Thierry Lentz : "Le 11 septembre a supplanté le choc Kennedy"
Si les Républicains choisissent Goldwater, l'élection de 64 est dans la poche. Trop radical... ce sera un raz-de-marée. Un mandat clair pour la mise en oeuvre de grandes réformes... Les problèmes viendraient plutôt de l'intérieur... Il y a ce conflit ouvert, au Texas, l'État de Johnson - 25 grands électeurs, au passage... À ma gauche, à celle du parti, le sénateur Ralph Yarborough. À ma droite, le gouverneur John Connally, un Démocrate conservateur. Aucune voix ne devra manquer à l'appel. L'unité... Il le faut. Il ira. Il les rencontrera, s'affichera avec eux. Un vendredi, en début d'après-midi. Le 22 novembre 1963. La limousine décapotée avance lentement dans les rues de Dallas. Jackie est là, aux côtés de son époux. Les derniers sourires...
Des coups de feu... On a tiré sur JFK ! Un temps de réaction. Le véhicule roule désormais à tombeau ouvert... L'Amérique est prise d'effroi. On a tiré sur JFK... ! Un choc national. On se tient informé, minute par minute, de l'évolution de la situation. Kennedy est-il toujours en vie ? La fébrilité est extrême, y compris dans les grands médias nationaux. On est en direct... La rumeur circule dans les rédactions. Elle est rapidement confirmée... Le Président vient de mourir. Dans quelques minutes, Jackie sera à bord d'Air Force One, un soutien pour "Lyndon", immédiatement investi à la présidence. Le regard de l'ex-First Lady est hagard, ses vêtements encore maculés du sang de feu son époux... L'image du petit John Jr saluant, du haut de ses trois ans, la dépouille d'un Commander in Chief, son papa, achèvera de faire entrer le clan Kennedy dans la légende, une légende tragique.
Que reste-t-il, cinquante ans après, de la présidence et du mythe Kennedy ? Que sait-on exactement de cet assassinat, l'un des événements les plus commentés, les plus fantasmés, les plus marquants du XXème siècle ? J'ai souhaité interroger Monsieur Thierry Lentz : le directeur de la Fondation Napoléon est l'auteur de nombreux ouvrages, dont L'assassinat de John F. Kennedy : Histoire d'un mystère d'État, qui bénéficiera bientôt d'une nouvelle édition augmentée, chez Nouveau Monde. Une exclusivité Paroles d'Actu. Par Nicolas Roche, alias Phil Defer. EXCLU
ENTRETIEN EXCLUSIF - PAROLES D'ACTU
THIERRY LENTZ
Directeur de la Fondation Napoléon
Auteur de L'assassinat de John F. Kennedy : Histoire d'un mystère d'État
« Le 11 septembre a supplanté
le choc Kennedy »
(Photos fournies par les Éd. Nouveau Monde et Thierry Lentz )
Q : 15/08/13 ; R : 16/08/13
Paroles d'Actu : Bonjour Thierry Lentz. C'était il y a cinquante ans... L'assassinat à Dallas de John Fitzgerald Kennedy, le trente-cinquième président des États-Unis. Un choc considérable... Une émotion planétaire... Quelles images vous viennent à l'esprit, quels sentiments vous habitent lorsque vous envisagez ce 22 novembre 1963 ?
Thierry Lentz : Les images qui viennent immédiatement à l’esprit sont celles de l’attentat lui-même et, quelques jours plus tard, l’assassinat en direct à la télévision du suspect numéro un. Ces images-là, tout le monde les connaît, tout le monde les a vues au moins une fois. Elles ont en outre un rôle central dans ce mystère d’État.
Comme vous le savez, il y avait sur la place Dealey de Dallas, lieu de l’attentat, plusieurs cinéastes amateurs dont un, Abraham Zapruder, a réalisé un film presque parfait. C’est d’ailleurs grâce à ce film que l’on a pu « minuter » les faits… ce qui a beaucoup gêné les enquêteurs, obligés par la suite de justifier qu’un homme armé d’un fusil semi-automatique en mauvais état ait pu faire mouche trois fois en un peu plus de six secondes et que ces trois balles aient provoqué à la fois deux blessures chez Kennedy et une demi-douzaine chez le gouverneur du Texas qui se trouvait placé devant lui dans sa voiture.
