François Delpla : « Le meurtre d'individus, un outil dont Hitler a su habilement jouer »
L’historien François Delpla consacre depuis plus de trois décennies le plus clair de son temps à l’étude du Troisième Reich, dont il entend lever des zones d’ombre qu’il estime encore nombreuses, 80 ans après la fin de la Seconde Guerre mondiale, et 92 ans après l’ascension d’Hitler au poste de chancelier du Reich. Il prend régulièrement part à des débats qui animent les meilleurs connaisseurs de cette période, à propos de la préméditation ou non de funestes décisions allemandes, ou de place réelle du Führer dans le dispositif nazi.
J’ai eu la chance de l’interviewer à plusieurs reprises depuis 2016 et suis heureux de pouvoir vous proposer aujourd’hui le résultat de notre nouvel échange, principalement axé sur sa dernière étude en date parue aux éditions du Cerf, Sur ordre d’Hitler - Crimes passés inaperçus. Dans cet ouvrage, fort instructif et souvent captivant, il dévoile les fruits de ses recherches sur les morts opportunes qui ont jalonné l’histoire de l’Allemagne de ces années-là, et permis l’inexorable renforcement du totalitarisme nazi. Tel un enquêteur, il s’interroge sur la mort de l’un, sur le non décès de l’autre, en se demandant à chaque fois : tout bien pesé, cette disparition profitait-elle à Hitler ? Y a-t-il eu intervention humaine pour "seconder la main de Dieu", ou non ? Sans jamais affirmer de manière catégorique, comme autant de pièces mises à la disposition des chercheurs. Pour prolonger les débats, décidément une saine discipline en matière d’histoire ! Une exclusivité Paroles d’Actu. Par Nicolas Roche.
QUESTIONS D’HISTOIRE : HITLER
« Le meurtre d'individus, un outil
dont Hitler a su habilement jouer... »
Interview de François Delpla
Date : mi-mars 2025.
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Sur ordre d’Hitler - Crimes passés inaperçus (Éditions du Cerf, février 2025)
François Delpla, qu’est-ce qui vous a incité à entreprendre cette nouvelle étude ? Peut-on la lire comme une histoire de ces décisions souterraines d’éliminations et d’intimidations ciblées qui ont permis de huiler les rouages de la machine hitlérienne ?
Assurément ! Il y a quelques années, j’ai pris conscience que je n’avais jamais, en trente ans de lecture et d’écriture quasi-quotidiennes sur le Troisième Reich, mis en doute le caractère naturel du décès de l’ambassadeur allemand à Londres, Leopold von Hoesch, en avril 1936. En d’autres termes, j’avais cru sans examen le communiqué nazi selon lequel il était mort d’une crise cardiaque. Il n’y avait pas eu, en effet, la moindre démarche du gouvernement britannique, dirigé par l’appeaser Baldwin, pour faire vérifier la chose par les limiers de Scotland Yard – une démarche difficile quand un décès survient à l’intérieur d’une ambassade, sans qu’aucun ressortissant du pays hôte soit impliqué. Ledit gouvernement n’émit aucun doute et fit escorter la dépouille par de hautes personnalités jusqu’au navire qui l’emporta en Allemagne, où un semblable cortège prit le relais jusqu’à Berlin.
Or ce décès était survenu le 10 avril, soit un mois et quelques jours après la remilitarisation de la Rhénanie, une entorse majeure aux traités de Versailles et de Locarno qui n’avait pas enchanté le défunt, et il l’avait laissé entendre. Au point que le New-York Times, en un long et élogieux article, avait cru pouvoir écrire, dans le titre même, que son cœur n’avait pas supporté le strain du Locarno coup. Le quotidien américain, sans mettre en doute la version officielle, précisait que cet homme de 55 ans était un grand sportif et paraissait de dix ans plus jeune. Pour cette raison ou pour quelque autre, la presse contrôlée par Goebbels avait donné, le lendemain même, tous les détails souhaitables sur les malaises de l’ambassadeur dans les heures précédant le décès, et sur l’état de son cœur, fragilisé par une première crise un an plus tôt.
