y ! Je lui cède donc, pour un article, la rédaction en chef de Paroles d’Actu (il a même choisi la phrase d’accroche, mais où va-t-on, haha). Non sans avoir partagé avec vous ce petit mot que je viens de faire pour vous, lecteurs et amis. Merci à toi Anthony pour ton initiative et ton intérêt. Nicolas.

 

Anthony McFly.

 

* J’avais interrogé Anthony il y a trois ans, notamment pour son roman Aux abois, toujours dispo sur Amazon.

 

 

 

En 2022, Nicolas a eu l’extrême gentillesse de m’offrir ma toute première interview à l’occasion de la sortie de mon deuxième roman, Aux abois. Depuis, sans jamais nous être rencontrés, nous avons noué un lien de confiance. Quand il m’a dit qu’il allait fêter ses 40 ans en mars 2025, je lui ai proposé un challenge pour marquer le coup : je deviens, le temps d’un jour, rédacteur en chef de Paroles d’Actu, et c’est moi qui l’interviewe ! On inverse les rôles.

 

Car enfin, qui est ce garçon qui, dans l’ombre, s’évertue à mettre les autres dans la lumière ? Qui est cet être qui se passionne tant pour les parcours et cheminements d’autrui ? En l’espace de 14 ans, il a réalisé des centaines d’interviews. À travers ses questions, nous devinons un peu son caractère - doux, sensible, empathique. Mais pour ma part, je reste sur ma faim. Je voudrais en savoir plus. Pas facile car il n’aime pas beaucoup parler de lui, ce garçon-là. Mais contre toute attente, il a accepté ma proposition ! Chouette ! À mon tour, donc, de lui offrir sa toute première interview… Par Anthony McFly.

 

Exclu, Paroles d’Actu (fin février 2025).

Nicolas Roche : « J’espère toujours garder

cette curiosité d’aller vers les autres... »

 

Salut Nicolas ! 40 ans dans quelques jours… Comment vis-tu cette entrée dans une nouvelle décennie ?

 

Salut Anthony, eh bien pour la première question de ta première interview, je dois dire que tu y vas fort ! 40 ans bientôt, oui... Pour être honnête, je suis un peu ambivalent face à cette pensée, à ce cap. C’est souvent l’âge auquel on commence à regarder un peu derrière soi, ce qu’on a fait, ce qu’on a construit. À cet égard je ne suis pas sûr de pouvoir ressentir un début de contentement. Mais c’est aussi une promesse, celle de lendemains qu’on espère nombreux (tant de gens n’atteignent pas cet âge), de projets à mener, de rêves à faire naître et à réaliser, pour peu que je travaille sur mon caractère, que je me force et m’efforce à aller de l’avant. 40 ans, c’est encore je crois un bel âge pour entreprendre, ainsi qu’apprendre à se connaître, à s’aimer mieux.

 

Tu te retrouves aujourd’hui dans la peau de l’interviewé et non pas de l’intervieweur. Comment te sens-tu ?

 

Parler de moi, ça n’est pas l’exercice dans lequel je suis le plus à l’aise. Mais ça me pousse à une forme de lâcher prise à laquelle je ne cesse d’aspirer. À l’introspection aussi. Je sais que ce sont deux choses dont j’ai besoin, seul ou accompagné, même si j’ai toujours un peu peur de franchir le cap. Tu m’aides par cet exercice à comprendre que je suis peut-être prêt, du moins un peu plus qu’auparavant, à jouer le jeu. Et je tiens à te remercier pour l’intérêt que tu témoignes pour mon travail.

 

C’est très généreux de vouloir mettre en avant quelqu’un tout en restant soi-même en retrait. Quand et d’où t’est venue cette passion pour les interviews ?

