Laurence Abeille : "Les lobbies étouffent le politique"
C'est la lecture d'un article paru dans le magazine Time qui m'a donné envie de réaliser l'entretien suivant. Il y était question de la surmortalité observée depuis plusieurs années chez les abeilles d'Amérique et d'ailleurs, de ce que cela impliquait pour l'environnement, pour l'être humain. Je me suis alors souvenu d'avoir lu, quelques mois plus tôt, un papier dans lequel une élue évoquait ce phénomène inquiétant, son combat pour la cause des petites pollinisatrices. Son nom vous fera sourire, forcément. Allons un peu plus loin... Laurence Abeille est depuis juin 2012 la députée Europe Écologie Les Verts de la sixième circonscription du Val-de-Marne (Fontenay-sous-Bois, Vincennes, Saint-Mandé). Outre le sort des abeilles, sur lequel elle revient pour Paroles d'Actu, plusieurs sujets ont été abordés dans le cadre de notre interview : la participation des écologistes à la majorité et au gouvernement, le poids des lobbies au Parlement, et quelques uns des chevaux de bataille de cette infatigable militante pour les années à venir... Une exclusivité Paroles d'Actu. Par Nicolas Roche, alias Phil Defer. EXCLU
ENTRETIEN EXCLUSIF - PAROLES D'ACTU
LAURENCE ABEILLE
Députée EELV de la sixième circonscription du Val-de-Marne
"Les lobbies étouffent le politique"
(Crédit photo : François Lafite)
Q : 28/08/13
R : 11/10/13
Paroles d'Actu : Bonjour Laurence Abeille. J'aimerais évoquer avec vous la problématique de la surmortalité des abeilles, un phénomène qui vous inquiète. D'abord un rappel, peut-être, pour commencer ? Pourquoi les abeilles sont-elles importantes pour la planète et, peut-être un peu plus égoïstement, dans notre vie de tous les jours ?
Laurence Abeille : Les abeilles sont des « sentinelles de la biodiversité ». Leur présence – ou leur absence – indique l’état écologique du milieu. Mais il ne faut pas nous limiter aux abeilles, ce sont l’ensemble des insectes pollinisateurs qui informent sur l’état de santé d’un écosystème.
Et pour répondre à votre question, les pollinisateurs, par définition, sont essentiels à la pollinisation ! 35% de la production mondiale de nourriture est liée à l’action des pollinisateurs ! Cultures fruitières, cucurbitacées, tomates, poivrons, kiwi, colza, tournesol, oignon, persil, poireaux, luzerne, framboises, cassis, et des dizaines d’autres aliments dépendent en partie ou totalement de l’action des pollinisateurs ! Et ces données sur le rôle des abeilles dans la pollinisation ne proviennent pas de quelques associations environnementalistes qui feraient du catastrophisme, ce sont les données officielles publiées par les agences gouvernementales et internationales, comme l’ANSES ou la FAO.
PdA : Quels sont les chiffres, les données dont vous disposez qui vous permettent d'étayer vos craintes ?
L.A. : Comme je l’ai dit, les doutes sur l’effondrement des colonies ne sont plus permis. Les données existent, elles sont officielles. De plus en plus de colonies d’abeilles ne passent pas l’hiver, avec des pertes massives autour de 30% tous les ans.
PdA : Quelles sont les causes principales de cette situation ?
L.A. : Elles sont également connues. La cause principale : les pesticides, notamment ceux de la gamme des néonicotinoïdes. Plusieurs études ont montré les liens entre utilisation de ces pesticides et mortalité des abeilles. Le phénomène a été clairement étudié : les abeilles peuvent ne pas mourir directement sous l’effet des pesticides, mais ces substances agissent sur leur système de géolocalisation. Elles sont désorientées, ne retrouvent plus leur ruche et meurent d’épuisement par non-retour à la ruche. C’est pourquoi, lorsque ces pesticides sont testés, il convient également de prendre en compte les doses non létales qui ont également un impact sur la mortalité !
D’autres causes sont également à prendre en compte, et notamment le frelon asiatique, espèce exotique invasive, qui fait des carnages dans les colonies d’abeille, ou le varroa, acarien qui parasite les abeilles.
PdA : La Commission Européenne a décidé il y a quelques mois d'une interdiction partielle de trois pesticides dits "néonicotinoïdes", très néfastes pour les abeilles. Quelles sont, aujourd'hui, les recommandations que vous adresseriez aux acteurs concernés ? Je pense aux pouvoirs publics, bien sûr, je pense évidemment aux agriculteurs et aux industriels, je pense aussi à nos lecteurs...
L.A. : Ce moratoire a été salué, et c’est en effet un premier pas important. L’impact des néonicotinoïdes sur les pollinisateurs est ainsi clairement affirmé, et il sera difficile de revenir en arrière sans subir la fronde des apiculteurs, des écologistes et d’une très grande partie des citoyens.
Pourtant, ce moratoire est à prendre avec prudence. Il ne concerne qu’une partie des pesticides systémiques, alors que d’autres substances sont également néfastes aux pollinisateurs. Il ne s’applique que pour deux ans, alors que les substances interdites persistent dans l’environnement pendant plusieurs années et peuvent donc continuer à tuer les abeilles. Surtout, le moratoire ne concerne pas toutes les cultures, ces trois pesticides n’étant interdits que sur certaines cultures !
Bref, ces trois substances et d’autres tout aussi néfastes vont continuer de tuer les abeilles, et si dans deux ans nous ne constatons pas une baisse de la mortalité, les lobbies industriel pourront en conclure que leurs substances n’avaient rien à voir avec la hausse de la mortalité des abeilles !