Il convient tout d’abord de remarquer que les nombreux historiens traitant de la crise rhénane n’avaient pas jugé utile de questionner ces dissonances médiatiques, et de s’enquérir dans des archives publiques ou privées de l’état de santé du défunt. Surtout, ils n’avaient pas été attentifs au calendrier de la nazification du corps diplomatique allemand. Hitler avait laissé en place à la Wilhelmstrasse (le ministère allemand des affaires étrangères, ndlr), pendant les trois premières années, le personnel nommé par ses prédécesseurs. Le ministre lui-même, Konstantin von Neurath, allait être remplacé par Joachim von Ribbentrop un an et demi seulement avant la guerre. Cette prudence, visiblement destinée à rassurer l’étranger, avait pleinement rempli son office : sur le plan extérieur tout au moins, le nazisme paraissait assagi par le pouvoir, et oublieux des projets de conquête étalés dans Mein Kampf dix ans plus tôt. Or la mort de Hoesch n’allait pas seulement permettre d’introduire dans le personnel diplomatique son successeur Ribbentrop, jusque là simple chef d’un bureau du parti nazi. Elle s’inscrivait dans une série révélatrice. Deux autres quinquagénaires, Roland Köster, ambassadeur à Paris, et Bernhard Wilhelm von Bülow, adjoint de Neurath, décédaient dans le même semestre, entre la Saint Sylvestre de 1935 et le 22 juin 1936.
Si le premier souffrait de sévères difficultés respiratoires et était hospitalisé (ce qui n’écarte pas nécessairement la piste criminelle), le décès de Bülow est plus bizarre. Surtout, cette série attire l’attention sur un vent de fronde qui avait soufflé dans ce ministère depuis la formation du gouvernement Hitler, le 30 janvier 1933. Comme le nouveau chancelier tardait à exposer sa politique extérieure, avant de prononcer le 17 mai un discours lénifiant, Bülow, Köster et Hoesch avaient menacé de démissionner, rejoints par un quatrième larron, Herbert von Dirksen, ambassadeur à Moscou. Seul celui-ci survit à la guerre, Hitler s’étant contenté de le muter contre son gré à Tokyo, à la fin de 1933.
La nazification du corps diplomatique est menée de façon discrète. L’intrusion de purs nazis, comme Ribbentrop, est rare (le siège de Londres reste d’ailleurs vacant 5 mois, Ribbentrop n’étant nommé qu’en août 1936), et on constate plutôt, dans les postes libérés par les décès et les mutations, des nominations de diplomates professionnels, progressivement ralliés au régime.
Mon enquête sur les disparitions opportunes, après que celle de Hoesch eut attiré mon attention, révèle comme vous le dites des « décisions souterraines d’éliminations et d’intimidations ciblées qui ont permis d’huiler les rouages de la machine hitlérienne ». Elle met au jour une dimension inexplorée du nazisme. Mes travaux précédents tendaient à réévaluer les talents de chef qui permettaient à Hitler d’enrôler ses compatriotes, puis de nombreux cadres des pays occupés, dans ses entreprises criminelles. Son rôle dans les meurtres d’individus montre plus que jamais qu’il était sur la brèche, quotidiennement ou presque, et achèvera, j’espère, de ruiner la réputation de paresse et de haine des dossiers qu’on lui fait encore trop souvent, et l’image tenace d’une « polycratie » confuse que des théoriciens du politique ont, dans les années 1940, plaquée sur son régime.
Considérez-vous, comme vous semblez le suggérer dans votre ouvrage, que la mère des batailles s’agissant de votre étude, et de l’inexorable resserrement du pouvoir nazi, a été la Nuit des Longs Couteaux (juin-juillet 1933), et peut-être avant elle l’incendie du Reichstag (février 1933) ?
À cette « nuit » de trois jours (30 juin-2 juillet 1934) je consacre deux chapitres et une annexe alors que mon livre porte sur des crimes inconnus ou peu connus, et sur les éléments de preuve qui permettent de les attribuer à un ordre hitlérien. Cette tuerie pourrait paraître hors sujet puisque la liste des victimes n’a rien de mystérieux et que les ordres d’Hitler non seulement ne sont pas douteux, mais ont été hautement revendiqués devant le Reichstag, dans le discours qui fait l’objet de l’annexe et dont la teneur est établie scientifiquement pour la première fois. Il s’agit moins d’une matrice que d’un dévoilement de méthode : en lisant le discours d’un œil critique et en méditant sur ses mensonges, on apprend beaucoup sur la genèse des crimes et sur leur fonction.