 

Tu es gentil, mais je ne sais pas s’il s’agit réellement de générosité de ma part. C’est très gratifiant, y compris pour mon propre ego, d’avoir au bout du fil (expression de quadra +++ !) ou dans tes mails les mots et réponses de quelqu’un que tu admires ou dont tu as aimé le travail. Si mes interviews les servent, c’est tant mieux. Elles me servent à moi aussi. Je ne gagne pas d’argent avec Paroles d’Actu : j’ai conservé le format blog de mes débuts, avec Canalblog. Toutes les éventuelles recettes publicitaires liées au nombre de vues, parfois important, sont pour eux. Pour moi l’essentiel est ailleurs : par cette activité je nourris ma curiosité, à partir de sujets ou de thématiques qui m’inspirent déjà un minimum. Ça booste aussi ma confiance en moi parce que je me dis que je ne pose pas de questions trop bêtes. La preuve, c’est qu’il arrive que des gens bigrement intéressants les trouvent intéressantes !

 

J’ai commencé avec Paroles d’Actu au printemps 2011. L’idée remonte à plus loin. J’administrais, depuis environ 2002, un forum que j’avais créé, Forum 21. Comme beaucoup, ado, j’ai découvert avec une forme d’émerveillement et d’intense curiosité les possibilités qu’offrait Internet. Et à l’époque on ne parlait pas de fibre, c’était les bruits si caractéristiques et si magiques du modem qui se connecte ! J’ai eu envie assez vite, comme un challenge, de voir comment Internet pouvait nous aider à assouvir notre soif de connaissances mais aussi à élargir nos horizons, approcher des gens qu’on ne pourrait pas forcément approcher dans la vie. Et ce jeu-là - parce que c’en était un au départ -, ça a d’abord été avec mon forum que je m’y suis prêté, à l’âge de 17 ans. Je m’intéressais pas mal à la politique, un peu plus que maintenant. J’avais pu interroger quelques personnalités. Et des élus locaux dont la bienveillance m’avait touché. J’ai raconté l’anecdote avec Anne-Marie Comparini, l’ancienne présidente de la Région Rhône-Alpes, dans un article très récent, à l’occasion malheureusement de sa disparition...

 

Donc au début ton site était plus porté sur la politique…

 

Oui, j’interviewais surtout d’anciens ministres, de « petits » candidats à la présidentielle française, ou des politiciens et citoyens américains (notamment pour l’élection pour le poste de gouverneur de Californie en 2003 ou pour la présidentielle de 2004). Il y a eu par la suite, avec Paroles d’Actu, des rencontres mémorables, des échanges plus privés, pas nécessairement avec des gens que « j’admirais », mais mieux, avec des personnes avec qui, au-delà de l’interview, le courant était très bien passé. Des gens avec qui j’ai maintenant des échanges tout à fait amicaux, et ça vaut bien des interactions avec des gens que j’admire. Même si, clairement, il y en a eu !

 

Lorsque le support du forum a battu de l’aile (Aceboard pour le citer, paix à son âme), j’ai eu envie de continuer cette expérience. Parce que j’avais pris goût à cette aventure assez grisante. Quand tu contactes quelqu’un et que tu reçois, quelques heures ou jours après, des réponses de sa part, c’est assez magique... En 2011, en explorant les possibilités web, j’ai opté pour le blog, et Paroles d’Actu est né. Dans mon esprit c’était un peu un prolongement de ce que je faisais dans le cadre de Forum 21, et du webzine qu’on avait créé avec des camarades.

 

Tu as commencé il y a 14 ans, donc avant Instagram qui permet maintenant d’envoyer un message privé à Barack Obama en un clic. Comment t’y prenais-tu pour entrer en contact avec les personnalités ?

 

Il y a eu plusieurs phases. Comme tu le suggères effectivement, les réseaux sociaux étaient très limités à l’époque (quand je te dis ça j’ai l’impression de te parler comme grand-père Simpson, que j’imite bien d’ailleurs !). Une de mes premières initiatives, par exemple, ça a été l’élection de « recall » du gouverneur de Californie, en 2003 (celle qui a vu Schwarzy l’emporter). J’étais allé sur une page, CNN peut-être, sur laquelle il y avait la liste de tous les candidats, ceux des grosses écuries, et les, disons, moins « gros », voire carrément barrés pour certains. J’avais préparé quelques questions sur leurs programmes et sur eux-mêmes, avec deux ou trois points d’actu comme, à l’époque, la présidence Bush et la guerre en Irak. J’ai cherché, un par un, les sites des uns et des autres, et je leur ai envoyé à chacun mon questionnaire. Certains y ont répondu. C’était sympa. Gratifiant. Encourageant !