Quant à l’assassinat du suspect Oswald, c’est presque une image de thriller : la facilité avec laquelle il est abattu en plein commissariat de police de Dallas ne fait qu’ajouter aux doutes que l’on peut nourrir sur les résultats de la première enquête officielle qui a conclu à deux faits isolés, séparés, presque sans lien entre eux.
PdA : L'énormité de l'événement, les zones d'ombre de la tragédie ont favorisé le développement de nombreux fantasmes, de théories tenaces. On a parlé de la mafia, de la CIA, de Castro, de Johnson... Votre ouvrage, L'assassinat de John F. Kennedy : Histoire d'un mystère d'État est réédité aux éditions Nouveau monde. Pour vous, l'affaire est-elle entendue ? Quelle est votre intime conviction ? Qui - ou qu'est-ce qui - était derrière Oswald ?
T.L. : Je ne suis pas un enquêteur, ni un fanatique des théories conspirationnistes. J’ai tenté sur l’affaire Kennedy une démarche d’historien, fondée sur les documents d’archives, les témoignages et la littérature foisonnante autour de l’affaire. J’ai bien sûr ma petite idée sur ce qui a pu se passer et je l’énonce avec prudence dans ma conclusion.
Ce qui est le plus frappant, toutefois, comme vous le signalez, c’est le nombre de pistes qui ont été ouvertes. Certaines conduisent à des impasses et des théories rocambolesques, d’autres ont de sérieuses racines et même, se croisent de façon très surprenantes. Surtout, deux enquêtes officielles colossales ont été menées : celle de la commission Warren, immédiatement après les faits, et celle d’une commission de la Chambre des Représentants, quinze ans plus tard. Ces deux monuments arrivent à des conclusions assez différentes. Ainsi, si, pour la commission de 1963, Oswald a agi seul, si son assassin Ruby est un illuminé isolé, pour les enquêteurs officiels (j’insiste bien sur ce terme) de la fin des années soixante-dix, il y a eu complot, plusieurs tireurs et des liens entre Oswald et Ruby. Grâce à ces sources primaires, mais aussi aux découvertes de journalistes, avocats, enquêteurs privés et même officiels (je pense au procureur Garrison de la Nouvelle-Orléans), il est possible d’en savoir plus et, sans doute, d’approcher de la vérité.
Mais, encore une fois, n’étant ni justicier, ni policier, mon travail a consisté essentiellement à faire un tri, le plus clair possible, entre tous ces éléments, afin de faire connaître au public francophone quantités d’informations inconnues jusqu’ici. Comme tout historien, j’ai avancé prudemment, décrit, raconté, évalué et conclu.
PdA : Quel bilan dresseriez-vous de la présidence de John Kennedy ? Quel en est l'héritage ?
T.L. : La présidence de Kennedy a deux faces. Sa face contemporaine : elle est ressentie comme radieuse, avec trois années de pouvoir d’un homme beau, jeune et moderne, accompagné d’une belle femme qui lui donna de beaux enfants. Il y a aussi la face « historique » de cette présidence, beaucoup plus sombre, dans laquelle Kennedy apparaît pour ce qu’il était vraiment : un homme double, oscillant entre la grandeur et les petitesses les plus inavouables, cultivant des amitiés mafieuses et faisant preuve d’un cynisme qui fut longtemps ignoré. Et, en toile de fond, l’Amérique des années 1950-1960, violente, raciste, contradictoire. L’affaire Kennedy est un révélateur de tout ceci, une plongée dans la face blanche et noire d’une époque.
PdA : Kennedy... Un patronyme qui n'a jamais cessé de fasciner, tant aujourd'hui qu'il y a cinquante ans. On ne compte plus les émissions, les dossiers qui lui sont consacrés à l'occasion des commémorations de cette année. Il y a le côté "glamour" de cette famille, incontestablement. La force de certaines décisions, de certains discours (la crise des missiles, la « nouvelle frontière », les droits civiques, Berlin, la Lune...). Le traumatisme lié à son assassinat et à celui de son frère Bobby.