Les meurtres de personnes commencent en 1933, à petites doses et sans ostentation. Par exemple, parmi les personnalités de gauche internées à Dachau, seul un journaliste social-démocrate, Felix Fechenbach, est assassiné, peut-être parce qu’il en savait long sur le nazisme, depuis ses débuts bavarois jusqu’à son forcing électoral dans le Land de Lippe à la mi-janvier 1933. Je tire aussi grand parti du livre de Timothy Ryback Hitler’s First Victims: The Quest for Justice, qui en 2015 nous a appris que dans ce même camp de Dachau avaient eu lieu en mars-avril 1933 les premiers meurtres de Juifs en tant que Juifs - le rôle d’Hitler n’étant documenté qu’au moment de stopper les poursuites, mais son rôle de commanditaire découlant selon toute probabilité de ses penchants exterminateurs vis-à-vis des Juifs, documentés, eux, depuis 1919 et « traçables », comme on dit aujourd’hui, jusqu’à la veille de son suicide.
Quant à l’incendie du Reichstag, qui ne cause pas de décès, il ne se rattache au sujet que par l’exécution, en vertu d’une loi spécifique et rétroactive, de l’incendiaire présumé, Marinus van der Lubbe. Sa grâce est refusée non par Hitler mais par Hindenburg - ce qui permet de mesurer la soumission du président conservateur aux nazis, dès la fin de 1933.
Hitler, tout au long du livre, et de votre œuvre en général, passe pour un homme d’une suprême habileté, jouant des hommes et des circonstances avec une grande rationalité. Vous comparez d’ailleurs sa rationalité à celle d’un tueur en série...
Le meurtre de personnes est pour lui un outil, dans une vaste panoplie. Un autre est le fait de laisser vivre des gens dont il ne pense pourtant aucun bien. Le meurtre, quand il est connu ou soupçonné, permet de terroriser les personnes qui appartiennent à la même catégorie. L’indulgence dans les verdicts, et la libération de détenus incarcérés ou internés dans des camps, montrent à chacun qu’il peut et doit obéir et que, s’il ne fait pas ou plus de politique, il n’a rien à craindre.
Dans cette longue enquête vous n’affirmez que rarement mais recoupez les faits, et réfléchissez au plus probable par rapport à l’intérêt des acteurs et en particulier de Hitler. Parmi toutes les disparitions "opportunes", lesquelles ont été les plus décisives dans le drame qui s’est joué entre 1933 et 1945 ?
L’une des plus importantes, et des moins remarquées, est celle du général von Seeckt, à Noël 1936 - peu après le début de l’épuration du corps diplomatique, donc. Celui qui a organisé la Reichswehr (l’armée de la république de Weimar, ndlr) après la défaite de 1918 et jusqu’à son limogeage en 1926 meurt à 70 ans, et la presse prend comme un malin plaisir à dire que, juste avant, il était très en forme. Les historiens de l’armée allemande ne soufflent mot de son décès, comme s’ils considéraient qu’il avait perdu toute influence. Or rien n’est plus faux. Après sa précoce retraite, il jouissait d’une grande considération parmi les officiers et ne s’était jamais prononcé sur le régime nazi : alors qu’Hitler avait besoin de mettre au pas l’armée (presque aussi peu épurée jusque là que le corps diplomatique), un froncement de sourcils de ce sphinx aurait pu encourager des résistances.
Vous nous présentez parfois un Hitler presque magnanime sur la gestion de problèmes d’individus, de son point de vue bien sûr. Uniquement là encore, par calcul ?
Là plus encore qu’ailleurs ! Un bon exemple est la répression dans le pays tchèque, rebaptisé Protectorat de Bohême-Moravie. Hitler va jusqu’à interdire par écrit la peine de mort contre les opposants à l’occupation allemande, pendant deux ans et demi. Quand la résistance se durcit à l’automne 1941, il envoie Heydrich mais lui refuse certaines exécutions. Ce constat, absent des biographies des deux hommes, mais étayé sur des documents irréfutables, jette une lumière nouvelle sur leurs rapports.
Hitler entendait préserver son image, ne pas passer pour un vulgaire assassin. Est-ce que sa volonté a porté ses fruits, notamment par cette fiction, c’est en tout cas votre thèse au long cours, voulant faire porter à ses adjoints et subordonnés des décisions peu glorieuses ?