 

J’avais plaisir, y compris avec Paroles d’Actu à partir de 2011, à recueillir les témoignages de jeunes de tous bords politiques. Certains depuis ont été ministres. Puis, au hasard de l’actu ou des rencontres, j’ai ciblé d’autres types de personnalité. Le choc des attentats de 2015 et 2016 en France m’a poussé à interroger de nombreux spécialistes au sujet de la sécurité et de la défense. Ma curiosité grandissante pour l’Histoire m’a poussé à contacter des historiens sur des périodes que je trouvais fascinantes : l’épopée napoléonienne ou encore la Première Guerre mondiale. Puis, j’ai commencé à approcher des artistes... Via Facebook, puis par la suite, avec l’aide d’attaché(e)s de presse, ou de complices qui se reconnaîtront…

 

Préfères-tu réaliser une interview de vive voix ou par e-mail ?

 

Alors, dans l’absolu, c’est plus intéressant d’en faire une de vive voix : tu as la personne en direct, ses réactions, ses émotions. Mais je dois t’avouer que les faire par écrit a aussi quelque chose de commode : c’est beaucoup moins chronophage pour moi. Le résultat final pour moi est de l’écrit. Donc une interview à l’oral doit être enregistrée (ça m’est arrivé que l’enregistrement ne fonctionne pas !), réécoutée, retranscrite à la main... Quand l’échange se fait à l’écrit, c’est peut-être moins spontané mais c’est un exercice différent. Y compris d’écriture pour la personne interrogée. Elle est moins dans une forme d’urgence à devoir répondre tout de suite, mais peut prendre son temps, réfléchir... Mais quand même, rien ne vaut d’avoir la personne au téléphone ou face à soi… Surtout quand l’interview se passe bien !

 

Dans quel état d’esprit es-tu avant une interview menée de vive voix ?

 

Il y a toujours une petite pression. N’habitant pas Paris, je n’en fais que très rarement en face à face, ce que je regrette. Je suis pas mal la trame de questions que j’ai écrites au préalable, non pas parce que j’aurais peur d’être perdu, mais, c’est là peut-être un travers, parce que j’ai envie de poser l’essentiel de mes questions qui ont chacune une thématique différente. Parfois, il faut du temps pour que l’atmosphère se détende. Il y a des interviews plus chaleureuses que d’autres. Je n’en regrette aucune.

 

En lisant certaines de tes interviews de gens que je connaissais peu, j’ai découvert des personnes touchantes et attachantes. Dois-tu forcément éprouver de l’admiration ou de la sympathie pour la personne que tu interviewes ?

 

Je ne suis pas vraiment quelqu’un de cynique, donc j’ai souvent un a priori favorable sur les gens, sauf s’ils y mettent du leur pour que je ressente le contraire ! Ce qui va me conduire à interviewer quelqu’un, ça va être un roman, un document, un disque, que sais-je... Donc, dans tes questions, tu cibles d’abord l’œuvre. Le vrai d’une personnalité, tu le découvres au cours de l’interview. Le risque, c’est d’être un peu déçu par quelqu’un que tu aimais bien parce que l’échange n’aura pas été à la hauteur humainement parlant. Mais ça ne m’est pas souvent arrivé. C’est plutôt le contraire : recevoir un mot sympathique à propos de tes questions et de la manière dont tu mènes l’interview de la part de quelqu’un que tu admires, ça c’est vraiment chouette ! Donc pour te répondre plus précisément, admirer la personne que tu vas interviewer n’est pas nécessaire. Avoir un minimum de sympathie pour elle, ou en tout cas, pas trop d’antipathie, certainement. C’est surtout la curiosité qui m’anime.