Cette fascination n'est-elle pas également, à votre avis, le signe d'une nostalgie du peuple américain au regard d'une époque (le début des années 60) de leadership, de prospérité, marquée en tout cas par un optimisme authentique ? Peu après, il y aura l'enlisement au Vietnam (même si Kennedy a joué un rôle majeur dans cet engagement), le scandale du Watergate. L'émergence de défis, de doutes nouveaux...
T.L. : Je pense que le mythe Kennedy n’a plus la même force qu’il y a ne serait-ce que vingt ans. Les révélations sur les réalités de l’homme, l’ambition effrontée de sa famille, les travers d’un clan ont contribué à tuer la légende, qui ne subsiste plus guère qu’au niveau des « people ». Pendant sa présidence, cependant, JFK a réellement été un espoir pour les progressistes de tous les pays, homme de paix et leader de ce qu’on appelait « le monde libre », par opposition aux dictatures soviétiques et communistes. À l’intérieur, il a engagé la lutte pour les droits civiques, a bénéficié d’une excellente conjoncture, s’est montré (raisonnablement) réformiste. C’est cet espoir-là qui a été brisé à Dallas. La suite n’a fait qu’aviver ces regrets. Ceci étant, il serait faux de croire que Kennedy a voulu profondément changer la donne en tout : il était, comme Obama aujourd’hui, un homme du sérail, un politicien accompli, un grand communicant et un continuateur de la politique américaine.
PdA : Que vous inspirent l'Amérique de 2013, les évolutions qu'elle a connues durant les cinq décennies qui ont suivi la mort de Kennedy ?
T.L. : Le traumatisme de l’assassinat de Kennedy a été immense et mondial. Il a ouvert vingt années de doutes aux États-Unis, doutes que n’ont pas dissipé les affaires postérieures. La reprise en main par les conservateurs a pris du temps et il a fallu attendre Reagan pour que le trouble s’apaise. En cela, l’histoire de l’affaire Kennedy est consubstantielle de celle des États-Unis. Longtemps, les deux « courbes » ont été liées. Ça n’est plus vrai. Le « choc Kennedy » a aujourd’hui été supplanté par un autre : le 11 septembre. Cet événement est une rupture encore plus forte, selon moi, que son assassinat : il a permis l’arrivée au pouvoir et le blanc-seing aux néo-conservateurs, bien plus dangereux que ne l’ont été les successeurs de Kennedy. Leur comportement idéologique, leur ignorance crasse des réalités géopolitiques et sociales, notamment du Moyen-Orient, ont plongé cette région et le monde dans une situation dramatique.
PdA : Quels sont vos projets, Thierry Lentz ?
T.L. : Comme vous le savez, je suis avant tout un spécialiste d’histoire napoléonienne. Après avoir mis à jour la nouvelle édition de mon ouvrage sur l’assassinat de Kennedy, je suis retourné à mes études principales. Je viens de mettre la dernière main à un nouveau livre qui paraîtra en janvier 2014. Il est consacré aux « vingt jours de Fontainebleau », ceux qui précédèrent la première abdication de Napoléon, entre le 31 mars et le 20 avril 1814. C’est, vous le voyez, assez loin de Kennedy. Mais je peux déjà vous dire que cette recherche m’a permis de rectifier certaines légendes sur cet événement. Rendez-vous en janvier.
Le rendez-vous est pris. Merci beaucoup, cher Thierry Lentz, pour vos réponses, passionnantes et généreuses. Merci, également, à Madame Sabine Sportouch, de Nouveau Monde, pour sa précieuse collaboration. Et vous, que vous inspire le mythe Kennedy ? Postez vos réponses - et vos réactions - en commentaire ! Nicolas alias Phil Defer
Vous pouvez retrouver Thierry Lentz...
- Sur Decitre.
- Sur le site des éditions Nouveau Monde, pour l'édition augmentée de son ouvrage sur JFK. (Sortie : le 19 septembre 2013).
- Suivez Paroles d'Actu via Facebook et Twitter... MERCI !
Présentation remaniée : 14/11/13; 13/07/14.