Après les Longs couteaux, les assassinats ne sont ni revendiqués par lui ni endossés par son entourage. Beaucoup sont maquillés en suicides ou en accidents, d’autres sont attribués à la maladie. Un exemple célèbre est le décès de Rommel le 14 octobre 1944, un suicide sur l’ordre catégorique du Führer : sa disparition est censée résulter des blessures reçues en Normandie le 17 juillet. Ce mensonge n’est démenti qu’à la toute fin de la guerre, par des déclarations de la veuve à un journal américain. Les autres généraux savaient que ses jours n’étaient plus en danger et que sa convalescence se passait bien. L’intimidation n’en est que plus efficace… et la cruauté du dictateur est, en effet, estompée.
Vos découvertes les plus stupéfiantes pour cet ouvrage ?
Certaines concernent moins le nazisme que le fascisme ! L’Italie et ses ressortissants comptent en effet une pléiade de quadra, ou de quinquagénaires passés de vie à trépas dans des conditions insuffisamment examinées, et plus rarement encore reliées au dictateur allemand. Ainsi l’exécution de Ciano, le gendre de Mussolini et longtemps son ministre des Affaires étrangères, est couramment réduite à un drame purement transalpin, voire purement familial. La haine de Rachele Mussolini, l’épouse délaissée, envers sa fille et son beau-fils jouent dans les explications un rôle plus important que l’occupant nazi, à une époque où l’Italie n’est plus qu’un satellite, aussi peu autonome que la France de Vichy. J’ai montré dès 2008, et je rappelle ici, que Georges Mandel, prisonnier en Allemagne et abattu quelques heures après son retour en France, ne pouvait pas avoir été « assassiné par la Milice pour venger l’assassinat de Philippe Henriot par la Résistance ». Il en va de même ici : Ciano est en résidence surveillée aux environs de Munich lorsqu’il est transféré à Vérone, dont il ne quittera la prison que pour le champ où sont fusillés, au début de 1944, les notables fascistes qui avaient voté contre Mussolini le 25 juillet 1943. Or le Duce conservait, en théorie, le droit de grâce, et aurait bien voulu l’exercer. On a trop négligé le travail remarquable d’un érudit, Duilio Susmel, qui en 1962 a reconstitué, en recoupant des témoignages, une conversation téléphonique entre Mussolini et le principal représentant du Troisième Reich en Italie, le SS Karl Wolff, à l’aube du jour fatal, vers 5h du matin. Le cruel émissaire, humblement questionné par Mussolini, fait savoir qu’une grâce ôterait au Duce l’estime du Führer. L’Italien dit qu’il va réfléchir et, peut-être rappeler. Mais le Reich ne lui en laisse pas le loisir : les cinq condamnés, qui avaient repris espoir car on n’était pas venu les chercher, comme de coutume, à l’aube, sont exécutés à 9h30.
Avant d’être spectaculairement délivré par Otto Skorzeny à la mi-septembre 1943, Mussolini était prisonnier du roi et du nouveau premier ministre, le maréchal Badoglio. Il avait été renversé, le 25 juillet, par des dirigeants fascistes qui jugeaient la guerre perdue. C’est pour réprimer un tel état d’esprit qu’Hitler, lorsqu’il prend en main, en cette mi-septembre, la partie du pays non encore envahie par les Alliés, se montre impitoyable envers certaines personnes. Or un autre maréchal, Ugo Cavallero, qui avait commandé l’armée italienne, avait été incarcéré sur l’ordre de Badoglio et est extrait de sa prison par les Allemands. Mort d’une balle dans la tête le surlendemain, il ne fait l’objet dans les livres que de brèves mentions, selon lesquelles son décès est mal éclairci mais, en définitive, attribué à un suicide. Il suffit, pour en douter, de considérer le lieu du drame : le jardin, quadrillé de SS, de la villa du commandant allemand, le maréchal Kesselring. Lequel explique ingénument, dans ses mémoires parus en 1953, qu’il hébergeait depuis deux jours son collègue et lui avait proposé le commandement des troupes italiennes restées fidèles au fascisme. Il ne dit rien de sa réponse ! Et se contente de mentionner son « air sombre » pendant le dernier dîner. Apprenant son décès le lendemain, il avait ordonné une autopsie qui avait conclu catégoriquement à un suicide. Or Hitler, depuis son QG de Prusse-Orientale, suivait de près la prise en main de l’Italie par le même Kesselring et avait besoin de recruter des cadres italiens croyant encore à la victoire. Un livre publié en 2009 fait état d’une brève conversation où Cavallero fait part à un collègue, à sa sortie de prison et avant d’être amené devant le chef allemand, de sa conviction que les Allemands vont lui loger « une balle dans la tête » : cette anticipation n’est pas une preuve, mais au moins un signe que le militaire ne croyait plus en la victoire et ne pensait pas pouvoir le cacher à Kesselring.