 

Tes questions peuvent parfois susciter de l’émotion chez la personne que tu as en face, je pense notamment à Serge Lama. Comment sais-tu jusqu’où tu peux aller dans l’intime et quelles sont les lignes à ne pas franchir ?

 

Dans ma vie j’ai beaucoup marché sur des œufs. J’ai ce souci de ne pas faire de vague, de ne pas déranger. Question de caractère... Je crois avoir la sensibilité nécessaire pour savoir quels sont les points sensibles. J’en aborde parfois, mais je le fais toujours avec bienveillance, pas à pas, sans curiosité malsaine. Quand tu as la personne au bout du fil, tu vois assez vite comment elle réagit face à tes questions et si tu peux « y aller » ou pas. Marcel Amont sur la dernière guerre et sur l’évolution du métier du showbiz ; Nicole Bacharan sur sa mère, résistante, qui était son modèle absolu ; Marie-Paule Belle sur sa maladie et sur l’homophobie ; Anny Duperey sur la mort et le deuil de ses parents ; Lama sur son accident, ses parents, et le regard que ses pairs portent sur lui ; Thomas Dutronc sur sa mère, disparue trois mois plus tôt ; ou tout récemment Anne Goscinny à propos de son père adoré ou de son meilleur ami mort du sida... J’ai pu poser ces questions, et ça s’est bien passé. Mais je ne pose que des questions que je crois intéressantes et utiles. Les petits secrets intimes, ça ne m’intéresse pas vraiment...

 

Il y a des écrivains qui, tels des journalistes, soulèvent des questions, sondent l’âme humaine, cherchent à comprendre. Stephan Zweig, par exemple. Fais-tu partie de leurs admirateurs ? Quelles sont tes lectures et tes auteurs préférés ?

 

Alors, je vais peut-être te décevoir, mais jusqu’à assez récemment, je lisais peu, voire très peu. Je n’ai pas vraiment été élevé dans le « culte » du livre. À la maison, gamin, l’horizon culturel, c’était plus la télé que les bouquins, même si mon père était curieux de beaucoup de choses. C’est vraiment cette activité Paroles d’Actu qui m’a incité à commencer à lire. Lorsque j’ai commencé à avoir un petit succès d’estime, j’ai eu moins de difficultés à obtenir des services presse d’éditeurs le livre de l’auteur que je souhaitais interroger. Ces livres-là, je les ai lus. Pas tant de fictions que ça, mais surtout des œuvres historiques, d’actu, etc... Je n’ai pas de grandes références classiques ou philosophiques. Je vais surtout vers des sujets qui me « parlent », mais je reste ouvert et j’aime me laisser surprendre. J’ai été touché notamment par les primo-romanciers qui ont accepté de se prêter au jeu de l’interview… Comme toi Anthony ! Les autres se reconnaîtront… Avec vous j’ai appris à aimer le roman, ainsi qu’à redécouvrir la BD, avec des gens de grand talent comme Alcante.

 

Entre le moment où tu cherches à entrer en contact avec une personnalité et celui où tu appuies sur le bouton « Publier », le temps passé sur une interview doit être énorme. Et pourtant, ce n’est pas ton métier. Aimerais-tu que ça le devienne ? Y a-t-il quelques similitudes entre tes deux activités ?

 

Ce n’est pas mon métier, mais c’est une bouffée d’air frais. Mon taf, c’est manut’ en entrepôt réfrigéré, 2 degrés toute la journée avec bonnet, écharpe et anorak, tout ce qu’il y a de plus sexy ! Ce blog, que je gère sans en tirer d’argent, c’est vraiment pour moi quelque chose d’important. Il me porte et me pousse à toujours rester curieux. J’ai suivi une voie pro qui n’a pas grand rapport avec mes études. Grâce à Paroles d’Actu, je me raccroche de celles-ci. Je refuse de tomber dans la routine, et surtout dans une quelconque forme de paresse intellectuelle qui nous guette tous.