Il faut donc faire très attention et la vigilance est indispensable pour que dans deux ans, ce moratoire continue et surtout se renforce !
PdA : Quittons les champs, pour parler un peu plus directement de politique... Delphine Batho a perdu son portefeuille de Ministre de l'Écologie, du Développement durable et de l'Énergie début juillet : elle avait publiquement déploré des arbitrages budgétaires défavorables à son ministère et à ses missions. Il y a quelques jours, le gouvernement a timidement remis sur la table les termes de "transition énergétique", de "contribution climat-énergie" (taxe carbone)... Franchement, tout bien pesé, vous sentez-vous toujours à votre place, à votre aise au sein de la majorité ?
L.A. : L’écologie n’a jamais été une voie facile… Mais les idées écologistes progressent, inexorablement. Nous l’oublions souvent, préférant voir ce qui ne va pas. Mais entendre un président de la République, nourri à la croissance productiviste depuis toujours, dire que la France doit diminuer drastiquement sa consommation d’énergie, et donc entrer dans un schéma de décroissance énergétique, c’est une victoire ! Espérons que d’ici quelques années, nos leaders politiques tiennent le même discours sur le PIB et remettent en cause ce dogme de la croissance comme solution à tous nos problèmes. La croissance, on l’attend depuis 40 ans… Et, comme le disait Kenneth E. Boulding, pour croire à une croissance infinie dans un monde aux ressources finies, il faut être soit fou soit économiste…
Mais il est vrai que les écologistes attendent toujours plus, et plus vite, sur la reconquête de la biodiversité, sur les problèmes de santé environnementale comme le diesel, les ondes électromagnétiques, les pesticides, les perturbateurs endocriniens, sur la sortie du nucléaire, sur la réduction du temps de travail, sur les réformes sociétales, sur le développement de l’agriculture biologique. Nous œuvrons surtout pour voir émerger une autre modèle économique, un autre modèle de société qui ne soit pas fondé sur la croissance matérielle, le productivisme, la compétition et la publicité qui créent de fausses envies et de fausses valeurs.
Les écologistes sont à la fois idéalistes et pragmatiques, c’est pour ça qu’ils sont souvent déçus, mais nous savons que nos solutions sont les bonnes, qu’elles sont novatrices et dessinent un avenir meilleur, et c’est pour ça que nous continuerons à nous battre, même si la société et l’économie ont un rythme de changement qui nous paraît trop lent.
PdA : Quels éléments de bilan votre groupe Europe Écologie Les Verts observera-t-il au printemps 2017 pour se considérer satisfait (ou non) de l'action du gouvernement ? Quels résultats fermes, quels chantiers engagés... ?
L.A. : Faire le bilan de fin de législature alors que nous entamons seulement la deuxième année de mandat me paraît un peu précipité…
PdA : Vous siégez à l'Assemblée Nationale depuis juin 2012, en tant qu'élue de la Sixième circonscription du Val-de-Marne. Qu'avez-vous appris de votre expérience de Députée jusqu'ici ?
L.A. : Les forces de blocage, d’inaction, de stagnation sont très puissantes au Parlement et dans le monde politique. Ceux qui veulent que rien ne change, que notre modèle de société n’évolue pas, qui défendent leurs intérêts particuliers, sclérosent la politique et empêchent l’émergence d’idées nouvelles. Ces lobbies, puisque c’est eux dont il s’agit, étouffent le politique et détournent de la prise en compte de l’intérêt général. Et ces lobbies industriels et financiers sont nombreux et ont énormément de moyens pour défendre leur vision du monde, leurs intérêts sectoriels et particuliers.
Depuis que je suis députée, les invitations pleuvent à mon bureau ! Matin, midi, soir, il y a toujours le moyen de se faire inviter par des lobbyistes dans des grands restaurants. Ils savent se faire entendre, et en face de ces puissants lobbies, les associations et les défenseurs de l’intérêt général peinent à trouver leur place. Les pratiques de ces lobbies sont choquantes, il est plus que temps d’y mettre fin ! En tant que parlementaire, je refuse toute invitation, tout cadeau et tout déplacement qui serait payé par des industriels.
PdA : Sur quels sujets, sur quelles causes vous tenant particulièrement à cœur souhaiterez-vous faire entendre votre voix ?
L.A. : Des questions dont on ne parle jamais ou très peu au Parlement : protection des animaux, notamment des animaux de ferme, qui sont élevés dans des conditions horribles et qui sont réduits à de la simple marchandise, en contradiction totale avec nos valeurs humanistes et progressistes ; végétarisme et promotion des protéines végétales, puisque que nous savons qu’il sera impossible de nourrir la planète en prenant comme référence le niveau de consommation de viandes des pays occidentaux ; réforme des institutions avec la mise en place d’une dose de proportionnelle et l’instauration d’un système démocratique plus direct ; une meilleure prise en compte des problématiques de santé-environnementale, beaucoup d’autres sujets, mais je ne vais pas ici me lancer dans un programme politique qui pourrait faire des centaines de pages !
PdA : Quelque chose à ajouter ? Merci infiniment !
L.A. : Merci de m’avoir donnée la parole, et merci de relayer les idées écologistes pour que l’avenir soit meilleur !
Merci à vous, Madame, pour vos réponses. Je remercie également Christophe Castano et Yohan Wayolle, pour leur concours. Et vous, que vous inspirent les propos, les engagements de Laurence Abeille ? Postez vos réponses - et vos réactions - en commentaire ! Nicolas alias Phil Defer
Vous pouvez retrouver Laurence Abeille...
Sur le site de l'Assemblée Nationale ;
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