Un autre décès suspect de personnalité italienne est celui de la princesse Mafalda, fille aînée du roi, qui avait épousé le prince allemand Philippe de Hesse, lequel, longtemps sympathisant nazi et intermédiaire entre les deux dictateurs, prenait alors ses distances. Mafalda, kidnappée à Rome par les SS le 22 septembre 1943, est enfermée dans une villa jouxtant le camp de Buchenwald et victime d’un bombardement américain en août 1944. Blessée au bras, elle accepte une amputation deux jours plus tard, mais ne se réveille pas après l’opération. À cause d’un geste meurtrier du chirurgien SS, ordonné par ses supérieurs ? C’est, tout bien pesé, peu probable, mais Hitler, qui ne cache pas sa rancune contre la famille royale italienne, est en tout état de cause coupable de ne pas avoir confié les soins à son élite chirurgicale, où brillait le célèbre Ferdinand Sauerbruch. Dans la famille de Hesse, on voit aussi disparaître Christoph, un as de la Luftwaffe affecté en Italie, dont l’avion s’écrase par beau temps contre une colline, le 7 octobre 1943. Il semble avoir eu mauvais moral quant à l’issue de la guerre, et l’avoir fait savoir à son entourage.
Si nous revenons un instant en Allemagne, voici un autre décès de maréchal, présenté comme un suicide avec l’aval des historiens en dépit de deux documents, accessibles respectivement depuis 1962 et 1977 : Günther von Kluge, commandant en chef sur le front de l’Ouest, est brusquement déchu et convoqué auprès d’Hitler, le 17 août 1944. Ayant quitté en voiture son QG de Saint-Germain en-Laye, il est censé s’être empoisonné aux environs de Metz, par crainte des ennuis que son implication dans le putsch du 20 juillet lui vaudrait. Or, mis en demeure de se tuer comme Rommel, il avait refusé et le SS commis à la besogne avait dû l’accomplir lui-même. On dispose non seulement de la confession du SS mais du verbatim d’une réunion où Hitler explique longuement l’intérêt de ce décès, à condition qu’il passe pour un suicide.
Vous travaillez sur Hitler et le nazisme depuis plus de 30 ans. Quelles avancées décisives pensez-vous avoir apportées à la recherche sur ces thématiques ? Notamment sur ce point central évoqué tout au long de nos entretiens, à savoir la remise au centre du jeu d’un Hitler que d’autres auraient voulu reléguer au rang de potiche instable ?
Un point souvent laissé dans l’ombre est l’hostilité d’Hitler envers la France, étalée dans Mein Kampf et cependant sous-estimée, de son vivant par ses dirigeants républicains et pétainistes, et ensuite par les historiens, comme en témoignent encore des deux côtés du Rhin les éditions récentes, bardées de gloses et de notes, de la Bible nazie. Cette hostilité ne le cède en rien à celle qu’il voue aux Juifs, même si ses conséquences sont très différentes. Ce sont deux faces d’une même médaille. Le nazisme doit être considéré comme un tout. Tantôt il épargne, tantôt il écrase les Juifs et la France, dans un plan méthodique relié vaille que vaille à une idéologie à la fois fixe et souple. La France est de bonne race et il compte sur elle pour tenir son créneau, une fois débarrassée, avec son concours empressé, de ses dirigeants juifs ou « enjuivés ». Dans ce livre, je mets en lumière le comportement différencié de l’occupant envers l’héritage de Clemenceau. Il ménage non seulement Pétain mais Michel Clemenceau, l’unique fils du Tigre : tous deux sont certes internés en Allemagne à la fin de la guerre, mais libérés finalement par des escortes de SS aux petits soins. En revanche, la composante juive ou présumée telle du gouvernement de 1917-1919 est écrasée comme vermine : non seulement le chef de cabinet Georges Mandel, comme on l’a vu, mais le principal collaborateur militaire, le général Henri Mordacq, noyé dans la Seine le 12 avril 1943. L’occupant l’avait par erreur fiché comme juif dès les années 1930, témoin les charges lourdes et stupides de Céline contre lui en 1937, dans Bagatelles pour un massacre.