 

Est-ce que j’aimerais faire de cette activité mon métier ? Clairement la réponse est oui. Mais c’est difficile à envisager. Je ne vois pas trop comment je pourrais m’y prendre. Pas pour l’aspect journalistique, mais surtout pour le côté communication. J’aime donner la parole aux gens, les mettre en valeur, mais moi je ne me mets pas vraiment en avant. Je ne sais pas me vendre, je n’ai pas cet esprit conquérant. Pourtant ça me serait bien utile ! Un ami m’a dit, dans un autre contexte, que j’avais tendance à trop attendre la « personne providentielle ». Il y a du vrai. Il y a quelques années, j’avais eu en entretien le regretté journaliste musical Gilles Verlant. Il m’avait confié, de manière touchante, espérer qu’on dise de lui qu’il avait accompli « des choses valab’ ». Je te le dis sans me cacher : moi j’aurais envie que quelqu’un, dans l’édition, dans la presse ou la communication, voyant tout le travail que j’ai réalisé depuis 14 ans, se dise « Ce gars-là a quelque chose, j’aimerais lui proposer ceci ou cela... » mais ça n’est jamais arrivé.

 

Pas encore... Lequel de tes articles fait ta plus grande fierté jusqu’ici ?

 

Je serais incapable de ne t’en citer qu’un seul. Mais ce sont les articles où des spécialistes vont saluer ta connaissance d’un sujet, parfois pointu. Ça a été le cas avec plusieurs historiens. Ce sont aussi les interviews avec une charge émotionnelle forte. Celles que j’ai citées plus haut, et celles que le contexte a rendu particulières. Françoise Hardy qui prend de son énergie et de son temps qu’elle sait comptés pour me répondre par deux fois, quelques semaines avant sa mort, c’est incroyablement émouvant. Marcel Amont avec qui, malgré ses 90 ans passés, j’ai parlé une heure au téléphone (durant laquelle il n’a cessé d’être vif et alerte). Gérard Chaliand, incroyable aventurier, qui a passé outre, pour moi, son aversion pour les mails et m’a fait des réponses d’une grande précision sur sa vie et sur la situation géopolitique. Jacques Rouveyrolis, magicien de la lumière auprès des plus grands sur scène, qui me parle avec des étoiles dans les yeux de tous ces beaux moments qu’il a vécus et continue à vivre... Et toutes ces personnes avec qui j’entretiens désormais des rapports amicaux ou presque, et qui me font l’honneur de répondre presque toujours présents quand je les sollicite : Frédéric Quinonero, Isabelle Bournier, Pierre-Yves Le Borgn’, Olivier Da Lage, Nicole Bacharan, François DelplaFrançoise Piazza, Pascal LouvrierChristine Taieb, Daniel Pantchenko, François-Henri Désérable ou encore le général Dominique Trinquand... J’en passe et j’en oublie, tant et tant... Honte à moi.

 

Qui rêves-tu encore d’interviewer ?

 

Je ne suis plus vraiment dans une optique où je voudrais absolument interviewer telle ou telle personnalité. Je me laisse porter par la surprise, par le hasard de la rencontre. Par exemple, je viens de te parler de Gérard Chaliand, quelqu’un que je ne connaissais pas du tout. Au départ j’avais contacté l’attachée de presse d’une maison d’édition pour savoir si je pouvais interviewer une ancienne ministre qui venait de publier un livre chez eux. Elle m’avait dit que ce serait difficile, mais que si je voulais, ils avaient quelqu’un d’au moins aussi intéressant, ce fameux Gérard Chaliand. Mais tellement… Un grand merci à elle ! J’espère toujours garder cette curiosité d’aller vers les autres, et de ne pas m’interdire d’aborder des sujets qui a priori m’intéresseraient moins. S’il y a un bon feeling, toute interview est bonne à prendre.

 

Quel avenir souhaiterais-tu pour Paroles d’Actu ?

 

Je peux dire que je jouis d’une estime de la part de pas mal de gens. Notamment ceux que j’interviewe. Mais ce qui est frustrant, je te le dis franchement, c’est de ne pas être suivi par un lectorat fidèle qui attendrait mes articles. Je suis un peu à contre-courant de ce qui se fait par d’autres, à grand renfort de vidéos. Moi c’est de l’écrit. Fouillé, assez long à lire. Si j’en ai la motivation - mais ça ne viendra pas de moi seul -, je me dirigerai à l’avenir un peu plus vers l’audiovisuel. Il faut aussi que je travaille davantage sur la promotion de mes articles, le côté réseaux sociaux. Me promouvoir, je ne le fais pas systématiquement. Parce que mon plaisir c’est d’abord d’obtenir l’interview, de la mettre en page. Plus généralement, j’ai le désir et l’espoir de ne plus faire cela seul. J’aimerais que quelqu’un me propose une collaboration à long terme, un partenariat qui pourrait déboucher sur une activité stimulante à temps plein. Ça, ça pourrait fichtrement contribuer à mon bonheur !

 

L’appel est passé ! Fort de tes 14 années d’expérience, quels conseils donnerais-tu à un intervieweur en herbe ?

 

Je ne vais pas donner de conseil à l’étudiant en journalisme que je n’ai pas été et qui sans doute en sait plus que moi sur les coulisses de ce métier. Mais au jeune qui, comme moi il y a vingt ans, aurait plaisir à contacter du monde, à se faire connaître avec du contenu créatif, je ne peux que lui dire : surtout ne te bride pas. Avec Internet, dont il faut se servir avec respect et humilité, tu peux avoir le monde à portée de main. Et les belles rencontres, les bonnes surprises, celles qui pourront te marquer à vie, il faut y croire envers et contre tout. Moi j’en ai connu. Et à bientôt 40 ans, j’y crois toujours...

 

Ma pomme, nature et dans la nature. Pas très LinkedIn mais ça me convient. ;-) N.

 

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1 mars 2025

Dominique Trinquand : « Il ne faut pas imposer notre système, mais le rendre admirable »

J’ai beaucoup appris, depuis quelques jours, depuis la lecture de l’ouvrage D’un monde à l’autre (Robert Laffont, octobre 2024), à propos des enjeux de notre temps (guerres et tensions à telle ou telle frontière), et notamment de ces réseaux officiels (commerce traditionnel, systèmes d’alliances et puissances en devenir) et officieux (mafias et terrorismes) qui régissent notre univers d’humains. Dans ce deuxième livre, le général Dominique Trinquand, ancien chef de la mission militaire française auprès de l’ONU et spécialiste reconnu des questions de défense et de diplomatie, expose avec méthode et pédagogie les grandes questions que l’on devra se poser collectivement non dans les décennies mais dans les années, voire les mois à venir. Je le remercie d’avoir une nouvelle fois accepté de répondre à mes questions et ne peux qu’inviter le lecteur curieux de prendre plus à coeur son statut de citoyen à s’emparer de ses écrits. Exclu, Paroles d’Actu, par Nicolas Roche.

 

EXCLU - PAROLES D’ACTU (01/03/2025)

Dominique Trinquand : « Il ne faut pas

imposer notre système aux autres,

mais essayer de le rendre admirable. »

 

D’un monde à l’autre (Robert Laffont, octobre 2024).

 

Le 28 février, Donald Trump et son vice-président ont sermonné et même humilié devant les caméras du monde le leader ukrainien Zelensky, apportant sans doute à Vladimir Poutine une victoire symbolique inespérée. Assiste-t-on véritablement à "something completely different", depuis la seconde élection de Trump, peut-être à une brêche devenue profonde au sein de l’ancien camp occidental ? Y’a-t-il derrière la position de Trump à votre avis le désir d’éviter à tout prix un rapprochement trop définitif entre Pékin et Moscou ?

 

Il y a réellement quelque chose de différent non seulement sur le plan géopolitique mais aussi sur le plan sociétal. L’Amérique de Trump s’éloigne de la démocratie pour devenir un empire privilégiant la force contre le droit. Sa tentative d’éloigner Moscou de Pékin a peu de chance d’aboutir car Trump sera soumis au verdict des élections, alors que Xi et Poutine n’ont pas cette crainte...