Une erreur commune est de réduire le nazisme à une ou deux dimensions, par exemple le racisme et le colonialisme. Il faut le voir comme une entreprise cohérente, tendant à la fois à l’éradication totale de la composante juive de l’humanité et à une redistribution mondiale de la puissance, passant non pas par une guerre mais par plusieurs. Car la victoire contre la France devait être suivie d’une nouvelle période de calme apparent, que l’arrivée fortuite de Churchill au poste de Premier ministre, dont les jaloux l’avaient écarté jusqu’à 65 ans, empêcha seule d’advenir, obligeant Hitler à engager tous ses atouts dans un assaut massif contre l’URSS avant le réveil américain.
À la fin de votre ouvrage vous suggérez que bien d’autres pistes de travail restent ouvertes quant au nazisme. Lesquelles voudriez-vous explorer ?
Je rédige déjà le suivant : un catalogue des vingt principales erreurs commises à propos des nazis. Je compte aussi aller voir de plus près à Pierrefitte les nombreux cartons d’archives qui témoignent de l’activité intense et multiforme de Werner Best, le numéro trois des SS, à Paris pendant les deux premières années de l’Occupation : un fonds négligé par son biographe Ulrich Herbert, qui a fait connaître le personnage par une biographie aussi discutable que remarquable, en 1996.
Si par extraordinaire, vous pouviez entrer en contact avec Hitler, lui poser une, deux, ou trois questions, ça donnerait quoi ?
Content de vous être moqué du monde jusqu’à nos jours dans bien des domaines ? Déçu de voir que vos supercheries sont à présent en cours de décryptage ? Consolé tout de même par la longévité encore imprévisible de certaines de vos innovations, principalement le goût de l’humanité pour un manichéisme politique planétaire ? Car s’il n’y a plus de « question juive » telle que vous l’entendiez, l’idée d’un « axe du mal » fait encore recette, que ce mal soit ancré dans l’islam, les appétits russes ou chinois, les « menaces contre la démocratie » ou les peurs suscitées par les mouvements migratoires. Bref, la Société des nations, que vous qualifiiez d’entreprise juive et avez désertée avec éclat le 14 octobre 1933 sans susciter un boycott de l’Allemagne qui aurait mis un terme à votre carrière, ne s’est toujours pas remise de ce coup et la plupart des humains légitimement inquiets des risques de guerre ne jurent que par le réarmement. Ah oui, vous pouvez être fier d’avoir fait reculer le droit !
Questions d’actualité, justement...
Voyez-vous avec vos lunettes d’expert, dans la situation internationale qui est celle de notre temps (du côté de la Russie notamment), des similitudes pertinentes à établir avec la situation des années 30 ?
Non.
Trump à la Maison Blanche, abandonnant le rôle historique (et souvent très théorique) de gardien de l’ordre mondial que s’étaient arrogé les États-Unis, et peut-être la démocratie telle qu’on l’y concevait jusque là, ça ouvre quelque chose de complètement nouveau ? Qui vous fait peur ?
Churchill, à la tête d’une puissance déclinante et incapable de vaincre à elle seule un nazisme qui d’après lui devait être écrasé d’urgence, avait dû incliner l’Union Jack devant la bannière étoilée. C’est cette époque-là qui s’achève. Elle peut être symbolisée par le nom d’Hannah Arendt, dont la fibre démocratique était sérieusement tempérée par la peur des masses. La démocratie ne peut s’en trouver que mieux, mais après quels soubresauts ?
Qui d’autre dans l’histoire, plus ou moins récente, a affermi son pouvoir sur son État et son pays avec autant de méthode et d’habileté que Hitler dans les années 1930 ?
Personne.
Vos projets et surtout vos envies pour la suite, François Delpla ?
À part les projets de livres dont j’ai parlé, j’ai une grande faim de débats. La tenue d’un colloque à Munich, en septembre 2026, sur le rôle des services secrets français et allemands entre 1933 et 1945, pourrait être une hirondelle qui égayera mon automne.
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Un entretien vidéo (Régis de Castelnau), pour prolonger l’expérience...
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