 

Votre ouvrage, remarquable, dresse un état des lieux des points chauds du moment et des grands enjeux et défis à venir. Croyez-vous que la montée bien perceptible des illibéralismes au sein des démocraties est quelque chose d’inéluctable, au moins temporairement, et si oui la redoutez-vous ? Dans quelle mesure peut-on l’attribuer à des manipulations de la part d’États autoritaires ?

 

Cette montée est une menace grandissante. Il s’agit d’utiliser la désinformation et de la manipulation pour aggraver les inquiétudes de la population en utilisant des idées simples (immigration). Il faut renforcer les capacités de lutte informationnelle.

 

L’Europe a à l’évidence, vous le rappelez, de par son caractère démocratique, de par son histoire et de par sa non recherche d’hégémonie, un rôle particulier à jouer dans ce monde qui s’ouvre à nous. Les citoyens européens en général, et les citoyens français en particulier, ont-ils conscience des enjeux globaux que vous exposez, et comment pensez-vous qu’il soit possible d’instruire davantage les populations, pas forcément en formation initiale, face à tous ces points que vous soulevez, face à la désinformation et à tout le reste ?

 

Le citoyens européens ne sont pas toujours conscients de la chance qu’ils ont de vivre dans une aire de paix et de prospérité. Il faut leur rappeler que cela se défend et que parfois cela nécessite des sacrifices. "Se reposer ou être libre, il faut choisir" disait Thucydide.

 

L’État doit-il d’une manière ou d’une autre, via les médias publics notamment, diffuser davantage de messages de vigilance (désinformation) et d’information sur les nouveaux défis du monde ?

 

Il faut effectivement utiliser l’information pour contrer la désinformation.

 

Dans votre conclusion vous faites montre d’optimisme, pour peu justement que les citoyens dotés d’un esprit critique s’emparent des grands défis du jour et du lendemain, et que les digues de la démocratie tiennent. J’ai noté avec intérêt ce que vous écrivez sur les embargos qui ne sont que rarement efficaces, et sur la prépondérance accordée à la libre circulation des biens, des personnes, et surtout des idées. La liberté, c’est votre crédo fondamental ? C’est une grande part de la solution à ces enjeux que vous pointez ?

 

Notre liberté individuelle (état de droit) et collective sont des trésors qu’il faut défendre pour rallier les forces qui y aspirent. il ne faut pas essayer d’imposer notre système aux autres mais le rendre admirable.

 

Deux questions plus personnelles...

 

Dans ce livre comme dans le premier, il y a pour chaque nouveau thème traité un récit d’expérience personnelle, comme pour dire, avec humilité : "voilà d’où je viens pour aborder ce sujet". Parfois il y a là dedans des éléments de vécu tout à fait intimes. Est-ce qu’écrire vos mémoires, raconter votre histoire, comme l’ami Gérard Chaliand récemment, c’est quelque chose qui pourrait vous tenter ?

 

Oui, j’ai ébauché cela déjà pour mes enfants et petits enfants. Les récits personnels dans mes livres en sont une part pour le public.

 

Vous excluez de partager votre histoire pour le grand public ? Peut-être aussi par pudeur ?

 

Peut être. Mon histoire n’intéresse pas le public, seules mes expériences mettant en lumière les événements ont un intérêt.

 

Cet ouvrage sonne comme une somme d’érudit bien au fait des questions de son siècle, il peut aussi sonner comme le manifeste de quelqu’un qui veut agir, qui à certains égards sait quoi faire. Est-ce que l’idée d’un engagement politique direct à un poste de responsabilité peut vous séduire Dominique Trinquand, non pour votre égo parce que je sens bien que la vanité vous touche peu, mais pour porter vos idées et espérer emporter l’adhésion ? Si oui votre statut de militaire pourrait-il y faire obstacle ?

 

J’ai essayé cet engagement politique mais échoué devant les "appareils de parti". J’ai choisi maintenant de ne plus tenter cela mais de diffuser ces idées à ma manière (media, livres, conférences). La politique est très décevante car souvent elle sert ceux qui la font au lieu de servir les autres. Il est maintenant un peu tard pour moi pour changer de registre...

 

 Dominique Trinquand

 

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